Rappel de votre demande:
Format de téléchargement: : Texte
Vues 1 à 851 sur 851
Nombre de pages: 851
Notice complète:
Titre : Études / publiées par des Pères de la Compagnie de Jésus
Auteur : Compagnie de Jésus. Auteur du texte
Éditeur : V. Retaux (Paris)
Date d'édition : 1916-07-01
Contributeur : Scorraille, Raoul de (1842-1921). Directeur de publication
Contributeur : Grandmaison, Léonce de (1868-1927). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348593d
Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348593d/date
Type : texte
Type : publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 147389
Description : 01 juillet 1916
Description : 1916/07/01 (A53,T148)-1916/09/30.
Description : Collection numérique : Arts de la marionnette
Description : Collection numérique : Bibliothèques d'Orient
Description : Collection numérique : Yroise, bibliothèque numérique de Brest
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k113721g
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, D-33939
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 97%.
\±aWîs_ v "w
ÉTUDES
REVUE FONDÉE EN l856
PAR/ 3)ES PÈBtEfc DE LA COMPAGNIE DE [JESUS l e)tWrâIsEnT LE 5 ET LE ao DE CHAQUE MOIS ̃
53' ANNÉE. – TOME 148- DE LA COLLECTION
5 JUILLET 1916
1. – NATION DE PROIE Paul Dudon. 5 Il. – AMES NOUVELLES. – III* PARTIE. ENTREZ
DANS LA IOlE LA MOBILISATION. – AU
FRONT. LA PRÉPARATION AU SACRIFICE. Albert Bessièrei 34 III. – LES RÉFECTIONS FRANÇAISES. – LES JAR-
D1NS-VOL1ÈRBS Aimé Loiseau- 54' IV. – CONSOLATRICES. – SCÈNES ACTUELLES,
III* PARTIE igi5 Joseph Guillermin 77 V. IMPRESSIONS DE GUERRE. XXXII. LETTRES
D'UN INTERPRÈTE AUX FORCES DE S. M.
BRITANNIQUE • io5 VI. CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX.
POUR LA MEILLEURE FRANCE PAR LA
GRANDE FAMILLE. Yves de la Brière 117 VII. –REVUE DES LIVRES: Questions sociales H. Le FLoch; Folliet; H. Mculinii. – Ascétisme et Hagiographie Mgr Demimuid. – Questions actuelles J. Labadié; H. Boùrgin; W. Morton Fullerton. i3i VIII. ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS DE JUIN xgx6. i3(>
PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES 18, RUE OUDINOT (VU-)
1916 –
CONDITIONS D'ABONNEMENT
L'abonnement est d'un an ou de six mois, il part des 5 janvier, 5 arril, 6 juillet et 6 octobre.
“ ( Un an a5 fr. I ¥T 1 ( Un an. 3o fr. France Un an 5 fr. Union postale Un au 3o tr. France j | Six o. mois i3 “ fr. | I Union r postale < ( Six “ mois.. 16 fr. Six mois 13 fr. Six mois.. i6 fr. Un numéro i fr. 5o
Chacune des années 1888 à 1896, 2o fr. A partir de 1897, l'année, a6 fr. AVIS IMPORTANTS
I. Les Etudes reprennent, avec cette année, et comptent fermement maintenir, dorénavant. leur périodicité habituelle, bimensuelle.
II. – En conséquence, nous prions instamment nos abonnés d'acquitter mai retard leur abonnement pour 1916, à plus forte raison celui de 1916, s'il* ne l'ont ̃encore fait. La meilleure façon de s'acquitter est d'envoyer un mandat postal à M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, ia, Paris {Vit"). Le Gérant de la Revue étant présentement mobilisé, on voudra bien n'ajouter aucun nom propre au libellé de l'adresse ou du mandat.
III. Nos[ abonnés sont également priés de bien vouloir joindre une bandeadresse au montant de leur souscription et, généralement, à toute réclamation. IV. Le Bureau de l'Administrateur, rue Oudinot, 13, est ouvert chaque 'jour, de a heures àfJi heures.
V. LES RECHERCHES DE SCIENCE RELIGIEUSE ont repris avec le numéro de janvier 1916 leurpublication régulière.
Ceux des abonnés qui ont versé en 191B le montant de leur abonnement sont réabonnés d'office pour igi6 et recevront les Recherches sans frais et sans avis préalable de leur part.
Les autres sont priés de faire tenir le prix de leur abonnement, par mandatposte, avant le 1" janvier 1916, â M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, 11, Paris (VW).
Prix de l'abonnement des Recherches
France 10 fr. Union postale. 12 fr. Pour les abonnés des Etudes
France 8 fr. | Union |postale 10 fr.
PLON-NOURRIT ET CI*, rue Garancière, 8, Paris (VI')
Vient de paraître
LA BELGIQUE LOYALE héroïque ET MALHEUREUSE
Par JOSEPH BOUBÉE
Avec une lettre de M. H. CARTON DE WIART
Dnltort volume in-». Prix. ̃. v s w m 3 tr. »
PAR DÈS PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
Etudhs, 5 juillet 1916. CXLVIII. – 1
ÉLUDES 0-R^VUB FONDÉE EN 1856
TOME 148
PARIS
IMPRIMERIE DE J. DUMOULIN 5, RTOB BEB OBAN»S-&UGUBTIKB, 6
ETUDES REVUE FONDÉE EN 1856
PAR DES^PÈftES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS ~in:0~-
53° ANNÉE.– TOME 148* DE LA COLLECTION JUILLET-AOUT-SEPTEMBRE 1916
PARIS
BU-REAUX DES ETUDES 12, RUE OUDINOT (VH')
IQl6 –
Tous ceux qui combaiieul pour la France ne sont pas à la frontière. Agir sur l'opinion est une tâche aussi indispensable que de mitrailler l'ennemi. Dès les premiers mois de la guerre, M. Rebelliau, avec l'Alliance pour la propagation de la langue française, M. Lavisse, avec ses collègues de la Sorbonne, la Société des conférences et la Revue hebdomadaire, les Amitiés françaises, des chambres de commerce, les Instituts français de Madrid et de Florence, l'Idée française à l'étranger, ont rivalisé de zèle, pour éclairer les neutres sur les causes et la'portée du conflit qui ébranle la vieille Europe. Parmi ces bons ouvriers de la défense nationale, les protestants et les juifs ont voulu avoir leur place; les catholiques ne se sont laissé surpasser par personne. Nos lecteurs savent comment est né et ce qu'a fait le Comité catholique de propagande française à l'étranger.
Dans une conférence du printemps dernier, Mgr Baudrillart, président de ce comité, posait cette question « Quels résultats avons-nous obtenus ? » Et il répondait avec sa sincérité coutumière
Nous avons ému l'opinion.
Nous avons inquiété les Allemands et transformé en défensive leur offensive jusque-là si hardie.
Nous avons amené les catholiques des pays neutres à écouter nos raisons et à nous rendre justice sur plusieurs points.
Cette réponse est aussi exacte que modeste.
La France est loin d'avoir partie gagnée, dans l'opinion. Ce fait, de prime abord surprenant, s'explique par la force invétérée des préjugés à vaincre. II -s'explique aussi par la complexité des questions soulevées, et surtout, peut-être, par la distance énorme où l'effort allemand laisse derrière lui l'effort français. Au vingt-deuxième mois de la guerre, les avocats inlassables du germanisme plaident, dans toutes
NATION DE PROIE
les langues, chez tous les neutres, avec une ardeur, une méthode, une persévérance dignes des colonnes d'assaut commandées par Mackensen ou le kronprinz. Il faut donc que les Français sachent eux aussi recommencer les démonstrations vingt fois faites.
Il y a un an, je signalais à nos lecteurs la faveur imméritée dont jouissait, auprès des Espagnols germanophiles, le livre du prince de Biiîow sur la Politique allemande. Une récente traduction de l'Allemagne et la Prochaine Guerre, parue par les soins de la librairie Gili, de Barcelone, bénéficie des mêmes sympathies'. Par la presse catholique de la Péninsule, la lecture de ces deux œuvres est également recommandée. Le volume du général de Bernhardi est plein d'intérêt, dit-on; il a une valeur de premier ordre; rien n'y manque, ni la clarté du jugement, ni l'acuité de la perception, ni la prédiction merveilleuse des événements réalisés par de longs mois de guerre, ni même, parait-il, la limpidité diaphane du style. A cette réclame, nulle réserve. Et elle s'étale en bonne place; comme s'il s'agissait de livres écrits en l'honneur de l'immortel Cervantes ou du vénérable P. Alphonse Rodriguez, deux écrivains dont l'Espagne fêtera cette année le centenaire.
Il n'est pas question de décider si l'Allemagne nous offre des leçons à prendre, des qualités à applaudir. La justice est due même aux ennemis. Les Études ont toujours fait, dans la matière, les distinctions indispensables. Personne donc ne saurait se méprendre sur ma pensée, à moins de le vouloir. Mais il est une Allemagne politique et conquérante, dont l'admiration est interdite à tout homme de cœur. Persister, après les événements tragiques de la présente guerre, à diviniser cette Allemagne est un phénomène d'aveuglement. Il faut entrer dans le temple de l'idole, une torche à la main, afin de révéler aux adorateurs devant quoi ils brûlent leur encens. Le dieu dont ils voudraient faire le roi du monde est un oiseau de proie.
t. Alemania y la Proxima Guerra. Barcelone, Guatavo Gili, igi6. Le volume de Bernhardi a paru en français, chez l'éditeur G. Payot, sous ce titre l'Allemagne et la Prochaine Guerre (paru en 191 3); préface du colonel F. Feyler, Lausanne et Paris, igi6s Prix 5 francs.
Il est bien loin, le temps où Herder qualifiait l'amour de la patrie de « passion antinaturelle », de barbarie indigne d'un peuple civilisé », ajoutant que « de toutes les espèces d'orgueil, l'orgueil national est le plus insensé ».
Depuis cent ans, une autre pensée a commencé d'habiter chez les peuples divers de l'Allemagne. Tous aujourd'hui reprendraient en chœur les apostrophes enflammées d'Henri de Treitschke, dans son discours pour le cinquantenaire de Leipzig
Vous qui habitez les rivages où les phares de Lubeck et les blancs rochers d'Arconne annoncent au marin qui revient d'un long voyage la terre de la patrie; vous que venez des Alpes helvétiques qui se mirent dans le grand lac Souabe; vous dont le berceau est le gris Palatinat qui domine le Rhin; vous tous, de quelque race, de quelque canton que vous veniez, joignez-vous à moi pour crier Vive l'Allemagne 1
En ce temps-là, l'unité allemande n'était qu'un rêve; il n'y avait ni législation, ni diplomatie, ni pavillon allemands. Treitschke ne se contentait pas d'en pleurer. En plein pays saxon, il prêchait la mission providentielle des successeurs de Frédéric II; il disait « Ce que je veux, c'est une Allemagne monarchique, sous les Hohenzollern. » A Leipzig, à Fribourg, à Kiel, à Heidelberg, il souffla, pendant dix ans, un enthousiaste nationalisme au cœur des étudiants groupés autour de sa chaire. En 1870, son lyrisme s'exhala dans l'Ode de l'Aigle noir. Un tel apôtre de la prussianisation de l'Allemagne méritait bien qu'un comité, présidé par Bismarck, lui dressât une statue à l'université de Berlin. Mais combien d'autres historiens, sans partager cet honneur, ont servi la causedePrusseavecuneégaleconvictionlNiebuhr.Dahlmann, Ranke, Gervinus, Droysen, Giesebrecht, Sybel, Mommsen tous les grands noms des études historiques ont voué au glaive des Hohenzollern le même culte fervent. La troupe disciplinée de leurs élèves n'a cessé de former à cette religion presque toute l'Allemagne qui lit. Des universités fameuses jusqu'aux plus humbles villages, la même doctrine a retenti, a pénétré, s'est imposée comme un axiome.
S??a .̃̃•••
Par la prospérité croissante que quarante années d'unité ont donné à toute la vie de l'Empire, la vérité de l'axiome est devenue une vérité d'expérience.
On a souri que le général de Bernhardi ait osé d'écrire en toutes lettres
Les Germains sont les plus essentiels représentants de toute civilisation moderne. Dès leur entrée dans l'histoire, ils se sont montrés comme le peuple civilisé par excellence'.
Aucun autre peuple n'est aussi capable de synthétiser les éléments de la civilisation, de se les approprier, de continuer à les façonner selon son génie propre et de rendre à l'humanité des trésors plus riches que ceux qu'il en a reçus. C'est, précisément, cette capacité qui paraft prédestiner le peuple allemand au rôle de conducteur spirituel a. Notre importance dominatrice en tant que peuple civilisateur éclateà tous les yeux. Nous avons reconnu en nous un facteur aussi puissant que nécessaire du développement de l'humanité. Cette certitude nous fait un devoir d'étendre le plus loin possible l'action de notre influence3. En prononçant de telles paroles, Bernhardi ne prétend pas le moins du monde ouvrir l'esprit de ses compatriotes à des clartés nouvelles. Il ne fait que répéter, à sa manière, ce que la plupart des sujets de Guillaume II pensent comme lui. Ces gens ne doutent pas que l'Allemagne soit faite pour gouverner le monde et que les seuls obstacles qu'elle puisse rencontrer viennent uniquement de la jalousie qu'éprouvent les autres nations, à cause de son excellence même.
Sur cet impérialisme de son pays, le général de Bernhardi s'explique longuement dans l'Allemagne et la Prochaine Guerre. Il ne dissimule pas que la tâche est rude; mais il affirme qu'elle est nécessaire l'empire bismarckien est acculé à ce dilemme puissance mondiale ou décadence. D'où vient ce destin inéluctable? Le voici
L'Allemagne actuelle n'est plus, géographiquement parlant, qu'un: torse tronqué de l'ancien Empire. Elle n'a plusses limites naturelles la source et l'embouchure du plus allemand des fleuves, de ce Rhinsi souvent chanté, sont en dehors de sa sphère d'action. Vers la frontière orientale, où, au cours des luttes séculaires avec les Slaves, se t. Noire avenir, p. n.
a. L'Allemagne el la Prochaine Guerre, p. 68, 69.
3. La Guerre d'aujourd'hui, p. zviit.
forma le noyau de la puissance allemande. les flots du slavisme s'élancent avec une force toujours plus grande contre la côte germanique, qui semble avoir perdu l'héroïque vigueur de jadis. [D'autre part], l'excédent de la population de l'Empire, déversé pendant de longs siècles sur des contrées lointaines, s'est trouvé perdu pour notre patrie, absorbé et assimilé qu'il fut par des peuples étrangers. [Enfin] l'Empire ne possède aujourd'hui encore aucun territoire colonisable, où il puisse procurer à sa population croissante un travail rémunérateur et une existence viaimciii allemande.
Cet état de choses ne peut aucunement convenir à une puissante nation et ne correspond ni à la grandeur de l'Allemagne ni à sa situation intellectuelle et morale.
Autrefois, il est vrai, alors que les Allemands s'étaient habitués, pendant de longs siècles de honte, à ne jouer aucun rôle politique, une telle prétention pouvait rester étrangère à la majorité des citoyens. La meilleure et la plus noble partie de notre peuple pense et sent aujourd'hui autrement. D'un côté, nous accordons à l'esprit allemand, pour l'ensemble de la civilisation, une importance encore plus grande qu'autrefois, parce que nous devons prendre en considération le développement grandiose de l'Allemagne au dix-neuvième siècle. D'un autre côté [l'expérience] nous a appris que la suprématie de la pensée allemande ne peut être propagée que sur les ailes de la puissance politique et que nous ne pourrons accomplir notre mission historique que si nous agissons conformément à cette conviction'.
Au fond de ces déclarations catégoriques s'agitent les trois passions redoutables qui troublent l'humanité un orgueil brutal, une ardente ambition, une âpre convoitise. Le « grandiose développement » que l'Allemagne s'est donné depuis un demi-siècle a fait monter à sa "tête toutes les fumées de la superbe; les rêves de puissance se sont multipliés à mesure qu'ils se réalisaient; les désirs de lucre ont grandi avec la richesse que la force a traînée après elle. Ayant connu tous les enivrements, l'Allemagne ne veut plus lâcher la coupe. Il faut sans quoi elle subirait la honte d'une déchéance que, chaque jour, la coupe élargisse ses bords et s'emplisse d'un breuvage plus exquis. Quel nectar et quelles lampées seront jamais dignes de ceux qui sont les dieux de la terre ?
Il semblerait qu'en « regardant vers les anciennes frontières », Bernhardi a plutôt des regrets que des desseins. Mais ce n'est là qu'une apparence.
i. L'Allanagnt et la Prochaine Guerre, p. 71-73.
Le général connaît la carte démographique de la Pologne prussienne, destinée à faire toucher du doigt le péril slave qui menace les Teutons de l'Est. Il sait que le principe de l'expropriation d'office, voté en 1908 par le Reichstag, sous le principat de M. de Bülow, installe chaque année, de force, sur la zone réputée dangereuse, un contingent germain sur qui l'avant-guerre d'aujourd'hui appuiera la guerre de demain avec la Russie. il a lu, comme tous les Allemands, l'esquisse du futur traité de Riga, tracée par Tannenberg. § 1. La Russie cède aooooo kilomètres carrés en Lithuanie et dans les provinces baltiques.
§ 3. La Russie consent à la création d'un nouveau royaume de Pologne, auquel elle cédera la portion qu'elle possède du bassin de la Vistule.
§ 9. La Russie fait cession de la Finlande (Viborg excepté) à la Suède*. 1. Au lieu de s'aventurer dans ces précisions compromettantes, Bernhardi préfère confesser qu'il ignore si les moyens pacifiques suffiront à contenir le flot montant du slavisme. Mais, à travers les incertitudes du présent, il entrevoit le jour où, dans les Marches de l'Est, la Prusse devra trancher, l'épée à la main, la question de prépondérance qui, depuis des siècles, la divise d'avec la Russie 2.
Quant à la France, « il faut l'abattre de telle sorte qu'elle ne puisse jamais plus barrer le chemin » c'est « la première condition, la condition indispensable d'une saine politique allemande3 ». Or, peut-on imaginer un général allemand parlant de mettre la France à terre, autrement que pour la dépecer de nouveau? En 1870, avant même que la guerre fût finie, Henri de Treitschke publia un écrit intitulé Ce que nous demanderons à fa France; en des pages minutieuses, il énumérait les villes et les villages de la Lorraine et de l'Alsace, pour montrer que chacun d'eux était, de droit, allemand. Sans être historien de carrière comme Treitschke, Bernhardi, son admirateur, serait capable d'entreprendre un pareil travail, si, par aventure, la guerre actuelle tournait mal pour notre pays. Et la besogne serait facile. Les pangermanistes 1. La Plus Grande Allemagne, p. i 1 6-3 1 8.
a. L'Allemagne el la Prochaine Guerre, p. 73. – 3. nid., p. to3.
l'ont commencée, il y a longtemps; ils ont disserté, ils ont fait'des cartes. Tannenberg a même pris la peine de rédiger par avance les clauses du traité par lequel la France, à Bruxelles, contresignera sa défaite.
§ i. La France cède à l'Allemagne les départements suivants les Vosges avec Épinal Moselle et Meurthe avec Nancy et Lunéville; Meuse avec la ville de Verdun et les Ardennes avec Sedan; en tout 17 n4 kilomètres carrés. Cette nouvelle province reçoit le nom de Franconie occidentale. Elle aura Nancy pour chef-lieu et sera résidence des autorités supérieures, du nouveau corps d'armée et d'une université. Les chefs-lieux de district seront pour le Nord, Verdun sur la Meuse; pour le Sud, Épinal sur la Moselle. La nouvelle frontière occidentale sera formée par la ligne de partage des eaux entre la Meuse et les affluents de la rive droite de la Seine.
§ 3. La France déclare être d'accord, quant à l'entrée de la Hollande et de la Belgique dans l'Empire allemand. Ainsi sera presque rétablie dans l'Ouest la frontière de l'Empire au temps de Charles-Quint. § 7. La France déclare adhérer à l'entrée du Luxembourg et de la Suisse dans l'empire allemand.
§ 10. La France renonce à ses colonies, à l'exception de l'Algérie, en faveur de la Grande Allemagne'.
Bernhardi est plus circonspect dans ses calculs du butin de guerre. Il se contente d'observer que les traités conclus au début du dix-neuvième siècle et notamment celui qui concerne la neutralité de la Belgique ne sauraient être maintenus*; qu'il convient de ranger, par la persuasion s'il est possible, la Suisse, la Hollande et la Belgique dans l'orbite politique et militaire de l'Allemagne 3; qu'en cas de guerre avec la France, il ne faudra pas négliger d'avantager l'Italie4; et enfin que la France elle-même doit être abattue 6. Ce mot, si bref, mais si expressif, doit avoir, dans l'esprit du général, nn sens très précis. Lequel Le même apparemment qui s'étale dans le paragraphe final de certaine note de l'étatmajor allemand, en date du 19 mars igi3
Si l'ennemi nous attaque, ou si nous venons à le dompter, nous ferons comme nos frères d'armes d'il y a cent ans. L'aigle provoqué prendra son vol, saisira l'ennemi dans ses serres acérées et le rendra 1. La Pllu Grande Allemagne, p. 3o5, 3o6, 3i3.
a. L'Allemagne et la Prochaine Guerre, p. 107. 3. Ibid., p. 107. 4. Ibid., p. 85.. 6. Zbid., p. 104.
inoffensif. Nous nous souviendrons alors que les provinces de l'ancien empire allemand (comté de Bourgogne et une belle part de la Lorraine) sont encore aux mains de la France; que des milliers de frères allemands, dans les provinces baltiques, gémissent sous le joug slave. C'est une question nationale de rendre à l'Allemagne ce qu'elle a possédé autrefois,
Le 5 avril 1916, au Reichstag; le-chancelier de l'Empire a protesté contre ce « besoin maladif » d'exciter les peuples contre l'Allemagne, qui se traduit en « racontars fantaisistes » propagés par les Alliés.
Le livre de Tannenberg, les cartes et les tracts publiés à foison par Y Alldeutscher Verband, la note du ig mars 1913 sont-ils des faux lancés par quelque audacieuse agence de Paris ou de Londres? Hier encore (première semaine de mai), quelles paroles prononçait à Cologne le baron de Rheinbaben, gouverneur de la Prusse rhénane ?.
Les régions que nos combattants tiennent solidement en Flandre et en France correspondent presque exactement aux anciennes frontières de l'Empire. Jadis, pendant des siècles, elles furent allemandes, jusqu'au moment où la faiblesse de l'Empire permit de nous les arracher. Que signifient ces doléances, sinon qu'il y a, dans la cervelle de l'Allemand conscient, un cauchemar douloureux, celui d'un irrédentisme germanique auquel le glaive puissant des.Hohenzollern doit un jour mettre fin? Bùlow et Bernhardi s'en taisent plus qu'ils n'en parlent, mais ils en rêvent, autant que Tannenberg, Frymann et autres enfants perdus du pangermanisme. Au surplus, qu'on réfléchisse au mépris profond que professe le général de Bernhardi pour l'arbitrage international, l'équilibre européen et le principe de non-intervention Ces mots sont usés, mensongers, funestes à leur place, il faut dresser hardiment la devise- des peuples prédestinés le droit a pour origine et pour mesure la force.
Là où un peuple qui se développe ne peut acquérir, de races non civilisées, un territoire à coloniser, et lorsqu'il faut conserver à l'Etat un surplus de population qu'il ne peut plus nourrir, il ne reste rien d'autre 1. Liore jaune français, p. il.
a. L'Allemagne et (a Prochaine Guerre, p. 23, 106-109.
Mais, à défaut des provinces baltiques ou de nos Marches de l'Est, l'Allemagne ne convoiterait-elle pas, par-delà les mers, des terres lointaines ? P
La réponse n'est pas douteuse, quand on prête l'oreille aux propos pangermanistes. Leurs vues d'avenir ont dans Tannenberg un interprète notoire. Voici le raisonnement de cet Allemand hardi jusqu'à l'indiscrétion.
Depuis i883, où elle a commencé ses opérations coloniales, l'Allemagne n'a su acquérir qu'un domaine ridicule. La Nouvelle-Guinée et les îles de la mer du Sud, Togo, Cameroun, Sud-Oùest-Africain, Est-Africain et Kiao-Tchéou forment un territoire de 2597180 kilomètres carrés, comptant environ 1. L'Allemagne et la Prochaine Guerre, p. i4-i5.
_^x `~
à faire qu'à se procurer par la guerre le territoire nécessaire. Ici le droit n'est plus à celui qui possède, mais à celui qui reste vainqueur. La force est en même temps le droit le plus haut, et la lutte pour le droit se tranche par « l'étalon du droit », c'est-à-dire par la guerre, qui tranche toujours juste, biologiquement, parce que ses arrêts dérivent de la nature même des choses.
Selon cette conception du droit international, quelle barrière demeure sûre entre les peuples ? La paix européenne n'a plus qu'une garantie la sujétion de tous à la volonté du plus fort. Si ce n'est point là une philosophie politique à l'usage des ravisseurs de royaumes, ces derniers mots n'ont plus de sens. Et si cette philosophie est celle de Bernhardi, comme elle l'est incontestablement, que nous importe la profession qu'il fait de ne point vouloir, pour son pays, « des acquisitions territoriales en Europe. dans les circonstances actuelles »? P Cette déclaration n'est pas dictée par le respect d'autrui, mais par le calcul de l'intérêt propre. Bernhardi n'estime pas encore venu le moment de réduire à merci, à coups de canon, la Franèe, la Russie, si inférieures qu'elles soient à l'Allemagne. C'est une question d'heure, non de principe. Et par là même, nous voici ramenés à la religion de la force, la seule que professent les nations de proie.
12 1 16000 habitants. La France possède huit fois plus, et l'Angleterre trois fois plus que la France. Heureusement, le partage de la terre n'est pas définitif. L'Espagne, le Portugal, le savent par une humiliante expérience. L'Angleterre et la France l'apprendront à leur tour. En i885, Bismarck n'était capable que d'une politique sénile; en 1901, Guillaume Il n'a pas su profiter de la guerre des Boers. Mais les temps ont marché. L'Allemagne connaît mieux sa force et ses intérêts elle a 65 millions d'habitants, tandis que la France en compte 3g et l'Angleterre 42 elle fait un commerce de i4 milliards, alors que l'Angleterre chiffre le sien par 21 milliards et la France par 9 milliards. Cette disproportion ne peut durer. « Il faut que nous ayons ces colonies, nous les aurons. Que ce soit aux dépens de l'Angleterre ou aux dépens de la France, ce n'est qu'une question de puissance et peut-être aussi, un peu, de hasard1. » Et Tannenberg établit la carte prochaine de l'Allemagne coloniale
Relier à l'Est-Africain, au Cameroun et au Sud-Est-Africain, l'Angola et l'État du Congo. A cela viendrait s'ajouter, comme territoire de jonction, le Congo français, ce qui ferait une étendue de 7500000 kilomètres carrés. Ce serait un empire pareil à l'un des cinq que possède l'Angleterre; le premier pas du peuple allemand, pour obtenir enfin la situation qui lui revient de droit, d'après son importance, dans le conseil des nations 2.
La Grande-Bretagne a fait de belles choses en Égypte. Les Allemands en feront de plus belles en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Syrie, en Arabie. Les Turcs ne possèdent tous ces pays que de nom. L'Allemagne, d'ailleurs, est dans les meilleures relations avec la Turquie et ne demande qu'à les continuer.
Ce deuxième empire colonial offre l'avantage de permettre aux Allemands d'y vivre en agriculteurs. et en outre d'avoir, pour l'Empire, une situation analogue à celle de l'Algérie pour la- France3." Dans le voisinage de l'Inde anglaise, se trouve l'Insulinde. Elle appartient aux Hollandais. Mais les Hollandais ne sontils pas de race allemande? « Des hommes politiques clairi. La Plus Grande Allemagne, p. 26a, 263, 273, 276, 378, 281.
.2. nid., p. 281, 282. 3. Ibid., p. 287.
voyants, dans les Pays-Bas, réclament l'union de la Hollande à l'Empire allemand; ils se rendent bien compte que la Hollande, avec ses cinq millions d'habitants, est trop faible pour défendre un empire colonial1. »
La liquidation de la Chine est une question trop embrouillée, pour définir, dès maintenant, quelle part en pourra revenir à l'Allemagne. La position prise à Kiao-Tchéou permet d'attendre les événements.
En Amérique, les voies sont ouvertes aux annexions. Si l'Allemagne a sottement laissé échapper l'occasion d'occuper Cuba, elle a dans les pays situés au sud de l'Amérique cinq cent mille pionniers qui lui préparent une magnifique conquête; « une colonie agricole analogue à celle que l'Angleterre possède au Canada, à celle que les Américains ont fondée aux États-Unis, à celle que la Russie a établie au sud de la Sibérie 2 ».
Les perspectives que trace Bernhardi sont moins grandioses. Il compte sur « la débâcle politique et financière du Portugal pour annexer à l'Empire tout ou partie de l'Afrique portugaise. Sans sortir de l'Afrique, il prévoit d'autres éventualités, et qui seraient la conséquence d'une guerre européenne victorieuse. Sans s'expliquer plus nettement, il observe qu'il se trouve « justement dans le centre de l'Afrique des territoires considérables très propres à l'établissement de paysans et d'éleveurs et où une partie de la surpopulation germanique pourrait s'écouler3 ». Les conclusions expresses du général ne vont pas plus loin. Mais qui croira qu'un tel homme ignore l'histoire du chemin de fer de Bagdad, et sa portée; les conditions de l'émigration allemande au Brésil et dans l'Uruguay? Au reste, les principes d'où Bernhardi dérive la politique coloniale qui convient à son pays, sont les mêmes que ceux de Tannenberg. Bien qu'il n'étale pas de graphiques parlants, ni de statistiques détaillées, il est blessé, comme Tannenberg, de voir la prospérité des nations rivales; celle de I. La Plua Grande Allemagne, p. 287.
a. Ibid., p. 288, 393, 394.
3. L'Allemagne et la Prochaine Gaerre, p. io4, io5.
la France surtout l'humilie, « Le vaincu de 1870 », dit-il, le peuple épuisé de sève vitale et sans direction politique fixe, a fondé le second empire colonial du monde; mieux encore, il a fait reculer, dans l'affaire du Maroc, les prétentions du « vainqueur de Gravelotte et de Sedan ». C'en est trop. Une nation aussi riche en enfants, aussi civilisée et aussi puissante que l'Allemagne, a droit à une autre part dans la domination du monde. C'est d'ailleurs une nécessité économique ni le bien-être des travailleurs, ni l'arrivage des matières premières, ni les marchés au dehors ne peuvent être assurés, sans un empire colonial grandissant. « Dorénavant, l'importance de l'Allemagne dépendra du rapport suivant combien de millions d'hommes parlent allemand sur le globe et combien d'entre eux appartiennent à l'Empire ou lui sont annexés1? »
Or, pour augmenter le nombre de ces derniers, il faut se résoudre à la lutte. Tout ce que l'Allemagne veut gagner de plus, elle doit le conquérir. Depuis des années, elle soutient le combat sur le terrain commercial, industriel, militaire, diplomatique, partout où se heurtent les intérêts. Mais cette concurrence pacifique ne saurait se prolonger indéfiniment. L'Allemagne n'a jusqu'ici conservé la paix qu'au prix de son prestige. L'équilibre gardé n'est qu'apparent. Il est dans la logique inexorable de l'histoire que la tension des forces contraires éclate en un conflit sanglant. Le prochain choc des nations mettra en jeu l'existence même de l'Allemagne, conclut Bernhardi; et « il faut avoir le courage de rechercher, par tous les moyens, une augmentation de puissance proportionnelle à nos prétentions, même au risque d'une guerre contre des adversaires supérieurs en nombre* ». « Le maintien de la paix ne peut et ne doit jamais être le but de la politique ». Sans doute, dans ses Pensées et Souvenirs, Bismarck a dit « On ne peut assumer la responsabilité des guerres victorieuses que lorsqu'elles sont imposées et qu'il est impossible de lire dans les vues de la Providence, de telle façon qu'on puisse empiéter de soi-même sur l'évolution historique. » La portée d'une pareille maxime est 1. Op. cit., p. 74, 76, 78, 79.
a. Ibid., p. 79, loi, p. io3.
1 «~ -Z r~ ~~i, L
difficile à définir. Et puis on peut se demander si le chancelier de fer ne cherchait pas là une justification après coup de sa politique. En tout cas, « il est hors de doute que l'Etat a le devoir, suivant les circonstances, de se servir de la guerre, comme d'un moyen politique ».
La puissance que postule l'Etat par son excellence même, la loi de son développement normal sont des critères souverains. En face de questions pareilles, le recul devant l'adversaire est un préjudice causé à la nation pour un avenir indéterminé. Plutôt que de courir un tel risque, mieux vaut se décider à la guerre. La résolution bien arrêtée d'y recourir intimide souvent l'ennemi. Cette résolution doit s'affirmer très nette, car « des pourparlers sans armes, dit le Grand Frédéric, sontcomme une musique sans instruments ». Si la menace ne suffit pas, « il faut ouvrir le bal ». La politique l'exige d'une façon absolue. « Le droit à la guerre devient alors le devoir national de faire la guerre2. » Il n'y a plus qu'à guetter les circonstances favorables.
La guerre est terrible, qui ne le sait? Luther la compare à une opération chirurgicale. Ce qui ne l'empêche pas de conclure sagement Il suffit de regarder avec des yeux virils le fonctionnement du glaive, pour voir qu'elle est divine en soi et aussi nécessaire au monde que la fonction de manger et de boire. »
Il est vrai qu'à guerroyer on court des risques. Mais qui ne risque rien n'a rien, et les gouvernements ne devraient jamais oublier la parole de Schiller
Ce qu'une minute a fait perdre
Aucune éternité ne saurait le rendre.
Aussi « l'homme d'État qui n'ose prendre sur lui la responsabilité d'une décision courageuse et sacrifie les espérances de l'avenir au bèsoin de paix du présent, cet hommelà ne saurait trouver grâce devant le tribunal de l'histoire3». Telles sont les réflexions maîtresses que suggère à Bernhardi la pensée de la guerre future. On le voit, une image Op. cil., p. 3j, 33, 48.
a. Ibid., p. 46, 47- – 3. Ibid., p. 5o, 48. •
On objectera que dans les leçons réalistes de ce professeur d'énergie, les alinéas ne manquent pas en l'honneur de la morale.
C'est vrai.
Si Bernhardi parle des méfaits de la paix, c'est parce qu'elle favorise l'intrigue, l'amour de l'argent, le goût du plaisir, toutes les formes de l'égoïsme. S'il exalte la guerre, c'est parce qu'elle apprend la vanité des biens de ce monde, excite les plus nobles sentiments de l'âme humaine et crée les grandes époques historiques'. 1
Le général moraliste ne dédaigne même pas de discuter l'objection que pouvait fournir contre la guerre le grand précepte chrétien de la charité2.
Quelque déterminé qu'il soità prôner le droit à la guerre, il veut qu'on la déclare en connaissance de cause, après une exacte pondération des avantages et des dangers, en rapport avec les intérêts permanents et les fins essentielles de l'État. Il parle d'une morale de l'État. Il proteste que la différence entre la morale individuelle et la morale politique n'est pas aussi profonde que certains l'imaginent.
Le principe que la fin justifie les moyens lui paraît aussi détestable pour les nations que pour les individus. Pour lui; comme pour Treitschke dont il emprunte les paroles, « la Op. cit., p. ig, ao, 30
>. Ibid., p. 2 1.
domine toutes ses perspectives la force. Et si dans l'estimation des profits, il est, moins que Tannenberg ou d'autres, joyeusement prolixe, ce n'est point qu'il s'abstienne de les escompter, ou qu'il les méprise; mais il n'aime point hasarder des conjectures que les événements pourraient démentir, et la tenue professorale, qu'exigent de lui son public et sa fonction, lui interdit le bas langage d'un prometteur de dépouilles. Au fond, sa politique coloniale et sa politique continentale se tiennent; toutes deux sont dictées par le souci de fournir aux appétits dévorants de l'Allemagne la proie qui les rassasie.
morale de l'État est conditionnée par son essence même »> qui est la puissance; non une puissance matérielle à but égoïste ainsi que la concevait Machiavel, mais « une puissance qui doit protéger et faire prospérer les biens supérieurs1 ». Aux yeux de ce patriote, Goethe en face de Napoléon, Goethe « prophète de la vérité, architecte d 'œuvres impérissables qui nous font croire à la présence du divin dans l'homme » apparaît comme la personnification même du génie allemand. Et si l'Allemagne est prédestinée à prendre la conduite de l'humanité, c'est parce qu'elle est capable, mieux qu'aucun autre peuple, de « synthétiser tous les éléments de la civilisation ». L'Angleterre a fait beaucoup pour le progrès. Mais elle manque d'idéalisme. Autre est la patrie de Kant. Elle prétend actionner le monde, non pas seulement par ses industriels, ses professeurs, ses écrivains, mais aussi par sa vie spirituelle et morale.
L'hégémonie politique est subordonnée à des facteurs moraux de même la puissance militaire. Les gros bataillons, les engins perfectionnés ne sont pas tout, ni le principal. La personnalité d'un chef, l'abnégation et l'ardeur patriotiques des troupes importent par-dessus tout. Et c'est pourquoi un gouvernement digne de ce nom doit entraîner la jeunesse au travail, la préserver, surtout dans les grandes villes, de l'alcoolisme et du plaisir. La caserne doit être éducatrice des plus nobles vertus. Dès l'école primaire même, le souci d'inculquer aux enfants le patriotisme, de former leur conscience et leur piété devraient être autrement marqués qu'ils ne le sont en Prusse. A notre époque de progrès matériels, on est fort exposé à mettre sa confiance dans un machinisme perfectionné les merveilles accomplies dans l'industrie donnent cette tentation. En dernière analyse, ce sont toujours les hommes, et non les instruments qu'ils emploient, qui détiennent les forces victorieuses. C'est la valeur intellectuelle et morale des âmes, qui est le principal facteur de la puissance militaire et de la grandeur d'un peuple2.
Les éléments spirituels épars dans le copieux volume de Bernhardi peuvent se réduire à cette substantifique moelle. Et i. Op. cit., p. I7, bi, 43, 25i.
a. Ibid.jtp. 60, 65, 69, 75, in, n5, gai, aSp, a_6a, a55, a5e.
il n'en est pas un atome, semble-t-il, qui ne témoigne de l'élévation d'idées de l'écrivain.
L'objection n'est pas, tant s'en faut, aussi gênante qu'il semblerait.
Tout d'abord, notre moraliste n'est pas tellement sûr qu'en morale politique la fin, du moins quelquefois, ne justifie pas les moyens. Et ceci ne laisse pas d'être inquiétant, puisque Bernhardi est compatriote de Bismarck et qu'il l'admire fort. Le général fait de la puissance de l'État le critère suprême de la politique. Sans doute, sa conception n'est pas purement matérialiste. Il estime et il a soin de répéter que la mission de l'État est de porter à leur plus haut point les forces intellectuelles et morales d'un peuple, et de contribuer par leur action au progrès général de l'humanité. Mais il soutient aussi, et avec beaucoup plus de force, cette thèse que l'influence d'une nation dans le monde a pour indispensable condition sa puissance politique. Et c'est ici que le danger d'un quiproquo, d'une substitution, est la fois facile et redoutable. L'histoire le dit avec une clarté fulgurante. Combien de fois est-il advenu que l'accroissement de la puissance politique a été pour les chefs d'État une fin en soi. Qu'ont voulu la plupart des ravageurs de provinces, sinon assouvir leur soif de gloire, ou donner à leur pays plus de prestige et de richesse? « La grandeur de toute véritable politique, écrit le général de Bernhardi, consiste justement en ce qu'elle reconnaît l'évolution naturelle des choses, pèse à leur juste valeur les forces en action, les utilise dans son intérêt propre et ne recule pas devant les conflits que les circonstances ont rendu inévitables, mais au contraire y met fin par la guerre, lorsqu'une situation favorable laisse .espérer une heureuse solutiont. » Bismarck signerait ces lignes. Il est clair d'ailleurs que Bernhardi, en les traçant, a pensé au chancelier de fer. Elles n'en sont que plus discutables. La violence y trouve trop facilement sa justification, car leur amoralisme est l'évidence même. Pour être habile et fort, il n'est pas nécessaire d'être un honnête homme.
i. Op. cit., p. ià.
C'est d'autant moins nécessaire que le droit est quelque chose de variable. « Entre particuliers, le duel exprime seul parfois la conscience du droit. » A plus forte raison « un droit international universel est-il impossible ». Et en voici la raison « Chaque peuple tire de lui-même ses notions juridiques chacun a ses aspirations et son idéal particulier, qui répondent avec une certaine nécessité à son caractère et à son histoire. Ces conceptions différentes portent en ellesmêmes leur justification et peuvent entrer en conflit avec celles d'autres peuples, sans qu'on puisse dire où est le droit. Il n'y a jamais eu de droit universel, il ne peut y en avoir1. »
Comment ce soldat allemand pourrait-il dévoiler mieux le fond de son âme violente? Quand Auguste Comte proposait de rayer le mot droit, du langage politique (aussi bien que celui de cause du langage philosophique), il en donnait des raisons fausses, mais d'ordre métaphysique et il prétendait mieux préparer cet « état final » du monde « qui n'admet que des devoirs d'après des fonctions ». Bernhardi n'a point d'illusions si généreuses. Il calcule les exigences du « caractère » particulier de sa race et pour leur ouvrir toute large la barrière, il invoque les variations de ce que l'on appelle le droit. Comme si, au milieu du flot mouvant des ultimes conclusions pratiques, n'émergeaient pas des principes, points lumineux et fixes, sur lesquels tous les esprits justes sont d'accord 1
Dans sa belle étude sur V Allemagne et le Droit des gens, M. Jacques de Dampierre note avec raison l'influence d'Ernest Haeckel sur le pangermanisme.. L'illustre naturaliste a introduit en Allemagne les idées de Darwin. Sa notoriété, son immense labeur, son long enseignement ont mis le monisme en honneur. Ce fut, après 1870, comme une « religion biologique », survenant à merveille pour exalter l'impérialisme allemand « en propageant fort avant dans les masses des formules d'allure scientifique, sur lesquelles d'innombrables Allemands de nos jours, même de culture médiocre, .1. Op. cit., p. a5
prétendent établir irréfutablement les raisons de croire en la supériorité de leur race1 ».
De la zoologie, la théorie de l'évolution et de la sélection a passé à la sociologie et à la politique. Historiens, savants, hommes d'État, militaires, journalistes, se sont rencontrés dans l'affirmation d'une triple égalité mathématique Allemagne = élite; élite = force; force = droit.
Dans cette conviction, Nietzsche blasphème par la boucha de Zarathoustra « Vous dites que c'est la bonne cause qui sanctifie la guerre? Je vous dis C'est la bonne guerre qui sanctifie toutes choses. » Et si l'amoralisme de Nietzsche paraît un cas pathologique individuel, qu'on écoute Treitschke, on entendra le même son. On dira Treitsohke, Nietzsche sont des Tchèques visionnaires. Et le chimiste Ostwald et le professeur Lasson, que sont-ils? Leurs noms ont couru en France, dans les journaux; dès les premiers mois de la guerre. Ils figurent parmi cette centaine d'intellectuels qui, à la face du monde, ont tenu à se porter garants de la vertu et de la modération dé l'Allemagne. Or, le chimiste a écrit dans ses Fondements énergétiques de la civilisation « Je ne puis reconnaitre d'autre source de la civilisation que la force. n Et bien avant Ostwald, le professeur Adolf Lasson avait prononcé de même « Entre États, il n'y a qu'une force de droit le droit du plus fort. » La brochure où est tenue cette doctrine s'intitule la Culture idéale et la Guerre. Publiée en 1868, elle fit quelque scandale. Même après Sadowa, l'esprit public, en Allemagne, n'était pas encore converti tout entier à la manière forte de Bismarck. En 1915, l'écrit de Lasson a eu plus de succès; il est entré dans une collection populaire destinée- à maintenir la mentalité germanique à l'exacte hauteur qui lui convient.
Des livres et des brochures ne suffisent pas. Il faut des revues, pour alimenter incessamment les convictions que le choc des contradictions pourrait ébranler. Le docteur SchmidtGibrichenfels dirige un périodique qui s'intitule: Revue poli* tico-anlhropologique, mensuelle, de politique pratique, defot*mation et d'éducation politique sur des bases biologiques. Ce 1. Op. cit., p. 38.
périodique a pour but de faire « l'application rationnelle de la doctrine d'évolution naturelle, critiquement envisagée, au développement social, économique, physique et intellectuel, de tous les peuples, et notamment du peuple allemand ». Le pédantisme de ce langage fait sourire; la pensée qui en est l'âme est écœurante.
Les journalistes célèbres viennent au secours des directeurs de revue pour infiltrer, jusque dans les couches populaires, l'essentiel de ces doctrines prétendument biologiques. En octobre 191/1, Maximilien Harden écrivait dans sa feuille l'Avenir
Demandez au hêtre de quel droit il élève sa cime plus haut que le pin et le sapin, le bouleau et le palmier. Citez-le devant l'aréopage que président des mâchoires édentées et pédantes. Dans le feuillage du hêtre retentira comme une tempête mon droit c'est ma force. Le droit qu'à son baptême chaque peuple a reçu de vivre, de se développer, de pousser vers le ciel, ne relève d'aucun juge. De quel côté est le droit? Du côté où se trouve la force. Cecil Rhodes a dit naguère « Cette guerre est juste parce qu'elle sert à mon peuple, parce qu'elle accroît la puissance de mon pays. » Enfonçons cette maxime à coups de marteau dans tous les cœurs; elle l'emporte sur des centaines de Livres blancs. Les hordes ennemies nous en veulent à mort. Un bâtard, le Français, se rengorge dans la folle illusion qu'il pourrait écraser le petit-fils du grand vainqueur. Sabre au clair 1 Tuons-le L'histoire ne nous demandera pas nos raisons.
Cette prose de meurtrier ne sort pas de l'écritoire d'un fou. Elle exprime une opinion publique. L'Allemagne est un pays où les maîtres de la science comme les maîtres de la politique se font les prêtres du culte de la force. Sous une telle poussée, on devine où va la foule que domine le prestige des universités, l'action de la presse et la discipline du gouvernement. Il est vrai, quelques esprits pondérés et libres s'étonnent de ce chauvinisme exalté; il se liguent pour en contenir les excès. Mais que peut leur sagesse contre l'audace endiablée du pangermanisme, et les complicités que celui-ci trouve jusque sur les marches du trône La faveur est à l'orgueil, à la confiance en soi, aux vastes eapoirs et aux riches promesses. Zollverein, Nationalverein, Alldeutscher Verband, Deutscher Kriegesbund, Flottenverein, Siedlungsverein, Deutscher Wehrverein enrôlent, sous leurs
Ce que peut être cette « justice biologique », les événements d'aujourd'hui le montrent aux plus aveugles. Comme il est manifesté par l'impartiale étude des livres diplomatiques publiés à l'occasion de la présente guerre1, et comme l'a noté dans une rigoureuse discussion juridique, M. James Beck, ancien attorney général général, aux ÉtatsUnis i, l'Allemagne, emportée par l'orgueil de sa force, à rendu inévitable et brutalement précipité, à l'occasion du crime de Serajevo, un conflit ardemment souhaité, surtout depuis 1913.
Sa diplomatie a considéré comme un corollaire du droit à l'existence la violation des frontières belges.
Ses chefs d'armée ont pratiqué la guerre avec une sauvagerie scientifique.'
Ils ont très souvent abusé de réquisitions non justifiées par les besoins des soldats, et de contributions en argent, sans proportion avec les ressources des villes imposées. Ils ont ordonné l'incendie de villages paisibles et de villes ouvertes, l'enlèvement en masse de la population civile, l'exécution par centaines, d'innocents ou d'otages rendus arbitrairement responsables de fautes individuelles ou même supposées. Ils ont toléré, et parfois encouragé par leur exemple, le pillage des habitations privées, le dépouillement des morts et des prisonniers. Ces" vols, ces meurtres, ces rapts, ces destructions sont constatés par les carnets de route des soldats allemands; beaucoup en parlent comme d'un phénomène normal; quelques-uns en expriment leur dégoût, la rectitude de leur âme ne leur permettant pas d'estimer légitime l'exécution mécanique de n'importe 1. Paul Dudon, La Guerre, qui l'a voulue? Paris, Lethielleux, if)i5. 3. L'Arbitrage des neutres, la TripU-Eritenle et la Double-Alliance, devant Je tribunal suprême de' la civilisation. Paria, Dorbon, igi5.
drapeaux, des millions d'adhérents, tous pénétrés de la supériorité de la race allemande, désireux que l'épée des Hohenzollern dicte au monde ses lois, comptant sur ce que le général de Bernhardi appelle la « justice biologique » de la guerre.
quels ordres hiérarchiquement transmis. La concordance de ces carnets de route avec la proclamation des chefs de corps et les prévisions de l'Interprète militaire publié à Berlin, en igo6, par le capitaine Sharfenort est absolue; elle sert de contre-épreuve aux enquêtes menées officiellement par le gouvernement belge, le gouvernement français et le gouvernement anglais. Ceux-là seulement peuvent encore douter des crimes commis par les armées du Kaiser, qui sont décidés à tout ignorer de ce que troublerait leur admiration pour l'Allemagne.
Ces horreurs ne sont pas moins certaines que les exploits des sous-marins, des zeppelins, des projecteurs de liquides enflammés, des canons à obus asphyxiants.
Certes, les textes délibérés et votés à La Haye avaient toute la clarté désirable
Art. 2a. Les belligérants n'ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l'ennemi.
ART. 23. Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit
a) D'employer du poison ou des armes empoisonnées
b) De tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l'armée ennemie;
c) De tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n'ayant plus les moyens de se défendre, s'est rendu à discrétion; d) De déclarer qu'il ne sera pas fait de quartier;
e) D'employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus;
f) D'user indûment du pavillon parlementaire, du pavillon national ou des insignes militaires ou de l'uniforme de l'ennemi, ainsi que des signes distinctifs de la Convention de Genève
g) De détruire ou de saisir des propriétés ennemies, sauf les cas où ces destructions ou ces saisies seraient impérieusement commandées par les nécessités de la guerre
h) De déclarer éteints, suspendus ou non recevables en justice, les droits et actions des nationaux de la partie adverse.
Il est également interdit à un belligérant de forcer les nationaux de la partie adverse à prendre part aux opérations de guerre dirigées contre leur pays.
Art. 24. – II est interdit d'attaquer ou de bombarder, par quelque moyen que ce soit, des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus.
ART. 27. Dans les sièges et bombardements, toutes les mesures nécessaires doivent être prises pour épargner, autant que possible, les
édifices consacrés aux cultes, aux arts, aux sciences, et à la bienfaisance, les monuments historiques, les hôpitaux et les lieux de rassemblement de malades et de blessés, à la condition qu'ils ne soient pas employés en même temps à un but militaire.
ART. a8. Il est interdit de livrer au pillage même une ville ou localité prise d'assaut.
L'Allemagne a souscrit à ces dispositions; en 1899 et en 1907, ses plénipotentiaires ont mis leur signature au bas de ce règlement international des usages de la guerre. Toute infraction délibérée de ces engagements entame donc la bonne foi et l'honneur. Et pourtant la guerre qui dure encore a été signalée par une singulière méconnaissance des conventions de La Haye. La France, la Belgique, l'Angleterre en ont appelé devant la Cour souveraine d'arbitrage, par des mémorandums très précis. Comment expliquer que l'Allemagne se soit ainsi exposée à encourir l'indignation universelle P
A juger le cas par les déclarations de M. de BethmannHollweg et les articles des grands journaux d'outre-Rhin, la question se résoudrait fort simplement une nation comme l'Allemagne a droit qu'on se fie à sa parole et elle assure qu'elle n'a ni voulu la guerre, ni commis d'atrocités aucunes. Mais cette explication est une gageure où la superbe s'aveugle elle-même, à moins qu'elle ne se risque à mentir. En 1877,1e fameux jurisconsulte Bluntschli ayant élaboré au nom de l'Institut de droit international un projet de codificatiôn des lois de la guerre, le général de Hartmann le combattit à outrance dans la Deutsche Rundchau, au nom du « réalisme militaire ».
Lorsque, le 24 août 1898, le czar de Russie prit l'initiative de la première Conférence de la paix, l'Allemagne se montra mal disposée le vieil empereur Guillaume voyait dans la constitution d'une cour d'arbitrage une atteinte à sa souveraineté le comte de Munster avait même le cynisme de déclarer que pour l'Allemagne l'arbitrage était nuisible, du moment qu'elle était prête à la guerre comme aucun autre payai.
i. C'est par les confidencee d'Andrew White, délégué amérioain à la première conférence de Là Haye, que nous «avons ces détails.
En 1902, l'état-major allemand rédige son premier Manuel des lois de la guerre. La signature donnée à La Haye par le comte de Munster contraint à formuler certaines limitations au chapitre intitulé Moyens violents de guerre. Mais le manuel inculque surtout autre chose, à savoir le mépris de ce qu'il appelle une « dégénérescence de sensiblerie »; il déplore le patronage fâcheux que les considérations humanitaires ont trouvé dans les conférences de Bruxelles et de La Haye il note l'opposition absolue de ces tendances avec la nature et les fins de la guerre; il rappelle la contingence des réglementations internationales et il affirme la supériorité que, dans l'examen des cas pratiques, « la raison de guerre » – c'est-à-dire le principe du terrorisme et de la destruction enseigné jadis par Hartmann et Moltke doit toujours garder, sauf les limites imposées par l'intérêt propre; il conclut, enfin, que « la seule véritable humanité, à la guerre, réside souvent dans l'emploi sans ménagement de la rigueur1 ».
Le succès de la deuxième conférence de La Haye, en 1907, la signature de M. de Schlôzer au bas de la Convention du 18 octobre et du règlement annexe « concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre », obligèrent l'état-major allemand à modifier le Manuel de i9o2. Il n'est que justice d'en convenir, les nouveaux textes sont plus humains que ceux de 1902 2. Mais l'état d'âme ancien n'a pas disparu, loin de là. A mesure que la puissance grandissante de l'Allemagne engageait sa politique internationale en des voies plus périlleuses et à des coups plus hardis, l'esprit militaire se raidissait dans une sorte de froide férocité. Les incidents de Saverne sont dans toutes les mémoires, les livres de Bernhardi sont dans toutes les mains.
Il y a donc quarante ans d'histoire contemporaine en témoignent – une conception de la guerre vraiment allemande, mise en honneur par les théoriciens militaires les plus réputés, et d'où ont pullulé les crimes déférés par les Alliés au tribunal de La Haye.
i. Les Lois de la guerre continentale (trad. Paul Carpentier), p. aa-ai, 3, 6, 7. a. M. Jacques de Dampierre l'a péremptoirement démontré dans l'Allemagne et le Droit des gens, p. i3g-i4a.
Les controverses qui divisent les États-Unis et l'Allemagne au sujet de la guerre sous-marine donneraient lieu à un commentaire analogue.
Les conventions 9, 10, 11, 12, i3 de La Haye relatives à la guerre navale ne sont, pour von Tirpitz ou von Capelle, que des chiffons de papier. Que reproche-t-on à ces amiraux de torpiller des navires de commerce, neutres ou belligérants, armés ou non armés, après ou sans avertissement, en assurant ou en négligeant le sauvetage des passagers P Tant de distinctions ou de précautions paraissent bien vaines. Seule vautet doit prévaloir la « raison de guerre ». Peut-être aux yeux d'une opinion vulgaire, les actes des sous-marins allemands sont-ils de pirates sans pitié; pour les justifier, devant des gens capables de penser fortement, il suffit de considérer que cette piraterie est l'unique moyen dont puisse disposer l'Allemagne pour briser le cercle de fer qui l'étreint. Ainsi raisonnent ces surhommes pour qui la fin justifie les moyens. Et ils font mieux encore ils prêchent la vertu à l'Angleterre ils proposent à l'Amérique de travailler à la conversion de cette Albion perfide et impitoyable; ils 'dénoncent au monde civilisé le blocus franco-britannique comme un blocus barbare et contraire aux droits des gens.
Les honnêtes coeurs, et sensibles Notez qu'ils sont les héritiers de Bismarck qui affama Paris pour le faire capituler, les admirateurs des généraux qui réduisent à la misère dix départements français envahis, les complices de von Bissing qui a pillé les ressources du peuple belge et de von Kries qui a confisqué toutes les céréales de la Pologne russe, les insulteurs de cet épiscopat qui a osé demander une enquête contradictoire sur les malheurs de la Belgique. La logique latine découvre là- quelque contradiction et en est choquée. Pauvre logique Les initiés aux lois de la « justice biologique » savent que les peuples élus et forts peuvent seuls réclamer et exercer des droits.
Quand on voudra comprendre pour quelles raisons profondes la guerre de 1914 a été remplie de tant d'atrocités incroyables, c'est à cette doctrine qu'il en faudra demander le secret,
Parmi les catholiques neutres, il s'en trouve qui souhaitent le triomphe de l'Allemagne, pour le bien du catholicisme. Ce fait, aussi certain que déconcertant, est établi par de nombreux articles de journaux étrangers des conversations familières laissent échapper, avec plus de candeur encore, l'aveu de ce singulier paralogisme. Même après vingt-deux mois de guerre, ces nuées flottent dans des cerveaux toujours ouverts aux souffles qui viennent d'Allemagne. Il n'est jamais trop tard pour essayer de dissiper ces brouillards d'erreur. La littérature pangermaniste se borne généralement à prôner l'excellence de la race allemande et les droits supérieurs dont cette excellence est la source intarissable. Qu'on parcoure, par exemple, la Plus Grande Allemagne, de Tannenberg, page par page, on trouvera des statistiques, des cartes, des raisonnements orgueilleux qui déduisent celles-ci de celles-là; rien d'autre. Le général de Bernhardi est moins près de terre; il a des vues philosophiques; quand il s'explique sur l'éminente dignité de' la Germanie parmi les peuples de l'Europe, il sait affirmer de quel idéal son pays est le champion.
L'unité allemande réalisée par trois guerres triomphantes n'a été que l'indispensable condition de l'hégémonie allemande. Et celle-ci ne comporte pas seulement que le commerce, l'industrie, la science de l'univers entier, reçoivent de Berlin leur mot d'ordre. Cette victoire serait de peu. Faire trembler l'Angleterre maîtresse des mers, tenir dans l'impuissance d'une revanche les vaincus d'Alsen, de Sadowa et de Sedan, dominer l'enseignement public des vieilles nations latines et du Nouveau Monde, ne saurait suffire à l'ambition du premier de tous les peuples. Dans, un passé qui n'est pas si lointain, l'Allemagne a déjà allumé les flambeaux que sa main doit porter en tête de l'humanité en marche.
La vie spirituelle allemande, écrit le général Bernhardi, a donné naissance à deux mouvements sur lesquels est basé désormais tout le progrès intellectuel et moral de l'humanité. La Réformation a brisé le joug imposé par l'Église, joug jqui réprimait tout libre essor; et la
Critique de la raison pure a mis un frein à l'arbitraire de la spéculation philosophique, en limitant l'esprit humain quant à la faculté de connaître, et en montrant le seul chemin à suivre pour arriver à la seule connaissance possible.
Après avoir ainsi caractérisé le rôle spirituel de son pays au seuil des temps modernes,'le général de Bernhardi lui confère la mission de conduire le monde à venir dans les voies ouvertes par Martin Luther et Emmanuel Kant. C'est Il exclusivement le protestantisme qui fait la valeur de la race germanique ». Et grâce à un génie unique pétri par la Réforme, l'Allemagne est seule capable de résoudre le problème international, social, religieux, posé de nos jours. « Toute leur nature poussant les Allemands à se développer normalement », ils sont prédestinés à apaiser les conflits qui divisent les cultes, les peuples et les classes; seuls ils peuvent guider l'humanité « dans la voie d'un progrès naturel en harmonie avec les lois de l'évolution ».
L'honnête capitaine d'artillerie, Francisco de Cienfuegos, qui a traduit en castillan l'Allemagne et la Prochaine Guerre, n'a pu lire sans soubresaut de telles déclarations. Le déterminisme etle protestantisme de Bernhardi doivent empêcher, selon lui, « qu'on recommande son livre sans faire les restrictions nécessaires ». En effet, les travaux des Grisar, des Denifle, des Janssen, sont assez décisifs, pour démontrer ce que le protestantisme renferme de principes mortifères. Avant et depuis le concile du Vatican, l'Église romaine a suffisamment discrédité le kantisme des catholiques peuvent passer outre au brevet d'avenir qu'un général de cavalerie décerne à la Critique de la raison pure.
On me permettra de l'observer librement, nulle parte plus qu'en Espagne, la mission de l'Allemagne définie par Bernhardi n'aurait dû provoquer d'indignation et de dégoût. Comment aot-on pu imprimer, applaudir une pareille philosophie de l'histoire, dans cette ville de Barcelone où Balmès jadis rappela si noblement à ses contemporains les vrais principes de la civilisation ? Comment des hommes qui ont t. Op. cit., p. 68.
juré d'effacer de la Péninsule jusqu'à la trace du modernisme, s'appliquent-ils à répandre un livre où le libre examen est béni comme le germe fécond du progrès de l'humanité? Francisco Melgar avait donc raison, quand il s'expliquait durement, dans sa fameuse brochure, En desagravio, sur la cause originelle de certaine germanophilie.
Le capitaine Francisco de Cienfuegos pense atténuer la portée des blasphèmes de Bernhardi, en notant qu'ils ne sont pas l'expression de la pensée commune en Allemagne. Cette fougue protestante, ce kantisme orgueilleux, cette biologie évolutionniste seraient donc comme des manies intellectuelles du général 1 Qui le pourra croire P Toute l'histoire de la pensée allemande au dix-neuvième siècle proteste là contre. L'enseignement des universités est tout imprégné des doctrines que Bernhardi a semées dans son livre, au grapd scandale du capitaine Gienfuegos.
Et dès lors, comment songer que, par cette Allemagne fille de Luther, de Kant et de Haeckel, le catholicisme est à la veille de connaître une vitalité et une splendeur jusqu'ici insoupçonnées? Entre le monisme et la foi catholique, le fossé est infranchissable. Le luthéranisme et le subjectivisme d'outre-Rhin, à cette heure, sont plus éloignés que jamais de la doctrine de l'Église leur opposition est radicale, leur impatience indomptable de ce qu'ils appellent, avec Bernhardi, le joug romain. L'autorité d'un magistère infaillible leur paraît un anachronisme les négations de Luther et de Kant ne sont pour eux qu'un essai timide d'indépendance la fidélité dont ils honorent ces deux ancêtres tient à ce que ceux-ci ont posé les principes d'une rebellion impossible à contenir.
On a discuté sur les sentiments intimes de Guillaume II et sa politique religieuse. Comme d'autres, je me suis expliqué là-dessus1. Mais les pronostics qu'on pourrait tirer de là ne sauraient aller plus loin que la vie du Kaiser. L'avenir religieux de l'Allemagne dépend de facteurs plus anciens que Guillaume II. Sur ses fils continuera de peser la tradition du protestantisme hérité des électeurs de Brant. Études, 6 janvier 191e, p. Iii-nô.
debourg. Avant que les épaules des rois de Prusse soient assez fortes pour secouer le poids des siècles, combien de siècles s'écouleront I Seule la disparition des Hohenzollern pourrait abréger ce stade. Or, qui peut penser que cette dynastie soit emportée de son trône par un vent de victoire P Ceux qui souhaitent le succès des Germains dans la guerre actuelle souhaitent, par là même, longues années à leur empereur et à sa race ils reculent d'autant l'aube des jours glorieux qu'ils présagent à nos croyances.
Elle est donc vaine, l'espérance que des voyants illuminés mettent dans- les armées teutonnes. Elle est folle, l'admiration où s'égarent des catholiques, parmi les nations neutres, quand ils imaginent, dans leurs rêves, une Allemagne victorieuse au service du catholicisme.
Tandis que j'achève ces pages, les journaux racontent la course brillante de Mgr Baudrillart à travers l'Espagne: Le roi, les académies de Madrid, les chambres. de commerce françaises des grandes villes, des églises et des palais épiscopaux de la très catholique nation, lui ont fait accueil. II a essayé de ruiner les préjugés, de confondre les mensonges, d'ouvrir, devant tous les regards droits, des perspectives de vérité. Un si intelligent et généreux effort ne sera pas perdu.
L'héroïsme de nos soldats devant Verdun plaide plus haut encore la cause de la France.
Celle-ci sera gagnée, au tribunal du monde, quand l'Allemagne sera vaincue. Le prestige de sa force et l'adresse de ses agents dominent encore beaucoup d'esprits. Lorsque le colosse sera abattu, les yeux se dessilleront. Les plus- obstinés finiront par comprendre qu'ils avaient donné leurs préférences à une politique rapace dont l'épée des Alliés aura eu raison de faire justice.
Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre a dit
Une force, à la fois cachée et palpable, se montre continuellement occupée à mettre à découvert le principe de la vie par des moyens violents. Dans chaque grande division de l'espèce animale, elle a choisi un certain nombre d'animaux qu'elle a chargés de dévorer les
AMES NOUVELLES1
Troisième partie
« ENTREZ DANS LA JOIE »
1. – £a mobilisation. Montrouge août-octobre 1914 Montrouge, 17 août 1914.
Ma bien chère femme,
En dépit de nos occupations, malgré la gravité de l'heure présente, je n'oublie pas que c'est demain la sainte Hélène, et je viens de tout mon cœur te souhaiter une bonne fête. Je te souhaite et vous souhaite à tous la santé, la paix de l'esprit, la patience, la confiance en Dieu. Ne nous inquiétons pas, soyons calmes, gardons toute notre espérance. Nous avons le droit d'espérer que nous reviendrons vainqueurs et saufs. si Dieu le veut. C'est le moment de répéter avec une foi profonde « Seigneur, que votre volonté soit faite et non la nôtre. »
En attendant, tout va bien. La mobilisation est à peu près terminée et s'est admirablement passée. A la frontière, nos armées s'avancent en Belgique, en Lorraine, en Alsace. Nous n'avons que des motifs d'espérer. Espérons. Paris est fort calme. Calme et grave. Pas de cris. Pas de manifestations bruyantes, mais aussi pas l'ombre d'un abattement. Un enthousiasme contenu, la volonté décidée d'en finir et la confiance dans le succès.
Hier, je suis parti vers six heures et demie pour Paris. A neuf heures, grand'messe au Sacré-Cœur.
Aimée pourrait me faire de temps en temps une petite lettre.
Je vous embrasse tendrement,
Pierre Lamouhoux.
1. Voir les Études depuis le S mai.
20 août.
Ma bien chère petite Aimée,
Je suis bien content, mon enfant, de voir que tu ne m'oublies pas, que tu pries pour moi. Je t'en remercie. Continue à prier le bon Dieu et la sainte Vierge pour la France, pour ses braves petits soldats. Sois bien gentille et bien obéissante et travaille. Écoute bien maman, grand'mère et grandpère et à mon retour, je serai bien, bien content. Dimanche i3 septembre.
Ma très chère Hélène,
J'ai reçu ta bonne lettre du 10. Tu me dis ta confiance dans · le succès, la tranquillité d'esprit avec laquelle tu envisages les événements que nous vivons. De tout cœur, je t'en félicite, je suis profondément heureux.
Continuel Continue à prier pour nous, pour tous nos soldats qui font si vaillamment leur devoir et qui, eux, n'ont pas toujours le temps de prier.
Continue à avoir confiance, nous aurons la victoire. Tu me dis que tu vas tous les jours à Notre-Dame de l'Ile1 faire la communion pour nous tous. Je t'en remercie, je suis sûr que ces sacrifices serviront.
En ce qui me concerne, je n'ai rien perdu de ma foi et de ma confiance en Dieu. Ma certitude de la victoire finale est toujours la même. Les nouvelles des opérations militaires sont excellentes. Ce n'est plus une retraite que dessinent les Allemands, mais une déroute qui commence. La bataille de la Marne a dû être une grande, définitive victoire. i3 septembre.
Depuis ma promotion, je jouis de six bottes de paille, trois couvertures et un sac à distribution. Cela représente un « plumard » qui serait confortable, si de nombreux insectes ne s'amusaient à faire l'exercice autour de moi et sur moi une bonne partie de la nuit.
Total j'engraisse, malgré les puces 1
Nous allons peut-être partir. Il faut s'attendre à tout et i. Pèlerinage à la sainte Vierge, érigé non loin de Camy, dans une Ile du Lot,
« ne pas s'en faire ». C'est le mot d'ordre du régiment T'en fais pas Pourquoi s'en faire? Tout va fort bien. Nous souhaitons que cela continue, tout en priant Dieu qu'il fasse triompher notre cause. Nous avons toute confiance en lui et nous nous abandonnons entièrement à sa volonté. Voilà. 18 septembre.
Je continue à former les recrues.
Le temps fraîchit. Les vendanges approchent. Tristes vendanges, et rouges de tout le sang déjà versé.
J'ai appris avec une vive douleur la mortde Charles Péguy tombé au champ d'honneur. C'est une belle fin. Il est mort frappé d'une balle au cœur, en tête de la section qu'il conduisait au feu. Pauvre Péguy 1 Quel brave cœur, quelle âme ardente et comme je l'estimais. Je suis rempli de tristesse. Mais non, il faut s'arracher à ces sombres pensées quand nous les aurons vengés, nous aurons tout le temps de les pleurer.
Paris, 21 septembre.
Ma bien chère femme,
C'est de chez nous, 6, rue Cail, assis à mon bureau, que je t'écris. J'ai pu venir passer une heure à notre gentil petit appartement. Il est tel que nous l'avons laissé, rien n'y a bougé. Je me demandais dans quel état j'allais trouver notre matériel. Tout va bien et tout ira mieux encore quand nous nous y retrouverons tous deux, tous trois, cette odieuse guerre finie.
Les nouvelles sont bonnes, bien que nous n'avancions que lentement dans cette formidable bataille de l'Aisne. Mais il faudra', après cette victoire, recommencer en Belgique, puis sur le Rhin, et puis, et puis.
Ces brutes stupides ont mis le comble à leur ignominie en bombardant la cathédrale de Reims. La nouvelle de cette monstruosité m'a brisé le cœur.
II. Au front
Le 28 octobre, après trois mois de dépôt, ce fut le départ pour les tranchées du secteur d'Arras,
Pierre allait y donner la pleine mesure de son âme, montrer jusqu'à quelles profondeurs était descendue sa foi nouvelle. Avant de puiser dans le dossier de lettres que Mme Lamouroux a bien voulu me communiquer, et où l'on trouvera la matière d'un ample Journal de guerre, voici un document qui donnera un aperçu d'ensemble sur la vie de Pierre pendant cette année, qui sera la dernière.
Dans une de ses lettres, Pierre me faisait le portrait suivant du sergent H. l'auteur de ces lignes: «J'ai le bonheur d'avoir depuis un mois dans ma section le sergent H. un cultivateurdes environs de Mantes. C'estl'homme des champs, de la campagne, du plein air. Sans méthode ayant quitté l'école de bonne heure- mais avec beaucoup de volonté, beaucoup de réflexion, il s'est cultivé lui-même. Il a lu beaucoup et, chose rare, bien lu, médité. Avec cela, modèle de vertu chrétienne, catholique pratiquant, d'une sérénité d'esprit parfaite, d'une charité inépuisable, heureux de vivre et sûr de son bonheur. »
Le sergent H. m'écrit donc de l'hôpital de Saumur, où il soigne les blessures reçues dans des circonstances que Pierre lui rappelait en ces termes
22 juin. Des tranchées.
Mon cher H.
Vous me demandez comment vous avez été blessé, voici Nous observions tous trois, le sergent V. vous et moi, la chute de nos torpilles sur les tranchées allemandes. C'était presque fini, quand vous nous dites tout d'un coup « Attention 1 voilà trois torpilles boches. » V. et moi nous rentrons dans notre case, et vous allez vous mettre à l'abri dans la galerie H. Vous n'étiez pas encore arrivé que trois obus de 77 éclatent au-dessus de nos têtes, couvrant d'éclats notre maison. C'est un éclat d'obus qui vous a atteint. Quant à nous, nous continuons à mener, sous les torpilles, les obus, les grenades, la vie que vous connaissez bien. De temps en temps une mine saute.
Les Boches ont fait sauter, le soir du i4 juillet, l'ouvrage avancé du Verger, c'est-à-dire la tranchée occupée par la â* section. Nous nous attendions à cet événement, prévenus
que nous étions par nos sapeurs que l'ennemi était au-dessous de nous. Il y a eu une vingtaine de morts et de nombreux blessés et un entonnoir.
Voici la lettre du sergent H.
Monsieur l'Abbé,
C'est dans les premiers jours d'octobre igi£ que Pierre Lamouroux vint nous rejoindre. Je l'ai quitté le 16 juin, blessé par des éclats d'obus. Tout de suite, je fus séduit par sa distinction, qui contrastait si fort avec les manières de plusieurs autres gradés braves soldats, certes, mais d'un niveau moral bien différent.
J'aimais à me rencontrer avec lui au cantonnement, dans son gourbi, en des conversations dont je n'oublierai jamais le charme. Souvent d'autres camarades se joignaient à nous. La question religieuse était fréquemment soulevée. L'adjudant Lamouroux dirigeait alors la conversation, je n'ai pas besoin de vous dire avec quelle maîtrise.
Mais c'est surtout pendant les deux mois où je servis sous ses ordres immédiats qu'il sut conquérir toute mon affection. Il réalisait l'idéal du chef, ferme et calme devant le danger, méprisant la mort, paternel et bon avec ses soldats, ayant la claire conscience de ses responsabilités et de ses devoirs. Pendant deux mois, nous avons vécu la même vie, partageant les mêmes fatigues, les mêmes dangers. C'était une véritable famille dont il était le chef. Au cantonnement, aux tranchées, il puisait dans son érudition une source inépuisable de sujets intéressants, nous faisant admirer les grands auteurs classiques-, nous récitant des vers de Corneille, de Racine, avec cette voix chaude que je crois toujours entendre. Quelques instants avant que je sois blessé, il nous lisait le Moïse d'Alfred de Vigny et les dernières paroles que j'entendis de lui sont cette prière au Père Éternel
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Je ne croyais pas, hélas, que ce repos dût être bientôt le sien.'
Mais noua nous sommes pénétrés plus profondément
encore, en échangeant nos idées, nos conceptions de la vie, depuis la famille jusqu'à la politique.
Sur ce dernier point, nous étions en désaccord complet, je le confesse, tantôt discutant sérieusement nos préférences, tantôt raillant aimablement ce que nous considérions mutuellement comme des idées périmées et rétrogrades. Ces vétilles ne diminuaient en rien notre amitié, l'augmentait même en faisant ressortir la sincérité de chacun. Quand nous parlions de la famille, de l'éducation à donner aux enfants, M. Lamouroux devenait intarissable. L'éducateur se révélait alors. Il nous parlait de ses chers élèves, de sa petite fille, avec des accents qui révélaient une singulière profondeur de conviction, un grand amour pour le but qu'il avait donné à sa vie.
Enfin, dans l'intimité, nous abordions la question religieuse, lisant et commentant un chapitre de l'Imitation, une page de l'Évangile. C'était alors le cœur à cœur complet, parfait, vibrant aux mêmes sentiments, animés du même amour.
Vous comprenez maintenant pourquoi j'aimais M. Lamouroux. J'aimais en lui le catholique ardent et convaincu, le camarade toujours aimable, le chef énergique et bon. Vous représentez-vous bien cette vie, à 80 mètres de l'ennemi, dans une tranchée minée, nous le savions, bombardée chaque jour, redoutant toujours une attaque ou devant, d'un jour à l'autre, attaquer nous-mêmes? P
Vous représentez-vous, dans ce cadre, notre ami regretté, toujours calme et souriant, veillant à tout, attentif au moindre bruit? Puis, dans les moments de calme, nous récitant des vers, nous commentant une page d'Évangile, développant une pensée de Pascal? Jamais je n'oublierai ces moments. J. H.
Sergent au 438 colonial, 16' compagnie.
Dans une seconde lettre, le sergent H. ajoute quelques précisions.
7 décembre 1915.
Je voudrais vous fournir des détails plus précis. Mais la mémoire me fait un peu défaut, depuis ma blessure. Je me
souviens pourtant de la sûreté avec laquelle il dirigeait nos discussions religieuses.
Un jour, je discutais avec un camarade sur la nécessité de la religion. Nous étions partis de ce fait continuellement présenta à nos yeux la mort. Tout finit-il là? Ou bien y a-t-il une autre vie qui récompense la vertu, punisse le crime? « Je Crois en OivU diwuit mO*"1 î;jtçT*1nr»rit.piii' î<» enia Vin |l'ÎI^^tfl homme. Ai-je; en plus, besoin de suivre une religion? J'accorde que toutes sont bonnes, utiles. Mais pourquoi serais-je obligé à un choix? »
Parvenu à ce point de la discussion, je pataugeais, lorsque M. Lamouroux intervint et de sa voix calme, en phrases très nettes, commença par établir la nécessité d'une révélation, puis la divinité du catholicisme. Tout cela fut fait avec une remarquable maîtrise.
C'était bien par là qu'il eût fallu commencer. Mon camarade ne trouva rien à objecter*.
.Un autre jour, nous nous entretenions ensemble très intimement. Je venais de lui prêter mon Imitation de JésusChrist. Nous abordâmes le chapitre Des merveilleux effets de l'Amour divin2.
Ce chapitre ne peut se commenter. Que pourrait-on y ajouter? Mais ces paroles uniques, merveilleuses, dites par Pierre Lamouroux, avaient une telle force de persuasion, des accents si pénétrants, que je ne saurais plus jamais les oublier cette action de grâces de l'âme visitée par Dieu, comme il la disait 1
C'est une grande chose que l'amour.
Seul, il rend léger tout fardeau et supporte avec patience toute épreuve.
Il porte les fardeaux sans en être chargé et rend douce toute amertume.
L'amour de Jésus est noble, il pousse à faire de grandes choses, à désirer toujours des œuvres plus parfaites.
L'amour veut habiter en haut et n'être retenu par aucune des choses d'en bas.
i. « Il me revient en mémoire une toute courtoise discussion soutenue par notre cher adjudant avec un de nos camarades, mort lui aussi, et que M. Lamouroux a certainement ramené à Dieu. » Sergent V.
2. Imilalion, I, 3, c. 5.
L'amour veut être libre, délivré de toute affection mondaine, pour que son regard intérieur ne soit pas empêché, pour que les facilités de la vie ne l'arrêtent pas, pour que ses difficultés ne lui soient pas un obstacle.
Il n'est rien de plus doux que l'amour, rien de plus haut, rien de plus large, rien de meilleur, au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu.
Celui qui aime, court, vole; il est dans la joie, il est libre et rien ne l'arrête.
Il donne tout pour posséder tout.
Il ne regarde pas aux dons; mais il s'élève au-dessus de tous les biens, jusqu'à celui qui donne.
L'amour souvent ne connaît point de mesure; mais comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.
Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte, il tente plus qu'il ne peut. Et à cause de tout cela, il peut tout..
Aucune fatigue ne le lasse. aucune frayeur ne le trouble. Dilatez-moi dans l'amour, afin que j'apprenne à goûter au fond de mon cœur combien il est doux d'aimer, de se fondre et de se perdre dans l'amour.
Que je vous aime plus que moi-même.
L'amour est prompt, sincère, pieux, doux, prudent, fort, patient, fidèle, magnanime et il ne se cherche jamais.
L'amour est obéissant et soumis.
Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu'il y a de plus dur et de plus amer, pour son bien-aimé, et qu'aucune épreuve ne le détache de lui.
Oh 1 cette lecture, à une telle heure 1
Les émotions profondes ressenties alors et que les mots ne peuvent exprimer, m'ont laissé au fond du cœur une douceur, un parfum que le temps ne saurait détruire. Et les Pensées de Pascal Avec quelle clarté, quelle chaleur, notre ami m'exposait cette proposition de Pascal à l'adresse de ceux qui ne croient pas, ou du moins le disent S'il n'y a rien, qu'a donc perdu le croyant? – Rien. S'il y a quelque chose, qu'aura gagné l'incroyant? a
Tous deux, un jour, nous nous entretenions de cette pensée sur l'amitié l'ami est-il digne de votre amitié, vous ne devez avoir aucun secret pour lui. N'en est-il pas digne, le peu de votre cœur que vous lui livreriez serait encore de trop. Vous comprenez tout le parti que M. Lamouroux pouvait tirer de ces paroles, lui qui avait de l'amitié une si haute conception.
Sur l'éducation à donner aux enfants, aux siens d'abord, puis à ses élèves, il était inépuisable, on ne se lassait jamais de l'écouter. C'était d'abord un sentiment profond de sa responsabilité. Puis un véritable amour pour sa profession, sa vocation, devrais-je dire. On pourrait lui appliquer cette parole de l'Évangile « II les regarda et il les aima. » Oui, il aimait ses enfants. Quand il nous parlait de ses élèves, sa figure changeait d'expression, redevenait rayonnante. Il les voyait. Et nous voyions, nous-mêmes, ces jeunes regards tournés vers lui, ne perdant aucun de ses gestes, aucune de ses paroles.
« II faut, disait-il, préparer sa leçon avec soin, avec d'autant plus de soin que les enfants sont plus jeunes, se bien mettre à la portée de ces intelligences en éveil. Puis, exciter leur curiosité par des questions, provoquer leur attention, leur intérêt. Alors, sur le terrain bien préparé, la semence germera, la leçon portera ses fruits. »
Cette préoccupation de ne rien négliger de ce qui pouvait assurer à ses leçons le maximum de rendement venait de la très haute idée qu'il se faisait de l'éducateur. « C'est lui, disait-il, qui fait vraiment l'avenir, en façonnant ces jeunes intelligences, les hommes de demain. »
Qu'ajouterai-je pour résumer mes impressions? C'était un ami, au sens très rare du mot, un cœur aimant, fidèle, dévoué. Il rayonnait la paix d'une âme en possession de Dieu, en pleine possession de la vérité. Je voudrais appeler votre attention sur cette bonne humeur toujours égale au milieu des pires difficultés. Ce sourire, qui ne quittait pas ses lèvres dans l'extrême danger et arrêtait les plaintes de quiconque aurait songé à en formuler. Tout cela, encore une fois, c'était le reflet d'une âme parfaitement droite, d'une conscience tranquille, mais aussi, très certainement, d'une conception du devoir.
Sa patience 1 Il plaisantait sur sa propre souffrance lorsque, il y a un an, le séjour prolongé dans l'eau des tranchées amena un commencement de congélation. Ses pieds, ses jambes démesurément enflés lui causaient, la nuit surtout, d'intolérables souffrances sur lesquelles il trouvait de bons
mots. Il avait la plaisanterie facile, le mot à propos, et une façon charmante de redresser les petits écarts de langage, par l'exemple d'une conversation toujours respectueuse de soi et des autres.
Vous connaissez le trop fréquent vocabulaire du soldat. Alors, il nous avait proposé ceci « Chaque fois que l'un de nous dira tel ou tel mot, il payera un litre. » Vous pensez si nous nous faisions un jeu de surprendre les flagrants délits*. Ces lettres éclaireront le Journal, volontairement incomplet, que Pierre rédigeait pour les siens demeurés à Camy. 2 novembre 1914..
Jour des Morts, prions pour eux.
Nous voilà dans les tranchées depuis deux jours. Hier j'ai bien pensé à vous, parce qu'on avait un peu de loisir et parce que c'était fête, et quelle fête la Toussaint! 5 novembre..
Nous sommes donc ici depuis le 3i octobre, confortablement installés Imaginez un fossé large de o m. 80 à i mètre, profond de i m. 5o, avec un remblai en avant de o m. 4o environ. Au-dessous du remblai les chambres à coucher creusées et aménagées au gré de chacun, avec banquettes, sièges, étagères, placards. Comme lit, une demi-botte de paille. Le tout (pas la paille) creusé dans une terre argileuse qui se découpe à la bêche comme le beurre au couteau. Audessus de nous, le grand ciel bleu, le jour plein de soleil, la nuit pleine d'étoiles.
Nos occupations continuer l'aménagement des tranchées, en creuser de nouvelles, faire des cheminements, planter des piquets avec fils de fer roncés. et surtout veiller, observer. Les Biches sont en face de nous et doivent se 1. Quelques mots d'un autre compagnon de popote, le sergent V. « J'ai vécu un an avec M. Lamouroux, partageant les mêmes joies, les mêmes peines. De suite, il força mon estime. Il était la droiture même. Avec cela, d'un patriotisme, d'une confiance en l'avenir de la France, en sa victoire, qui, dans des moments critiques, soutenaient le moral hésitant des soldats. Il était fervent chrétien et s'affirmait comme tel dans d'aimables discussions où il gardait toujours la supériorité. Il aurait pu, depuis longtemps, être oificier, s'il avait accepté de faire quelques démarches auxquelles il se refusa toujours. 11 avait l'âme d'un chef et les mots ne sauraient exprimer la douleur que sa mort causa & tous ses amis, à tous sea soldats. »
livrer aux mêmes occupations. Us sont bien fortifiés, nous le. sommes également. Alors, on s'amuse pour passer les heures, à faire, de temps à autre, un carton. On s'installe derrière un bon créneau avec un fusil et des cartouches et dès qu'on voit une tête de Boche qui dépasse la tranchée pan 1 pan 1 Très amusant. Mais quand il pleut 1 La tranchée devient alors un cloaque gluant, où l'on patauge, où l'on glisse, où l'on tombe, où l'on s'enlise, et d'où l'on sort empêtré de boue, de la tête aux pieds. Il faut voir alors les distributions de vivres par la nuit noire, sans lumière, en plein marécage. Les hommes « rouspètent », se disputent, s'embourbent, réclament, renversent leur gamelle ou leur quart de « jus », se fâchent et unissent par s'offrir mutuellement une cigarette, quand il leur reste un peu de tabac puis tout rentre dans le grand silence de la nuit où on n'entend plus que le bruit des coups de feu. Et on dort malgré cela. Les premiers temps, je ne pouvais dormir aux tranchées de tir. Le sifflement des balles, le tonnerre des obus et aussi les soucis de ma responsabilité (j'ai la vie de cinquante hommes à protéger), tout cela me tenait éveillé à peu près toute la nuit. On s'est habitué et on dort. Quand on entend le départ de notre bon 75, il y a toujours un loustic pour annoncer « Ayez pas peur Maison française! » » 29 novembre.
L'arrivée des lettres Ah 1 l'heure délicieuse. Pendant qu'au dehors l'eau tombe à flots, que le vent souffle avec rage, confortablement installé dans ma maison, muni d'une bougie, les pieds dans la paille, je lis et relis longuement vos lettres. Je passe un bon moment à prier, à penser à vous. Ah c'est bien bon, une bonne lettre, quand on est loin. Il faut voir les camarades se précipiter à l'annonce du courrier.
Maintenant, une petite histoire dont nous avons été les témoins et les auteurs hier matin.
Depuis quelques jours, un de nos caporaux nommé Strom (rédacteur au Figaro, connaissant bien la langue allemande) se rendait, de temps en temps, à un de nos petits postes avancés situé à environ 5o mètres des lignes ennemies. De
? ^tf^^âRsgsfe.- ;*W •̃<̃
là il envoyait aux Allemands des invitations orales et écrites sur ce thème « Vous êtes perdus. Venez à nous. Rendezvous. Vous serez reçus en camarades. » A. ses allocutions, comme à ses billets, les Boches répondirent d'abord par des coups de fusil. Strom insista et il finit par obtenir des répliques en bon français du boulevard extérieur « M. Ta gueule 1. Eh! C. 1. » etc. C'était déjà un progrès. Avant-hier, un hussard d'origine alsacienne reprenait la conversation. Elle ne donna aucun résultat. On recommença hier matin avec quelque scepticisme, histoire de passer le temps. Au bout d'un moment, les Boches consentent à répondre plus poliment. L'un d'eux, un jeune soldat de dix-huit ans, engage le colloque avec notre homme etcomme ils s'entendent mal, à cause du vent et des balles, on convient de cesser le feu entre les deux postes rivaux et nos deux parlementaires improvisés, sans drapeau blanc ni trompette, s'avancent à la rencontre l'un de l'autre, se parlant d'abord à courte distance, puis se rapprochant, tandis que les têtes curieuses des Allemands, des Français, commencent à se montrer au-dessus des tranchées. Tous deux rentrés à leur poste rapportent la conversation à leurs camarades, puis ressortent, se rencontrent de nouveau, reviennent ainsi cinq ou six fois de suite et chaque fois ils s'offrent mutuellement du chocolat, des cigares, échangent des souvenirs. Tout à coup, sur toute la ligne, à plusieurs centaines de mètres, sans ordre, sans engagement mutuel, on cesse de tirer. Le capitaine de hussards qui commande en ce moment notre secteur, sort alors de la tranchée, seul, très crânement, s'avance à mi-chemin des Allemands, demandant à parler à un officier. Mais l'offre est déclinée. Il est interdit aux officiers allemands d'entrer en conversation avec des officiers français sans autorisation. Échange de saluts militaires corrects. On rentre. C'est fini sans doute. Tout ce que nous avons pu obtenir de nos ennemis c'est ceci, écrit de leur main « Nous voulons la paix. Si vous ne tirez pas, nous ne tirerons pas. » Chacun déjà reprend sa place, lorsque tout à coup on voit, un d'abord, puis deux, trois, dix Allemands et, en même temps, un nombre égal des nôtres qui se lèvent, à droite, à gauche, de
toutes les tranchées voisines, sortent sans armes, et tranquillement, sans hâte, descendent dans la plaine à la rencontre les uns des autres et les voilà qui se réunissent par groupe de trois, cinq, dix, vingt, causant, riant, plaisantant, s'offrant des cigarettes ou une pipe de tabac, et ils se promènent paisiblement en tirant sur leur bouffarde. L'un des nôtres demande à un Boche d'écrire un souvenir Sur son carnet, ce que l'autre fait volontiers. Ah çà 1 la guerre estelle finie P
Le thème des conversations, c'est la guerre les Allemands nous affirment que l'Allemagne a toujours été victorieuse, qu'elle le sera toujours; que la France est perdue, la Russie écrasée, que les soldats anglais n'ont aucune valeur, etc. Les nôtres s'efforcent d'ouvrir les yeux à ces aveugles en leur montrant l'autre vérité, la vraie. Rien à faire. Leur seule réponse c'est « Un Allemand ne peut pas mentir. » Le petit intermède a duré une grande demi-heure, peut-être une heure, et tranquillement, comme ils étaient venus, ces deux cents hommes s'en retournentà leur poste, après avoir profité de cet armistice pour enterrer quelques cadavres qui gisaient là, depuis plusieurs semaines. Et ce n'aura pas été le spectacle le moins émouvant de cette matinée que de voir deux soldats allemands et deux soldats français travaillant ensemble à inhumer un de nos braves, sous la surveillance d'un caporal d'infanterie coloniale.
2 décembre.
Hier dimanche, beau soleil d'hiver. J'ai pu aller à la messe le matin. Il y avait comme d'habitude beaucoup de monde. Officiers, sous-officiers, soldats, le colonel en tête. Nous comptons être encore à Saint-Amand pour la Noël. L'aamônier a été invité à préparer la messe de minuit. a4 décembre.
Au dernier moment, on me prévient que je suis de garde pour la nuit de Noël. ç' a été une petite contrariété. Ne pouvoir aller à la messe de minuitl Mais ce sont là de minces ennuis. D'ailleurs l'église étant en face de la mairie (où est le poste de police), j'espère encore pouvoir assister à la messe.
P.-S. Dernier tuyau. J'aurai toute liberté d'aller à la messe. Bravo I
Noël iç)i4.
Le temps s'est mis au froid sec. Il gelait à pierre fendre. Vers onze heures de la nuit, je gagne le poste de police. Les soldats commencent à affluer vers l'église, qui est bientôt plus que pleine. On ne peut plus entrer et toujours la foule augmente. Il me faut établir un service d'ordre dans la rue et j'en suis réduit à écouter du dehors la messe de minuit. A une heure, rondes et patrouilles pour faire rentrer les traînards. A une heure et demie, tout est calme et je vais faire dodo, bercé par le bruit du canon qui tonne sans interruption depuis minuit. C'est la Noël que notre artillerie lourde offre aux Allemands. Ce matin, je suis relevé de garde à à dix heures et demie grand'messe, puis déjeuner royal, dont ci-joint le menu.
28 décembre.
Nous voici cantonnés à Bienvillers-aux-Bois, à quelques kilomètres de Saint-Amand. Demain, départ pour les tranchées. Délicieuse perspective! Ce qu'il y a de plus amusant, c'est qu'il repleut depuis deux jours sans interruption. Dans quel état allons-nous trouver nos charmantes maisons de campagne, si les cantonniers n'y sont pas passés 1 Mais qu'est-ce que cela? Trois fois rien. Et, en attendant le soleil du printemps qui va sécher la terre, nous allons, sans doute, construire de petits bateaux qui nous permettront de circuler sur nos avenues et nos boulevards.
A part ça, à lire les communiqués, rien de neuf. Nous résistons, nous progressons légèrement, nous prenons quelques 100 mètres de tranchées que nous rendons le lendemain pour les reprendre le surlendemain. Les Russes font un peu comme nous. Tout cela est gris comme le temps, mais ce n'est pas encore cette grisaille qui ternira notre bonne humeur.
Je vous envoie à tous une collection riche et variée de bons, tendres, gros et affectueux baisers.
J'ai les pieds enflés, douloureux, un commencement de congélation.
8 janvier rgi5.
Mes pieds gelés se guérissent peu à peu. Ce ne sera rien. Ne nous plaignons pas et ne vous plaignez pas. Si vous pouviez voir la misérable vie des habitants de ce pays Ici encore la plupart sont restés et un grand nombre de maisons sont debout (la plupart sans tuiles ni vitres); la malheureuse église, ruinée en partie, a encore reçu un obus, il y a deux jours, qui a mis en miettes l'autel de la Vierge (ça leur portera malheur). Mais il faut voir ça un peu plus loin, sur la ligne de feu. Pour aller aux tranchées, nous traversons un petit village, Hannescamp, où il n'y a plus un seul habitant. Sur cent cinquante maisons, il en reste trois qui conservent à peu près leur forme. Tout le reste est écrasé, rasé, détruit. C'est à peine si on voit l'emplacement des habitations. De l'église, il reste les murs, et quant au cimetière, il est littéralement labouré par les obus, les pierres tombales dressées, les morts déterrés.
Les malheureux qui reviendront là 1 On leur donnera une indemnité, bien sûr, mais leur foyer, leurs souvenirs, toute leur vie intime. rien ne remplacera cela. Ah 1 c'est triste, bien triste.
III. 1915. La préparation au sacrifice
5 janvier igi5.
Ma bien chère Hélène,
Je me souviens que dans une de tes dernière lettres tu te moquais légèrement du luxe de mon papier à lettre bleu ciel. Que diras-tu quand tu recevras celui-ci, qui est d'un rose tendre P
Ahl tu te figures que, quand on n'a plus de papier, on n'a qu'à aller au bazar de l'Hôtel-de-Ville et choisir 1 C'est donc de l'infirmerie que je t'écris. Je continue à soigner mes « panards » gelés (« panards » veut dire pieds, en style militaire). Ça va un peu mieux, mais tout doucement. J'ai oublié de te remercier de ton gentil petit bouquet de Noël." Je l'ai précieusement rangé dâns*mon carnet de notes et souvenirs. Il a pris place à côté des petites violettes de décembre.
ik janvier.
J'ai l'honneur de t'annoncer que me voici rétabli, et définitivement, selon le médecin-major, puisqu'il m'a « autorisé » à aller respirer, dès ce soir, l'air des tranchées. Quelle joie d'aller revoir ces chères et bonnes tranchées! Quelle émotion, après treize jours de séparation! Vraiment, je commençais à m'ennuyer.
16 janvier, huit heures du soir.
̃ Aux tranchées. Tout s'y passe le mieux du monde, comme d'habitude. Des fois, quand il pleut, c'est un peu moins bien, mais ça ne fait rien.
Ici, je suis interrompu. Le capitaine me fait appeler pour aller communiquer un ordre au lieutenant de territoriaux qui est en arrière. Ah! cette course Comme c'est amusant, si tu savais Il pleut tant que ça peut. Il fait noir comme dans un four, et je m'en vais à travers les innombrables boyaux, me dirigeant à tâtons. Enfin 1 ça y est. Je n'ai pas ramassé de pelle. Avec mon couteau je gratte mes mains gantées de boue, je les essuie à ma capote, je m'installe dans mon cagibi et je continue ma lettre. Où en étais-je? Ahl je parlais de la pluie. A ce propos, une anecdote. C'est il y a une huitaine, pendant que j'étais à l'infirmerie. Il avait plu quatre jours durant, sans interruption. Nous avons sur notre droite un vallon qui va en pente douce vers les Boches. Dans ce vallon, un chemin creux coupé par un barrage en sacs de terre. Au-dessus du barrage un véritable lac s'était formé. Qu'on fait nos poilus? Au milieu de la nuit, de l'eau jusqu'aux épaules, ils ont crevé le barrage et aussitôt, comme un torrent, le lac s'est écoulé vers les tranchées boches qui ont été inondées jusqu'aux bords. Ces malheureux affolés se sont mis à crier comme des hommes perdus, essayant de se sauver de tous côtés. Tu penses si de notre côté on s'en payait, et si on en a profité pour les canarder. Quelle guerre tout de même 1
Pendant que je t'écris, je suis tout seul; tous mes gars, sous la conduite du sergent V. sont par tisvers Hannescamp, chercher bois, planches, piquets, fagots pour consolider la tranchée :1a corvée de toutes les nuits.
Je t'embrasse bien, bien fort, ma chère femme, et tons quatre bien tendrement.
PIERRE.
ig janvier.
J'apprends par mes amis de Rollin, la mort, la disparition de beaucoup de collègues ou camarades.
N. est toujours inapte provisoirement. Il m'a écrit une bonne lettre qui m'a fait le plus grand plaisir. Il me dit que la guerre a complètement changé ses idées, que je ne le reconnaitrais plus. Il subit la crise d'esprit que nous lui avions prédite. Tu penses si je suis content. Combien je souffrais de le sentir si brave garçon, si droit de coeur et d'esprit, et en même temps si étranger à ma façon de penser 1 9 février,
Tu me parles de ta paresse à écrire, ma chère Hélène. En fait de paresse, il me semble comprendre que c'eat le petit cafard que tu as. N'est-ce pas? Mais, qu'est-ce que le cafard? Le cafard est une petite bête que les Anglais appellent spleen et les gens bien papillon noir. On dit qu'on a le cafard quand on est triste, qu'on s'ennuie, qu'on pense que la guerre est bien longue, qu'on voudrait bien revoir son cher mari (ou sa chère femme), etc. Tu sais, cela peut arriver à tout le monde, même à des gens très comme il faut. Comment se guérir du cafard? Voilà.
Je connais un sergent un peu sujet à ce mal. Quand cela le prend, il tâche d'attraper la petite bête par les pattes et il là noie dans du vin, ou mieux, dans de l'eau-de-vie. Je'ne te conseille pas ce remède. Le meilleur moyen, c'est de ne pas y penser, alors il s'en va tout seul. Je pourrais L'avoir moi aussi, car il va être cinq heures et il pleut sans interruption.
Eh bien non, je ne l'ai pas. J'ai fumé une cigarette, je me suis récité des vers de Verlaine
II pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur P
Oh 1 le bruit de la pluie
Par terre et sur les toits
Pour un coeur qui s'ennuie
Oh 1 le bruit de la pluie.
Quand j'aurai fini ma lettre, je vais bourrer une bonne pipe et lire les Lectures pour tous, puis ma petite ronde. Et adieu le cafard.
Je t'embrasse très fort, très fort, de tout mon cœur (et plus de cafard, hein?). Mardi gras. Je suis très heureux d'apprendre que vous êtes allées toutes deux à Notre-Dame de l'Ile faire une bonne communion à mon intention. Comment la sainte Vierge pourraitelle rester sourde à tant de prières et ne pas nous accorder à tous sa bénédiction ? Je vous en remercie.
Ici, on travaille ferme. Les poilus n'ont guère le temps de s'amuser, ce qui ne les empêche pas de trouver quelques minutes pour boire un coup. Nous ne passons guère de jours sans avoir des histoires. C'est assommant. Je sais bien qu'il yen a beaucoup qui s'ennuient et les distractions n'abondent pas. Ce n'est tout de même pas une excuse suffisante, et on est obligé de sévir.
Votre vie, dis-tu, est parjmoments bien monotone, envahie de tristes pensées. Mais, comme tu le reconnais bien justement, vous avez aussi beaucoup de motifs de consolation. De mon côté, j'ai autant de confiance, de patience, que le premier jour, et cette patience et cette confiance sont certainement un don de Dieu.
Quant au temps, il est radieux. Une vraie matinée de printemps. Soleil superbe. Au-dessus de nos tranchées, en dépit des obus qui sifflent, une alouette ne cesse de chanter, se grisant de soleil et de lumière. Depuis midi, le ciel s'est un peu voilé de légers nuages gris, mais l'air est doux, calme, comme au mois de mai.
Ce matin, nos artilleurs nous ont donné, pour la centième fois, un spectacle encourageant. Ils ont arrosé les tranchées boches. Quelle casse 1 C'est vraiment terrifiant. L'obus allemand fait l'effet d'un gros pétard, le nôtre est un véritable .coup de tonnerre.
7 mars igi5.
Pluie. Un peu d'eau dans les tranchées. Mais on commence à s'habituer aux bains de pieds. En arrivant, j'ai trouvé deux lettres de toi. Que cela fait du bien 1 On ne sent plus sa fatigue.
Voici venu ton anniversaire, ma chère femme, et nous ne le fêterons pas ensemble. Continue à être pleine de confiance, de courage; la fin de l'épreuve rie saurait tarder. Quant au vœu que je forme en cette circonstance, tu le connais bien, c'est de nous voir bientôt tous réunis sains et saufs, après avoir remporté la victoire définitive. Oui, la victoire définitive. Et, malgré toute la joie que j'aurais à te revoir, à vous revoir tous, si on me donnait à choisir entre « revenir de suite avec une paix simplement honorable » et « continuer la lutte plusieurs mois pour le succès décisif », je choisirais sans hésiter la seconde solution, pour l'honneur de la France, et la sécurité du lendemain. Nous ne devons traiter que l'Allemagne complètement écrasée. A cet égard, mon point de vue n'a jamais varié, tu t'en doutais bien, mais je voulais te l'affirmer une fois de plus.
Allons, je te laisse, ma chère femme, je vais m'occuper à préparer un peu de travail pour Aimée. A ce propos, est-ce que tu lui fais lire quelquefois le journal, je veux dire certains morceaux que tu choisis toi-même dans le journal P Récits de bataille, actes d'héroïsme, etc. Bien qu'Aimée ne soit pas un garçon, il est indispensable qu'elle sache un peu ce qui se passe sur le front, qu'elle se rende compte de ce qu'est cette lutte gigantesque qui va changer la carte d'Europe, qu'elle en garde le souvenir.
Je te prie de m'envoyer les livres suivants Bossuet, OEuvres choisies; Leconte de Lisle, Iliade; Abbé de Broglie, Religion et Critique.
Je t'embrasse bien tendrement, de tout mon cœur. Ton PIERROT.
aB mars.
Ma très chère Hélène,
J'ai reçu hier soir ta petite lettre toute parfumée de violettes de mars. « Tu travailles et tu pries », c'est parfait.
Que peux-tu faire de mieux P Continue, ma chère Hélène, la bénédiction de Dieu sera sur nous. Tu aurais voulu te rendre plus utile encore; c'est d'une très bonne intention, mais comment faire?
Rassure-toi d'ailleurs,- ton rôle n'est pas le moins beau ni le moins utile. Nous sommes tant qui avons besoin de prières, que vous ne serez jamais assez nombreuses, chères femmes, qui demandez chaque jour à Dieu de nous protéger.
Samedi saint, 3 avril.
Nous ne remontons aux tranchées que mercredi. Je suis très heureux, nous sommes favorisés de pouvoir passer les fêtes de Pâques au village.
Tu me recommandes dans presque toutes tes lettres de prendre patience. Tu peux être rassurée. Jamais je ne me suis senti aussi calme, aussi patient. Non seulement je prends mon mal du bon côté, avec constance, mais j'éprouve une certaine joie à souffrir pour Dieu, pour la France. (A suivre.) Albert BESSIÈRES.
LES RÉFECTIONS FRANÇAISES
LES JARDINS-VOLIÈRES 1
En quoi les jardins-volières peuvent-ils bien concourir à la réfection de la France? Je gagerais que plus d'un lecteur s'est posé la question en présence de ce double titre. Non, ce n'est point un paradoxe, et, si vous voulez bien, ami lecteur, que nous prenions M. André Godard pour guide, vous comprendrez sans peine qu'il s'agit ici d'intérêts vitaux que vous ne soupçonniez peut-être pas. Bien plus, vous verrez à l'évidence que tous, ou peu s'en faut, ont quelque chose à faire. ou à ne plus faire! pour concourir à l'œuvre commune.
Et de quoi donc s'agit-il ? à quel mal faut-il porter remède? quelle ruine faut-il relever? Le mal dont il s'agit, c'est le tort immense causé aux richesses de la France par l'effrayante destruction des oiseaux des champs. Cette destruction a des causes multiples, nous les dirons, et'c'est là que plus d'un, qui se croit innocent, devra se frapper la poitrine; quant à la gravité des conséquences de ces massacres, vous verrez qu'elle dépasse certainement tout ce que vous aviez pu imaginer.
Ces lamentables conséquences sont de deux sortes, l'une est d'ordre esthétique, elle pourra ne pas toucher également tous les esprits, elle n'en est pas moins réelle et nous y reviendrons plus loin-; l'autre est d'ordre utilitaire et, devant elle, tout individu iouissant simplement de son bon sens doit s'incliner. Les oiseaux sont nos auxiliaires providentiels et indispensables pour la protection de nos forêts, de nos vignobles, de nos moissons, de nos vergers les détruire, c'est donc compromettre les richesses de notre sol, les récoltes dont nous vivons. Pour apprécier les services de ces charmants petits alliés, il faut avoir une idée de l'importance des ennemis qu'ils combati. Les Réfections françaises. Les Jardins- Volières, par André Godard. Paris, 1916, Perrin et C". In-ia, sxu-484 pagei. Prix 3 fr. 60.
tent; ces ennemis, ce sont les insectes qui pullulent partout et mangent nos végétaux utiles. Or, voici tout d'abord quelques chiffres qui vont vous donner une idée des dégâts causés par les insectes; M. Godard les a consignés dans son livre, je n'ai qu'à les lui emprunter.
Une année, dans l'Indre, l'alucite ou teigne des grains a détruit 5oo ooo hectolitres de blé. En 1889, l'anthonome du pommier nous a coûté 4o millions de francs; en 191 2, la forêt d'Orléans a été dépouillée de ses feuilles par les chenilles du bombyx disparate sur i ioo hectares; en Charente, on a renoncé à la culture de l'artichaut à cause des dégâts causés par la casside verte. Et si nous parlons maintenant de nos vignobles
On évalue au chiffre de 2o millions de francs les pertes causées en 1906, dans le seul département de la Gironde par l'eudémis. C'est en 1910 plus de 4o millions qui ont disparu sous les étreintes de la cochylis et de l'eudémis. Dans le vignoble français, en 191 1, l'altise, la cochylis, l'eudémis et la pyrale ont causé pour 100 millions de francs de pertes. Le seul département de la Gironde chiffre ses pertes entre i5 et 20 millions. (P. 98). C'est M. H. Kehrig, directeur de la Feuille vinicole de la Gironde, qui fournit ces détails et, dans une conférence donnée en janvier 1914, au Grand-Palais des Champs-Elysées, au Congrès pour la protection des oiseaux insectivores, congrès tenu par la Société des aviculteurs de France et présidé par M.Méline, M. Chappelier s'exprimait ainsi
A côté des dégâts que l'on pourrait appeler « normaux », et auxquels on n'accorde pas une attention suffisante, les insectes développent parfois de véritables épidémies dont les effets sont terribles; pour ne citer qu'un fait, disons que l'an dernier, deux petits papillons, l'eudémis et la cochylis, ont fait perdre à nos vignerons plus de 100 millions I (P. io3.) Les insectes ne sont pas seuls, hélas! à causer des dégâts de cette importance. Qui n'a entendu parler des désastres occasionnés dans certaines contrées par les petits rongeurs, mulots, campagnols dont les dévastations coûtent chaque année à la France aoo millions ? Vingt-trois espèces de ces petits rongeurs détruisent en effet luzerne, sainfoin, betteraves, céréales. (P. 3io.) Et que font les oiseaux pour s'opposer à de tels fléaux? Il n'est pas moins intéressant de mettre en parallèle quelques chiffres précis, résultats d'études patientes et d'évaluations soigneuses.
Et pour commencer par le fléau des mulots et des campagnols, sait-on que, d'après les calculs de Lenz, une chouette détruit chaque année, i 5oo rats ou souris sans compter les hannetons et les grosses chenilles? (P. 32o.) Sauf le grand duc, qui s'attaque au gibier et qui d'ailleurs a disparu de France, tous les rapaces nocturnes, chouettes, hiboux, chevêches, hulottes, etc., font la chasse aux petits rongeurs et avec bien plus d'activité que les chats
« La destruction des rongeurs constitue pour le hiboa un besoin vital, nous dit M. Godard, et pour le chat un simple jeu, une superfluité. Les petits oiseaux et surtout le gibier que peut attraper le hibou représentent une infime exception, tandis que le chat dévore plus de bergeronnettes, de perdreaux et de lapins que de mulots. » (P. 364.) D'innombrables autopsies et l'examen des boules de poils rejetées par les hiboux, les chouettes, et où se trouvent feutrés les ossements de leurs captures, montrent que ces oiseaux se nourrissent de rongeurs, dans la proportion de 95 p. ioo. (P. 364.)
Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'en certains pays, le Holstein par exemple, le pignon de chaque grange présente une ouverture suffisante pour donner passage à une chouette-effraie, afin que ce rapace puisse venir purger les greniers de rats et de souris. Et ne croyez pas que la chouette se trompe et croque les pigeonneaux qui peuvent se trouver là. C'est aux rats seuls qu'elle en veut, aux rats qui, sans elle, iraient justement dévorer les petits pigeons. C'est ce rôle bienfaisant des rapaces nocturnes qui a déterminé les Américains à remplacer dans leurs greniers les chats par les chouettes qui y font merveille (p. 92) et, en Italie, l'on voit souvent de petites chevêches familières qui purgent les maisons de petits rongeurs.
Eh bien écoutez maintenant ce qui se fait chez nous « Presque partout, en France, dit M. Godard, on tue les rapaces nocturnes. J'ai vu une troupe de hiboux brachyotes, venus à la suite d'une invasion de mulots, détruite jusqu'au dernier par-des abrutis, très fiers de leur exploit. » (P. 92.) Vous voyez un peu ces braves hiboux, arrivant à notre secours, s'apprêtant à lutter contre une armée de mulots qui venaient ronger nos moissons et fusillés comme des malfaiteurs! Qui n'a vu dans les campagnes des chouettes clouées aux planches de quelque portail Ces
oiseaux de nuit portent malheur, dit-on. Ce qui porte malheur, réellement, c'est cette sottise et cette méconnaissance de l'ordre établi par la Providence et du rôle assigné aux animaux qui nous entourent. Tuer une chouette, c'est lancer i 5oo rats ou souris à l'assaut de nos récoltes et de nos provisions.
Mais il faut insister, car ceci n'est rien en comparaison de ce qui reste à dire et vous allez être édifié sur la sottise humaine. Je rappelais tout à l'heure les dégâts, les désastres parfois, causés par les insectes. Contre ces minuscules et innombrables ennemis, les oiseaux sont nos vrais, presque nos seuls, auxiliaires. Tous les oiseaux ne vivent pas d'insectes assurément, mais une classe fort nombreuse en fait sa nourriture exclusive hirondelles, fauvettes, mésanges, rouges-gorges, rossignols, coucous, picsverts, pour ne citer que quelques noms des plus connus, car ils sont légion. Le seul fait que leur régime est exclusivement animal suffirait à faire deviner l'importance de leurs services, mais on a voulu estimer ceux-ci numériquement pour ainsi dire, et les observateurs ont évalué patiemment leurs captures. En suivant pendant quelque temps les allées et venues d'une mésange apportant la nourriture à ses petits, M. de la Blanchère a calculé qu'une couvée de mésanges consomme en un mois plus de 24 ooo insectes; M. Menegaux, professeur au Muséum, donne des chiffres semblables pour la nichée d'une mésange bleue au moins a4 ooo chenilles; mais cela sans compter, d'après lui, un nombre énorme de larves minuscules. Gloger et Lécuyer donnent même le chiffre de I\o ooo chenilles sans compter de petites larves par millions.
Une nichée de roitelets détruit, chaque année, 3 millions d'insectes minuscules et de larves.
De son côté, M. de Quatrefages a calculé qu'un couple de moineaux apporte à ses petits 5 ooo chenilles par semaine. M. Godard nous raconte encore ses propres expériences; il désirait se rendre compte de la valeur des passereaux pour lutter contre l'un des plus terribles ennemis de nos vignes, un petit papillon, la cochylis. Il eût voulu se procurer un traquet motteux, l'un des plus habiles chasseurs d'insectes, mais il ne put en trouver et dut se rabattre sur une fauvette à tête noire, qui est plutôt un sylvicole qu'un habitant des vignes.
La petite fauvette fut installée à l'aise dans une grande volière et des cochylis lui furent servies, vivantes; l'oiseau en avait happé une vingtaine en cinq minutes aussi ne faut-il pas s'étonner d'entendre M. Zacharewicz, professeur d'agronomie, affirmer que cinquante passereaux suffisent à détruire la cochylis dans i hectare de vigne. M. Godard, affirme que ce chiffre est encore bien au-dessous de la réalité une dizaine d'ortolans ou de traquets suffiraient, d'après lui, à détruire la cochylis lorsqu'elle est à l'état de chenille, et deux ou trois hirondelles lorsqu'elle est à l'état de papillon, dans i hectare et au cours d'une saison.
Ces dernières années, les chenilles parasites de la vigne, la cochylis et l'eudémis surtout, avaient causé de tels ravages en France qu'une commission fut instituée par le ministre de l'Agriculture pour étudier le fléau et lui chercher un remède. M. le docteur Marchai, directeur de la Station entomologique à l'Institut agronomique de Paris, dans son rapport au ministre, préconise avant tout la protection des petits oiseaux insectivores. Il serait facile de prolonger ces citations et ces exemples. Que dire, par exemple, du coucou qui, seul, s'attaque aux chenilles velues, du loriot qui paraît seul s'attaquer à la mouche charbonneuse, du pigeon ramier dans le gésier duquel une fois, dans le Jura, on put compter les restes de sept cents chrysalides du petit papillon du sapin?
Il faut n'avoir jamais assisté, nous ditencore M. Battanchon, inspecteur de l'agriculture, à quelles recherches minutieuses et acharnées se livrent parfois, au milieu des ceps dépouillés, lea vols de mésanges, de becs-fins, ou encore tous les représentants de l'ordre des Grimpeurs, pour douter un seul instant de la quantité de parasites malfaisants dont, s'ils étaient plus nombreux, ils seraient capables de nous débarrasser. (P. 17.) Quel est l'appareil, nous dit encore M. Baudouy, qui serait capable de détruire en quelques instants des centaines de chenilles, larves, œufs, insectes, ou papillons, cachés sous les feuilles, glissant dans l'air ou blottis sous l'écorce? Par la vitesse de leurs mouvements et leur conformation suivant les diverses espèces, les oiseaux happent au vol les insectes, découvrent les œufs sous les feuilles, les larves sous l'écorce, ou les chenilles au fond de leurs nids. (P. 3a.)
Voyez-les à l'œuvre
Cette année (1911), écrit un viticulteur charentais, M. Nicolle, j'ai eu un pommier abîmé par le puceron lanigère. Au début de l'invasion j'ai, sans pouvoir y réussir, fait le possible pour l'arrêter. 11 y a deux mois
environ, une fauvette à tête noire est venue faire son nid dans un poirier voisin. Elle a complètement débarrassé mon pommier tde ses pucerons. Elle s'y tenait presque constamment. (P. i£.)
Et si vous voulez pénétrer un peu dans le pourquoi des choses voici de quoi vous édifier; M. Menegaux, professeur au Muséum, nous dit
Le jeune oiseau depuis son éclosion jusqu'à la sortie du nid exige des efforts continus de la part des parents. Les repassont fréquents, parfois toutes les deux minutes. D'abord il consomme plus que son poids de nourriture en un jour et arrive à gagner de 2o à 5o p. 100. A ce moment, où ils consistent presque uniquement en une bouche et en un estomac, les jeunes passent presque tout leur temps à manger, sauf pendant le sommeil. Le total est étonnant. Ainsi un rouge-gorge en captivité, d'après le professeur Treadwell, mangeait soixante vers de terre par jour, outre les larves de fourmis et les petits insectes. (P. 33.)
Réfléchissez maintenant sur ce fait le petit oiseau consomme plus que son poids de nourriture Mettez dans une balance d'un côté un petit moineau, si petit que vous le preniez, encore tout rose et sans plumes, et de l'autre accumulez mouches et petits papillons, chenilles et pucerons jusqu'à ce que le plateau penche de ce côté, et imaginez un peu, si vous le pouvez, le nombre de vermines que vous aurez dû amasser pour cela; et en voilà pour un jour; le lendemain c'est mieux encore, puisque l'oiseau a augmenté de poids, de 20 à 5o p. ioo 1
L'oiseau est donc, de par l'organisation providentielle et merveilleuse de ce monde, l'un des plus puissants auxiliaires de l'humanité et l'on comprend un peu pourquoi « les États-Unis viennent d'élever un monumentaux mouettes du lac Salé qui jadis, avalant des nuées de sauterelles, sauvèrent la naissante colonie des Mormons ». (P. 25). C'est aller un peu loin, mais l'idée reste juste les bienfaits dont nous sommes redevables aux oiseaux sont inappréciables. Toutes les enquêtes oflicielles, tous les congrès, toutes les sociétés savantes où la question a été étudiée sous toutes ses formes ont été unanimes à le déclarer.
Ainsi les services des oiseaux se chiffrent par des nombres comparables à ceux qui représentent les dégâts causés par les insectes; ainsi se rétablit, s'entretient l'équilibre dans le monde. A ces deux tableaux dégâts des insectes, bienfaits des oiseaux, il faut maintenant en ajouter un troisième. Écoutez
En Meurthe-et-Moselle, il a été tué durant deux mois, environ i 4oo pinsons, 3 ooo mésanges, 10000 rossignols.
La Société d'agriculture du Rhône déplore que les bergeronnettes soient anéanties par tombereaux » dans les Landes.
Le Var détruit en quelques années ioo 00o rouges-gorges; les Bouchesdu-Rhône, 2 ou 3 millions d'hirondelles. (P. 67.)
Et cette lamentable, navrante litanie continue; il faut la poursuivre un moment. Un publiciste écrit
Un de nos lecteurs me contait qu'aux environs de Béziers on prenait au lacet des millions d'hirondelles. En pleine rue, on voit des femmes occupées à plumer ces pauvres oiseaux, auxquels elles coupent le bec pour les faire passer pour des becs-fins. (P. 67.)
Voulez-vous assister à cette chasse aux hirondelles? C'est M. de Chapel qui signale à Valabrègues (Gard), « cet incroyable scandale »
En octobre 1914, on chassait au filet les hirondelles, près d'un chemin très passant, non loin d'un village qui possède quatre gardes. Mon correspondant a écrit au préfet moi, j'ai écrit au commandant de gendarmerie, expliquantque le délit était grave etmultiple, car les braconniers prenaient les hirondelles (oiseau qu'il est défendu de tuer) avec des engins prohibés (filets se rabattant) et pendant que la chasse est défendue Ces braconniers avaient une quinzaine d'hirondelles vivantes attachées au milieu de leurs filets, comme appeaux. Les autorités auxquelles nous nous sommes adressés ont dû mettre notre réclamation au panier, car nous n'avons reçu aucune réponse. C'est souvent que les choses se passent ainsi (P. xiv.) Voici maintenant ce qui se passe dans une autre région. « Un propriétaire de Nérac vit l'un de ses voisins prendre en deux jours quatre mille alouettes, six cents bruants, linots, chardonnerets. » (P. "74.)
Méditez encore le fait suivant, publié par le Bulletin de la Société d'acclimatation, nous dit M. Godard.
Dans un groupe de jardinets et de maisons de la banlieue de Perpignan, il y avait de nombreux arbres fruitiers qui, tous les ans, donnaient de superbes fruits et abritaient de nombreuses couvées. L'année dernière, au commencement du printemps, un nouveau locataire vint s'installer dans une de ces maisons, et le passe-temps favori de ce monsieur consistait à tuer avec le fusil tous les petits oiseaux qui venaient sur les arbres de son jardin. Quels furent les résultats de ces beaux exploits ? Les arbres de tous les jardins avoisinants furent envahis par les chenilles les fruits et même les feuilles furent dévorés. Tous les voisins étaient furieux contre ce chas-
seur de pacotille, mais il s'agissait d'un jardin clôturé, et il était impossible de sévir1. Cependantonle surveillait, et s'il avait eu le malheur d'emporter des oiseaux tués hors de sa maison on ne l'aurait pas raté. (P. iG3.) Hélas 1 combien d'autres qui emportent les petits oiseaux hors de chez eux, qui les expédient au loin et contre lesquels personne ne sévit.
Depuis vingt ans, la Corse embarque des cargaisons de rouges-gorges et autres becs-fins; depuis vingt ans ses forêts dépérissent, on trouve un ver dans chaque olive, et l'on est sur le point de renoncer à la culture du cédrat. Quand un ministre vient examiner le mal, on décide l'ouverture d'une route ou d'un chemin de fer, l'on accorde une prime pour la plantation des oliviers; quant aux oiseaux, nul ne prononce leur nom, cela ferait sourire. (P. i4g.)
C'est un commerce fort actif.
Le regretté comte du Périer de Larsan, infatigable défenseur de l'oiseau au Parlement, releva dans plusieurs gares du Médoc le chiffre de 28000 kilos de passereaux expédiés en une saison. (P. 74.)
Et ce n'est pas seulement chez nous que ces hécatombes se produisent.
La douane de Brescia préleva, une année, des droits sur 4a38oo fauvettes, gobe-mouches et autres insectivores. A Udine, la gare en expédia 200000. (P. 68.)
Beaucoup de ces petits oiseaux sont migrateurs, ils nous quittent au refroidissement de l'automne pour revenir au printemps; c'est au cours de ces migrations, qui s'accomplissent généralement par troupes, que ces pauvres petits sont le plus exposés. Dès le début du printemps, nous dit M. de la Blanchère, les oiseaux arrivent en masse sur les bords de la Méditerranée. Comment les reçoit-on ? En tendant des pièges et à coups de fusil 1 Toutes les hauteurs de la côte, chaque mamelon, de Marseille à Toulon, à dix, vingt lieues à la ronde, sont garnis de postes de chasse. Tout ce qui passe tombe sous le plomb ou dans le lacet. (P. ^â.)
Certaines espèces disparaissent presque entièrement, tel le traquet motteux, pur insectivore et des plus utiles à la vigne, qui i. Cependant certains arrêtés, cités par M. Godard (p. 334), ont décidé que « le» Contraventions peuvent être valablement constatées de l'extérieur »,
devient presque introuvable en certaines régions, nous le disions plus haut. La cause ? voici qui va vous la faire comprendre. Sur le petit ilôt de Saint-Honorat (Alpes-Maritimes), dont la circonférence est de 3 kilomètres, un seul tendeur a pris au trébuchet cinq cents traquets motteux ou culs-blancs, en quelques jours, de la fin de mars au commencement d'avril. Qu'on juge de la perte occasionnée par ces captures à l'époque où ces oiseaux revenaient pour nicher I (P. 170.) Voilà donc a5o nids anéantis, c'est-à-dire environ 2 5oo petits traquets, et en ajoutant les parents 3 000 petits oiseaux destructeurs de chenilles et d'insectes malfaisants. A 100000 par oiseau, cela fait un total de 3oo millions d'insectes protégés 1 Est-ce là ce que l'on se propose vraiment, ou bien du moins cette ignorance n'estelle pas déplorable et un tel abus n'est-il pas des plus criants ? et trouvera-t-on maintenant exagérée la lugubre page suivante où M. Godard résume ces crimes de lèse-nature?
On tue la bergeronnette, le traquet, l'ortolan, la lulu, l'oedicnème et la vigne ne produit plus que des larves ou des papillons de cochylis. On tue l'engoulevent, l'hirondelle, le gobe-mouche; et les insectes volants infestent bois ou cités.
On tue les hiboux, les chouettes; et le campagnol ravage les moissons. On tue les pinsons, les verdiers, lea chardonnerets, les tourterelles; et les graines nuisibles pullulent dans les ensemencés.
On tue les grives, les merles, les loriots; et les chenilles dévastent lea arbres fruitiers.
On tue les hérons, les cigognes, les busards; et la vipère se multiplie. On tue les pouillots, les mésanges, les rouges-gorges et cent espèces de pucerons dévorent les pêchers, les cultures maraîchères, les fleurs. On tue les fauvettes, les rossignols, les coucous; et l'insecte mange jusqu'aux buissons.
On tue les pics-verts, les épeiches, les sittelles, les grimpereaux; et les larves lignicoles dessèchent ou pourrissent les forêts.
On tue le moineau, le cochevis et la famine est à nos portes. (P. 99.) Jusqu'ici nous n'avons parlé que de la chasse aux petits oiseaux par de prétendus chasseurs. Tristes chasseurs! écoutez ce qu'écrivait l'un d'eux, au témoignage de M. Godard Si vraiment les oiseaux sont nécessaires aux récoltes, il faudrait tâcher de les remplacer par des traitements chimiques, car on ne peut renoncer à une chasse si amusante. (P. 79.)
A cette odieuse insanité, il y a deux réponses. C'est d'abord M. Battanchon, inspecteur de l'agriculture, qui nous dit
Les plue merveilleuses drogues des chimistes n'ont jamais valu et ne vaudront jamais quelques couples de mésanges, de fauvettes contre la marée envahissante des insectes destructeurs, du moins de ceux dont la taille est suffisante pour permettre aux oiseaux de les voir et de les saisir facilement. Voilà ce que Von ne sait pas en France et celle ignorance est navrante. (P. 82.)
L'oiseau est de fait irremplaçable, toutes les études les plus impartiales sont unanimes à l'affirmer.
La seconde réponse au chasseur de petits oiseaux serait encore plus efficace, il ne s'agirait plus de le prendre par la persuasion; que l'on veuille bien lui appliquer les lois existantes, cela suffira, quelque bonne amende, répétée au besoin, réussira plus que tous les raisonnements à le convaincre de l'utilité des petits oiseaux. Nous reviendrons sur ce sujet.
Mais ce qu'il faut ajouter encore, c'est que les dangers que courent les pauvres oiseaux ont de bien autres sources que cette sotte manie de tuer. Quelques-uns de ces dangers sont inévitables, mais on peut, peut-être, leur porter remède; notre pauvre humanité est responsable des autres et il faut les supprimer sans pitié. Dangers inévitables ils sont dus au développement, inconsidéré parfois, de nos industries modernes. Sans doute on ne peut supprimer les fils électriques parce que des oiseaux viennent s'y tuer parfois, mais on peut prendre des précautions cependant et songer à ce danger réel. Les expériences seraient d'abord à conduire sérieusement, car les renseignements sont parfois assez contradictoires et des mesures de protection nécessaires pourraient et devraient être étudiées et appliquées résolument. Une autre source lamentable de destruction atteint les oiseaux qui nidifient à terre, c'est l'usage des faucheuses mécaniques. Les nids sont détruits, les pauvres oiseaux lamentablement tués ou estropiés. En Angleterre, on a coutume d'attacher une sonnette à l'avant de la faucheuse mécanique; les oiseaux sont ainsi effrayés, avertis et peuvent se sauver à temps. M. Godard reconnaît que ce danger est fort grave pour la perdrix grise, le râle, le vanneau et les passereaux humicoles, « Actuellement, dit-il, râles, vanneaux, farlouses, bergeronnettes jaunes, etc., ne réussissent plus leurs couvées que dans les prés qui bordent certaines rivières, dont les crues obligent à retarder la fenaison jusqu'en août. » (P. 291.)
Une troisième cause de destruction, terrible celle-là, est constituée par les énormes phares électriques sur nos cotes et parfois dans l'intérieur des terres. On ne peut songer à les supprimer, la chose est évidente, le mal ne semble cependant pas sans remède, si l'on voulait bien s'en donner la peine.
Cé sont les troupes d'oiseaux migrateurs qui trouvent là une fin lamentable.
Le grand phare de Belle-Ile, en deux nuits de novembre 19.1a, immole 3 aoo bécasses, grives ou autres migrateurs. Mêmes hécatombes au Pilier, sur toute la côte bretonne. Aux Roches-Douvres, en Manche, un gardien ramasse 4oo vanneaux. Le feu des Baleines détruit un soir un passage entier d'oies sauvages. En Gironde, les phares de Terre-Nègre, de Cordouan, de la Coudre, attirent et exterminent chaque année 100000 pluviers, courlis, bécasses, cailles, tourterelles, et d'innombrables bandes d'alouettes. (P. 63.)
En 1889, tout un passage d'alouettes vint se tuer contre le phare de la tour Eiffel. A cela que faire?
La Hollande a tenté un remède. M. Thijsse ayant observé que la plupart des victimes périssent, non en se frappant contre la lentille, mais par lassitude, à force de tourner autour d'elle, imagina des échelles de repos, que le gouvernement de la reine vient d'établir dans tous ses phares. L'Angleterre a essayé ces échelles-perchoirs au phare de Wight. L'Allemagne les a mises à l'étude.. (P. 64.)
MM. Richard et Burdet ont été étudier le système en Hollande au phare de Terschelling et ils ont constaté
.le plein succès des échelles Thijsse. En 1911, du i3 au i4 octobre, il y eut un passage exceptionnel, surtout d'alouettes, d'étourneaux et de grives. On lit dans le rapport, que le gardien du phare est tenu d'envoyer annuellement au ministère de la Marine de Hollande, que des centaines de mille d'oiseaux passèrent cette nuit par le phare; ioooo d'entre eux pouvaient se reposer à la fois sur les échelles; lorsqu'ils avaient recouvré des forces suffisantes, ils reprenaient leur ronde folle autour de la lumière, cédant la place à leurs compagnons épuisés. Ce chassé-croisé, qui dura jusqu'au matin, n'accusa que 7 morts sur la tour et 12 au pied de celle-ci. (P. 294.)
Il faut bien se résigner à signaler maintenant une autre source de destruction des oiseaux utiles. Je laisse la parole à M. Godard Dans le microcosme de cette étude, où l'extermination des oiseaux me mit sur la piste de l'anarchie contemporaine, plus d'une fois j'ai rencontré Eve « Refuser une carabine à ce pauvre petit 1 ou « Ces plumes de
héron qui m'iraient si bien » Et voilà, Madame, un jardin dépeuplé de fauvettes par votre affreux mioche, ou un étang inanimé.
Pas plus qu'au sortir de la messe mondaine elles ne consentiraient à acheter le journal honnête, nous n'obtiendrons d'elles qu'elles choisissent pour parure les plumes des éperviers ou des oiseaux de basse-cour. On dirait qu'un démon les incite à préférer les dépouilles des plus charmants oiseaux ou des plus utiles. Je parle, hélas! de nos compatriotes, puisque ailleurs on a vu reines ou duchesses présider les ligues protectrices. M. Hugues, après-M. E. Faguet, s'indigne de ces modes scandaleuses qui dépeuplent les forêts tropicales ou nos rivages, suppriment « toute la vie ou la gaieté de nos petites fermes françaises, quand les hirondelles sont mises à la douzaine sur le plus pauvre chapeau ». (P. 3ag.) Ici les faits sont de telle évidence que la démonstration n'a pas besoin de se faire. Citons seulement ce témoignage J'ai vu, nous dit M. Godard, dans une église un navrant spectacle tout un orphelinat coiffé de chapeaux de paille sur lesquels on avait épinglé un rollier. Quelle région de l'Asie avait été dépeuplée de ces beaux oiseaux bleus pour infliger à de pauvres filles une dérision d'élégance? (P. ag5.) Sans doute les oiseaux les plus recherchés proviennent des régions lointaines, des forêts du Nouveau-Monde ou de la Nouvelle-Guinée, mais, outre que l'humanité, en ces matières, est tout entière solidaire et que des désastres peuvent résulter au loin du fait de nos fantaisies qui deviennent dès lors inexcusables, il faut bien comprendre la portée d'un acte qui, au premier abord, du moins, semble ne pas intéresser notre propre pays. C'est déjà trop que Paris détienne le marché mondial de ce que M. E. Faguet appelait les « cimetières pour chapeaux ». Le grand mal réside moins encore dans la vente des espèces exotiques par les plumassiers à quelques riches élégantes que dans l'exemple donné par celles-ci aux femmes du peuple qui, faute d'une aigrette ou d'un « paradis », arborent les plus utiles de nos oiseaux indigènes, une chouette, un picvert, tués par quelque chasseur de leur connaissance. (P. ag5.) Il semble que tout cède devant cette folie. « J'ai vu. nous dit encore M. Godard, poursuivre un marchand de chardonnerets vivants destinés aux volières, tandis qu'en face, dans un magasin de modes, la police laissait exposer sur des chapeaux par douzaine, les cadavres de ces mêmes oiseaux. » (P. 134.) Merveille vraiment d'arbitraire et d'incohérence; à la rigueur, la vente pour volière pourrait admettre des tolérances puisque, peutêtre, il pourrait en résulter un développement utile de l'espèce et
im repeuplèrent de territoires dévastes, mais les chatfœoHnereus fixés aux chapeaux I ceux-là otit bien fini de rendre service-à nos jardins et à nos moissons en détruisant les graines des plantes malfaisantes.
Et quel remède à un tel mal? car c'en est un,: sans aucune hésitation- possible. Il y en a un fort simple et d'autres pay» t'ont adopté'.
Après avoir rappelé la protestation de la reine d!" Angleterre elle-même contre les massacres d'oiseaux pour la mode et les mesures prise» en Nouvelle-Guinée pour la sauvegarda des derniers oiseaux de paradis, M. Godard continue
Mais cet exemple n'approche pas du magnifique effort d'énergie fatt par le Sénat des États-Unis. Un bill a interdit pour la parure tout plumage autre que celui <Jes: autruches et des' volatiles domestiques. Mainte dame débarquait d'Europe dut enlever de soit chapeau aigrette du par adisieï1. Ott n'imagtntë pas là réciproque sur les qttais dtf Hsvtfel (P'. ta3.-> Heureuse de rendre hommage à un exemple venu de haut, « notre Société d'acclimatation remettait, dans sa séance solennelle d'avril 191/i, une grande médaille à l'ambassadeur des Etats-Unis, à fa suite du bill interdisant les plumes d'oiseaux sauvages sur tes chapeaux ». (P. i4o.)
L'Angleterre est entrée dans fa même voie.
En 1899 elle supprimait les plumes d'aigrette dans l'uniforme des officiers en igoa elle interdisait aux Indes l'exportation des dépouilles d'oiseaux. L'Australie suivit cet exemple. Alors éclatèrent 163 réclamations des plumassiers. Mais à la suite de nouveaux abus signalés par lord Rothschild1, notamment la vérité de 1S9 ooo cadavres de martiïis-pêehettrS, une ïo* rigoureusement protectrice vient d'être votée pat les Chambres britanniques à une écrasante majorité. (P. 3aG.)
Que peut'on espérer en France dé semblable? Je ne crois1 pouvoir mieux faire que de reproduire ici ce que dit M. Goda«d, la question semble fort bien posée et les bases d'une réglementation bien indiquées.
Les pluinassîers, dit-il, tes protecteurs des oiseaux, les soolété» de chasse sérieuses auraient intérêt à t'entendre ensemble et à fournir Fes. éléments d'une commission permanente pour la répression efficace du braconnage, et la déterminatien des espèces tuables. Une multitude de chapeaux de femmes, surtout en province, sont ornés d'oiseaux protégés par les fois, tués par des braconnier» et naJùïalise's en defcdrs du syndicat de la plti-
masaacie. Celui-ci se trouye donc lésé du même coup que le protecteur des oiseaux utiles et le chasseur régulier. D'où possibilité d'une action commune contre l'anarchie. Le seul obstacle réside dans le désaccord des ornithophiles et des plumassiers sur la détermination des espèces tuables. Comme oiseaux indigènes, outre bien entendu les oiseaux de volière, puis les éperviers, crécerelles et autres déprédateurs diurnes, nous pourrions concéder aux plumassiers, tous les cinq ans, par exemple, à tour de râle, l'étourneau, le merle, la pie, Je geai, très utiles en nombre restreint, nuisibles lorsqu'ils se multiplient à l'excès. (P. 34 1.)
Je n'ai pas indiqué tous les dangers que courent les oiseaux. Il en.est, d'ordre naturel peut-on dire, et auxquels l'homme peut porter remède. L'un d'eux provient de la guerre faite aux petits oiseaux par d'autres animaux; voici dans quel ordre M. Godard considère ceux-ci comme redoutables épervier, écureuil (il dévaste les nids, boit les œufs, mange les petits), faucon, chat, fouine, belette, renard, serpent, rat, hérisson. Ce dernier est pourtant utile aux cultures. « On peut, dit M. Godard, substituer pour lui à la peine de mort celle de la déportation en un jardin clos. »
Puis, il y a l'hiver, qui fait périr les oisillons et contre lequel, en bien des pays du nord et du centre de l'Europe, on cherche à protéger les pauvres petits par des abris d'hiver ou le nourrissage artificiel.
C'est le docteur Gordon-Hewet qui, le premier, eut l'idée de mettre en pratique cette conception, sur une grande échelle, dans les peuplements de mélèzes de Thirlmere (entreprise municipale de la ville de Manchester), lors de la maladie qui les ravagea. Les oiseaux et plus spécialement les mésanges, ainsi protégés durant la mauvaise saison, contribuent à la destruction des insectes qui s'attaquent aux mélèzes. Les effets bienfaisants de cette heureuse idée ont été constatés lors d'une inspection faite l'été dernier par la municipalité de Manchester. (P. xm).
C'est la Royal Society for the protection of birde qui publiait récemment ce renseignement encourageant.
Je laisse au lecteur le soin de compléter cette étude dans le beau livre de M. Godard, il y trouvera encore bien d'autres faits dont je ne parlerai pas, et qui l'intéresseront, mais il faut nécessairement signaler un autre côté de la question, indiqué dès le début de cet article.
La destruction des oiseaux, disions-nous, entraîne deux «até-
gories de lamentables conséquences, l'une d'ordre esthétique qui touche inégalement les esprits, l'autre d'ordre utilitaire, et je pense qu'après ce qui précède, il ne viendra à l'esprit d'aucun do mes lecteurs la pensée d'en contester la réalité.
Le point de vue esthétique a bien son importance aussi, encore que plus délicate, mais non moins réelle.
M. Godard indique fort bien le côté le plus élevé de ce nouvel aspect de la question « Ce qui est sacré chez l'animal, ce n'est pas l'individu, mais l'espèce. Anéantir une espèce, c'est anéantir objectivement une pensée du Créateur. » (P. 182.) On a dit très justement que l'étude de la nature avait pour but de relire les œuvres de Dieu; supprimer une espèce, c'est arracher un feuillet du livre sacré remis entre nos mains par son divin Auteur. Mais il ne s'agit pas ici seulement d'étude et de science. Où donc nos artistes et nos poètes prennent-ils leurs inspirations sinon dans la nature? La belle nature! l'expression est courante et banale, mais profondément juste. Et cette beauté, comme tout ce qui vient de Dieu, est profonde et se découvre d'autant plus grande que l'esprit cherche à la pénétrer davantage. Tout est beau dans la nature, en un sens très vrai;, il suffit pour en jouir de savoir découvrir les harmonies des choses. Or, cette beauté résulte non seulement des rochers et des eaux, mais au premier chef de la vie qui pare ce décor inanimé, vie des plantes et des fleurs, vie surtout de la faune in6niment variée des animaux. Ce n'est pas ici le lieu de faire le tableau des scènes charmantes ou grandioses que nous offre la nature. Ce qu'il faut comprendre, c'est l'importance de cette beauté pour l'humanité. Consciemment ou inconsciemment, nous subissons l'influence de ce qui nous entoure et plus le'mopde est beau, plus il imprègne profondément nos âmes etnous aide à nous élever, ànous dématérialiser, si j'ose ainsi dire. La présence, l'abondance même de nos oiseaux faisant vivre nos bois, nos champs, nos étangs, nos rivages, est donc par sa seule grâce et sa beauté un élément bienfaisant au point de vue moral. Mais il y a plus. Dans l'ordre esthétique, certaines beautés sont accessibles à tous, aisées à saisir; d'autres exigent un exercice préalable, un affinement de nos facultés. Ce que chacun admet sans peine pour l'art, n'est pas moins vrai pour la nature certaines harmonies ne peuvent être appréciées que par les connaisseurs, et de même qu'il serait absurde de prétendre supprimer
les concerts de musique savante sous prétexte que leur audition n'intéresse pas la masse, de même faut-il respecter les beautés naturelles les plus délicates, les plus cachées par égard pour ceux qui savent en jouir. C'est de ce respect mutuel des goûts et des intérêts que résulte la douceur de la société humaine. Et c'est pourquoi il est juste de demander que l'on respecte non seulement la nature en général, mais chacun de ses détails, l'homme n'intervenant que lorsque la nécessité s'impose, par exemple pour arrêter le développement excessif et nuisible de certaines espèces animales.
Combien ces principes sont méconnus autour de nous! Comprenez-vous maintenant ce cri d'alarme par lequel débute la préface de M. Godard
Parmi tant d'irréparables ruines, dues à l'anarchie du dix-neuvième siècle, il faut noter la destruction des oiseaux.
Plus d'un quart des espèces européennes ont entièrement disparu; d'autres, mentionnées comme très communes par les anciens naturalistes, deviennent presque introuvables. C'est la série des oiseaux de rivage qui a le plus souffert; puis celle des passereaux vivant à découvert sur les guérets. Si quelques trilles de merles ou de pinsons égayent encore nos jardins, ni grèbes, ni hérons n'enchantent la solitude des lacs, et la voix claire de l'alouette ne nous repose plus du fastidieux spectacle des blés et des vignes. « Ces choses, je le sais, ne touchent presque plus personne », ajoutait-il encore; vous serez désormais, je l'espère, amis lecteurs, de ceux qu'elles touchent et vous ajouterez votre effort à celui des bonnes volontés, encore trop peu •ombreuses, qui cherchent à réagir en faisant respecter l'œuvre de Dieu. M. Godard se demande si l'on ne peut espérer, après les temps actuels si troublés, un relèvement de l'esprit public en France en ce qui concerne nos pauvres oiseaux. Chaque crise de l'humanité est ordinairement suivie de quelque renouveau espérons que nous verrons se développer bientôt, entre autres, le respect de l'existence animale et de la beauté naturelle, et l'horreur des inutiles destructions.
En ce cas, les générations futures parleront des tueurs de grèbes et de loriots, comme nous parlons de ces vandales qui se faisaient un jeu de briser les marbres d'il el las.
La Beauté naturelle plus sacrée que l'art, comprendrons-nous enfin cela en France P (P. xi.)
Alors que le vol d'un tableau a fait couler tant d'encre, dit-il ailleurs,
aucune réclamation générale et permanente ne s'est élevée contre les massacreurs d'hirondelles et de fauvettes en Italie, en Espagne, ou eu France I (P. 65.)
Et de peur que ce plaidoyer semble exagéré, citons un exemple bien net de cette folie de destruction.
Une Ligue s'est constituée en France pour essayer de lutter contre cette débauche de tueries imbéciles, or voici le fait qui lui était signalé.
Le docteur Bureau avait transmils à la Ligue la lettre suivante, écrite par un lieutenant, à la suite d'une excursion aux Sept-Iles, en juin 191 1.
La colonie de macareux de l'île Rouzic a été décimée. L'île offre l'aspect d'un véritable champ de carnage. Nous extrayons des trous des poussins morts, des œufs abandonnés et pourris; nous trouvons une seule femelle occupée à couver et un adulte près d'un poussin de huit à dix jours. Nous apprenons alors par nos matelots que huit jours avant, deux ou trois individus sont venus de Paris et se sont fait débarquer dans l'ile avec une caisse de €0 kilogrammes de cartouches. lis n'ont quitté l'ile qu'après avoir tout brûle sur ces inoffensifs oiseaux, tués au moment où ils venaient au nid apporter la nourriture à leurs petits.
Les cadavres des victimes (près de trois cents, nous a-t-on dit) ont été ramenés à Perros, et là, jetés sur lagrève. Ces messieurs «les clKissseurs»(!) fiers de leur tableau, n'en ont emporté qu'un ou deux exemplaires. II paraît que ces vandales répètent presque tous les ans ces inutiles et stupides massacres. On peut estimer, dans ces conditions, que la colonie de macareux de l'île Rouzic aura, dans trois ou quatre ans, complètement abandonné ces parages. ÇP. 136.)
Notez, si vous l'ignorez, que les macareux sont des oiseaux de la catégorie des pingouins, incapàbles par suite de se soustraire au danger par le vol. Dites un peu quelle moralité de semblables actes supposent chez leurs auteurs ? et ne voyez-vous pas par cet exemple que le respect de la nature, qu'il s'agisse de pingouins ou d'oiseaux de paradis, exigerait au contraire la répression d'instincts sauvages et criminels ?
La Ligue ornitophile signala ces massacres odieux au préfet des Côtes-du-Nord, qui prit immédiatement un arrêté .interdisant absolument et en tout temps « la chasse, la destruction, le transport et la vente des Macareux ».
Cet exemple montre bien la nécessité de mesures infiniment plus générales pour protéger les espèces d'oiseaux qui vivent
encore. Au Congrès international d'ornithologie, en io,o5,, « lavd W. Rothschild releva une liste de deux cent trente et une espèces d'oiseaux anéanties au cours des derniers siècles, et dénonça les sociétés établies aux îles Auckland et Macquarie pour fondre la graisse des pingouins assommés par millions ». (P. 336.) L'oiseau-lyre en Australie, le cygne à col noir en Basse-Argentine, l'aigrette dans les tropiques, les paradisiers aux îles de la Sonde et cent autres espèces sont menacées. de la même extinction. Tantôt c'est pour un motif de luxe, tantôt par pure manie de tuer, même des animaux notoirement utiles comme le héron garde-bœuf qui purge les troupeaux de dangereux parasites, et dont les Anglais essayent de repeupler l'Égypte en même temps que l'autorité militaire vient d'en interdire la chasse dans le territoire de Marrakech, comme aussi ce pauvre vautour, dont le nom vulgaire de charognard désigne pourtant bien clairement les services, et que l'on vient d'être obligé de protéger officiellement à Dakar.
Ce mal ne sévit pas également partout, il faut bien le reconnaître, et depuis longtemps, par exemple,, la Suisse protège ses beautés naturelles; à tel point que même les rapaces diurnes, comme l'aigle, dont les déprédations sont indéniables, sont protégés pour leur intérêt pittoresque, mais, par une sage compensation, leurs dégâts sont payés par la Commission pour la protection de la Nature (p. 36o). De même le grand duc est protégé dans le Brunswick. En Suède et en Norvège il n'est besoin d'aucune réglementation, le respect de la nature semble inné. Mais en France le mal est grand, it n'est que temps d'établir des réserves, ainsi qu'il se fait en d'autres pays, vastes terrains gardés soigneusement et protégés, où les plantes, parfois elles aussi menacées, et les animaux puissent retrouver quelque chose de la tranquillité du paradis terrestre.
Une question surgit peut-être dans l'esprit de plus d'un lecteur ? P Mais alors, que devient la chasse ? doit-on doncy renoncer entièrement ? Non, mais elle doit être raisonnée et raisonnable. M. Godard le dit fort bien, au lieu d'indiquer les oiseaux qu'il faut respecter, il serait beaucoup plus pratique d'indiquer. ceux que l'on peut tuer, une trentaine environ. En voici la liste qui pourra intéresser quelques lecteurs
Perdrix (rouge, grise et bartavelle), Caille, Outarde, Tétras et petit Coq de bruyère, Faisan commun, Calandre, Alouette des champs, Pigeon ramier, Oie sauvage, Canards (toutes les espèces), Foulque, Bécasse, Bécassine, Poule d'eau, Vanneau, Pluvier, Aigle, Faucon (toutes les espèces), Autour, Épervier, Buse, Busard, Milan, Corbeaux (sauf le Choucas), Grives (sauf la draine ou traie), Pie, Geai, Étourneau, Merle, Moineau. (P. 166.) Cette liste fait partie d'un projet d'affiche proposée par M. Godard et aux termes de laquelle la destruction de tout oiseau non compris dans la liste précédente serait punie « d'une amende de 5o à 3oo francs, et, en cas de récidive, d'un emprisonnement de deux à dix jours ».
Évidemment, continue-t-il, une telle affiche donnera des attaques de nerfs aux innombrables chasseurs déchaînés sur les départements où la perdrix ne figure plus que dans les musées.
Aussi serait-il prudent, et même équitable, de songer enfin au repeuplement du vrai gibier sur les terres banales. Le régime actuel de la chasse en France n'a qu'un nom l'anarchie. L'État délivre des permis, mais non du gibier. S'il prélève un impôt sur les fumeurs et les timbres-p nsle, du moins fournit-il du tabac et transporte-t-il les lettres. Ici rien 1
Serait-ce beaucoup demander, que l'application d'un tiers du prix des permis de chasse aux syndicats de repeuplement ? (P. 167.) Nous entrons ici dans une nouvelle partie du sujet, à savoir les mesures à prendre pour lutter contre le mal. Là toutes les bonnes volontés trouvent de quoi s'employer, et je mettrais volontiers au premier rang l'action des mattres d'école sur les enfants. M. Godard cite à ce sujet des faits tout à fait édifiants. Voici d'abord M. Reuss, instituteur en Seine-et-Oise. J'ai quarante ans d'exercice, c'est ma quatrième commune. C'est ici que j'ai eu le plus de mal et le plus de succès. En 1899, à mon arrivée, on tirait les oiseaux- sur les routes limitrophes de la forêt de Saint-Germain; les gamins allaient en bandes aux nids les jeudis et dimanches. Depuis six ans je n'ai plus un seul dénicheur, et on rencontre les chasseurs, non plus le fusil sous le bras prêt à tirer, mais à la bretelle, à l'épaule, Mais pour arriver là que d'efforts, que de patience 1 dictées, lecturés, « problèmes sur le sujet nombre d'insectes sauvés par la destruction d'une nichée de petits oiseaux » action qui des enfants, finit par remonter aux parents; puis récompenses. « Prix spéciaux, à la. distribution des prix pas la première année, de crainte de moquerie dans l'auditoire, mais la deuxième, la troi-
sième. Il faut plusieurs années, car il faut convaincre d'abord; c'est le plus long, le plus difficile et le plus important. » (P. i45.) Puis c'est M. Dorbeaux, dans l'Eure, qui « enseigne aux écoliers la protection des nids. Plus de cinq cents oisillons bénéficièrent de cette sauvegarde en quelques années ». « Une société scolaire de Meurthe-et-Moselle a préservé de même trois cent dix-huit couvées. »
M. Gaudicheau, instituteur en Maine-et-Loire
J'ai fondé ici une Société protectrice, dont font partie mes quatre-vingts élèves et dix anciens élèves.
Il faut voir avec quelle joie ces braves petits cœurs m'annoncent de temps en temps « Monsieur, mes roitelets sont partis; Monsieur, te nid de chardonnerets a réussi. » Les uns ont entouré le pied d'un arbre d'ajonc pour protéger un nid contre les chats. Un autre a utilisé un vieux tuyau de poêle pour loger des mésanges. (P. 3oo.)
De même, M.-Tisseyre, directeur d'école à Toulonges (Pyrénées-Orientales). Dans la Haute-Vienne l'inspecteur d'académie prescrit aux instituteurs de consacrer une classe par semaine à enseigner l'utilité des oiseaux.
De cette façon, les préjugés se détruisent, on peut le dire, par la racine, le respect du nid, le respect de la vie entre dans les idées de l'enfant, il les conservera toujours.
Mais l'action sociale doit s'exercer sur une plus vaste échelle, et ici il faut résumer l'historique des efforts tentés dans cette voie. En 1868, à la suite de désastres agricoles occasionnés par les insectes, le gouvernement autrichien fut énergiquèment sollicité par les fermiers et les forestiers de protéger les oiseaux. La destruction de ceux-ci était en effet, pour tous, la cause évidente de ces désastres. Dès i885, un congrès autrichien avait décidé l'établissement de stations d'études ornithologiques, on y ajouta un Institut central doté par l'Etat. Une loi protectrice fut promulguée et 2 millions d'hectares boisés furent repeuplés artificiellement. La Hongrie seule compte aujourd'hui treize mille nids artificiels dans les forêts domaniales et un plus grand nombre encore chez les particuliers. Ajoutons tout de suite que depuis 1907, dans ce même pays, chaque école possède une ligue contre le dénichage.
Cependant le mal était général, l'Allemagne, la Suisse suivirent
l'exemple de l'Autriche et, en 1895, un premier Congrès international s'ouvrit à 'Paris pour étudier les questions intéressant la protection des oiseaux. La France était fort en retard dans le mouvement de protection vers 1897 une tentative d'ordre privé fut faite, M. Levât fondait à Aix une Ligue ornithophile, mais elle disparut avec son fondateur; l'idée fut reprise plus tard par la Société d'acclimatation et porte le nom de Ligue française pour la protection des oiseaux.
Cependant, en 1902, grâce particulièrement aux efforts de deux ministres, MM. Mougeot et Delcassé, fut signée à Paris une Convention internationale pour la protection des oiseaux utiles, entre onze États européens.
« Où en sont-elles, à l'heure où je trace ces lignes, les « Hautes Parties contractantes » s'écrie M. Godard.
Hélas
En igo5, le Congrès international se tenait en Angleterre et fut l'origine de la législation très vigoureuse de ce pays sur la protection dès oiseaux.
Les réunions se multiplient. En io,i3, le Congrès de Berne réclame une « protection mondiale de la nature ».
Nous avons dit les mesures prises aux États-Unis par te Sénat, il est intéressant de noter que le bill protecteur voté par lui fut provoqué par l'insistance d'une immense et puissante ligue protectrice, la National Association of Andubon Soeieties. Ces sociétés, ainsi fédérées, ont adopté le patronage d'un grand ornithologiste de l'Amérique du Nord, dont M. Godard nous retrace en quelques mots l'histoire. (P. 355.) Au début du siècle dernier, Audubon cherchait inutilement en Amérique, de l'Alaska aux Florides, le premier souscripteur pour son atlas ornithologique 5 5 000 francs l'exemplaire, il « passe en Écosse, recueille soixante-quinze abonnements à Édinibourg. Il gagne Paris, où Cuvierproclame son atlas « le plus magnifique monument élevé à la nature», et il quitte l'Europe avec 4oo ooo francs ». Aucune tentative'n'avait pu le fixer en Europe. Il voulait retourner entendre la grive rousse avec son chant matinal « Avec quelle ferveur, s'écrie-t-àl, ai-je béni Celui qui la plaça dans la 'forêt sombre pour me faire sentir que 'l'homme ne doit jamais désespérer »
C'est par des groupements analogues à ces sociétés que l'on peut espérer arriver à quelque résultat, soit pour la protection et
le repeuplement, soit pour la répression des délits. Sur ce dernier point, M. Godard indique fort bien la gradation de l'effort Les particuliers doivent signaler les abus locaux; les associations, organiser les poursuites; l'État encourager à la sévérité ses gendarmes et ses magistrats. (P. 128.)
Il y a fort à faire sur tous ces points; n'a-t-on pas vu, par exemple, il y a dix ans, un brigadier de gendarmerie qui « s'occupait à empailler des chouettes, des pics-verts, qu'il faisait tuer par les garde-chasses particuliers, et dont cependant il avait sous les yeux les noms inscrits sur la liste des oiseaux protégés par la loi? » (P. ir69.)
Parfois les tolérances sont venues d'où elles n'auraient pas dû venir. La justice a heureusement remis les choses dans l'ordre. En octobre igi3, de petits oiseaux avaient été vendus à la criée, à Bordeaux. La Société des chasseurs au fusil de la Gironde se porta partie civile contre les vendeurs devant la cour de Bordeaux. Ceux-ci furent, par arrêté du a/| mars 1914» oondamnésàB.o francs d'amende et à 100 francs de dommages-intérêts. Ils ne se tinrent pas pour battus; mais l'affaire fut réglée par « l'arrêt définitif que la Cour de cassation rendait le 20 novembre 1 gi4 et qui déclare nuls les arrêtés préfectoraux contrevenant à la loi générale sur la police de la chasse ». Voici quelques motivés de ce monument juridique
Attendu qu'il est constant que les 12 et 16 octobre igi3, un grand nombre d'oiseaux, pipits des prés et bergeronnettes, visés à l'interdiction de l'article 7 de l'arrêté préfectoral de la Gironde, du 28 juillet igi3, ont été vendus aux halles de Bordeaux parD. C.etS. facteurs à la criée; Attendu que les trois appelants se réclament aujourd'hui de la tolérance émanant d'un avis préfectoral du 8 août igi3; mais qu'il est à dire qu'ils n'ignoraient pas, en raison notamment d'un communiqué antérieur de la partie civile, que cette tolérance administrative ne pouvait tenir en échec un arrêté ayant force de loi. (P. 33S), etc.
L'arrêt, en conséquence, maintenait celui de la cour de Bordeaux.
Cette histoire montre et les difficultés que l'on peut rencontrer et le moyen d'y remédier.
Et les jardins-volières ? P
Nous y voici. Il n'est que temps, direz-vous peut-être.
Permettez; j'ai cru utile de vous montrer ce qui se passe au dehors de ces asiles de paix et d'espérance pour vous faire comprendre le but et l'importance de l'œuvre qui s'y accomplit, mais là je vous laisse définitivement avec M. André Godard qui vous dira la pâtée qui convient aux rossignols et la façon de faire nicher les mésanges; il vous enseignera lui-même l'art charmant et délicat d'élever les oiseaux.
Je n'ai pas besoin de vous dire que M. Godard n'a pas oublié de célébrer le bon saint François d'Assise prêchant aux petits oiseaux, c'est sur son souvenir qu'il ferme son ouvrage. Dans une sorte de vue apocalyptique de l'avenir, il prévoit l'avènement des « deux dernières idoles le Veau d'or et la Bête d'acier. » Ilsseront durs à vivre ces temps! Car ce qui nous reste de civilisation vraie, nous le devons au christianisme. Nos in ventions matérielles se peuvent greffer sur la plus atroce barbarie les musulmans et les bouddhistes emploient le pétrole et l'électricité comme instruments de torture. Après la destruction de la dernière église, ce ne seront pas les bandits policés et les brutes à barème, la femme despotique ou asservie, qui nous referont un idéal et de tolérubles mœurs.
Ah saint François d'Assise, priez pour nous 1 Accomplissez le pl us invraisemblable miracle qu'on ait jamais sollicité de votre intervention christianisez l'avenir.
Et puisque l'Évangile promet à qui cherche l'invisible royaume tout le reste par surcroît, ô vous qui fites courber la tête au loup et qui bénissiez les fauvettes, changez le cœur de nos adversaires. Puisse le politicien voter des lois efficaces pour protéger la faune ailée, l'ingénieur bâtir des jardinsvolières, l'industriel préparer, au lieu de poisons, une nourriture pour l'élevage des couvées! Puisse surtout le petit chasseur jeter sa carabine, et l'agriculteur comprendre enfin que tuer l'oiseau, c'est multiplier l'insecte Obtenez-nous de revoir les campagnes peuplées des exquises et indispensables créatures, jadis associées par vous à la louange de Dieu. (P. 38o.) Ainsi soit-il Et puisque toute prière doit se traduire en quelque résolution pratique, promettons, vous, Messieurs, de ne plus fusiller les petits oiseaux, et vous, Mesdames, je vous prie, de mettre sur vos chapeaux autre chose que des oiseaux utiles.
Aimé LOISEAU.
CONSOLATRICES1
1915
Qu'ai-je donc à continuer ces cahiers de vacances? Des vacances, il n'y en a plus pour moi, les hôpitaux ne connaissent point cela, et il n'y en a que trop aussi serai-je jamais plus professeur? La guerre a de si atroces contre-coups! Que ma plume au moins reste jeune et continue ses devoirs de vacances. Nulla dies sine linea., devise de Quintilien, je crois, mais surtout de notre grand Zola. Et puis combien longues, ces vacances forcées!
Forcées par les stupides circonstances qui s'acharnent contre moi, même ici, à Clermont, où je me suis réfugiée pour avoir la paix. Thiers avait des internés, est-ce donc le souffle de cette race qui viciait l'air de ma ville natale, et me le rendait irrespirable ? Je ne veux plus retourner dans ce trou, ni rencontrer ces blessés goguenards. Oh! ces infirmiers et infirmières! Peut-on imaginer pareil manque d'égards pour moi qui, depuis le début de la guerre, ai montré ce que la citation appelait intelligence et inlassable dévouement? Ah! oui la citation, les palmes on eût dit que, dès lors, la jalousie fût plus méchante. Comment ai-je pu tenir là-bas, jusqu'à Noël? Certain jour où je m'aperçus comment les infirmières étaient montées contre moi, j'avais bien envie déjà de tout planter là. Ce manque de tact Un de nos plus sympathiques blessés qui a une syncope et j'accours; l'infirmière de salle me regarde de travers. Oh je savais bien qu'elle en tenait pour lui, un bel homme, c'est sûr, et marié, et sa petite femme était venue quelques jours auparavant et l'infirmière n'en décolérait plus. Ce pauvre jeune homme avait tant besoin de soins 1 Cette petite bécasse ne pouvait l'aider comme moi; je la prie gentiment de nie laisser la place, en ce moment difficile. Bientôt elle se rebiffe, et toutes les infirmières d'accourir. « C'est M. Léon qui est au plus mal 1 » M. Léon oui, était évanoui durant ce temps, et par bonheur je m'occupais de lui.
I. Voir les Éludes des 5 et 20 juin.
Soudain, oh! cela, un coup de ces petites vipères! l'aumônier Il s'avance, toutes se retirent; mais, moi, indignée, je ne m'aperçois même pas de cet homme noir qui demeure là un instant, marmotte je ne sais quoi, et donne sa bénédiction, en me priant de le rappeler dès que M. Léon reprendrait connaissance- ce que.je me suis bien gardée de faire. De quoi se mêle-t-il, celui-là? a
Ne s'est-il pas mêlé encore, l'homme noir, de prendre parti entre deux infirmières et moi, à propos des livres que je procure à nos blessés? D'après les petites pécores, quelques livres d'amour, joyeuxconsolateurs, conviendraient mal à nos soldats fiévreux ou affaiblis. Je voyais bien cependant comme ils s'y intéressaient, comme ils s'en occupaient entre eux par la suite. Va-t-on nous soumettre à la censure, maintenant? Mais voilà les intrigantes, mal reçues par moi, qui font marcher un major, puis l'aumônier excitation malsaine, préjudice physique et moral aux convalescents, que sais-je. Bref, l'autorité m'a donné le soufflet de retirer mes livres. Et dire que je ne me retirais pas encore? A Noël, l'intolérable situation se dénoua. J'aurais cru avoir reconquis les sympathies, par mon idée de la fête aux blessés, même les bonnes grâces dudit aumônier avec ses cantiques et sa messe de minuit. Va pour le Noël d'Adam, puisque cela peut amuser nos petits.
Mon idée était plus pratique, plus consolatrice. Un léger, oh 1 très léger réveillon, de la musique, j'avais engagé un diseur tout à fait réjouissant, et surtout mon arbre de Noël. C'était l'idée, cela, qui eût fait oublier la messe et les vieux cantiques pompiers. Aux branches de mon sapin, chacun eût trouvé un cadeau, non seulement pour lui-même, mais pour chacun et chacune de leurs garçonnets et fillettes, à ces poilus, pères de" famille. Nous avions passé de bons moments à faire le trousseau des poupées, à mettre en bel état les fusils, les soixante-quinze et les chevaux de bois. Or, la veille de Noël, quand le sapin est planté et tous les paquets en place, Mme de Vertavonne avait eu la gracieuse pensée de faire travailler son ouvroir à notre intention, tandis qu'on donne le dernier coup de fer au vieux Noël d'Adam, chanté par vingt voix d'hommes. crac, un ordre du jour « Défense de troubler le repos de la nuit par aucune réunion, ni séance dans les hôpitaux, à partir de dix-huit heures. »
Et comme je nepouvais dormir de fureur,>cette muit-là où j'étais de -garde, ayant fait une ronde vers minuit, j'entendais >dans les 'chambrées, sous 'les 'lampes à peines couvertes, le bruit des conversations et des manilles. Puis, quand «sonnèrent les douze coups, ̃une voix de gamin parisien commença ce Attention, les amis, voilà zéro heure, c'est moi qui chante, une 1 deusse 1 « Zéro, chrétiens 1 c'est l'heure solennelle. »
Le lendemain l'administrateur recevait ma démission motivée. Je n'eus pas trop -de peine du reste à retrouver une situation dans les hôpitaux clermontois. Il y a bien parfois quelques regrets, oh non pas des gens de Thiers, mais de certains blessés de France. Je n'ai pour le moment qu'un lot de '-Sénégalais, sujets parfois à des fantaisies un peu trop. équatoriales. Mais, y a bon 1 Un peu de peine aussi à renouer nos relations intimes avec Mme de Vertavonne, toujours occupée. ou préoccupée. Évidemment elle s'active, pour ne point se laisser rejoindre par d. noires pensées. Noir pressentiment de la réalité qui se -fait de plus en plus certaine. Le jour où elle recevra la nouvelle fatale, sera-t-elle plus accablée ? Du moins ce cœur secoué, déchiré, ne ballottera plus.
Voilà deux fois que je la rencontre devant l'église de NotreDame du Port; je ne suppose point cependant qu'elle aille se consoler parmi ces vieilles -pierres contemporaines descroisades 31 est vrai qu'étant Vertavonne, elle descend plus ou moins des croisés, maintenant 1
Toujours affable du reste, mais avec je ne sais quoi d'un peu force dans le sourire, et un si curieux état d'esprit u Devinez, chère amie, mon occupation habituelle? Avec vos ânes mains, lui dis– je, tracer des dessins aux dentellières, tailler des patrons et tailler des bavettes.
– C'est cela, mais les bavettes surtout. Toute l'après-midi quelquefois, je dois faite à mes petites et à mes grandes un cours, fort précis, qu'il me faut bûcher avec soin, et devinez de quoi? Dentelles d'Auvergne et blondes du Velay?
– Ahl cène serait rien. Je fais un cours de religion! 1 Il en faut pour le peuple, n'est-ce pas, pour les esprits non évolués, ils ont tant besoin de consolation maintenant et de frein. Vous vous rappelez, chère Madame, l'auto sur la descente, ses deux freine
;i.;vS- fSSiïstsfS-Nyff Jï»c .•»..
cassés. et mon Xavier, si fier alors, si intrépide? C'est lui encore qui m'aida avec ses cahiers, car je ne dois pas me laisser coller par mes élèves, sentant toutes ces fragiles âmes dans ma main. Ah 1 ce n'est pas commode, l'enseignement, et je comprends, chère Madame, que l'on décore les professeurs. Elles cousent des chemises, les pauvres petites, des chemises à huit sous, elles apprennent la dentelle, mais ce que je leur dis les intéresse plus que tout. Songez, un paradis de repos et de délices et de toilettes et de beautés infinies 1 un Dieu-Homme venu pour les aimer I Elles ont tant besoin d'être aimées, et avec cela, en de si terribles situations, en des états d'Ame si pervers. Imaginez-vous une gamine, pas plus haute que ça, qui écoute les yeux avides la Passion de Jésus Christ et s'émeut, puis soudain, reprenant son air fermé, sauvage « C'est ben peut'-être que des histoires, tout ça. » Une autre, une grande, qui m'ouvre son coeur « Je l'aimais tant, je pouvais pas l'épouser, mais j'avais peur de la mort tout de même. Il est parti à la guerre. Tristes cœurs à la fois déchirés et soulagés, combien yen a-t-il de la sorte ? Et puis, des générosités merveilleuses. Une ouvrière, après sa journée, prenant sur son sommeil pour broder un ornement au cardinal Mercier quelles merveilles, ces pierres d'Auvergne, dès que Je cristal sort de sa gangue! Il faudra, chère Madame, venir voir cela, et comment nos aiguilles ont utilisé vos coupons. »
J'ai dû m'exécuter, l'autre matin, et je suis allée à l'ouvroir. Dans un couvent encore, une salle de classe mise en disponibilité depuis la laïcisation. A la porte, j'ai reconnu l'affreuse couleuvre de Montferrand et je ne l'ai point regardée. Il me semblait même que l'absence de mon regard lui faisait l'effet d'un soufflet, le eut britannique.
La comtesse de Vertavonne et quelques dames, parmi lesquelles je reconnais à son coloris Mme Bouttreux, préparent du travail pour l'après-midi. Où donc Jeanne a-t-elle pris des leçons de coupe? et puis quels charmants modèles, de qui ces dessins? intéressant travail pour vos dentellières!
Des dessins de M. Guiéraud, l'aqua-'fortiste, explique MmeBouttreux, et je m'empresse de causer d'autres choses. Une religieuse entre et sort. Jeanne éprouve-t-elle le besoin de s'excuser en quelque façon? Elle m'explique la difficulté de trouver un local, la générosité de ces dames (elle veut dire les
religieuses) qui prêtent leur classe vide et rendent mille services, paraît-il. Manière de se distraire de leur contemplation, pensai-je à part moi. Une fois évincées de leur enseignement, de leurs habitudes, un peu d'altruisme doit les consoler. Jeanne devine ma pensée et se croit obligée de pousser l'éloge de ces dames.
On les chasse, on les ruine, on leur enlève leur joie maternelle et leur gagne-pain, et puis les voilà toutes consolées maintenant parce qu'elles peuvent être servantes, dans les hôpitaux, les ouvroirs et les orphelinats. Elles ont cette supériorité, sur moi du moins si changeante et vite rebutée, de ne jamais donner leur démission. Rien ne les arrête. Ce sont les sources revenant quand même, au pied des volcans. Basaltes, laves, montagnes de scories et d'injures; la source plus fraîche et plus filtrée que jamais ressort 2 kilomètres plus loin. à la Fontaine du Berger. » Naturellement ce nom évoque un soupir.
– Et c'est vous la bergère, lui dis-je. Que l'eau des volcans vous soit douce!
Oui, oui, je vous entends. Eh! nous avons toutes nos travers, les mauvaises langues diraient même nos défauts; mais pardessus les faiblesses humaines, celles-là, nos religieuses, ont un superbe voile, leur vertu.
Ah! par exemple! voulez-vous dire?.
Je veux dire seulement que parmi tout le dévouement féminin prodigué à cette heure, il y a beaucoup de personnes vertueuses, il y en a qui le sont moins, et les religieuses ont ceci de particulier qu'elles ont non seulement de la modestie; et vous entendez le double sens de ce mot rejoignant deux splendeurs féminines mais elles sont des professionnelles de là pureté et de l'humilité. »
Que de grands mots à côté des dessins de M. Guiéraud! Après tout, n'est-ce pas le fait de l'union sacrée, et Jeanne, connaissant mal encore cette religion chrétienne, tout ce qui est nouveau est beau. Réaction consolatrice en somme, en attendant peut-être. mais chut! évitons de rappeler ces fermes et jolis dessins d'aquafortiste. Jeanne n'est point une religieuse, une professionnelle! t est-elle même encore mariée?. Elle est si jeune! Elle a de la fermeté, certes, elle est de fin métal; mais laissons agir le patient burin et l'eau-forte.
Pauvre Jeanne, maintenant Sa tranquillité relative fut de courte durée. ou plutôt, ri'est-ce pas désormais un plus tranquille avenir qui se dessine. Pourquoi ce mot dessiner est-il venu sous ma plume? mais pourquoi aussi rencontrai-je, cette après-midi, un certain dessinateur, un aqua-fortiste célèbre, installé devant le chevet de Notre-Dame du Port et crayonnant le profil de la très jolie église?
Un peintre a le droit de s'installer partout; il y a ici cependant curieuse coïncidence. Je ne puis plus ignorer que Jeanne fréquente cette vieille église, et la tenue de M. Guiéraud,me semble un peu trop soignée serait-il à l'affût? Je veux .en avoir le cœur net. Un peintre, dans la :rue, est à la merci de l'admiration publique. Mon admiration n'est point simulée du reste, et l'artiste est charmé de voir que j'ai reconnu son travail pour une étude.
Pour faire diversion, d'un coup d'oeil interrogateur, je désigne à la comtesse sa balayeuse courbée en un coin, et quand celle-ci a quitté la salle
« Je l'ai reconnue, lui dis-je, mais je ne l'ai pas regardée. » Jeanne rougit vivement.
– Soyez sûre, dit-elle, que Marthe l'a cruellement senti. Tout son épiderme est à vif. C'est la réaction maintenant, mais elle tiendra elle est humble et veut réparer. Elle s'attend à l'humiliation, elle la découvre même où elle n'est pas, elle en souffre, mais quel courage Voua comprenez, on ne «e refait pas le caractère du jour au lendemain, même le rhumatisme et la -misère aidant. Mais savez-vous que nous avons trouvé autre chose en elle, c'est une dentellière fort habile, et quand nos petites -se découragent, c'est elle qui remet les fils en ordre et leur donne des leçons. Toutes l'aiment bien, mais Marthe ne veut être que servante. Elle me dit que la Mère de Dieu n'a été que cela, et que lui ne venait que pour servir, lui qui est toujours là près d'elle. Qui ça, lui? a
Cette femme voit Dieu, vous dis-je. Ce n'est >pas elle qui le confondrait avec le Grand-Tout. Nature, Destinée, cela >ne lui dirait rien, mais Jésus souffleté, insulté, crucifié, voilà qui l'aide à tenir sous les pires affronts. Pauvre Marthel » »
– Oui, Madame, étude pour une grande machine d'ensemble. Avant la guerre, j'avais quelque ambition. Les Cathédrales de Rodin m'empêchent un peu de dormir, mais la façon sans gêne dont le maître a jeté ses dessins au cours de son texte, permet peut-être de faire quelque chose de plus soigné, de plus précis, de plus eau-forte. Je rêve d'un grand ouvrage sur notre style roman auvergnat, ce romano-byzantin, dont les frontières sont si étendues et l'influence marquée, mais dont le centre est ici à Notre-Dame du Port, contemporaine de la première Croisade et beaucoup plus ancienne même, en ses coins non rebâtis. -'Bravo, lui dis-je, quelle consolation votre main droite va donner à cette pauvre et glorieuse main gauche!
Guiéraud sourit dans sa barbe fine.
– Une blessure, c'est une décoration. Aussi combien est-elle blessée et décorée, cette vieille église en robe blanche. Notez bien qu'elle est en domite, antérieure par conséquent à l'emploi du Volvic. Mais les scories ont un rôle décoratif, là-haut, dans les cintres supérieurs. Ça chante bien, cette mosaïque noire et blanche, et cela vient à la perfection en eau-forte. Tenez, regardez cet effet que j'eus la chance de saisir hier, à l'intérieur de Notre- Dame du Port. Curieux, n'est-ce pas, cette harmonie des gris, cette fusion des plans à travers les piliers et de-ci de-là une pointe, une flambée de vitrail ? Et, voyez vous, j'ai la tentation d'aquarelliser mes eaux-fortes. Toute la gamme des noirs et des gris, je la tiens sous le burin, mais ces piquées de soleil, ces touches lilas, carmin, dorées, je ne puis les rendre qu'au pinceau. Tant pis si l'on se scandalise, je veux faire chanter mes chères églises d'Auvergne, lesquelles du reste ont rayonné au loin avec des monuments de premier ordre cathédrale de Nevers, celle de Valence, Saint-Sernin de Toulouse, prototype de Saint-Jacques de Compostelle, et d'autres églises en Velay, en Rouergue, en Saintonge, toutes sur ce plan d'une élégance rare.
Et la pointe du crayon me dessine, en un coin du papier, de rapides schémas.
« Tenez, la croix latine fleurie au chevet d'un groupe de chapelles rayonnantes, en nombre pair quand l'église est dédiée à Notre-Dame, ce chevet auvergnat ainsi contrebuté peut s'épanouir, s'élever, s'éclaircir. Problème de construction très élégamment résolu, progrès sur le roman bourguignon. D'où le
déambulatoire, puis la coupole octogonale sur trompes recouvrant le carré du transept, la voûte centrale contrebutée par des voûtes en quart de cercle recouvrant les collatéraux. »
Toute cette causerie est d'un chasseur à l'affût qui s'énerve et ne veut point quitter la place. Si je le débusquais? Peut-être même le conduirais-je plus près de l'objet attendu. Très intéressante, en effet, sur le papier. Que doit-elle être dans sa réalité intérieure, notre église en roman auvergnat. Je serais si heureuse qu'on me l'expliquât de près.
En un instant, le peintre a plié bagage. Eh, eh 1 j'ai bien su lire, je crois, en son petit roman. auvergnat.
Fraîcheur et pénombre de l'église. Impression singulière contre laquelle il me plaît de réagir, en parlant un peu haut. On parle haut dans les musées, je pense. Il y a de la lumière et des orfèvreries sur l'autel. M. Guiéraud baisse la voix pour me dire « Le saint Sacrement y est.
– Qui ça, ai-je répondu?
– ̃ Le très saint Sacrement est exposé. »
Il s'agenouille, il s'incline. Une cloche tinte, il se relève. Est-ce là guerre et sa. blessure qui ont agi sur cette âme vibrante? Il est chrétien; allons, tant mieux! ou tant pis.
Cependant je cherche des yeux si parmi les chapeaux féminins qui se relèvent je ne reconnais pas certaine capote. Tout en me faisant les honneurs du monument, des chapiteaux anciens, des verrières modernes, et des beaux effets de clair-obscur, Guiéraud examine aussi et cherche quelque chose, ce n'est pas seulement la mosaïque de laves et l'appareil réticulé.
Catastrophe Le voilà harponné par un vénérable ecclésiastique qui nous emmène à la sacristie, et nous détaille une Madone treizième siècle, découverte dans les vieux murs de Notre-Dame du Port.
« « Voici une Vierge que la Révolution n'a point touchée, ni les cambrioleurs, comme notre Vierge noire du Port, volée et disparue pendant plusieurs années, au siècle dernier. »
Guiéraud examine en connaisseur.
– Assurément un cambriolage difficile, ce bloc de pierre, mais quel galbe Un bon morceau de sculpture, M. le Curé. Où donc nos sculpteurs auvergnats trouvaient-ils cette harmonie de composition ? il y a quelque chose du paysage des dômes, en cette
Vierge; ce n'est qu'une jeune fille et un enfant grimpant sur ses genoux, mais la draperie, le siège, l'ampleur du mouvement. comme l'ampleur de nos basaltes drapés au pied des volcans. Trait d'union, l'Auvergne, voyez-vous, France centrale, montagne rigoureuse et chaudes vallées. Styles de transition. Cette Vierge treizième me paraît une bonne liaison entre les vierges hiératiques de jadis, raides, sévères, dont l'Enfant plus vieux que sa Mère, est assis entre les genoux, ne les touchant qu'à peine, l'Éternel, l'Incréé, – entre nos vieilles madones, dis-je, et les vierges déhanchées de la Renaissance. Deux types extrêmes et bien fréquents en Auvergne. Mais entre les deux, nous avons tous les jolis gestes de nos madones moyen âge, celle-ci, par exemple, et la souriante Vierge à l'oiseau du Marthuret, et notre si curieuse Vierge noire du Port qui semble jouer avec l'Enfant. Celui-ci s'échappe, elle le suit, toute penchée d'un côté. De notre côté, je pense, Monsieur le Curé.
Je grille de m'esquiver, mais Guiéraud, grisé par son art, en oublie tout le reste; alors discrètement je prends congé « Excusez-moi, je dois retrouver une personne à l'église, la comtesse de Vertavonne. » L'artiste a pâli, mais plus encore quand le curé nous dit
En effet, la pauvre enfant le coup. est si terrible. Comment, vous ne saviez pas?. la capitaine de Vertavonne officiel-lement porté sur la liste des morts. la comtesse est encore dans la crypte, je pense. »
Je sors aussitôt. M. Guiéraud, muet, regarde la Vierge dont le curé a repris l'explication. La crypte, je l'ai vite trouvée. Deux rampes d'escalier encombrées de monde, tout le mur garni de plaques et ex-voto; Remerciements, Reconnaissance. Quelle reconnaissance, quels remerciements vient offrir ici ma pauvre Jeanne ?
Crypte étouffante, où d'abord je ne vois rien qu'un couvercle de puits de style ancien, une source au milieu de l'étroit sanctuaire parmi ces lourds piliers I Puis, sur l'autel, cette Vierge noire très singulière, en effet, toute penchée d'un même côté avec son enfant, Vierge du Port, appellation non moins singulière; un port, un abri, une porte peut-être où l'on se réunit pour les marchés, les affaires, un débouché de montagnes comme Saint-JeanPied-de-Port. Tout à coup, parmi les pauvres femmes, dans
Avec tous les ménagements possibles, la nouvelle avait été apportée à Mme de Vertavonne. Son mari, glorieusement frappé à la tête de ses hommes, est tombé dans les lignes ennemies, en pays occupé par les Allemands; un de ses hussards a raconté la terrible rencontre et l'héroïque mort. Mais Jeanne y était depuis si longtemps préparée! C'est une noire douleur néanmoins. C'est aussi une détente. Dans ce déchirement, l'angoisse lancinante a disparu. Après la furieuse agitation, l'activité hors de chez elle pour fuir l'obstiné cauchemar, c'est l'accablement aujourd'hui, un anéantissement physique et moral, où je crois discerner. je ne l'avoue qu'à moi-même. quelque chose de soulagé, non seulement d'une incertitude, mais aussi d'une lutte secrète, et dans tout ce deuil écrasant, j'entrevois comme un rayon d'espoir. Sans doute, les visites de ces dames, de Mme Cassel, en particulier, lui font du bien. Celle-là surtout a le tact de ne point se répandre en gémissements. Consolatrice qui aurait tant besoin, elle-même, d'être consolée elle porte quatre deuils maintenant elle est douce néanmoins, avec une tranquille fermeté en ses yeux tristes. Est-ce stoïcisme, indifférence ? Non, c'est un autre sentiment plus profond, plus près de la Nature et de la douleur. Après les visites de la générale, Jeanne parait plus vaillante. M. Guiéraud a passé sa carte, avec un mot de respectueuses condoléances qui ont fait plaisir à leur tour. Mais je pense à ces défilés de soi-disant consolateurs, à la porte du cimetière des gens qui -grimacent la commisération et n'ont rien à dire, rien à présenter que le vague serrement de leur doigts gantés de noir. Oui, les grandes douleurs sont muettes, mais aussi, hélas les consolateurs officiels, en corvée funèbre.
Jeanne ne peut demeurer en cette prostration d'âme. D'ailleurs, il lui prend de fougueux désirs parfois d'en savoir davantage, de voir par elle-même le porteur de la fatale nouvelle. Ce témoin de la mort de Xavier est un de ses hussards, un nommé Mijac, réformé à cette heure, mais que la commotion de la bataille avait longtemps hébété, lui faisant oublier tout. Depuis peu, des sou-
l'ombre, à genoux, le visage dans son mouchoir, Jeanne. Ah ce n'est plus qu'une pauvre femme maintenant.
venirs précis lui reviennent, terriblement précis pour la comtesse de Vertavonne. Le hussard Mijac demeure à Issoire. Nous irons le visiter.
Simon Mijac,.un nom curieux dont Jeanne s'étonne: eUe ignore combien Issoire est un pays spécial, où les noms Israélites abondent. Mijac ressemble fort à un certain Misach de la Bible. Ne prétendon pas que ce pays servit de refuge à des fugitifs hébreux du temps de Titus? Ce fut, en tous cas, un abri pour nos pauvres protestants persécutés; une de mes grand'mères était d'Issoire, dont la population se distingua toujours par ce qu'on appelait des idées avancées.
Nous sommes donc en route pour Issoire, et le chemin de fer s'engage au vallon de plus en plus encaissé de l'Allier. La douce rivière, si paisible et fécondante plus bas, à travers la Limagne, prend ici un aspect torrentueux et ravageur; elle traverse des gorges abruptes, et je suis heureuse de voir que les yeux de Jeanne s'intéressent au voyage.
Il y a de quoi attirer l'attention, surtout quand apparaissent, à mi-coteau, les grottes du Périer, ces habitations préhistoriques, fréquentées -non seulement par les troglodytes armés de haches en silex, mais jusqu'au moyen âge, par des brigand peut-être ou des moines, cela se vaut. La Thébaïde, dit-on, a des montagnes criblées ainsi d'alvéoles.
Ne dirait-on pas-des tombeaux? murmure Jeanne. Tombes préhistoriques peut-être. Mais nos lointains ancêtres des cavernes, malgré leurs tombeaux en ruine, survivent toujours. » Elle lève vers moi ses yeux qui comprennent. Elle avait besoin de ce mot.
Ohl oui, redites-moi qu'ils sont vivants, nos chers morts, je veux, je veux les revoir. Et avec un gémissement « Mon Xavier 1 »
J'ai peur que le soupir ne devienne sanglot et, vite, je calme la blessure.
Vivants pour toujours 1 Éternité dont nous sommes, dont nous avons toujours été. D'où venons-nous? où allons-nous? a Qu'importe Nous sentons au dedans de nous-mêmes ce besoin naturel d'immortalité, besoin que la Nature ne pouvait y mettre pour Ile frustrer. »
Jeanne écoute et ses yeux remontent au ciel. En bas, l'Allier»
de plus en plus torrent, bouillonne et s'irrite. Doucement, je continue l'utile leçon.
Où sont les chères âmes, voguant dans l'indéfinie éternité? Dans quels corps, dans quels astres se sont-elles réincarnées ? Jusqu'ici la Science n'a pu.
Un geste brusque m'interrompt, et cette Jeanne que j'ai devant moi, j'ai peine à là reconnaître. Ah je connais bien sa sensibilité aiguë de tragédienne, mais les yeux dardés sur moi ont autre chose que du drame en leur fébrile passion.
-Non, pas de ça, voulez-vous, plus rien, rien, de ces folies romanesques. Je veux retrouver mon Xavier, je veux des choses certaines, appuyées sur des faits.
Mais, dis-je, un peu suffoquée de la façon dont elle repousse ma bonne volonté consolatrice, les faits scientifiques sont-là. – Oh, Madame, vous me déchirez. Je vous assure que ce n'est pas le moment des hypothèses, des amusettes et des illusions spirites. Vous savez bien, vous-même, que les spirites sont grossièrement trompés. Et quoi ensuite? des théories creuses, que l'on dit vraies parce qu'elles sonnent bien. Oui, oui, plus de mystère, on se réincarne. Alors tout s'explique les tares innées, les vertus innées, la chance et la malechance, le crime et l'amour; on est lié, tout est fatal. Horreur 1 tout cela me révolte en ce moment, et je veux, je veux mon Xavier.
Où est-il ? dites-le moi. Vous n'en savez rien. Est-il même lui? Vous comprenez bien qu'il me le faut, lui, et avec nos réincarnations je l'ai perdu à jamais. Qu'ai-je donc été, moi, avant ma naissance? Je l'ignore. Peut-être un habitant de ces cavernes, làhaut. Mais aucun souvenir ne m'en reste. Ai-je même été une femme, un être humain ? Oh 1 non. Cette métempsychose est trop abominable, cette prétendue justice trop barbare. Ne plus se reconnaître, avoir tout oublié. Expier en ce moment des fautes que je ne puis même de loin connaître A qui, je vous le demande, à quoi peut servir une expiation ignorant qu'elle expie ? Ah 1 les fautes de notre famille, de notre pays, de notre temps, nos vanités, nos sensualités féminines, que nous les payons cher mais nous les reconnaissons un peu, en nous regardant. Je comprends même que tous-payent la faute du chef, d'Adam, mais celles d'une vie antérieure 1 oh Madame, c'est bien assez d'expier celle de ma propre vie. »
Le train heureusement arrive en gare. Cette scène m'a brisée, je l'avoue, et l'esprit de Jeanne est plus loin du mien que je ne l'aurais cru. Son cœur aussi peut-être. Quelle amère désillusion après tout ce que j'ai fait pour elle, et quelle humiliation de n'avoir pu lui répondre 1
Nous passons devant une belle église en roman auvergnat, dont les fenêtres cintrées et les chapelles rayonnantes font un certain rayonnement aussi dans mon souvenir et dans mon espoir. Toute cette tragédie pourra bien s'achever en idylle 1 Douce vengeance pour moi, vraiment froissée en ce moment. Mais enfin Jeanne est sortie de sa torpeur et l'agitation qui la tient maintenant ne se calme point, bien au contraire, par les déclarations de Simon Mijac, un singulier témoin.
Notre homme est dans sa cave, c'est-à-dire au sous-sol qui s'ouvre ici directement, par quelques marches, sur la rue. De la porte entr'ouverte une voix monte, qui chante à tue-tête certain refrain à la coupe fâcheuse, aux très fâcheux souvenirs L'inter. naliona-aaale
sera le genre humain
Jeanne est fébrile. En deux pas, j'ai pris les devants. Mijac est là, une bouteille à la main.
Y a pas. Quand les femmes s'occupent de la cave, elles ne savent plus rien faire.
Fallait le retour du vigneron pour remettre les choses. – Mon ami, nous savons que vous avez été glorieusement blessé aux côtés du capitaine de Vertavonne.
Ah 1 ça oui; mais ce qu'ils ont pris, les Boches Qu'est-ce qu'ils ont pris, alors
Je saisis le bras de Jeanne toute frissonnante.
Pourriez-vous nous dire, avec quelque précision, où il est mort? Voici sa veuve, Mme la comtesse de Vertavonne. L'ivrogne se découvre et balbutie
Bien heureux, Madame la comtesse,.j'ai bien l'honneur. Donnez-vous la peine de vous asseoir. Sûrement que vous avez bien fait de marier mon capitaine, que c'était un brave type. Ça, y a pas d'erreur. Est-ce qu'on pourrait vous offrir quelque chose? Jeanne a les dents serrées et je ne sais plus comment je parle à ce triste individu.
A Clermont, la fièvre de Jeanne ne s'apaise point. C'est. la même inquiétude qu'avant, avec plus d'amertume encore. L'ouvroir ne lui suffit pas, ni l'église aux chapelles rayonnantes. Je n'ai plus rencontré M. Guiéraud. Il a du tact, il devine qu'il
Vous l'avez vu tomber, votre capitaine? Il est sûrement mort, n'est-ce pas?
Parfaitement, Madame, que l'ordonnance s'est jeté devant lui, quand leur sale mitrailleuse a commencé, et puis aussi Gonnelle.
Mon amie se serre contre moi.
Connaissez Gonnelle un eheti hussard, vous savez, valait pas cher au commencement. Ah non il en était pour les balles et pour les propres généraux; mais, moi, c'est pas mon genre. Ah 1 ça non.
– Et le capitaine de Vertavonne, alors ? P
– Justement, le capitaine, c'était un riche type. 11 nous tenait tous dans la main, vous savez, par le bridon, rien qu'avec des mots « Pour une France meilleure, les enfants Mais c'est le bon Dieu qui va noua récompenser. Jusqu'à ce fossé, là-bas, et puis rassemblement au paradis. En avant, avec moi! » Gonnelle était le plus fou pour lui, c'était bien Gonnelle et Joseph, l'ordonnance, qu'ont reçu tous les mauvais grains de leur moulin à café.
Alors, le capitaine est tombé?
Comme qui dirait là, sur la place, à dix pas de nous, avec les deux autres. Alors, on s'est défilé, vous comprenez, et on a tiraillé avec les carabines, seulement que voulez-vous faire sans baïonnette ? a
Et comment n'a-t-on connu que la mort de Joseph ? Pardi, c'est te seul qu'est revenu. Il se traînait encore avec la figure en marmelade. Ce qu'il était amoché, le pauvre vieux. A claqué en arrivant sur nous. Allons, je vois bien que ça vous retourne, toutes ces histoires, mais je vais vous faire goûter mon vin, ça va vous remettre. Eh Lia, apporte donc deux verres que je trinque avec ces dames. Sans façons, pas vrai? »
Violemment cramponnée à mon bras, Jeanne tremble de tous ses membres. Va-t-elle s'évanouir ici?
doit s'estomper en ce moment. A Jeanne, il faut changement d'air, solitude un peu et douce compagnie surtout. La famille de Vertavonne insiste pour qu'elle vienne à Orcival. Elle est partie. Je dois lui faire une courte visite, autant que le permettront mes devoirs d'infirmière. Pour moi, cela vient à point. A la longue, on se lasse de l'interminable guerre et du fastidieux ronron d'hôpital. Cela ne manquait pas de piquant, les premiers jours. On a pris ensuite de l'intérêt à quelques blessés, mais il y a eu de tels froissements! Cela devient aussi d'une telle monotonie, à moi surtout, professeur de mon état et non point infirmière. Donner la nourriture de l'âme, la consolation aux esprits inquiets, oui, cela me sourit, mais des tisanes I que c'est fade
Claire journée de printemps. On m'a gentiment confié pour aujourd'hui l'auto avec le chauffeur de l'hôpital, et nous filons à belle allure à travers la chaîne des Puys. A notre passage, des poulains s'ébrouent dans les prés, et les anémones sourient dans l'ombre jeune des squs-bois.
Printemps de montagne volcanique, assaut de corolles et d'ombelles, pour caresser et consoler les arides coulées de lave. Ah décidément, le printemps exagère. Ces tapis des plus fines orchidées et renonculées, TroUius et Cypripedium, à perte de vue, leurs globes d'or pâle et leurs sabots de velours Sous les branches d'un chêne, encore endormi, les petits pavillons de cuivre des ficaires, rangées en cercle, sonnent l'aubade du printemps et, là-bas, devant le rideau sombre des sapins, un mélèze a lancé sa fusée lumineuse.
Pour qui toute cette fête ? Eh pour moi donc, messagère, à mon tour, d'un certain renouveau. Chère dame Nature, merci. De même façon, le coucher de soleil était pour Coppée tout seul, le vrai, le jeune Coppée d'autrefois, non pas l'auteur affaibli de la prétendue Bonne Souffrance.
Oui, me voilà messagère de printemps et consolatrice de volcans apaisés. Ma volcanique Jeanne doit finir son hiver sur les laves calmées de son coeur, une flore nouvelle peut s'épanouir. Après tout, l'incertitude est impossible à garder davantage. Officiellement, légalement, Jeanne est libre le comte de Vertavonne est mort. Et puis, admettons un retour, le revenant à'Enovh Ardèn retrouvant sa femme mariée ailleurs, après si longue absence. Jeanne va me dire que l'absence n'a pas duré, que
l'assurance officielle ne lui suffit pas, surtout avec l'unique témoignage de Simon Mijac, tout hébété encore du fracas des obus; disons cela pour l'excuser.
Eh bien, en attendant, s'il survenait un mari. comment dire? provisoire. intérimaire. Combien notre langue est pauvre en adjectifs! et combien étroite notre conception du mariage 1 Mariage chrétien, dira-t-on. Eh! le Christ vivait il y a deux mille ans. Certes, personne plus que moi n'admire l'élévation de sentiments de ce véritable surhomme, mais comment, dans cette nuit des âges, prévoir toutes les complications de notre monde moderne et occidental? Ceux qui tiennent à cette doctrine sont obligés de confondre Christ avec Dieu.
Je vais me buter à ce préjugé, je le pressens, surtout parmi les gens de ce moyenâgeux Orcival. Ah l'esprit humain a marché depuis les croisades Ombre gracieuse de George Sand, vous.qui avez aperçu avec tant de sourires et de larmes un mariage plus près de la nature et de la vérité, chère ombre printanière, tout à l'heure, inspirez-moi.
Savez-vous, Jean, pourquoi tant de monde sur les routes, depuis un instant ?
Le chauffeur, qui a dû ralentir, se tourne vers moi. – Le pèlerinage d'Orcival, Madame. C'est la fête aujourd'hui. On y venait de vingt paroisses, dans les temps.
Les chemins, en effet, s'emplissent de gens endimanchés. Des curés menant leurs paroissiennes, des éclopés de la guerre en moustaches de Yercingétorix, des vieux au petit chapeau rond bordé de velours et beaucoup de femmes en deuil. Enfin, dans le creux d'un vallon, Orcival, où j'ai la surprise d'apercevoir encore un de ces superbes monuments de l'école d'Auvergne, pèlerinage, paraît-il, fort ancien; l'église, en effet, est blanche, antérieure à l'emploi du Volvic.
Chez les Vertavonne, tristesse du manoir dévasté Poignante solitude le fils unique est parti, la race éteinte, et Jeanne toute vibrante au milieu de ce noir. Combien ces blessures en contact doivent s'envenimer Cependant, les vieux Vertavonne portent noblement leur douleur. Je ne les ai vus que peu de temps et j'ai compris qu'ils étaient, en somme, un réconfort au cœur frissonnant réfugié auprès d'eux. « Aussi bien, Madame, me disait le marquis, dès le premier jour notre sacrifice était fait. Ah! le télégramme
n'est pas d'hier, il y a longtemps que le bon Dieu nous l'avait envoyé. mais quel sacrifice! Nous n'avions que lui, toute notre maison écroulée. On nous rapporta sa dernière parole Pour une France meilleure Et cela nous ranime. Notre famille ne meurt pas tout entière, puisqu'elle donne sa vie, son sang, à notre plus grande famille, la France meilleure. »
La voix grave s'arrête brusquement, et un peu fébrile, la marquise de Vertavonne déplie un papier où j'aperçois de larges traces grises. Oh ces larmes maternelles
Aujourd'hui elles sont séchées, taries peut- être, les larmes qui ont creusé ces yeux douloureux et mis des plis autour de la bouche. Voulez-vous me permettre de vous lire sa dernière lettre ? un billet envoyé à son aumônier après la Marne, quand nos hussards, devenus fantassins, se dévouaient à une mort certaine. MONSIEUR i/Aumonieb,
Comment vous remercier de tout le bien que vous m'avez fait? Je me sens pour de vrai officier de légère maintenant, j'ai l'âme si nette, même dans la boue de la tranchée. Si je suis tué, et je m'y attends, dites à ma mère, dites à mon vieux père de ne pas s'attrister, car, sans celte. guerre, je ne me serais peut être point retrouvé alec eux dans le ciel. Nos pertes ici-bas sont des gains là-haut.
Je voyais la bouche de la marquise faire effort pour lire, et les plis se creuser plus cruels à l'entour. Jeanne, toujours délicate, intervint.
Ma mère, le ciel a besoin de bons exemples ici-bas, et Xavier était un magnifique exemple. Je ne puis croire que le ciel en ait été jaloux à ce point.- Mon Xavier est vivant. ce sont des choses qui se sentent.
Dans sa douleur, Jeanne oublie qu'elle n'est que la femme, l'autre est la mère. Les rides se plissent plus douloureusement autour de la bouche et la marquise ajoute avec douceur Laissons ces pensées, ma fille. A quoi bon nous déchirer le cœur à de fols espoirs? Et puis, vraiment, je ne me sens pas la force de recommencer le sacrifice. »
Les cloches de l'église se mettent à sonner. Les Vertavonne se lèvent et le marquis m'explique la procession qui va s'organiser pour conduire l'antique statue d'Orcival depuis l'église jusqu'à un petit monument perché là-haut, en montagne, où, dit-on, fut trouvée la Vierge miraculeuse.
Elle a ressuscité les morts, me disiez-vous? Interroge Jeanne. Ne pensons plus qu'à la résurrection finale, voulez-vous, ma fille? » Et le marquis glisse un long regard vers sa femme qui sort. « Pensons davantage aux chaînes des croisades. Je ne sais si Mme Landey a remarqué ces longues chaînes sur le mur de l'église. Elles attachaient des chrétiens, là-bas, sur les galères du grand Turc et les voici rapportées par les captifs.
Oh! l'histoire est plus belle, ajoute mon amie Jeanne. Les chevaliers s'endormirent le soir en pays sarrazin, priant la Vierge, et voici qu'au matin ils étaient ici, à Orcival, leurs chaînes brisées. »
A toute volée, cette fois, la cloche appelle les retardataires. La marquise de Vertavonne, en grand deuil, apporte à son mari le chapeau et la canne. Jeanne a un instant de vive rougeur, presque de mécontentement ou de confusion. « Mme Landey et moi, nous garderons la maison, dit-elle. Vous comprenez, avec mon deuil récent.
La marquise a levé les yeux, puis les a ramenés sur son voile et sa robe; elle aussi est en deuil, en grand deuil tout récent, et qui saigne.
Devinant la contrariété de Jeanne par sa maladroite parole, j'en prends la charge aussitôt. « C'est gentil à vous, Jeanne, de rester pour me tenir compagnie. »
Mais je devine bien qu'elle aurait été mal à l'aise, elle, mon enfant, dans une procession1. Elle ne me répond pas tout de suite. Nous sommes à la fenêtre et, derrière les stores baissés, nous voyons, à la porte de l'église, s'organiser les remous du cortège. Une fois de plus, je sens bien que je ne suis pas à leur hauteur, dit-elle en se mordant la lèvre.
Par exemple avec une éducation comme la vôtre, Jeanne, vous pouviez tenir un rang de princesse. Grâces aux dieux, il n'y a point ici-bas que la noblesse des croisades.
ïl y eut jadis la noblesse de robe, il y a toujours celle de l'esprit et du cœur.
Précisément, c'est là que je me sens inférieure. La procession s'ébranle et les chants entonnés à pleine voix, dans l'intérieur de l'église, commencent à gagner la foule. Des voix éraillées de gamins ou de vieilles femmes entraînent celles des groupes, cela monte en aigre rumeur, en phrases heurtées,
car îa; procession se déroute et lès deux bouts ne s'entendent plus. Par-dessus cette marée de voix montagnardes, la volée descloches devient énervante. Jeanne a lu dans mes yeux combien je trouve cela grotesque.
« Oui, reprend-elle, ici, je me sens trop inférieure. » Je la regarde sans comprendre.
C'est affreux, n'est-ce pas, dit-elle amèrement, cette mwsiquelà et la cacophonie des cloches? Oh! ce n'est pas l'orchestre de Royat, comme les. ex-voto à Notre-Dame d'Orcival ne valent point l'es remerciements sur marbre à Notre-Dame du Port. Mais ces chaînes! ce sont des ex-voto supérieurs, tout de même et les plus humbles tableaux, lès plus grotesques même, me font sentir., comprenez-moi donc. notre infériorité. Tous ces gens-ïà ont cette noblesse d'être près. de Dieu, si près, qu'ils osent lui offrir ce» piètres cantiques, ces ex-vofo< enfantins, avec l'émoi touchant des pauvres qui voudraient dire mieux leur reconnaissance, leur foi, leur espoir, et qui ne savent pas. Dieu sourit à cette gaucherie. Je suis touchée aux larmes, voyez-vous, de la reconnaissance des humbles souffrant de ne pouvoir mieux dire. Je l'ai vue si souvent à l'ouvroir. Mais ici, je suis humiliée, surtout devant ces femmes en noir, pour la façon dont elles portent leurs deuils, pour la noblesse avee laquelle, dans cette maison, la famille qui m'accepta, accomplit maintenant cet holocauste que nous ne comprenons point, une fin de race. »
Quelle méchante pensée me traverse l'esprit! Je ne puis l'exprimer qu'en l'atténuant
« L'Auvergne, hélas! trop riche et trop morcelée de biens, ne songeait qu'à des fils uniques. »
Jeanne a relevé sa tête fière.
Votre allusion n'atteint pas, je pense, ce manoir? Ce sont des chrétiens, ici. » Jeanne est agacée, mais sa façon m'agace aussi quelque peu. Elle a trop pris, à mon endroit, l'allure des croisades.
Chrétiens ou non, les foyers français, ceux de l'Auvergne en partiontier. (Je sens que je vais trop loin.) Oh! assurément, les marquis de Vertavonne ont un sens moral trop élevé pour qu'on puisse accuser, chez eux, autre chose que le dépérissement d'une race trop ancienne. »
Ceîa m'a échappé, mais cela B'écbappe point à Jeanne, dont le
front se plisse, tandis qu'elle feint de regarder avec un intérêt nouveau la procession déroulée.
Le spectacle est curieux. Quatre prêtres, nu-pieds, portent la vieille statue.
Le chemin est caillouteux, la montée raide, les gens se pressent néanmoins autour de la Vierge, sans souci de marcher sur les pieds nus des porteurs. Toujours les cantiques se croisent, éveillant les échos de cette conque de montagnes qui les brouille encore plus « Nous voulons Dieu! Nous voulons Dieu » Confondus parmi les pauvres gens, mais très visibles pour nous, le marquis et la marquise; leur grand deuil ne fait point tache parmi tant d'autres deuils. Jeanne a suivi mon regard. « Oui, tous maintenant confondus dans la même douleur et le même espoir. Si vous saviez, Madame, comme ces deux êtres brisés se redressent parfois! II y a en eux un ressort,-non pas une simple fierté, ni stoïcisme, non pas une chose qui se raidit, c'est une chose vivante qui les relève malgré tout, et non seulement les console, mais qui rayonne autour d'eux. Ils ont une vie supérieure, je ne sais comment parler de cette chose, une vie divine. Je connais maintenant leur religion, mais non point comme la savent ces nobles gens et ces pauvres gens. Je la connais du dehors; eux, ils la vivent. Alors, ils peuvent tout supporter. Je comprends maintenant la différence entre ces religieuses jamais lassées, jamais démissionnaires, fleurs naturelles de cette religion vécue, et toutes les fleurs artificielles qui les imitent de loin fil de fer et papier. Cette foi, cet espoir vivant, quelle certitude consolatrice »
Je suis venu pour une plus proche consolation, à cette belle affligée qui s'exalte hors de son milieu normal. Pardonnons toutes ces incartades, et venons au but, d'autant que le moyen d'y arriver est là devant moi, grandiose, élégant, parmi toutes paysanneries pieuses. Depuis des siècles, il m'attend pour me servir d'appui à cette heure, le beau monument romano-byzantin. C'est presque Notre-Dame du Port, dis-je en désignant l'église. Dévastée aussi, je pense, par la Révolution et puis, si élégamment restaurée. Voilà de quoi ravir un artiste. J'ai vu une collection de ces églises romanes, dans les cartons de M. Guiéraud celle-ci peut-être lui manque-t-elle encore. » Eh bien j'ai eu tort. Cette invite a provoqué l'explosion, hélas!
F.ttoes, 5 juillet 1916, /aV' .jË]nOTII. 4
et la rupture. Jeanne, toute blême, se retourne vers moi, avec une véritable colère maintenant.
Comment! jusqu'à la tentation. Vous? me proposer aussi crûmentune infidélité. Oh ne niez pas je lis depuis si longtemps dans votre pensée. Oui, me pousser à oublier que la tombe de mon Xavier est encore ouverte, que lui-même peut-être est encore vivant. Vous ne deviez pas me parler de la sorte, vous le saviez bien, car vous-même aviez deviné ma lutte secrète, et vous seule, je vous jure; mais ce n'était point à vous à me pousser hors du chemin.
Je fais un geste de protestation contre ces injustes reproches. Mais Jeanne est hors d'elle-même.
Oh! que j'ai eu de malheur à ne point connaître ma mère, je le sens ici, devant cette mère toute tendre et si forte. Et vous, qui vous disiez des sentiments maternels, que faisiez-vous de mon âme? Le saviez-vous, le sentiez-vous que, d'heure en heure et depuis si longtemps, vous avez tué en moi tout espoir, toute vie supérieure et hélas, autre chose encore. Tenez, il faut bien que je vous dise, ce que je voulais retenir tout à l'heure, par respect pour plus haut que nous, votre insinuation sur le fils unique, il n'y a qu'un instant. odieuse, n'est-ce pas?. mais ceux qui n'ont point d'enfants! et moi j'aurais pu en avoir. qui donc avait glissé en mon âme ces théories désastreuses, en même temps que cette vanité de jeunesse qui ne veut point se flétrir? Ohl que je suis jalouse maintenant de voir les enfants deMme d'Heyrial! Elle a reçu un angélique consolateur, après le départ du mari. Moi, je suis seule. A qui la faute?. Non, non, n'accusez point Xavier, la faute est à moi, elle est à vous. Comment ? vous êtes surprise ? rappelez-vous vos directes et indirectes leçons. Oui, je sais votre constante suspicion sur mon pauvre Xavier, je sais que vous n'avez jamais songé~à faire la part des terribles tentations qui poursuivent nos jeunes hommes à Paris, à Saumur et partout, mais je sais qu'il eût voulu être chrétien et père. Je sais, hélas! je me. dis avec épouvante que, moi, j'allais encore l'empêcher de demeurer chrétien. Car vos leçons agissaient, je vous assure, et depuis votre conversation de Royat, mon mari n'osait plus qu'à la dérobée me montrer le vrai fond de son âme. Je la vois maintenant, cette âme que j'ai failli damner, oui, je sais ce qu'il y. a entre les lignesjde-siKdernière lettre j & t.
La brûlure demeure pendant des jorrs et des jours, la brûlure des paroles de Jeanne.
Brûlure intolérable. Qu'est-ce donc qui se consume en moi? Je l'appelais une volcanique enfant, ah 1 certes, sa lave en feu, elle me l'a jetée à la face. Mais en moi-même, cette cuisante douleur, ce feu qui me dévore au plus intime de moi-même. Volcans de mon cœur, orgueil, colère, vengeance, jetez donc aussi votre lave. Hôpital devenu intolérable. Mais je me raidis. Ah! je n'ai point l'habitude de plier mon âme, ni mes genoux. Il vient de nouveaux blessés, mais quelle blessure comparable à celle qui me brûle, blessure de l'injustice, de l'ingratitude sans nom.
Quoi? que me veut-on encore ? Il faut aller en hâte, à un hôpital voisin. Un mourant, un retour d'Allemagne, veut parler à la comtesse de Vertavonne. Raidissons-nous, cette fois, et plus fort. Aucun de ces regards d'infirmières curieuses ne doit soupçonner ce qui passait là-bas. à Orcival. Puisqu'on sait que je
« Sans cette guerre, je ne me serais peut-être point retrouvé, avec vous, dans le ciel. » C'est à ses vieux parents qu'il parle de la sorte et non pas à moi qui, sans cette guerre, allais le damner. Pourquoi venez-vous réveiller toutes ces choses, et pourquoi, vous, osez-vous encore me tenter? abusant une fois de plus de la fragilité de mon âme, que vous ne connaissez que trop, car c'est vous qui l'avez faite, cette âme sans au-delà, sans espoir, mauvaise mère, ah! mauvaise mère.
Tenez, en ce moment, notre Mère du ciel, Notre-Dame d'Orcival, bénit la foule. Regardez les prêtres qui l'élèvent au-dessus du pays. Ah 1 qu'elle m'aide à vous pardonner. »
Dans un sanglot, Jeanne est tombée à genoux, tandis qu'au dehors, il y a un grand bruit; ce sont peut-être mes oreilles qui bourdonnent. Cela ne peut se prolonger de la sorte, et tandis qu'elle demeure prostrée
Vous m'excuserez auprès de votre famille, lui dis-je en calmant le tremblement de ma voix, je dois ramener au plus tôt l'automobile de l'hôpital. »
La comtesse brusquement s'est relevée, elle m'accompagne jusqu'à la porte, sans un mot.
suis l'amie, la maternelle amie de Mme de Vertavonne, je dois y aller.
Une salle de grands blessés. Un infirmier veille, un homme maigre à la barbe clairsemée, avec ces yeux bleu-pâle qu'ont les guides alpestres; quelque berger savoyard. Il croit que je suis la comtesse et me conduit à un lit. Horriblement décharné, un pauvre aveugle gît là, qui respire avec difficulté.
Merci. Madame la comtesse. d'être venue. Vous me remettez peut-être pas bien. ils m'en ont tant fait là-bas. Je suis Gonnelle. oui, votre voisin. celui de la couleuvre. ma pauvre Marthe que j'aurais bien voulu revoir aussi. pour partir en bon état avec elle, pas vrai, M'sieu le curé?. ah! il est pas là, le curé, ça fait rien. Alors, Madame la comtesse, que me voilà revenu. mais je sais bien que ça sera pas long, tandis que votre mari, il en réchappera peut-être. Il n'y a que sa jambe. Ah! dame, on a bien cru qu'il y passait aussi, quand on l'a coupée, sa jambe. Alors c'est pour vous dire que M. le comte, il va revenir. il est du prochain convoi. les grands blessés, ils s'en débarrassent, vous comprenez. on pourra plus charger en fourrageurs, ah non. alors ils nous renvoient. Mais surtout je voulais dire, Madame la comtesse, comme ça. mais je sais pas dire. que votre mari, j'aurais été si content de me faire tuer à sa place. moi cheti pouilleux. qu'il n'a pas craint, quand il a été capitaine, de me serrer la main. oui, comme ça, parce qu'on était tous camarades, qu'il disait, et qu'on allait tous réparer quelque chose pour une France meilleure. je peux pas vous dire ce que ça m'a fait quand mon capitaine, il m'a serré la main. qu'il m'avait bien vu pourtant, une fois, avec des menottes. Nous avons tous à réparer, qu'il disait. »
II s'essouffle, il s'est trop animé. J'entends l'infirmier s'approcher à pas discrets, mais il surveille à distance, car l'homme veut dire quelque chose encore.
Mais c'est au camp surtout. oui, là-bas, dans la misère, comme des bêtes, qu'on était saoul de saleté et de faim quelquefois. c'est là que lui, mon capitaine, il m'a dit toutes les choses et puis le crucifié. et puisqu'on était comme Jésus Christ. pour une France meilleure. et puis toute, toute la vie éternelle. Un jour que j'avais été au poteau. lui, il m'a pris tout doucement, il m'a dit des choses. je crevais de froid, mais ça me
faisait chaud en dedans. Si j'y passe. euh! euh! si j'y passe, c'est vrai tout de même. en paradis! euh! c'était bon cette misère alors. euh! euh! faudra dire à la couleuvre, euhl 1 M'sieu le curé. »
Vivement l'infirmier aux yeux pâles s'approche avec une cuvette pour recevoir le flot de sang. « Madame, vous êtes infirmière, me dit-il- tout bas, ayez la bonté de tenir un instant la cuvette, je crains qu'il ne passe, le pauvre garçon. » Et plus haut Eh, Gonnelle! crains rien, oui, je suis là. Ça ira tout seul, va. Mais je vais encore te donner une absolution. Oui, tu te repens bien de tout et, tout ça, tu l'offres au bon Dieu. L'infirmier, avec une gravité qui le transforme, dit des mots latins sur le mourant et dégage un crucifix de dessous son tablier. « Et puis l'indulgence plénière, après l'extrême-onction et la communion de ce matin. Comme le bon Dieu te sourit. Ah il t'aime bien, mon vieux Gonnelle, il va te récompenser. tu te' rappelles « Avec moi. aujourd'hui. en paradis! » Une infirmière est venue qui prend mon poste.
Il n'y a qu'à le laisser tranquille maintenant », dit l'étrange infirmier-prêtre en me reconduisant vers l'escalier. Je ne puis m'empêcher de lui demander en route
Vous êtes curé en Savoie, Monsieur?
Il me regardé de ses grands yeux pâles, et sa figure tannée me rappelle davantage encore celle des alpinistes brûlée par la neige. Eh non! Madame, je suis curé de fort loin, et avec une pointe de sourire dans sa maigre barbe, missionnaire jésuite de Césarée en Cappadoce, un pays assez savoyard de fait, par la neige du moins et les chemins impossibles. Chassé d'Arménie par les Turcs; ils ont craint notre présence trop consolatrice, auprès d'un peuple qu'ils méditaient de massacrer. Ah! que cette pensée m'obsède parfois, dit-il, reprenant son air grave, mes pauvres enfants là-bas, à la merci des Turcs
Mais vous êtes Français, Monsieur.
Certes! Madame, et soldat, vous voyez.
– Alors quelle consolation pour vous d'avoir retrouvé la France.
J'avais quitté la France jadis, Madame, avec un grand serrement de coeur.
Mais j'allais travailler pour elle et pour Dieu. Le cœur s'est
serré encore, quand je fus chassé de ma seconde patrie. Vous comprenez cela, Madame, il regarde mon alliance à mon doigt. Vous aussi avez eu deux familles, et l'occasion d'une double douleur. Ah que Dieu sait bien les endroits sensibles de nos âmes, mais qu'il sait encore mieux en cicatriser la plaie! Votre retour fut bien dur ?
Très dur, Madame, surtout à cause des âmes laissées derrière nous, à l'abandon. Mais nous pouvions prier et souffrir pour elles. La belle chose que l'omniprésence de Dieu, cueillant ici une larme, une goutte de sang, une prière et la transportant aussitôt en force, en suavité, en grâces, là-bas, où nous voudrions être.
– On vous avait tout pris?
– Naturellement une razzia orientale! Dans un sac, nous avions jeté, à la hâte, un paquet de langues de vache desséchées, une gourmandise de là-bas », et les pâles yeux s'égayent. « Ce fut toute notre nourriture durant l'exode, et par quels chemins Aussi, devinez la chose qui m'a le plus ravi en arrivant à Athènes, chez des religieux français. »
Je crains une tirade sur le Parthénon, ou le drapeau tricolore, ou la fraternité.
Oh! tout simplement un plat de pommes de terre frites, Madame, dit-il en riant. Ça m'a refait le cœur après tant de langues desséchées. »
Nous sommes à la porte de l'hôpital; nous nous saluons respectueusement.
Il me faut écrire à la comtesse maintenant. Quelle nouvelle mais quelle corvée
Le lendemain, c'est un télégramme d'Orcival qui m'arrive, un cri de joie. La grande nouvelle est arrivée; Jeanne songeant à moi en-ce moment, c'est une manière d'excuses. Mais la brûlure est toujours là, plus lancinante encore, depuis ma visite à cet hôpital. Tout conspire donc à m'humilier. Je ne sais où me mettre. Les âmes semblent trop différentes autour de moi. Partout leur contact me blesse.
Union sacrée, un mot. Les cléricaux essayèrent de l'amener à leur profit. On se venge d'eux maintenant. Vengeance stupide parfois, rumeur vraiment infâme, mais je comprends cette réac-
tion. Que nous parlent-ils d'expier, et de France meilleure? Nous, alors, n'étions-nous pas d'une haute civilisation, meilleure que celle des temps d'ignorance et de prière? Ah! je sais ce qui souffre en moi. L'orgueil, la fierté d'avoir été quelque chose de grand, de scientifique, et aujourd'hui incompris, mis en doute par trop de gens.
Et moi-même, les principes dé toute ma vie, vais-je donc en douter, à mon tour? Il y a des fléchissements qui me hantent. Ce Gonnelle, cette couleuvre, Jeanne, pliant leur orgueil, leur haine. Mais les principes, cela ne saurait plier. Blessés, rescapés, veuves, orphelins, je les vois, ces affaiblis, trouver une douceur à la prière, à l'ombre de leur au-delà chrétien. Mais moi, je suis forte, je suis d'un autre monde, d'un système solaire plus éclairé, et la lumière que je tiens, je la tiendrai jusqu'au bout, jusqu'à m'en brûler les doigts
Une lette émouvante et contenue de Jeanne. Elle est partie directement pour Lyon ou pour la Suisse, là où elle pourra être la première à recevoir son mari.
Amputé! Elle me disait un jour, au temps des disparus « S'il était blessé pourtant 1 oh! que je serais fière de sortir avec lui, même s'il lui manquait un membre. » Pauvre amputé! Il est vrai que la prothèse artificielle réussit de si belles jambes aujourd'hui. Mais que le voilà bien assagil Comme tant d'autres fruits trop verts encore au printemps de iai4, l'été de cette terrible année et l'hiver qui suivait l'ont mûri.
Pour moi, il y a longtemps que la maturité est venue, pourquoi donc ce travail atroce, cuisant, en mon âme?
Je ne puis tenir en place, toute occupation me fatigue et toute solitude exacerbe cette furie intérieure. Ah! je comprends que l'on préfère la mort à la souillure. Quel souvenir vais-je éveiller là? Mais Jeanne sembla plusieurs fois me le jeter à la face, avec son ingratitude enfiellée. Elle n'osait pas prononcer certain mot affreux, mais je le lisais dans son ressentiment. Me maudit-elle encore, me traite-t-elle tout bas, tout bas. d'empoisonneuse, moi qui lui donnais la substance même de mon âme? p
Ils se réconcilient, là-bas, les deux époux. Leurs âmes se rapprochent, plus que jamais, puisqu'ils prétendent que la religion réunit; les voilà de même pensée intime, de même espoir.
Et Jeanne me maudissait! Elle n'a point maudit son père; son père néanmoins la voulait comme moi. Moi-même. moi-même, qui dois-je maudire? où donc ai-je pris le poison que je donnais aux âmes, puisque enfin elles en ont souffert, elles en sont mortes. et j'en souffre aussi. à mourir? Avais-je une mère, avais-je un père, pour accueillir et élever mon âme? On éleva mon esprit. Mon orgueil se dressa plus haut que ma science et mon orgueil me tue. poison qui me brûle. Ah 1 sortons, il me faut de l'air froid, bien froid, d'un froid éternel.
Dans la rue un soldat descend. Au moment où nous allons nous croiser, je reconnais l'infirmier-prêtre de Cappadoce. Pourquoi l'ai-je salué? Il a porté la main à son képi et ses yeux pâles me reconnaissent. Je lui demande
Votre blessé aveugle, Gonnelle, comment va-t-il? Ah, il va bien I très bien, pour toute son éternité. Il est mort en baisant le crucifix. C'est bien pour ceux-là que NotreSeigneur priait sur sa croix, pour ceux qui n'ont pas su ce qu'ils faisaient. Pauvres gens, qui ne l'avaient jamais connu avant la terrible guerre. Ah! Madame, quelle consolatrice parfois, cette guerre. et consolatrice encore, la douleur ainsi acceptée, les farouches orgueils, les haines intraitables, noyées en cette consolatrice humiliation. Je me permets, Madame, de me recommander un peu à vos prières, je pars demain pour les Dardanelles. Comment cela? A votre âge, je croyais qu'on n'envoyait làbas.
J'ai fait une demande, elle est agréée. Un de mes frères, aumônier à Seddul-Bahr, vient d'être tué. (La position n'est pas facile à abriter, parait-il, contre les canons de la côte d'Asie.) Je suis prêtre, je sais le turc, je vais le remplacer. Ma place est plutôt là-bas qu'ici.
Balayer un tranquille hôpital, c'est de la volonté de Dieu, balayons! Mais être balayé par les obus, c'est une volonté de Dieu aussi. On ne perd rien au change, surtout si on a donné la vie des âmes, à des àines immortelles; qu'importe alors de donner sa vie d'ici-bas! »
Il m'a dit de prier pour lui. Il est passé. L'étroite rue est déserte, où vais-je? A ma gauche, le lycée Blaise-Pascal qui fut collège de Jésuites. En face, l'église des Carmes, écornée aussi
par les Révolutions, avec une de ces madones d'Auvergne toute penchée et souriante. Ah ces choses violentées, donneuses de leçons, leçons de vie ou leçons de mort. Vandalisme ou prière? jI Où vais-je? quelle chose me poursuit? ces ruelles malpropres, tortueuses. Qu'y a-t-il donc aux tortueux replis de mon âme, exhalaison de mort? Une méchante voix ne va-t-elle pas encore me jeter ce mot de cyanure? Le cadavre de Juliette, qui a trop écouté mes théories de suicide, l'âme de Jeanne. Mon âme a donc ces exhalaisons empoisonnées qui brûlent l'herbe parfois, en Limagne, et qui filtrent d'un creux où s'entassent les petits cadavres d'animaux. Fissures empoisonnées sur une même ligne, sur un affaissement de terrain. Quel affaissement y eut-il donc en ma famille, en ma lignée, que me voici empoisonneuse, empoisonneuse ? Mon père aussi empoisonnait mon existence et quel nom me donnait-il Solange Pas celui de la douce petite sainte berrichonne; celui de la fille de George Sand, une empoisonnée, une empoisonneuse, elle qui se donnait comme consolatrice et dont je sens tout le charme vénéneux. Elle aussi, toute sa lignée, de chute en chute, des grand'mères aux petites-filles, empoisonnées. Des sombres ruelles, je débouche sur la place de la Cathédrale. Urbain II, le pape de la première Croisade, austère et joyeux, un prêtre-soldat, comme ce missionnaire tout à l'heure, le bras tendu, que montre-t-il? Qu'a-t-il commandé? D'entrer en cette église? La haute façade gothique est si noire d'habitude; le Volvic paraît plus tendre, plus mauve, ce soir. Les clochers se jettent éperdus vers le ciel. Vais-je me cacher sous leur ombre?
Crépuscule de l'intérieur silencieux. Haute futaie des colonnades. La nuit gagne. Mais, de cette nuit, les minces colonnettes surgissent, s'étirent, s'épanouissent là-haut, avec un grand effort, un épuisement de toutes leurs nervures, là-haut vers le vitrail splendide. Que je voudrais disparaître en cette nuit, ou sortir de moi-même et monter avec ces nervures souffrantes Le prêtre m'a dit de prier pour lui. Comment donc faut-il faire pour prier? il
Joseph GUILLERMIN.
IMPRESSIONS DE GUERRE'
LETTRES D'UN INTERPRÈTE
AUX FORCES DE S. M. BRITANNIQUE
Mardi, 28 mars 1916.
Je ne sais si vous aimeriez à partager ma vie. S'il ne fallait qu'un miracle pour vous attirer auprès de moi, j'en serais capable. Et je vous recevrais dignement cette semaine-ci, mon installation est ravissante, elle agréerait à votre âme pacifique et rêveuse. Imaginez un quartier silencieux dans une petite ville de province, blottie sous des toits ronds et moussus, une maison blanche entourée de jardinets et penchée au-dessus d'un canal sinueux et rapide j'habite là. En face de moi, une écluse à demi vermoulue, et par derrière, dans un ilôt, un vieux moulin à vent, à eau et à main. Au second plan, le beffroi de l'hôtel de ville, et le clocher grêle d'un couvent. Puis un lac immense produit par la crue de deux rivières parallèles, dont les eaux se rejoignent à travers les haies, et quelques futaies qui émergent encore. Ajoutez mf bon lit, un bon feu, un peu de loisir. Et dites si je ne suis pas à mon aise.
Pourtant vous devinez ce qui me manque. Dans les moments de loisir je sens plus que jamais un vide, l'absence d'amis, que leurs lettres affectueuses n'arrivent pas à remplacer. Il y a dix-huit mois que je vous ai dit adieu dix-huit longs mois de voyage et d'aventure, de pluie et de boue, de vent et de soléil, de faim parfois, de soif, et de nuits à la belle étoile, d'obus et de balles mois de souvenirs où mon esprit se reporte sans cesse vers ma famille, dans le ciel où elle augmente, sur terre où elle diminue mois délicieux en somme, mais où mon bonheur n'est pas complet, parce que je suis un peu seul.
Je viens de regarder sur mon agenda la liste des lieux où j'ai 1. Voirlea Études, depuis septembre 191 4.
•*ï~W^:ï~>&&*ïï/<ïë»* ̃̃
séjourné, des personnes avec qui j'ai fait connaissance. La liste ïst longue; mais hélas! combien de maisons où j'ai chaudement iormi ne sont plus qu'un pan de mur entre les platras. Et combien d'officiers sous qui j'ai servi, sont tombés, quand le régiment laissait sur le chemin une traînée de cadavres. depuis la Marne jusqu'à l'Yser! Presque tous les villages inscrits sur mon calepin, sauf les premiers en date, dont j'ai quelquefois des nouvelles par les communiqués, portent un nom qui sonnent flamand, bourré de werch, houck, ghem. Et les officiers sont tous Anglais des désinences en wood, smith, bridge. Vous voyez que mon expérience est fort réduite. Je ne connais guère qu'un champ de bataille, la Flandre; et qu'une armée, le « Corps expéditionnaire britannique ». En revanche, je crois les connaître à fond.
Et à force d'être familiarisé avec eux, j'ai fini par les aimer. La plaine où je vis me plaît. Illimitée comme l'océan, et plus bienfaisante que lui, changeante autant que lui par sa fertilité qui la transforme, mélancolique en hiver sous la brume grise, germant au printemps une multitude de couleurs où dominent le vert et l'or, éblouissante et parfumée quand la grande chaleur mûrit les blés, baignant alors de l'aurore au soir dans le soleil qu'aucune colline ne cache, regardant miroiter l'innombrable et nonchalant réseau de ses canaux et* rivières, tachetée par des bosquets, des chaumières et des églises plantées au hasard un peu partout, l'étendue flamande exhale une poésie forte et tranquille. Il est vrai que d'autres la trouvent banale, et j'en ai médit moi-même; mais un philosophe- et vous en êtes un ne s'étonnera point, et bâtira une théorie avec ces divergences. Il expliquera que la poésie ne tient pas aux choses, mais à l'âme qui l'y projette et l'y retrouve; et, par conséquent, rien ici-bas n'est pourvu ou dépourvu de poésie, car l'imagination, suivant son caprice, peut enluminer ou déflorer tout objet.
Et puis cette étendue est habitée par une race franchement sympathique; des corps robustes, des visages épais, mais resplendissants de santé, des familles nombreuses des âmes saines à l'égal des corps, que la civilisation actuelle n'a pas encore corrompues, où le bon sens et la foi sont enracinés. Les passions du paysan sont puissantes, mais calmes, et par-dessus tout domine l'amour du sol, du lopin sur lequel sa ferme est bâtie, et dont la
fertilité mystérieuse le nourrit, l'étonne et le frappe de respect. Païen, il eût divinisé la Terre. Il est énergique, et ne lui marchande aucun soin. Depuis deux ans, tous les jeunes gens sont partis, il ne reste que des femmes et des vieillards, et cependant les champs sont cultivés, jusque sous les obus. J'admire ces femmes, qui se lèvent au petit jour et ne quittent le labour qu'à la nuit la France leur doit tant de reconnaissance C'est de leur sang que sont nés les soldats, c'est de leurs greniers pleins que s'acheminent les convois qui nourrissent l'armée.
Mes hôtes ont aussi leurs défauts, et c'est heureux après tout. Leur esprit est juste, mais étroit ils ne comprennent pas les habitudes étrangères. Leur opiniâtreté virile confine souvent à l'entêtement, et rivalise sans difficulté avec la ténacité fameuse des Anglais qu'ils hébergent, et avec lesquels ils se disputent de temps à autre. Ils sont âpres au gain, un peu ladres, capables pourtant de sacrifices beaucoup fournissent l'aumône et le logement à des évacués. Et j'en ai vu, maintes fois, devant leurs maisons bombardées, leurs toits béants, leurs meules en flammes, essuyer quelques larmes et refuser les condoléances avec ces simples mots, si banals aujourd'hui « Que voulez-vous? c'est la guerre. » Et encore « Le bon Dieu punit nos péchés. » Car ils ont une qualité qui couvre une multitude de fautes ils sont pieux, dévots, sans ombre de superstition. Ils aiment le curé et fréquentent l'église. Ils ont multiplié sur les routes les chapelles et les crucifix. Presque toutes les fermes ont une statuette encastrée dans le mur.
Vous croyez que je n'ai jamais de grand plaisir par ici? Comme vous vous trompez! Je me suis acquis bien des amis. Et quelles exquises veillées d'hiver j'ai passées, au milieu des braves gens, autour du fourneau rond, buvant le café pendant que la pluie cinglait les vitres, et que la fermière en venait aux confidences, me tendait les lettres du fils et du mari. La veillée se terminait par la prière en commun, devant une des images coloriées dont les murs sont couverts – chromographies importées de Malines, où les saints trop vigoureux et trop joufflus sont dus au pinceau d'un Rubens sans talent (encore qu'ils vaillent artistiquement mieux que telles de nos statues soi-disant de Paris, aussi terrestres qu'étriquées, que l'anémie ne sauve pas de la vulgarité). Mais ou vais-je m'égarer ? C'est de la guerre que vous désirez
4 .i
ï^-i^ï^fe'S^ïbffëïfefci,» ̃
entendre parler Vous me pardonnerez d'avoir songé en premier lieu aux malheureux qui habitent aux abords de la ligne de feu. Ils ont tant de droits à la pitié, à l'estime; et personne ne s'intéresse à eux. C'est mon bonheur de pouvoir, par ma situation, leur rendre beaucoup de services.
Et puis une causerie sur la guerre ne vous offrira rien d'inédit, j'aurai beau faire, vous avez déjà trouvé mieux autre part, peut-être dans les journaux, sûrement dans les lettres d'amis combattants plus haut placés que moi, plus dangereusement aussi, plus glorieusement. Ah! que nos aumôniers et nos frères-soldats continuent d'écrire Elle forme un album sans précédent, la collection de leurs lettres, si souvent sanglantes, et dont l'âme militaire de saint Ignace doit tressaillir de fierté.
La vie à laquelle nous sommes accoutumés par ici, est exactement semblable, je suppose, à celle qu'on mène ailleurs, le long de 600 kilomètres, depuis Nieuport jusqu'à la Suisse: quatre ou cinq jours dans les dug-outs (en français on dit, je crois, les gourbis) et quatre ou cinq jours en réserve, dans les maisons démolies, et les tentes. Pour distraction, les obus, les mines dont l'explosion ouvre de larges cratères, les petites expéditions nocturnes dans le voisinage des Boches, ou autres intermèdes de même agrément. Parfois, repos à l'arrière, dans un village moins endommagé, où l'on s'ennuierait terriblement, sans l'exercice matin et soir, les jeux, notamment le ballon, et les Folies. Les Folies, c'est le nom du théâtre que la division transporte dans ses nombreux bagages, et qui comprend un certain nombre de décors, un répertoire suffisant, pas mal d'acteurs, quelques actrices, et un phonographe.
La nature du terrain sur lequel les troupes anglaises livrent bataille, leur impose quelques difficultés spéciales. Le terrain étant plat, on est absolument à découvert pas un de ces petits sentiers défilés que nous avions connus dans l'Aisne, de ces jolis villages abrités contre le vent du nord et les Allemands. Pour comble, le terrain étant aquatique, il est malaisé d'y creuser des tranchées. En hiver, l'inondation noyait la campagne, routes et fossés, tranchées et fils de fer, sous une surface immense, uniformément jaune. Vêtus de longs pantalons en caoutchouc, emportant dans leur sac leurs provisions froides, les malheureux fan-
:'Û-\fHS-jH"1^
tassins,se relayaient tous les deux jours. Et durant deux jours, séparés par la boue du reste du monde,.des nouvelles et de toute civilisation, ces demi-scaphandriers, trempés, glacés, malades, pouilleux, héroïques, défendaient la ligne. Encore si l'ennemi avait ralenti le feu il nous réservait pour Noël un bruyant réveillon.
Un élément comique égayait nos misères des éclats de rire se mêlaient aux éclaboussements d'eau, quand tous, à tour de rôle, y compris les plus élevés en grade, nous faisions une chute dans les trous ou les ronces, cachés par la crue. Il a fallu changer lès méthodes de la première heure; les tranchées nouvelles ne sont pas enfoncées dans le sol, mais surélevées au-dessus du niveau ordinaire elles fournissent une cible à l'artillerie, mais les officiers, les troupiers et les rats y vivent à sec. Le plus désagréable en est parfois l'entrée ou la sortie. A 2000 mètres de la ligne, on entend les balles siffler, et il n'est pas rare qu'on ait à faire le trajet en plein champ, sans un arbre, sans une motte de terre pour protection. Quand on revient de permission, la promenade est de nouveau assez émotionnante.
Du moins les Allemands sont-ils calmes, en comparaison des jours d'antan, je veux dire de l'automne 1914. Quel tintamarre, quand ils essayèrent de se frayer un chemin vers Calais Tous les engins capables de faire du bruit, depuis les énormes howitzers jusqu'aux fusils, les aéroplanes, les crapouillots, les mitrailleuses. les torpilles s'en donnaient à cœur joie toute la nuit. Et c'était une féerie sinistre, quand, les oreilles assourdies par le mugissement et le crépitement, on avait le loisir de contempler, dans un firmament noir, sans lune, le tracé phosphorescent des obus qui s'entre-croisaient par dessus nos têtes, et le sillage des fusées lumineuses. Aux alentours, des maisons flambaient. Dans un cabaret voisin, choisi pour ambulance, les blessés et les mourants dormaient ou râlaient sur le parquet, sali de vin, de bière, de crachats et de sang, pendant qu'un chirurgien coupait des chairs à la lueur d'une bougie. J'ai eu l'occasion plusieurs fois d'introduire un prêtre dans ces lieux d'agonie et de misère.
Jeudi 3o mars 191 6.
J'ai encore changé de local. J'ai retrouvé un logement plus conforme à mon ordinaire, un peu' trop près des trous d'obua une
vieille cuisine, aux vitres brisées, mais pourvue d'un fourneau qui fume et tient d'autant plus chaud, de vieux fils télégraphiques où pendent mes habits mouillés, et d'un solide carrelage où je partage ma paille avec un lieutenant, un chien adoptif et des souris. Je fais bon ménage avec ledit lieutenant nous nous disputons et nous entr'aidons, jouons aux échecs avec des cartouches en guise de personnages et ne nous quittons guère. Je vous le présente haut, maigre, capricieux, en théorie anglican, réduisant en pratique sa religion, pour autant que j'en puis juger, à quelques préjugés contre le pape; honnête d'ailleurs, recevant des lettres ma- gnifiques de son père, qui est converti, fervent, et pour l'amour duquel il porte presque en vedette un Sacré-Cœur sur sa vareuse; sans fierté, sans méchanceté; content de peu, serviable, poli, fort brouillon, aimé des soldats, raffolant des chevaux, des jeux de hasard et de ses fillettes..
Pour se faire une idée exacte de l'officier anglais, il faut le fréquenter assidûment, car il ne se livre pas vite; l'étudier à deux moments différents dans la tranchée, où il est à la peine; au mess, où il se détend.
J'ai trouvé les définitions qu'on donne' généralement du caractère britannique, les jugements qu'on colporte comme des axiomes, fort éloignés de la vérité, voire du bon sens. Je dirais, avec un peu d'exagération, que toute la différence de l'insulaire au continental (on aime ces deux mots de l'autre côté de la Manche) tient à la cuisine, et aussi à la manière de saluer, aux habitudes extérieures, mais à la cuisine surtout. Vu par l'intime, l'Anglais ressemble au Français l'homme a partout la même âme. La GrandeBretagne se vante d'avoir produit un tempérament national qu'on ne doit confondre avec aucun autre mais les oppositions sont si complexes, si imprécises, si inattendues, qu'on en doute parfois. Et, par exemple, les soldats de S. M. George V n'ont ni le flegme, ni la froideur qu'on leur prête. Au contraire, un Anglais est d'ordinaire un sentimental, il l'est à l'excès seulement, il apprend dès l'école à masquer ses émotions. Et lorsqu'on dit qu'il recherche ses aises, on se trompe. Les tranchées anglaises sont moins confortables que les nôtres.
L'officier anglais est généralement grand, sec, raide, blond avec des yeux bleus. Il a de l'enthousiasme, mais il n'aime pas faire du surérogatoire (ce qui a' appelle, en jargon de soldat, du
rabioi). Encore est-il qu'il se montre très strict sur le service, et une besogne qui lui est confiée sera remplie très exactement. Sa bravoure, très admirée, est faite d'un amour spontané du risque, des aventures, comme aussi de son insouciance. Car l'insouciance est une des pièces maîtresses de sa nature parti pris ou impuissance, il ne s'inquiète pas de l'avenir. C'est la raison pour laquelle il ne sait jamais économiser. Les soldats anglais gaspillent à l'envi leur argent et l'argent du gouvernement, Au scandale des paysannes. L'Anglais ne pèche pas par excès d'imagination; on le voudrait plus ingénieux, plus fécond en expédients. Il est lent à prendre une décision. En revanche, il est sage, avisé. Qu'il s'agisse de stratégie ou d'habillement, il préfère le solide au brillant. Il a le don de « réaliser » parfaitement les événements, les situations, car les apparences lui donnent rarement le change. Il est tenace, mais uniquement quand il juge à propos de l'être sinon, il est accommodant. Quand il rencontre un étranger, il fait peu d'avances; il est simple pourtant, bon garçon, se laissant traiter d'égal à égal par le premier venu. Il tient personnellement à ne jamais manquer à l'étiquette, propre, ciré, rasé, protocolaire mais il n'exige pas l'étiquette des autres hommes. Il sait également jouir du confortable, et s'en passer. Il emporte une réserve inépuisable de bonne humeur, et d'humour même, plus caustique, moins joyeux que notre verve gauloise. (Voyez dans le journal illustré, le Bystander, la curieuse collection de croquis Fragments de France, par le capitaine Bruce Bairnfather; la guerre a improvisé caricaturiste ce soldat de métier, et l'on ne trouve peut-être nulle part plus de gaieté et plus de vérité.) Pardessus tout, l'officier anglais est fier de son pays, déteste les Allemands et croit à la victoire.
Son grand défaut est d'être trop souvent païen, au sens négatif du mot. L'anglicanisme est pour beaucoup une pure formalité extérieure, qui ne perce pas j jusqu'à l'âme Mes officiers n'éprouvent aucun amour comme aucune haine pour leur religion. Mais leur conversation -et leur mort -prouve souvent qu'ils ont toujours vécu en dehors d'elle. Et si tel ou tel pèche contre les commandements, il le fait j'allais dire sans malice, du moins avec une spontanéité étrange, avec l'air naturel d'un enfant dont la conscience n'est pas encore clairement éveillée.
L'Anglais est d'humeur indépendante il ne se soucie guère des
• '•A:' -ï *-̃>
« qu'en dira-t-on? » Aussi l'armée anglaise compte-t-elle bon nombre d'originaux. Je vous citerais mille cas. Un major, dont j'ai justement fait connaissance avant-hier, emporte partout dans sa sacoche sa défunte première femme, laquelle il fit incinérer par amour et enfermer dans un joli flacon d'argent.
Je rends cette justice à mon bataillon que partout où nous avons logé, les fermiers ont été satisfaits, de nous. Nous n'avons qu'un tort à leurs yeux nous avons relevé les Hindous. Or les villageois placent les Hindous à cent piques au-dessus de toute autre division. Ils ne se consolent pas d'avoir perdu ces grands diables noirs, dont leurs enfants raffolaient non pas les Gourkhas, qui sont des manières de Chinois aux yeux en amande, au visage jaune et rond mais les Sighs, au grand turban, aux traits fins, à la peau de bronze, aux yeux étonnés, au caractère très doux, très souriant, très complaisant, un peu mou. En ce moment, j'entends qu'on harnache les chevaux et nous allons, pour la centième fois, nous mettre en route vers les mêmes tranchées, par le même chemin.
Vendredi 3i mars.
Une fois de plus, je suis revenu sain et sauf ce dont je ne suis pas mécontent. Voici les choses que je vois et entends chaque jour, durant ma petite expédition.
Le chemin contourne d'abord l'église, dont les ruines sont déjà tachées de mousse, et dont le cimetière bouleversé laisse voir au fond des trous, où l'eau croupit, des bouts de squelette. On dit encore la messe dans cette désolation, parce qu'on la dit n'importe où, même en plein air, même dans des chambres misérables, où les peignes, savons et habits, traînent sur le lit qui n'est pas fait. La Providence n'épargne pas (sur terre), les paroisses où l'on priait le mieux. Mais la piété des fidèles survit à l'autel démoli. Ils ont construit un refuge au saint Sacrement, une hutte en terre sèche et en chaume, comme toutes les maisons des pauvres en cette région, propre, étroite, assez vaste cependant pour le petit nombre d'habitants qui restent encore. La plupart, surtout les riches, ont définitivement émigré. Quelques-uns s'en vont et reviennent selon les accalmies, et le village, morne et désert, redevient vivant. Dans les maisons abandonnées et qui s'effritent, des réfugiés se sont installés pauvres femmes sans
Étodm, 5 juillet 1916. CXLVIII. 5
^̃^m^fM^V^k-M»^^ ̃ :-̃•̃ ,t#18iiïti>
foyer, sans argent, sans meubles, séparées de leurs maris et de leurs grands garçons que l'armée, la mort, ou les Allemands retiennent au loin; pas trop bien vues de leurs voisins, pour qui elles sont très étrangères, soupçonnées par les autorités, elles essayent d'ouvrir sans patente une petite boutique, vendent aux soldats du chocolat, dés bagues, de la brillantine et des œufs –pleurent en cachette, et guettent le facteur. On les voyait jadis, et on en voit encore, errer au hasard des grandes routes, traînant une brouette, leur marmaille, et deux ou trois vaches sauvées de l'incendie. obstinées à demeurer le plus près possible de la terre natale.
Les cabarets sont très achalandés et c'est un spectacle triste de voir, au milieu des décombres, une échoppe rafistolée tant bien que mal avec du papier, où les lumières sont tamisées par ordre supérieur, où l'on boit, où l'on chante, et où l'on oublie qu'on peut être surpris d'un instant à l'autre par un obus et le jugement de Dieu. Hélas, les cantonnements ne sont pas des lieux toujours édifiants. La guerre a fait du bien dans les âmes, et du mal; elle avive toutes les énergies, toutes les passions, les plus nobles et les plus viles l'amour du pays, de la famille, de Dieu, comme aussi l'avarice et la sensualité. A commencer parles marchandes en tout genre, fruitières, mercières, charcutières, qui ne sont pas de méchantes femmes, et qui ont décolleté leurs filles pour amorcer le clientèle. Mais passons. Dans un groupe de maisonnettes minuscules et toutes semblables, une usine fonctionne .encore charité d'an patron qui fournit aux ouvrières le logement et le travail; patron chrétien, comme il y en a tant dans le Nord, remplissant admirablement son devoir social.
Les alentours du village sont encore cultivés, mais des tombes sont éparses au milieu des sillons. Les laboureurs les respectent toujours, les fleurissent parfois. Plus on avance, plus la culture et les maisons encore habitées se font rares. On entre dans la zone déserte des terres en friche; les tombes se multiplient, avec l'inscription « Ci-gît un inconnu. » Elles sont souvent groupées maintenant par l'administration en petits cimetières, proprets, verts, gentils comme un cottage du Kent. Les grands vieux calvaires, érigés aux carrefours, veillent sur les morts. J'aime follement à chevaucher sans compagnon dans ces espaces solitaires, sur les routes silencieuses. (Le cheval me manquera après
la guerre, il me console de bien des choses). et j'en ai profité pour méditer longuement et prier, l'automne dernier. Il faut traverser un second village, mais absolument vide. Pénètre qui veut dans les logis sans porte; on y aperçoit encore quelques bibelots, des photographies pendues au mur, un jouet d'enfant, un de ces curieux berceaux flamands sur lesquels une Vierge est sculptée. assez pour évoquer une scène paisible d'intérieur, rappeler qu'ici on s'aimait, une famille vivait heureuse, une mère priait en souriant à son bambin. Sur la grand'place, le crucifix est intact; quelques mètres plus loin, un pilier se dresse comme un mât, dernier vestige de l'église, tombée comme un capitaine au champ d'honneur. Hier soir, il faisait clair de lune, et, les silhouettes des toits écroulés, des pans de mur, avaient un aspect fantastique. J'ai lu beaucollp de Shakespeare le décor conviendrait à souhait pour ses revenants. En tout cas, la lune est notre amie. Le soleil nous dénoncerait aux Allemands qui ont posté des tireurs et repéré les distances. La lune nous éclaire sans nous trahir. Sans elle on bute sur les décombres, on tombe dans un trou d'obus. C'est elle qui met un peu de poésie sur les ruines, fait luire dans les campagnes les premières pousses de trèfle, et les bourgeons dans les haies, endort un rayon blanc sur les ruisseaux, et argente même les flaques malpropres. C'est pour elle que chantent les oiseaux du soir, et que résonnent allègrement les sabots de nos chevaux sur le sol durci. Les nuits sans lune sont horribles; j'en ai subi de pluvieuses où je ne distinguais même pas les oreilles de ma monture. Il fallait avancer quand même au grand trot: heureusement, ma bête a incontestablement plus d'instinct que moi, et se garait soudain fort à propos par un brusque écart d'un arbre renversé ou d'une ambulance silencieuse. Nos camions versaient de temps en temps dans les fossés. Je les ai quelquefois imités. Avec le printemps, l'approche des tranchées deviendra plus aisée. Sur la ligne de feu, vous le savez, chaque sentier, chaque maison, un puits, une borne, tout objet immobile a reçu un nom souvenir d'un événement, jeu de mots ou d'esprit Carrefour du cheval tué, Hyde Park, Buokingham palace. L'utilité de ces désignations est incontestable, et les poteaux indicateurs sont multipliés à profusion. On nous a fixé un rendez-vous, et nous
"J^
y rencontrons les hommes de corvée venus à notre aide. La boue est épaisse et haute, on patauge, on crie, on se bouscule dans l'obscurité sans avoir la permission d'allumer une lampe électrique on décharge les camions sur des petites charrettes à bras; et, de nouveau, en avant. Plus de route, un chemin de terre gluante et d'ornières de temps en temps un pont trop étroit, simples planches jetées en travers d'un ruisseau. On y culbuterait mais le scintillement obscur de l'eau décèle à temps le danger. On passe la carriole, on glisse; les roues s'enfoncent et s'arrêtent; on les déterre à la lueur rapide des canons, ou des fusées lumineuses, dont les Allemands sont prodigues. Brusquement, on est surpris par un projecteur, une mitrailleuse, des obus. On se jette à plat ventre, et le danger passé on repart. La charrette s'embourbe encore, et la mitrailleuse, à l'affût d'une si bonne aubaine, tire follement. On se démène pour se dégager. Oh! c'est alors que j'excuse les hommes de jurer un peu. On rit tout de même. (Il y a des incidents presque comiques deux ambulanciers portaient un blessé, sans connaissance, sans mouvement quelques balles sifflent, et nos bons samaritains de déguerpir, en laissant leur fardeau en place. Quand ils sont revenus, plus de malade. Les balles lui avaient rendu des forces, et à son tour, il s'était caché. Les deux brancardiers en colère cherchaient partout, et demandaient à tout venant « L'avez- vous vu? ») – On arrive malgré tout; mais dans quel état, et en quel lieu ? Les tranchées sont des ruisseaux dégoûtants, où on est à l'étroit contents quand le parapet ne s'est pas effondré sous la pluie. Je suis un des heureux de ce monde. Je laisse mes pauvres compagnons barboter, se gêner l'un l'autre, et achever la répartition des denrées; et crotté, grelottant, je cours au Head-Quarters' mess qui est un trou un peu moins sale que les autres gourbis; et le whisky and soda, le café, les cigarettes, le rire me réchauffent. Au retour, mêmes incidents; nos brouettes.
Vendredi 7 avril.
J'ai dû abandonner cette épitre durant une semaine. Noa brouettes ne sont pas toujours vides. On emporte quelques cadavres vers le cimetière voisin. Les infirmiers nous les livrent dûment empaquetés dans une toile grise, et il n'y a qu'à les déposer auprès des trous, creusés d'avance. J'aide à la besogne,
parce que c'est une des sept oeuvres de miséricorde, et je suis probablement le seul à prier. Mes voisins s'acquittent de la corvée en silence, avec respect, mais avec indifférence. Je songe à la pauvre mère, ou à la veuve, qui écrit peut-être encore une lettre; je songe à l'âme surtout qui paraît devant Dieu. Les derniers indices, les-papiers trouvés dans la poche du mort ne permettent pas toujours d'espérer fermement pour lui le repos éternel. Mais qui sait à quelles limites s'arrête la bonté divine Vous avez sûrement conseillé à vos élèves, quand parfois ils se réveillent au dortoir, la nuit, de songer à ceux qui n'ont pas de lit et tremblent sous le froid, la pluie et les balles; vous leur avez spécialement recommandé les agonisants. Demandez-leur de vouloir bien réciter parfois une oraison jaculatoire pour les moribonds anglais ils ont été baptisés, mais combien n'ont jamais appris, dans le culte protestant, à aimer Dieu! Ils ont bien quelque droit à notre pitié quand leur sang coule auprès du nôtre sur la terre de France. Serai-je un jour moi-même, comme eux, emmené par une nuit obscure dans une tombe inconnue ? Je l'ignore. Heureux les jeunes prêtres et les jeunes religieux qui sont tués, car ils passent d'un seul bond de la boue des champs dans l'éternelle joie et heureuse la patrie, pour laquelle ils se sont sacrifiés car ils expient ses fautes. Et heureux ceux que Dieu a désignés comme vous pour un autre poste, celui de la prière car ils nous donneront la victoire. Quant à moi, emprisonné dans une fonction sans gloire, et parfois de médiocre utilité, j'ai tout de même une consolation. La guerre ne m'a pas seulement révélé à quel point j'aimais la France. Le face à face avec le danger, qui nous guette partout, et avec le péché, qui s'étale partout, m'a fait comprendre aussi, qu'en dépit de mes fautes, celles que les .hommes connaissent et celles qu'ils ignorent, j'aimais le bon Dieu. Et sous l'influence de cette pensée, je pourrai, à l'occasion, mourir en paix, et après avoir eu le cœur assez mesquin pour rechigner devant les petits sacrifices quotidiens, du moins, si Dieu veut la prendre, ne pas lui marchander ma vie.
Souvenez-vous de moi quand vous êtes à genoux- devant le saint Sacrement. Je vous embrasse très affectueusement. Georges C.
'̃• ̃/j;.À«K=aaWS&!V*w5sk-.t.itv.; ÏW;
Interprète aux Forces de S. M. Brilannique.
CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX POUR LA PLUS GRANDE FRANCE
PAR LA PLUS GRANDE FAMILLE
1
Parmi les questions religieuses, morales, sociales, auxquelles les catastrophes de la grande guerre donnent un relief tragique, le problème dé la natalité ou, pour mieux dire, le problème de la famille est peut-être celui qui doit provoquer, dans notre pays, les remords les plus troublants pour le passé, les constatations les plus douloureuses pour le présent, les préoccupations les plus graves et les résolutions les plus viriles pour l'avenir. Faut-il rappeler, après les sociologues et les statisticiens, que, pour i ooo habitants, la France comptait 32 naissances en 1811, a8 en i85i, 24 en 1881, aa en 1901, ig en 1910? Faut-il rappeler qu'à la même date de 19 10, la natalité qui était de 19 pour 1 ooo en France, atteignait 24 pour 1000 en Belgique, 25 en Angleterre, 29 en Allemagne, 35 en Espagne, 35 en Hongrie? A la date de igi2, le nombre des naissances était inférieur, et souvent d'un cinquième, d'un quart, parfois d'un tiers, au nombre des décès, dans trente départements français des vallées de la Seine, de la Marne, de l'Aube, de l'Yonne, de la Garonne et du Rhône. Aux approches de la guerre, sur cent familles françaises, il n'y en avait que vingt-trois à compter plus de deux enfants, huit à en posséder plus de quatre, trois seulement à en compter plus de six. La France commençait à ne plus connaître que la petite, la très petite famille, et les berceaux tendaiènt à devenir moins nombreux que les cercueils
1. Toute une littérature a été consacrée, depuis plusieurs années, à ce problème douloureux. Permettons- nous d'indiquer une brochure de vulgarisation dont les meilleurs juges, tel M. Paul Leroy-Beaulieu, ont reconnu la valeur sérieuse et, en particulier, l'exactitude technique et documentaire La France qui meurt. (Reims, Action populaire, et Paris, Maison Bleue, A, place des Petits-Pires, 1914.) L'auteur est le R. P. Maurice de Ganay, aujourd'hui aumônier militaire, décoré de la croix de guerre et chévaller de la Légion d'honneur.
Aux considérations de tout ordre que suggère pareil état de choses, les événements actuels en ajoutent plusieurs autres, d'un caractère singulièrement grave. Si la natalité française n'avait pas subi une diminution anormale et humiliante; si les idées, les mœurs et les lois n'avaient pas conspiré systématiquement contre la famille nombreuse; bref, si les générations qui ont aujourd'hui de vingt à trente-cinq ans représentaient un effectif double ou triple de travailleurs et de soldats, notre pays aurait-il connu toutes les expériences terribles qu'il subit aujourd'hui?la France auraitelle été provoquée par l'ennemi comme elle l'a été? la guerre, à la supposer déclarée, se serait-elle vraisemblablement prolongée comme elle se prolonge? notre jeunesse, notre élite sociale, intellectuelle et nationale, aurait-elle été décimée dans la proportion cruelle où elle l'est présentement? nos riches provinces du NordEst auraient-elles eu à supporter durant deux années le joug ruineux et l'affront intolérable de l'occupation étrangère?Vérités douloureuses qu'il faut avoir le courage de regarder en face pour que la tragique expérience ne demeure pas infructueuse.
Mais indiquer le mal ne suffit évidemment pas. Il faut surtout marquer les remèdes efficaces. Il faut déterminer, en faveur du relèvement de la natalité française, en faveur de la protection des familles nombreuses, une réaction salutaire. Il faut mettre à profit la leçon terrible qui émeut aujourd'hui toutes les âmes droites pour promouvoir sans délai chacune des initiatives utiles, chacune des réalisations d'ores et déjà possibles.
L'un des moyens efficaces d'encourager la multiplication à venir des familles nombreuses ne serait-il pas de garantir une sécurité moins précaire, une situation matériellement, moralement et légalement mieux protégée, aux familles nombreuses qui existent présentement sur le sol de France? Il serait, d'ailleurs, d'autant plus désirable et plus juste d'améliorer la condition actuelle des familles nombreuses que ce sont elles qui ont supporté la plus lourde part des sacrifices de la guerre elles ont donné à la patrie beaucoup plus de soldats, elles comptent un beaucoup plus grand nombre de leurs enfants tombés au champ d'honneur, elles subissent à un degré beaucoup plus grave les charges financières et les réperçussions économiques de l'état de guerre, dont les contre-coups sont innombrables dans toute la vie sociale
du pays. D'autre part, la Flandre française, l'Artois, la Lorraine, c'est-à-dire les principales régions qui ont éprouvé directement les désastres de l'invasion étrangère, et qui l'éprouvent encore, comptent parmi les provinces françaises qui possèdent la proportion laplus considérable de familles nombreuses, très nombreuses, en même temps que laborieuses, considérées, influentes. De ce chef, et en raison même de l'occupation allemande dans nos départements du Nord-Est, beaucoup de familles nombreuses sont tout particulièrement accablées par les malheurs de la guerre. Pour sauvegarder l'avenir et pour obvier équitablement aux nécessités présentes, il faut donc protéger, améliorer, dans notre pays, les conditions matérielles et morales d'existence des familles nombreuses. Et, comme il est toujours beaucoup plus sûr de compter sur soi-même, avec l'aide de Dieu, que de compter sur le bon vouloir d'autrui, le mieux paraît être que les chefs de familles nombreuses, dirigés par ceux d'entre eux qui disposent de situations plus influentes ou de ressources plus considérables, sachent constituer, les uns avec les autres, une organisation sérieuse, cohérente, permanente, soit pour remédier aux besoins les plus urgents, soit pour agir vigoureusement sur l'opinion publique, sur le monde des affaires, sur les représentants du pouvoir politique.
Telle est la conception qui vient d'être réalisée par la création de la Plus Grande Famille, association « déclarée » en conformité avec la loi du i<r juillet igoi, et ayant son siège social à Paris dans les bureaux de la Société d'Économie sociale (54, rue de Seine). Le secrétariat général est installé au numéro a4 de la rue du Mont-Thabor. L'originalité de l'association est de n'admettre comme membres actifs (nous ne disons pas comme membres honoraires ou comme membres bienfaiteurs) que des pères ou des mères de famille ayant actuellement (ou ayant eu) au moins cinq enfants. Les adhérents sont admis par le conseil d'administration sur présentation de deux parrains, pris eux-mêmes parmi les membres actifs. Ils sont tenus de payer une cotisation annuelle, qui sera de o fr. 5o à 5 francs pour les pères ou mères de dix enfants au moins, et de i à 10 francs pour les pères ou mères de cinq à dix enfants. Quant à l'objet de l'association, en voici la formule exacte d'après le texte même des statuts
ART. a. La Plus Grande Famille a pour objet
a) D'étudier les droits, le rôle et les intérêts moraux et matériels des familles nombreuses
b) De susciter ou de favoriser par son adhésion, son concours et sa propagande, toutes les initiatives et tous les mouvements d'opinion destinés à revendiquer ou à développer ces droits, à défendre ou à favoriser ces intérêts
c) De provoquer la création ou de contribuer à la constitution de toutes oeuvres ou organisations qui seraient de nature, directement ou indirectement, à venir en aide aux familles nombreuses ou à leurs membres. Constituée grâce aux démarches persévérantes d'un jeune industriel de Roubaix, père d'une jeune famille déjà nombreuse, initiateur résolu, optimiste et confiant, aux larges vues d'avenir, l'association la Plus Grande Famille a recueilli un nombre important d'adhésions réfléchies et motivées parmi les pères ou mères de familles nombreuses de toutes les provinces de France, plus particulièrement dans l'aristocratie campagnarde, et surtout dans la grande bourgeoisie industrielle de la région du Nord (familles réfugiées), ainsi que de la région lyonnaise. Presque tous les adhérents sont des catholiques notoires, qui figurentau premier rang des œuvres religieuses, apostoliques, charitables de leurs pays respectifs. Plusieurs se rattachent à des écoles sociales ou politiques assez disparates mais tous collaborent en parfaite cordialité fraternelle à une tâche commune qui est également chère aux uns et aux autres, au nom de la religion et du patriotisme comme au nom même de leurs intérêts communs. La présidence de l'association est exercée par un catholique lyonnais auquel sa situation, sa valeur, son expérience technique assurent une autorité exceptionnelle dans le monde des affaires, M. Auguste Isaac, président honoraire de la Chambre de commerce de Lyon. La Plus .Grande Famffle a reçu l'hospitalité des disciples de Le Play; c'est; en effet, au secrétariat de la Société d'Économie sociale et des Unions dé la Paix sociale que l'association naissante a installé sa première permanence et tenu ses premières assemblées. N'y avait-il pas dans ce rapprochement un symbole heureux et significatif? Pour un groupement consacré à promouvoir l'essor des familles nombreuses, à les protéger et à les favoriser, à leur garantir de meilleures et de plus stables conditions d'existence, quel centre d'organisation, quel patronage moral pouvait être plus désigné, plus enviable, que celui de l'école fort peu tapageuse,
nullement exclusive en ses formules ou ses méthodes, mais laborieuse, consciencieuse, hospitalière, qui a étudié avec tant d'application patiente chacun des problèmes concernant la constitution de la famille, la stabilité du foyer, les garanties morales de la prospérité des peuples? Nul ne doit l'ignorer, la plupart des idées saines et fécondes qui constituent, en cette matière, le patrimoine commun de tous les sociologues clairvoyants de notre époque et, en particulier, de toutes les écoles catholiques, que celles-ci aient pour maître La Tour du Pin ou Cl-audio Jannet, ont été méritoirement élaborées, approfondies, soumises à des enquêtes et à des discussions minutieuses, par les rédacteurs de la Réforme sociale, les collaborateurs et les continuateurs de Frédéric Le Play. C'est encore la pensée, l'influence de Le Play qui rayonne, peut-être à l'insu de beaucoup, chez tous ceux dont la noble ambition est de créer, en France, une atmosphère plus favorable au respect du foyer conjugal, à la multiplication des enfants, à la Plus Grande Famille.
II
L'association naissante de la Plus Grande Famille a opportunément fait coïncider ses premières assemblées corporatives avec la réunion générale annuelle de la Société d'Économie sociale, qui avait elle-même choisi pour matière de ses propres travaux la Famille française au lendemain de la guerre. Les deux congrès furent distincts, comme sont distinctes les deux associations et distinctes la nature de leur action ou la sphère de leur propagande. Mais la séance d'ouverture fut commune à l'un et à l'autre groupement. Elle eut lieu le lundi 5 juin à la salle de la Société de Géographie, sous la présidence de M. Carton de Wiart, ministre de la Justice du royaume de Belgique, avec le concours de M. René Bazin, de l'Académie française, auprès desquels siégeaient le président de la Société d'Économie sociale, M. Paul Nourrisson, et le président de la Plus Grande Famille, M. Auguste Isaac. Sur la stabilité de la famille et du foyer, sur les bienfaits sociaux et les bénédictions divines de la multiplication des berceaux, on a entendu de fort belles et judicieuses paroles, inspirées du plus pur esprit chrétien, prononcées par des orateurs dont l'exemple est d'une plus haute éloquence encore que le langage M. Carton de Wiart, dont le discours fut plein d'émo-
tion vibrante, et M. René Bazin, qui donna une « lecture » charmante et délicate autant qu'élevée, où il traitait de la Famille, cellule sociale et base de la reconstitution de la cité. M. Auguste Isaac rendit compte, sous une forme très personnelle, du concours des grandes familles au front, organisé par les soins et les largesses des initiateurs, des. premiers adhérents et, des premiers bienfaiteurs de la Plus Grande Famille. Le concours était ouvert entre un certain nombre de familles de sept enfants au moins, pour attribuer des prix de 5oo francs à celles qui compteraient le plus grand nombre de fils actuellement sous les drapeaux, ou de fils tombés au champ d'honneur. Les familles admises au concours étaient des familles d'agriculteurs, de journaliers, de métayers, ainsi que d'ouvriers des villes et d'employés recevant un salaire inférieur à 3 ooo francs par an. Une exclusion systématique frappait d'avance les indigents professionnels et les parents suspects d'alcoolisme. On avait su réunir une leçon de morale et une leçon de patriotisme à un acte de clairvoyante charité. La séance du 5 juin fut donc riche d'enseignements; elle attira un auditoire compact; elle fut signalée, commentée avec sympathie par les plus notables organes de la presse française. Pour le grand public, on peut dire que c'est de ce jour que date la naissance ou l'entrée en action de la Plus Grande Famille.
Du 7 au io juin, eurent lieu les « journées familiales » de la Plus Grande Famille, dans le cadre austère de la salle de réunions de la Société d'Économie sociale (54, rue de Seine). Les murs de cette pièce un peu sombre disparaissent derrière les rayons de la précieuse bibliothèque où figurent les collections de tant de revues, de tant de répertoires sociologiques et, au premier rang, comme il convient, les œuvres complètes, les travaux et enquêtes de l'illustre maître dont le buste occupe la place d'honneur, Frédéric Le Play. Les séances furent présidées successivement par M. Auguste Isaac; président de la Plus Grande Famille; M. Louis Nicolle, président de la Société industrielle du Nord de la France; M. Henri Joly, président de l'Académie des Sciences morales et politiques; M. Souchon, professeur à la Faculté de droit de l'Université de Paris; M. Ambroise Rendu, conseiller municipal de Paris.
La liste même des rapports indiquera l'orientation et l'objet
des délibérations de l'assemblée. Le 7 juin, M. Doal a exposé la Situation de la Famille nombreuse en France au début du vingtième siècle et M. Achille Glorieux a développé le programme de la Plus Grande Famille, en marquant avec relief l'esprit général des revendications, des reconstitutions et des réorganisations nécessaires. Le 8 juin, on a entendu M. Charles Brun traiter du Régionalisme et des Familles nombreuses, puis M. Cabaret des Prés discuter un projet d'ordre plus strictement pratique, dont nous voulons espérer que l'application ne sera pas trop lointaine le-logement des Familles nombreuses et la reconstitution des immeubles dans les régions dévastées par la guerre. A la séance du matin, le 9 juin, études sur la « self-education » des chefs de Familles nombreuses rapport de M. Paul de Rousiers sur les chefs de Familles nombreuses dans la vie économique et l'organisation professionnelle; rapport de M. Georges Rossignol sur les chefs deFamilles nombreuses dans la vie publique. A la séance de l'après-midi du même jour, des vues intéressantes ont été échangées sur l'Éducation des fils de Familles nombreuses après la guerre un rapport de M. Lefas, député d'Ille-et-Vilaine, a traité de F Apprentissage et un rapport de M. Foillard a exposé les meilleures méthodes consacrées par l'expérience pour la Formation professionnelle au sortir du collège. Le 10 juin, la séance de la matinée eut pour objet les questions législatives. M. Vachette, avocat à la cour d'appel de Paris, énuméra les revendications des Familles nombreuses, les lois et projets de loi favorables aux Familles nombreuses, et ici intervinrent M. Groussau, député du Nord, et M. Dubois, député de la Seine; puis M. le commandant Demiau développa le système du Vote familial, substituéau système actuel du vote uninominal, égalitaire etniveleur. Enfin, dans l'après-midi du io juin, M. le marquis de Beaucourt lut un rapport particulièrement substantiel et documenté sur la Vie chère et les Familles nombreuses; le rapporteur insista sur la repopulation des campagnes et sur les méthodes qui rendraient possible l'adoption de la vie rurale et agricole par des familles nombreuses abandonnant l'atmosphère délétère des grandes villes. C'est avec la discussion de quelques-uns des intéressants problèmes soulevés par M. de Beaucourt que se termina, sous la présidence de M. Ambroise Rendu, la dernière des « journées familiales de la Plus Grande Famille.
Si nous disions que, sur chacune des questions abordées du 7 au io juin, les « journées familiales » ont abouti à dégager des conclusions fermes ou des revendications précises et à préparer des solutions prochaines ou des réalisations immédiates, le lecteur ne nous croirait certainement pas et ce serait avec raison. La première assemblée annuelle de la Plus Grande Famille aura utilement attiré l'attention des parents consciencieux sur tout un ensemble de problèmes délicats et graves qui touchent plus ou moins directement aux conditions d'existence, à la sécurité présente, à l'essor à venir des familles nombreuses. Mais, pour tant de questions complexes, soulevées en quelques séances de travail, il ne pouvait évidemment s'agir que de donner un aperçu sommaire, d'orienter les réflexions et les recherches personnelles, de préparer ainsi les discussions et résolutions ultérieures. La remarque est d'autant plus nécessaire que l'auditoire des « journées familiales » était ce qu'il devait être, c'est-à-dire composé en grande majorité, non pas de savants, de théoriciens, de spécialistes des questions sociales, mais de pères et de mères de famille préoccupés de pourvoir à la meilleure sauvegarde matérielle et morale de leur foyer, au meilleur avenir de leurs nombreux enfants, et n'ayant aucune prétention à connaître ou à résoudre chacun des problèmes de la cité moderne. Il n'était pas difficile d'observer, après la lecture des différents rapports, combien la discussion tendait à dévier, à s'éparpiller, à devenir confuse, lorsque le problème touchait aux doctrines, aux réformes et aux solutions d'ordre général, et, d'autre part, combien la discussion amenait de réflexions judicieuses, d'intéressants et profitables échanges de vue, lorsque l'on rentrait dans la sphère des questions pratiques, mieux adaptées aux préoccupations les plus directes et aux horizons habituels des pères ou des mères de famille. Disons à ce propos quel charme éprouvèrent les-auditeurs parisiens, qui n'avaient pas encore eu l'occasion de rencontrer le président honoraire de la Chambre de commerce de Lyon, à constater et à suivre attentivement la méthode avec laquelle M. Auguste Isaac dirigeait les débats de l'assemblée, an cours des diverses séances que lui-même présida en personne. Impossible d'empêcher plus opportunément la discussion de s'égarer dans des fondrières, de redresser avec plus de bon sens placide et discrètement malicieux les assertions paradoxales ou
un peu trop simplistes, d'aiguiller en Un les interlocuteurs avec une plus souple dextérité vers des solutions irrécusablement possibles, pratiques, raisonnables.
De fait, que peut-on attendre de l'association dite la Pkis Grande Famille ?
Deux résultats, croyons-nous, dont l'un s'exercera sur les adhérents eux-mêmes, tandis que l'autre doit rayonner au dehors. D'une part, un contact permanent sera établi entre beaucoup de chefs de familles nombreuses, qui s'aideront mutuellement à rendre meilleures les conditions de leur vie matérielle, et à bien remplir la tâche morale et sociale que Dieu leur a confiée. D'autre part, une force permanente et organisée existera pour provoquer à toute occasion dans le public un mouvement d'opinion favorable aux familles nombreuses, et pour peser énergiquement sur les gouvernants et les législateurs en vue de faire aboutir les légitimes revendications des familles nombreuses. Quelque acheminement réel et positif est accompli déjà, dans la direction du double but qu'il faut viser et atteindre, par le fait même de l'existence de l'association la Plus Grande Famille, ainsi que des adhésions nombreuses, réfléchies, influentes, qu'elle a reçues et de la visible sympathie que lui ont accordée la presse et le public.
L'organisme est constitué, il est viable, il est mis en branle. Reste maintenant tout le travail à exécuter, toute la route à parcourir.
Pour que l'on puisse entrer bientôt dans la période des premières réalisations, il est nécessaire que la Plus Grande Famille reçoive tous les concours effectifs qui lui permettront d'exercer une propagande puissante et des démarches ou des interventions efficaces. Il est donc nécessaire que les pères et mères de famille ayant actuellement, ou ayant eu cinq enfants au moins, viennent constamment grossir le nombre des adhérents. Il est non moins nécessaire que des membres honoraires et bienfaiteurs, ayant compris l'importance morale et nationale d'une telle organisation, lui procurent des ressources pécuniaires aussi importantes que possible. Il est plus nécessaire encore que les adhérents qui ont quelque loisir et qui prennent sérieusement intérêt Ru mouvement de la Plus Grande Famille, ne se contentent pas d'adresser au
secrétariat des lettres d'encouragement, de suggérer aux organisateurs des projets excellents ou des initiatives heureuses et ingénieuses; mais qu'ils veuillent bien donner à l'association naissante un peu de leur temps, de leur énergie, de leur activité, pour contribuer par eux-mêmes à la réalisation de ce qu'ils souhaitent, de ce qu'ils admirent, de ce qu'ils proposent. Nous croyons savoir que les hommes de cœur et de dévouement qui ont eu le mérite de constituer l'association de la Plus Grande Famille et qui portent actuellement tout le poids du travail à effectuer, seraient très désireux de recevoir un peu moins de félicitations et beaucoup plus de collaborations actives et personnelles. Les remèdes aux maux dont souffre aujourd'hui la famille française doivent dériver de trois sources distinctes l'action religieuse, l'action sociale, l'action législative.
L'action religieuse est la plus indispensable et la plus profonde car c'est la religion seule qui peut imposer à la conscience morale un précepte impératif et absolu; c'est la religion seule qui apporte à l'àme humaine, non pas seulement la connaissance certaine du précepte, mais la force intérieure pour l'accomplir toujours et tout entier; c'est la religion seule, et nous parlons de l'unique religion véritable, qui garantit l'exécution du précepte par la perspective de sanctions efficaces et qui impose à la conscience, avec l'obligation de se vaincre, de se repentir, de s'accuser, le moyen surnaturel de se raffermir ensuite dans la pratique plus réelle du devoir. Les organisateurs de la Plus Grande Famille ont eu le tort de ne pas le dire haut assez dans leurs statuts et leurs circulaires; mais ils l'ont dit et redit dans toutes les séances de leurs « journées familiales » ils proclament que telle est leur croyance par l'exemple notoire de leur vie entière. La charte fondamentale de la famille nombreuse, prospère et bénie se trouve dans l'Évangile et dans l'Église. De la famille, plus encore que de la cité, il est nécessaire de proclamer avec le Psalmiste que, si le Seigneur Lui-même n'édifie pas la maison, ceux qui la construisent auront travaillé en vain.
Un hommage significatif vient d'être rendu par M. Étienne Lamy à l'influence de la vraie religion pour multiplier et moraliser les familles nombreuses. Par une admirable libéralité, le secrétaire perpétuel de l'Académie française vient de constituer (i5 juin)
une fondation de 5ooooo francs, dont l'Institut de France sera le dépositaire. Voici en quels termes M. Lamy détermine et motive l'attribution qui devra être faite annuellement du revenu de cette fondation
Certain que restaurer la fécondité de notre race est le plus essentiel intérêt de la France,que la plus efficace conseillète du devoir est la morale religieuse, et que tout Français doit hâter la résurrection de la vie nationale. Je voudrais aider quelques-uns des pères et des mères qui, par des privations quotidiennes et volontairement subies, perpétuent encore des foyers riches d'enfants.
Le revenu annuel dela fondation, qui représentera àpeu près 26000 francs, sera, chaque année, réparti entre des familles de paysans français et catholiques, et partagé entre deux de ces familles, parmi les plus pauvres, les plus nombreuses, les plus chrétiennes de croyance, les plus Intactes de mœurs. Dans des conditions exceptionnelles, s'il apparaît qu'une somme plus considérable remise à une seule personne ne risquera pas d'y introduire la paresse, mais achèvera d'y rendre meilleur un avenir déjà préparé par de l'intelligence et du travail, la totalité du revenu pourra former un seul prix.
L'action sociale doit se joindre à l'action religieuse et c'est plus particulièrement dans le domaine de l'action sociale que peut agir avec efficacité un groupement tel que la Plus Grande Famille. Dans le cadre même de notre société moderne issue de la Révolution, et sans préjudice des transformations et des réorganisations conformes à l'ordre social chrétien que nous espérons obstinément d'un meilleur avenir, beaucoup peut et doit être obtenu par une propagande intelligente, méthodique et tenace. L'essentiel est de créer un état d'esprit favorable aux familles nombreuses, une atmosphère d'estime et de sympathie à leur égard, une propension sérieuse de l'opinion publique à bien accueillir et à seconder tout ce qui pourrait améliorer leurs conditions d'existence. Les résultats de cette disposition favorable se traduiront dans les coutumes courantes de la vie sociale en matière de loyers, de logements, d'éducation, d'apprentissage, de placement professionnel, d'achats économiques par coopératives, de facilités procurées aux familles nombreuses pour voyages et villégiatures.
Dans les « journées familiales » de la Plus Grande Famille, on a pu jeter les fondements de deux organisations d'ordre pratique à l'avantage des familles nombreuses. D'une part, ce sera un centre
de renseignements pour faciliter le retour à la terre, pour aider au développement des petites industries rurales, pour rendre possibles et viables les essais d'installation et d'exploitation, pour appuyer ensuite les familles dans l'usage effectif des situations qui leur auront été obtenues ou procurées. D'autre part, ce sera un bureau d'achats en commun, constitué à Paris, destiné à centraliser la puissance d'achat (aujourd'hui diffuse) des familles nombreuses. Les acquisitions se feraient par quantités considérables et avec des réductions très importantes chez les producteurs eux-mêmes. La répartition aux adhérents du bureau d'achats en commun serait exécutée par le petit commerçant, qui est en contact direct avec Icn consommateur et toutes les transmissions intermédiaires se trouveraient supprimées, à l'avantage des familles nombreuses, entre le producteur et le petit commerçant. Plusieurs fabricants et producteurs en gros se sont montrés favorables à cette coinbinaison intéressante, tant par motif de sympathie pour les familles nombreuses qu'en raison de la clientèle fort importante que leur procurerait le bureau d'achats. Les adhérents de la Plus GrandeFamille bénéficieraient, de ce chef, de « ristournes » appréciables; ils pourraient se procurer bon nombre d'articles de consommation courante ou d'objets de première nécessité à un prix exceptionnellement avantageux. Exemple remarquable de ce qu'il est possible de réaliser d'ores et déjà, dans le domaine de l'action économique et sociale, pour faciliter et améliorer les conditions d'existence des familles nombreuses.
Mais on ne doit pas négliger non plus l'action législative et politique. Il existe certains crimes honteux, certaines propagandes criminelles dont la répression parait trop souvent illusoire, et dont l'impunité constitue pour la famille française, pour l'avenir physique et moral de la race, le plus funeste de tous les périls. En pareille matière, -ceux qui font les lois et ceux qui les appliquent ont un devoir impérieux à remplir. Ils peuvent être amenés à s'en acquitter d'une manière plus efficace, lorsqu'ils subissent une pression vigoureuse de l'opinion publique, les sommant d'aviser, d'agir, de réprimer. Cette pesée de l'opinion sur les législateurs, les gouvernants, les magistrats, la Plus Grande Famille est tout particulièrement désignée pour la déterminer en temps opportun et l'organiser avec méthode. Il en ira de même pour obtenir éven-
tuellement des deux Chambres les différentes améliorations législatives reconnues indispensables à l'existence des familles nombreuses. Nous ne parlons pas simplement des lois d'assistance pour familles indigentes ou nécessiteuses, ni des primes ou autres encouragements officiels à la natalité. Nous parlons de garanties générales de droit public en faveur de toutes les familles nombreuses, quelle que soit leur condition. Réduction sérieuse de la quotité de l'impôt en proportion du nombre des enfants, réduction de la durée du service militaire en temps de paix pour les fils de familles nombreuses, bourses d'études accordées de plein droit aux enfants de familles nombreuses et utilisables dans l'établissement d'éducation choisi par les parents, pluralité du bulletin de vote à l'avantage du chef de famille (pluralité croissante avec le nombre des enfants), modification du droit successoral par élargissement de la liberté testamentaire et par constitution légale et permanente d'un bien de -famille soustrait aux partages autant de réformes hautement désirables, en réaction salutaire contre les méthodes malfaisantes du jacobinisme, contre le faux dogme de l'égalité révolutionnaire. Toutes ces revendications figurent déjà dans le programme de la Ligue Pour la Vie, dont le secrétaire général, M. Georges Rossignol, participait aux « journées familiales » du mois dernier. La Plus Grande Famille saura faire pénétrer dans un public plus étendu les requêtes des chefs de familles nombreuses en matière de réformes législatives. Des témoins dignes d'une entière confiance déclarent que nos députés seraient actuellement disposés, en grande majorité, à faire le plus bienveillant accueil à toute revendication motivée des familles nombreuses. Nous en acceptons l'augure et, avec plaisir, nous prenons acte du bon propos. Mais, pour faire des compliments, nous nous permettons d'attendre l'expérience. Puissent, tout au moins, les parlementaires de gauche et d'extrême-gauche, s'ils veulent sérieusement légiférer à l'avantage des familles nombreuses, ne pas compromettre une excellente cause par des surenchères de démagogie désastreuse A la « journée familiale » du 10 juin, lecture fut donnée d'un projet de loi qui édictait jusqu'à la confiscation de l'héritage de certaines catégories de célibataires, puis d'un autre projet de loi qui, tendant à réduire certains propriétaires récalcitrants, substituait parfois le juge de paix au propriétaire pour régler les conditions
du loyer et signer le bail avec le locataire! La séance de la Plus Grande Famille était présidée, ce jour-là, par un de nos plus éminents maîtres actuels de la science du droit, M. Souchon il ne put contenir un geste d'impatience, et presque d'exaspération, lorsqu'il entendit énoncer, comme la dernière trouvaille parlementaire en faveur des familles nombreuses, pareilles énormités juridiques.
Dans la pensée des plus ardents initiateurs de la Plus Grande Famille, les réformes législatives qui assureraient pleinement à la famille nombreuse chacune des garanties désirables, seraient subordonnées à la renaissance des autonomies et des franchises régionales ou provinciales; à la renaissance de l'organisation professionnelle et des libertés corporatives transformation de haute envergure, qui intéresse la constitution de l'État et la conception même de la société. Ce sont des vues profondes, où beaucoup d'esprits judicieux croient discerner l'orientation à venir de la patrie. De telles perspectives élèvent les âmes, coordonnent les intelligences, stimulent les énergies, en leur proposant pour règle et pour objet les meilleures leçons de la vie, de l'expérience et de l'histoire, d'accord avec les principes et avec les traditions de l'ordre social chrétien.
Quoi qu'il en soit, du reste, des perspectives lointaines, la Plus Grande Famille se trouve en présence d'une tâche immédiate qui exige un labeur considérable elle incarne surtout une idée, une tendance dont le bienfait religieux, moral, social, est manifeste elle représente un mouvement libérateur dont l'urgence est impérieuse.
L'Ange de la Patrie guidera l'initiative et protégera l'action de ceux qui, de toute leur énergie, de tout leur cœur, veulent travailler ensemble « pour la plus grande France, par la plus grande famille ».
Yves bb LA BRIÈRE.
REVUE DES LIVRES
Henri Le Flogh, S. Sp., Supérieur du Séminaire français de Rome. Les Élites sociales et le Sacerdoce. Paris, Téqui, 1916.In-8.63 pages. Pourquoi, parmi les candidats au sacerdoce, y a-t-il, maintenant, si peu de représentants des élites sociales Question douloureusement angoissante pour quiconque veut le bien de l'Eglise, c'est-à-dire, le vrai bonheur du genre humain. Le R. P. LE Flocii l'examine à lalumière de l'expérience que lui donna la mission qu'il remplit à Rome. Il écarte délicatement les objections qui procéderaient de vues trop humaines; il veut croire au contraire que la pauvreté actuelle de l'Eglise est un attrait de plus pour les âmes généreuses. La principale difficulté lui paraît être une idée inexacte que l'on se fait de la vocation, « entité métaphysique qui est ou qui n'est pas, et contre cette fatalité, il n'y a rien à faire » (p. 29), ou encore, idéal de sainteté qui paraît inaccessible. Il n'a pas de peine à remettre les choses au point. Cette étude emprunte aux circonstances un caractère spécial d'opportunité. Dans l'œuvre de relèvement qui devra suivre cette guerre, Je sacerdoce aura son rôle, le plus important et il est à espérer que la jeunesse française, retrempée dans l'héroïsme, voudra y aider. Les combattants d'aujourd'hui, après avoir procuré au pays le bienfait de la paix dans l'honneur, voudront l'aider à en profiter au maximum. S. E. le cardinal Billot a tenu, dans une lette insérée en tête de la brochure, à en souligner l'importance, comme aussi la parfaite exactitude doctrinale.. Paul Geny. Capitaine FOLLIET, de l'artillerie coloniale. Vouloir. La Volonté à la Guerre. Paris; Chapelot, igi5.In-8, xm-3g2 pages, avec une carte hors texte. Prix 6 francs.
Jamais guerre, autant que celle qui tient, à l'heure présente, le monde en suspens, ne vérifia l'adage qui fait tout lelivre du capitaine FOLLIET la Volonté est le plus puissant, le plus décisif facteur à la guerre. Cette vérité, l'auteur la retourne sur toutes ses faces, la décompose, la démonte, l'illustre de citations et d'exemples pour lui donner toute sa lumière aveuglante et sa force persuasive.
Le livre se trouvait terminé, déjà en train d'être imprimé, à Nancy, en août igi4. Notre armée commençait dès lors à y écrire un chapitre qui sera, avec l'aide de Dieu, le plus démonstratif, le plus triomphal.
Combien serait hâtée cette démonstration si tous nos stratèges de l'arrière, si tous nos conseillers en chambre s'en inspiraient et le pratiquaient. t.
Dans une note préliminaire, il est dit que la victoire va au vouloir devant lequel tout s'efface « Craintes des sacrifices nécessaires, sensiblerie humanitaire, respect des conventions ». Ces deux dernières expressions sonnent mal. Heureusement, on les laisse tomber, et le reste du livre ne les reprend pas. Ce qu'il inculque, c'est que « La victoire n'est point faite de hasard; elle se donne à qui l'a méritée; elle récompense la vertu des nations. » Lucien Rodbe. Henri Moulimé, docteur ès lettres, professeur de Philosophie au Collège de Castres. De Bonald. La Vie, la Carrière politique, la Doctrine. Paris, Alcan, 1916. In-8, v-464 pages. Prix 7 fr. 50. LE MÊME. Lettres inédites du vicomte de Bonald (Député, i8i5i8a3; Pairde France, i8ai-i83o)k Mme Victor de Sèze. Paris,Alcan, 1916. In-8, xvm-160 pages. Prix 3 fr. 75.
Il a fallu à M. Henri Moulinié une certaine liberté pour choisir comme sujet de thèse, à soutenir devant un jury universitaire, le vicomte de Bonald, l'implacable théoricien du pouvoir absolu,l'auteur de la législation primitive expression de la volonté de Dieu, monarchiste sans atténuation, catholique avec tout le rigorisme d'une conception abstraite.
M. H. Moulinié met, comme on dit de nos jours, une objectivité sereine, en même temps qu'une exactitude minutieuse, à conter la vie du gentilhomme aveyronnais (i754-i84o),et les luttes ardentes du parlementaire. Puis il expose sa doctrine et la met en parallèle avec les doctrines de Joseph de Maistre, de Lamennais, de Ballanche, de l'écrivain suisse de Haller, des publicistes de l'Action française. Tout cela est honorablement conduit. On aurait seulement désiré un effort plus voulu pour pénétrer l'âme du logicien polémiste, pour sympathiser avec sa pensée, pour mieux rendre compte par la raison et par l'histoire d'un système si fortement construit. En passant, notons un morceau (p. 3-4) outrageusement inexact sur l'éducation donnée par les Jésuites, où sont réunis, comme à plaisir, tous les lieux-communs adoptés docilement là-dessus par la littérature universitaire. L'intérêt est ailleurs.
Il est dans la thèse auxiliaire. Celle-ci est intitulée Lettres iaédites du vicomte de Bonald à Mme Victor de Sèze. A vrai dire, ces lettres, quoique inédites, n'étaient pas totalement inconnues du public. En 1901, leR. P. Henri Chérot, qui en avait reçu connaissance par l'arrière petit-fils de l'illustre philosophe, les avait citées et commentées dans les Études au cours de quatre copieux articles. M. Moulinié fait une allusion discrète, trop discrète à ces articles. Le R. P. tlhérot méritait
plus. Quoi qu'il en soit, sachons gré M. Mou! inié de nous avoir donné de cetle correspondance une édition savante. Il s'est efforcé d'éclaircir les passages obscurs, de fournir sur les personnages nommés ou indiqués les détails utiles.
Suivant lui, il semble que le vicomte soit entré en relation d'amitié avec Mme de Sèze par l'intermédiaire d'un ami commun, Marignic. Celui-ci, originaire du Languedoc-, poète à ses heures, auteur même de tragédies qui s'étaient fait applaudir, n'avait pas craint de se poser en défenseur de LouisXVI et avait d fi émigrer pour mettre sa vie en sûreté. A la date de la première lettre publiée, 17 avril 1817, le vicomte avait soixante-trois ans et Mme de Suze quarante-sept ans, et la correspondance semble alors établie depuis peu de temps. Par une malechance assez curieuse, ils ne se rencontrèrent jamais, au moins tant que dura la correspondance. Quand l'une venait à Paris, l'autre l'avait déjà quitté, et quand le vicomte passait par Bordeaux, sa correspondante se trouvait à la campagne près de sa fille chérie Indiana, ou ailleurs. Dans ses Politiques et Moralistes du dis-neuvième siècle, Emile Faguet, parlant du vicomte de Bonald, dit « II est un raisonnement qui se poursuit. n est constitué d'une sorite. Je ne dirai rien de son caractère. Il donne l'idée qu'il n'en a pas. Il semble être un esprit pur. n Les lettres démentent heureusement ce jugement. Sans doute, le philosophe et le politique y prennent souvent la parole. Mais on y entend aussi et l'on y voit le gentilhomme aux belles manières, manières un peu compassées, mais qu'il sait rendre aimables. L'existence même de ces lettres montre qu'il était sensible à l'amitié. On y voit surtout le fidèle attachement de l'époux, la sage tendresse du père, le terrien qui se plat! au milieu deses champs et deses fermes, l'homme du foyer pour qui la plus grande joie est de posséder autour de lui toute sa famille réunie, l'homme d'intérieur, instruit des « petits détails du ménage ». Il le confesse en toute simplicité « Je n'ai jamais pu voir faire quelque chose chez moi sans y mettre les mains, et quoique livré par mes occupations habituelles à une assez grande activité d'esprit, j'ai éprouvé que celle du corps délassait de l'autre, et remontait le ressort. » (P. 102. Lettres.)
On connaît l'existence d'une autre correspondance entretenue par de Bonald avec le comte de Senft, diplomate autrichien attaché à La Haye, puis à Paris. Les originaux sont entre les mains des Pères Jésuites d'Inspruck. M. H. Moulinié exprime l'espoir de les publier un jour. Le P. Chérot en a donné quelques citations intéressantes. Celui-ci parle aussi d'une correspondance avec le comte de Marcellus, d'une autre avec M. de Castelbajac (Études du 5 juin 1901, p. 687, note), sur laquelle il semble avoir possédé des données plus précises.
Souhaitons que toute la correspondance du comte de Bonald soit un jour publiée. « Elle permettrait, comme le disait le R. P. Chérot, de reconstituer intégralement l'histoire du grand philosophe. »
Lucien Roure.
Mgr DEMIMUID. Saint Jean de la Croix. Paris, Gabalda, 1916. Collection Les Saints. In-i2, 210 pages. Prix 2 francs. Ce n'était pas une entreprise aisée que de faire tenir en deux cents pages la vie d'un saint aussi fécond en œuvres et en écrits quesaintJean de la Croix. Cette entreprise, Mgr Demimbid – dont nous avons à déplorer la mort toute récente a su la m'ener à bien. Chronologie exacte, exposé rapide et cependant complet des principaux événements qui remplissent l'existence du premier carme déchaussé, étude de ses écrits et de sa doctrine, tels sont les moindres mérites de ce nouveau volume dont s'est enrichie la collection Les Saints. Ce qui fait l'incontestable supériorité de cet ouvrage sur les vies antérieures de saint Jean de la Croix, c'est une plus juste appréciation du rôle joué par certains religieux, ennemis ou amis du saint, dans les persécutions qu'il eut à subir. Le premier biographe de saint Jean de la Croix, le P. Jérôme de saint Joseph, écrivait vingt-sept ans seulement après la mort de son héros. Les Carmélites de Paris, au cours de la première traduction française de son ouvrage, en 1876, firent remarquer que, selon toute apparence, l'auteur était trop rapproché de l'époque de certains conflits, et des hommes qui s'y trouvèrent mêlés, pour posséder la pleine et entière liberté d'esprit nécessaire à l'impartialité de l'histoire. De fait, le P. Jérôme de saint Joseph écrit la vie du premier carme déchaussé, sans nommer une seule fois le premier Provincial de la Réforme, l'infortuné P. Gratien, victime, comme son saint ami, d'injustifiables persécutions. Le P. Dosithée de saint Alexis se montre bien sévère, dans sa Vie de saint Jean de la Croix, à l'égard de ce même P. Gratien, auquel, cependant, le saint ne retira jamais son affection ni son estime. Ces deux historiens paraissent manquer de justice envers la Mère Anne de Jésus et ceux qui la conseillèrent lors de son appel à Rome, au sujet des modifications dues au P. Doria dans le gouvernement de l'Ordre. Ni l'un ni l'autre ne songe à reprocher au P. Doria d'avoir toléré l'enquête injurieuse, ouverte contre saint Jean de la Croix, et de n'en avoir pas puni l'auteur. Mgr Demimuid, en mettant à profit les récents et décisifs travaux du R. P. Grégoire de saint Joseph, sur le P. Jérôme Gratien et ses juges, a projeté une lumière nouvelle sur la vie de saint Jean de la Croix, rectifié plus d'une erreur et rendu un réel service à l'histoire du grand docteur de la mystique chrétienne.
Maxime Doûillakd.
L'Allemagne a-t-elle le secret de l'Organisation? Enquête par Jean Labadié. Paris, Bibliothèque de l'Opinion, 1916, Prix 3 fr. 5o. Le professeur Ostwald, le chimiste allemand bien connu, a prétendu, dans une formule célèbre, mais peu scientifique, revendiquer pour son pays le monopole et le secret de l'organisation. M. Jean Labadié,
rédacteur au journal l'Opinion, a donc prié quelques hommes, plus ou moins qualifiés pour représenter la pensée française, de dire leur avis sur la prétention germanique et d'éclairer le fond du débat. Au travers des digressions ou des redites qui sont le défaut à peu près nécessaire de toutes les enquêtes, les réponses permettent de dégager des conclusions assez bien établies, intéressantes. Et c'est d'abord qu'il ne saurait y avoir de « secret proprement dit de l'organisation. Ce dernier mot, un peu vague comme tous les termes généraux dont on abuse facilement, signifie seulement la mise en œuvres de certains moyens efficaces en vue d'un but déterminé. C'est une méthode qui n'a rien de chiffré et qui se trouve à la portée de tout esprit attentif et persévérant.
Mais il faut, en effet, reconnaître aux Allemands (et les réponses les leur accordent avec équité), l'esprit de suite, la patience, surtout la discipline. Ces qualités pratiques, avec toutes les ressources dont elles disposaient, ont été orientées vers un but; la grandeur du pays allemand. Mais le but est sorti des limites permises, il s'est changé en une sorte de chimère monstrueuse, l'hégémonie mondiale. Et cette hypertrophie de l'esprit national a introduit une raideur funeste dans tout le corps soumis à son influence et voué à son entretien. L'organisation est ainsi viciée, parce qu'elle est mise au service d'un but anormal; même la science, désintéressée paresseuse, et certaines forces religieuses, ont reçu un caractère d'utilitarisme ambitieux, trop bassement pratique. La Kultur marque un recul sur la civilisation. Mais si l'organisation, poussée jusqu'à cet excès et avec cette déviation totale, doit être considérée comme un mécanisme repréhensible et nullement un modèle, il reste qu'avant de passer à l'abus, la qualité avait marqué son empreinte puissante au pays germanique. Ce bénéfice doit-il être inscrit au compte du sens naturel de l'organisation dont nos ennemis seraient doués alors que nous ne serions dépourvus? P Non pas, protestent les réponses à l'enquête. Ce serait même plutôt l'inverse, car, à côté des éléments d'ordre reconnus tout à l'heure dans le tempérament germanique, il y a aussi dans l'esprit allemand plus d'un ferment de divisions largement manifesté, au cours de l'histoire, parles luttes intestines et le succès de la Réforme. Pourquoi, de nos jours, l'unité a-t-elle prévalu? P
La réponse, nous dit M. Maurras, est fournie par la politique. C'est grâce au régime monarchique, faiseur d'ordre, que l'organisation a pu se développer, tandis que chez nous, la lutte des partis, essentielle au régime démocratique, brisait l'union, déviait l'attention sur de misérables querelles ou des intérêts mesquins, paralysait les qualités organisatrices dont le caractère français se trouve détenteur. Plusieurs des autres réponses admettent aussi, parfois même explicitement, que le problème est pour une bonne part, politique. Parfois, avec un reste d'idéologie ou de terminologie révolutionnaire, elles mettent en parallèle la raideur du mécanisme allemand qui absorbe
les personnes dans l'État et la souplesse de ce qu'elles nomment « l'individualisme « français. Toutefois, elles reconnaissent que cet indivi-dualisme a, lui aussi, passé la limite et donné lieu à des mécomptes graves, actuellement tragiques. Il le faudrait discipliner davantage. Les recettes sont variées, elles ne s'inspirent pas, comme celle de M. Maurras, de la doctrine royaliste. L'une demandera que la direction du pays soit davantage confiée à une élite qu'il s'agira de former. Mais on omet de nous dire le moyen dont disposera l'élite, supposée prête, pour prendre et conserver l'autorité suffisante. M. Paul Boncour pense que le gouvernement d'un parti pourrait donner la solution requise, à condition de « n'avoir pas peur des responsabilités ». C'est un peu vague et, probablement, cela revient au problème de l'élite, puisque, enfin, le parti aurait à se discipliner, à faire abnégation, au moins quelquefois, de ses vues personnelles pour ne plus voir que l'intérêt de tous. Bref, il semble bien qu'il faille conclure cette partie de l'enquête par les réflexions assez désenchantées de M. H. G. Wells. « La méthode électorale qui sauvera la démocratie du politicien de parti est encore à trouver. La démocratie à encore à établir ses disciplines mutuelles. Elle a encore à devenir maîtresse d'elle-même. » Du moins, et dans tous les domaines, pouvons-nous faire nôtre cette autre conclusion, due à la plume de M. Henri Massis. « Vous sentez donc que, sous ce problème de l'organisation, c'est un grand problème spirituel qui se cache et que dans « le spirituel », comme disait Péguy, l'Allemagne n'a pas à nous enseigner. Pour le « temporel », nous en ferons toujours notre affaire, quand nous aurons retrouvé la vérité ». H. P. Hubert BOURGIN. La Culture allemande devant la Civilisation moderne. Paris, Didier, igi5. Prix 75 centimes.
Cet article, paru dans la Grande Revue et maintenant tiré à part (le prix en est vraiment élevé pour ses trente-deux pages), pourrait être un chapitre de l'Enquête menée à l'Opinion par M. Labadié. On y retrouve beaucoup des idées autour desquelles évolue la discussion dans le volume dont nous venons de parler. L'étude est sérieuse par certains côtés, encore que comprenant, semble-t-il, plus d'une lcngueur inutile. ZD
Et si nous parlions tout à l'heure d'idéologie révolutionnaire, on n'aura point de peine à en retrouver l'expression en des phrases comme celles-ci « Dans la France monarchique, comme dans l'Allemagne impériale, la pensée fut serve. De Boileau à Bossuet, l'intelligence s'employa à la propagation et à la défense de l'absolutisme politique, religieux, littéraire. » Devant ces clichés, on se prend à songer que si la culture allemande « ne tient compte que des idées et des sentiments qui rentrent dans le système de forces dont elle fait partie », on en retrouve malheureusement plus d'une réplique dans le parti pris qui tient encore plus d'un esprit français. H. P.
W. Morton Fuiaerton. Les Grands Problèmes de la politique mondiale. Traduit de l'anglais par B. Mayra, Paris, Chapelot. In-8, 425 pages. Prix 4 francs.
On frissonne un peu, malgré soi, en abordant un livre de /jan pages in-8, qui s'intitule sans fausse modestie les Grands Problèmes de la politique mondiale. La lecture n'en est pourtant pas ennuyeuse, bien que la traduction un peu lourde fatigue l'esprit et que des fautes d'impression trop nombreuses irritent les yeux du lecteur. Ecrit avant la guerre, cet ouvrage lui emprunte un renouveau d'intérêt. Il est comme le diagnostic détaillé et, dans l'ensemble, assez exact, des malaises nombreux dont souffrait l'Europe, de 1870 à igii, et qui ont fini par provoquer la crise actuelle. Tout n'y est certes pas original. L'auteur reconnaît plusieurs fois lui-même ce qu'il doit à des hommes tels que MM. René Pinon, Henry Wickham Steed, le président Roosevelt. Il a suivi avec attention les faits; il en expose, avec assez d'objectivité, l'enchaînement. Surtout, il met vivement en relief ce qu'il appelle lui-même l'influence des facteurs économiques sur la politique des Etats. Aujourd'hui, plus que jamais, les relations internationales sont subordonnées aux conditions sociales et financières des peuples en présence; les conflits de devoirs et de sentiments se résolvent, pour une large part, en des conflits d'intérêts. C'est ce que M. Morton Fuiaekton, en bon Américain, a excellemment vu et démontré.
Tout n'est pas là cependant. Et voilà pourquoi le jugement de cet homme pratique ne nous paraît point toujours acceptable. Très sûr quand il se tient sur le terrain des faits, le journaliste américain s'aventure avec audace dans la zone dangereuse des interprétations. Ses incursions y sont quelquefois heureuses. Il remonte, par exemple, aux sources du mal dont souffre notre patrie et voici ce qu'il découvre « Si l'histoire de France est si intéressante, si prenante, au point de vue philosophique, c'est bien en raison de la lutte obstinée dans ce pays des deux théories opposées du développement humain, la théorie protestante et la théorie catholique, et de l'éternel combat de l'individualisme contre la solidarité, de la libre pensée contre l'autorité. »
Parfait mais étant protestant lui-même ou (ce qu'il tient pour pareil) libre penseur, M. Morton Fullerton envisage nécessairement les problèmes de notre vie nationale, les crises intérieures de notre histoire contemporaine, d'un point de vue qui ne saurait être le nôtre. U a, sans doute, une sincère amitié pour la France; il rend un loyal hommage à son œuvre d'expansion coloniale, se faisant une idée nette et large à la fois de ses réalisations actuelles et de ses possibilités futures. Il porte certains jugements remarquables de justesse par exemple, sur Napoléon III et sa politique étrangère; il a des mots plutôt âpres pour la Constitution « sous laquelle la France végète »,
pour notre épuisante centralisation, notre Parlement, notre « peur d'un homme ». Il salue avec une sympathique admiration les signes de notre « résurrection morale ».
Mais son admiration nous semble un peu large, quand il confond dans le même éloge, en deux lignes, « Vercingétorix et saint Louis, Jeanne d'Arc et Gambetta». Surtout, il déraille absolument, quand il aborde les questions religieuses. Les .pages (89-u6) qu'il écrit sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat en France seraient odieuses, si elles ne témoignaient surtout d'un profond aveuglement, fait d'une certaine ignorance du sujet, d'une bonne dose de parti pris et d'une étrange confiance en ses propres idées.
L'auteur reconnaît, en fin de compte, n'avoir fait qu'un « exposé imparfait de la guerre systématique et dangereuse menée contre la République par le parti occulte catholique ». Le tableau est plus imparfait encore qu'il ne croit, mais dans un autre sens. Il faut vraiment du cynisme ou de la sottise, pour nous parler d'une « persécution de la République par l'Église, en qui sa fille atnée n'a trouvé souvent qu'une marâtre pour nous assurer qu'à la veille de la séparation « le Vatican, de gaieté de cœur, semblait chercher querelle au gouvernement » etque la séparation elle-même a été « imposée au Parlement» » par la « politique étourdie ». et « l'inexpérience diplomatique de Pie X » 1 Un trait permettra de juger avec quelle compétence sont proférées de telles assertions. Parlant de Léon XIII, qui serait mort « désespéré » par l'échec de la politique de ralliement, l'écrivain américain ajoute « Une immense organisation catholique, connue sous le nom d'Action libérale, s'était mise résolument en travers des conseils du Vatican ». Quelle révélation pour M. Piou 11 l
Non moins regrettable est la crudité de la morale utilitaire sur laquelle on prétend fonder les relations internationales. Toute l'autorité de Spinoza (et moins encore celle de M. Anatole France) ne suffira pas à nous faire admettre que les notions de bien et de mal, bonnes peut-être pour les individus, sont vaines ou nuisibles pour les gouvernements et pour les nations. Si nos adversaires acceptent de telles théories, laissons-leur-en toute la honte. Plus facilement on pardonnera à M. Morton Fullerton son admiration pour l'Angleterre, l'importance qu'il attache, avec une exagération un peu naïve, à l'influence anglo-saxonne dans la conduite du monde et au mal qui peut résulter de ce fait, que la fière Albion, arrachée aujourd'hui par la force des choses à son « splendide isolement », se trouve, comme une vulgaire nation du continent, « prise dans l'engrenage européen ». Joseph Boubée.
1. Le traducteur, «oit dit en passant, n'est peut-être pas mieux informé, puisqu'il femble confondre le> Femmes trançaises et les Femmes de France.
ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS DE JUIN 1916
ASPECT D'ENSEMBLE DES OPÉRATIONS MILITAIRES i° Sur le front oriental, offensive victorieuse des armées russes du général Broussilov, qui font reculer d'environ 35 kilomètres les lignes austro- allemandes en Wolhynie, en Galicie orientale et en Bukovine. Les Russes reprennent Loutsk, Doubno, Tortchin, la région de Pinsk (Wolhynie) et Zlota-Lipa (Galicie orientale). Plus au sud, le général Letchitski passe la Strypa, le Dniester, le Seret; il prend Zalezyki, Sniatyn, Czernowitz, Radaoutz, Kimpolung, Kuty, Kolomea, c'est-à-dire toute la Bukovine; et,danscette campagne, il coupe en deux l'armée autrichienne du général Pflanzer.Le nombre total des Austro-Allemands capturés parles Russes est de 212000, avec un énorme matériel de guerre. A latin de juin, l'offensive du général Letchitski paraît se heurter à de graves obstacles, tandis qu'au centre du front oriental, les troupes austro-allemandes du prince Léopold de Bavière gardent avec. succès, contre le général Broussilov, la ligne du Pripet. En revanche, les tentatives du maréchal von Hindenburg pour faire reculer, en Courlande, les troupes du général Kouropatkine, demeurent infructueuses.
2° Sur le front occidental, la « bataille pour Verdun » continue avec un véritable acharnement, à l'est et à l'ouest de la Meuse. Sur la rive gauche, beaucoup de sang a été répandu, mais à peu près rien n'a été modifié dans les positions respectives. Sur la rive droite, les Allemands ont réalisé des progrès appréciables, dont le plus important est la conquête du fort de Vaux. Quant à l'ouvrage de Thiaumont, il a été plusieurs fois pris et perdu par les Allemands. A l'extrême fin du mois, il était reconquis par les Français. D'autre part, les Anglais et les Français ont concentré des forces considérables entre Ypres et Albert en vue d'une offensive qui, de fait, s'est ouverte au matin du Ier juillet. Les journées précédentes furent consacrées à une vigoureuse préparation d'artillerie.
3° Sur le front des Alpes, l'avance autrichienne s'est d'abord poursuivie jusqu'à l'est d'Asiago et de Campomulo. Puis, une contre-offensive italienne, concordant avec la poussée des Russes en Galicie orientale et en Bukovine, a déterminé le recul général des troupes austro-hongroises. Les Italiens recouvrent la majeure partie du plateau d'Asiago et du plateau des Sette-Communi, et en dernier lieu, reprennent Arsiero, Posina et diverses positions montagneuses. Mais leurs progrès s'arrêtent ensuite devant les formidables retranchements alpestres des Autrichiens, entre l'Adige et la Brenta.
4* Sur mer, on signale le torpillage du croiseur-cuirassé Hampshire, non loin des îles Orcades, et une attaque heureuse exécutée dans la Baltique, par des contre-torpilleurs russes, contre un convoi allemand. Dans les airs, attaque dirigée par les avions anglo-égyptiens contre l'aérodrome turco-allemand d'El-Arich perte de cinq avions turco-allemands et de trois avions anglo-égyptiens. Bombardements aériens de Bar-lé-Duc et Lunéville par des aviateurs allemands, et de Trèves, Karlsruhe, Mulheim par des aviateurs français.
DATES DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS
i. A Paris, funérailles nationales du général Galliéni. – Dans la région du Caucase, au sud-ouest d'Ieni-Keuy, la résistance et les contre-attaques des troupes germano-turques arrêtent l'offensive dirigée par les Russes dans la direction d'Erzindjian.
2. Sur la rive gauche de la Meuse, progrès des troupes françaises au sud du bois des Caurettes.
Sur la rive droite de la Meuse, progrès des troupes allemandes au sud du bois de la Caillette, ainsi qu'aux abords de l'étang de Vaux et dans le village de Damloup.
Dans la direction de Zillebeck, les troupes allemandes font reculer les troupes anglaises sur 700 yards de profondeur; et les Anglais reprennent ensuite une partie du terrain perdu. 4-6. Entre le Pripet et la frontière roumaine (Wolhynie, Galicie, Bukovine), puissante attaque et avance générale des armées russes du général Broussilov. Capture de nombreux prisonniers autrichiens et d'un matériel considérable.
4-5. Sur le front des Alpes, nouvelle avance autrichienne dans la zone de Cengio et jusqu'à la vallée de Canaglia. 5. Dans la mer du Nord, à l'ouest des îles Orcades, les Allemands torpillent le croiseur-cuirassé anglais Hampshire qui conduisait en Russie le ministre de la Guerre, lord Kitchener, et tout son état-major. Deuil national en Angleterre.
A Pékin, mort du président Yuan-Chi-Kaï, qui avait été sur le point de relever en Chine, à son profit, les institutions monarchiques.
7. En Wolhynie, les Russes s'emparent de Loutsk, et, en Bukovine, ils débordent la ligne du Dniester et de la Strypa. A Paris, mort chrétienne de M. Émile Faguet, de l'Académie française.
8. Sur la rive droite de la Meuse, les Allemands prennent le fort de Vaux, héroïquement défendu par le commandant Raynal. 9. En Galicie orientale, les Russes se rendent maîtres'de ZlotaLipa.
Sur le front des Alpes, dernière avance autrichienne, à l'est d'Asiago et de Campomulo.
En Arabie, révolte du chérif de La Mecque contre les Turcs. Les Arabes rebelles s'emparent de La Mecque, Deddah et Taïf; ils menacent Médine.
Dans la Méditerranée orientale, blocus économique de la Grèce par les flottes anglaise et française.
10. A Monte-Citorio, le ministère Salandra est renversé par 197 voix contre i58.
A Chicago, l'assemblée plénière du parti républicain, ayant à désigner le concurrent de M. Wilson dans la prochaine élection présidentielle des États-Unis, écarte la candidature de M. Roosevelt et choisit M. Clovis-Evans Hughes, juge à la Cour suprême.
10-12. En Wolhynie, les Russes s'emparent de Doubno, et, en Bukovine, encerclent Czernowitz. Mais ils se heurtent à une fermerésistance devant Selko et Torgovitz, sur le Styr, en Wolhynie, et au nord de Boutchiche en Galicie orientale.
ii-i3. Sur le front des Alpes, contre-offensive italienne depuis l'Adige jusqu'à la Brenta. Recul des troupes autrichiennes sur le plateau d'Asiago et au sud de îa Posina et de l'Astico. 11. En Courlande, violente pression des troupes allemandes
du maréchal von Hindenburg sur le nord du front russe mais sans modification appréciable des positions respectives. t2. En Wolhynie, les Russes prennent Tortchin, à l'ouest de Loutsk, et, en Bukovine, ils s'emparent de Zaleszyki, au sud du Dniester.
13. Dans la direction de Zillebeek, les troupes anglaises reconquièrent les positions perdues le a juin.
En Wolhynie, contre-offensive austro-allemande. Combats indécis entre Loutsk et Wladimir-Wolhynsk. En Bukovine, les Russes prennent Sniatyn, au sud du Dniester.
14. A Paris, ouverture de la conférence internationale chargée d'organiser la coordination entre Alliés sur le terrain économique. 15.. En France, l'heure légale est avancée de soixante minutes. i5-i6. Sur la rive gauche de la Meuse, les Français emportent une tranchée allemande (un kilomètre en largeur) de la pente sud du Mort-Homme.
Sur le front des Alpes (plateau d'Asiago), les Italiens continuent de regagner du terrain entre le mont Pau et le mont Lemerle.
16. Sur le front oriental, succès russes dans la région de Sokoul et dans celle de Buczacz.
Au Palais-Bourbon, la Chambre décide par 4i2 voix contre i38 de se constituer en comité secret.
17. Sur le front des Alpes, les troupes italiennes reprennent les positions de Melga Fossesta et du mont Margari. En Wolhynie, les Austro-Allemands évacuent la région de Pinsk et reportent leurs lignes sur la rive gauche du Pripet. 17-18. En Bukovine, les Russes prennent Czernowitz, passent le Pruth, avancent sur le Seret.
18-19. Sur le front oriental, les Russes gardent l'avantage, sauf entre Loutsk et Wladimir-Wolhynski, où ils sont repoussés par les Austro-Allemands.
18-21. Dans la région de Carrizal, échauffourée sanglante, sur le Rio Grande, entre un détachement de troupes du Mexique et un détachement de troupes des États-Unis. Washington et Mexico échangent des notes comminatoires. Mais on ne va pas jusqu'à une rupture décisive.
ig. A Rome, constitution d'un ministère Boselli, qui comprend cinq conservateurs, quatre libéraux, deux radicaux, ainsi
qu'un catholique (M. Philippe Meda), un nationaliste, un républicain, deux socialistes (réformistes). M. Sonnino garde le portefeuille des Affaires étrangères.
19-21. Sur le front de Bukovine, les Russes parviennent à couper en deux l'armée autrichienne du général Pflanzer, dont une partie est rejetée vers la frontière roumaine et l'autre vers les Karpathes. Les Russes entrent à Radaoutz.
20-22. En Courlande, nouvelles attaques du maréchal von Hindenburg; solide résistance des troupes du général Kuropatkine.
– En Wolhynie (région du Pripet et du Styr), la poussée russe est tenue en échec par la résistance et les contre-attaques des troupes austro-allemandes du prince Léopold de Bavière. 22. Sur les deux rives de la Meuse, l'artillerie allemande exécute un effroyable bombardement. Sur la rive droite, entre Le ^hesnois et le bois de Fumin, les Allemands gagnent du terrain. Les Français leur en reprennent la majeure partie.
A Athènes, sommation des puissances garantes de l'indépendance grecque (Angleterre, France, Russie). Elles exigent, sous peine d'intervention armée, la démobilisation immédiate en Grèce, le renvoi de M. Skouloudis, la dissolution de la Chambre actuelle, l'élection d'une Chambre nouvelle, la révocation de certains fonctionnaires de la haute police. Le roi Constantin obtempère à l'ultimatum et confie la présidence du Conseil à M. Zaïmis. Entre l'Allemagne et la Suisse, grave conflit d'ordre économique l'Allemagne menace la Suisse de ne plus lui fournir de charbon si la Suisse (passant outre à l'opposition des Alliés) ne laisse pas pénétrer en Allemagne les denrées alimentaires expédiées des autres pays neutres pour être ensuite revendues aux Allemands.
Au Palais-Bourbon, la Chambre, terminant les séances tenues en comité secret, adopte par 444 voix contre 80 un ordre du jour de confiance qui affirme très haut les prérogatives souveraines du Parlement et institue en principe une délégation permanente chargée de contrôler sur place, chacun des services intéressant la défense nationale (réserve faite des opérations militaires).
22-23. Sur la rive droite de la Meuse, les Allemands prennent l'ouvrage de Thiaumont.
ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS DE JUIN 1916
a3. Au sud du front oriental, les Russes achèvent de conquérir la Bukovine en s'emparant de Kimpolung et de Kuty. Au Sénat, vote unanime du projet de loi (notablement amendé) sur les Orphelins de la guerre.
24. Sur la rive droite de la Meuse, les Allemands s'emparent d'une fraction du village de Fleury. Les Français reconquièrent une partie des positions perdues dans ce village.
24-26. Dans les Alpes, les troupes italiennes ayant exercé une pression efficace sur l'aile gauche ennemie, les Autrichiens abandonnent la ligne Monte-Logara, Gallio, Asiago, Cesuna (plateau des Sette-Communi). Les Italiens réoccupent Posina et Arsiero. 25-3o. De la régiond'Ypresàla région de la Som me, et surtout au sud d'Arras, terrible canonnade exécutée par les artilleries anglaise et française, comme préparation à la grande offensive du i"r juillet.
28-3o. En Bukovine, les Russes prennent Kolomea. Les succès demeurent partagés sur le reste du front oriental.
Dans les Alpes, les Italiens s'emparent du fort de Malassone, puis escaladent le Mont-Majo, mais se heurtent à de puissantes organisations défensives où sont retranchées fortement les troupes autrichiennes.
3o. Sur ta rive droite de la Meuse, l'ouvrage de Thiaumont, après avoir été deux fois repris et deux fois reperdu, finit par rester (3o juin-i" juillet) aux mains des Français.
– A Paris, mort du célèbre égyptologue français Gaston Maspéro. /^vTiï^X
.Ge 1-1~
Le Girant\Râlit,Tq%Pp<^
J&S GGàVULSIONS MEXICAINES
y– L©s causes lointaines
Pour comprendre quelque chose à ce que les journaux français appellent unanimement l'imbroglio mexicain, il est bon de reprendre à l'origine et de suivre dans leur enchaînement les révolutions diverses qui, depuis six ans déjà, bouleversent ce malheureux pays.
Sous le nom de président de la République mexicaine, le général Porfirio Diaz régna plus de trente ans. Parvenu au pouvoir le i5 novembre 1876, il-le quitta, il est vrai, durant quatre ans [i88ô"-i884], mais y fut bientôtrappelé par l'opinion publique qui devinait en lui le seul homme capable d'imposer au pays la paix, dont tous les citoyens clairvoyants et sages comprenaient la nécessité absolue. Une devait descendre dufauteuil présidentiel que le 25 mai 191 1, en présence de la révolution triomphante.
Durant cette période, longue pour un homme, mais brève dans la vie d'une nation, don Porfirio Diaz, par son esprit d'organisation, mais encore plus par son indomptable énergie, sut amener son pays jusqu'à un degré enviable de prospérité matérielle. De la paix que sa main de fer maintenait il profita pour mettre en valeur les richesses merveilleuses du sol. Il multiplia les voies de communication, établit l'ordre dans des finances si troublées jusqu'alors que le crédit public était presque inexistant. Comme preuve de son activité puissante et féconde, il pouvait, après sa longue dictature, montrer un réseau de voies ferrées s'étendant sur 25ooo kilomètres, tandis que les télégraphes, reliant la capitale aux plus lointains villages de cet immense État, couvraient de leurs fils 74 000 kilomètres, et les téléphones 47 ooo.
Quelques autres chiffres donneront une idée plus complète de ce prodigieux développement. Quand don Porfirio prit en main le pouvoir, le Mexique avait un budget annuel
de ig millions de pesos en 1910, ce budget dépassait les 97 millions. Le chiffre de la dette publique était monté de n5 à 289 millions de pesos. Grâce à l'accroissement de la prospérité intérieure et à l'immigration européenne, la population de la République, au lieu de cinq millions d'habitants, se chiffrait par un peu plus de dix-huit. La valeur de la propriété foncière, estimée à 283 millions de pesos en 1877, s'était élévée au delà du milliard. Et ainsi du reste 1
En même temps, les industries nationales, que les agitations intérieures et le manque de débouchés avaient jusqu'alors paralysées, prenaient un rapide essor industries textiles, exploitations miuières et usines métallurgiques, culture intensive du tabac, production sucrière. Par-dessus tout, le pétrole commençait déjà à se révéler comme une des grandes sources de richesse. Pour l'exploiter, comme pour mettre à profit mainte autre ressource de la terre ou de l'industrie mexicaines, Diaz fit appel aux capitaux étrangers et leur donna confiance par sa réforme monétaire et par l'établissement d'un système bancaire qu'il emprunta de l'Europe.
Mais déjà, dans cet appel aux étrangers, les ennemis du dictateur ont trouvé la formule d'un grief mainte fois répété et d'où certains voudraient même déduire, comme de leur cause unique, toutes les complications actuelles. La lutte des financiers américains, représentés surtout par la Stàndard Oil C° de M. Rockefeller, contre les financiers anglais du groupe Pearson (Compaiiia Mexicana de petroleo « el Aguila ») est certainement pour beaucoup dans le malaise dont souffre le Mexique. Il serait exagéré de prétendre que c'est là toute la source .du mal,1
En tout cas, durant la présidence pacifique de Porfirio Diaz, personne ne se plaignit de la richesse qu'apportaient au pays les capitaux, soit anglais, soit américains, et nous ne pouvons oublier d'ajouter les capitaux français. En janvier 1914, durant un déjeuner de la Fédération des commerçants et industriels, à Paris, M. Paul Reynaud rappelait que notre pays [avait plusieurs milliards de francs, placés fau Mexique et ne pouvait, en conséquence, se désintéresser de la situation intérieure decette lointaine contrée. Parmi les
banquiers du Mexique, en effet, la France, à cette date encore, tenait d'emblée le premier rang. Les valeurs mexicaines introduites chez nous, d'après une étude très sérieuse de M. Alexis Caille1, dépassaient 4 milliards. Un demi-milliard français était en outre engagé au Mexique dans les affaires industrielles et commerciales. A propos de ce dernierchiffre, l'auteur de l'étude ajoutait
On sait que tout le commerce de la nouveauté est entre les mains de la colonie française émigrée de Barcelonnette, notre petite ville des Alpes. Ce commerce de la nouveauté est détenu à Mexico par une série de maisons énormes, représentant chacune des millions et quelquefois des dizaines de millions de piastres. A Orizaba, la grande fabrique du Rio Blanco appartient aux magasins en question. Si l'on songe maintenant aux autres affaires industrielles brasseries, fonderies; chemins de fer secondaires, etc., on se rend compte de la modestie de ce chiffre de 5oo millions. Enfin, il est presque impossible de fixer par un chiffre la valeur du débouché que le Mexique constitue pour un grand nombre de nos industries et, en particulier, pour nos industries de luxe 2.
Aujourd'hui, ce bel état de choses est profondément troublé. L'émigration européenne, que Porfirio Diaz ;avait su favoriser, s'arrête désormais, effrayée, à la porte d'un pays qu'on croirait redevenu pour jamais la proie des révolutions. Il semble que ce dictateur, qui tenait dans sa main despotique la fortune de son pays, l'ait emportée avec lui en venant, malade et découragé, mourir dans la banlieue de notre capitale. Alors, ceux qui exaltaient le plus, hier encore, son génie créateur, l'accuseraient volontiers aujourd'hui d'être l'auteur de tous les maux. On reconnaît qu'il poussa très loin le progrès matériel; on dit, en revanche, qu'il négligea complètement l'organisation religieuse et sociale du pays, l'éducation morale de la nation.
Il y a quelque chose de fondé dans cette accusation. Mais elle est, dans sa teneur absolue, exagérée et injuste. Don t. Alexis Caille, la Question mexicaine et les Intérêts français. Brochure in-8 de 64 pages. Paris, édition du « Nouveau Monde » (7, rue Laffitte). igi3. a. On trouvera d'autres détails sur le développement industriel du Mexique, sur l'influence des capitaux français et sur la colonie si intéressante des Barcelos (ou gens de Barcelonnette établis au pays mexicain), dans l'ouvrage de M. Raoul Bigot, le Mexique moderne (Collection les Pays modernes. Paris, P. Roger et C' Un vol. in-8 grnnd écu, avec 2k photogravures hors texte. Prix 4 francs).
-Un des grands torts du dictateur fut de ne pas comprendre la nécessité de faire marcher le développement intellectuel et surtout moral du pays à la même allure que le progrès matériel. Encore ne fut-ce point par négligence ou mauvais vouloir. Mais il y eut dans l'esprit même de don Porfirio une erreur, sinon sur le fond, au moins sur la manière dont s'effectuerait ce progrès.
Vrai patriote, connaissant très bien sa nation, très désireux du mieux, il crut trouver les artisans d'une rénovation morale ou intellectuelle dans ce parti des Scientifiques (Cientificos) dont il était entouré et dont, vers la fin surtout de sa dictature, il subissait de plus en'plus l'influence. Ces intellectuels positivistes, ennemis de toute religion révélée et spécialement du catholicisme, endormaient la vigilance du président et pensaient couvrir les grondements du peuple mécontent sous les acclamations académiques ou le ronflement des machines. Le pays était riche il devait être heureux. Il était, d'ailleurs, instruit et cultivé, à en juger par l'entourage immédiat des gouvernants.
Mais ces apparences étaient trompeuses. En dehors des grandes villes, comme Mexico ou Guadalajara, l'enseignement croupissait. Il est vrai que le nombre des écoles s'était accru. Au lieu de 5628 centres d'instruction publique ou privée qu'il comptait en 1876 (soit 45^2 écoles primaires officielles, 173 établissements secondaires et gi3 collèges libres), le Mexique de 1910 en possédait 11 570 (soit 9 546 écoles primaires officielles, 33i secondaires, 1 6g3 écoles privées). Les chiffres étaient donc à peu près doublés. Mais qu'était-ce là, en comparaison des besoins réels de la population ? Se figure-t-on la France ayant, pour tous établissements d'instruction, 22 000 ou 23 ooo écoles, lycées, collèges, instituts et universités ?
Porfirio fut un grand bienfaiteur du Mexique. Son nom mérite de vivre, entouré de vénération et de reconnaissance,, dans la mémoire de ceux qui, colons ou indigènes, unissent aujourd'hui dans leur culte patriotique le souvenir de Hennan Cortés et celui de Moctezuma.
Toute l'indolence, le descuido naturel à la race, se donnait libre carrière; les parents n'avaient cure de voir leurs enfants négliger la fréquentation de l'école, quand le village en possédait une. La décadence de l'instruction publique était telle que, d'après des données assez dignes de foi, le nombre des illettrés atteignait, il y a huit ans, au Mexique, le chiffre de 10 millions, sur une population totale de i4 millions d'âmes. Depuis lors, la situation n'avait pas sensiblement changé.
A défaut de principes généraux, une élémentaire raison de psychologie nationale devait interdire à Porfiria Diaz la persécution religieuse. Personnellement, il était né dans le catholicisme. Il avait étudié la théologie, car sa pieuse mère aurait voulu le voir prêtre. A dix-neuf ans, c'est-à-dire en 1849, il quitta le séminaire pour entrer dans la carrière militaire. Mais s'il abandonna la pratique religieuse, il ne perdit point la foi. Dans l'intimité, dans le cercle de sa famille, il voyait d'ailleurs les plus beaux et les plus sincères exemples de vertu chrétienne. Dieu a permis que les prières et les larmes répandues pour sa conversion ne fussent pas vaines.Chassé de son pays par la révolution madériste et retiré tout près deParis, ilest mortà Neuilly-sur-Seine,le 2 juillet igi5, réconcilié avec l'Église, fortifié et consolé par les sacrements. Mais durant le temps de son règne, dominé par les partis radicaux et par le clan des Scientifiques, don Porfirio Diaz fit ou laissa faire bien du mal à l'Église par certains décrets ou arrêtés ministériels.
Il ne créa pas lui-même l'arsenal des lois persécutrices et impies séparation de l'Église et de l'État, confiscation des biens ecclésiastiques, suppression des Ordres religieux. Toutes ces mesures antireligieuses datent généralement, au Mexique, de 1857 et sont dues à Benito Juârez. Il est même vrai que la sagesse profonde de Diaz se retrouva dans la manière de les appliquer. Avec toute la souplesse d'un Latin, il s'arrangea souvent pour que la satisfaction légale, officiellement donnée au radicalisme, ne tournât pas en fait au détriment des catholiques et au préjudice d'une religion qu'il ne cessait pas, intérieurement, de respecter. En pratique, sous sa présidence, les méchantes lois juaristes,
appelées lois de Réforme, dormaient un peu. De temps en temps, un club politiqueou un journal radical s'efforçait à les réveiller par ses criailleries. On trouvait, pour calmer l'importun, des subterfuges parfois dignes du vaudeville. Un jour, il y a quelques années à peine, un journal de Mexico dénonce avec fracas la reconstitution des couvents. Comme d'ordinaire, les Jésuites sont particulièrement visés. On demande une enquête immédiate contre eux et des sanctions. Le président est ému; il veut agir; il le dit. Desoreilles pieuses, tout près de lui, ont recueilli le propos. Et l'on sait qu'avec lui il n'y a pas de temps à perdre. Le soir même un avis officieux arrive à plusieurs communautés de la ville, au collège des Jésuites en particulier il faut évacuer la maison pour vingt-quatre heures. Il fait beau, qu'on en profite le lendemain, congé inattendu et général! A peine la maison est-elle vide, que des forcés de police se présentent. L'immeuble est cerné, fouillé. On y trouve quelques vieillards impotents, deux ou trois frères faisant fonction de serviteurs. Immédiatement un rapportofficiel est rédigé; les- journaux, bons et mauvais, le publient à sons de trompe le couvent des Jésuites est vide. L'opinion publique est satisfaite.
• On conçoit cependant que de tels expédients supposent unesituation bien précaire. Peut-être si don Porfirio avait eu le courage de rompre ouvertement avec le radicalisme et la révolution, de donner au Mexique, pays catholique, un président et un gouvernement catholiques, l'essor de ce grand peuple vers la civilisation eût-il été complet, définitif et sublime. Il ne voulut ou n'osa pas. Et c'est, pour une large part, la cause profonde de tous les malheurs qui suivirent. D'autres causes plus immédiates, et que les adversaires de Porfirio Diaz savaient exploiter, se révèlent aussi à l'examen. C'est d'abord le despotisme du gouvernement central, qui faisait école. Chaque gouverneur dans sa province, chaque magistrat dans son prétoire, chaque fonctionnaire en son bureau tranchait peu à peu du dictateur. La loi comptait pour peu de chose; l'illégalité pour moins encore. Le bon plaisir des maîtres était tout. Opprimé d'en haut, tout détenteur d'une parcelle d'autorité se vengeait sur les gens d'en bas.
Chaque village était ainsi la victime, ou du moins la chose d'un homme, d'un groupe d'hommes parfois, devant qui tout ployait sans résistance mais non sans une terrible accumulation de mécontentements et de haines. Cette situation a reçu le nom expressif de caciquismo, par analogie avec la tyrannie des caciques, mot à jamais odieux pour les lèvres et le cœur d'un Espagnol. Les ferments de révolte qu'engendre fatalement un pareil système peuvent être un temps comprimés sous l'enchevêtrement hiérarchique des tyrannies officielles; mais la haine suppure comme un abcès et finit un. jour par crever.
Pour la fomenter encore, de cuisantes injustices blessaient le peuple. Une des plus criantes était et reste encore l'inégale répartition des terres dans presque toute l'étendue de la République. Lorsque le président Diaz se fut établi au pouvoir, en 1876, il donna comme récompense aux soldats de son lieutenant, Francisco Lucas, les territoires de la Sierra de Puebla. Ces révolutionnaires fougueux, comme des légionnaires romains, devinrent des colons fixés à la terre, amoureux du lambeau de sol qu'ils cultivaient. Ils forment depuis trente ans une population d'agriculteurs,pacifique etrassise. Mais il n'en est pas de même dans le reste du pays. Le territoire national, dans sa presque totalité, est la propriété d'un petitnombre de familles privilégiées etcolossalementrich.es. C'est ainsi que la plus grande partie de l'État de Coahuila appartient à la famille Madero, d'où allait pourtant sortir le chef de la première révolution.
Ces propriétaires terriens sont si riches, leurs haciendas sont si vastes, qu'ils n'en savent quelquefois pas l'étendue et sont impuissants à en assurer l'exploitation. Une partie de ces immenses domaines reste en friche. Sur le reste, la maind'œuvre est fournie par des Indiens, mais leurs travaux sont régis d'ordinaire par des intendants. ou contremaîtres espagnols; qui les mènent rudement, qui volontiers même les traiteraient en esclaves, au sens païen du mot.
A l'égard de ces pauvres peones, le propriétaire et surtout le gérant du domaine se croient quelquefois permis des procédés qu'ils ne voudraient jamais employer à l'égard d'un Européen. La brutalité, le vol même revêtent en certains cas
une apparence légale. Ainsi, de par la loi, tout domaine qui n'est pas officiellement inscrit dans le « Registre de la Propriété » est considéré comme vacant. Les concessions les plus légitimes et les plus anciennes, celles qui remontent au temps même de la domination espagnole, se trouvent ainsi frappées de nullité. La terre est arrachée à l'Indien ignorant ou imprévoyant, qui ne peut fournir les titres authentiques de sa possession; et elle ne tarde pas à faire retour aux adroits accapareurs, aux rusés artisans de la loi.
Par là le misérable indito, rejeté dans l'esclavage agricole ou dans la servitude pire encore des grandes villes, est doublement ulcéré, parce qu'il se voit enlever les pauvres parcelles de terrain qu'il tenait de ses pères ou qu'il avait péniblement acquises; et parce que, devant sa misère laborieuse, il voit s'étendre incultes et négligées de vastes portions-de terre, domaine superflu d'un riche et indolent hacendado. Alors ce simple et cet ignorant qui aurait pu (l'expérience le prouve) faire un bon petit propriétaire, devient un révolutionnaire prêt à tous les renversements.
L'injuste répartition des terres était semble-t-il, le grief le plus universel et de beaucoup le plus populaire au Mexique, contre l'ordre de choses existant. Comme le caciquisme établi conférait à l'autorité tous les droits et supposait justes tous ses décrets, la psychologie simpliste des Indiens eût voulu que l'alcade en sa mairie ou le président dictateur dans son palais de la capitale fissent, d'un trait de plume, justice des abus et rendissent obligatoire une plus équitable division des biens-fonds.
Lorsque M. de la Barra eut assumé la présidence intérimaire delà République, un de ses premiers soins fut d'instituer une Commission de réforme agraire, afin d'étudier le problème et d'en préparer la solution légale, conformément à la justice. Mais les Indiens ne comprenaiènt rien à ces lenteurs. De tous les coins du pays, du fond des États les plus reculés, ils envoyaient des délégations à la présidence et dans leur sereine inconscience, ils disaient simplement ceci « Près de notre village, il y a l'immense propriété de. don Fulano (M. Untel). Plaise à Votre Excellence ordonner qu'elle nous soit partagée ». C'est pour obtenir ce partage immédiat
On a grandement raison de voir aussi, à l'agitation mexicaine, des causes d'ordre moral. Nous avons dit que les scientifiques, groupe d'hommes infatués de leur savoir dans un pays où l'instruction était peu répandue, avaient exercé sur don Porfirio Diaz une influence néfaste. Dans les dernières années surtout, lorsque la -maladie eut affaibli, sinon son intelligence, du moins la vigueur extraordinaire de sa volonté, don Porfirio, qui avait toujours été enclin aux idées positivistes, épris de progrès matériel, fasciné par la science moderne, se laissa complètement aveugler par ceux qui, auprès de lui, la représentaient. Avec eux ou par eux, il donna au pays un enseignement officiel d'où toute idée religieuse était bannie. Quant à l'enseignement libre, qu'au nom même des Droits de l'homme on n'osait pas ouvertement proscrire, on y mit presque partout des obstacles pratiquement insurmontables. Il n'existait presque plus ou exigeait des sacrifices inouïs.
S'il est toujours dangereux de prêcher au peuple les doctrines positivistes, la révolte contre toutes les servitudes, la libération de toute entrave morale et religieuse, on conçoit que de tels enseignements, germes de haine et de révolution, lèveront plus vite encore et plus dru, s'ils tombent dans la terre inculte et vierge d'une âme ignorante. Tel était le cas des Indiens du Mexique.
En même temps qu'elles semaient la rébellion et faisaient bouillonner l'orgueil, ces doctrines antireligieuses jetaient aussi dans les âmes des semences de division et de discorde, parce qu'elles heurtaient violemment les plus chères croyances, les plus saintes traditions de la meilleure partie du peuple. Il y a encore, dans la population mexicaine, une foi catholique profondément ancrée et tenace, sinon toujours traduite dans la pratique par des actes. Nous avons dit un mot de cette foi et de cette piété ici même, dans un précédent travail1.
i. Voir Études, 2o mars igi3, p. 833 sqq.
et sommaire que beaucoup d'Indiens feraient, avec Madero, la révolution.
II reste à indiquer les raisons d'ordre international qui, si elles ne furent pas à notre sens les plus profondes, ni même les plus influentes, contribuèrent du moins pour leur part à préparer la révolution mexicaine et à jeter ce malheureux pays dans les convulsions où, depuis six ans déjà, il se débat. Le Mexique est un pays que la Providence divine a fait merveilleusement riche. Pour exploiter les ressources naturelles du sol et du sous-sol, les inditos fournissaient bien la main-d'œuvre. Mais il fallait aussi des capitaux, et les Mexicains n'en avaient guère. Porfirio Diaz fit largement appel aux étrangers. Les Français, nous l'avons dit, répondirent à cet appel avec une sympathie et une générosité d'autant plus grandes, qu'il s'agissait d'une nation latine et avec laquelle une campagne tour à tour glorieuse, tragique et douloureuse les avait mis en contact. Les Anglais, trop habiles pour négliger une bonne source de revenus, accoururent aussi. Les Américains du Nord étaient à la porte; leurs capitalistes vinrent dès le premier jour concurrencer les financiers européens.
En appelant des capitaux du dehors, Porfirio Diaz eut la suprême et rare habileté de ne pas livrer son pays aux étrangers qui l'enrichissaient. Pour cela, il s'appliqua à tenir en
A tous les griefs que pouvaient élever contre lui les catholiques, don Porfirio en ajouta un sérieux lorsqu'il appela à la vice-présidence M. Corral. Celui-ci, inconnu jusqu'alors dans la politique, généralement assez mal vu dans la capitale, appartenait à une famille catholique, mais il ne se cachait pas d'être lui-même violemment antireligieux. Très cher personnellement à Diaz et-aux Scientifiques, créature vraisemblablement des francs-maçons, dont l'influence se faisait de plus en plus sentir, il ne pouvait représenter, en arrivant au pouvoir, qu'une accentuation de la lutte contre le catholicisme lutte, en réalité, inscrite depuis longtemps dans la législation de la République mexicaine, mais depuis longtemps aussi contenue, par la sagesse politique et l'habileté du président, dans les limites d'une tolérance pratique assez étendue.
conflit les intérêts des capitalistes rivaux, à ne rien sacrifier des intérêts propres du Mexique; et, quand il eut à prendre parti entre les États-Unis ou une nation d'outre-mer, ce fut plutôt cette dernière qu'il favorisa. Il se disait, avec sagesse, que l'ingérence politique d'un peuple européen, si puissant fût-il, était moins à redouter que celle des voisins du Nord. Seulement, il jouait ainsi gros jeu et risquait, par sa méfiance même à leur égard, d'indisposer les États-Unis. C'est précisément ce qui arriva. L'influence nord-américaine, si visible dans la suite des révolutions mexicaines, se fait sentir en réalité, bien que d'une manière moins directe ou moins palpable, depuis longtemps déjà. Bien des années avant que la chute de Diaz eût amené au pouvoir ce Francisco Madero, « âme damnée des Yankees » au dire des patriotes mexicains, les gros banquiers de Wall Street voyaient avec peine leur échapper plusieurs des grandes entreprises minières, industrielles ou commerciales de ce pays plein d'avenir. Le gouvernement, c'est-à-dire l'habile ministre des Finances de Porfirio Diaz, M. José-Yves Limantour, avait su racheter, développer et réorganiser les chemins de fer nationaux. Des vicinaux avaient été concédés aux Belges. Le transversalde Tehuantépec, important pour les États-Unis et pour la navigation internationale, en général, avait été construit par le gouvernement mexicain, mais était exploité par une société anglaise, le fameux Syndicat Pearson. Ce n'était pourtant là, relativement, que peu de chose* Sans plaisanterie aucune, on peut dire que la « question des huiles », c'està-dire, en l'espèce, celle des pétroles, est un des grands facteurs de la révolution mexicaine. Et c'est ici justement que le Syndicat Pearson intervient à nouveau1,
Le pétrole est une des plus grandes richesses du Mexique. Depuis longtemps, déjà, les Américains ont mis la main sur les puits pétrolifères qui, dans la presqu'île de Californie, remplacent pour nos siècles industriels les mines d'or, par où jadis ce nom fut rendu légendaire. Tout le monde connaît, au moins de réputation, la puissante Standard Oil C°, ce trust américain des pétroles, auquel M. Rockefeller doit i. Noua avons déjà dit un mot de cette question dans les Études, loc. cit. (30 mars 1913).
quelques-uns de ses importuns milliards. Cette compagnie exploitait avec de gros profits les puits californiens lorsque, il y a quelques années, des gisements pétrolifères encore inconnus et d'une richesse extraordinaire furent découverts dans la région de Tuxpan, sur la côte sud-est du Mexique. Autour de ce Pactole nouveau, qu'est au vingtième siècle une source de pétrole et surtout une source si féconde, les intérêts rivaux entrèrent tout de suite en jeu. Contre la Standard OilC se dressait une société en majorité anglaise, bien que portant un nom espagnol Compania de petroleo » et Aguila ». Le fondateur de cette société, M. Pearson, -devenu aujourd'hui lord Cowdray, a soutenu et soutient encore de gigantesques luttes contre les pétroliers américains dans les deux continents, spécialement en Colombie et au Mexique. Ici, il fut vainqueur; et les États-Unis, attribuant en partie leur défaite au gouvernement nationaliste de Porfirio Diaz, lui tinrent dès lors rigueur. Ils ne devaient jamais lui pardonner.
On est allé jusqu'à dire qùe le facteur le plus important de l'agitation mexicaine est tout entier dans cette lutte de l'influence américaine contre l'influence anglo-française. Ce jugement nous semble un peu trop absolu. Actuellement surtout, à l'heure où les États-Unis menacent d'entrer en conflitavecle gouvernement de Carranza, ily a certainement une influence allemande qui tend, avec une vue claire du but et une volonté farouche d'y atteindre, à dresser le Mexique contre l'Amérique pour distraire et occuper celle-ci, pour l'amener à engager ses forces et son attention dans le Sud, pour l'obliger (si l'on pouvait 1) à réquisitionner les munitions et les armes fébrilement fabriquées dans ses usines pour le compte des Alliés. Mais il reste vrai que les ÉtatsUnis ont puissamment contribué à la chute de Diaz et à l'avènement de Madero; si bien que le langage populaire, par un surnom simpliste et agressif, appela celui-ci « le président Pétrole ». Cependant les causes prochaines qui l'amenèrent au pouvoir furent plus complexes et pour une large part étrangères à la rivalité financière Rockefeller-Pearson. Nous allons essayer de les retracer.
II. La révolution madériste (1910-1911).
Don Francisco Madero fut, comme beaucoup d'ardentsrévolutionnaires, un homme aux idées simples mais bien arrêtées; apte à saisir, dans les revendications sourdes ou tumultueuses d'une foule mécontente, les griefs profonds et généraux, autour desquels les autres sentiments douloureux viendraient comme spontanément cristalliser. Écho d'un peuple au milieu duquel il vivait et vibrait, ce révolutionnaire fut aussi un porte-voix il amplifia, par son verbiage de tribun, toutes les vagues aspirations qu'il avait su faire jaillir en formules. Dévoré d'ambition et servi par d'immenses richesses, soutenu par une famille aussi opulente que nombreuse, il alluma de ses propres mains les poudres qu'il avait entassées. Il prépara la révolution et l'exécuta, croyant qu'un coup de main suffirait à toutes les réformes, ignorant qu'il serait lui-même un jour la victime des violences qu'il allait déchaîner. Longtemps il subitl'influence de son second, plus tard son adversaire, Vâzquez Gômez.
Le général-président Porfirio Diaz avait été six fois réélu, lorsque-vint, en 1910, l'heure d'une nouvelle élection présidentielle. Après ses quatre premières années de gouvernement (1876-1880), il avait eu pour successeur le général Gonzalez. Mais l'évidente impéritie de ce dernier fit bien vite rappeler au pouvoir celui qu'on nommait avec orgueil le « vainqueur de la Puebla ». Depuis lors, don Porfirio, comme nous l'avons dit, avait pacifiquement régné sur un peuple qui semblait entièrement soumis à sa toute-puissante mais très bienfaisante dictature. Pourtant, depuis 1906, un peu de malaise et d'agitation sefaisait sentir. C'est vers 1908, que Francisco Madero commença à faire parler de lui. Vaguement l'on avait jusqu'alors émis l'idée d'un régime franchement démocratique à faire prévaloir contre la tyrannie on avait répandu les doctrines socialistes et communistes, séduisantes pour les peones comme pour tous les miséreux; on avait murmuré que les charges publiques, au lieu d'être le privilège de vieillards inamovibles, devraient, par des élections sincères et véritablement libres, être confiées à des hommes jeunes et actifs.
Madero fut le premier qui osât s'attaquer au colosse et demander que le président de la République, à sa sortie de charge, ne fût pas réélu. Il fallait un certain courage, pour se dresser ainsi contre l'idole de presque toute l'armée et d'une grande partie de la nation. Aussi Francisco Madero, personnage politique assez obscur, devint tout à coup -célèbre, pour un pamphlet qu'il intitula sans détours « la Succession présidentielle », et qui fut répandu à profusion dans tout le pays. A cette propagande écrite, l'agitateur joignit immédiatement une campagne de discours, promenant à travers des populations enthousiastes sa profession de foi électorale, danslaquelle il promettait au peuple précisément ce que celui-ci souhaitait avec le plus d'âpreté la sincérité .du suffrage universel, assurée par des élections librement et effectivement populaires; l'accession facile et loyale des Indiens à la propriété, par une répartition nouvelle des terrains; la réforme de l'instruction publique, etc. Ce que nous avons dit précédemment suffit pour comprendre que, dans sa brièveté alléchante, ce programme seul donnait tout de suite à Madero une grande force. Par contre, -le long règne de Porfirio Diaz avait usé tout ensemble la popularité et la santé du dictateur; on se lassait de lui à l'heure où sa vigueur physique, jusque-là extraordinaire, commençait à l'abandonner. Il n'était plus de taille à lutter et son erreur fut de mésestimer la puissance de ses adversaires. Comme il avait toujours réprimé les tentatives d'insurrection par des coups de force, il crut qu'il viendrait de même à bout d'un mouvement dont il ne demêlait pas tous les ressorts.
Peu avant les élections, il fit arrêter Madero et le jeta en prison. Pour la huitième fois, grâce à l'ordinaire pression administrative, don PorfirioJDiazconnutles joies du triomphe populaire et fut élu à la présidence de la République. Il ne devait pourtant pas, cette fois, arriver au bout de son mandat. A peine remis en liberté, en effet, Madero reprit sa campagne, mais avec une vigueur que la déception et la haine avaient décuplée. Au mois de novembre de cette même année 1910, uni à quelques-uns de ses frères, de ses proches, de ses amis et enfin de ses partisans politiques, il lança dans le
peuple un programme fameux, daté de San Luis Potosï. Ce factum répondait exactement aux revendications populaires. Déclarant nulles les élections récentes, qui allaient contre le principe fondamental de la « non-réélection présidentielle », les révolutionnaires proclamaient un gouvernement provisoire, ayant pour président Francisco Madero lui-même et pour vice-président son principal complice, Vâzquez Gômez. Le manifeste s'achevait par un appel aux armes, conviant tous les patriotes à s'unir pour renverser le dictateur. Ainsi, après la guerre électorale, par écrits et par discours, c'était la guerre violente et effective, par les armes. A la force des idées, qu'il avait pour lui, Madero allait joindre celle des fusils et des baïonnettes, en attendant celle de l'argent qui viendrait aussi.
L'armée se recruta vite les réformes, que le chef de la révolution faisait miroiter devant un peuple trop asservi, firent affluer vers lui tous les mécontents du régime, spécialement la masse ignorante des indigos, aptes à lutter pour n'importe quelle cause. Beaucoup d'entre eux marcheraient au pillage en exhibant sur leur poitrine les insignes de Notre-Dame de Guadalupe. Cette troupe de demi-sauvages se recruta surtout dans les États du Nord la montagneuse Sonora, patrie par excellence des bandes révolutionnaires et des hordes de pillards, où le bandit Orozco, improvisé général, viendrait bientôt avec Villa joindre ses forces à l'armée du désordre; le Coahuila, pays où l'innombrable famille des Madero possédait d'immenses fiefs, et fanatisait en les domestiquant des légions d'ouvriers agricoles.
Dans ces provinces éloignées de la capitale, mais toutes proches de la frontière nord-américaine, les troupes révolutionnaires, guidées par des professionnels de la guérilla, comme Orozco et Villa, pourraient tenir d'autant mieux la campagne, qu'elles seraient abondamment pourvues d'armes et de munitions. Nous n'irons pas jusqu'à dire que le gouvernement américain leur en fournissait il se contentait de laisser faire, de laisser passer; et telle semble avoir été sa tactique, depuis six ans que le Mexique est livré aux agitations intérieures. La vigilance des Yankees arrête impitoyablement toute « contrebande de guerre », toute fourniture
d'armes ou de munitions destinée au parti de l'ordre; mais les barrières s'abaissent comme d'elles-mêmes devant les inlassables et mystérieux ravitailleurs de toutes les hordes perturbatrices. Si fortunée que fût la puissante et nombreuse famille des Madero, elle n'aurait pu soutenir, durant près d'un an, la campagne révolutionnaire qu'elle fit aboutir, si l'argent n'était venu, ainsi que la poudre et les armes, d'audelà le Rio Grande del Norte.
Sans doute, à Mexico, tout l'élément riche et influent était au service du président Diaz. Mais il y avait longtemps déjà que les armées fédérales avaient été reconnues insuffisantes pour un pays aussi vaste, de communications aussi difficiles, de condition morale aussi instable et précaire, que le Mexique. Il leur manquait à la fois l'organisation et les ressources.
Pourtant, malgré les atouts qu'il avait en main, Madero faillit perdre la partie. Quand l'armée, dite « libératrice », qu'il avait organisée avec le concours d'Orozco et les armes venues « du Nord », rencontra les armées fédérales en une bataille qui voulait être décisive, à Casas Grandes, ce fut le gouvernement qui l'emporta. Une fois de plus, le vieux Diaz put croire que la révolte avait été écrasée.
Mais alors, les États-Unis, sans démasquer entièrement leur jeu, commencèrent une manœuvre qu'ils devaient bien souvent renouveler dans la suite. Sous prétexte que leur frontière et leurs nationaux étaient menacés, ils mobilisèrent des troupes dans le Texas; ils envoyèrent leurs vaisseaux sur les côtes du Mexique. Dans la coulisse du théâtre où Madero luttait contre Diaz, c'était Rockefeller qui se dressait contre Pearson.
Le gouvernement était trop faible, don Porfirio trop usé, pour que, dans ces conditions, la victoire momentanée de Casas Grandes pût avoir un lendemain. On consentit à traiter. Le 21 mai 1911, une convention fut signée à CiudadJuârez, entre don Francisco Carvajal, d'une part, représentant le gouvernement légitime, et, d'autre part, don Francisco Madero avec ses lieutenants Vâzquez Gômez et Pino Suarez, représèntantla révolution. Le point essentiel était la démission du dictateur, exigée et promise pour ce même mois de
mai ign, qui, déjà, touchait à son terme. Le vice-président, don Ramôn Corral, donnerait aussi sa démission. Le gouvernement intérimaire de la République serait confié à l'homme que sa haute intelligence, sa loyale probité, la sagesse et la modération de ses conseils ont toujours placé au-dessus de tous les partis, les contraignant tous au respect don Francisco Leôn de la Barra. A celui-ci incomberait le soin de convoquer le peuple pour les élections générales, dans les délais prévus par la constitution.
Quatre jours après, s'inclinant devant l'inéluctable, don Porfirio Diaz descendait du piédestal qu'il occupait depuis trente ans. La lettre, triste sans amertume et fière sans orgueil, qu'il adressait au secrétaire de la Chambre dei députés, rappelait sommairement les titres immortels de cet homme extraordinaire à la reconnaissance de son pays, mais constatait aussi le déclin de sa popularité et l'impossibilité pour lui de rester au pouvoir sans violenter le sentiment national. S'il avait eu l'âme moins haute et s'il eût pu prévoir l'avenir, le dictateur eût été âprement vengé de sa chute, en songeant aux misères sans nombre où son départ allait, pour une période dont nous ignorons encore le terme, replonger ce pays, qu'il avait tant aimé, et que sa volonté rude avait su épanouir, dans la prospérité de la paix. (A suivre.) Joseph BOUBÉE.
LE P. GONZAGUE MENNESSON DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
SOUS-LIEUTENANT DE RÉSERVE AU 33 a8 D'INFANTERIE “
I. Gonzague
Gonzague 1 ou mieux ce brave Gonzague 1 Ces mots que nous ne disons-plus qu'avec tristesse, avec quelle expression joyeuse les prononcions-nous naguère 1
Du vieux fonds rémois, dans lequel il plongeait par tant de racines, Gonzague Mennesson tenait ce caractère actif, pétillant, savoureux, exubérant, qui le rendit toujours si sympathique. Il y puisait aussi, amassées par les siens, augmentées par l'admirable homme d'œuvres et de devoir qu'était son père1, des réserves de générosité, d'énergie dans la lutte, de bonté et de foi. De Valenciennes, son ascendance maternelle lui apportait, entre -autres bienfaits, un souvenir et une influence: le souvenir d'une arrière grand'mère qui, au soin de ses dix enfants, ajoutait, dans d'héroïques proportions, celui des pauvres et qui, mourant, disait à ses fils « Vous avez de la foi, faites-le voir. Charité, charité pas seulement son argent, plus que son argent, beaucoup plus donnez-vous vous-mêmes »; l'influence de son grand-père, M. Duchâtaux, longtemps conseiller général de la Marne, humaniste et érudit remarquable, qui fonda, à l'Académie de Reims, un prix triennal pour un travail historique. C'est assurément au commerce de ce grand-père très aimé que Gonzague devra, dans sa vie intellectuelle, la prédominance de la curiosité historique et de la recherche érudite. Aussi bien, en 1870, le savant avait été officier d'ordonnance de Cathelineau pour Gonzague, devenu soldat, il restera encore un modèle.
1. Les œuvres fondées et soutenues par M. Henri Mennesson lui ont valu, du Pape Léon XIII, avec l'Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, la croix Pro Ecclesia et Pqntifice,.
Le septième des neuf enfants de M. Henri Mennesson, Gonzague, naquit à Sacy, le 24 juillet 1882. Les siens vivaient alors un peu à Reims, beaucoup plus dans leur villa Maria, en ce petit village de Sacy dont le nom et le souvenir feront toujours vibrer Gonzague. Il n'est, pour bien aimer la patrie, que ceux qui la résument en un coin d'où leur cœur n'a pu s'arracher.
En. attendant Gonzague, par une inspiration clairvoyante, sa mère s'était mise à broder un ornement sacerdotal. Le futur prêtre et la chasuble furent prêts en même temps, et, se rappelant cet incident presque oublié, Mme Mennesson pourra plus tard écrire dans un journal intime auquel nous emprunterons beaucoup « C'est donc, ô mon Dieu, toute occupée de la beauté de votre maison et de la dignité du prêtre à l'autel que j'ai attendu l'enfant béni qui devait témoigner, par sa vie et par sa mort, des grâces que vous lui aviez départies et de sa fidélité à y correspondre. » Le 25, l'enfant fut baptisé. « J'avais désiré, écrit sa mère, qu'il s'appelât Gonzague, priant l'angélique saint Louis de le préserver du mal, et vous l'offrant, ô mon Dieu, pour être, si vous baigniez agréer ma prière, consacré à votre service et dévoué à votre gloire, dans la Compagnie de Jésus. » A la naissance de chaque enfant, les pieux parents offraient un souvenir à une église. Pour Gonzague, on donna une belle lampe au sanctuaire de Sacy, « heureux de penser qu'il resterait devant le tabernacle, indiquant la présence de Notre Seigneur et se consumant pour sa gloire. »
Le petit Gonzague eut une enfance facile et ne donna aucun souci de santé. Vif, plein d'ardeur, affectueux, il se montra vite généreux dans les petits sacrifices de dessert, en avent et en carême; sa boîte des pauvres était bien remplie. On comprit vite qu'il avait de rares ressources et qu'il fal.lait, par conséquent, lui en demander plus qu'aux autres. Emporté, du reste, et volontaire, il savait se révolter. Un jour, mis à la porte de la salle d'étude, il la labourait de coups de pieds en criant « Oh! ben, là 1 écoutez ça m'agace. » Mais on ne lui cédait jamais, et, quand le repentir venait, quel bon sanglot en demandant pardon I
U avait fallu le condamner à l'huile de foie de morue. Par
une brillante résistance il avait, une première fois, mis en fuite ceux qui la lui présentaient. Mais Mme Mennesson entendait que l'autorité eût le dernier mot. « Puisque tu n'es pas plus raisonnable que Médor, lui dit-elle, je vais te traiter comme lui; je te mettrai uae solide bouteille entre les dents et tu seras forcé d'avaler. » Cette assimilation indigna Gonzague, qui, après une colère terrible, supplia enfin qu'on le laissât boire, mais lui-même, mais pas comme Médor.
Malade, Gonzague fut toujours amusant. Il avait l'air si attrapé de voir sa petite machine arrêtée. Les soins lui faisaient horreur. Une bonne sœur lui parlant, un jour, d'offrir comme bouquet à la sainte Vierge je ne sais quel cataplasme: « Taisez-vous avec vos bouquets, répondit Gonzague. Comme si cette vilaine machine pouvait servir de bouquet 1 – Pourtant, il a l'air si pieux! » disait, un peu scandalisée, la pauvre sœur.
Ah l'orgueil de sa première culotte et sa honte furieuse quand un accident eut fait croire qu'il n'était pas en âge de la porter Gonzague était le grand protecteur, l'homme de corvée de sa petite sœur Agnès. Il se rapprochait de Marthe par le goût de la lecture. Certain Vendredi saint, tandis que la petite bande, au lieu de jouer, coupait, en silence, des pissenlits dans lé gazon, un cri d'indignation retentit « Maman, maman 1 Gonzague et Marthe qui lisent le Petit Homme vert, sous le pigeonnier, au lieu d'arracher des pissenlits » Les deux coupables s'avancèrent, rouges et tête baissée. Dominant un peu son envie de rire « Comment, mes enfants, leur dit leur mère, vous lisez le Petit Homme vert, aujourd'hui Vendredi saint Cela m'étonne de votre part, car vous aimez bien le bon Dieu. » Et on les envoya arracher des pissenlits.
Aidée pour l'anglais et la géographie par une institutrice anglaise, pour l'arithmétique par le digne instituteur de Sacy, Mme Mennesson dirigeait elle-même les études de ses enfants. A ce premier professeur, Gonzague sera toujours fidèle à raconter ses travaux, ses lectures, tous les incidents de sa vie intellectuelle. Gonzague enfant s'était mis dans la tête d'être marin. On lui laissa ce stimulant au travail,
auquel il dut de savoir fort bien l'anglais. Le 28 mai 1893, il fit sa première communion à Sacy. Il vécut, et autour de lui, on ne vécut, cette année, que de l'attente de ce grand jour où Dieu lui fit peut être entendre la parole décisive qui décide d'une vie. Mais il fallut ensuite quitter le nid familial, la meilleure, sans contredit, des premières écoles quand de nombreux enfants y sont réunis sous l'autorité de parents qui savent vraiment élever.
L'année suivante, Gonzague entre à Saint-Joseph de Reims. Il y marcha bien et tout seul. Sa santé était bonne, son intelligence ouverte; il aimait l'étude, y réussissait, et avait le tempérament moral qui fait le bon écolier.
Quand je me rappelle Gonzague au collège, nous dit un de ses condisciples, j'ai de suite devant les yeux une image d'une précision amusante une crinière de lion échappé, l'éclair zigzaguant d'un lorgnon toujours agité, une bouche formidablement solide qu'on n'arrive pas à s'imaginer fermée. C'était.un symbole, cette crinière rutilante qu'aucun cosmétique ne parvenait à mater et qui flambait sur un crâne en ébullition. Elle révélait à distance le garçon expansif, exubérant, qui se moquait des conventions, et disait les choses comme il les pensait, avec des éclats de trompette et des gestes dangereux pour les voisins.
Discussions littéraires, politiques, scolaires, développaient ses instincts d'enthousiame, de lutte, d'exagération. C'était un enthousiaste intelligent. Ses enthousiasmes n'étaient pas des poussées de passion; ils venaient d'une idée admirée et, alors, éperdument défendue. Son intelligence s'affirmait vigoureuse, prime-saulière, agile, et, bien entendu, absolue. Son caractère robuste prêtait à l'argumentation son énergie démesurée on se battait à coups d'épithètes grosses comme des rochers. Gonzague maniait le sarcasme comme une massue, pulvérisant l'adversaire, l'émiettant. Pas d'avantages, rien que des victoires, pas de victoires, rien que des triomphes.
Il ne les obtenait pas sans chaudes luttes. Les défis étaient relevés par la foule des adversaires dont les clameurs arrivaient parfois à dominer les siennes. Je le vois, un jour, au sommet d'une pyramide de neige, abandonné de ses parti-
sans, seul contre tous, recevant, ensanglanté, les boules de neige, mais ne lâchant pas sa pyramide, qui représentait pour la circonstance ses idées politiques. Même ardeur au polo, où je le vois brandissant sa canne, animant sa troupe, la ralliant à son panache fauve. Du reste, pas un brin d'amour-propre, ni de rancune; rien de ce qui; blesse, froisse ou chagrine. Aussi, après les discussions les plus passionnées et les parties les plus enragées, se retrouvait-on bras dessus, bras dessous, les meilleurs amis du monde. Il n'était pas commode à tenir dans le rang, mais jamais il n'y eut de meilleur esprit que le sien, de plus profondément attaché à ses maîtres, de plus prêt à convenir de ses torts. Travailleur, parce que consciencieux et intelligent, il voulait tenir la tête et il la tenait.
Après s'être longtemps contenu par devoir et par vertu, quand il se trouvait dans l'intimité chez un de ses maîtres, le tempérament débordait. Avec une joie d'enfant il mettait tout sens dessus dessous. Plus il jetait de désordre, plus il était content. C'était la revanche contre la discipline qui l'agaçait souverainement, mais contre laquelle il ne se serait pas permis un mot, lui dont le verbe était si copieux. Et quel ami fidèle 1 « Un jour, écrit un brillant officier, de cuirassier devenu chasseur alpin, j'avais commis une pièce de vers contre un camarade antipathiquè. Ardent dans ses sympathies comme dans ses aversions, Gonzague admira le morceau, et, à la récréation de midi où je n'étais pas, il n'eut rien de plus pressé que de déclamer ces vers devant un cercle de camarades. Le Père surveillant le surprit pendant cette opération et s'empara de l'épigramme, menaçant Gonzague d'une sévère punition. Avec sa générosité habituelle, il s'était empressé de dire qu'il était l'auteur du factum. De ce jour, Gonzague me voua la plus fidèle amitié. Je fus le confident de ses peines quand le malheur s'abattit sur les siens. Sa grandeur d'âme et sa résignation chrétienne firent alors mon admiration, et, quand je fus frappé à mon tour dans mes plus chères affections, c'est à lui que je m'adressai pour trouver aide et consolation. »
Le temps passait cependant et Mme Mennesson jugea bon de résoudre enfin une question qu'à dessein elle avait laissée
sans solution. Un oculiste consulté avait déclaré Gonzague inapte à la marine. « Tu as dû avoir beaucoup de chagrin, mon petit Gonzague, en voyant ton cher projet brisé. Pas tant que vous pensez, maman. Tant mieux, je craignais tant que tu en souffrisses. Non parce que, de toutes façons, je ne serai pas marin. Je n'y pense plus depuis déjà longtemps.– Ah 1 A quoi donc penses-tu? Que seras-tu, que veuxtu être plus tard ?» – Alors, tombant dans les bras de sa mère et d'un ton vibrant « Je serai prêtre » répondit Gonzague. « Ah! mon petit, dit la mère très émue, cette pensée-là ne vient pas de toi; elle vient du bon Dieu. Être prêtre, c'est la vocation sublime. Dieu t'en fasse la grâce. Toutefois, pour me faire plaisir, je te demande de n'y penser jamais autrement que pour t'animer à mieux remplir tes devoirs d'écolier. Sois bon élève, bon camarade, fais ton devoir du moment, et, si cette pensée te revient, dis à Notre Seigneur « Maman m'a demandé de n'y pas penser maintenant. » Plus tard, on verra si Dieu t'a donné cette pensée pour te garder du mal ou pour t'attirer vraiment à lui. »
Cette diversion était fort sage. Avec le même tact, Gonzague, essayant de se dérober à l'étude de l'allemand qui lui déplaisait, sous prétexte qu'il serait inutile à un prêtre, on lui dit « D'abord rien n'est inutile de ce qui développe nos facultés. En tout cas, si c'est un sacrifice, c'est le cas de le faire. Il serait singulier que l'idée de la prêtrise te détournât d'un devoir du moment. Tu dois être heureux, au contraire, d'offrir au bon Dieu le sacrifice de ta volonté propre pour te préparer à offrir, plus tard, le sacrifice par excellence. » Après de très brillantes dernières années d'étude, Gonzague, à sa retraite de philosophie, parla d'entrer chez les Pères Blancs. Son père résista à cette velléité et lui demanda de préparer à Paris, à l'InBtitut catholique, sa licence en histoire. Sans trop le griser, les années de Paris ravirent l'étudiant qui prit très complètement de la vie ce qu'elle a de légitime, de beau et de libre.
« Du reste, écrit son ancien recteur Mgr Péchenard, étudiant modèle, élève très attaché à son maître M. Baudrillart, très dévoué à l'Institut, toujours prêt à apporter son concours à nos réunions, entretenant de douces et cordiales relations
avec son recteur, se jetant avec ardeur dans toutes les œuvres de patronage et de jeunesse. Cette ardeur et ce prosélytisme nous inquiétaient même parfois, parce que nous pouvions craindre qu'il ne se laissât entraîner au détriment de ses études. Mais il avait un contrepoids sa docilité. » Méritoire docilité en un jeune homme qui mettait, du reste, à cultiver son indépendance, un soin marqué, mais qui avait le bon sens de faire surtout consister sa solide piété dans la pratique du devoir.
Une influence intellectuelle à laquelle Gonzague se soumettait toujours et qu'il ressentait de plus en plus, était celle de son grand-père, dont il admirait la vaste et complaisante érudition et qui se fit alors son Mentor en de très beaux voyages en Suisse, en Italie et dans les Pyrénées. La licence conquise 1, Gonzague fit son année d'engagement, pas en intellectuel dédaigneux de la servitude militaire, mais en soldat convaincu de sa grandeur. Ses instructeurs étaient même étonnés de la passion qu'il portait à se former. Reçu premier aux examens d'élèves officiers, il préféra cependant rester sergent.
Mais que devenait sa vocation? Il avait dit son secret à une sœur aînée, Marie-Madeleine, et celle-ci lui avait dit le sien qui était de devenir Fille de la Charité. Elle l'était devenue le 2 juillet igoi et, à vingt-deux anà, après quelques mois de vie religieuse, elle était partie pour le ciel, le 20 février 1902. Une seule préoccupation avait effleuré la sérénité de son ascension, « Maman, disait-elle à sa mère, que pensezvous de Gonzague P J'ai peur; je crois que ses idées changent. Et vous? Moi, je suis persuadée que Gonzague décrit un cercle rentrant qui le ramènera à la prêtrise. Où, comment, sous quelle forme? je ne sais. L'avenir le dira, mais je pense qu'il sera prêtre. Oh que je suis heureuse de voir que vous l'espérez toujours. Mère, il faut beaucoup prier; je prierai beaucoup. »
Elle pria, du ciel. En attendant, Gonzague, très fidèle, du reste, à ses pratiques de piété, mais indépendant, un peu frondeur, retardait l'échéance. Un jour que sa mère le recon1. Le sujet de la thèae de licence était Albéric de Hautvillitrs, archevêque de Reims (1207-1218), à l'époquede la construction de la cathédrale.
duisait à la gare, il lui parla de ses projets. Après le régiment, il voyagerait, irait en Orient, en Grèce. « Alors, Gonzague, lui dit sa mère, être prêtre, tu n'y penses plusP C'est fini? Ohl non, je ne dis pas cela, mais plus tard. J'ai le temps. Je ne te comprends pas. Notre Seigneur t'appelle, dis-tu, et toi, à qui il fait cette grâce, tu répondrais Restezlà à m'attendre, je vais m'amuser et voyager ? » » 11 baissa la tête. « C'est vrai », dit-il. On arrivait à la gare. Sa mère l'embrassa et ce fut tout.
Il se décida à entrer dans l'enseignement qui l'attirait. A Besançon, il fit avec succès et intérêt un cours d'histoire. On ne se figure pas aisément Gonzague mélancolique. Cependant, sur une feuille oubliée, je trouve ces lignes qu'il jetait au retour de la messe de minuit, le 25 décembre 1903, à deux heures du matin, pendant le séjour à Besançon « Encore cette année, Noël est passé sans m'apporter les joies de la famille. Noël m'a trouvé pour la quatrième fois loin de Reims, et, cette fois, en pays inconnu. Comme ils passent vite, les Noëls Comme ils se succèdent rapidement 1 « L'an dernier, c'était la chambrée de caserne. En 1901 et 1902, c'était la curiosité mondaine de la foule à Saint-E ustache, puis le retour seul dans ma chambre d'étudiant; et ce n'était pas Noël, je ne pouvais pas embrasser mes sœurs au retour de la messe et savourer cette communion dans l'amour de Dieu et l'amour de la famille.
(c Où sont-ils, mes Noëls d'enfant, de ce temps lointain où il neigeait au 25 décembre ? Alors maman me réveillait et je bondissais tout endormi de mon lit, puis on courait sur la neige gelée, à la poursuite des rayons qui sortaient de nos lanternes. On voyait venir par la traverse un chapelet de mêmes petites lanternes, se pressant de peur de manquer minuit et d'arriver après les bergers à l'étable.
« Et l'église me parut merveilleuse et resplendissante, bien qu'elle fût la même depuis près de huit cents ans et que la Fabrique eût ménagé le luminaire. Quant à la crèche, cette crèche dont nous vivions depuis quinze jours, que nous avions nous-mêmes fabriquée avec amour, elle se transformait jusqu'à devenir la réalisation tranquille du mystère de Bethléem.
« Les sabots étaient rangés le long du mur près de l'entrée, et les lanternes achevaient de s'éteindre au pied du bénitier. M. Létrange attendit le premier coup de minuit, puis il entonna le Minuit, chrétiens 1 que notre cher M. Christophe continua avec conviction. Et je ne suivis pas tout le détail de la cérémonie, car mes yeux clignaient un peu. A la sortie, j'allai baiser les pieds du petit Jésus et je sentis que je serais toujours sage.
« Le lendemain, à l'arbre de Noël, je décrochai une belle épée damasquinée, objet inespéré de mes rêves. « C'était là le seul vrai Noël. Les autres ne valent plus rien. Je les vois venir sans désir, ils me laissent tristes et font renaître le souvenir des Noëls passés. »
if
Le désir de se rapprocher des siens, et aussi une petite poussée d'indépendance, la prétention de ne pas être mené comme un petit garçon, ramenèrent Gonzague du Jura. Il vint professer encore l'histoire dans son ancien et cher collège de Reims. Il fut vite un des professeurs les plus aimés de Saint-Joseph. Non que la discipline fût toujours impeccable autour de lui. Faute d'expérience, et parce qu'il jugeait les autres d'après soi, il était encore de l'école qui, pour la discipline, s'en remet à la bonne foi de chacun. Mais brillant conférencier, il entraînait par sa' parole, sa splendide bonne humeur, son savoir, et le travail obtenu de ses élèves répondait à son zèle. Aussi bien, continuait-il à tenir jalousement à son indépendance, à regimber contre tout règlement qui eût semblé atteindre sa personnalité. Ainsi, des exercices de piété conseillés lui paraissaient abusifs, parce (que conseillés. Gonzague était un homme libre 1
Aux vacances de Carnaval de igo5, cet homme libre, à l'occasion d'un voyage fait à Longwy, poussa une pointe jusqu'à Arlon, où se trouvait le noviciat de la province de Champagne. Il y voulait voir un ami de collège devenu novice jésuite. Dès son arrivée, Gonzague demanda, par politesse, à saluer le maître des novices, mais, lui déclarat-il gaiement « Je ne viens pas du tout pour prendre le microbe. » Le maître des novices affirma, sur le même ton, qu'il n'avait aucune envie de le lui infuser, et on parla de
Ce fut, dès lors, très simple. Gonzague était un dévoué, et la grande route du dévouement s'ouvrant devant lui, il s'y lança avec bonheur. Si les menues observances des pre-* miers temps et le scrupule à les observer parurent d'abord diminuer sa spontanéité, il la retrouva bientôt, mais déjà affinée, adoucie, surnaturalisée. La charité qui l'entourait l'avait surtout ravi. 11 n'avait pas oublié sa famille, à laquelle il redisait sans cesse qu'il devait son amour du bien et sa vocation, mais à sa nouvelle famille, il donnait son plein cœur. Il en aima tout, et sa vénération pour ses supérieurs, son dévouement sans mesure pour ses frères, resteront la caractéristique de cette âme bouillante et sincère, si dépourvue d'égoïsme.
Après deux ans de noviciat à Florennes et trois ans d 'études philosophiques à Gemert (Hollande), Gonzague revint à Flôrennés comme professeur d'histoire et second surveillant des grands. Il y dut bien un peu croire, enfin, à la nécessité de la discipline en pédagogie. Il n'y tenait cependant que juste autant qu'il fallait, mais quel maître ingénieux à intéresser, à instruire, à former 1 De plus én plus, écrivait-il à sa mère, je m'habitue à ne voir dans mes élèves que ce
choses indifférentes. Avec son ami, Gonzague fut plus ouvert. Quand il repassa le seuil, il emportait le microbe. Aux vacances de Pâques, il fit une petite retraite à Florennes, et, simplement, bravement, cédant à un appel depuis longtemps entendu, il se décida à entrer au noviciat. Avant de tout quitter, il offrit à sa sœur Agnès un voyage en Algérie, qui était une visite à une sœur aînée, la complice avec laquelle il avait lu jadis le Petit Homme vert, Un Vendredi saint.
Ce charmant voyage fut la dernière étape de la vie indépendante de Gonzague. A la date fixée, son père le conduisit à Florennes. M. Mennesson avait donné à son fils de trop constantes leçons de courage pour en manquer en ce moment. Mais ce ne fut pas sans une profonde émotion qu'il fit ce premier sacrifice, prélude d'un autre plus douloureux.
qu'ils seront, non ce qu'ils sont. Leurs défauts ne me déplaisent que s'ils sont le présage de défauts graves pour plus tard. Leurs qualités d'enfant, celles qui ne peuvent subsister, me touchent peu. Je cherche à leur montrer, de toutes manières, mon horreur pour la paresse. En cela, je crois bien leur transmettre les leçons reçues de papa et de vous. » Après un an d'enseignement, Gonzague dut redevenir élève. Par trois ans d'études théologiques il allait se préparer au sacerdoce qu'il appelait, et à un autre sacrifice dont il ne savait pas qu'il serait la victime.
Dans l'élite qui l'entourait à Enghien, Gonzague se distinguait par des qualités de premier ordre et par ce qu'il fallait d'outrance originale pour qu'il restât un numéro encore, extraordinaire. Un amour du travail, une endurance au labeur légendaire, une extrême facilité d'élocution, une égalité d'humeur que rien n'activait, mais qui ne se dérobait à aucune franche bataille de parole, une exubérance constante, l'habitude de se donner absolument à tout ce qu'il faisait, et, malgré son souci de ne perdre aucune minute, la plus constante facilité à laisser ses livres et sa plume pour courir aux corvées auxquelles chacun le conviait, ou pour fournir notes, renseignements, répétitions, explications, à qui en avait besoin.
Esprit avide de toutes les choses connaissables histoire, sciences, philosophie, patristique, grec, hébreu. il se jetait sur tout avec passion, et, dans ses moments libres, cherchait des coins inexplorés, par exemple, son cher Plotin qui lui devait fournir une thèse de doctorat1.
« Caractère profondément sympathique, écrit un de ceux qui pouvaient le mieux juger, esprit facile secondé par une très heureuse mémoire, il assimilait avec aisance des connaissances d'ordre très varié, et un travail rigoureux, que favorisait sa santé robuste, lui permettait d'augmenter d'année en année son avoir. Aussi les projets d'avenir intellectuel, tous inspirés par le désir très sincère et très désintéressé de se rendre utile, se succédaient-ils dans son cerveau fécond thèses de doctorat, travaux de patristique, travaux i. En 1910, le P. Mennesson publiait dans la Revue de philosophie, p. 5-ig et ii3-ia5, deux articles sut la Connaissance de Dieu chez saint Bonaventure
d'histoire du dogme. Sa vie intellectuelle portait le caractère d'exubérance qui rendait son commerce si agréable. Sa science n'était pas un trésor fermé. Il le livrait sans prétention donner et se donner était sa note. Cœur très chaud, très aimant, il sacrifiait tout, même ses idées les plus chères, à son amour de la Compagnie. L'expansion l'emportait en lui sur tout le reste. Elle lui donnait, dans l'intimité, une verve intarissable servie par une langue spécialement déliée, et, comme la mélancolie n'avait pas de prise sur lui, comme la charité restait intacte dans sa riche profusion de paroles, il acquérait, partout où il se trouvait, une vraie popularité. Il Aussi bien, son activité, son zèle, sa charité ne servaient pas à de seuls dons naturels. La source en était sa foi profonde, son amour convaincu et passionné pour sa vocation et pour Notre Seigneur. Dans un délicieux article sur l'Amitié chez saint Jérôme, qu'il publiait dans les Études le 5 juillet igi4, Gonzague s'expliquait lui même en expliquant saint Jérôme et en montrant dans ce rude travailleur, dans cet ardent polémiste, un cœur tendrement ouvert à ses amis et les aimant, parce qu'en eux, il aimait le Seigneur. D'ailleurs, cet intellectuel, dont l'enseignement paraissait être la si évidente vocation, formait un projet que seuls ses supérieurs et ses intimes connaissaient. Le dévouement primant toutes ses autres tendances, il ne rêvait que d'aller à Madagascar évangéliser les Betsiléos. Dieu ne lui inspirait ce désir qu'afin de donner à sa vie qui s'achevait un dernier et plus splendide mérite.
L'ordination approchait. Gonzague, en Belgique, les siens à Reims, vivaient de l'attente de ce jour dont rien ne paraissait devoir troubler la joie. Devant le berceau encore vide de son fils, Mme Mennesson avait brodé une chasuble. Elle en brodait une autre qui serait un suaire. Le 2 août, toute la famille devait se réunir à Enghien, mais, aux derniers jours de juillet, ces beaux projets furent troublés. Les menaces de guerre tenaient les hommes en alerte. Cependant, le 3i juillet, M. et Mme Mennesson partirent, entourés de petits enfants. D'autres bandes vinrent par d'autres voies, et, le 2 août, en pleine mobilisation belge, Gonzague était ordonné prêtre avec trente-huit de ses frères. Cette ordina-
tion, dans un recueillement inexprimable, sous cette menace qui allait si vite disperser ces jeunes hommes, fut un spectacle saisissant. « Notre enfant était devant nous, écrivait Mme Mennesson, et tout ce que ma tendresse et ma reconnaissance pouvaient concevoir, se transformait en une paix et une force que je n'aurais pu espérer. J'étais soulevée par le magnifique élan de cette jeunesse se donnant, s'offrant, sé livrant. Jour inoubliable où l'âme adore, adhère et'se tait! 1 )> Mais la guerre était déclarée. Plusieurs jeunes prêtres ne se relevèrent de l'ordination que pour partir d'autres les suivirent, le soir. Gonzague, plus heureux, put dire le lendemain sa première messe. Un petit neveu et une petite nièce y reçurent leur première communion. M. Mennesson la servit. Le parrain de Gonzague, M. le chanoine Boriteinps, l'assistait. A la même heure, sur d'autres autels, d'autres aussi s'offraient qui allaient bientôt mourir i. Le lendemain, à Reims, à la caserne Colbert, Gonzague, devenu le sergent Mennesson revêtait la èapote bleue.
II. Prêtre-soldat.
Jusqu'à la fin du mois, Gonzague put donner aux siens les instants que lui laissait le service, mais à ce service il n'entendait rien dérober. Son dévouement et son intelligente activité eurent pour premier effet de lui gagner si bien les hommes, que tout un groupe fié têtes chaudes voulut absolument être de sa section. Dans son journal, Mme Mennesson note surtout deux visions GoiiZague donnant, Un sbir, une grande bénédiction à deux voiturées de neveux et de nièces qui partaient; puis, le matin du ier septembre, après la messe dite à quatre heures et demie, Gonzague s'élançant vivement de la chapelle. Sa mère veut le suivre pour-l'embrasser encore. Il était déjà dans l'escalier, et, sans se retourner, il salue seulement de la main et dit avec tout son coeur u Au revoir, au revoir, maman » On ne devait plus le revoir. Le 8 août, il avait écrit et laissé ce testament
« A ouvrir si je ne reviens pas de la guerre.
ï. Etttrei autféi, leu PP. Gilbert de Gironde et Pierre Soury-Uvergûe.
tt Je remercie Dieu de m'avoir fût naître dans une famille catholique. C'est par mes parents que me sont venues presque toutes les grâces, entre autres la grâce insigne de la vocation au sacerdoce dans la Compagnie de Jésus. « Je prie Dieu de bénir tous ceux qui ont été ses coopérateurs, particulièrement mes chers parents, le R. P. Poul, lier, le P. Arnou, tous les supérieurs et professeurs que j'ai eus dans la Compagnie.
« Je meurs heureux d'avoir pu exercer autour de moi mon ministère de prêtre. Mes fautes devraient me faire trembler sur mon sort éternel, mais je m'abandonne plein de confiance à la miséricorde de Jésus qui m'aime d'un amour inlassable.
« L. P. Mennbsson, »
« Si mes supérieurs le permettent, qu'on remette à mes parents mon crucifix et mon chapelet, et qu'on envoie la mission des Betsiléos les vases sacrés et ornements qui m'ont été offerts le 2 août. »
En tête de son carnet de route, qu'il rédigera jusqu'au matin de sa mort, il avait écrit (en grec) les paroles de saint Paul qu'il prenait pour devise « Ma vie est toute dans le Christ. Mourir pour moi est un gain 1 »
Brave Gonzague 1 Il n'était pas de ceux qui peuvent revenir d'une guerre, ni même y durer longtemps.
Le 4 septembre, après quarante-huit heures de cahotement, il est à Guingamp, éreinté, broyé, ravi. Son rôle de prêtre-soldat le satisfait absolument. Il peut dire la messe dont il était privé depuis trois jours. « C'est bon, note-t-il, de retrouver Jésus après trois jours d'éloignement. » La sélec-rtion se fait dans la troupe qu'on exerce. Le 9, on demande huit sergents volontaires. Gonzague s'inscrit et s'étonne qu'on admire un geste si naturel. Le 12, il part pour Verdun où il arrive le iU. Le i5, il est à Beaumont et entre aussitôt en ligne. Il note « Premiers obus allemands. Cela siffle comme un express. Je suis plus calme encore que je ne l'espérais. Finalement, ou nous ordonne de nous coucher, puis de cantonner dans une grange. Baptême du feu. Le matin, nous creusons des tranchées. A onze heures, après la
soupe, nous les occupons sous un duel d'artillerie. Des obus éclatent près de nous deux blessés. De loin, je donne une absolution. Avant le feu, j'ai récité un De profundis sur un Français tué cette nuit et sur quatre Allemands. A quatre heures, nous commençons une bataille où donnent deux divisions. Notre objectif est F. Il semble que nous devons l'enlever par une attaque de nuit. En route, je dis à mes hommes de faire un acte de contrition et je leur donne l'absolution. Beau duel d'artillerie. Vers six heures, au débouché d'un bois, ma compagnie reçoit une salve. Nous allons occuper une ligne de tirailleurs en avant du bois. Nuit froide sur le qui-vive. On nous repère.
Jeudi, 17. Dès six heures du matin, pluie de shrapnells sur notre compagnie. J'en reçois un au mollet gauche et peux commander encore pour reformer la compagnie en arrière. Puis, j'incline dans le bois et, à l'aide d'un bâton, je gagne Beaumont. En chemin, j'en trouve deux fort mal en point. J'offre et donne au premier l'absolution. « A moi aussi, sergent », me dit l'autre. Je donne aussi l'extrêmeonction. Dieu est bon 1 Après arrêt à l'ambulance divisionnaire, départ pour Verdun d'où l'on m'évacue. Marche pénible vers le train. Je pense Qui pro nobis crucem bajulavit » )) A un ami, il écrivait « Baptême de feu; ce n'étaient que des marmites. Beaucoup de bruit. Je me sentis immédiatement à mon aise. Durant ces deux jours, ce fui une vie intense, mes hommes avaient confiance en moi et je sentais que je tenais leurs volontés. Cette splendide occupation fait qu'on n'a aucune préoccupation du danger.
Le 19, arrivée à Vichy. Accueil splendide. Tout le long de la rue, trois rangées sur chaque trottoir nous applaudissent. »
Jusqu'au 4 octobre, Gonzague demeure à Vichy. Il note que le 22 septembre, après huit jours de jeûne, il a pu enfin communier. Le 25, il commence à marcher. Le 27, il célèbre la sainte messe. Il aide aux pansements, maudit les Vandales qui ont bombardé son cher Reims, aspire à repartir. Il repart, mais pour Châtelaudren, où il devra rester deux mois, très dépité d'être -loin de la bataille à peine entrevue, mais très consolé par son bienfaisant ministère de prêtre, et parla
charge qui lui est confiée de préparer au concours d'histoire les candidats officiers. Quelle joie de se retrouver professeur, d'apprendre le succès de ses élèves, d'être à la fois apôtre, maître et soldat « Les confessions sont nombreuses, écrit-il à un ami. C'est une mission perpétuelle. Je nage dans la joie » Sur son carnet, Gonzague note les merveilles de grâce dont il est le témoin et l'instrument. Qui pouvait résister à ce dévoué si sincère, si entrant, si cordial? Proposé pour le grade de sous-lieutenant, et contraint d'attendre sa nomination, il voudrait partir sans son grade. On l'en dissuade. Cependant, il fait démarches sur démarches. « Demandé au commandant de partir avec le premier détachement, note-t-il le 6 novembre. Je suis repoussé avec perte et fracas Vous aussi vous voulez vous entêter. Faites donc des théories morales aux bleus. Il faut leur monter le bourrichon. Ils en ont besoin. » J'insiste. « Impossible. La circulaire ministérielle est formelle. »
Sachant la facilité d'élocution du sergent Mennesson, son colonel l'avait, en effet, chargé de faire des conférences morales aux bleus. Pour « monter le bourrichon », personne ne valait Gonzague. Le 21 novembre, il parle, sur la Patrie, à douze cents bleus. Il s'est hissé sur un tonneau. « Ces enfants sont vibrants, écrit-il. Je les ai dans les yeux, et, si je ne me trompe, je pénètre leurs cœurs. » Le ik, discours sur le Courage, aux bleus, dont quatre cents partiront le lendemain. « Qu'ils écoutent note Gonzague. J'étais très ému, eux aussi, je les aime plus que je ne puis dire. J'aurais tant voulu partir avec eux! Ah les bons enfants avec quel cœur ils sont partis 1 Je n'ai pas assisté au départ. Cela me fait trop gros cœur. Mon Dieu grâce à vous, il me semble que je leur fais du bien. »
S'il leur en faisait Sous ce titre Souvenir d'un ami, une main .pieuse a recueilli les instructions et conférences faites par Gonzague dans l'église de Châtelaudren, ou pour l'instruction des bleus. Les sujets traités sont l'Obéissance, la Confiance, le Sacrifice, l'Abnégation, la Toussaint, les-Morts, puis le Courage militaire et la Patrie. Point de phrases creuses des conseils fermes, énergiques, d'un ami, mais qui est prêtre et soldat et met en garde contre la reculade
autant que contre le vice vraies paroles de prêtre convaincu, de patriote épris de l'histoire, soucieux de l'avenir de son pays, d'optimiste non point naïf ou dupe, mais courageux. Des auditeurs du prêtre-sergent, aucun n'oubliera le clairon de sa parole et la flamme de son visage, et personne ne saura de quels actes de bravoure il aura été l'inspirateur. Le 3o novembre, Gonzague recevait son brevet de souslieutenant. C'était le départ, « Fête de saint François Xavier, écrit-il le 3 décembre. Je lui demande le zèle et l'amour de Dieu, même en campagne. »
Le 6, il rencontre à Mont-Notre-Dame, l'aumônier, M. de Lacroze, dont on lui dit « Il est partout où tombent les marmites. Il est pour moitié dans le moral de sa division. » Affecté à la 22. compagnie du 332., Gonzague entre, le jour même, en campagne et s'occupe, jusqu'à onze heures et demie du soir, à organiser des sentinelles et à reconnaître des emplacements de combat. « Je suis vraiment heureux 1 » écrit-il sur un carnet, et à son père « Vais très bien. Les tranchées sont des établissements très intéressants à visiter et à habiter, un peu sales par exemple. Que Dieu me permette de faire à tous un peu de bien et de faire avec eux « de la belle ouvrage ».
Lundi 7. Je fais une méditation en rôdant près de mes postes. Puis je vais, de jour, reconnaître les tranchées. J'y rôde et discute longuement avec le lieutenant Jacquy une petite opération qui me tente. Partie remise. » Dès le lendemain de son arrivée au front, le lieutenant Mennesson avait remarqué un travail de tranchées que les Allemands commençaient à exécuter devant les nôtres, sur la rive sud de l'Aisne. De suite, il avait demandé à aller reconnaître ce travail. C'était l'opération qui le tentait. 8 décembre, fête de l'Immaculée Conception. Pas- de messe. Matinée très prise. Je vais longuement à la seconde tranchée que j'occuperai ce soir. Le soir, le lieutenant me rappelle que la patrouille n'est pas mon rôle, mais il me laisse libre. Je franchis mon treillis pour m'habituer. A dix heures trente, je pars en tête, ma canne à la main; les hommes me suivent (six hommes). Défense de tirer. La patrouille marche très bien. Nous longeons l'Aisne,
puis nous butons sur des défenses accessoires fils de fer avec chapelets de boîtes de conserves vides. Nous rampons dessous. Par malheur, ce bois a servi de feuillée au génie français. Nous rampons en plein dans la marchandise. Au delà dé la rivière on entend les Boches. Je saute carrément dans le boyau et file vers la tranchée avec mes hommes, prêt à crier Rendez-vous, vous êtes pris Par malheur l'artillerie les a délogés. Nous démolissons la tranchée et je reviens rendre compte de ma démarche.
9 décembre. Le commandant est très content, mais ajoute que je n'ai pas le droit de faire moi-même les patrouilles. Au fond il est content. Il voulait tirer au clair cette question de la nouvelle tranchée et des bords de l'Aisne. Mes hommes sont enchantés.
Journée dans la tranchée. C'est dur, sous la pluie, surtout qu'il est très difficile défaire parvenir les marmites de rata.
10 décembre. Un peu de bombardement. Le soir, verà sept heures et demie, vive fusillade à notre droite. Notre artillerie s'en mêle. Les éclatements d'obus sont splendides. Nous nous tenons prêts à agir. Vers deux heures et demie, tout est calme. J'ai récité trois chapelets en suivant le combat. Vers deux heures, je fais une ronde et dis un' mot à chacun.
11 décembre. Les Boches nous envoient quelques obus. Notre artillerie tire beaucoup sur eux. Le soir, on nous annonce qu'on craint une attaque. Le 33a* a ordre de montrer de l'activité pour maintenir sur lui une partie de l'effort. Surveillance attentive. Trois heures de repos dans le gourbi. Ronde de deux à trois.
Dimanche, i3 décembre. Mon premier dimanche sans messe. La nuit a été dure à la tranchée. Je médite sur Marie, Regina pacis. On prie aujourd'hui dans le monde entier pour la paix. A la cave, nous causons religion et littérature jusqu'à neuf heures et demie. C'est un vrai repos. Ces dialogues de Platon à 3oo mètres des Boches me charment. Mardi i5. Je suis de nuit. Nuit ridiculement calme. Mercredi 16. Relève. Retour au cantonnement. Je. couche dans Un lit.
Jeudi 17. – Messe servie par l'aumônier dans l'église bombardée. Que c'est bon de retrouver Jésus 1. Longue et agréable conversation avec le docteur C. Quel beau type d'homme, intellectuel, actif, chef de laboratoire à la Faculté. Il a, dans sa cantine, des livres savants qu'il lit. Il me propose de faire venir les Ennéades, de Plotin, afin que nous fassions du grec ensemble. J'accepte avec joie pour la beauté du fait.
Samedi 19. Nettoyage. Exercice. Cela me semble drôle de faire des patrouilles fictives après en avoir fait de réelles. Je tombe de sommeil.
Dimanche 20. Je chante la grand'messe et dis un mot sur la préparation à Noël. Vêpres à deux heures. Mardi 22. Le colonel a passé la revue du poste. Il m'a dit « Votre poste est bien tenu. »
Jeudi 24. On distribue aux hommes toutes sortes de bonnes choses pour Noël. Eux-mêmes désignent ceux qui n'ont rien reçu. Bon coeur de nos hommes 1
25 décembre. Bonne journée de gelée. Je dis'une première messe à cinq heures et demie. Tous les chants de jadis y passent et sont bien enlevés. Je suis heureux avec Jésus. C'est lui le même partout, ici dans cette église trouée parles obus, comme à Sacy, comme à Enghien, où la Noël doit être bien triste. A neuf heures, grand'messe, beaucoup de soldats, presque tous les officiers.
26. samedi. Messe de saint Étienne. Revue, en prévision du départ. Départ à onze heures.
27. Je passe la nuit aux Boches. Très calme.
28. Saints Innocents. Je médite, de quatre à cinq heures et demie, sur les chers petits. Je suis les pieds dans l'eau. Le matin, les Boches viennent insolemment travailler aux tranchées démolies. On tire sur eux. D'autres répondent. » A peine revenu dans son secteur, Mennesson avait remarqué que les Allemands avaient repris leur travail et qu'une véritable tranchée dont un boyau partait du bord de la rivière allait être armée à moins de 100 mètres. Il n'était que temps d'y mettre ordre.
Avec le lieutenant Jacquy, il combine une expédition pour.
la nuit suivante équipe de travailleurs pour détruire l'ouvrage, équipe de patrouilleurs pour garder les prisonniers. On partirait sitôt la lune couchée. Le lieutenant donne à Mennesson la direction de l'opération, mais l'invite à se tenir à distance dans la tranchée, et lui rappelle la défense de conduire lui-même les hommes.
Après diner, Gonzague se couche donc et annonce à son voisin qu'il le réveillerait vers deux ou trois heures. Cependant, vers onze heures, ce voisin et cet ami ne l'aperçut plus à ses côtés. De gros nuages ayant voilé la lune, on avait résolu d'agir sans retard. Les deux équipes allaient partir sous la conduite des sergents désignés, quand on vient avertir Mennesson qu'un chef indisposé manquait « Laissez-le, répond-il. J'y vais à sa place. » Et, heureux sans doute d'avoir une raison de modifier la consigne reçue, il prend la tête de la troupe, la canne à la main. On arrive, on se met à la besogne, Mennesson maniant la pioche comme les autres. On achevait, quand, vers onze heures, les nuages se dissipent la lune brille.
Des tranchées allemandes, situées à 3o mètres, on aperçoit la cible vivante, une quarantaine de balles partent. Mennesson rallie les travailleurs et commande la retraite. « Allons! dit-il tranquillement, rentrons en ordre. » II marche le dernier. Un homme tombe et se plaint. « Moi aussi je suis blessé, lui dit-il, ne t'inquiètes pas. Je suis là. » Atteint d'une balle à la joue gauche, et l'épaule traversée, il s'agenouille près du soldat pour l'absoudre, quand une troisième balle l'atteint en plein cœur.
La lune éclairait comme le soleil. Impossible d'aller à la recherche de Mennesson et des deux autres manquants. Un brave, le sergent Payen essaye, par deux fois, en rampant, d'arriver jusqu'à eux. A cinq heures seulement, un détachement commandé par le docteur Chenet et dirigé par Payen put aller relever les trois cadavres et les porter à Chassemy.
Le 3o décembre, l'abbé de Lacroze célébrait les obsèques en présence du général de division et de nombreux officiers et soldats. Au cimetière, que le canon allemand bombardait
presque, donnant le salut des armes aux défunts, l'aumônier1 rappela en quelques mots ce qu'avait été le prêtre-soldat. Après avoir rappelé les circonstances de sa mort, le liéuténant-colonel Sauvage ajoute
« Messieurs, je salue les braves tombés sur le champ de bataille. Le sous-lieutenant Mennesson, parti avec le 13a* comme sergent de réserve, avait été blessé à la jambe en Lorraine, au mois dé septembre. A peine remis, il se rendit au dépôt, fut nommé sous-lieutenant et rejoignit le 332* au début de décembre. Par son courage, par son attitude énér=gique, il avait conquis le respect de ses soldats; par son dévouement éclairé il avait gagné leur coeur, vous savez qu'il était prêtre. C'est en relevant, en consolant Un mourant, qu'il est tombé lui-même mortellement frappé. « Messieurs, c'est avec un déchirement de coeur que noua disons adieu à l'officier, à ses deux soldats groupés tous trois dans le même labeur dangereux, réunis pour toujours dans la même mort glorieuse.
« C'est avec un rayonnement d'espoir que nous quittons la tombe de ces héros modestes, sûrs que leur exemple courageux inspirera d'autres dévouements et fortifiera nos âmes pour l'honneur du régiment, pour le triomphe de nos armées, pour la gloire de la France. »
Dans un rapport communiqué à chaque section, le lieutenant Jacquy écrivait i
« Ce soir, il y a trois camarades qui ne répondront pas à l'appel le sous-lieutenant Mennesson, les soldats Liévin et Tellier qui viennent de tomber au champ d'honneur. « Le sous-lieutenant Mennesson avait une haute idée du devoir militaire. Il considérait la bravoure comme une qualité indispensable à l'homme. 11 avait une grande conscience et une belle âme.
« Envoyé comme sergent au i32", il y est blessé quelques jours après; étant toujours au premier rang, les balles et les obus le guettaient.
« Grâce à sa belle conduite au feu et aux notes brillantes obtenues au peloton des élèves officiers de réservé, il est nommé sous-lieutenant et appelé au 332*. Tout dé suite il y est connu et àppf écié Aimé pOUr sa bonté, estimé pour la
façon énergique dont il exécute et fait exécuter les ordres, admiré pour sa bravoure, il s'impose à tous lea hommes de sa compagnie; c'est un chef l
« Hier, une petite opération qui peut être dangereuse est exécutée par la compagnie. 11 en fait partie, il la commande. Il est toujours du côté de l'ennemi, en avant à l'aller, le dernier quand il faut se replier.
« Tout à coup les balles pleuvent, un homme est touché; il s'arrête pour le secourir, mais il tombe lui même, un autre est frappé encore.
« Le lieutenant commandant la 22e compagnie vous salue, soldats Liévin et Tellier, sous-lieutenant Mennesson. Il vous salue respectueusement tous trois, parce que vous êtes morts pour la France. »
A l'aumônier, auquel il annonçait la mort de Mennesson, le lieutenant Jacquy écrivait « II était mon ami, mais pour toute la compagnie, il était l'exemple vivant du devoir. Il est mort en vaillant soldat et en vrai prêtre de Dieu. Il n'avait jamais d'armes à la main quand il allait au feu. » Età M. Mennesson « Vous comprendrez que je prenne une part à votre douleur, car il était un peu à moi, beaucoup à moi. Malgré son désir souvent exprimé, je n'avais pas voulu le charger d'une mission périlleuse, j'avais peur de le perdre. Il ne pouvait pas se faire à l'idée que des hommes de sa compagnie fussent en danger alors qu'il ne s'y trouvait pas. C'était l'exemple fait homme. »
« Je suis désolé, écrivait son colonel, de la perte d'un officier de cette valeur, que je destinais au commandement d'une compagnie à très bref délai. Il avait séduit les soldats, ce qui est rare avec des réservistes qui n'ont plus l'enthousiasme de la jeunesse et qui demandent, comme chefs, des hommes faits et des caractères trempés. »
« De tels hommes, disait un capitaine, offrent le type complet du surhomme. Le prêtre-soldat aura été, dans cette guerre, le prototype de l'héroïsme. »
Tous ceux qui avaient connu le P. Mennesson pleuraient sa mort et de tous côtés des témoignages émus en vinrent à ses chers et courageux parents; mais personne ne s'en étonna,
Comme il donnait, depuis longtemps, à tous, ses notes, son temps, son aide, sa joie, il avait donné son sang, le plus naturellement, le plus surnaturellement du monde. A sa façon d'aller au feu, sans armes et le premier, Gonzague ne pouvait échapper à la mort. II restait, comme l'appelait un ami d'enfance « L'homme de tous les enthousiasmes et de tous les dévouements. »
Le 19 janvier, il recevait l'hommage posthume de ce bel Ordre du jour à l'armée
« Le sous-lieutenant Mennesson. Rentrant dans nos lignes après avoir heureusement et entièrement rempli la mission dont il était chargé, est tombé glorieusement frappé auprès d'un de ses soldats blessé et demeuré en arrière, qu'il encourageait et soutenait. Avait toujours donné l'exemple de la bravoure, du calme et de l'énergie. »
Mais les lignes qui le peignirent le mieux et par lesquelles nous voulons clore cette notice, sont celles qu'écrivait son aumônier, M. l'abbé de Lacroze, tombé lui-même glorieusement au Môrt-Homme le 25 avril 1916
« La mort du P. Mennesson a été un deuil poignant pour le régiment et spécialement pour sa compagnie. C'était un entraîneur d'hommes. Son mépris profond du danger et son sang froid imperturbable l'avaient tout de suite classé parmi les meilleurs officiers du régiment. De là, l'ascendant extraordinaire qu'il exerçait sur sa troupe.
« Le lieutenant Mennesson a été un brave dans la plus haute acception du mot. Il avait la passion du combat. Les chefs le savaient; ils savaient qu'il était de ceux à qui l'on peut confier sans crainte les missions les plus délicates, celles qui demandent l'intelligence, le sang-froid, le mépris souverain de la mort. Ce mépris était porté chez lui jusqu'à la témérité. Ses chefs l'en ont repris, sans le corriger, hélas de l'héroïsme prodigue avec lequel il exposait sa vie. II était devenu l'âme de sa troupe. Son exemple était une leçon perpétuelle de bravoure. Et il la donnait avec cette simplicité toute bonne qui gagne les volontés et les cœurs. Il inspirait la confiance la plus absolue. Il pouvait tout demander. « Le prêtre n'était pas au-dessous de l'officier. C'était une
grande âme, grande avec Dieu comme elle l'était avec la France. Il s'est montré, à l'armée, un véritable apôtre et un vrai religieux. La semaine qui précéda la mort, le P. Mennesson put dire chaque jour la sainte messe, célébrer trois fois le jour de Noël, confesser de nombreux soldats. Le 27, en la fête de saint Jean, il montait pour la dernière fois à l'autel. Ainsi,-c'est sous le patronage de l'apôtre bien-aimé, qu'après'cinq mois de sacerdoce, il célébrait sa dernière messe. Les desseins de Dieu sont impénétrables. Avec sa flamme d'apôtre, son courage, ses vertus religieuses si profondes, sa vie intérieure très unie au bon Dieu, pour ne rien dire de son intelligence si remarquable, quel bien n'eut-il pas fait! Adorons en silence. Le P. Mennesson est au ciel. Il y est prêtre pour l'éternité ».
P. SUAU.
QUATRE MOIS DE L'ÉDUCATION D'UN PRINCE LES JÉSUITES PRÉCEPTEURS DU COMTE DE CHAMBORD JUILLET-NOVEMBRE I8331
Les voyages interminables imposés au Provincial de France pour la visite annuelle de ses. subordonnés, n'allaient pas sans des fatigues excessives pour un sexagénaire. De retour à Lyon dans les premiers jours de i833, le P. Druilhet tomba sérieusement malade et dut s'aliter pour plusieurs semaines. A peine remis, il s'apprêtait à reprendre ses pérégrinations il voulait commencer par Le Passage, où la situation devenait critique, et il allait se mettre en route, lorsqu'il reçut du P. Rozaven la lettre suivante
Rome, si mars i833.
Mon Révérend et bien cher Père, le proverbe dit « L'homme propose et Dieu dispose. » Vous avez formé votre plan pour votre visite. C'est fort bien. Mais voici quelque chose qui le dérange. Je suis chargé de vous dire qu'il faut que vous vous trouviez à Chambéry pour le 20 du mois d'avril. Ibi tibi dicetur quid te oporteat facere*. Il peut bien-arriver que, au lieu de voyager au midi, on vous fasse voyager au nord. Vous attendrez une lettre de moi qui ne tardera pas; celui qui vous la remettra, vous en dira plus que je ne vous écrirai. Ne témoignez rien à vos connaissances pour ne pas donner lieu aux conjectures, et tâchez de trouver un prétexte pour aller à Chambéry, afin que ceux qui connaissent vos projets ne soient pas étonnés de cette détermination subite.
En dépit des légendes, l'administration intérieure de la Compagnie de Jésus n'a pas coutume de procéder avec ces allures mystérieuses. Quel était donc cet ordre secret qui ne pouvait s'écrire et que le Provincial de France devait apprendre à Chambéry?
1. L'histoire de ce curieux épisode, racontée sur documents inédits, est tirée du Tome second de'l'Histoire de ta Compagnie de Jésus en France au dix-neuvième siècle, qui paraîtra prochainement chez G. Beanchesne.
2. Là on roi» dira ce que vous devez faire. ( Actes des Apôtres, 11, 7.)
Ici il nous faut ouvrir une parenthèse et reprendre les choses d'un peu plus haut. On nous excusera d'adopter cette marche familière aux romanciers pour raconter un épisode où les faits se déroulent un peu comme dans un roman. Après un premier séjour au château d'Holyrood, la famille royale exilée trouvant trop rigoureux le climat de l'Écosse, s'était transportée à Prague et installée au palais du Hradschin mis à sa disposition par l'empereur d'Autriche. Le baron de Damas, gouverneur du duc de Bordeaux depuis 1828, y dirigeaitl'éducation du jeune prince alors dans sa treizième année. Deux professeurs, l'abbé de Moligny et M. Barrande, l'aidaientdans cette tâche délicate. L'abbé de Moligny, avec le titre officiel de confesseur, était chargé de l'instruction religieuse; M. Barrande, ingénieur des Ponts et chaussées, ancien élève de l'École polytechnique, était seul professeur pour toutes les autres parties de l'enseignement. Il apportait dans l'exercice de ses fonctions beaucoup de zèle et d'habileté. Mais les succès et les éloges lui avaient quelque peu enflé l'esprit; naturellement fier et hautain, il en était venu à ne- plus accepter de la part du gouverneur ni direction ni contrôle. A l'égard du prince lui-même, il ne savait pas toujours user de son autorité avec la discrétion convenable. « II semble, dit un témoin, qu'il trouve un secret plaisir à humilier son élève, à lui faire sentir la supériorité de la science et du génie. Il le traite durement, il lui inflige, et cela devant des étrangers, des pénitences humiliantes1. » Les griefs ne manquaient pas contre un maître trop altier et trop envahissant. Toutefois, le baron de Damas ne proposa pas à Charles X de le remercier, mais seulement de lui adjoindre un autre professeur pour les Lettres et l'Histoire; on lui laisserait l'enseignement des sciences qui était sa spécialité. Rien sans doute n'était plus raisonnable qu'un pareil arrangement. Tel était néanmoins l'ascendant que M. Barrande avait su conquérir dans l'entourage du vieux roi et si puissantes les influences 1. Appréciation du marquis de Foresta sur l'entourage de M. le duc de Bordeaux, citée dans une relation manuscrite, œuvre du P. Druilhet, conservée aux Archives de la Province de Lyon M. Barrande met le prince à. genoux, il lui tait baiser la terre. L'enfant le racontait un jour, en riant, à sa eœur a Il a voulu me faire baiser la terre; il m'a déchiré ma collerette, m'a fait une bosse au front, mais tout de même, je ne l'ai pas baisée, a /bî<2.
qui le soutenaient que Charles X n'y donna son assentiment qu'au début de i833, l'année où le duc de Bordeaux devait atteindre sa majorité.
Restait maintenant à trouver l'homme pour l'emploi. Ce fut l'objet de la mission confiée par le gouverneur au marquis de Foresta. Le baron de Damas lui remit une Note écrite qui devait le guider dans ses démarches et éclairer les personnes dont il aurait à prendre conseil. Dans ce but, la Note donne d'assez amples « détails sur l'enfant précieux dont il faut achever l'éducation ». On parle de son caractère « M. le duc de Bordeaux est vif »; de sa piété, qui est « sincère »; de ce qu'il sait de latin, de français, d'allemand, d'anglais, d'Histoire, etc.; il est vraiment avancé pour son âge, et il a « l'esprit pénétrant ». Vient ensuite le programme des études futures qui devront être conduites avec des vues très hautes, et le gouverneur conclut
On voit maintenant qu'il ne peut être question d'un maître ordinaire, et qu'un nouvel instituteur devra joindre à un instruction profonde un caractère élevé. Le Roi ayant approuvé cette Note, le marquis de Foresta la prendra pour règle de sa conduite, sauf toutefois les instructions verbales que S. M. s'est réservé de lui donner On verra plus loin sur quoi portaient ces instructions verbales de Charles X à son envoyé. Quant au baron de Damas, il semble bien que son choix était déjà arrêté. Parti de Prague sur la fin de janvier, le marquis de Foresta se dirigeait, en effet, non pas vers la France, mais vers Rome. C'était déjà un indice. Dans une lettre dont il est porteur pour le cardinal Lambruschini, le gouverneur du duc de Bordeaux s'exprimait ainsi
J'ai donc pris mon parti en ce qui me concerne mais il faut d'autres conseils, d'autres volontés. Je demande à Votre Éminence conseil et appui. Le marquis de Foresta qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre, expliquera mieux que je ne pourrais l'écrire l'objet de nos vœux qui est aussi le but de son voyage. Si, comme je le pense, Monsieur le Cardinal, une décision du Saint-Père était nécessaire, j'ose espérer que vous voudrez bien la provoquer. Demandez-lui sa bénédiction apostolique, et pour l'enfant précieux qui m'est confié et pour i. Relation manuscrite.
ceux qui sont ou qui seront chargés de continuer son éducation. M. le duc de Blacas a écrit pour le même objet à Votre Éminence, à M. le cardinal Sala et au Père Général des Jésuites. Comme je n'ai pas l'honneur de les connaître, je m'adresse à Votre Éminence 1; j'ai écrit aussi au P. Rozaven, qui est un de mes plus anciens amis.
Les préférences du baron de Damas n'étaient donc pas douteuses; c'était bien d'ores et déjà, sur un Jésuite qu'il avait jeté son dévolu, et pour l'obtenir, il n'hésitait pas, si besoin était, à réclamer l'intervention du Pape. Cette intervention ne fut pas nécessaire, comme en témoigne la réponse du cardinal Lambruschini
Monsieur le baron, M. le marquis de Foresta m'a présenté vers la fin du mois de mars votre intéressante lettre du 28 janvier, et il vous portera aussi ma réponse. Le digne voyageur m'a expliqué l'objet de sa mission que vous m'avez suffisamment indiqué. La résolution prise est sage et vous fait beaucoup d'honneur. J'ai offert de grand cœur mes services à votre recommandé; mais ils ont été inutiles, parce que le bon Père Général avait accueilli tout de suite la demande, et il n'a pas besoin de recourir à l'autorité supérieure, pouvant faire la chose par luimême. Cependant, je lui en ai parlé et j'ai eu raison de me convaincre de plus en plus des bonnes dispositions qui l'animent. Il désire seulement le plus strict secret et cela ne peut faire la moindre difficulté, parce que, comme vous, voyez, il est dans l'intérêt des deux parties également. (4 avril i833.)
A cette date, la négociation du marquis de Foresta avait donc abouti; un Jésuite était désigné par les supérieurs majeurs pour remplir les fonctions de précepteur auprès du duc de Bordeaux. Ce n'est pourtant pas à eux que le négociateur s'était adressé tout d'abord. A la date du 18 avril, il rend compte, dans une lettre très confidentielle au baron de Damas, de ses démarches, de ses échecs et du succès final2 Les instructions verbales que, peu d'instants avant mon départ de Prague, Robert3 voulut bien ajouter à celles écrites dont j'étais porteur, me prescrivaient de diriger mes recherches, d'abord sur un laïc, ensuite, s'il ne s'en trouvait pas qui réunît les conditions requises, sur 1. Le baron de Domol avait eu l'occasion de connaître Mgr Lambruschini pendant •a nonciature en France, laquelle ne prit fin qu'un an après la Révolution de Juillet. 3 Les lieux et les personnes sont désignés dans cette lettre par des noms de convention, et plusieurs passages sont en chiffres dans l'original.
a. Charlee X.
un simple ecclésiastique, et enfin en désespoir de cause, sur Didier, ou sur tel autre individu de même robe, jugé plus capable encore par les personnes dont l'opinion devait me diriger dans cette recherche. Cet ordre de marche, je l'ai strictement suivi, et c'est, en résultat, sur la dernière des trois catégories qu'il a fallu se replier, après avoir échoué dans les deux autres.
On s'est donc rabattu sur Didier
Ici encore nouveau désappointement. Didier est homme d'esprit et de talent, pieux et savant, doux et poli, ayant l'usage du monde et les allures du salon. Mais caractère timide, faible, sujet au découragement. ses supérieurs déclarent catégoriquement qu'il ne saurait nous convenir, qu'il faut porter nos vues ailleurs'
Rassurez-vous; la Providence nous réservait mieux que nous n'osions espérer. Ces mêmes hommes (je vous les garantis bons juges) qui nous déconseillaient Didier, qui même, pour ne pas compromettre leur responsabilité, se refusent formellement à nous le céder, nous proposent, nous accordent un sujet infiniment plus distingué encore, un sujet qu'ils donnent pour parfait, dont, en un mot, ils répondent. L'opinion sur son compte est unanime. Car je ne me suis pas seulement borné, conformément à vos instructions, à consulter Ignace et Gilbert', mais encore les cardinaux Sala et Lambruschini, lesquels ayant longtemps vécu en France et à la cour savent parfaitement ce qu'il nous faut. Et remarquez une chose qui certainement n'échappera pas à la sagacité de Robert, c'est que l'inconvénient de position de l'individu dont il s'agit disparaît presque, ou du moins n'égale pas à beaucoup près celui qui s'attache à la personne de Didier notamment connu en France et en Europe pour Jésuite, tandis que le P. Druilhet c'est le nom du sujet en question n'est connu pour tel que d'un très petit nombre d'individus étrangers à la cour. Il sera dès lors très facile de dissimuler la chose en lui faisant changer de nom. Ses supérieurs, sans précisément l'exiger, le désirent, et la prudence semble le conseiller. Si donc Robert le trouve bon, on l'appellera tout simplement l'abbé de Laplace.
Voilà, cher baron, à quoi mes recherches, poussées aussi loin que possible, ont abouti. Toutes les formes qui m'étaient prescrites ont été scrupuleusement suivies; aucune précaution n'a été négligée. Dans cet état de choses, j'ai dû, conformément à mes instructions, me hâter de conclure, et c'est ce que j'ai fait:- Vous m'aviez à cet égard donné toute la latitude nécessaire. Il n'y a donc plus à revenir sur cette i. Qui est ce Didier que sa notoriété avait désigné à l'attention du baron de Damas et qui était demandé nommément? Didier est assurément un nom de guerre; mais il est malaisé de dire à quel Jésuite alors en vue peut convenir le signalement donné par te marquis de Foresta.
2, Le P. Roothaan etle P, Rozaven.
affaire; elle est terminée. Le P. Druilhet a reçu de ses supérieurs l'ordre de quitter Saint-Marcel (Lyon) et de se rendre à Saint-Augustin (Frifaourg), où il s'abouchera avec Léonard (le marquis de Foresta). Il en recevra les instructions et les moyens nécessaires pour se rendre en toute hâte au poste qui l'attend.
Le P. Rozaven confirmait et complétait les renseignements *3 du négociateur en écrivant de son côté au baron de Damas Il pourra vous attester qu'il n'a éprouvé de notre part aucune difficulté, aucune résistance. Il y a quatre ans, nous eussions sans doute montré une répugnance invincible à accéder à une semblable proposition; mais aujourd'hui, les circonstances étant si différentes, nous pensons qu'on ne verra dans notre promptitude à l'accepter que la preuve du dévouement le plus entier et le plus désintéressé, et c'est ce qui nous a déterminés à entrer dans vos vues dès la première ouverture qui nous a été faite.
Vous n'ignorez pas, Monsieur le baron, que tout membre de notre Compagnie doit, autant que possible, avoir son compagnon. En conséquence, nous vous donnons le double de ce que vous demandiez, et le second est bien en état d'aider le principal et même de le suppléer en cas de besoin. Il n'est pas nécessaire que je vous dise qu'il ne peut être nullement question d'appointements. L'entretien convenable à de pauvres religieux, c'est tout ce qu'ils peuvent accepter. Ils auront toute la récompense qu'ils peuvent désirer si Dieu daigne répandre ses bénédictions sur leur ministère et si le succès répond à l'attente qu'on a bien voulu s'en former. Puissions-nous, après deux siècles et demi, donner une nouvelle preuve de la reconnaissance éternelle que notre Compagnie a vouée au grand monarque dont votre auguste élève porte le nom (i5 avril i833.)
On comprend maintenant l'invitation faite au Provincial de Lyon dans des formes étranges, d'avoir à se trouver au collège de Chambéry, vers le 20 avril, pour y entendre une communication le concernant. Dans l'intervalle, il avait reçu de la même provenance un pli qu'il devait remettre à la personne chargée de lui notifier les ordres de ses Supérieurs. Le P. Druilhet partit donc, emmenant avec lui, conformément à de nouvelles instructions, le P. Étienne Deplace et le Frère Dutel,coadjuteur. Au jour dit, il se trouvait au rendezvous et y rencontrait le P. François Renault, arrivé de Rome peu auparavant, qui l'informait de vive voix de tout ce que nous venons de raconter et lui faisait ainsi connaître la fonction bien inattendue à laquelle il était appelé. En retour, le
P. Renault recevait, par le pli confié au P. Druilhet, sa propre nomination à la charge de Provincial de France. Apparemment le P. Renault était déjà averti, et il n'y avait pas pour lui de surprise. Mais quelle dut être celle du P. Druilhet en se voyant imposer un fardeau auquel bien certainement il n'avait jamais pensé 1 Ce n'était pas trop de tout l'esprit d'obéissance d'un vrai fils de saint Ignace, pour accepter sans résistance, et disons le mot, pour se résigner.
Il passa les quelques jours dont il pouvait disposer à mettre son successeur au courant des affaires de la Province; ils allèrent ensemble à Annecy voir le P. de Mac-Carthy qui touchait à ses derniers momentsi; après quoi ils se séparèrent, le P. Renault rentra seul à Lyon, pendant que le P. Druilhet et ses deux compagnons s'acheminaient vers Turin, où ils arrivèrent le 4 mai. Ils comptaient y trouver le marquis de Foresta; mais, par suite d'un malentendu, ce ne fut qu'après plusieurs jours de recherches qu'ils réussirent à le rejoindre; c'était à Chambéry qu'ils auraient dû l'attendre. En même temps que les instructions de la cour de Prague, le messager royal remit au P. Druilhet celles qui lui étaient adressées de Rome par le Père Général et le Père Assistant de France. Ces lettres doivent trouver leur place ici; nous croyons, en effet, qu'elles aideront à connaître la Compagnie de Jésus; d'autre part elles expliquent sa conduite dans une circonstance singulièrement épineuse. C'est pourquoi, même avec quelques redites, elles ont leur intérêt pour ceux qui cherchent la vérité. -r-M
Je puis, écrit le P. Rozaven, vous parler maintenant avec moins de mystère que je ne l'ai fait dans les lettres que vous avez reçues à Lyon. Le P. Renault vous a tout expliqué. Votre surprise a été grande -sans doute; la nôtre n'a pas été moindre. Il n'y avait pas à hésiter d'autant plus que celui qui était chargé de la commission était muni de lettres qui auraient fait intervenir l'autorité du Pape, si cela avait été nécessaire. Nous avons jugé qu'il valait mieux faire les choses de bonne grâce. Les circonstances d'ailleurs demandent que nous nous empressions de donner à Charles X cette preuve de notre dévouement et de la reconnaissance que nous devons à son auguste maison. Henri IV a eu pour notre Compagnie les sentiments d'un grand roi et l'amour t. Cf. Tome I", p. ai6. Ils assistèrent à la cérémonie des dernier» sacrements qui lui turent administrés par l'êreque, Mgr Ray. Le P. de Mac-Carthy mourut le 5 mai.
d'un père; que ne lui devons-nous pasp Louis XIII et Louis XIV nous ont comblés de bienfaits. C'est bien à contre-cœur que Louis XV a signé l'édit de notre suppression, et ce n'est point non plus en consultant ses sentiments personnels que Charles X a donné les Ordonnances de Juin. Nous devions nous empresser de saisir l'occasion de prouver qu'il n'y a rien de gravé dans nos cœurs que le souvenir des bienfaits. Un refus de notre part eût été mal interprété. Si le Roi avait été sur son trône, c'eût été autre chose; refuser n'eût été que se soustraire à un honneur. Mais le désir d'un souverain exilé est, à nos yeux, quelque chose de plus respectable que la volonté d'un prince puissant. Il me semble vous entendre dire, mon Révérend Père, que tout cela est fort bien, que vous l'approuvez volontiers, mais ce qui vous touche, c'est que le choix soit tombé sur vous. A cela je réponds qu'il fallait bien que le choix tombât sur quelqu'un, et que c'est sans doute votre faute si le Père Général a jugé que de tous les sujets dont il pouvait disposer, vous étiez celui qui convenait le mieux à cet emploi. Au reste, il est inutile de parler de cela; vous avez votre mission et cela suffit. Vous ne l'avez pas désirée: ainsi elle vous vient d'en haut et vous avez droit d'en attendre lessecours qui vous seront nécessaires. Je pense que vous serez content du compagnon qui vous est donné. Vous ferez bien de vous rendre le plus tôt possible à votre destination. Il est inutile que vous retourniez en France, et cela pourrait avoir des inconvénients. Il faut garder le plus grand secret possible. M. le marquis de Foresta aura soin de vous procurer des passeports. Quand vous serez au terme, vous ferez bien de garder vos noms de guerre. Si, à votre passage à Turin, vous pouvez éviter de voir nos Pères, cela vous épargnera bien desquestions, auxquelles vousne devriez pas répondre. Si contre notre attente, on vous parlait d'appointements, je n'ai pas besoin de vous dire qu'il ne faut y entendre en aucune façon. Victum et vestiium sicul decet pauperes religiosos, c'est tout ce que vous devez et pouvez accepter.
La lettre du P. Roothaan était brève; il remerciait le Père Provincial de France pour « l'activité, le zèle et la prudence n dont il avait fait preuve dans l'exercice de sa charge « en des temps si difficiles »; quant à la mission à laquelle il était appelé, le Père Général s'en tenait, disait-il, à l'instruction qu'il avait rédigée pour cet objet et qu'il lui faisait remettre. 'Ce document écrit en latin, mérite d'être signalé à ceux qui voudraient publier une nouvelle édition des Monita secreta de la Compagnie de Jésus. En voici la substance
i. L'autographe se trouve aux Archive! de la Province de Lyon, XXI, p. igi.
Tout d'abord, dit le P. Roothaan, nous ae devons pas nous d^simuler que la fonction qui nous est confiée est moins un honneur qu'une charge très lourde et pleine de dangers. Elle l'eût été en tout temps, mais aujourd'hui plus que jamais. Puis donc qu'il n'a pas été possible de refuser ce qui était demandé de façon si pressante, je crois de mon devoir de vous donner les avis suivants
i* En ce qui regarde vos personnes et votre genre de vie, vous vous rappellerez ceux de nos anciens Pères qui ont eu à vivre dans les cours. S'enfermant dans les limites de leur office, la prière, l'étude, leurs exercices spirituels, comme en communauté, ils sauvegardaient ainsi leur liberté. Au milieu de la cour, ils menaient une vie modeste, religieuse, recueillie, séparée du monde, uniquement appliquée à Dieu et à leur emploi. Les Ordonnances des Pères Généraux renferment à cet égard des recommandations auxquelles je vous renvoie, mais je vous signale surtout ce qui est prescrit en vertu de la sainte obéissance, in virtute sanctae obedientiae, relativement aux affaires d# la politique. Si donc on vous sollicitait de vous en occuper, vous devriez répondre « Ces choses sont étrangères à notre emploi comme à notre vocation; ce n'est pas pour cela que nous sommes ici. »
2Y En ce qui concerne vos fonctions auprès du jeune prince, Dieu vous inspirera ce qui convient, dabit Dominas spiritum bonum. Sam doute, vous devez faire qu'il progresse dans les sciences et les lettres; mais ce qui importe bien davantage, c'est qu'il apprenne à se faire un jugement sain et droit sur les personnes et sur les choses, qu'il acquière de la force d'âme et l'amour de la justice, qu'il comprenne que ce n'est point tant son droit que son devoir de défendre ses droits, en se gardant toutefois de s'arroger des droits qui ne lui appartiennent point: Qu'il se persuade bien que le travail est nécessaire aux princes encore plus qu'aux autres hommes. Enfin (dernière recommandation qui a une saveur particulière sous la plume du Général des Jésuites), vous éviterez de le pousser trop dans la piété; vous devez user en cette matière de beaucoup de modération, multam adhibendam moderatiorfem. Le P. RopKhaan invoque ici l'autorité d'up de ses prédécesseurs, saint François de Borgia, écrivant au Provincial de la Province d'Aquitaine « Nous ne devons pas vouloir rendre nos élèves pensionnaires trop religieux. Si cela est vrai pour nos pensionnaires, que dira quand il s'agit de l'héritier d'un trône i P »
Les voyageurs partirent de Turin le 10 mai i833 se dirigeant sur Fribourg; le P. Druilhet éprouvait le besoin d'aller retremper son courage auprès de pe vénérable P. Godinot, dont il avait partagé les travaux et les sollicitudes pendant les six années de son provincialat. Les explications du n*ari Non debemus velle convictortt nostros facere nimis religlosos.(S. Fr. Borgia ad Prov. Aquit. 1568.) Si hatc de convictoribus, quid de principe?
quis de Foresta l'avaient jeté dans des perplexités qu'il n'avait pas éprouvées tout d'abord. Le P. Renault n'était qu'imparfaitement renseigné On ne désirait point tant les jésuites, puisque le négociateur ne devait s'adresser à eux qu'en désespoir de cause; on n'en voulait pas deux, mais un seul; on ne lui demandait pas de former le caractère de son élève, niais seulement de lui enseigner la littérature et l'Histoire; ce cours tel qu'il était esquissé dans la Noie du gouverneur, le P. Dr uilhet l'estimait au-dessus de ses forces le P. Deplace, malade, était du même avis, en ce qui le concernait personnellement. Ces réflexions et d'autres encore le P. Druilhet les soumettait au Père Général dans une lettre écrite dès le n mai, premier jour de son voyage. Elles lui paraissaient asséz graves pour faire revenir son Supérieur sur une décision que peut-être il n'aurait pas prise, pensait le P. firuiihet, s'il avait connu toute la vérité.
La réponse du P. Roothaan, écrite de sa propre main, iut que rien ne lui avait été dissimulé, saut pourtant la note relative aux matières à enseigner. Cette omission même lui paraissait une raison de s'affermir dans sa première impression. Le marquis de Foresta ne lui avait pas dit un mot du programme dont le Père s'effrayait; c'est donc qu on n'y attachait pas une telle importance. « tenez-vous en donc, mon bon Père, à ce que je vous ai dit ailleurs il s'agit moins d'instruction que d'éducation. Si, à l'heure qu'il est, on ne comprenait pas encore qu'il faut s'attacher au solide bien plus qu'au brillant, j'avoue qu'il faudrait désespérer. » Au surplus, « la demande étant venue sans que nous puissions même y penser, et bien certainement contre notre désir et contre notre attente, H nous a paru y voir un nutùs de la Providence, et nous avons cru devoir plutôt céder de bon gré aux vives instances qu'attendre d'y être forcés par un ordre supérieur.1 Quant à ce qui peut s'ensuivre. bruit et tapage I On débitera deâ mensonges? Quelques-uns de plus ou dé moins sur notre compte, c'est bien là de quoi nous effrayerl. Ainsi, mon bon Père, In nomine Domini, allez i. Tous lea mots en italiques sont soulignés dans lé manuscrit. Ils ont leur importance dans l'histoire de l'affaire de Prague.
sans crainte comme sans présomption Modicae fidei, quare dubitastii. » (21 mai t.8331.)
Ces encouragements ne parvenaient pas à rassurer le P. Druilhet; d'autres lettres suivirent où il laissait paraître ses appréhensions, si bien que le P. Roothaan lui écrivit de différer son départ; mais quand la lettre arriva à Fribourg, les trois voyageurs étaient en route. Tout en faisant ses représentations, comme sa règle l'y autorisait, le P. Druilhet, sur la première réponse de son Supérieur, s'était mis en devoir d'exécuter l'ordre reçu2. Après des retards occasionnés par l'état de santé du P. Deplace, on atteignit le terme du voyage le 11 juin. Ici nouveau contretemps. La famille royale avait quitté Prague pour se rendre aux eaux de Teplitz. C'est là que la situation des Jésuites allait enfin s'éclaircir et leur mission commencer.
Dès sa première entrevue avec le baron de Damas, le P. Druilhet c'est lui-même qui le raconte3 – lui posa nettement la question « Vous ne voulez, parait-il, qu'un seul prêtre de la Compagnie; nous sommes venus deux; si c'est un homme d'autorité et d'expérience qu'il vous faut, je crois que je mérite la préférence; si c'est un professeur très instruit et très capable, il faut la donner au P. Deplace. » Comme tel était, en effet, le désir du gouverneur, le P. Druilhet déclara qu'il ne voulait pas être indiscret et qu'il allait repartir. Sur quoi le gouverneur « Non, dit-il, restez à titre d'ami; votre présence ne sera pas inutile; le château et la ville vous fourniront largement de quoi vous occuper. » Le 16 juin les deux Pères furent présentés au roi, au duc de Bordeaux, au duc et à la duchesse d'Angoulême. Ils avaient espéré, continue le P. Druilhet, pouvoir garder 1. Homme de peu de loi, pourquoi avez-vous douté? (Math, xiv, 3i.) a. Pour dire toute la vérité, les représentations du P. Druilhet avaient quelque peu dépassé la mesure. Ses Supérieurs de Rome en avaient éprouvé du mécontentement. On en trouve la trace dans une lettre du P. Godinot au P. Druilhet (19 août) a Dans son petit mot à moi, sa plume (du P. Rozaven) me glissa quelque chose sur l'obéissance du jugement et sur les objections qu'a faites pour aller là-bas qui vous savez. Dieu a bien tout arrangé, en permettant que vous fussiez parti avant l'arrivée de la lettre un peu sèche de M. Root (haan). n
3. Lettre au R. P. Général, ig juillet.
l'incognito, mais des visiteurs de France venaient d'arriver qui avaient été ses élèves à Saint-Acheul, et apparemment le fait ne manquerait pas de se renouveler. Cependant, comme on l'avait demandé tout d'abord, il fut convenu qu'on ne leur donnerait ni leur nom ni leur qualité le P. Druilhet serait l'abbé de la Croix, et le P. Deplace l'abbé Stéphane. Les choses ainsi réglées, le P. Druilhet alla demander l'hospitalité au couvent des Capucins de Prague, qui voulurent bien l'admettre à partager leur vie. Le P. Roothaan lui exprimait sa « grande consolation de le savoir au régime de la sainte pauvreté si exemplairement observée par ces bons religieux1. Quant au P. Deplace, il entrait le 19 juin, à Teplitz même, dans l'exercice de ses fonctions. Ce jour-là, le baron de Damas, ayant réuni dans son cabinet les deux processeurs, pour faire entre eux le partage des attributions, M. Barrande laissa éclater la colère qu'il avait contenue jusque-là. Il ne pouvait se dissimuler, dit-il, les motifs de t'arrivée des Jésuites; c'était une punition qu'on voulait lui infliger, et il ne croyait pas l'avoir méritée. Il n'avait nullement besoin de l'aide de M. Deplace; tout ce que le prince savait, c'est lui qui le lui avait enseigné, et il était en mesure de lui en apprendre davantage. A ces plaintes succédèrent de violentes récriminations contre le gouverneur. Par une délicatesse chrétienne peut-être excessive, le baron de Damas crut devoir garder le silence sur cette incartade; mais M. Barrande eut l'imprudence de se vanter de la scène qu'il avait faite et qui, d'ailleurs, avait été concertée; le bruit en arriva aux oreilles du roi et le trop chatouilleux professeur reçut son congé. On fit appel pour le remplacer au célèbre mathématicien Augustin Cauchy, qui arriva à Prague quelques semaines après.
Pendant cet intervalle, le P. Deplace fut seul-à diriger les études de son royal élève. C'était, il est vrai, la saison de l'année où l'on donnait plus de temps aux exercices physiques pour lesquels les maitres ne manquaient pas. On ne tarda pas à quitter la station balnéaire de Teplitz pour setransporter au château de Buschtierad, résidence d'été à 1. Lettre du P. Roothaan à « M. l'abbé de. la Croix, chez les RR. PP. Capucins, a Prague », g août i833.
proximité de Prague. Le départ de Barrande, avait affligé le jeune prince qui l'aimait malgré sa sévérité; on pouvait craindre que le nouvel instituteur fût mal accueilli. Le baron de Damas et l'abbé de Moligny offrirent donc au P. Deplace d'assister à ses leçons. Il les remercia et fit bien; au lieu de ces manières raides et hautaines qu'on appréhendait, le duc de Bordeaux se montra docile et confiant. Le P. Deplace n'en était certes pas à ses débuts; il était, lui aussi, en matière d'éducation, « homme d'autorité et d'expérience ». Il avait quarante-huit ans, avait été professeur de hautes classes à Saint-Acheul, puis préfet général à Bordeaux et au Passages. Il avait sans doute moins de mathématique que son prédécesseur polytechnicien; mais quand il s'agit d'instruire les enfants, mieux vaut une bonne méthode qu'un grand savoir. Il paraît bien que le nouveau maître trouva dès l'abord le moyen de gagner l'attention et d'exciter l'intérêt de son élève; car, au sortir de la leçon, raconte un témoin, « le duc de Bordeaux courut se jeter au cou de son gouverneur « C'est délicieux, lui dit-il, c'est délicieux». Il le répéta dans la soirée au Roi qui voulut bien le redire à MM. Druilhet et Deplace, le lendemain, dans le parc de Clary, où il les rencontra au détour d'une allée 2. »
Dès cette première leçon, le jeune prince, conquis par la douce gravité du religieux, lui avait fait une confidence « J'ai des défauts, mais je les connais et je veux m'en corriger. Comment faire? » – « Réfléchir et se vaincre », repartit le P. Deplace. Ces deux mots firent une impression profonde sur l'esprit du duc de Bordeaux. Il les prit comme devise, il les écrivit et les signa de son nom, il se les répétait à luimême et quelquefois aux autres. Mieux encore il s'appliqua à les mettre en pratique, et il était heureux quand il pouvait i. Étienne Deplace, né à Roanne le 19 janvier T78S, fit ses études au collège des Pères de la Foi dans cette ville, et fut admis dans leur Société. Il enseigna à l'Argentière, et après la dissolution de la Société, exerça le ministère sacerdotal en qualité de vicaire dans diverses paroisses. Entré dans la Compagnie de Jésus, le 4 novembre i8i5, il fut professeur à Montniorillon et à Saint-Acheul, puis préfet des classes à Bordeaux et au Passage. Il était depuis trois an» appliqué à la prédication, quand il fut envoyé à Prague. A son retour, il passa successivement dans diverses résidences, fut Supérieur de celle de Lyon de i83g à i84a; il mourut à Avignon le 17 octobre i846, à l'ige de soixante et un ans.
a. Relation manuscrite.
rédiger un petit bulletin de victoire remportée sur sa légèreté ou sur la violence de son caractère. Il y eut d'autres combats et d'autres victoires qui durent lui coûter encore davantage. Spontanément, sans y être obligé par personne, l'enfant royal en vint à s'imposer à lui-même d'adresser un billet d'excuses à son maître chaque fois qu'une saillie d'humeur lui était échappée au cours de ses leçons1. Le Jésuite n'eût-il appris à l'héritier du trône autre chose qu'à se vaincre soi-même, son temps et sa peine eussent été sans doute bien employés; mais il avait d'ailleurs à remplir un programme fort chargé, passablement ambitieux, pour ne pas dire quelque peu chimérique. C'est le défaut trop ordinaire des programmes, surtout quand ils ont pour auteurs des hommes instruits, accoutumés à voir les choses de haut, mais n'ayant pas la pratique de l'enseignement. C'était bien le cas de celui que le baron de Damas, ci-devant ministre d'État, avait dressé pour l'éducation de son prince. On y lisait des paragraphes comme celui-ci
.Alors devra commencer un cours d'Histoire raisonné; on y examinera les passions des hommes, la valeur de leurs lois, les causes et les effets des révolutions; on en fera ressortir les principes de morale, de politique, du droit des gens et du droit public qui ont prévalu aux diverses époques.
Avec le cours d'Histoire universelle qui devait précéder, et le cours de littérature universelle qui devait aller de front, c'était de quoi épouvanter un ancien professeur de rhétorique, très au fait des classiques grecs et latins, mais pour qui les autres études n'avaient guère compté qu'au titre « d'accessoires ». De vrai, le P. Deplace se crut modestement au-dessous de sa tâche; il eût peut-être perdu courage, si le P. Druilhet; qui voyait la situation avec plus de sang-froid, ne l'eût réconforté. Il ne fallait pas, selon lui, se laisser éblouir par les mots; nous donnons déjà tel enseignement que l'on décore ailleurs de noms grandioses auxquels nous ne pensions pas; on fait de la théologie sublime en enseignant le catéchisme, mais de la théologie à la portée des i. Plusieurs de ces billets d'excuses écrits de la main du duc de Bordeaux et adressés au P. Deplace sont conservés aux Archives de la Province de Lyon..
enfants ainsi un honnête homme, qui a de la culture et du bon sens, fait, sans se mettre le cerveau à la torture, la philosophie de l'Histoire, en même temps que le récit des événements. Surtout, il fallait éviter l'écueil où donnent sans s'en apercevoir les maîtres trop savants passer par-dessus la tête de ceux qu'ils instruisent. Pour être prince, l'élève du P. Deplace n'en était pas moins un « écolier ». Si d'autres étaient tentés de l'oublier, lui du moins devait s'en souvenir. Ce serait tout profit pour l'élève en même temps que pour le maître.
Heureusement, le P. Deplace avait assez d'empire sur luimême pour vaincre la défiance de sa propre valeur qui l'eût paralysé. Tout en se condamnant à un travail acharné pour préparer ses leçons, il prit grand soin de n'en pas faire des cours de Faculté. En somme, il eut le don de captiver, par son enseignement, l'esprit du duc de Bordeaux, ce qui lui permit d'exercer du même coup, sur son éducation, une influence heureuse. « Au bout de quelques semaines, dit la relation que nous avons citée, on remarquait dans le jeune prince une amélioration sensible, un ton plus raisonnable, un langage plus soigné, des manières plus graves, plus convenables à un prince. Le roi, le dauphin, la dauphine en témoignèrent successivement leur satisfaction. Marquis, disait un jour M. le dauphin à M. de Foresta, ces Messieurs que vous avez amenés, c'est du bon. Bordeaux en est content, nous le sommes tous'. »
La mission que le P. Déplace avait à remplir auprès du duc de Bordeaux rappelle celle de Fénelon auprès du duc de Bourgogne. Le petit-fils de Charles X avait plus d'un trait de ressemblance avec le petit-fils de Louis XIV; c'était la même fougue, la même nature hautaine et violente. Le précepteur, aux prises avec les mêmes difficultés, semble bien s'être inspiré des méthodes de son illustre devancier. Par une gravité douce et ferme, unie à l'absolue maîtrise de soi, il s'assura tout d'abord un ascendant que le royal enfant aut accepter au grand profit de sa formation morale. La relation i. Relation manuscrite.
écrite au jour le jour par le P. Druilhet, « témoin oculaire », nous en a conservé quelques traits qui sont également à l'honneur du maître et de l'élève.
« Le prince fait des éclats mais, avant la classe, il demande pardon en ma présence. » Une autre fois, après récidive, « le soir il n'eut pas de repos qu'il ne se fût raccommodé pleinement avec le Père. Il lui fait une prévenance, lui présente une chaise à la prière. Ou bien il vientdans sa chambre, sous prétexte de chercher un livre; c'est que le-silence du Père lui pèse, il veut entendre une parole de paix avant d'aller se coucher. » Un autre jour, le P. Druilhet transcrit un billet reçu de son confrère
De gros nuages s'étaient élevés pendant la classe; elle fut mauvaise et finit mal. Je me retirai froidement. Le prince m'accompagna jusqu'à la porte, mais avec un mélange de dépit et de fierté que je ne lui avais pas encore vu. J'avais le cœur navré. Je me jetai aux pieds du crucifix je lui exposai toutes mes peines. Tout à coup, j'entends courir dans le corridor; on frappe, on entre, c'est le prince qui, d'un air ému « Je suis fâché, me dit-il, bien fâché de ce que j'ai fait; pardonnez-moi c'est de moi-même que je viens; je vous assure que personne ne m'en a rien dit. »
Presque toujours, le mauvais moment passé, l'enfant regrettait sa faute, et, la piété aidant, il s'efforçait de la réparer. On conserve aux Archives de la Province de Lyon plusieurs des billets d'excuses qu'il adressait à son précepteur. En voici quelques spécimens
Je vous demande pardon de ce que j'ai fait. Je promets aux Cœurs sacrés de Jésus et de Marie de ne plus répondre, d'être obéissant et de faire tout ce que M. de Place voudra. Henri, ce n juillet i833. Je vous promets, ô mon Dieu, de ne plus jamais faire ce que j'ai fait à M. de Place et je vous demande la grâce de résister au démon qui m'attaque. Henri.
Cependant, malgré ces repentirs et ces efforts, le naturel reprenait le dessus et les incartades se renouvelaient. Un jour, c'était au mois de septembre, le P. Deplace se décida à recourir au grand moyen qui avait réussi à Fénelon. Après y avoir réfléchi devant Dieu, il rédige en cinq ou six articles
une charte sévère" que, d'utf ton d'autorité, il dicte en' côinm'erïçahf la leÇon. L'enfant étonné relève ta tête;: « Et si je ne veux pas obéir ? – Vous le voudrez, Monseigneur. – Métis enfin. Il le faut, j'ai l'àtttorité de Dieu et du Roi et, s'il est nécessaire, je saurai vous contraindre. »
C'était, en abrégé, lai réponse de Fénelon à son prince qui venait de lui jeter à la face « Monsieur, je sais qui votfs êtes et qui je suis. » Le duc de Bordeaux fut subjugué comme l'avait été jadis le duc de Bourgogne. il écrivit, signa et remit la pièce au P. Déplace. A partir de ce jour, ajoute ta relation, « sa soumission ne s'est pas démentie ». Au reste, il paraît bien que lé maître avait su inspirer à son élève mieux encore que la crainte et le respect. Les marques d'attachement que le jeune prince donnait au P. Deplace sont trop naïves pour n'être pas sincères. Avec les billets d'excuses, les Archives conservent des images pieuses portant au verso des inscriptions comme celle-ci « Pour Monsieur l'abbé de Place, Témoignage de grande amitié. Signé Henri. » A la nouvelle du prochain départ des Pères, il ne dissimula pas son vif mécontentement. Outre le certificat officiel que, sans doute, il rédigea par ordre, il écrivit a son précepteur le bitlet confi'd'e'ntiél suivant Monsieur t'abbé, je vous demande de continuer pour moi votre cours d'histoire. Ayant bien réfléchi devant Dieu, je désire que vous restiez pour être mon confesseur. Je suis désolé si vous partez, et ce n'est certainement pas moi qui vous fais partir. J'ai été enchanté de vous et je prierai Dieu pour vous. Henri, 27 octobre 1833. Noua n'avons pas à faconte* quelles intrigues s'agitaient autour de la famille royale en exil et surtout de l'enfant sur qui reposaient toutes les espérances des fractions très divisées entre elles du parti légitimiste. Inutile de dire aussi que la personne du baron de Damas était antipathique à beaucoup de royalistes des plus ardents, à ceux, era particulier, qu'on appelait la Jeune France. Ce qu'on lui pardonnait le moins peut-être, c'était la piété qu'il s'efforçait d'inculquer à son royal élève. Ce n'était pas d'ailleurs le seul grief qu'on eut contre le gouverneur que le roi honorait de la plus entière confiance. Jusque dan* la petite- éour de Prague, et dams1 Ven-
tourage immédiat de son prince, la fermeté du baron de Damas lui avait suscité des.opposants, ou pour mieux dire, des adversaires déclarés. L'arrivée des Jésuites et le départ de M. Barrande fournirent un nouvel aliment aux commentaires désobligeants des uns et aux récriminations passionnées des autres. Quand la double nouvelle fut connue en France, ce fut une explosion de mécontentements, de colères, de quolibets, dans les rangs des monarchistes. L'éducation du duc de Bordeaux confiée aux Jésuites On voulait donc en faire « un capucin » 1 Sans prendre tout à fait à l'égard des Jésuites le ton de la presse libérale, les organes légitimistes, la Quotidienne et la Gazette de France, déclaraient très haut qu'ils étaient radicalement incapables de s'adapter aux idées modernes que, façonné par eux, l'esprit du prince serait à tout jamais fermé aux besoins et aux aspirations de son temps, que leur impopularité, quelle qu'en fût la cause, allait infailliblement rejaillir sur l'héritier du trône et lui interdirait à tout jamais l'espoir d'une restauration. Les remontrances affluaient à la cour, par toutes les voies et sous toutes les formes, et il s'en fallait qu'elles fussent toujours modérées et respectueuses. Les Jeune France ne parlaient de rien moins que d'enlever le prince et de le remettre à des éducateurs de leur choix. Chateaubriand était tout désigné pour gouverneur ou même premier ministre. La diplomatie s'en mêla, paraît-il; on fit entendre à Charles X que la présence d'un ou deux Jésuites auprès de son petitfils inquiétait les chancelleries. Cependant, ni ces inquiétudes ni ces clameurs ne décidaient le vieux monarque à revenir s\ur sa décision. Ce furent le duc et la duchesse d'Angoulême qui triomphèrent de ses résistances. Plus émus que lui, parce que sans doute les réclamations et les menaces même leur arrivaient plus librement^ ils poussèrent tellement le roi qu'il finit un jour par leur dire « Eh bien 1 faites donc ce que vous voudrez. »
Ou était alors sur la fin de juillet. Le baron de Damas fut averti que l'on ne pouvait conserver les Jésuites. Le gouverneur déclara alors qu'il se voyait obligé de se retirer. C'était. lui qui les avait fait venir avec l'agrénlerit de Sa Majesté. Leur renvoi comportait un blâmé, OU tdut au moins an êê->
saveu, incompatible avec l'exercice de sa fonction. Charles X essaya vainement de retenir un serviteur aussi loyal et aussi fidèle dans la mauvaise fortune. De son côté, le P. Druilhet lui écrivit pour le dissuader de lier sa cause à celle des Jésuites, à qui il avait donné assez de témoignages de son estime pour être assuré de leur reconnaissance; le fier gentilhomme demeura inflexible, et il fallut aviser à lui trouver un successeur.
Naturellement on eût été bien aise de voir les deux Jésuites quitter la place de leur plein gré. La duchesse d'Angoulême les pressait de prendre ce parti; eux-mêmes n'étaient pas éloignés de s'y résoudre, car ils se rendaient parfaitement compte que leur présence était incommode. On ne se gênait pas d'ailleurs pour le leur faire sentir. Le P. Deplace qui habitait le château avait à subir mille petites vexations. Il prenait ses repas avec les dames attachées à la personne de Mademoiselle, sœur du duc de Bordeaux. La plupart étaient franchement mal disposées pour les Jésuites, et c'était à tout propos de ces coups d'épingle dont les femmes du monde ont le secret. Misères sans doute, que le religieux pouvait mépriser, mais indices, entre autres, d'une situation qu'on cherchait à rendre intolérable. Dans sa correspondance avec le Père Général, le P. Druilhet donnait clairement à entendre que lui et son compagnon avaient été sur le point de demander leur congé. Le P. Roothaan répond, à la date du 17 septembre
Je ne conçois pas que vous ayez pu avoir cette pensée, et je remercie bien le Seigneur de ce que vous n'avez pas cédé à cette tentalion. Non, vous ne devez, ni ne pouvez vouloir décider cette affaire. Vous êtes. là, non par votre choix ou par votre désir, vous y êtes parce que vous y avez été appelés, demandés. Si ceux qui vous ont appelés, demandés, vous disent Vous ne pouvez rester, alors voua partirez en bonne conscience. Dans ce cas-là, dont je serais bien fâché, bien plus pour d'autres que pour vous et pour nous, je pense qu'on ne vous refusera pas du moins le témoignage que vous avez droit de demander, par quoi la vérité conste, c'est-à-dire comment vous, aussi bien que nous, n'avons été pour rien dans toute cette affaire, tant pour la commencer que pour la terminer ou abandonner. Car on pourrait publier toute cette histoire, tout ce qui s'est fait, tout ce qui s'est écrit, il n'y aurait rien qui ne fût honorable devant Dieu et devant les hommes. Ainsi, rnon cher_ P$re; de quelque manière que la chose tourne, la
Compagnie ne se trouvera pas dans une fausse position, pas plus que vous-même.
Les deux Jésuites attendirent donc qu'on leur rendît leur liberté. Pendant six semaines encore ils demeurèrent en suspens leur sort était entre les mains du futur gouverneur qui pouvait, s'il le voulait, maintenir le statu quo. On avait fait appel au vieux général de Latour-Maubourg, lequel, tout en acceptant le titre, mais redoutant le climat de Bohême, se fit remplacer par le général marquis d'Hautpoul. Mgr Frayssinous, nommé précepteur, avait fait venir de Rome, pour le seconder, l'abbé Trébuquet. Aussi, en arrivant à Prague, fut-il surpris d'y trouver encore les Jésuites; il en manifesta même quelque mécontentement et, sur la proposition qui lui fut faite de maintenir le P. Deplace à son poste, il refusa net. On était alors aux derniers jours d'octobre; la famille royale s'était rendue à Leoben pour s'y rencontrer avec la duchesse de Berry. Il fallut attendre son retour pour installer dans ses fonctions le nouveau personnel. Nous citons ici la relation à laquelle nous avons déjà fait des emprunts La présentation de Mgr d llermopo'.is et de M. Trébuquet annonçait assez au jeune prince que l'espérance de conserver le baron et MM. Deplace et Druilhet était à peu près évanouie. Il en fut très affecté et pleura beaucoup, après que Mgr d'Hermopolis fut parti. Le soir, il le trouva chez le roi avec M. d'Hautpoul. A cette vue, d'un air sombre et sans leur dire un mot, il se retira dans un coin du salon, les yeux rouges de larmes et le cœur très gros. La dauphine se lève, s'approche et veut le consoler. « Laissez-moi, lui dit-il, le cœur me crève de douleur» et s'élançant dans la pièce voisine, il versa un torrent de larmes. Le baron le suit, le mène dans sa chambre et lui donne les plus tendres consolations. Le prince pleurait toujours et M. Cauchy, témoin de cette scène touchante, ne put la raconter, sans être lui-même profondément ému.
Enfin le i" novembre, fête de la Toussaint, le baron de Damas remit son élève aux mains du général d'Hautpoul, et le surlendemain il le quittait pour ne plus le revoir de vingt ans. On peut bien dire qu'il ne fut remplacé ni dans l'attachement du jeune prince ni dans la confiance affectueuse du vieux roi. Quelques semaines plus tard, le duc d'Angoulême lui écrivait ces mots qui caractérisent la retraite du fidèle serviteur de la légitimité et en résument l'histoire
Je vous regrette sincèrement tous les jours, ainsi que le départ de ceux qui ont causé le vôtre; mais en vérité, à l'âge de votre pupille, au moment du développement des passions, c'est un compliment à vous faire de la part de vos amis de n'être plus chargé d'une telle responsabilité, surtout quand vous pouvez vous dire que ce n'est pas voua qui l'avez rejetée, et que c'est le parti de l'impiété qui vous a forcé de vous éloigner. (28 décembre i833.)
Le prince qu'on appelait encore dans l'exil M. le Dauphin, voulait donc bien faire une part aux Jésuites dans les regrets que lui causait l'éloignement du baron de Damas. Le fait est d'autant plus à remarquer que les préventions du ducd'Angoulême contre la Compagnie de Jésus dataient de loin et que, à l'occasion, il ne les avait pas dissimulées. La présence des deux religieux à la cour ne fut pas apparemment sans influence sur le changement accompli dans ses idées. Quelques semaines auparavant, comme il se préparait à faire ses dévotions en la fête de saint Michel, anniversaire de la naissance du duc de Bordeaux, où l'on devait proclamer sa majorité, le duc d'Angoulême avait mandé le P. Druilhet pour entendre sa confession « Mon Père, lui dit-il, je vous donne cette marque de ma confiance si je savais une plus grande preuve de mon estime pour vous et pour votre Compagnie, je vous la donnerais. »
Quant au roi Charles X, voici en quels termes il exprimait aux deux Jésuites ses sentiments personnels dans un billet écrit de sa main la veille de leur départ1
La conduite de MM. Druilhet et de Place depuis, leur arrivée près de moi n'a pu qu'augmenter ma véritable estime pour eux; et si des motifs qui tiennent à des temps malheureux m'ont fait regarder comme nécessaire d'éloigner M. de Place de l'éducation de mon petitfils, je me plais du moins à lui en exprimer mes justes regrets et à reconnaître les services qu'il lui a rendus; et je désirerai toujours lui donner, ainsi qu'à M. Druilhet, de nouveaux témoignages de ma bienveillance particulière.
CHARLES.
.Prague, ce a novembre i833.
A' côté de cette déclaration royale celle du duc de Bordeaux 1. L'autographe du roi, ainsi que le suivant du duc de Bordeaux sont aux Archives de la Province de Lyon, XXI, p. 3oi et 307.
lïéiafWàptofet- déplacée. Elle e sfc d'ua enfant,, nrtais d'un enfant déjà acotaïtté i*6ï' é^ qai s'essayait à parler en roi) Je me fais un plaisir de reconnaître que, depuis tout le temps qu'ils sont auprès de moi, MM. tteplace ëttfrûilnél' n'ont cessé de me donner dès preuves» de feur1 d*évbueWrëntv dé leur zèle, de leur attachentent à ma pterâonnev Leur départ m'afflige; il n 'aurait point lieu, s'il rtv'eût été permis d'avoir ma volonté sur ce point. Les bons services qu'ils m'ont rendus leur avaient mérité ma confiance; je regrette ceux qu'ils auraient pu me rendre encore et leur en donne bien volontiers cette déclaration signée de* ma main et m'unï'é du sceau de mes armes. Henri.
Prague, ce 31 octobre tS33.
Munis de ces attestations, les deux Jésuites s'éloignèrent de Prague le même jour que celui qui les y avait appelés. Leur séjour en Bohême avait duré près de cinq mois. Peutêtre bien eût-il été préférable qu'ils n'y fussent jamais venus. En plaçant près de son prince des hommes aussi impopulaires, le gouverneur du duc de Bordeaux avait obéi à une inspiration plutôt malheureuse. Sans doute trouvait-il quelque plaisir à braver un préjugé sot et injuste. C'est une tentation assez ordinaire pour les âmes fières et indépendantes d'aller droit à l'encontre de l'opinion publique, quand elle leur semble déraisonnable. L'âme du baron de Damas était de cette trempe. Il avait connu les Jésuites à Saint-Pétersbou,rg, où il servait dans la Garde impériale il avait été ramené par eux à la pratique religieuse, et sous leur direction, il avait contracté des habitudes de vie chrétienne dont il ne se départit jamais. N'ayant pu assurer à l'héritier du trône cette éducation des Jésuites qu'il estimait à si haut prix, il voulut du moins la procurer à ses propres enfants. Il avait six fils dont l'aîné était alors âgé de treize ans. En quittant Prague, il se rendit à Rome et exposa son plan au Père Général Qu'on voulût bien lui donner un ou plutôt deux Jésuites; il promettait d'aménager dans son vaste château d'Hautefort un appartement réservé pour les maîtres et leurs élèves, un i. Les légitimistes venus de France, au nombre de plusieurs centaines, à l'occasion de la majorité du duc de Bordeaux, l'avaient salué de Vive le roi 1 Ils prétendaient le faire en conformité avec les règles traditionnelles du droit monarchique, Charles X et le duc dAngoulême ayant abdiqué; il est vrai qu'ils avaient ensuite retiré leur abdication.
petit quartier latin où la vie serait réglée comme au collège. De cette façon, tout en restant sous le toit paternel, les enfants ne seraient point dérangés dans leurs études ni exposés à s'amollir dans la douce chaleur du foyer familial; c'était là ce que le baron de Damas redoutait par-dessus tout. Si l'on en croit les' souvenirs de l'un des intéressés, le P. Roothaan aurait acquiescé en principe, mais le Provincial de France de qui dépendait l'exécution, n'aurait pas cru devoir accorder. Les six fils du baron de Damas furent donc élevés successivement à Fribourg; le plus jeune y mourut, deux autres, Amédée et Charles, entrèrent dans la Compagnie1.
JOSEPD BURNICHON.
i. Cf. Un Jésuite, Amédée de Damas, par J. Burnichon. In-8. Poussielgue, Parie, 1908.
AMES NOUVELLES 1
TROISIÈME PARTIE
« ENTREZ DANS LA JOIE »
III. Au front
Dimanche de Pâques igi5.
Ce matin, j'ai pu aller à la messe et faire la sainte communion. J'ai pensé à vous, prié pour vous tous.
Les nouvelles de la guerre ne nous font guère prévoir une paix prochaine. En tout cas, on nous a tous habillés de neuf aujourd'hui et je ne pense pas que ce soit à l'occasion de la fête de Pâques qu'on ait voulu nous faire si beaux. Quoi qu'il en soit, nous voilà superbes, avec nos belles capotes bleu-clair, nos képis en pots de fleurs. 12 avril.
Temps très beau. Les aéros s'en donnent à coeur joie. C'est une petite distraction de voir l'artillerie leur donner la chasse. En fait de chasse, bien qu'elle soit fermée, et à défaut des Boches qu'on ne voit pas, on s'amuse de temps en temps à tuer un perdreau, un lièvre, un rat. Nous avons ici des rats de grande taille, gros comme de jeunes lapins, qui font leurs terriérs dans les tranchées abandonnées. A la tombée de la nuit, ils sortent de leur trou et alors on s'offre le luxe d'un quart d'heure d'affût. C'est un joli coup de fusil. Inutile de dire qu'on les laisse sur le terrain et que nous ne sommes pas réduits au civet de rat. Nous préférons les saucisses de Camy.
Je vous embrasse tous, de toutes mes forces, de tout mon 0
amour.
i. Voir les Études depuis le 5 mai.
14 avril.
Reçu deux lettres de N. Ces deux lettres sur le même sujet font prévoir, comme je te l'ai dit, que nous ne reconnaîtrons plus notre' ami au retour. Nous- allons, le trouver complètement changé, quant aux idées. Il a compris, touché du doigt tout ce qu'il y a de.vide et de malsain dans les doctrines révolutionnaires, il y a définitivement renoncé. Le voilà donc d'une part devenu vraiment patriote. Mais ce n'est pas tout. Il a1 trouvé l'occasion et le temps de lire, de méditer, d'approfondir, d'analyser ses tendances morales et, là aussi, il n'a trouvé que vMe ou erreur. Il a cherché ailleurs, il cherche encore, mais il est, cette fois, sur le chemin de la vérité. Il est en somme dans l'état où j'étais il y a deux ans.
Quelle joie pour moi, ma chère ïlélène, que cette révofution espérée, mais tout de même inattendue si vite. Et comme je vais, de tout mon pouvoir, aider notre ami à retrouver le bon chemin, il regrette que nous soyons séparés, moi aussi. Il me demande des conseils, je vais lui en donner de mon mieux.
Tu vois que j'ai des motifs d'être heureux, de remercier Dieu, ce que je veux faire de tout mon cœur. A ton tour, tu te réjouiras et tu prieras pour notre ami. Allons, je te quitte sur cette bonne pensée.
a avril.
Depuis hier aux tranéhéés. Je' vais te décrire mm pos4e de commandement une grande pièce avec ua vestibule, le tout couvert de rondins énormes, de tôles et d'une épaisse côuehfc de terre Rien à craindre des ôbits. Là pièoe principale a 2 Mètre» dé haut, 3 mètres de long et i m. 5o de latfge, cheminée porte-manteaax, étagères, chaise et table. Tu vois dFîci I
Q'uatit aux! Boches, Hs sont en face à une centaine de mètres.
Justement, à l'heure où- je t'écris, ils à'amusent à nous envoyer des bombes, jeu à peu près inoffensif. Interruption. Messieurs les Boches ont terminé leur petite plaisanterie. Ils vont voir ce que ça va leur coûter d'afVoir yreriAit fsfîr'eles
malins. Un coup de téléphone au 75 et pan! panl 1 brrroum 1 J'ai un nouveau sergent. Il s'appelle H. C'est un garçon très gentil, très bien élevé, courageux, et, quoique simple cultivateur, très instruit, ayant beaucoup lu, beaucoup ré, fléchi; enfin, ce qui ne gâte rien, catholique ardent et pratiquant.
Je suis sûr que nous ferons très bon ménage avec lui, je suis donc très content de mon petit état-major.
3o avril.
Quatre heures du matin. Tu vois qu'on se lève de bonne heure à la campagne et en pampagne I Et il fait bon. L'air est pur, frais, on respire profondément. Dame, on est vite prêt, car, comme bien tu penses, on est toujours équipé, prêt à marcher. D'un bond, on est debout. Je fais mon rapport sur les événements de la nuit, puis un tour dans les champs. Tous mes hommes sont debout au parapet, l'oeil au guet, l'preiUe tendue, c'est le moment où ceux d'en face font leurs sales coups. Mais qu'ils ne viennent pas s'y frotterl I Trois fois déjà, ils ont fait connaissance avec nos baïonnettes.
Tournée finie me voilà revenu à mon bureau.
Car j'ai un bureau, un petit bureau naturellement deux planches appuyées au mur, soutenues par deux piquets. Sur ce bureau, il y a, tout comme à Paris, des livres, des journaux, de la correspondance, une pipe. et aussi un tas d'autres choses une gamelle, des quarts, un pot de moutarde, une paire de jumelles, des culots d'obus un vrai bazar, et pas de place pour mes coudes C'est la bonne vie. il n'y a qu'un inconvénient, c'est que le « jus » n'arrive guère avant six heures.
Tu me dis que, plus tard, nous reviendrons voir ensemble ce beau pays de Picardie. Je ne sais si j'en aurai le cœur. Le spectacle n'a rien de joyeux, et encore, en ce moment, on n'y fait pas attention. On ne veut pas, on n'a pas le temps de se laisser apitoyer. Partout des ruines les champs sillonnés de tranchées et de boyaux; la plaine trouée par les obus, soulevée par l'explosion des mines, ressemble à un champ labouré par une charrue gigantesque. Le» villagea
écrasés par les feux d'artillerie ne gardent plus que des pans de murs et des écroulements de briques. Les bois sont dénudés, les arbres soulevés, arrachés et brisés. Non, cela n'est pas gai et, par un contraste saisissant, c'est un printemps superbe, un soleil radieux qui éclaire cette nature où la main des hommes a semé tant de ruines. Mais la main des hommes refera, avec beaucoup de souffrance, ce qu'elle aura détruit; les champs seront cultivés, les tranchées comblées, les villages rebâtis et les traces de la guerre s'effaceront. Pauvres hommes 1 acharnés à détruire ce qu'ils ont bâti, à rebâtir ce qu'ils ont ruiné.
Le café vient d'arriver. Le soleil est déjà sur ma cabane. Mes deux sergents ronflent à côté de moi. Je vais leur servir moi-même le café, au lit. Ils ont veillé toute la nuit. 7 mai.
Un vrai temps rêvé. Hier il a plu un peu, mais ce matin, c'est tout sec et il va faire encore un beau et chaud soleil. S'il n'y avait pas en face de nous les Boches, avec tout leur arsenal de fusils, obus, bombes, marmites, qui vous forcent a être sur le qui-vive, la vie serait très supportable. Je commencerais par te faire venir. Et tu sais, le ménage serait vite fait. Remuer la litière avec un coup de fourche, un coup de balai. Ici on n'astique pas les meubles, on ne cire pas les parquets. C'est tout bénéfice. Dans le champ de derrière, on cultiverait des salades et des radis. Il est vrai que si les Boches n'étaient pas là, nous n'y serions pas non plus. 8 mai.
Pas de lettres 1 Mais savez-vous qu'on se passerait plus facilement de « pinard », de « jus » et de « rata », que de courrier?
C'était presque la révolution dans la tranchée. Heureusement, le cycliste est venu vers sept heures et alors les figures se sont épanouies. Moi, j'étais content avec mes deux lettres et mon joli bouquet de roses et d'oeillets. Puis j'ai entrepris une discussion politique avec le sergent H. discussion que nous avons interrompue pour écrire à nos familles. Nous la reprendrons tout à l'heure.
Rien ne presse. A propos de ce sergent H. dont je t'ai déjà parlé, je suis bien heureux de l'avoir auprès de moi. C'est un homme si franc, si loyal, de si bonne volonté, et de si bonne humeur, qu'il force l'estime même de ceux qui ne pensent pas comme lui.
II est cultivateur, je crois te l'avoir dit. Un travailleur et un réfléchi qui aime par-dessus tout le travail des champs, la vie au grand air. Tôt levé, il part au labour, et tout en poussant la charrue il médite sous la voûte des cieux, face à face avec l'immense nature. Puis, tandis que ses chevaux se reposent, il tire un livre de sa poche et s'assied à l'ombre pour lire et ce livre, c'est quelquefois les Pensées de Pascal. Rentré chez lui, il oublie toute sa fatigue en embrassant sa femme et ses enfants qu'il aime de tout son cœur. Il est heureux, profondément heureux, plein de foi, de confiance et d'amour et on le sent rien qu'au bon sourire qui éclaire ses yeux bleus. Il ne souffre que d'une chose de la grande pitié qu'il éprouve pour la souffrance d'autrui, souffrance qu'il cherche à atténuer par tous les moyens que la charité chrétienne la plus délicate lui inspire. C'est un beau modèle, un admirable exemple, le plus pur que j'aie jamais connu, d'une vertu tranquille, heureuse, souriante, indulgente, sans effort comme sans défaut « C'est donc un homme parfait? » C'est, je crois, un chrétien aussi parfait qu'il soit possible d'en rencontrer.
Voilà un bel éloge, n'est-ce pas?
Allons, je te laisse pour aujourd'hui. Je te renvoie les devoirs d'Aimée corrigés.
2 mai, cinq heures du matin.
En ce moment, le soleil se lève tôt et il fait si beau le matin, si bon respirer l'air pur 1 Le ciel s'est éclairci depuis hier; plus de nuages, cela nous annonce une belle journée et je fais ma lettre au milieu du concert des petits oiseaux qui chantent dans les buissons.
Les Boches eux-mêmes doivent se laisser influencer par la douceur de l'air et le charme de l'heure, car ils ont cessé de tirer.
Tu as reçu mes trois lettres. Bon. Mais, par exemple, tu n'auras pas tous les jours trois lettres. Comme il ne se passe
ici rien de sensationnel, je serais obligé ou bien d'inventer des histoires (et c'est un genre que je n'aime pas), ou bien de te composer des poèmes sur la nature, le charme du printemps, la douceur d'une nuit de mai à la belle étoile, la lever de soleil au-dessus des tranchées. et cela deviendrait vite « bateau ».
Tu me parles de notre pauvre ami P. tu veux faire une neuvaine pour sa guérison. C'est très bien et je t'en remercie. Mme G. me donne des nouvelles rassurantes de son mari. Sa lettre me prouve que cette femme courageuse sait reconnaître la qualité de l'amitié et y répondre avec émotion. C'est un petit témoignage dont je suis fier. Que Dieu me pardonne si j'aime trop mes amis,-et si je suis trop heureux de sentir qu'ils répondent à mon affection. Quelle joie si, après la guerre, ils nous revenaient, s'ils étaient rendus à leur famille! Prions. A toi, à notre fille, à vous, mes plus tendres baisers.
Dimanche de la Pentecôte.
Aux tranchées, hélas! parce beau jour de fête. Nous n'irons à la messe ni aujourd'hui, ni demain. Mais nous ferons tout de même une bonne et fervente prière pour ceux qui continuent l'âpre lutte, ceux qui sont déjà morts pour la victoire. et notre prière sera exaucée, car, dans toutes les églises de France, grandes et petites, on priera avec nous et pour nous. 0 forces que donne la prière, source inépuisable de confiance et de paix I
Il fait ici un temps superbe, belle journée pour un beau jour de fête et qui me rappelle de bien doux souvenirs. Il y a bien longtemps, me semble-t-il, mais tu t'en souviens encore aussi bien que moi? C'était pour ces deux jours de Pentecôte qu'un dimanche matin, il y a plusieurs années, nous partions ensemble pour Chaville! Chaville, les bois, les lacs, le calme et le repos, les bonnes promenades, le repos dans la clairière, la joie de vivre 1
Ces deux journées délicieuses, nous les revivrons, et un de ces dimanches d'automne, nous reviendrons à Chaville avec notre enfant.
Front calme, sans la moindre nuance de fièvre. Les Boches sont maintenant bien sages. Mais de toute la nuit, %la n'ont
des<sé de tirailler. Tu ne te figures pas ce qu'il» sont agaçants à tirer toujours des coups de fusil sans savoir pourquoi ni sur quoi. Le jour, eela va encore, on leur répond, om marque les coups, ça fait passer un petit moment. Mais la nuity ça n'a pas de bon sens. La nuit est faite pour dormir, ils ne peuvent pas comprendre çat 1.
3o mai iç>i5. Jour de ta Trinité.
Ma bien chère femme,
Je reviens de la messe à l'instant; bel office en l'honneur de Jeanne d'Arc, avec choeurs, chants, fleurs et musique. Et maintenant nous revoici aux « guitounes ». On y vient, on s'en retourne machinalement, presque sans y penser. G est très curieux. Le matin du départ arrive, il n'y a rien à dire aux hommes, aucun ordre à donner, tout le monde sait, chacun se prépare, fait ses petites provisions pour six jours, roule sa couverture, boucle son sac. L'heure du départ arrivé, on se rassemble tranquillement et on s'en va. Je crois bien que si les officiers n'étaient pas là, on partirait de même, on monterait la garde, on veillerait et on prendrait toutes les précautions nécessaires pour assurer la sécurité générale. Le pli est pris. C'est notre vie, notre fonction. Il y a même des moments où on se demande si on n'a pas rêvé tout ce qui s'est passé avant la guerre, tellement on à l'impression d'avoir toujours fait ça.
J'ai reçu hier ta lettre.
Continuez à vous bien porter, à patienter, à vous résigner à la volonté de Dieu. fton seulement à vous y résigner, mais à l'accepter avec amour, reconnaissance c'est le meilleur encouragement que vous puissiez me donner. tant que nous ferons ainsi et quoi qu'il puisse arriver nous aurons ta bonne part, et Dieu nous aidera.
Tu me dis, ma chère fïélène « Dans notre petit; Camy, il ne peut rien se passer de bien inférësscint à raconter. » Crois-tu qu'il s'en passe beaucoup plus ici? Le plus important, te plus intéressant n'est pas ce qui se passe au dehors, mais ce qui se passe au dedans, c'est-à-dire l'écho des éVé~nem^niis extérieurs dans notre âme et dans notre cœur. Et cela est notable.
Sur cette réflexion, je te laisse. Je vais taper des pieds dans le boyau pour me réchauffer et, à défaut de fleurs, je cueillerai dans la tranchée quelques impressions, tout en faisant ma ronde.
Un baiser filial pour papa et maman, un baiser paternel pour Aimée, un baiser tendre pour toi.
Votre Pierre.
8 juin 1916.
Ma bien chère Hélène,
Patience La fin de l'épreuve viendra et alors la joie, la joie unique de nous revoir tous nous fera oublier toutes les misères subies. Petites misères, petites tristesses, heures d'ennui, sacrifices légers qu'on est fier de supporter pour l'amour de la France, pour l'amour de Dieu.
Chère France, que ton salut aura coûté cher à tes enfants, mais comme ils t'aimeront ensuite davantage I Ainsi la mère aime davantage le petit pour lequel elle a souffert beaucoup, l'ami préfère l'ami pour lequel il s'est plus dévoué. Admirable e loi de l'amour, qui entraîne au dévouement et, par action réciproque du dévouement, augmente la puissance d'amour. La fierté d'être un fils de France nous donne du courage, et à mesure que les actes de courage se multiplient, on se sent plus fier d'être Français.
Ma chère Hélène, continue à être brave, forte, comme tu l'as été jusqu'à présent, afin que j'aie le droit d'être fier de toi. Quoi qu'il arrive, il ne faudra jamais se laisser aller au découragement, à l'abattement, à la désespérance. Nous aurons Dieu avec nous. Mais si nous avons confiance en lui, il doit, lui aussi, pouvoir compter sur nous, et nous ne devons jamais oublier que nous sommes sur terre pour faire sa volonté.
Je te quitte. Portez-vous bien. Rentrez vos foins avec le beau temps, et ayez confiance. Tout vient à point à qui sait attendre.
Je t'embrasse, ma chère femme, de toutes mes forces, de tout mon cœur que ta chère pensée ne cesse de fortifier. i5 juin.
Deux lettres de toi, en tout sept pages de bonne et récon-
fortante lecture. Avec une telle nourriture, on peut « tenir le coup », ça vous tient chaud au cœur. On place ce précieux courrier dans la poche intérieure gauche de sa vareuse et on peut être tranquille, c'est plus sûr que la meilleure cuirasse en acier chromé. Ma chère femme, je suis heureux, bien heureux de te savoir confiante, calme, courageuse, patiente. Je sais bien que tu as foi dans la destinée que Dieu nous a faite, et cela m'est d'un puissant secours à supporter allégrement les petits ennuis de la tranchée. Je sais aussi que tes prières m'accompagneront toujours et il n'y a pas pour moi de réconfort moral plus efficace. Continuons sans défaillance à attendre le jour où il plaira à la Providence de nous réunir. 18 juin.
Je voudrais te répondre longuement. Cela ne vient pas. Je suis énervé, fiévreux. Voici brièvement ce qui s'est passé. Avant-hier soir, à la tranchée, j'ai eu une bien vive, bien pénible émotion. Mon camarade et ami, le sergent H. a été grièvement blessé par un obus allemand inutile de te dire ma douleur quand j'ai vu ce brave camarade tomber et que j'ai constaté que sa blessure était juste au-dessous du cœur. Je suis un peu rassuré à l'heure actuelle. M. l'Aumônier m'a donné de bonnes nouvelles, et je prie de tout mon cœur pour sa guérison.
Mais tu sais, cela m'a donné un coup. On a beau être cuirassé contré les émotions à force de voir des accidents, on ne peut rester insensible quand il s'agit d'un homme aussi bon, aussi estimable et aussi estimé que H. De tous côtés, depuis deux jours, on vient me demander de ses nouvelles. A l'instant, autre émotion qui vient de me secouer. Une grosse victoire française, du côté d'Arras. Je vais me précipiter au téléphone pour avoir des nouvelles officielles. a3 juin.
Ci-joint une image du Sacré-Cœur, un souvenir de notre aumônier.
Si je te disais que je ne m'ennuie pas, tu penserais que je n'ai pas de cœur ou que je mens et, en effet, ce serait un mensonge, mais je t'assure que je supporte cette longue
épreuve avec beaucoup d'allégresse, sans la moindre amertume, sans le moindre sentiment de révolte intérieure. Est-ce le sentiment du devoir, la joie du sacrifice, le fruit de la prière? a H y a dans cette force qui ne soutient un peu de tout cela et beaucoup de la grâce que Dieu nous prodigue à tous les deux. Nous ne lui aurons jamais assez de reconnaissance. La retraite russe s'accentué. Cela peut retarder la solution, cela ne changera rien au résultat et quand même les Boches iraient jusqu'à Moscou, ils n'en seraient pas moins battus. De plus en plus, patience, confiance, voilà le mot d'ordre. 28 juin.
Je connaissais la mort de M. Lotte, Albert me l'avait apprise. Lotte était un grand ami de Péguy. C'est lui qui dirigeait le Bulletin des professeurs catholiques de l'Université. Encore une perte sensible, et combien d'autres que nous connaîtrons plus tard!
i«r juillet. Douzième mois de guerre.
Je reçois ta lettre. Très bien, puisque les fleurs continuent à pousser et à sentir bon, sans s'inquiéter de la guerre. Et on ne devrait pas s'en étonner, car il en a été ainsi de tout temps.
Dernière nouvelle. Tu sais bien, le fameux prophète de la i4° compagnie, qui avait prédit qu'un grand événement arriverait certainement le 28 ou le 29 juin, qui finirait la guerre? Eh bien il a gagné et prédit juste. Le malheureux a été tué le 28 d'une balle au cœur- La guerre est bien finie pour lui et quant à cet événement sensationnel qu'il voyait dans les astres, il ne pouvait s'en produire de plus considérable à ses yeux. Pauvre de nous I
Tu -me répètes « Pas d'idées noires 1 » Rassure-toi. Certainement, on ne peut pas dire que cette vie soit toujours gaie, ni même qu'elle le soit, en général. Il y aurait bjendes motifs de tristesse dans les malheurs publics et privés, dans toutes les ignominies, appétits, vice», égpïsjnes que la guerre a déchaînés, Heureusement qu'elle a provoqué aussi de grandes et belles actions et des dévouements h#oïque$
Mais rien de tout cela, encore une fois, ne porte atteinte à mon moral, qui est tout aussi bon que le premier jour. J'ai la même confiance, le même espoir de succès, le même entrain que le 9 octobre quand j'ai pris le train'pour aller au front.
Et maintenant, la grande nouvelle. Plus que douze jours et on part en permission. En route, les voyageurs pour Paris et Camy 1 Je n'ai pas l'idée de te parler d'autre chose. Je ne trouve plus rien à dire que cela J'arrive 1 Comme j'ai hâte de vous retrouver, de vous embrasser tous. C'est pour le 29. Arrivée le 3o au matin.
22 juillet.
Ma pauvre chère amie,
Je suis bien triste, je suis bien malheureux ce soir. Tu le comprendras parfaitement quand tu auras lu les cartes que je joins à cette lettre. Oui, j'ai perdu le meilleur des amis, le plus dévoué et le plus aimant des frères. Lucien est tué. Je ne peux pas me faire à cette idée. J'ai beau me dire que c'est le sort de la guerre et qu'il y en a bien d'autres, cela ne me console pas du tout.
Ce n'était pas assez de ceux de la famille tombés au champ d'honneur, pas assez de tant d'autres que. j'estimais tant et dont la disparition me fut si sensible Vié, Péguy', Thierry, ce n'était pas assez de ce pauvre Camille Aussière, maintenant c'est Lucien Marié. Qui demain? Qui ensuite? Je tremble pour Lecesve. Je tremble pour Poli, si exposé sur son bateau. Mon Dieu, j'étais trop heureux, j'étais trop fier de mes amis, de cette couronne d'affections dévouées que vous m'aviez donnée et la voilà qui s'effeuille peu à peu.
Mon Dieu, je souffre, je suis bien malheureux, mais je vous bénis.
Ma pauvre Hélène, voilà une nouvelle terrible à laquelle tu seras sensible comme moi. Prions pour ce pauvre ami. Ah! 1 ma joie, qui était si grande, de venir en permission, est toute gâtée.
Je t'embrasse bien tristement et le cœur gros.
Pendant une semaine, Pierre attendit son départ pour
7'i ,:̃ .^i-}i'fr}: ï-'â'é" 'J.&é '•
Camy, sous cette impression de tristesse accrue par l'appréhension qu'il confiait à son ami N. que cette joie d'aller une dernière fois embrasser les siens ne lui fût ravie. La tranchée était minée et pouvait sauter d'une minute à l'autre. Mais la Providence veillait. L'heure du sacrifice n'était pas venue. Pierre partit.
I V. Pensées intimes
Pendant huit jours, Pierre revit les horizons familiers de Camy, à côté de sa femme, de son enfant, de ses parents. Sur lés coteaux, lé raisin mûrissait. Il parcourut les vignes, s'intéressant à la future récolte. Le raisin n'était pas abondant, mais le vin serait bon et si tout marchait bien, il serait là pour la vendange. Hélas 1 ce serait précisément aux jours de la vendange que Dieu le prendrait.
Il avait d'ailleurs le pressentiment très net qu'il ne reviendrait pas. « Je suis un condamné à mort », disait-il en souriant, à un ami. « Dans la situation où je suis, il faut un miracle authentique pour faire son devoir, tout son devoir et en réchapper. » Or, son devoir, il le ferait. Là-dessus, il était bien d'accord avec son père, avec tous les siens. D'ailleurs, sa sérénité d'âme n'avait jamais été aussi absolue. On le vit assister aux offices dans la petite église de Camy, à Luzech, y prier, un livre à la main. Une dernière fois il recommanda la paix, la confiance et il partit.
Avant de reprendre le Journal que Pierre rédigeait pour les siens, je citerai quelques lettres écrites à G. un ami de Chaptal. Elles nous feront pénétrer un peu plus à l'intime de son âme, ajouteront quelques détails sur les dangers quotidiens qu'il laisse un peu ignorer aux siens, et sur lesquels le ton de sérénité des lettres citées pourrait faire illusion. Août 1915.
Mon cher ami, Ao~t I9I~J.
Mon cher ami,
Notre vie a pris, depuis bien des mois, une teinte grise, régulière et monotone.
Notre temps est partagé en six jours de repos en deuxième
ligne et six jours de garde aux tranchées d'avant-poste. Au cantonnement, c'est la vie de caserne dans toute sa beauté marches, exercices et surtout travaux de fortification et de défense. A la tranchée, la guerre sournoise dans toute son horreur. Luttes de mines, bombes, grenades, torpilles aériennes, pétards, etc. Quelques rares attaques, et toujours de nuit. Bombardement quotidien, et l'impression assez pénible, mais à laquelle on s'habitue, de vivre sur un volcan. Les Boches ont fait sauter entièrement, en deux fois, le i3 et le 27 juillet, la tranchée que j'occupais avec ma section et ainsi mon front s'est orné de deux entonnoirs « kolossaux », d'environ 60 mètres de diamètre et de près de 20 mètres de profondeur. C'est une émotion qui vous donne froid dans le ventre sentir la terre trembler en une formidable secousse, et se soulever en une fantastique colonne de sables et de pierre. Tout à l'heure, quand l'alerte sera passée, on tâchera de dégager les victimes. J'ai vu des soldats rester ensevelis deux jours et mourir d'épuisement, d'autres frappés de folie en voyant le jour.
Pour le moment, il faut rassembler les survivants, prendre ses postes de combat, car le bombardement commence. Les Boches profitent de l'inévitable panique pour nous arroser d'obus, de grenades, de torpilles. Ils vont attaquer sans doute tout à l'heure, il faut être prêt à les recevoir. Chacun reprend sa place.
La pluie se met à tomber à torrents, les brancardiers viennent chercher les blessés, quelques-uns râlent. Je ne peux plus communiquer avec mon aile gauche; tous les boyaux sont comblés, je suis sans nouvelles de toute une demi-section. Pendant une heure, nous attendons ainsi, l'arme au pied, sous une pluie violente d'orage et de bombes. L'ennemi ne bouge pas. Tout rentre dans l'ordre. Cela se traduit sur le communiqué officiel en quelques mots Devant F. luttes de mines et de torpilles. Quant au Boche, nous ne l'apercevons jamais que comme une ombre fugitive, dans la plaine, en patrouille, au cours des nuits sans lune. Vous parlerai-je de mes compagnons? P
Vous connaissez le colonial pur sang. Il est tel que sa répu-
tation le dépeint courageux, presque téméraire, bon garçon et d'un dévouement sans limite pour celui qu'il aime; mais aussi forte tête, violent et aimant à boire, chapardeur et indiscipliné; au demeurant, le meilleur fils du monde. Il faut savoir le prendre.
La plupart des sous-officiers sont des réservistes qui viennent de la « biffd » (infanterie de ligne). Ils ont de l'édiication, quelques-uns des lectures, on peut causer un peu; à condition de ne pas aller trop profond. J'en ai rencontré un, qui faisait notoirement exception à la règle. Il fut malheureusement grièvement blessé, il y adeux mois. C'était un être exquis.
Du pays je ne vous dirai pas grand'chose c'est la vallée de la Somme, les collines grises de Picardie, couronnées d'un reste de verdure et dominant d'infinis marécages hérissés de roseaux et bordés de peupliers. De nombreux villages blottis dans les creux des vallonnements. Des paysans aisés, au matcher et au parler lent. Beaucoup de fermes en ruines, éventrées.
Tel est, mon cher ami, le cadre de ma vie.
Vie physique hypertrophiée (plein air, nourriture simple et robuste, exercices corporels, lit de paille). Vie intellectuelle atrophiée (peu de conversations, peu de lectures). Vie morale riche et concentrée*
Je crois que l'épreuve sera féconde. Elle est longué, elle va profond, elle laissera une trace durable et fécondera des germes innombrables et insoupçonnés.
Si, par moments, je redoute la mort, si je désire passionnément vivre, c'est par crainte de ne pas voir la riche moisson qui mûrira sur ce terrible labour.. <
Dans sa réponse, G. réclamait quelques détails sur de nouvel ami, le sergent H. dont Pierre lui faisait l'éloge. La lettre suivante ajoute quelques traits au crayon donné plus haut.
Septembre igi5. A la tranchée.
Mon cher ami,
Mon ami, le sergent H; est en traitement à l'hôpital éivil
de D. On devait lui extraire ce malheureux éclat d'obus qui, après avoir pénétré par devant, est ailé se loger derrière le cœur, laissant l'organe indemne par un miracle inouï, ^'opération présentant de réels dangers, le chirurgien militaire a refuse d.e la faire.
H. a ceci de charmant et de rare, que c'est un garçon d'un# simplicité parfaite. D'une famille profondément chrétjjenpe ,ex catholique pratiquante, il s',est formé seul par des lectures personne^jes et par de longues méditations. Sa vie tient en deux mots. II est marié, a deux .enfants, cultive librement la terre qu'il tient de son père.
n part Je matin, à l'aubp, avec ses chevaux et sa charrue. Il pousse le soç, tput le jour, et pendant que se,s bêtes soufflept, il s'assied à l'ombre d'un chêne, tire un livre de sa poche et lit quelques pages. Puis il repart, et médite sa lecture, t©,ut en poussant droit son sillon. Je l'imagine fort bien, au erépuscule, interrompant son travail pour dire Y Angélus.
JI a l'agenouillement droit que Péguy attribue à saint Louis et il aurait de la fierté p'il n'était pas si doux et si modeste.
Le dimanche, après la messe, il s'occupa des affaires de la commune. Avec cela, un esprit ouvert et fin. Une figure de Christ espagnol qui paraîtrait un peu souffrante, si elle n'était toujours éclairée par un large sourire plein d'une bonté infinie,
S'il est quelqu'un à qui je voudrais ressembler, que j'envie un peu, c'est mon ami H.
Pierre Lamouroux.
V. ,-r- Le rêve de la înoipson
Quelques lettres que je reçus moi-même de Pierre à des dates différentes, et que je transcris pour ne pas rompre la suite de son Journal de famille, nous le montreront nourrissant toujours ses rêves d'apostolat.
« Cette riche moisson» dont il parle à G. elle mûrit déjà en lui, dans le magnifique épanouissement d'une âme de chrétien et de soldat,
Mon très cher ami.
J'ai reçu ta lettre voilà quatre ou cinq jours.
Combien de fois depuis mon départ ai-je pensé à toi, mon cher ami, à la grande part que tu avais prise à l'orientation de ma vie, à tout ce que je te devais. Plus que jamais je me suis rendu compte de ma dette. Plus que jamais, j'ai compris la nécessité de la prière, et quelle source inépuisable de bonheur, de force et de confiance, elle était capable de faire jaillir. Mieux que jamais, je me suis senti, par la foi et par l'espérance, près de Dieu, et, par la charité, près des créatures de Dieu, nos frères. Oui, la guerre est un terrible fléau, mais quel puissant générateur de nobles sentiments et d'actes généreuxl Toute la vertu humaine y trouve son emploi et toutes les vertus humaines en même temps. Quel sillon profond a été creusé en plein cœur de notre société par le rude soc de l'épreuve Que de richesses ont été soulevées et mises à jour, quel limon a été remué et quelles moissons superbes pousseront sur cette terre renouvelée Oui, mon cher Albert, j'ai, à cet égard, pleine confiance dans l'avenir de la France et les faits dont j'ai pu être témoin n'ont fait qu'augmenter cette confiance..
J'ai appris avec peine la mort de Péguy, celle de Psichari. Certes, ce sont deux bons ouvriers qui s'en vont, mais leur esprit, leur œuvre, leur âme, et surtout leur exemple restent. Et combien de disciples sont déjà prêts à prendre le flambeau que leur main vient de laisser tomber. Oui, je crois que nous n'avons aucune idée de ce qui se passera au point de vue intellectuel et religieux au lendemain delà guerre. Je vois poindre l'aube d'une grande renaissance chrétienne, qui dépassera infiniment en conséquence et en qualité, l'autre, celle du seizième siècle.
Je t'embrasse.
Mon bien cher ami,
J'ai reçu hier avec ta lettre, le souvenir de Domremy. De tout cela, j'ai été profondément touché.
Décembre igi4-
Pierre Lamouhoux.
Janvier igi5.
Oui, je sais ton amitié, je sais toute la confiance que tu as mise en moi, et je veux de toutes mes forces en être digne, faire tout mon possible pour devenir un des bons ouvriers de l'oeuvre de réparation qui sera en même temps l'oeuvre de pacification.
Ouvrier bien humble, serviteur de la onzième heure dont le zèle tout neuf devrait faire des prodiges, mais qui hésite, tâtonne, tremble de sa maladresse, a peur de ne pas être à la hauteur de sa tâche. Et la tâche sera rude.
« C'est l'heure de la lumière. » Oui, c'est vrai, mais comme on se sent bouleversé, assourdi par le bruit de la canonnade et de la fusillade qui emplit l'horizon. Et comme la vie aux avant-postes est peu propice au recueillement, à la méditation 1
Tu me rappelles qu'il y a une source unique de force, de vie, de purification les sacrements. Oui. mais la possibilité matérielle 1 J'ose à peine t'avouer, mon pauvre ami, que j'ai à peine pu assister trois fois à la messe depuis que je suis parti pour le front. Il ne me reste guère que la prière, heureusement je ne l'oublie pas. Sur ton conseil, je vais prier Jeanne d'Arc. C'est bien elle qui est notre patronne la plus qualifiée, dans les circonstances actuelles. Je t'écris couché sur mon lit de paille, où je suis immobilisé par de vives douleurs aux pieds et aux jambes (un commencement de congélation).
Je t'embrasse de tout mon cœur.
Mars igi5.
Mon très cher Albert,
Les heures, les mois passent, et on s'aperçoit qu'entraîné par le cours des événements, on a à peine le loisir de penser à soi, à sa propre amélioration. Espérons que Dieu nous fera bientôt la grâce de voir la fin de cette affreuse guerre et nous permettra ainsi de reprendre la suite des projets ébauchés autrefois. Apôtre Je voudrais l'être, consacrer toutes mes forces à donner à mes semblables un peu de cette vérité que nous avons le bonheur de posséder.
En ce qui me concerne, tout va bien. Cinq mois de tranchées n'ont pas entamé ma confiance. Mais quelle source
inépuisable de réconfort n'ai-je pas trouvée dans la prière, dans la méditation 1
Pendant la solitude des longues nuits d'hiver, que de fois, au fond de mon abri, blotti dans ma capote et mon couvrepieds, je me suis abstrait de la dure réalité, en dépit de la fusillade ou de la canonnade 1 Et là, tout seul, en présence de Dieu, je retrouvais force, courage et confian.ce en priant. Un des souvenirs que je préférais revivre, c'est celui de cette inoubliable retraite de Pâques, qui fut le couronnement de ma conversion. Quelle douceur m'inondait chaque fois à me remémorer par le menu, les détails de ces trois belles journées l Tu devines à quel point elles doivent compter pour moi et combien j'en sens le prix. Eh bien 1 jamais je ne m'en suis rendu compte comme en ce moment.
Et tandis qu'autour de moi, j'en vois beaucoup, hélas, qui attendent avec impatience l'heure de la libération pour jouir sans frein des plaisirs de la vie-matérielle, je t'avoue que je ne comprends pas, et qu'un de mes|vœux les plus chers, c'est de revivre encore une fois ces journées mémorables de recueillement et de méditation.
En attendant que l'heure sonne où nous aurons le droit de remettre, tête haute, le sabre au fourreau, nous continuerons la lutte sans défaillance.
Mai iç)i5.
Cette lettre commencée au cantonnement, je la continue aux tranchées, à côté de mon ami, le sergent H. Je t'ai déjà parlé de lui. Il est pour moi un exemple vivant que j'admire, que j'aime et que je voudrais imiter. Je le sens meilleur que moi à tous points de vue, si simple, si paternel que je ne suis pas du tout humilié de mon infériorité et que je me sens capable de tous les efforts pour mériter son estime. Nous causons souvent ensemble et prenons tous deux grand plaisir à ces conversations. Quelquefois aussi nous discutons avec des camarades qui ne partagent pas nos sentiments, et c'est, comme tu le penses bien, pour semer la bonne parole. Nouvelle interruption. Je t'écrivais bien tranquillement quand, tout à coup, une explosion formidable me met debout. C'est une mine creusée par les Boches qui vient de sauter. Il nous ont manqués. Pas de beaucoup. Un vaste entonnoir
d'une quarantaine de mètres de diamètre s'est formé devant notre tranchée, détruisant une partie de notre réseau de défense. Le malheur, c'est qu'un homme du génie qui travaillait dans une galerie souterraine a été enseveli et n'a pu être retiré que mort.
Où en étions-nous? N'importe, c'est comme une page de mon carnet que je t'envoie aujourd'hui, de ce Journal qui, plus tard, me permettra de revivre l'étape, de la méditer, d'en extraire tous les enseignements qu'elle comporte pour l'oeuvre de reconstruction. Oui, envoie-moi un Évangile et une Imitation de Jésus-Christ. Je n'ai avec moi qu'un petit évangile selon saint Jean.
Je t'embrasse.
J'envoyai aussitôt les deux livres. Il lui restait plusieurs mois pour y lire, y méditer les leçons du dernier sacrifice. Revenons maintenant au Journal, pour en feuilleter les dernières pages, écrites après le retour de Camy.
LAMARTINE ORATEUR
Lorsque Lamartine, en décembre i833, entra pour la première fois à la Chambre des députés, ses amis lui demandèrent à quelle place il irait s'asseoir. « Au plafond, répondit le poète, car je ne vois de place pour moi dans aucun groupe. » La réponse fit fortune. Du moins, le mot saillant resta, mais seul, hors du texte, et l'opinion se fit bien vite à l'idée d'un Lamartine politique perdu symboliquement au plafond de la Chambre, dans une attitude ou olympienne ou plutôt ridicule, suivant le tour particulier des imaginations êt l'art très différent d'interpréter les métaphores. Il est vrai aussi de dire que le génie flottant, vaporeux, du poète des Harmonies n'était point fait pour rassurer de prime abord les esprits sur la solidité des dons de l'homme politique. Les faits comptaient si peu pour lui Il n'en gardait que le sentiment tout pur, et ses impressions mêmes n'apparaissaient que dépouillées de tout ce qui les précise dans la vie. Ses paysages, évocateurs de formes confuses, de teintes indécises, étaient-ils encore de la terre? N'étaient-ils pas plutôt des prières et des hymnes? Toutes ses pensées montaient bien haut, alors que la politique, parfois, descend si bas.
Mon âme a l'œil de l'aigle, et mes fortes pensées,
Au but de leur désir volant comme des traits,
Chaque fois que mon sein respire, plus pressées
Que les colombes des forêts,
Montent, montent toujours, par d'autres remplacées,
Et ne redescendent jamais.
Ainsi chantait-il lui-même, accréditant par là l'erreur, et ses ennemis l'ont si bien propagée que pour le grand public Lamartine n'est pas encore descendu du plafond. La Chambre elle-même, qui tant de fois applaudit ensuite, avec des sursauts d'admiration, les accents harmonieux de
cette souple éloquence, resta défiante, d'abord, narquoise. Dès que l'orateur abordait les discussions techniques, il ne manquait pas de voix pour lui faire entendre « qu'il plantait des betteraves dans les nuages, que sa conversion des rentes ne valait pas la conversion de Jocelyn, et autres niaiseries semblables'. » L'esprit des parlementaires se gaudissait dans ces plaisanteries toujours neuves, ou tout au moins renouvelées.
Après M. Quentin-Bauchart, qui a remis en belle lumière le rôle politique de Lamartine avec une savante impartialité7, M. Louis Barthou, dans une magnifique étude, purement littéraire d'intention et de forme, sur l'éloquence de Lamartine, vient de donner le coup de grâce à la sotte légende3. Et voici, peinte avec infiniment d'art et de goût, la vraie figure, la grande et noble figure de l'orateur aux aspirations généreuses, à l'écart de tous les partis et de tous les intérêts, hormis les intérêts sacrés du droit, de la justice, de l'humanité et de la patrie, faisant à la tribune sa fonction de poète telle qu'il la comprenait, tâchant d'élever les consciences, d'orienter les esprits vers le beau et vers le bien, et versant sur les politiciens étonnés, parfois subjugués, versant harmonieusement, en larges nappes oratoires, toute la noblesse de son âme. Cette fois, c'est le Lamartine de l'histoire, et c'est le portrait achevé, définitif.
Lamartine a toujours mis une certaine coquetterie à rabaisser son talent de poète, et aussi une vaine gloriole à rehausser son talent d'orateur, dont il était fier au delà de toute mesure. « Ma vie de poète, écrivait-il en tête des- Recueillements poétiques, recommence, pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu'elle n'a jamais été qu'un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le bon public, qui ne crée pas, comme Jéhovah, l'homme à son image, mais qui le défigure à sa fantaisie, croit que j'ai passé trente années i. Lettres du vicomte de Launay (Mme de Girardin), t. II, p. 160.
a. Lamartine, homme politique.
3. Lamartine, orateur politique. Paris, Hachette, 1916.
de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles; je n'y ai pas employé trente mois, et la poésie n'a été pour moi que ce qu'est la prière. » C'était vrai, malheureusement; et Lamartine, dont la psychologie fut toujours courte, se trompa tout à fait sur lui-même. Sa nature était d'un grand poète, et il est infiniment regrettable qu'il ait cherché dans une autre direction le développement normal de son génie. Mais il était naturellement éloquent, et en cela il ne se trompait point. Toutes ses strophes se déroulent d'un mouvement large et fort qui est le mouvement oratoire, et l'on sent passer dans toute sa poésie le souffle même de l'éloquence.
« Soulever et lancer l'énorme strophe de la Marseillaise de la paix, la lancer dix foix avec un égal bonheur, et conduire ces niasses en ordre parfait, avec un élan superbe, d'un bout à l'autre de l'ode, comme l'a dit très justement Émile Faguet, est une œuvre d'éloquence poétique, comme on n'en connaissait point avant i84o'. » »
i. Études sur le dix-neuvième siècle, p. 112.
a. Recueillements poétiques.
Et les hommes ravis lièrent
Au timon les bœufs accouplés,
Et les coteaux multiplièrent
Les grands peuplés comme les blé»;
Et les villes, ruches trop pleines,
Débordèrent au sein des plaines;
Et les vaisseaux, grands alcyons,
Comme à leurs nids les hirondelles,
Portèrent sur leurs larges ailes
Leur nourriture aux nations 1
(Joeelyn.)
II ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain;
Ils ne couleront plus sous le caisson qui gronde
Ces ponts qu'un peuple à l'autre étend comme une main 1
Les bombés et l'ôbus, arc-én-cièl dés batailles,
Ne viendront plus s'éteindre en sifflant sur tes bords
L'enfant ne verra plus du haut de tes murailles
Flotter ces poitrails blonds qui perdent leurs entrailles,
Ni sortir des flots ces bras morts 2 1
Il y aurait une curieuse étude à entreprendre sur le rythme lamartinien, pour y retrouver au juste, dans la poésie comme dans la prose, les lois particulières du nombre oratoire qui le caractérisent; cette étude, qui prête à de curieux rapprochements, aurait couronné tout naturellement le beau livre de M. Barthou.
De très bonne heure, Lamartine avait senti sourdre en lui ces dispositions à l'éloquence. Tout enfant, il aimait à faire des discours, et la légende s'est longtemps perpétuée à Milly, d'un sermon qu'il aurait composé à treize ans pour le curé de Bussières et qui émerveilla les paroissiens. On a cru que la Révolution de Juillet l'avait orienté, par un singulier hasard, vers la politique. Il est plus vrai de dire qu'il avait toujours rêvé politique et toujours ambitionné les lauriers de l'éloquence. En composant les Méditations, il songe à une destinée plus glorieuse que celle du poète1, et dès i8i5, il rédige sa brochure Quelle est la place qu'une noblesse peut occuper en France dans un gouvernement constitutionnel? brochure qui ne fut publiée, toutefois, que beaucoup plus tard, dans Raphaël.
Lentement, il s'imprègne des doctrines de Bonald et de Chateaubriand; il se met à égale distance des deux partis extrêmes et il souhaite un gouvernement à poigne pour les réduire à l'inaction l'un et l'autre. « Il y a longtemps que les ultras m'appellent libéral et les libéraux ultra, déclare-t-il à son ami Virieu; je ne suis ni l'un ni l'autre8 ». Dès 182/L, il se prépare à solliciter un mandat électif, avant l'âge; ses espérances sont ajournées, mais le but ne fait que se définir plus nettement à ses yeux. « J'ai plus de politique que de poésie dans la tête, quoique vous en puissiez penser, écritil de Florence au vicomte de Marcellus, et un jour nous nous rencontrerons de tribune à tribune3. » Aussi quand sa sœur, 1. Il dira plus tard, en traitant les Méditations de « chimères » « Je persiste à croire, contre tout le monde, que j'étais né pour un autre rôle que celui de poète fugitif, et qu'il y avait dans ma nature plu de l'homme d'Elat que du chantre contemplatif de mee impressions de vingt am. » Lamartine par lui-mime, t. I, p. xv. 3. Lettre du 28 janvier 181g.
3. Lettre du 16 mars 1836. « J'ai l'instinct des masses .'voilà ma seule vertu poli* tique. Je sent ce qu'elle sentent et ce qu'elles vont faire, même quand elle se taisent, » Utlie à Virieu, avril j8»8.
Mme de Coppens, lui propose une candidature, en mai i83i, dans l'arrondissement de Bergues, il accepte avec enthousiasme, et se présente à la fois dans le Nord et à Toulon. On ne saurait dire qu'il ait été pris au dépourvu, ou nier qu'il se soit 'préparé de très loin à son rôle politique.
Ce rôle lui tient profond au cœur. Il n'appartient à aucun parti; mais ses idées, ou plutôt ses tendances générales, sont nettement arrêtées.
D'abord des haines très franches. Il déteste, avant tout, l'Empire, Bonaparte et les bonapartistes. Là-dessus, il ne variera jamais. C'est un sentiment qu'il tient de sa mère il est donc deux fois sien.
Ce qu'il déteste ensuite, c'est la bourgeoisie censitaire du temps de Louis-Philippe, « égoïste, bornée, étroite, aveuglément misonéiste », et plus encore peut-être que la bourgeoisie bouffie et béate, le monde entier des politiciens parlementaires, les chefs comme les autres, Guizot autant que Thiers.
Libéral de l'école de Lamennais, son maître et son ami, il se met présentement en dehors de toute religion positive; mais il a en horreur le jacobinisme et c'est pourquoi il regarde avec une défiance nullement dissimulée la gauche parlementaire, où il ne voit que des restes impurs et grossiers -de sectarisme et de bonapartisme, tout le personnel de Juillet, en un mot.
Ce qu'il aime, ce sont les idées généreuses, la liberté, la paix, la fraternité, la charité. Il les aime éperdument, sans en définir ies limites, sans en mesurer l'application, et son grand rêve était de fonder un parti libéral, pacifique et social, qui permît à chacun d'être ce qu'il voulait être, et à tous de travailler au bien de tous. C'était, dans l'ordre matériel, mais surtout dans l'ordre moral, le parti du bien. Rêve de poète, sans doute, mais qui honore grandement le cœur d'où il est sorti et la vie qui lui a été consacrée.
« II est temps, Messieurs, disait-il en un geste magnifique de candeur éloquente, et sans prendre garde à la satire
cuisante qu'il décochait sous ce trait, il est temps de mettre la morale à l'ordre du jour I »
C'est par cette haute dignité de l'âme que Lamartine s'imposa au respect de tous les partis et c'est aussi par elle qu'il tranche, il faut le dire, sur tous les partis.
Il fait d'ailleurs, à la tribune, grande figure d'orateur. On admire la prestance de sa taille, la gravité très douce de son visage et la séduisante distinction de son maintien. Le geste est noble, encore que peu varié la voix forte et pleine, plus sonore que flexible. Sous les épais sourcils, son œil noir, voilé de mélancolie, s'illumine soudain d'éclairs profonds qui atteignent les âmes. Sa main s'étend avec une autorité singulière vers l'assemblée; il subjugue. Il parle, on est sous le charme. Il s'arrête, on l'écoute encore. Toutes les sympathies vont à lui il est, sur l'heure même, le maître des cœurs.
Telle fut la part des dons naturels. Le reste, il le conquit lentement, à force de volonté, de soin, d'application. Il savait bien que si la poésie est un don du ciel, l'éloquence est en quelque manière un don de soi, et ses maîtres du collège de Belley, qui avaient parfaitement discerné ses rares aptitudes, lui avaient appris de bonne heure à les mener à bien par le travail et l'exercice. Sa mère raconte qu'en i8o4, à l'âge de quatorze ans, il fut chargé de prendre la parole dans une séance solennelle d'Académie. « II doit jouer un rôle d'orateur demain, dans les exercices que les Jésuites font faire à la fin de l'année d'études, en public, à tous les meilleurs écoliers. Cela me trouble autant que si c'était moi qui devais faire le discours. » Elle ne nous dit pas comment le jeune orateur s'acquitta de son rôle. L'année suivante, il remportait, avec d'autres trophées scolaires, les prix de discours latin et de discours français1.
Il poursuivit, à la Chambre, l'achèvement de cette première formation, avec une énergie et une constance dont personne ne l'aurait cru capable. Sa hâte était grande d'essayer ses forces, de faire entendre sa voix dans l'enceinte du Parlement la tribune le fascinait. « J'étais, a-t-il écrit, comme i. L. Barthou, op. cit., p. 40.
un de ces instruments à fibre suspendus à la muraille d'une salle de musique, qui vibrent à l'unisson, sans qu'un archet touche leurs cordes, au seul bruit de l'orchestre où ces instruments n'ont pas leur partition écrite dans le concert1. » Entré à la Chambre le 23 décembre i833, il y prononce, le 4 janvier i834, son premier discours. Discours écrit et lu, qui se fit écouter, mais non sans surprise; la richesse, l'élégance, l'harmonie de ce langage étaient choses bien nouvelles en pareil lieu. Lamartine comprit qu'il n'arriverait à exercer une action sérieuse autour de lui que le jour où il pourrait se livrer sans péril à l'improvisation, et il se fixa un délai de trois ans pour atteindre son but. « Je n'épargne ni courage, ni peine, écrit-il à Virieu, j'affronte le ridicule, plus difficile à affronter que le poignard. Je vois le but et j'oublie la routé*. » Toutes les occasions d'aller au feu, vaillamment, il les saisit; rien ne l'arrête. Étonnante résolution que celle-là3. Il parle en faveur des Frères des écoles chrétiennes, puis pour la conservation des évêchés, et son amour de la liberté et de la justice le sert bien.
D'après la teneur du Concordat de 1801, le pape, de concert avec le gouvernement [français, devait régler la circonscription des sièges épiscopaux dont le nombre avait été fixé. En t82t,la législature accorda une allocation pour subvenir à la création de trente nouveaux sièges, qui furent reconnus par la Cour de Rome dans un second Concordat qui modifiait le premier. Mais, en i832, un amendement au budget des finances était présenté par le parti libéral, tendant à supprimer ces évêchés de fraîche date, sous prétexte que, n'ayant pas été explicitement reconnus par les deux Chambres, ils n'avaient' pas dès lors une existence légale. Ce fut dans ces circonstances que cent quatre-vingt mille pétitionnaires de t. Critique de l'Histoire des Girondins, xzxti,
9. Lettre du li janvier.
3. « J'influerai par la parole eut le gouvernement de mon pays. Ma vocation n'est pas seulement, comme vous le croyez, une sollicitation de mon talent, qui chercherait à se développer en se variant non, cette vocation est plus qu'un désir, elle est une faculté vraie, une faculté plut déterminée, plus énergique, plus fougueuse qu'une faculté poétique. Les hommes de l'antiquité nous donnent l'exemple. Ils avaient plusieurs génies. Ce que je serai, d'autres l'ont été avant moi. Il n'est besoin que de résolution. » DesCognels, la Vie intérieure de Lamartine, p. igg.
seize départements s'adressaient à la législature de i834 pour demander la conservation des derniers évêchés. Lamartine leur servit d'organe, ce qui lui donna occasion de définir son programme religieux. Il dit que, pour sa part, il voudrait rompre à jamais [le nœud fatal qui unit l'Église à l'État, consommer le divorce définitif qui replacerait les deux pouvoirs chacun dans l'indépendance de sa sphère, qui rendrait la conscience à Dieu et la politique à l'homme, afin qu'aucun culte n'eût le droit de reprocher aux autres qu'ils bâtissent leurs temples et salarient leurs ministres à ses dépens mais que, par un système contraire, le gouvernement s'étant fait le tuteur des religions diverses, il doit satisfaire libéralement à leurs besoins; que le clergé catholique, en particulier, a aujourd'hui des devoirs plus nombreux à remplir qu'avant 1789, puisque la population s'est considérablement accrue et que cependant le nombre de ses membres a diminué de plus de soixante mille, perdant au surplus sa puissance, ses honneurs, ses titres, ses biens, son influence politique. Il fit valoir merveilleusement cet argument du cœur, que diminuer encore le nombre des desservants du culte, ce serait diminuer, dans les campagnes surtout, les amis du pauvre, les conseillers de ses bonnes actions, les consolateurs de sa misère; que restreindre le nombre des évéchés, ce serait enlever à des villes leur importance, leur mouvement, leur titre de capitale ecclésiastique, condamner à la ruine des palais épiscopaux, des séminaires, des cathédrales, joyaux du territoire de la France, bâtis et restaurés à grands frais. Il ajoutait cètte autre considération, dont ne s'est point ému le gouvernement de la troisième République, que briser par caprice les traités faits avec le Vatican serait donner aux nations un éclatant exemple de malhonnêteté, leur faire douter de notre bonne foi et irriter maladroitement les consciences catholiques. « Le pouvoir n'a qu'un moyen de servir la religion, c'est de n'y pas toucher. Il n'a qu'un moyen de favoriser les consciences, c'est de les respecter. » On l'écoute avec attention; mais i\ ne saisit pas encorei.
i, Séance du u.t avril i834.
Sa résolution ne défaille pas. Il parle sur tous les grands sujets, il entre dans toutes les discussions, il étudie à fond toutes les matières et multiplie les discours sur la liberté d'enseignement, sur la presse, sur la conversion des rentes, sur la peine de mort, sur l'amnistie, sur les caisses d'épargne, sur l'émancipation des esclaves, sur la responsabilité des ministres. La tribune de la Chambre des députés ne lui suffit pas toujours; il est des questions qu'il traite successivement comme écrivain, comme philosophe et comme orateur. Ainsi il a combattu partout pour l'abolition de la peine de mort le 14 mai i83/j, à la tribune; le 18 mai i836, à la Société de morale chrétienne, par l'exposé de la question; le 17 avril 1837, à la même Société, par la réfutation de la thèse du procureur général de Rennes le 18 mars i838, devant la Chambre, parson discours en faveur dela pétition, – et suivant les cas et les milieux, il récapitule tous les arguments d'ordre religieux, ou philosophique, ou économique, ou social, ou moral, qui militent en faveur de sa thèse.
Ce n'est que dans le cours de 1839 que Lamartine arrive enfin à être pleinement maître de son improvisation. Timon, si âpre jusque-là dans ses préventions et ses critiques, constate avec admiration le changement et le succès. « Ce n'était alors, écrit-il, qu'un récitateur de mémoire, et aujourd'hui il improvise sur le premier sujet donné, avec une fougue, une audace, une grâce, une délicatesse d'à-propos, une richesse d'images, une abondance de mouvements, un bonheur d'expression, dont aucun orateur vivant n'approche. Il est tellement sûr aujourd'hui de son improvisation qu'il ne se retient plus aux rampes des tribunes. Il s'abandonne à toute la puissance de son vol de cygne, il fend les eaux, et il se déploie, de même qu'un navire aux voiles de pourpre doucement enflées par les zéphirs se joue sur les ondes d'un rac tranquille. Il parle une espèce de langue magnifique, pittoresque, enchantée, qu'on pourrait appeler la langue de Lamartine, car il n'y a que lui qui la parle et qui puisse la parler, et d'où s'échappent à profusion, comme autant de jets lumineux, une foule de pensées heureuses et de termes figurés qui surprennent, qui captivent, qui remplissent, qui ravissent l'oreille et l'âme de ses auditeurs. Personne à la
la Constituante, à la Convention. n'a eu de physionomie oratoire pareille à la sienne, de près ni de loin1- » Thiers, Guizot, Berryer, ne jugeaient guère différemment. Désormais l'orateur a pris le pas sur le poète il rend au plus juste l'idée, sans la peindre. Il a le don, souvent, de ces expressions dont la justesse et la profondeur frappaient si vivement Timon et ses contemporains.
Il définit le crédit « Le patriotisme de l'argent*. » II définit le gouvernement: a La nation faisant ses affaires3. » II définit l'émancipation des esclaves et l'indemnité aux colons « La grande expropriation pour cause de moralité publique4. »
11 dit « Quelles que soient vos impressions du moment, je me rassure, car je sais que la France n'ajournera pas éternellement sa fortune et que la vérité a fait alliance avec le temps5. »
Son style est imagé comme doit l'être le style oratoire Il prend toujours la couleur de la chose qu'il exprime. Veut-il dire que la puissance turque est désormais sans force et sans vie, il évoquera plaisamment l'image orientale « C'est un turban posé sur la carte pour garder la place vide d'un empire 6. »
Pour caractériser la fougue guerrière d'Ibrahim q ui, comme Napoléon, a reculé devant le canon anglais de Saint-Jeand'Acre « Il est de la race de ces hommes qui ne s'arrêtent que quand ils tombent, comme Alexandre ou Gengiskan7. »Il avertit un ministère de réaction que « tout s'émousse, même les baïonnettes8. »
Après avoir dépeint la position précaire de la France au dehors, il s'irrite de l'incroyable apathie du ministère et lui jette ce défi « Si, dans un tel provisoire de choses, il y a ici un homme d'État assez hardi pour répondre six mois de l'Çurope et accepter le gouvernement à cette condition, qu'il se lève et qu'il le prenne. Le gouvernement lui appartient i. Le Livre des orateurs, i5e édit., 18*7, «. 353.
a. Séance du 17 avril i838. 3. Séance du 9 mai i838.
4. Séance du i5 avril i838.
5. Séance du 11 juillet i84o. 6. Séance du 11 janvier i84o.
7. Séance du 1" juin i83g. 8. Séance du tî mai i834.
par droit d'audace. Il est plus savant que la destinée et plus audacieux que la Providence t. »
Le trait nous paraît souvent forcé, le mot vise nettement à l'effet; mais le mot était goûté, le trait portait toujours, et l'orateur n'oubliait pas que le premier secret de l'éloquence parlementaire est d'employer les moyens qui réussissent.
Il en avait d'ailleurs de plus solides et de plus légitimes à sa disposition. II savait l'art de disposer un raisonnement et, suivant les sujets, de s'insinuer dans les esprits. La forme nette et précise de l'argument est la plus favorable à l'orateur d'affaires. La déduction logique, la raison claire et rarement passionnée est la forme essentielle à l'orateur politique la parole doit renoncer à ses propres ornements, à ses qualités natives, à son caractère personnel, pour prendre le caractère même de ses auditeurs. Sous un gouvernement représentatif, dans une Chambre composée de capacités dont les degrés et les aspects sont bien différents en face des élus de la bourgeoisie des villes ou des campagnes, arrachés passagèrement par le mandat leurs comptoirs, à leurs propriétés, à leurs habitudes, l'orateur doit toujours répéter deux fois son idée la rendre d'abord sous une forme simple et précise pour qu'elle soit saisie de tous ensuite, lui donner l'apparence d'une formule, d'un axiome. Lamartine avait excellemment ce don.
Il possédait aussi celui de préparer, de graduer, de savoir faire attendre et prévoir ses effets, mais le temps seulement de les laisser à peine en suspens. Le discours sur le retour des cendres de Napoléon (26 mai i&jo) est, à ce point de vue, un admirable chef-d'œuvre. Les amis de Lamartine le suppliaient de ne pas opposer sa voix à celle du peuple entier qui réclamait les restes du grand capitaine, de ne pas tenir tête, lui seul, au gouvernement et à la commission tout entière dont le rapporteur, le maréchal Clauzel, décernait à Napoléon le titre de héros national Lamartine avait préparé un discours de combat, un discours de terrible vengeance; il le prononça, secoua l'assemblée de frissons délicieux, et 1. Séance du 17 avril i838,
enleva tous les bravos. Il avait dit dans son Ode sur Napoléon
Bien d'humain ne battait sous ton épaisse armure;
il le redit avec une magnificence de langage qui voile à dessein les fautes pour les rendre plus manifestes il montre l'orgueil du despote confisquant à son profit la liberté de tout un peuple, et cela, tout en se défendant de vouloir juger le grand homme auquel on prépare des honneurs nationaux « Le jugement lent et silencieux de l'histoire n'appartient pas àlatribune, toujours palpitante des passions dumoment. Qui ne pardonnerait pas à une destinée tombée de si haut?. Qui ne pardonnerait même à des fautes qui ont agrandi le nom de la France ? » »
Et ce passage, où sont excusées avec une telle splendeur, mais tout de même accusées, les fautes politiques de leur héros, les partisans de la gloire l'acclament tout d'une voix sous je ne sais quel saisissement, tandis que Lamartine rallie immédiatement à lui, dans la phrase suivante, les partisans de la liberté. Merveille de savant calcul et de spontanéité franche, -d'art juste et souple qui pressent les difficultés et, de loin, les écarte ou, de tout près, les franchit. Il a montré que le moment n'est pas choisi pour faire revenir en France les restes de Napoléon, que c'est trop tôt pour sa gloire même, et que ce peut-être un danger pour le pays. Il se demande maintenant où les déposer, ces cendres, quel monument serait digne de cette gloire. Et les images se pressent, saisissantes, éclatantes, celles qui s'emparent des esprits conquis, haletants, et soulèvent les bruyantes acclamations. Où le placer, ce grand tombeau? Aux Invalides? Sous la colonne de la place Vendôme ? A la Madeleine ? Au Panthéon ? Pour des raisons diverses, qu'il fait saillir sous les expressions magnifiques, il écarte, comme indignes, ces emplacements. A Saint-Denis ? « II y brillerait par son isolement même. Il est des rapprochements que l'histoire et les pierres mêmes doivent éviter. » A l'Arc de triomphe de l'Étoile ? P C'est trop païen. La mort est sainte, et son asile doit être religieux. Et puis, y songez-vous? Si l'avenir, comme nous devons l'espère^ nous réserve de nouveaux triomphes.
quel triomphateur, quel général oserait jamais y passer P Ce serait interdire l'Arc de triomphe, ce serait fermer cette porte de la gloire nationale qui doit rester ouverte sur vos futures destinées. »
L'impression produite fut prodigieuse; elle fit tressaillir toute la France. Villemain écrivit à l'orateur cette belle lettre Il Je vous lis dans un petit jardin, bien loin du bruit et de la tribune et jamais je n'ai ressenti émotion plus violente. Cela est admirable de génie et de raison. Vos paroles resteront inséparables de cette apothéose. Votre discours si éclatant et si profond ne durera pas moins que votre Ode sur Saint-Hélène. » Même les journaux les plus dévoués à la cause napoléonienne, la Presse, te Siècle, le National, rendirent hommage unanimement à la magnificence de cette noble parole.
Lamartine connut d'auires triomphes. Mais le mot de Villemain était juste, il dut ses succès oratoires à son génie sans doute, mais au génie parlant le clair langage de la raison. Autant ce poète, quand il était sur-les cimes, levait haut son regard, bien loin des horizons de la terre, autant, quand il était à la tribune devant une discussion d'affaires, son esprit lucide et ferme se plaisait à débrouiller les plus ténébreux chaos, à saisir le point précis de la difficulté qui échappait aux plus clairvoyants et à proposer les solutions les mieux adaptées. Maintes fois sa perspicacité devança les événements. N'est-ce pas lui qui avait prédit l'intervention de la France en Espagne P
C'est la cause de vos a!liances et celle de la réforme politique qui ae plaide à main armée en Espagne. Vous y serez infailliblement entraînés. Les idées en lutte dans le monde choisissent où elles peuvent le lieu du combat; mais une fois qu'elles l'ont choisi, il n'est pas donné aux nations de ne pas les y suivre. Chacun va au secours de soi-même en allant au secours de son principe. Toute nation est obligée tôt ou tard d'aller faire sa profession de foi sur le terrain où les professions de foi sont des batailles1.
N'est-ce pas lui qui avait dénoncé, dix ans à l'avance, les ambitions secrètes de Louis-Napoléon? Quand la Commune i. Séance du t7 avril t838.
éclata, ses paroles prophétiques revinrent à toutes les mémoires, et M. Louis Barthou rappelle opportunément un de ses discours sur la question religieuse, à propos de la loi récente sur les associations.
C'est pour cela que l'on a voulu voir dans cet orateur traitant en homme d'affaires les questions d'affaires, non plus un orateur, mais un poète inspiré qui déchire, soudainement, les voiles de l'avenir. Naïves conceptions. Non, il n'était point un devin, ni un prophète, ni une lueur confuse et intermittente, mais une clarté soutenue, une lumière, une raison. S'il sentait sourdre en lui l'ardente et riche sève des coteaux bourguignons, si l'élan de son génie le soulevait parfois dans les régions où ne pénètrent point les foules, il possédait à un degré solide le bon sens aiguisé de sa race il aimait à voir les choses comme elles sont, et où elles tendent, et son génie, fait de sensibilité profonde et exquise, était fait aussi de raison. N'est-ce pas lui qui, dès t83i, définissait toute sa politique future en ce titre la Politique rationnelle? Lui encore qui, dès i834, résumait en cette formule l'idée même de sa poésie civique « La poésie sera de la raison chantée » ? P
Aucun discours, peut-être, ne met mieux en lumière cette pénétration vive de son esprit que le discours prononcé contre Thiers, sur le projet de loi relatif aux fortifications,de Paris. Le premier de tous, il se. rendit compte de l'importance que l'artillerie allait prendre dans la guerre moderne et la puissance future des gros canons « Je dis, affirmait-il, que cela a profondément altéré le système de guerre et l'importance des capitales. » Et il demandait en outre que les méthodes de préparation à la guerre, tout en s'inspirant des découvertes de la science, fussent mises en harmonie plus intime avec les qualités vraies du soldat français, dont il a tracé d'ailleurs un remarquable portrait.
Oui, le soldat français est le premier par l'élan, le mouvement, l'improvisation de la mêlée, c'est l'action elle-même; c'est le mouvement facile, rapide, instantané, communicatif, qui se multiplie par l'élan des individus et des corps, et qui, grâce à la soudaineté du sentiment individuel ou collectif, grâce à l'électricité de l'intelligence répandue à la fois dans tous et dans chacun, fait deux choses, deux
choses immenses, deux choses avouées dans des termes devenus proverbes par les deux plus grands généraux que la France ait eu à combattre, Souvarow et lord Wellington l'armée française est l'armée qui marche le mieux, et le soldat français est le premier soldat de l'univers, sur un champ de bataille, et tant qu'il marche en avant. Voilà les deux qualités que l'univers entier lui reconnaît. Il n'aime pas à attendre le coup, il le devance le mouvement l'enflamme, la patience l'humilie et lui semble de la lâcheté. Il faut nous prendre comme Dieu nous a faits; on ne change pas la nature, on s'en sert quand on est homme d'État. Eh I avons-nous tant à nous plaindre d'un caractère qui a ses dangers, mais qui nous a faits si grands dans la guerre ? t~
Ces toutes simples réflexions enlevaient sur tous les bancs les bravos aux yeux de beaucoup, de ceux du moins qui voulaient voir, elles apparaissaient comme une révélation.
Il y aurait à faire, assurément, la part de ses illusions, qui furent grandes aussi, -et sur les hommes qu'il ne connaissait pas, qu'il s'obstinait à croire trop bons, comme il était lui-même, et sur quelques idées dont il n'avait point mesuré le péril. Son libéralisme l'a égaré sur de graves questions et son pacifisme ne lui fut pas toujours heureux. Si les inclinations tendres de son cœur l'entraînaient au soulagement des misères sociales, il combattit toujours, cependant, avec une extrême énergie, les utopies socialistes dont il redoutait de voir les conséquences se déchaîner, comme une formidable tempête, sur le pays. Démophile bien plus que démocrate, il a toujours séparé les principes démocratiques des instincts de désordre et des désirs de sang en i848, il écarta le drapeau rouge, abolit la peine de mort en matière politique, risqua sa vie maintes fois pour prévenir les coups de force.' Aux insurgés qui le menacent, il répond « Citoyens, vous me mettriez à la bouche de vingt pièces de canon que vous ne me feriez pas signer ces deux mots réunis ensemble Organisation du travail. »
Et c'est là encore un des traits qui sont tout à l'honneur de Lamartine, sa belle intrépidité devant le danger, d'où qu'il vienne. Son attitude s'affirme si résolue, si loyale. qu'elle lui conquiert dès le début les sympathies de la Chambre, quand, dans la séance du i3 mai î834, il s'écrie à
l'adresse de ceux qui pactisent avec les émeutiers « Entre ceux qui laissent impuiasamment l'émeute dicter ses fureurs dans la rue, piller Saint-Germain-l'Auxerrois, démolir l'archevêché, abattre les croix, élever le bonnet rouge et Casimir-Périer qui se jette sous la roue du char populaire pour l'arrêter, et qui périt, mais en l'arrêtant, je n'hésite pas mon instinct est pour ceux qui combattent. » La fierté de cet accent avait conquis pour toujours l'assemblée.
C'est un lutteur, et quand l'opposition soulevée contre lui déchaîne en violentes bourrasques ses fureurs, impassible, il attend, il contemple, comme s'il assistait, du rivage, à l'impuissant mugissement des flots. Mais lui-même, dans les plus vives attaques, ne se départit jamais de la mesure, ni du respect de lui-même ni du respect des autres il garde, souverainement, la maîtrise de lui-même. Quels beaux exemples à citer aujonrd'hui à nos députés du PalaisBourbon 1 Mais les comprendraient-ils encore?
Dans la discussion sur le projet de loi relatif aux fortifications de Paris, il se trouve aux prises avec Thiers, et l'opposition qu'il fait à la politique du gouvernement va « jusqu'à la fureurs ». Mais pas un instant il ne se départ de sa haute courtoisie. Thiers lui reproche son incompétence en une question d'ordre purement militaire. Lamartine prend la balle au bond pour la renvoyer aussitôt avec cette allusion charmante.
J'ai dit incompétent, Messieurs, je m'explique, car si je ne suis pas de ces hommes qui croient avoir fait tout ce qu'ils ont lu, et qui, pour s'être couchés quelquefois sur des cartes militaires dans leur cabinet, s'imaginent avoir dormi dans tous les bivacs de nos grandes guerres; si je sais reconnaître aux généraux consommés, aux officiers distingués, comme celui que nous venons d'entendre, le droit qu'ils ont acquis au prix de leur sang, de parler des choses de la guerre; cependant, je le déclare hautement, je ne m'incline devant l'autorité de personne.
On sait que Thiers passait, chaque jour, trois ou quatre heures dans les bureaux des ministères de la Guerre et de la Marine, prétendant tout décider par lui même, enseignant i. Lettre à Virieu, 3o décembre i84».
aux officiers leur métier et réduisant les deux ministres spéciaux au rôle de commis. Ou bien il couvrait son parquet de cartes géographiques et là, étendu sur le ventre, s'occupait à ficher des épingles noires et vertes dans le papier, tout comme aurait fait Napoléon. Lamartine aurait pu appuyer sur le trait, faire sentir la pointe mais il lui suffisait de toucher, sans blessure ou égratignure où vînt perler la goutte de sang.
Ce qui ne l'empêchait point de relever toutes les attaques avec une vivacité fière et une énergie tranchante qui coupait court à toute riposte. Évoquant un jour devant la Chambre le danger que pouvait faire courir à la France le culte officiel rendu par le gouvernement aux cendres de Napoléon, il condamnait éloquemment l'imprudente légèreté de ceux qui ouvraient ainsi la porte aux imitateurs de Bonaparte; Thiers, piqué au vif, l'arrêta sur ce mot avec une triomphante ironie « Si vous avez quelque chose à craindre, ce n'est pas que Napoléon puisse avoir des imitateurs. Vous avez bien mal entendu ma pensée j'ai dit et j'ai voulu dire que nous avons tout à craindre des parodistes de Napoléon. » Thiers se le tint pour dit1.
Lamartine resta toujours l'adversaire résolu, irréductible, de la politique de Thiers; mais il ne refusa jamais son admiration à ce virtuose de l'éloquence parlementaire, qu'il mettait bien au-dessus de tous les autres orateurs, comme le prodige de son temps.
Oui, le prodige, car celui-là avait tout créé en lui, jusqu'à la parole et au geste, ou plutôt il se passait du geste et de la voix à force de talent. Il détaillait pendant des heures entières et jamais longues, la pensée, le bon sens, quelquefois le sophisme, sans jamais épuiser ni son auditoire d'intérêt, ni lui-même de ressources. Il ne frappait pas les grands coups, mais il en frappait une multitude de petits avec lesquels il brisait les trônes. Il n'avait pas les grands gestes d'âme-de Mirabeau, mais il avait sa force en détail; il avait pris la massue de Mirabeau sur la tribune, et il en avait fait des flèches. Il en perçait à droite et à gauche les assemblées. Sur l'une était écrit raisonnement; sur l'autre, sarcasme; sur celle-ci, grâce; sur celle-là; passion. C'était une nuée; on n'y échappait pas.
i. Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. IV, p. 173. a. Cours familier de littérature, t. II, p. 3oi.
Cette âme loyale et généreuse n'a pas manqué une seule fois de rendre à ses adversaires la justice et l'honneur qui leur revenaient. Et ceci, à son tour, le grandit plus que tous ses discours.
Tels sont les traits les plus saillants de cette noble figure qui a si fort honoré le Parlement français, et que ni le Parlement ni la France n'ont glorifiée comme elle mérite de l'être. Lamartine a connu d'éclatants triomphes, il a bu à longs traits la gloire aux jours troublés de 1848, quand le prestige de son éloquence le portait aux sommets du pouvoir et qu'il détenait pendant trois mois, en ses mains, les destinées de la France. Au lendemain de ces triomphes, c'était l'oubli, l'oubli profond de .la tombe inconnue, et cela du vivant même de ce grand homme. Ah que Goethe, cet ironiste amer, savait bien la faiblesse de notre nature quand il s'écriait avec dédain, en rappelant aux rares génies de cette terre l'indifférence qu'ils laisseraient parmi les hommes « Ce que vous monnayez n'a pas de valeur pour eux. » Cependant voici que le grand orateur, après le grand poète, sort enfin de l'oubli. Il en sort magnifiquement. M. Louis Barthou a fait revivre, et d'une vie de gloire, cette noble figure faite pour le rayonnement. Nous l'en remercions. C'est le souvenir reconnaissant d'un maître envers son maître. Et Lamartine, ce délicat, cet homme de cœur et de génie, serait content de l'hommage qui lui est rendu.
UN VOLONTAIRE DE 1870 D'APRÈS SA CORRESPONDANCE
II ne sera peut-être pas sans intérêt, en ces jours où la France entière a les yeux fixés sur ses fils luttant pour sa défense et sa gloire, de donner un regard à ceux qui, en 1870, les précédèrent dans cette sanglante carrière, et de prêter l'oreille aux choses qui se disaient sur le champ de bataille, lors de la première guerre contre l'Allemagne. On verra que si nos armées ne triomphèrent pas alors, ce ne fut pas faute ni d'entrain, ni d'endurance, ni d'héroïsme.
Ayant intimement connu le jeune soldat, aux lettres duquel j'emprunte quelques extraits, je puis certifier que les sentiments qu'il y exprime sont vraiment ceux qu'il éprouva; et les tableaux qu'il trace, ceux qu'il vit. Quelle que soit la grandeur des deuils présents, on ne peut s'empêcher, en lisant ces pages si naïvement tragiques, de se reporter à ce que nous voyons, nous, depuis deux ans, et de redire « Quel état, et quel état 1 n
ï
Étienne de M. notre jeûna volontaire, était âgé de vingt-six ans, lorsque éclata le coup de tonnerre de juillet 1870. Jusque-là, il avait mené la vie, si lamentablement inutile trop souvent, des jeunes gens qui ne savent pas voir, dans leur grande situation, une invitation providentielle et une facilité à mieux servir les nobles causes. Ce n'est pas à dire, bien entendu, qu'il n'eût pas toujours aimé sa patrie et ne lui souhaitât pointa en l'occurrence, un triomphe complet. Bien au contraire. Aussi, avec la masse de ses concitoyens, avait-il applaudi, par avance, à la marche victorieuse de nos armées et à leur entrée à Berlin1. 1. <t Comme la France grandit avec les circonstances; une heure de patriotisme vous l'élève à mille pieds au-dessus des autres peuples s. Et après avoir entendu la Marseillaise, il disait Je me suis laissé transporter par eue et vous verrez que, lui
Je n'ai point à raconter comment ces espérances s'évanouirent. Etienne n'attendit pas l'effondrement pour s'offrir à son pays. Il aurait pu, comme tant d'autres, brandir son certificat d'exemption, daté du ro juillet r867, d'autant plus qu'il n'y a rien de déshonorant à confesser qu'on a des varices à une jambe. Il ne le fit pas.
Sa mère applaudissait à ses projets patriotiques, en lui énumérant ce qu'elle faisait elle-même « Jamais la France n'a été dans une pareille situation. Aussi faut-il que tous ceux qui ne peuvent la secourir autrement que par la prière se servent de cette arme, qui en vaut bien une autre. Chaque semaine, le curé dira une messe ici pour notre armée, et notamment pour ceux qui nous intéressent; je demande partout des prières. Quant à toi, mon cher enfant, je pense que tu te renseigneras avec soin avant de te fixer et choisir une arme plutôt qu'une autre. Prends bien tes informations près de gens sérieux, éclairés et de bon conseil. Ne te décides pas trop vite. On parle beaucoup de francs-tireurs; qu'est-ce que c'est ?. Que Dieu t'éclaire et te conduise. [Au fond], plus j'y pense, plus je suis portée pour la mobile, malgré ses désagréments; car toute autre chose pour des jeunes gens novices me paraît déplorable. Au moins, dans les forts, ils pourront s'exercer en sûreté. Enfin, je ne veux ni ne peux te conseiller, mon pauvre enfant, car je ne sais rien de tout cela. Je te recommande à la sainte Vierge, à ton ange gardien,'à ton patron. Mon Dieu que tout cela est affreux. Mon Dieu, que l'éloignement et l'attente sont donc de pénibles choses Si tu passes près de NotreDame-des-Victoires, ne manque pas d'y entrer pour y dire un Sowenez-vous en pensant à moi. Je t'embrasse, les larmes dans les yeux et le cœur plein de tendresse. Que la bénédiction maternelle que je t'ai envoyée hier. demeure sur toi. A Dieu, toujours à Dieu, et plus que jamais à Dieu. Je t'envoie tout mon cœur de mère. »
Cependant, Étienne consultait, examinait. Le 10 août 1870, il écrivait ï
Après y avoir bien réfléchi, je crois que je suivrai d'abord la ligne commune, me réservant, à la première occasion, d'entrer dans un corps spécial, dès qu'il y aura une organisation sérieuse. devant la moitié des 160000 volontaires inscrits, nous lui devrons bientôt la vic- toire. » Hélas 1
Il se lançait ensuite dans des considérations d'ordre général, appelées par nos revers qui se succédaient.
Pauvres enfants, sacrifiés par la maladresse d'un tas de sots 1 Si leur sang devait servir la France; mais il est inutilement versé. Ce qui donne espoir, c'est cette défense de géants 1 Ah I nous finirons bien par être en nombre, et quand il n'y aurait plus que des enfants de seize ans pour soutenir les débris de toute notre armée, je jurerais d'avance qu'ils en viendraient à bout! Et nous avons les quatre cinquièmes de nos braves troupes intacts.
Le ministère est renversé d'hier soir HurrahM Aquand l'autre1? Pas maintenant, mais plus tard et sans hésiter. Paris consterné avait, jusqu'aux Chambres, une physionomie singulière. Depuis lors, l'émeute a montré quelques-unes de ses honteuses figures; maison a fait la chasse à ces gredins, et les simples citoyens les ont repoussés à l'égout.
.Quelles que soient les circonstances, croyez, ma bonne mère, que je n'oublierai rien de ce que je vous ai promis. Je sens bien que je dois cela à votre affection. Que cette pensée, plus grande pour vous que toutes celles du temps, vous soutienne et vous donne la force d'être ce que vous n'auriez jamais cru devenir, une mère de soldat.
La pensée de la raison qui guidera toute ma conduite diminuera d'autant des inquiétudes qui, comparées à celles d'autres mères, ne seront que peu de chose.
A moins de désastres. horribles à prévoir 1 la patrie ne me demande que le dévouement ordinaire de tout bon citoyen, et je me sens bien solidement prêt à faire mon devoir que, sans vous, je voudrais plus grand et même plus difficile.
Il n'y a, d'ailleurs, rien de fait, ni rien de possible à faire, avant deux jours au moins, car tout est suspendu jusqu'à l'avènement du nouveau ministère.
Jusqu'ici, j'ai le projet d'entrer dans la mobile et j'attends, comme tous, mon tour.
L'attente ne fut pas longue. « Ton sort est donc fixé, répondait sa mère quelques jours après, et ton plan marqué. J'espère que tu as fait un bon choix. (Hélas je ne puis m'imaginer que tu partes.) C'est impossible à croire pour moi. Et pourtant II semble que je suis folle quand j'écris cela. Je n'avais donc pas encore assez souffert ici-bas »
La douleur d'une telle mère, quoique vivement sentie par lui, i. Il avait écrit pourtant précédemment « Je trouve que le langage du cabinet (quoique un peu précipité peut-être) n'en est pais moins très noble, très patriotique. ̃ a. On devine qu'il s'agit de Napoléon III.
n'arrêta pas Étienne; il savait, d'ailleurs, qu'elle eût été la première à blâmer tout pas en arrière.
Un peu plus tard, le 16 août, elle écrivait à M. Étienne de M. cavalier au 1" régiment de lanciers, 6' escadron, Pontivy « Je t'envoie, pour le cas où tu les aurais oubliées, deux courtes prières à la sainte Vierge, afin que tu les dises chaque jour, si cela se peut, ou du moins avant le danger. »
Étienne avait donc délaissé la mobile pour un régiment de lanciers. C'est dans cette arme qu'il allait faire la triste campagne de 1870-1871.
Avant de partir, il avait tenu à prouver à sa mère combien il l'aimait
Ma bonne et chère mère, je vous en prie, allez chez votre fille. Là, vous trouverez des coeurs pour vous entourer et vous soutenir. Au milieu de ces traverses dont on ne peut prévoir la fin, promettez-moi de ne pas rester dans une telle solitude j'ai besoin de cette certitude pour m'enlever une grosse préoccupation du cœur.
Il lui donna pareillement une autre marque d'affection qui dut parler plus doucement encore à son cœur de mère. Le P. de Ponlevoy lui écrivait
Madame, vous pensez et vous parlez en Française, je veux dire en chrétienne, et vous vous montrez digne d'être mère. J'associe tout mon cœur au vôtre et je vais vivre en union de vos alarmes et de vos prières. Votre cher Etienne, du moins, vous a été vraiment rendu avant d'être séparé de vous il part dans la grâce et avec la paix pour la guerre. Que Marie le bénisse, le protège et le ramène. Et vous, ô mère, vous serez son bon ange.
A. de Ponlevoï.
Paris, ao août (1870).
II
Notre lancier resta à Pontivy deux mois environ. Au commencement d'octobre, il fut, avec son escadron, dirigé sur Poitiers. « Votre départ nous a laissé un grand vide. et les repas sont tristes depuis que ce cher d'A. ne les égayé plus de son agréable voix. »
A Poitiers, les choses n'étaient guère plus réjouissantes. Le même! jour, le lancier disait à sa mère
1. L'un des 'plus cher* amis d'Etienne.
La vie inutile en plein champ, par cet horrible temps, n'a rien de bien séduisant. Mais la question n'est pas là.
Mon frère vous aura dit, n'est-ce pas, que mon cœur tout entier ne vous quittait pas et que votre pensée, ma bonne mère, me suivrait sans cesse, jusqu'au grand jour où elle saura, avec votre tendresse et vos prières, me servir de bouclier.
Je me trouve physiquement et moralement aussi bien que possible, très gai et prêt à tout.
Il y a aujourd'hui onze ans, je descendais ici avec vous, rue d'Orléans. Le capitaine. d'alors était le P. Hubin. Quelle coïncidence et quels changements 1 Un flot de souvenirs m'assiège, et si je rentre à la caserne Saint-Joseph je croirai rêver.
En fait, Étienne ne tarda guère à aller voir son ancien collège. Il y retrouva quelques-uns de ses maîtres d'autrefois et l'intimité se renoua aisément. Sans aucun doute, -le réconfort qu'il trouvait près d'eux l'aida puissamment à supporter les fatigues et les tristesses qui l'assaillirent alors. Le 27 octobre, il écrivait II pleut sans discontinuer; il faut être absolument Français pour rire comme, nous le faisons au milieu de ce déluge. Nous végétons dans une mare de boue et de fumier.
Les nouvelles sont bonnes de tous côtés, tellement qu'on trouverait bien bête la paix faite actuellement. Et pourtant, c'est à elle que je devrais le bonheur de vous embrasser, en vous redisant toute ma filiale tendresse. Je vous écris en grelottant, sur mes genoux, et au milieu du bourdonnement d'une douzaine de bavards, qui cherchent sans doute à se réchauffer.
Trois jours plus tard, la note était plus lugubre encore La désastreuse nouvelle arrive Nous ne sommes plus battus, mais vendus comme des bestiaux! Rien ne peut rendre notre douleur à tous et notre rage.
Demain, nous partons à quatre heures du matin pour Besançon, décidément. Je ne vois plus ce que l'on peut faire, hormis se faire tuer. Tous, nous aurons ce courage, je le crois.
Je suis rentré une dernière fois ce matin au vieux Saint-Joseph. Mes bagages sont faits. On peut sonner le boute-selle et nous marcherons avec Dieu quand même. Que la levée en masse s'exécute et que la France entière nous suive 1
L'un des anciens maîtres d'Étienne annonçait, lui aussi, à la 1 C'est le nom du collège de»*Jé»uites, à Poitiers.
mère du volontaire, que tous les préparatifs du grand départ avaient été sérieusement achevés, que notamment « la grande question était sauve que l'enfant ayant été rendu à lui-même, à son Dieu et à sa mère ».
De ce côté, tout allait bien; par ailleurs, il n'en était pas tout à fait de même. Que fera-t-on de nous? disait Étienne. A quelle besogne nous emploiera-t-on?
Ce qu'il y a de plus probable, c'est que l'on n'aura pas la cruelle ineptie de continuer à sacrifier cette pauvre brave cavalerie, comme on l'a fait trop inutilement jusqu'ici.
La discipline est certainement un peu moins ferme dans l'armée que par le passé; mais elle est encore moins relâchée chez nous qu'ailleurs. Hier, pourtant, on a failli se révolter contre notre sous-lieutenant de peloton, qui est abhorré. Tout s'est arrangé. Il n'en a pas été de même d'un artilleur qui a frappé son maréchal des logis de deux coups de sabre. Il va être fusillé devant toutes les troupes demain matin. Cependant, le départ espéré fut un peu retardé et on parla même de changer la direction du 2e lanciers. Il n'en fut rien. Le 6 novembre, en effet, il bivouaquait près de l'ennemi, à SaintClaude et de là, Étienne écrivait
Nous venons d'avoir une alerte soudaine, mais ce n'a été qu'une alerte. En ma qualité d'estafette, j'ai passé toute la nuit au galop, tantôt accompagnant notre colonel, tantôt transmettant des dépêches d'un camp à l'autre.
L'ennemi semble s'arrêter et faire, en face de nous, de sérieuses réflexions.
L'aspect des soldats, qui inondent tout le pays de leurs nuées multicolores, est propre à donner confiance. La discipline règne partout la gaieté et l'espoir la suivent. Pas de maladies; le temps est étincelant, la neige n'existe plus que sur les montagnes. Tout cela ne faisait pas oublier à notre soldat le coin de la Normandie qu'habitait sa mère; il le disait en termes bien délicats Ah I que la vie douce dans la maison paternelle semblera bonne après cette longue série de petites misères 1
Que je voudrais m'y retrouver autrement que par mes rêves, vous revoir, ma bien chère maman. Enfin, cela viendra tôt ou tard. Dieu veuille que ce soit après la revanche Tout ce que je demande, c'est de ne pas revenir sans avoir vu le feu. L'eau- m'en vient à la bouche. Je ferai toutefois mon devoir sans imprudence, et cela pout Vous.
A chaque instant la bataille ainsi désirée s'annonçait prochaine. « On s'attend a une grande affaire sur toute la ligne. Priez pour la victoire, je suia prêt, confiance en Dieu et bon courage. » Sur ces entrefaites, le 2" lanciers s'approcha de Besançon le 3 novembre, il était sous les murs de cette ville et en face de l'ennemi.
Les Prussiens, observe un peu naïvement Étienne, semblent hésiter à attaquer une cité bien défendue et entourée de troupes solidement organisées. Nous sommes dans une situation très dure le vide est fait par les Prussiens. Depuis quarante heures, nous n'avons mangé que du pain. Le froid est intense, et la vie d'éclaireurs en camp volant et en plein champ, sera plus que pénib!e.
Le devoir est là, le cœur le soutient et l'on marche en comptant sur Dieu. Et puis l'approche de l'ennemi est un stimulant irrésistible et l'espoir de la revanche l'accompagne.
Même note deux jours plus tard
L'ennemi est à quelques kilomètres et notre escadron a l'honneur de tenir les avant-postes de grand'garde.
Je viens d'être désigné comme estafette pour porter les dépêches d'un camp à l'autre. C'est un poste de confiance que je suis très heureux d'occuper. Un engagement sérieux a eu lieu il y a six jours; les Prussiens ont été culbutés sur toute la ligne, à une demi-lieue d'ici. Trente-cinq voitures de leurs blessés ont défilé sur la route de Vesoul.
Actuellement nous avons ici près de cent mille hommes, y compris les francs tireurs.
Je vais très bien, et j'ai hâte, je ne vous le cache pas, de faire mon ouverture sur les Prussiens. Plus je vais et plus je marche gaiement. Depuis ce matin, nos chevaux et moi retrouvons enfin de quoi vivre, il était temps. Je m'habitue à dormir sur la dure et je ne m'aperçois pas que je ne me suis point déshabillé depuis un temps immémorial. La rencontre avec les ennemis se fit encore attendre quelque temps.
De Besançon, Étienne écrivait le 7 novembre « Les Prussiens sont à 5 kilomètres de nous; notre peloton, envoyé en reconnaissance, les a approchés de très près, ce soir. Quand donc les aborderons-nous ? »
Dans l'intervalle, les marches et les contremarches se multipliaient. Le g novembre, c'est-à-dire deux jours plus tard, Étienne était à Bourges.
Nous marchons jour et nuit, mandait-il, les souffrances du froid et de la faim sont de plus en plus vives. Il faut coucher à nu sur la neige. Je n'ai bu que du lait depuis vingt-quatre heures. Et le surlendemain, de Chaussin (Jura), route de Genève à Dôle
Nous marchons par grandes étapes sur Chalon-sur-Saône. Les Prussiens se replient et nous nous attendons à toute heure à les rencontrer.
Il neige, et nous avons d'épouvantables nuits à passer.
Le cœur est bon et la santé le suit.
Quelques jours plus tard, la situation n'était guère modifiée l'escadron d'Élienne était à Verdun.
Nous sommes toujours sur pied, poursuivant l'ennemi qui se replie et que l'on croit en déroute à la suite du combat de Dijon. Les fatigues sont excessives, puisque nous ne reposons ni jour ni nuit.
Nous allons nous retrouver une cinquantaine de mille hommes près de Chalon-sur-Saône et l'on s'attend à une grande bataille à tout instant.
Je dors debout, ne pouvant plus le faire autrement, et je grelotte un peu sous la neige qui ne nous quitte plus.
Cette grande bataille si souvent annoncée se livra le 28 décembre elle dura sept heures.
Nous sommes restés tout le temps au milieu des boulets. Le résultat a été de nous permettre de faire jonction avec cinquante mille hommes de la Loire. Depuis ce jour, on se bat sans discontinueret nous vivons sur un qui-vive perpétuel.
Le froid est intolérable, les privations et les souffrances, surtout pour nous, indicibles. Enfin, j'ai passé au feu deux fois et je vous en reviens sain et sauf.
Je ne puis plus tenir ma plume.
L'armée régulière reste ferme, mais les moblots sont à bout. On change de généraux plus souvent que de chemise, et l'on regarde l'avenir sans espoir.
Tout le monde souffre énormément. Espérons que cette pauvre patrie nous saura gré de ces longs sacrifices.
Le moral de l'armée régulière se soutient héroïquement, et cette seule pensée de vengeance et de représailles nous ferait supporter cette horrible campagne jusqu'à Pâques, et même la Trinité.
Quant aux habitants, quoique dépouillés, ils seraient très hospita-
liera s'ils n'avaient été saccagés par les zouaves et les mobiles. Rien ne fait contre ces gaillards, pas même les exécutions qui ont lieu chaque jour.
Je vais très bien, même de la gorge et je ne payerai que plus tard sans doute le compte de ces nuits glaciales, partagées contre les brouillards et la neige.
C'est en ces lamentables circonstances qu'Étienne reçut un témoignage de satisfaction qui lui fut très précieux. II en informa joyeusement sa mère.
Je vais passer sous-officier au premier jour et je suis obligé de trouver moi-même que ces galons-là ne seront pas volés. Mes chefs me témoignent beaucoup de confiance, et mes hommes, de bonne volonté.
Adieu, au revoir, ma bonne mère, je vous embrasse avec cette forte espérance de celui qui fait pleinement son devoir et qui compte sur Dieu.
La neige a repris et, quoique dans une grande ville, on nous laisse dehors. Voici juste deux mois que je couche tout habillé sur la terre. On nous apprend une foule de défections, de capitulations, telle que celle de Rouen. Quelle honte qu'une telle conduite, et combien ceux qui ne se battent pas sont indignes du grand dévouement de ceux qui vont se faire tuer pour eux 1
La bonne nouvelle de la promotion annoncée ne tarda guère Je viens d'être nommé brigadier, écrivait Étienne le i3 décembre. Cet avancement gagné sur le champ de bataille me fait le plus grand plaisir.
Puis, passant aux nouvelles plus générales, il ajoutait Nous avons quitté Bourges avant-hier; nous marchons on ne sait où, sans chef, sans boussole, et, pour beaucoup, sans espoir. Que Dieu nous protège et nous donne un peu de repos après une vraie victoire.
On ne vit plus que d'âme. Les souffrances sont indicibles. et nous chantons sur tous les tons « Souffrir pour la patrie 1 » Cette nuit, nous avons couché, sans pouvoir deseller et par conséquent en pleine boue, sous une pluie battante. A trois heures on riait en faisant le café, que le boute-selle nous empêchait même de prendre. On nous nourrit avec du lard'rance et du biscuit. Heureusement on attrape ici et là quelques volailles que l'on dévore sans assaisonnement.
On croit toujours que nous marchons sur Paris, qui aurait repoussé l'ennemi sur la Loire après une sortie victorieuse. C'est après
avoir vu le feu sans doute que je vous écrirai car nous y touchons enfin. Dieu me donnera, je l'espère, cette pleine protection sur laquelle vous comptez.
Cependant les marches et contremarches se succédaient pour les malheureux compagnons d'armes d'Étienne, toujours évidemment accompagnées des « souffrances les plus indicibles ». On dit que tout notre corps d'armée va rejoindre celui de la Loire et marcher sur Paris qui nous attend. Ce sera sans doute la partie définitive. Nous comptons sur une belle revanche,
La vie est excessivement dure; on ne mange, ni ne dort, ni ne s'arrête, et on grelotte sans répit.
La gaieté l'emporte sur tout etla pensée que nous sommesdel'armée de la revanche nous entralne d'un seul élan jusqu'au Rhin. L'armée de la Loire nous donne l'espoir.
Pour moi, je vais très bien et très gaiement encore.
Effectivement, le corps d'armée d'Étienne s'éloignait de plus en plus de l'Est et se rapprochait de Paris. Le 5 décembre, notre lancier était à Jargeau, près d'Orléans, d'où il écrivait Nous avons eu tous les jours quelques affaires, mais sans grande importance. Hier soir nous avons pris quatorze uhlans; mais ils se sont emparés de nos cantines et de nos bagages.
Le froid et surtout la neige nous excèdent; déjà des hommes sont inertes de froid. On passe ses jours sans vivres, ses nuits sans tentes à la tête des chevaux. Le cœur soutient tout et la machine marche. Je n'ai plus de vos nouvelles; mais je vous revois, vous retrouve partout, à travers tout 1
La ligne de bataille tenait 17 kilomètres de front.
Nous avons l'avantage, mais nous redoutons les hésitations de nos chefs.
Quinze jours plus tard, Étienne était à Nevers et annonçait qu'il « partait dans une heure par le chemin de fer pour Chalonsur-Saône ».
La triste année 1870 s'acheva au milieu de ces déplacements et de ces souffrances de toutes sortes. Étienne était à Orchamps (route de Besançon) le 1" janvier 1871, et ce même jour il adressait à sa mère ses vœux de nouvel an
Ma bonne et chère mère,
Que je sens tristement aujourd'hui notre immense séparation, et que
mon cœur se serre au milieu du vide et du silence dans lesquels je reste tombé depuis de si longs jours.
Mes vœux de bonne année vous arriveront-ils? Enfin, ce qui me console, c'est de songer qu'à l'heure qu'il est nos coeurs se retrouvent, se rapprochent étroitement et se consolent.
Que Dieu nous donne à tous une meilleure année.
Mes bien chers Edith et Norbert me pardonneront de ne pas leur adresser directement les souhaits de vive tendresse fraternelle que je fais pour eux et tous les leurs. Il n'est pas de jour où je ne pense constamment à vous tous. Je vous le prouverais autrement sans l'existence excessivement pénible que nous continuons à mener. Les neiges amoncelées sur les routes rendent nos marches forcées d'autant plus dures que nous devons les faire à pied, portant nos armes sur le dos et traînant nos chevaux qui tombent à chaque instant. Heureusement, nous couchons maintenant dans des granges et recevons quelques secours des habitants ce qui n'est pas superflu, vu qu'on reste des trois jours sans pain, ni biscuit, et que la solde, faute d'argent, est suspendue parfois durant des dix ou douze jours. Pour moi, je commence à mener avec mon pauvre d'Audiffret une vie vraiment misérable.
A l'heure qu'il est, je ne puis pas vous dire que je me porte bien, je vous dirai seulement que je me porte.
Inutile de vous détailler mes mille petites misères mes plaies, mes bosses, mes douleurs, mes catarrhes. Ah le coeur va encore à merveille. Voilà tout.
Ma pauvre bonne mère, que je souffre encore plus de vos douleurs à vous, de vos angoisses, de vos anxiétés! Que je voudrais croire que vous n'êtes pas tout à fait sans nouvelles, et que toutes mes dernières lettres du moins vous sont parvenues 1
Nous marchons actuellement, a corps d'armée1, sur Belfort qui vient d'être débloqué. Nous devons de là nous étendre sur une longue ligne sur la frontière jusque vers l'Alsace, pour couper la retraite à l'ennemi et même l'envahir partiellement. Nous n'avons malheureusement pas un Trochu pour mener à bien cette grande entreprise. On croit (pourtant) à la revanche. Que Dieu nous la donne. Les succès obtenus ne furent pas aussi brillants que l'avait espéré notre lancier, bien que la victoire de Villersexel mérite d'être signalée. De Belfort, Étienne écrivait le n janvier «Nous avons pris part à une grande bataille que nous avons gagnée. Les pertes de l'ennemi ont été sensibles. »
C'est notre corps, avec le prince de Polignac à sa tête, qui a eu les i. A ce moment, le a" lanciers faisait partie de la ir" division du ao* corps de l'armée de la Loire.
honneurs de la journée. Nous avons essuyé le plus violent feu d'artillerie. Mon cheval, affolé et refusant tous les fossés, m'a séparé quelques instants de mon peloton et les derniers boulets m'ont fait l'honneur de s'adresser à moi personnellement. Il faisait nuit que nous étions encore là, regardant les villages qui brûlaient, les feux de peloton sillonnant les bois et la division badoise en pleine déroute, que l'on poursuivait à la baïonnette. Le magnifique château du comte de Grammont a servi de tombeau, ou plutôt de four, à des centaines de Prussiens que nos zouaves y ont fait griller. Il était situé au sommet du bois de Villersexel.
Cette nuit, je suis parti sans bruit pour visiter le champ de bataille, jamais je n'oublierai ce sinistre spectacle la gelée, qui était intense, avait gardé à tous ces êtres, amis et ennemis, la position dans laquelle ils s'étaient trouvés en mourant.
Somme toute, les Prussiens ont été repoussés à plusieurs lieues de toutes les positions.
Étienne terminait ce disant qu'il était resté quatorze heures à chevalet qu'il n'avait eu que de la viande crue à manger. Six jours plus tard, 7 janvier, de Crevans (11 kilomètres de Belfort), il continuait de donner, d'assez bonnes nouvelles Depuis cinq jours, nous nous battons sans relâche les Prussiens culbutés sont poursuivis à outrance. L'artillerie a fait les trois quarts de la besogne; hier, cependant, notre infanterie a été assez abîmée. Nous avons été envoyés avec le 7" chasseurs à cheval pour enlever deux batteries prussiennes à la charge; le verglas a rendu la chose impraticable Nous voici près, bien près de cette odieuse Prusse. A quand donc notre invasion à nous? Elle sera belle, celle-là, et je me promets pour ma part de bien leur faire payer toute cette longue série d'horreurs et d'infamies.
Adieu, ma bonne chère maman. Je vous quitte trop tôt, mais il le faut, et, pour moi, il n'y a plus de commentaires à ce mot-là. On annonce que Belfort est entièrement débloqué et Montbéliard redevenu français.
Nous reprenons le cœur que les Prussiens perdent chaque jour. Plus nous allons, plus nous nous bronzons à nos dangers quotidiens. Les privations et le froid nous préoccupent bien davantage et nous éprouvent bien plus durement.
Ces fatigues prolongées faillirent avoir raison de la santé d'Étienne, mais il tient bon avec une indomptable énergie « Notre chirurgien-major voulait me faire entrer à l'hôpital de Besançon, dit-il, mais je n'ai pas voulu et je laisse la place à de plus méritants. Il n'en manque pas. (D'ailleurs), l'alun et la
réglisse peuvent aussi bien s'absorber en pleine campagne. » Les nouvelles de l'armée, qu'il donnait ensuite, étaient, hélas! moins favorables, et laissaient prévoir le triste dénouement que l'on connaît. Elles portaient
Saint-Claude, 26 janvier 1871.
Bourbaki, trompé pour de fausses dépêches, s'est replié avec toute son armée sur Besançon, qui a failli devenir pour elle une immense souricière.
Quant à nous, nous y sommes pris, dit-on, et cernés comme la ville et sa garnison. Les autres troupes ont décampé à temps. L'esprit des troupes s'aigrit sensiblement l'intendance est d'une incapacité ou peut-être d'une indélicatesse sans nom.
Des compagnies entières de francs-tireurs (ceux du Rhône entre autres) se retirent devant des refus absolus de solde et de pain; nousmêmes n'avons touché que neuf jours de pain depuis le 1" janvier. Avant-hier, notre colonel nous en demandait un morceau. Le soir même, notre capitaine faisait le prêt de sa poche.
III
Je ne raconterai pas la retraite de notre armée de l'Est en Suisse, les manœuvres qui l'y contraignirent et les désespoirs que cette triste nécessité suscita. Un mot d'Étienne du 5 février nous renseignera assez sur ce dernier point:
C'est les larmes aux yeux que nous avons jeté dans la dernière neige française notre lance et nos armes. On nous a poussés en Suisse sans même nous demander notre consentement. C'est toujours la suite du même système, qui consiste à faire de nous des moutons, et de nos chefs de maladroits bergers.
Nous avons eu la main forcée, et n'acceptons que par violence une situation qui nous écrase. Cela valait bien la peine de tant souffrir 1 Le temps calma petit à petit ces patriotiques douleurs, comme nous l'apprennent les lignes suivantes
Ma situation est aussi satisfaisante que possible. Nous sommes internés et tellement bien gardés -jusqu'aux frontières que tout le monde se résigne à attendre patiemment la paix. Malgré la chute de nôtre brave Paris, malgré cette longue suite de désastres, je crois à une paix prochaine et en même temps relativement satisfaisante pour l'honneur intact qui reste aux vaincus. Que Dieu le veuille et qu'il nous réunisse bientôt.
Le suicide de Bourbaki, le désarroi administratif qui s'en est suivi et enfin la retraite précipitée en Suisse, ont empêché ma nomination de
sous-officier (comme toutes les autres) de devenir un fait officiel. La satisfaction n'en est pas moins très réelle pour moi.
Étienne était prisonnier. Il a hâte d'adresser à sa mère les détails qu'elle attend impatiemment
Ma situation est excellente et, sauf ma gorge qui continue à me faire souffrir de plus en plus, je me remets, dans un bien triste repos, de cette longue série d'indicibles fatigues.
Les Suisses sont excellents pour ces pauvres Français. C'est touchant. Et maintenant, aux larmes de rage, d'autres succèdent. Pauvre France 1 Comme notre cœur a hâte et en même temps confiance de la voir se relever bientôt de cet abîme.
Le beau jour de notre réunion approche. Je voudrais enjamber tout pour l'atteindre, espace et délai. Ah quelle douce joie nous allons partager tous ensemble! (i5 février.)
Et dix jours plus tard
Je ne vois plus qu'une seule et unique chose. Ce gai. soleil qui se prépare déjà à luire, le si beau jour de notre réunion. Oh 1 oui, je vous l'assure, il est bien bon de se sentir rentré entièrement dans le royaume des vivants. de se rattacher à cette bonne et chère existence qu'on était prêt à donner chaque jour depuis si longtemps; mais que l'on n'aime pas moins ardemment, surtout à cause de ceux qu'on y retrouve. Que de choses n'aurons-nous pas à nous dire en tête à tête I Jusqu'ici je me suis abstenu de tout détail et cela pour cause les lettres étaient décachetées, lues, et il ne tenait à rien que je n'eusse des démêlés plus que désagréables, dangereux, avec la haute et basse police prussienne. Il est possible que ce fut le grand désir de revoir les siens qui faillit faire tomber Etienne dans une maladresse qu'il nous raconte brièvement.
Las d'être trimballés baïonnette en tête par la milice helvétienne, d'être incarcérés chaque soir, nous avons pris à trois le parti de nous mettre nous-mêmes en liberté.
Dans une belle nuit de neige et de lune, nous avons trouvé dans un ravin la clef des champs, et, habillés en paysans vaudois (costume puce à boutons de cuivre), nous avons filé par la montagne jusqu'à Genève. La grande tentation La pauvre chère France était si près 1 Bons conseils et réflexions l'ont emporté. Heureusement pour moi. C'est ainsi qu'un tout jeune officier sortant de Saint-Cyr a été fusillé il y a huit jours, pour ce seul fait, à dix heures du soir et entre quatre chandelles pour tout appareil.
Étienne n'eut pas besoin d'une trop longue patience. Un mois
plus tard, le 31 mars, il pouvait annoncer qu'on s'occupait des formalités requises pour son rapatriement, et à cette perspective il s'écriait
Enfin nous allons nous retrouver, et cette pensée me donne une joie quotidienne sur laquelle, même en cinquante ans, je ne me blaserais pas. Votre volontaire vous revient et avec lui tout un cœur rempli de tendresse filiale, encore grandie par la séparation, les dangers, les émotions les plus profondément vives de sa vie.
Quel serait donc son bonheur s'il pouvait rentrer en vainqueur, au lieu de revenir vaincu, brisé, hùmilié. les larmes aux yeux. Quelle chute, mon Dieu, et quelle honte dans cette paix, hélas nécessaire. On sent son cœur déborder de haine et l'on donnerait volontiers sa vie pour tuer ces deux misérables tyrans qui écrasent avec tant de sauvage brutalité notre pauvre patrie I
Depuis cette désastreuse conclusion, on n'a pas l'âme aux phrases, il faut se taire aujourd'hui et se venger plus tard.
Heureusement, l'idée du retour au foyer familial cicatrisait un peu les blessures d'un cœur si courageusement français. Quel rêve que celui de cette réunion à laquelle je crois maintenant après en avoir douté. tout bas! Ce sera, je crois, l'un des plus beaux jours de ma vie que celui où je tomberai dans vos bras, ma bonne et courageuse mère, que j'aurai tant fait souffrir. malgré moi 1 Je n'ose y penser. C'est trop beau et pourtant, c'est prochain. et de plus en plus probable (à mon avis). Oh! alors nous oublierons bien vite les souffrances de la vie horrible que nous menons et ce sera pour ma part avec une joie indicible que jereviendrai tout en haillons me jeter dans vos bras.
Ah le repos sera bien gagné, et quand on regardera en souriant l'âpre montagne que l'idée du devoir nous aura, fait franchir, on sera encore heureux, encore glorieux d'être Français, même battu. Avez-vous des nouvelles de mon vieux François ? je suis certain qu'il est devenu un fameux soldat et cette terrible crise lui aura fait du bien comme à tant d'autres.
Pauvre Paris le voilà bien traité 1
Quelques semaines plus tard, notre prisonnier, auquel la paix avait rendu la patrie, était dans les bras de sa mère. On devine ce que fut cette première entrevue 'et quels entretiens les jours suivants entendirent.
La mère du volontaire s'empressa de faire partager son bonheur aux anciens maîtres de son fils. Elle reçut de l'un d'eux les lignes suivantes
MADAME,
C'est à Paris que je reçois votre bonne lettre. J'en remercie Dieu et vous félicite en m'unissant à votre joie. Et notre cher Étienne vous revient tout entier, rendu à lui-même avant de vous être rendu. Ainsi la bonté de Dieu s'est fait jour à travers sa justice. Maintenant, après avoir été si brave, que ce cher enfant devienne un dévoué. La guerre n'est pas finie sur un autre terrain, et l'Eglise et la patrie ont besoin d'hommes de tête et de cœur.
A. de Poni-evoï.
Paris, 11 mars (1871).
Le programme tracé d'un mot dans ces dernières lignes était beau et digne de notre volontaire. Étienne le comprit et il se préparait à le remplir lorsqu'une mort prématurée vint l'arrêter, et lui arracher des mains les armes qu'il s'exerçait à manier vaillamment. Dieu s'était contenté de sa bonne volonté et de ses pieux désirs.
IMPRESSIONS DE GUERRE' 1
LEURS PRISONNIERS CHEZ NOUS
L'installation d'un camp de prisonniers de guerre est toujours un événement sensationnel, à la ville comme à la campagne les premiers jours, et surtout le dimanche, nombreux sont les curieux qui viennent flâner autour du camp pour voir les prisonniers, ou qui cherchent à les rencontrer au travail. Il me souvient d'avoir traversé un gros bourg assez loin du front, un certain dimanche d'hiver, avec un fort contingent de prisonniers-: tous les habitants étaient rangés le long du parcours, depuis les enfants sur les bras de leurs mères jusqu'aux vieillards assis dans leur fauteuil sur le seuil de leur maison. Pourtant, après deux ans de guerre, on peut dire que l'aspect extérieur d'un camp de prisonniers est le même dans toutes les régions de la France; une ou plusieurs baraques en planches selon l'importance du camp, entourées de sept ou huit rangées de fil de fer barbelé, fixées à de solides poteaux. Autour du camp, des sentinelles en nombre varié selon les dimensions du camp ce sont des R. A. T. d'âge mur, ou des auxiliaires, ou encore des « inaptes » à la suite de blessures de guerre.
Trois fois par j our, les prisonniers sont rassemblés pour l'appel avant le départ pour le travail, le matin et l'après-midi, enfin le soir avant le coucher.
Lorsqu'ils se rendent au travail, les prisonniers doivent tous revêtir la veste et le pantalon qui sont marqués par derrière de la lettre P ou des lettres P. G. de grande dimension et, par devant, de leur numéro matricule très apparent cette mesure empêche bien des évasions, car elle rend le prisonnier de guerre facile à reconnaître par tous ceux qui le rencontrent. Le travail des prisonniers varie à l'infini suivant les régions où ils sont employés ici, ce sont des constructions de route ou de voies ferrées; ailleurs, dans nos principaux ports de mer, ils i. Voir lca Études, depuis septembre igi4.
travaillent à décharger les navires; dans certaines gares, ils fournissent une portion notable delamain-d'œuvre;ailleursencore, ils sont employés au curage des rivières ou des étangs; en certaines régions, enfin, ils sont envoyés aux champs dans des équipes agricoles.
Suivant l'importance des camps, il faut ajouter un certain nombre d'employés qui travaillent pour le service intérieur les plus indispensables sont les cuisiniers, les cordonniers, les tailleurs; puis, à mesure que le camp se développe, viennent s'ajouter les infirmiers, les coiffeurs, les lampistes, les vaguemestres, les menuisiers, les dentistes, etc.
A l'extérieur du camp, les prisonniers travaillent soit à la journée, soit à la tâche dans le premier cas, un peut arriver à des journées de neuf heures et demie de travail, non compris le temps employé pour se rendre du camp au chantier. Par exemple, les prisonniers quittent le camp à six heures du matin pour que le travail soit bien, en train à six heures et demie ils quittent le chantier à onze heures et demie pour être de retour au camp vers midi. Ils repartent dès une heure et sont revenus le soir vers six heures et demie. Le travail à la journée produit un certain rendement et exige plus de surveillance, le travail à la tâche fournit sans contredit un rendement plus considérable. En fixant à l'avance le nombre de wagons à charger, dans un port ou dans une gare, le nombre de mètres cubes de terre ou de pierre à débiter, la longueur d'une route ou d'une voie ferrée à préparer, on arrive avec des équipes bien entraînées 'à gagner deux, ou même trois heures de travail, dans une journée. Avec ce système, les sous-officiers ou les contremaîtres ont bien moins souvent à intervenir pour pousser les hommes au travail, les équipes s'aident mutuellement, et il n'est pas rare de voir une équipe aller donner un coup de main à une autre, lorsque celle-ci a des raisons légitimes d'être en retard.
Comme gratification de leur travail, les prisonniers reçoivent 10 centimes par demi-journée. Un supplément de 10 autres centimes est accordé aux hommes les plus courageux au travail. Cette somme est remise aux prisonniers tous les quinze jours, soit en argent, soit en bons sur la cantine, suivant les camps. Lorsqu'un dépôt de P. G. prend une certaine importance, il se faade une cantine administrée par un sous-officier allemand, et
dans laquelle les prisonniers peuvent se procurer tout ce qu'on trouve dans une société coopérative quelconque pain, bière, cidre ou vin suivant les régions, savon, cirage, lacets, peignes, brosses, etc. Les bénéfices qui résultent de l'administration de la cantine sont publiés chaque mois, et servent à procurer quelque supplément aux prisonniers les plus nécessiteux.
Le problème de la nourriture est plus compliqué qu'on ne pense, et la Croix y a fait allusion dans un article paru en mai, après une visite au port de Rouen.
Si on veut obtenir des prisonniers un rendement maximum, il faut les nourrir en conséquence; comme me le disait en son langage imagé un sous-officier chargé des prisonniers « On ne.fait pas tenir debout un sac vide. » Mais aussitôt se présente la question des représailles; si nos prisonniers sont mal nourris en Allemagne, ne faut-il pas agir de même avec les leurs? Il est certain qu'avec peu de nourriture et un travail pénible, on arrive à obtenir beaucoup de malades à la visite médicale Nicht essen, nicht arbeiten, disait un sous-officier allemand à un sous-officier français de mes amis. Par contre, le système des représailles présente des avantages, puisqu'il a eu pour résultat de faire augmenter laration de pain de 35o à 4oo grammes, puis à 600 grammes depuis le 15 mai. Cela fait actuellement trois « boules pour sept, ration encore inférieure, ce qui est légitime, â celle du soldat français, lequel reçoit 750 grammes par jour.
Pour la viande, les prisonniers en touchent cinq fois par semaine à un seul repas, soit cinq rations de 120 grammes, ce qui fait un total de 600 grammes par semaine. Notons en passant que la ration du soldat français est de 33o grammes par jour à l'arrière, 4oo grammes sur te front et 50o grammes pour les jeunes classes.
Chaque jour, il est alloué aux prisonniers i livre de pommes de terre, 3o grammes d'oignons, 20 grammes de graisse, 10 grammes de café et 10 grammes de sucre.
Au repas du soir, ils reçoivent soit du riz, soit des haricots (par ration de i5o grammes). Enfin, le dimanche et le jeudi, un hareng saur remplace la ration de viande,
Comme on le voit, ce régime, basé sur le système des représailles, est suffisant sans être excessif; aussi est-il facile de comprendre que la double paye est surtout accordée aux bons tra-
vailleurs, afin de leur permettre d'améliorer leur ordinaire par quelques achats à la cantine ou chez le boulanger. Un autre complément de la nourriture provient des colis que les prisonniers reçoivent d'Allemagne, et dans lesquels on trouve du saucisson, du fromage, du pain d'épices, de la marmelade, du fromage, du lait concentré, des cigares, des cigarettes, des pipes, etc. Les colis arrivant des campagnes sont mieux fournis que ceux qui viennent des villes c'est pour nous un indice que la cherté de la vie sévit avec plus d'acuité à la ville qu'à la campagne. En moyenne, on peut dire que 2o à 25 p. 100 des prisonniers reçoivent un colis par semaine, 8 à io p. 100 n'en reçoivent jamàis et les autres reçoivent un colis tous les quinze jours. La Croix-Rouge allemande envoie parfois des colis à ceux qui n'en reçoivent jamais; par exemple, à l'occasion de Noël d'autre part, suivant l'importance des camps, il est alloué, sur les bénéfices de la cantine, des subsides mensuels ou trimestriels aux prisonniers nécessiteux.
Les prisonniers peuvent recevoir d'Allemagne, soit des vêtements militaires, soit des vêtements de travail; mais, pour être autorisés à les porter hors du camp, ils doivent consentir à laisser imprimer le grand P visible à longue distance.
Au point de vue religieux, il y a pour chaque dépôt de prisonniers un aumônier titulaire catholique et un pasteur protestant, reconnus par l'autorité militaire, mais, en pratique, les secours religieux varient suivant l'importance des camps et les ressources locales. Aux abords des villes, on trouve plus facilement un prêtre ou même un pasteur parlant allemand; à la campagne, par suite du grand nombre de prêtres mobilisés, il est souvent difficile de faire célébrer la messe dans le camp et, d'autre part, dans certaines régions, les populations supportent avec peine la présence des prisonniers à la messe paroissiale.
Dans les camps importants, il y a, d'ordinaire, une baraque qui sert pour les deux cultes, à tour de rôle, mais, bien souvent, prêtre et pasteur s'arrangent comme ils peuvent. Par exemple, là où je suis, l'autel, construit par un menuisier de profession, est monté chaque dimanche après la distribution du café. L'officier, l'adjudant, les sous-officiers sont à l'abri de la pluie; les autres soldats assistent à la messe dehors. Un soldat remplit les
fonctions de sacristain et de servant de messe pour le culte catholique un autre s'occupe du culte protestant. En été, mon sacristain se charge de placer sur l'autel quatre jolis bouquets de fleurs des champs coquelicots, pâquerettes, boutons d'or, etc.; les vases sont des boîtes en fer-blanc entourées de papier. Disons-le franchement, l'assistance ne comprend guère que la moitié des catholiques; parmi eux comme chez nous, il faut compter sur la désertion provenant du respect humain, ou de la pression anticléricale. Il va sans dire que la ferveur religieuse varie beaucoup avec le recrutement des prisonniers.
Les objections sont celles que nous entendons sur les lèvres des gens de peu de foi « Si Dieu existe, pourquoi permet-il la guerre et surtout la guerre si longue ? A quoi bon la religion, puisqu'elle n'empêche ni d'être tué, ni d'être blessé ou prisonnier ? » etc.
Il est certain aussi que plusieurs éprouvent de la répugnance à assister à la messe d'un prêtre étranger, qui est leur chef au point de vue militaire. Quelque délicatesse qu'apporte celui-ci dans sa tâche, il reste souvent une gène entre ses ouailles et lui, et je suis persuadé qu'un prêtre de leur nation, quelque peu zélé, arriverait à obtenir, comme assistance à la messe, les trois quarts ou les quatre cinquièmes des catholiques. D'ailleurs, nous savons fort bien nous-mêmes que nos compatriotes prisonniers aiment mieux être en rapport, surtout pour la confession, avec des prêtres-soldats prisonniers, plutôt qu'avec les prêtres mis à leur disposition par les évêques d'Allemagne.
La mission catholique suisse de Fribourg s'occupe des prisonniers allemands comme elle s'occupe des nôtres non seulement elle envoie des livres de piété et un journal religieux hebdomadaire, Kirchen Glocken (Cloches d'église], approuvés par le service du contrôle du ministre de la Guerre français, mais elle offre des sermons tout faits aux aumôniers des camps, en les invitant à les lire s'ils ne savent pas assez l'allemand pour prêcher en cette langue.
Durant la messe, les prisonniers chantent volontiers à deux ou même trois voix, sans accompagnement; je constate qu'ils aiment mieux chanter des cantiques, ou des prières en allemand, que le t. Voir l'excellent article paru ici même le ao juin Guerre et Providence entre|t*m de» JreneMw.
Gloria ou le Credo; en fait de ktia, ils ne connaissent guère que les Litanies de la sainte Vierge.
Pour dire encore un mot de la question religieuse, il ne s'en rencontre guère à porter ostensiblement un emblème religieux, comme une médaille ou un scapulaire. on peut constater le fait quand on les surveille au travail, où ils ont l'habitude d'enlever leur veste et même d'ouvrir leur chemise quand il fait chaud. Mais on voit parfois à la tête des lits une image pieuse représentant Notre-Seigneur ou la sainte Vierge, ou l'Ange gardien. Cela ne se voit pas souvent dans nos chambrées de France, ou même dans nos cantonnements de guerre. Par contre, j'ai souvenance, en visitant une caserne en Angleterre, d'avoir rencontré un chromo, assez grand, représentant saint Antoine de Padoue. Après avoir étudié nos prisonniers au point de vue religieux, il est intéressant de savoir ce qu'ils pensent, et ici nous avons deux sources, d'information leur correspondance et leur conversation. Les prisonniers ont droit, comme les nôtres en Allemagne, à deux lettres et à quatre cartes par mois, écrites au crayon et remises ouvertes au service de la censure. Depuis le moi de mai, ils ont le droit d'écrire sous pli fermé à l'ambassadeur des'ÉtatsUnis à Paris, de même que nos prisonniers sont autorisés à correspondre avec l'ambassadeur d'Espagne à Berlin les lettres adressées à la Croix-Rouge d'Allemagne ou de Suisse doivent être remises ouvertes, comme les autres.
Sachant que leurs lettres sont lues par la censure française, les prisonniers non seulement ne parlent pas de la guerre, mais donnent fort peu d'appréciations sur le travail auquel ils sont employés. Le contenu de ces lettres peut se résumer en ces quelques points. accusé de réception, ou demande de lettres et de colis; demandes de nouvelles de la famille ou des amis; espoir et désir de se revoir bientôt. Je parle, bien entendu, d'un camp composé, de gens médiocrement « intellectuels » il est probable qu'il doit en être autrement dans un camp d'officiers. Dans le camp où je me trouve, je compte, en effet, a5 p. ioo de cultivateurs, 8 p. ioo de. mineurs, 4 p. ioo de. bouchers, autant de maçons, puis toute une série de professions manuelles cordonniers, tailleurs, serruriers, etc. La lecture des lettres des prisonniers est donc plutôt banale.
Malgré une surveillance et un contrôle très stricts, il faut bien se dire qu'il y a parfois dans ces lettres un langage convenu d'ailleurs, quelle est la famille d'un prisonnier quelconque, Français, Anglais ou Allemand, qui n'a pas quelques lignes de langage à clef dans ses lettres?
Un autre moyen de savoir ce que pensent les prisonniers allemands, c'est la conversation; mais, ici encore, la valeur de l'information varie suivant la culture intellectuelle de l'individu et l'époque où il a été pris.
Pour un prisonnier de guerre, il est incontestable que sa principale source d'information est tarie du jour où commence sa captivité. Nous venons de voir que, dans les lettres qu'il écrit comme dans celles qu'il reçoit, il n'est question que d'événements de famille ou de choses banales. De plus, le prisonnier, lisant peu ou point de journaux, ne sait guère ce qui se passe sur le front, du moins de façon à porter un jugement motivé.
Depuis le mois d'avril, le service de la censure a autorisé les prisonniers à acheter trois journaux français le Matin, TÉcho de Paris et le Petit Parisien, mais, sauf dans les camps d'officiers, nos journaux ont peu de vogue. C'est à peine si 4 ou 5 p. ioo des prisonniers achètent un journal. A priori, on pourrait s'en étonner; mais la raison m'en fut donnée par un feldwebel (adjudant). « Vos journaux, me dit-il, ne parlent que de vos victoires, comme, d'ailleurs, les nôtres n'enregistrent que des victoires pour nos armes. Si on veut connaître à peu près la vérité, il faut lire les journaux neutres. » J'ai cru pouvoir déduire de mon entretien avec ce sous-officier que, chez- nos ennemis, les journaux suisses de Bâle et de Zurich jouissaient de la même faveur que, chez nous, les journaux de Genève et de Lausanne. Voici, sous réserve des restrictions que je viens d'énumérer, quelqùes exemples qui nous aideront à « réaliser » la pensée des prisonniers allemands, j'entends les sous-officiers et les soldats. Il est incontestable que les prisonniers du début de la guerre (combats d'Alsace, bataille de la Marne), sont plus arrogants et plus fiers que ceux qui ont été pris en igi5 ou en 1916. Comme ils n'ont pas souffert de la longueur de la guerre et de la vie pénible des tranchées, ces jeunes soldats restent plus pénétrés des principes élémentaires de la Kultur allemande, et de la supériorité soi-disant incontestable de leur pays.
Prenons, au contraire,' parmi des prisonniers plus récents, l'homme du peuple cultivateur, journalier, mineur, etc., et, plus spécialement, l'homme d'âge mûr, appartenant à la landwehr. Entraîné dans la guerre avec plus ou moins d'enthousiasme, il voudrait bien voir la fin de ce long carnage, mais comme ses efforts sont impuissants à changer la situation, il finit par se résigner à son sort. Comme Allemand, il désire, sans doute, la victoire de son pays, mais, ce qu'il souhaite surtout, c'est de pouvoir rentrer chez soi pour reprendre la vie de famille avec sa femme et ses enfants. Sa captivité se prolongeant, sa mentalité pourrait se comparer, toute proportion gardée, à celle de maint auxiliaire ou de nos R. A. T. de l'arrière. Pour ces derniers, en effet, la lecture des deux communiqués quotidiens est un événement, mais ce qui les préoccupe presque autant, c'est de savoir s'ils auront une permission de vingt-quatre heures le dimanche suivant, ou bien quand arrivera leur tour pour « les quatre jours », ou les permissions agricoles.
Au simple prisonnier, d'esprit plus ou moins borné, la fin de la guerre apparaît comme-le terme de ses désirs.. En attendant, ce qui le préoccupe, c'est de savoir s'il aura un colis au prochain arrivage, ou bien quel jour aura lieu la paye, afin de s'acheter quelques victuailles à la cantine, ou encore s'il fera partie la semaine suivante d'une équipe à la journée ou à la tâche, ou, enfin, s'il sera appliqué à des terrassements ou bien à des chargements divers.
Montons d'un degré, et voyons ce que pensent les sous-officiers ou les soldats doués d'une certaine culture.
Ceux-ci, d'abord, n'avoueront jamais devant un étranger que l'Allemagne puisse être vaincue tout au plus déclareront-ils que ce sera partie nulle, et qu'après une guerre plus ou moins longue, chacun s'en retournera chez soi « Gros-Jean comme devant ». Vivant en France depuis plusieurs mois, et même davantage, ils ignorent la souffrance provenant chez eux du blocus la cherté de là vie, la difficulté du ravitaillement, etc.
Les arguments qu'ils présentent nous sont connus depuis longtemps « Jusqu'ici, disent-ils, l'Allemagne est victorieuse, et la meilleure preuve est que ses armées sont installées en France, en Belgique, en Russie, en Serbie. » D'autres répètent: « Il n'y aura pas de véritable vainqueur car, après deux ans de guerre, aucun
parti n'e.st demeuré, assez puissant pour écraser complètement l'autre. » A l'appui de leur assertion, ils font remarquer que depuis la bataille del'Yser, le front occidental est resté inébranlable pour un parti comme pour l'autre les o.ffensives., aussi bien françaises qu'allemandes, n'ont donné aucun succès appréciable. Ils attribuent ce résultat à l'influence morale excercée par l'artillerie lourde et par les mitrailleuses à les entendre, les hommes n'auraient plus, d'un côté comme de l'autre, après deux ans de guerre, le mordant des premiers mois 4e I9I4-
En résumé, les prisonniers allemands, avec plus ou moins, de patience, attendent que « cela nniss.e » les optimistes parmi eux escomptent encore la victoire de l'Allemagne tes pessimistes déclarent, que ce sera « partie nulle »,.
Une question qui nous a été souvent posée est celle-ci « Vos prisonniers pensent-ils à s'évader pu cherchent-ils à le faire ? » Nous répondrons par le proverbe bien connu, « C'est l'occasion qui fait le larron. » Lorsque les prisonniers se rendent compte que, physiquement, et surtout, moralement, leur évasion a peu de chances de réussite, ils ne songent guère à se sauver. Ils n'ont comme vêtements que des uniformes militaires ou des vêtements de travail marqués très, ostensiblement d'un grand If, ou des lettres P. G. Ce ne sont pas les populations rurales qui leur procureront d'autres costumes, puisqu'il, y a une prime, de a5 francs accordée à tout individu, civil ou militaire, qui reprend un prisonnier évadé.
Il est vrai que dans, les, ports de, mer les chances d'évasions paraissent plus grandes, mais c'est le, propre de. la situation. Le cas me fut rapporté d'un prisonnier, qui, s'étant évadé, eut l'audace, au bout de quelques semaines, d'écrire une lettre à l'officier qui commandait son dépôt, pour lui. faire savoir qu'il était arrivé à bon port à Buenos-Aires. En voilà un qui, en s'évadant, n'avait point le désir d'aller offrir ses services à son pays [ U La tentation augmente, disons- dans les villes maritimes il est certain que dans les ports de, lu Manche, par exemple, qui reçoivent souvent des navires Scandinaves, le. désir de s'évader vient à l'esprit du prisonnier, de, même que pour tout Français prisonnier qui serait employé dans, les ports de la Baltique, Où viennent aborder d'autres navires Scandinaves.,
D'ailleurs, nous avons pris les mesures pour restreindre au minimum les chances d'évasion c'est ainsi que, dans nos ports de la Manche, les prisonniers reçoivent leur paye et leurs mandats en bons sur la cantine, et non point en argent français impossible avec ce système de soudoyer un matelot suédois ou norvégien, dont le navire est en partance. En somme, il existe bien des camps de prisonniers comme le mien, où jamais ne se produit même une tentative d'évasion il suffit pour cela que les prisonniers se rendent compte que, même s'ils arrivaient à s'échapper, ce qui à la rigueur est toujours possible à un audacieux, ils n'iraient jamais bien loin.
Voici encore une question qu'on nous pose parfois nos prisonniers ont-ils vraiment le sens de l'organisation, que l'on prête aux Allemands comme un signe de supériorité?
Je dois reconnaître qu'à peine arrivés dans un camp ils cherchent à s'installer et à s'organiser, beaucoup plus vite que les soldats français; mais si l'on en croit les nombreux récits concernant nos prisonniers en Allemagne, ceux-ci sont devenus très débrouillards aussi, et cherchent avec rien à faire quelque chose. Suivons, si vous le voulez, nos prisonniers allemands. Quand ils arrivent dans un nouveau camp, ils cherchent d'abord à faire main basse sur les morceaux de bois ou les planches qu'ils peuvent rencontrer, soit dans le camp même, soit en se rendant au travail.
Le premier objet qu'ils vont confectionner, c'est une paire de sabots qui leur servira de « chaussures de repos » Un morceau de bois, plus ou moins épais, voilà la semelle; un chiffon cloué sur le bois, voilà de quoi faire tenir le pied dans le sabot. » Après cela viendront les tables et les escabeaux, et si l'autorité n'y prend pas garde, au bout de quelques jours, chacun aura son escabeau et on trouvera dans les baraques une petite table pour deux ou pour quatre. Le soldat français mange sa soupe assis sur son lit notre prisonnier préfère s'asseoir sur un escabeau et déposer sa gamelle sur une table. Ensuite viendront les objets d'une utilité moins fréquente, ou parfois même de luxe tirebottes (une planche fendue avec deux supports), petit baquet individuel pour tremper son linge, cadres à caractère ou à intention artistique pour les photographies de famille, instruments de musique plus ou moins primitifs, etc.
Quelques-uns s'extasieront peut-être en disant que le soldat allemand cherche à organiser son home plus confortablement que le soldat français nous pensons que cela tient surtout à sa situation de prisonnier. Le soldat français, jouissant de sa liberté sur le sol natal, peut, le soir, aller au café ou dans une maison assise là, il trouvera des chaises, des tables, etc. Peu lui importe donc que dans la chambre où il viendra se coucher il n'y ait point de chaise ou d'escabeau, et parfois même point de table. Le prisonnier, au contraire, de retour du travail à la fin de la journée, se retrouve dans son camp entouré de sept ou huitrrangées de fil de fer barbelé il est donc naturel qu'il cherche à améliorer son mobilier par la fabrication d'objets variés, auxquels ne songe guère notre soldat.
Puisque nous en sommes à ce chapitre, disons que, dans l'ensemble, les prisonniers allemands sont propres, et n'ont pas peur de l'eau. J'en ai vu qui, malgré la neige et la glace, gardaient pour tout costume un pantalon de toile et ne craignaient pas de faire leurs ablutions en plein air. Il faut reconnaître pourtant qu'en fait de propreté, ils sont loin de valoir nos alliés les Anglais. Le prisonnier allemand se fait raser par le coiffeur' une ou deux fois par semaine, quelques-uns, il est vrai, se rasent euxmêmes, mais ce n'est pas la propreté impeccable du Tommy anglais.
Je revois encore, en août i$\k, alors que nos Alliés venaient de débarquer, et que chacun les examinait par le menu, ce cavalier qui, pendant que son cheval mangeait l'avoine, accroche un petit miroir à un poteau, fait sa barbe en essuyant son rasoir sur le bras gauche et, cette opération terminée, lave sa figure et son bras dans un seau de campement.
Nos prisonniers sont-ils disciplinés ? sont-ils faciles à conduire? Dans 1.'ensemble, oui, mais à la condition de se montrer ferme avec eux.
Habitués à être menés militairement, il faut exiger d'eux ce que les conventions internationales nous autorisent à leur imposer. Le respect de la discipline, l'obéissance à leurs gradés comme aux nôtres, le rendement dans le travail proportionné aux forces de chaque individu, voilà des points sur lesquels nous devons nous montrer intransigeants. La condescendance, la commisération ne tarderaient pas à être taxées par eux de faiblesse,
et leur seraient occasion à nous mépriser ou à nous tourner en ridicule.
Sont-ils heureux? Sont-ils malheureux? Telle est la question par laquelle nous voulons terminer. Cela dépend beaucoup des individus. Demandez à un oiseau s'il est heureux dans une cage. S'il est né dans une volière, passe encore, mais s'il a connu le plaisir de se jouer dans l'espace, certes non.
Pour la grande majorité des prisonniers, le fait même de la captivité est ce qui leur parait le plus pénible; mais pour un certain nombre d'individus, habitués à se contenter de peu, sans grande culture intellectuelle, la vie dans une cage entourée de fils de fer barbelés leur paraît à peu près sortable, surtout après les souffrances de la vie de tranchées, et avec la certitude que, la guerre terminée, ils pourront retrouver leur famille. D'ailleurs, c'est bien à cause même de leur situation que les pays neutres ont considéré comme un devoir de charité de s'occuper de tous les prisonniers, à quelque parti qu'ils appartiennent. Sous ce rapport, c'est un devoir pour nous de reconnaître que le Souverain Pontife Benoît XV et le roi Alphonse XIII ont donné au monde l'exemple magnifique de la charité chrétienne et de la compassion à l'égard de nos prisonniers.
Maint lecteur de cette Revue, j'en suis persuadé, s'occupe avec zèle d'oeuvres en faveur de nos prisonniers. A toutes les raisons qu'ils ont de le faire, qu'ils se souviennent d'ajouter le motif surnaturel, évangélique parmi les œuvres de miséricorde, il n'en est pas de plus belle, ni de plus méritoire. Ce fut toujours la doctrine de l'Église, et c'est ce qui ressort, en particulier, de l'oraison de la fête de Notre-Dame de la Merci, ainsi que de celles de saint Pierre Nolasque, des saints Félix de Valois et Jean de Matha, trois saints français qui consacrèrent leur vie au soulagement des captifs. A l'occasion de ces fêtes, et en échange de nos bons offices, la sainte liturgie nous fait demander à Dieu la libération de chaînes d'un autre genre, parfois plus lourdes, presque toujours plus tenaces, les chaînes forgées par nos fautes d'habitude ut peccatorum nostrorum captivitate liberati, ad caelestem patriam perducamur. Ainsi soit-il!
PROMENADES A SALONIQUE
Nous sommes cantonnés à 4 kilomètres de Salonique et j'y vais quelques fois. Je ne vous présente pas la ville cosmopolite tant décrite dans les journaux. Quand j'y vais, c'est uniquement pour y faire une visite à Notre-Seigneur dans l'unique église catholique.
Mes préférences vont aux vieux quartiers turcs, dans lesquels il m'arrive d'aller me perdre. Pour se payer ce luxe, il suffit, à la sortie du camp, au lieu de suivre le flot des automobiles anglaises qui se dirige vers le port, d'obliquer à gauche et de longer le premier cimetière turc qu'on rencontre. On a aussitôt le calme qui repose et permet d'observer à loisir. De beaux ifs noirs saupoudrés de poussière se balancent au milieu des tombes, constituées par une multitude de marbres dressés sur lesquels sont inscrits, en lettres d'or, des versets du Coran. A l'entrée du cimetière se dresse un superbe belvédère à coupole et colonnettes fines, qui abrite le tombeau de marbre sculpté de quelque saint de l'Islam. Sous le belvédère et au niveau de la ruelle, une fontaine à vasque, où se désaltère un de ces petits ânes d'Orient chargé de deux sacs traînant à terre et, en plus du conducteur lui-même, ordinairement un gamin bronzé à chéchia. Si vous voulez terminer ce tableau, mettez à l'arrière-plan un minaret étincelant de blancheur sur le ciel bleu, légèrement poudré, d'Orient, et vous aurez un paysage comme on en rencontre ici. à chaque pas.
Pour avoir la physionomie d'une rue turque, vous continuez à longer le cimetière et vous tombez sur la rue de Saint-Dimitri (Demetrius). La rue est pavée d'énormes blocs jetés un peu au hasard et tassés par les charrois; les trottoirs, quand il y en a, sont de même. Les maisons sont petites, non alignées, avec, ordinairement, le premier étage en encorbellement; sur la porte sont gravés le croissant et l'étoile. Les fenêtres sont closes soit avec des persiennes, soit avec des grillages en fer forgé chez les riches, en cannelures serrées dans les maisons pauvres. Derrière ces fenêtres, ou mieux ces cages cannelées, se cachent lea femmes turques, pauvres prisonnières. Chaque maison a sa petite cour fermée, au milieu de laquelle se dresse un arbre qui balance ses
branches et promène son ombre sur les murs. De la vigne, des plantes grimpantes courent çà et là un peu partout.
On ne fait pas cent pas sans rencontrer une mosquée avec son minaret et ses ifs noirs. Devant la mosquée, des Turcs sont assis, dont l'unique travail est de savourer l'heure, de se laisser pénétrer par la lumière si belle, si changeante en Orient. De temps en temps, on rencontre une cour déserte avec des colonnes, de vieux pans de murs jaunis par le soleil, et on songe que peut-être saint Paul, il y a deux mille ans, a foulé cette terre du pied, frôlé de ses habits ces colonnes, caressé de son regard ce même horizon.
Les personnages qu'on rencontre dans les rues sont les plus variés et les plus pittoresques du monde. Voici trois femmes enveloppées dans de longs dominos noirs, feuille-morte, olive on violets; on les prendrait pour des religieuses de chez nous, n'était le voile carré qui leur cache le visage. Ne croyez pas qu'elles se croient emmurées derrière ce voile. Veulent-elles observer un détail, elles le lèvent furtivement et laissent voir un profil souvent très distingué et très fin.
Le Turc ressemble à un élégant de France, seul le fez rouge, autour duquel flottent les fils de soie du gland noir, le différencie. Autre type curieux les juives, vêtues de longues robes plissées, couvertes de manteaux doublés d'hermine, coiffées de toques jaunes, rouges, derrière lesquelles pendent de longs rubans verts aux extrémités ornées de perles ou de pierreries. Elles vont en se prélassant le long des rues étroites, comme d'aristocratiques chattes.
Ce soir, je vais à Salonique par le nord en suivant les remparts. Ce sont ceux mêmes que construisit l'empereur Théodose et qui subirent dans, le cours des Ages l'assaut de plus de vingt peuples venus de tous les horizons. Devant aucun paysage die ruines, je n'ai eu une impression de désolation comparable à celle que j'ai eue au cours de cette promenade, sous cette vaste muraille de briques, longue de 43oo mètres, large de 5 à 10 mètres, ébréchée, croulante, déversant par endroits, sur le rocher aride et semé de carcasses d'animaux, une pluie de pierres millénaires, de débris, de poteries, de blocs dè marbre
faisant saillie sur la rondeur du bâtiment, dessinent les quatre branches de la croix.
Ce qui attire le regard, en entrant, ce sont les mosaïques, admirablement conservées par, les Turcs eux-mêmes, qui se contentaient de les dissimuler sous une couche de plâtre. Une de ces mosaïques, riche, mais un peu sombre, s'allonge en forme de couronne sur la coupole et représente des scènes de la vie de saint Georges. Les chapelles sont également revêtues de mosaïques très curieuses, représentant des oiseaux dans des attitudes si bizarres qu'on les croirait de Benjamin Rabier. Je suis tenté de demauder à mon pope l'énigme de ce symbolisme oriental, mais il me conduit vers le sanctuaire pour me- faire admirer une fresque d'une pureté de ligne exceptionnelle, représentant NotreSeigneur glorifié, au-dessus des douze apôtres et de la Vierge. Malheureusement, les fresques n'opposant pas aux coups de biseau des barbares la même résistance que les mosaïques, n'ont jamais été épargnées, et celle-ci semble avoir été systématiquement lacérée par les Turcs.
Le pope vint ensuite me faire visiter le tombeau du fameux derviche Hortadji Suleyman qui, en 1591, enleva la basilique aux Grecs et la dota d'un minaret. Ce tombeau, jadis objet d'une véritable adoration, n'a plus comme visiteurs que de rares curieux, et la petite cour mélancolique, où se dresse la stèle blanche, se laisse peu à peu envahir par la mousse et les lauriers-roses. Je ne fais que passer dans l'église de Saint-Démétrius, le patron de la ville. Elle est d'extérieur très modeste. Ce qui la recommande à l'attention du visiteur, ce sont ses cinq nefs, son gynécée, ses soixante colonnes de marbres de diverses couleurs, et, surtout, la pierre tombale du saint, devant laquelle un pope veille toujours et perçoit les offrandes.
J'ai hâte d'aller revoir la petite basilique des douze apôtres, située au nord de la ville. Toute ramassée sur elle-même, avec ses cinq coupoles roses et patinées, la hauteur et l'étroitesse de ses murs, je n'en connais pas-de plus intime. A l'intérieur, des Grecs, émigrés de Smyrne ou de la Thrace, sont debouts devant un petit autel dressé là par eux, ou étendus sur des nattes. Dans leur costume oriental, ils ne me semblent pas très différents des douze apôtres qui, sur les murs, à travers le voile que leur ont fait les mutilations des Turcs, semblent les regarder et prolonger
Il est peu d'Occidentaux curieux de pittoresque qui ne consacrent, au cours des loisirs que leur offre la campagne d'Orient, une visite au « Mevlahané », mosquée des derviches tourneurs, naguère encore florissante, aujourd'hui simple souvenir d'une des plus curieuses sectes mystiques de l'Islam.
Elle est située au nord de la ville, en dehors des remparts. C'est un vaste quadrilatère occupé par les bâtiments de la mosquée et par un jardin à la végétation luxuriante, qui dévale en pente douce jusqu'au petit chemin cahoteux et semé d'immondices qui conduit à Salonique près de la porte du Vardar.
Un ami, qui eut la bonne fortune de faire la visite de la mosquée en compagnie d'un Français turquisant, veut bien m'y conduire. Elle forme, avec ses annexes, un ensemble d'une assez belle ordonnance. Au centre, un bâtiment rectangulaire flanqué du minaret, c'est la téké, lieu de réunion pour les cérémonies; devant la téké, une cour; puis, sur trois côtés, en série continue, des maisons basses à vérandas qui sont les demeures des derviches; enfin, le cimetière occupe le dernier côté.
C'est lui qu'on aperçoit à droite en entrant, à travers de larges baies grillagées où sont attachés de petits chiffons flottants, qui sont autant de souvenirs des pèlerins de la mosquée. Les tombes sont riches et variées tombes aux stèles surmontées du fez long et jaune, attribut des derviches; tombes des bienfaiteurs de la mosquée aux stèles étincelantes de dorures, surmontées, ellesaussi, du fez rouge ou du turban blanc ou vert. De petits ifs taillés, de hautes tiges balançantes donnent à ce cimetière un cachet de paix intime et nonchalante.
Voici la cour extérieure pavée de gros blocs anguleux. Au fond croupit une mare. Un escalier en pente raide conduit aux habitations entourant la téké. Après avoir franchi un étroit couloir fermé par une porte bardée de fer, ffous arrivons sous la véranda, sorte de prolongement du toit que supportent des poteaux à cha<piteaux. Les derviches logent dans des cellules dont les portes minuscules donnent sur un promenoir. Une de ces portes, largement ouverte, laisse voir un derviche étendu sur un sofa. Il lit te Coran, dans un petit volume richement enluminé, vrai bij«u
avec eux un entretien commencé par saint. Paul voilà bientôt deux -mille ans.
dont on peut voir de beaux exemplaires aux devantures des orfèvres de la rue Venizelos.
Une partie de ces habitations est occupée par des famillespieuses qui, pour avoir fait à la mosquée l'abandon de leur fortune, vivent de ses revenus et abritent à son ombre leur vie inquiète. Ici, comme dans toutes les demeures turques, les femmes vivent à part, dans de grandes salles jalousement closes. A travers le treillis aux cannelures légères des fenêtres, on peut les voir accroupies sur des tapis, occupées à des travaux de ménage. Comme nous arrivons sous le porche de la téké, où un large écusson porte en caractères turcs l'inscription « Salut, fils d'Élie » un derviche, brandissant un trousseau de clefs, vient à notre rencontre. Il est coiffé d'un long fez jaune, un manteau court est jeté sur ses épaules, un pantalon large laisse voir de grosses chaussettes multicolores.
Après force gestes d'admiration sur la splendeur et la sainteté du lieu qu'il veut bien nous faire visiter, il nous introduit. On entre de plain-pied dans une vaste salle circulaire, assez semblable à une salle de théâtre. Deux galeries superposées et bordées d'une balustrade recevaient les spectateurs. Du plafond, chargé de dorures et de panneaux aux paysages bleus d'un idéalisme intense, descend un lustre aux aiguillettes disposées en forme de gigantesques palmes. Les derviches tourneurs évoluaient au-dessous, sur un large plancher séparé des assistants par une balustrade. A l'étage supérieur se trouve une estrade pour l'orchestre. Il était composé de huit flûtes, d'un tambouretd'une sorte de saxophone qui donnait le chant.
Le derviche dansait sous la surveillance de l'Higoumène, chef de la mosquée. Il était animé d'un double mouvement, rotatoire sur lui-même et circulaire autour de la salle. La danse était une prière, d'autant plus sainte et plus parfaite que le derviche était plus agile. Le summum de la perfection consistait à donner aux spectateurs l'illusion de ne point toucher le sol. Plusieurs y arrivaient. Il va sans dire que des phénomènes de magnétisme, ainsi que de la diablerie, se mêlaient à ces sarabandes. Tandis qu'il nous montre les vestiges de la mosquée dont le souvenir des beaux jours lui revient en mémoire, le vieux derviche qui nous accompagne semble s'émouvoir. Ses yeux, en effet, ne reverront plus la splendeur d'antan. La téké sainte a été
profanée en 1912, par quelques compagnies de soldats grecs qui y furent en subsistance. Le gros de la communauté s'en fut alors à Trébizonde. Trois derviches restèrent pour gérer la propriété. Quelques familles aisées vivent là encore. Elles ont voulu lier leur sort à celui de la mosquée malheureuse. Les pierres s'effritent, l'herbe croît entre les pavés; et, dans l'enclos, jadis retentissant de la danse effrenée des derviches, on n'entend plus que le miaulement d'un chat qui passe, ou le « couac » sec des corneilles qui se disputent sur les toits.
Avant que fussent installés, dans le camp retranché de Salonique, de confortables établissements de bains et douches à l'usage des poilus de l'armée d'Orient, ces derniers devaient, pour vaquer à leur propreté, se laver comme les héros antiques, dans les eaux des ruisseaux qui sillonnent le camp ruisseaux aux noms pompeux et remplis de malice,' comme ce SevSpoiroTafAÔî (fleuve de l'arbre) qui coule entre deux rives desséchées, et qui mesure bien 3 mètres dans son cours le plus large.
Ce furent les temps héroïques. Peu à peu le luxe vint à proximité de la grande ville, et aussi le goût de l'exotique. Les poilus furent conduits par sections aux bains turcs de vapeur, établissements que l'on rencontre dans presque toutes les villes en Orient, mais qui, par leur pittoresque, valent bien d'être décrits. Il existe un de ces établissements dans la rue Egnatia. N'était l'entrée banale, on le prendrait pour une mosquée à deux coupoles. C'est, en effet, l'aspect qu'offrent à l'extérieur ces bâtiments, dont les matériaux proviennent souvent des anciennes basiliques chrétiennes détruites par les Turcs.
Comme je passe dans la rue, un garçonnet aux yeux vifs vient jusqu'à moi et insiste pour que j'entre. Je cède et me laisse conduire. Il m'introduit dans une vaste salle circulaire. A droite, un comptoir moderne au fond, une alcôve où s'ébrouent quatre ou cinq pedis (domestiques) drapés dans des linges aux raies multicolores. Ils sont chargés d'aller au-devant du client, de le suivre jusqu'au moment du bain, et de le congédier.
Deux longues estrades avec escalier d'entrée et de sortie font le tour de la salle. Un pedi qui m'a vu entrer vient aussitôt m'y conduire. Il me présente un divan et me fait signe de me dévêtir. A
ce moment, le patron de l'établissement vient au-devant de moi. Il me prie de lui confier mon argent et mes papiers, qu'il enferme nonchalamment dansun coffre pour me les remettre à la sortie. Le pedi, toujours attentif, me passe une serviette et un linge, dont avec prestesse il me ceint les reins, puis il va au bas de l'escalier me tendre une paire d'escarpins, simples plaquettes de bois retenues au pied par une lanière.
C'est en cet appareil que je pénètre dans la seconde salle, aussi vaste que la première et entourée dé cellules qui sont comme les chapelles rayonnantes d'une abside de cathédrale. Ce sont les salles de bains proprement dites. Elles sont closes par une tenture et ne reçoivent le jour que par une ouverture pratiquée dans la voûte. Au fond, un socle de marbre ruisselant de vapeur chaude sur lequel le baigneur s'étend; il a près de lui une petite vasque où il puise avec une coquille l'eau tiède dont il s'asperge. L'opération terminée, il se drape à l'orientale dans le linge qui lui a été remis et va s'étendre dans la salle attenante, toute garnie de socles de marbres revêtus de tapis, où se prélassent, dans leurs draperies multicolores, les autres baigneurs. C'est là que le Turc goûte plus spécialement le plaisir du bain. L'atmosphère est douce, un jet d'eau s'élève au milieu de la salle et retombe gracieusement dans une vasque blanche aux ciselures compliquées. Des marchands viennent de la rue offrir des rafraîchissements, des mandarines, de fines cigarettes et surtout le précieux moka servi dans des tasses minuscules et qu'on susurre bruyamment.Parfois la salle sort de sa demi-obscurité et devient féerique. Un rayon de soleil parti de la voûte ajourée s'est posé sur un baigneur nonchalamment accoudé. Son torse s'éclaire comme un marbre, les couleurs éclatent. Le baigneur semble faire pièce avec le socle. C'est une fête pour l'œil, bien des artistes pourraient venir chercher là l'inspiration pour leurs toiles. Cette salle est une sorte de forum, on y discute des affaires, on y écoute les nouvelles, vraies ou fausses, jusqu'au coucher du soleil, heure où le muezzin appelle à la prière les fidèles de l'Islam. Ajoutons que ces établissements sont uniquement réservés aux hommes, et qu'il y règne la plus parfaite propreté et décence.
Salonique, io avril 1916.
Victor M.
Armée d'Orienl.
REVUE DES LIVRES
Mgr Albert Battandier. Annuaire pontifical catholique, 1916. Paris, Maison de « la Bonne Presse », 1916. In-8 carré, 875 pages, avec go illustrations. Prix 6 fr. 50.
Les circonstances de la guerre rendaient un peu difficile la publication de l'Annuaire pontifical catholique pour l'année 1916. Néanmoins, le travail a été conduit à bonne fin, grâce à la ténacité méritoire de l'auteur et des éditeurs. Il serait à désirer que le répertoire de Mgr Battandier, avec les notices qu'il contient, fût consulté par quiconque prétend parler ou écrire sur les questions religieuses, sur les problèmes concernant la Papauté ou la cour pontificale. On trouve dans ce recueil, une documentation pleinement digne de confiance. En s'y référant davantage, les journalistes s'épargneraient mainte bévue et se donneraient, à peu de frais, le luxe d'être exacts. Outre les indications relatives aux démarches et aux actes du Souverain Pontife, l'Annuaire nous apporte, avec tous les renseignements désirables, la liste tenue à jour des cardinaux, évêques résidentiels, évêques titulaires, vicaires apostoliques, dignitaires des congrégations romaines et des tribunaux et offices pontificaux, membres de la curie généralice des Instituts religieux, prélats et camériers de la cour du Vatican, diplomates accrédités auprès du Saint-Siège, établissements romains d'études théologiques, bibliques, canoniques, philosophiques. A titre de variété historique et rétrospective, Mgr Battandier a introduit quelques notes sur les Papes du dix-septième siècle, depuis Léon XI jusqu'à Innocent X. Parmi les documents de date récente, mentionnons le texte du Concordat conclu sous Pie X, ratifié sous Benoît XV, et réglant la condition légale de l'Eglise catholique dans le royauine de Serbie, notamment dans la Macédoine serbe (région du Vardar). Les terribles disgrâces que subit, pour quelque temps encore, la Serbie des Karageorgevitch ne retirent rien à ce traité de- sa haute valeur diplomatique et juridique. Les hommes d'Etat de tout pays ont d'utiles enseignements, d'excellents exemples, à en retirer pour le règlement des questions litigieuses qui concernent la hiérarchie catholique, le régime des écoles, la loi du mariage, la propriété ecclésiastique, les immunités fiscales du clergé (p. 69 et 70). Adaptation parfaite aux exigences du droit public dé l'Eglise, d'accord avec le droit de l'Etat.
Le travail le plus neuf que contienne l'Annuaire de 1916 est une importante note historique sur les évêques et les évêchés titulaires, on
disait autrefois in partibus. L'auteur y joint une liste des sièges titulaires, disposés d'après les provinces civiles de l'Empire romain. On doit l'en féliciter comme d'une œuvre de recherche sérieuse, patiente et originale. Yves de la Brièbe. Abbé LAGIER. La Compagnie du Saint-Sacrement de Grenoble. Valence, Céas, 1916. In-8, 76 pages.
De même que nous possédions de substantielles monographies sur la Compagnie du Saint-Sacrement à Marseille, à Limoges, à Toulouse, durant le second tiers du dix-septième siècle, voici une monographie sur la même Compagnie du Saint-Sacrement dans la capitale du Dauphiné. Que l'étude consciencieuse et instructive de M. l'abbé LAGIER soit, à son tour, la bienvenue t
Malgré d'incontestables mérites, cette monographie prête à quelques menus reproches, du point de vue de la méthode historique. L'auteur a omis d'énumérer et de décrire, dans l'Introduction, les différents manuscrits des Archives de l'Isère (fonds des religieux de la Charité, fonds de l'évêché) qui, avec le registre même de la Compagnie du Saint-Sacrement à Grenoble, constituent l'essentiel de sa documentation. D'autre part, M. Lagier ne paraît pas connaître assez complètement la bibliographie des travaux consacrés depuis quelques années à la Compagnie du Saint-Sacrement à Paris et en" province. Une omission nous a particulièrement étonné, car elle concerne un historien local qui, trente-quatre ans avant M. Lagier, a consacré plusieurs pages au même sujet d'après le même registre Armand Prudhomme, Histoire de Grenoble (Grenoble, 1882, in-8. Cf. p. 5o8 à 5i5). Il aurait été souhaitable que M. Lagier fît connaître avec un peu plus de détails le milieu social et religieux de Grenoble au dix-septième siècle, pour aider le lecteur à mieux comprendre l'importance du rôle joué par la Compagnie du Saint-Sacrement dans ses rapports avec les différentes classes de la population. Un autre travail, dont M. Raoul Allier avait donné l'exemple, aurait consisté à comparer les noms de ceux des membres du groupe grenoblois de la Compagnie du SaintSacrement, qui nous sont connus comme tels, avec la liste des adhérents grenoblois de la Congrégation de la Sainte-Vierge à la même époque liste publiée, en 1901, par le regretté P. Joseph Pra (un érudit dauphinois, lui aussi) dans son ouvrage historique sur les Jésuites à Grenoble. Pareil rapprochement n'est pas sans intérêt pour expliquer les origines et le recrutement de la Compagnie du Saint-Sacrement, à Grenoble comme en beaucoup d'autres villes.
L'auteur de la présente monographie a utilement, patiemment groupé les renseignements épars dans les procès-verbaux grenoblois de la Compagnie du Saint-Sacrement pour la période comprise entre i65a et 1666 œuvres de piété ou d'apostolat eucharistique, assistance des pauvres, répression de la mendicité, organisation de l'Hôpital Général, amélioration du régime dea pritons, lutte contre leb
désordres et les scandales, conversion des protestants, interventions auprès de l'autorité publique pour ramener l'exercice du culte protestant aux strictes limites prévues par l'Edit de Nantes.
Les œuvres entreprises dans chaque ville de province par la Compagnie du Saint-Sacrement sont à peu près partout identiques; l'esprit, les méthodes sont les mêmes en tous lieux; la correspondance régulière avec le groupe parisien garantit, à travers la France entière, une remarquable unité d'inspiration. M. l'abbé Lagier fait remarquer à juste titre combien ce mouvement organisé d'action catholique a exercé une influence heureuse et profonde sur la société française du dix-septième siècle. S'il y a eu, Grenoble comme ailleurs, quelques erreurs commises par excès de zèle, l'histoire doit retenir surtout ce qui l'emporta sans conteste la généreuse ardeur au service de la vérité, l'intelligence et la méthode dans l'exercice persévérant de la charité. Yves de la Brièke. Jean VABior. – Sainte Odile, patronne d'Alsace, que l'on fête le treize décembre. Paris, Grès, 1916.
Après avoir bien combattu pour essayer de rendre l'Alsace à la France, M. Jean Yabiot s'emploie à faire connaître sainte Odile, la patronne de notre province perdue et bientôt retrouvée, nous l'espérons. Du point de vue littéraire, son opuscule relève du genre dramatique des mystères chers au moyen âge. Mais du point de vue national, il était particulièrement opportun et actuel de rappeler cette histoire quand demain nous reviendra, avec tous ses souvenirs, la terre que domine la montagne consacrée à la douce sainte. H. P. Paul DELAY. -Les Catholiques au service de la France. Paris, Bloud, 1916. Prix 3 fr. 5o.
Pour les trois diocèses de Paris, de Meaux, de Versailles, M. Paul DELAY retrace par quels procédés et avec quel zèle les catholiques ont su faire œuvre de bons patriotes., L'auteur ne prétend pas ainsi réclamer un monopole il remarque seulement, à juste titre, que les catholiques qui n'avaient à faire pour le passé, au point de vue national, aucun mea culpa, ont pris encore, une fois la guerre venue, « une place très noble » dans l'Union sacrée. C'est tout, et nul d'entre eux n'en tire vanité. Ils demandent uniquement qu'on ne vienne jamais à le méconnaître. H. P. Abbé J. Poirier, curé de Saint-Josse-sur-Mer. Une âme de saint Hubert de laNeuville, lieutenant au 353' infanterie, tué à l'ennemi le 25 septembre 1915. Paris, Téqui, 1916. Prix i fr. 5o. L'intérêt et la valeur de ce livre, livre avant tout de piété, se trouvent dans ces mots d'une lettre de condoléance du prêtre-caporal, qui reçut
les dernières confidences du héros, à la mère de celui-ci « Je salue d'abord la mort d'un brave, mais surtout la mort d'un saint. » 11 ne faut pas chercher l'homme dans le lieutenant Hubert de la Neuville. Son hagiographe ne fait d'ailleurs aucun effort pour, le poser sous un angle de lumière humaine. C'est que Dieu a mis de bonne heure sur son âme le sceau des saints rêves généreux, élans et carrière mondaine brisés par la souffrance, parfaite résignation, pensées uniquement surnaturelles, offrande plénière de soi, dévotion au Sacré-Cœur ardente et pénétrante. « Dieu n'attend peut-être que le don de cent âmes d'élite pour nous donner la victoire et la paix », écrivait de sa tranchée le lieutenant, quatre mois avant sa mort. Une vie, préparée de longue date à être l'une de ces cent vies rédemptrices, par un atavisme chrétien, l'influence d'une mère admirable, le travail intime de grâces choisies jamais refusées, telle est la vie, simple comme l'action, douce comme l'onction du Saint Esprit, qu'en un style tel quel et suivant une allure presque archaïque, M. Poibieb offre, en hommage de sympathique vénération, à la mémoire d'un de ses plus dignes paroissiens, à l'édification des âmes pieuses et à la surprise de bien des gens. Henry Courre.
Abbé Michel CRAYOL. Meilleur que l'argent et l'or ou la Reconnaissance. Bureau du Règne de Jésus par Marie, à Saint-Laurent-surSèvre (Vendée). Broch. de propagande, 15 pages. Prix 10 centimes. Ceci est comme un bref catéchisme sur le devoir de la Reconnaissance. Dieu est notre constant bienfaiteur: ne l'oublions-nous pas? La communion, le sacrement eucharistique, est pour nous le plus excellent moyen de rendre à Dieu les actions de grâces qui lui sont dues. De plus, comme tous les bienfaits de Dieu nous viennent par Marie, c'est aussi par son intermédiaire que nous ferons monter vers Dieu notre reconnaissance.
Opuscule d'une piété simple et solide, digne de son aîné :Le Ciel sur la terre. (Voir Etudes du 5 juin igi5, p. 430.) Lucien DELILLE. E. BAILLY, directeur général de l'Association de Notre-Dame-du-Salut. -Retraite du Pèlerinage national de Lourdes, du 19 ou 22 août igi5. a" édition. Paris, Maison de « la Bonne Presse ».
Un cadre de retraite tel que Lourdes, dans la double circonstance du Pèlerinage national et de la guerre, n'était-ce pas de quoi tenter des âmes pieuses de Français Aussi, est-ce par milliers que les fidèles sont venus entendre, pendant trois jours, le développement de cette opportune pensée « Nous avons eu à Lourdes des miracles, nous avons sur nos champs de bataille des héros; pour obtenir le salut de la France, il faut encore et surtout des saints. » En tout, neuf Conférences, dont l'ossature est nette, mais le tissu musculaire moins rigide.
C'est que l'orateur s'adresse à la foule et la foule se lasse bientôt, particulièrement en des journées de pèlerinage, d'une suite serrée et trop doctrinale. Alors, les histoires, les traits, les souvenirs personnels très touchants, ces derniers ont leur place et jouent leur rôle de fixer l'idée par l'exemple, en piquant l'attention populaire. Du reste, leur source est, d'ordinaire, le grand fait apologétique de Lourdes. C'est ici le meilleur titre de ce livre. La division préliminaire des sermons, marquée à la manière classique, aura, elle aussi, son utilité il y a là des plans heureux et de bonnes idées, auxquelles la haute personnalité du T. R. P. E. Baiixy assure autorité et diffusion. Henry Courbe.
Abbé Charles CALIPPB, chanoine honoraire d'Amiens. La Guerre en Picardie. Préface de S. G. Mgr de la Villerabel, évêque d'Amiens. Paris, Téqui, 1916. In-ia, illustré, xn-zioo pages. Prix 3 fr. 5o. Le temps qui use toute chose a fait oublier à bien des Français, à la distance des vingt-deux mois qui nous séparent des débuts de la guerre, le martyre qu'ont subi nos départements du Nord durant les cinq premiers mois de l'invasion, d'août à décembre igi4- Voici donc des pages d'un réalisme sans effort qui rafraîchiront leur mémoire à l'heure du règlement des comptes.
Il ne s'agit pas d'une histoire l'entreprise serait prématurée, alors que la région dont M. CALIPPE rappelle les premières souffrances gémit encore, pour les trois quarts de son territoire, sous le talon de la botte allemande. C'est un simple carnet de notes, relevé sur les confidences personnelles et les journaux intimes de réfugiés, témoins oculaires, choisis parmi les plus consciencieux et les plus autorisés et, notamment, de prêtres. Ce relevé suit l'itinéraire de sang de l'armée cruelle à travers le pays picard, au nord et au sud de la Somme, à l'intérieur d'un heptagone irrégulier circonscrit par les villes de Péronne, Combles, Albert, Chaulnes, Roye, Montdidier et Moreuil. Une carte guide le lecteur d'étape en étape sur cette rouge voie douloureuse. Chacune de ces étapes, est marquée du même sceau teuton les mêmes récits se lisent d'identiques entrées bruyantes, d'installations fanfaronnes, de précautions poltronnes, de réquisitions excessives, de perquisitions, de pillages, de menaces, d'emprisonnements, d'envois en exil, d'exécutions et d'exodes lamentables. Cela se lit avec un haut-le-cœur, mais sans impression de monotonie, car ces récits, plutôt croquis qu'histoires, défilent courts et prestes, nullement apprêtés de style, tels des films documentaires. Seize photogravures, presque toutes d'églises détruites et saccagées, fixent l'attention sur l'immensité des ruines accumulées dans ces riches et artistiques contrées.
Un service, imprévu peut-être, de ce musée d'horreurs, est de mettre en relief l'importance du clergé au regard des Kommandanturs et de prouver, par conséquence, en réponse à la « rumeur infâme », le rôle de protection qu'il a joué envers les malheureuses populations
du Nord. La question d'impartialité est résolue par cette remarque que le narrateur relate et s'abstient de juger. Un tel ouvrage porte en soi une valeur durable. Henry Courbe. Tout le front, de la mer du Nord à la Suisse. Carte au 5ooooo* en six couleurs (81 X 64 cm.). Paris, Berger-Levrault. Prix 3 francs. Facilement lisible aux profanes, cette carte leur permet d'avoir sous les yeux, dans un espace restreint, l'ensemble du champ de bataille franco-allemand. Elle s'étend de la mer du Nord aux Vosges; outre nos départements français voisins de la ligne de feu, elle comprend toute la Belgique et le Luxembourg, une partie de la Hollande, de la Prusse Rhénane et du Palatinat, donc aussi l'Alsace-Lorraine. Sans prétentions proprement techniques, elle vise surtout à la clarté immédiate et parlante pas de cotes chiffrées, mais des ombres; pas de signes graphiques, mais des couleurs. Villes et villages, routes et fleuves, bois et collines apparaissent ainsi au premier coup d'œil, avec une précision bien suffisante pour qui n'a point à commander les opérations militaires, mais à en suivre le récit.
Nous avons plusieurs fois déjà signalé les cartes éditées en ce genre par la maison Berger-Levrault. Celle-ci, avec les mérites des précédentes, témoigne, en outre, d'un réel progrès dans la légèreté de l'impression lithographique. Aussi, la profusion du détail ne l'empêche pas d'être franchement agréable à l'ceil. Joseph BOUDÉE. Pierre de Valkose. Une âme d'amante pendant la guerre. Paris, Perrin. In-i6, 270 pages. Prix 3 fr. 5o.
La guerre a changé bien des choses. Plût à Dieu qu'elle nous eût débarrassés de ces romans passionnels, où tout l'intérêt s'attache à une femme infidèle 1 M. Pierre de Valjrose, qui est un auteur évidemment jeune, doué d'un vrai talent et d'intentions excellentes, n'a pas osé, semble-t-il, rompre avec la fâcheuse tradition.
Il est vrai qu'il se réclame d'un maître illustre. A celui-ci il emprunte une finesse d'analyse psychologique déjà remarquable une simplicité d'action poussée presque à l'indigence; un goût extrême pour les subtilités sentimentales; une singulière volonté d'amalgamer, en des pages aux intentions bienfaisantes, la psychologie passionnelle, le réalisme médico-chirurgical et la morale catholique. Il n'y réussit d'ailleurs pas trop mal. Par sa thèse, sa donnée sentimentale, ses développements d'idées et ses études d'âmes, le livre qu'il vient d'écrire mériterait de s'appeler, sans trop de prétention ni d'injustice, le Sens de la vie. On éviterait ainsi au titre un mot très expressif, sans doute, mais assez mal sonnant, de nos jours, aux oreilles chastes. Bon disciple d'un maître excellent, M. Pierre de Vairose possède assez de talent pour faire du neuf. Il pouvait donc choisir une autre donnée, que l'éternelle histoire de la femme adultère. Disciple aussi et surtout de Jésus-Christ, – l'ensemble de sa pensée le prouve, il
devait ne traiter un pareil sujet qu'avec d'infinies délicatesses. J'entends bien qu'il tient son roman pour moralement bon, parce que l'héroïne expie sa faute, grâce à la guerre qui lui en ravit l'objet. Mais il fallait se rappeler que la fin ne justifie pas toujours les moyens! I Une thèse louable ne saurait excuser certaines expressions sensuelles, certaines images voluptueuses, qui ne devraient jamais se trouver sous la plume, ni sous les yeux, ni dans la pensée même d'un catholique. Si ce livre doit faire du bien, il n'en fera qu'aux femmes déjà coupables, ou du moins tout près de l'être; les autres feront mieux de s'en interdire la lecture.
Les qualités réelles, mises en œuvre dans la composition, apparaîtraient mieux encore, si tout l'ouvrage n'était écrit sous forme de journal intime et de lettres. Quelques négligences fâcheuses déparent le style et trahissent la hâte.
Quand M. Pierre de Valrose égalera le soin d'écrire à celui d'analyser quand il mettra toute la délicatesse de sa conscience catholique au service de son incontestable talent; quand surtout il saura rompre résolument avec des données sentimentales dont notre goût et notre foi ne veulent plus qu'on fasse le thème préféré et presque unique des œuvres littéraires, nous serons heureux de saluer en lui un bon romancier, au sens le plus français et le plus chrétien du mot. Joseph Botjbée.
Isabelle KAISER. Le Vent des Cimes. Paris, Perrin, 1916. Prix 3 fr. 5o.
Pourquoi ce titre le Vent des Cimes, pour présenter une série de contes sans lien apparent et de natures diverses P C'est peut-être parce que la forte brise, passant sur une tabled'écrivain, entraine pêle-mêle tous les feuillets qui s'y trouvent et les mène, dans une ronde égalitaire, jusqu'aux casiers de l'imprimeur. C'est aussi que l'auteur nous déclare avoir pour ami « le vent des cimes » auquel elle a voulu dédier sa nouvelle œuvre. Plusieurs de ces récits ont de la facture, mais à côté d'autres de source meilleure, plusieurs se ressentent d'une inspiration bizarre, morbide. Et la simple morale ne trouve pas toujours son compte en ces imaginations. On nous y montre, une fois par exemple, la « générosité » d'un homme qui cède sa femme à un autre, sous prétexte que son épouse préfère cet autre au mari légitime. C'est, nous dit-on, qu'il « savait que sa sérieuse Martha ne s'était pas dérobée aux devoirs conjugaux par simple caprice de femme, mais qu'elle avait agi sous l'impulsion souveraine d'un de ces amours indomptables basés sur les affinités électives ». Ah non I on nous les a suffisamment chantés, les droits prétendus de l'individu et de l'amour libre. Cela, c'est de la mauvaise littérature d'avant-guerre. Aujourd'hui, ce sont les seuls échos de tous les sacrifices consentis, au front ou à l'arrière, que doit nous apporter le Vent des Cimes. H. P.
Le mouvement religieux suscité en Galilée par la parole de Jésus a gagné les provinces d'alentour la Syrie, la Décapolé, la Pérée, la Judée, et même l'Idumée. On accourt en foule pour entendre Celui qui parle comme jamais homme n'a fait. Bien que le Maître se prodigue, au point de ne pas prendre le temps de manger2, il ne suffit pas à l'avidité de ces affamés du don de Dieu. Et, d'autre part, le temps presse. Jésus sait que son heure approche. Il ne lui reste guère plus d'un an pour faire l'oeuvre dont son Père l'a chargé et encore se propose-t-il de quitter la Galilée quelques mois avant sa Passion, pour reprendre, à Jérusalem et dans la terre de Judée, les prédications, qui avaient été les prémices de son ministère public.
Le cœur de Jésus s'emplit de pitié en voyant le délaissement de ces foules « harassées comme des brebis sans pasteur ». Le moment est venu d'exécuter le projet dont, l'an dernier, il faisait confidence à ceux de ses disciples qui l'accompagnaient à travers la Samarie. Assis sur le bord du puits de Jacob, il leur disait « Levez les yeux et voyez les campagnes qui sont déjà blanches pour la moisson. » Je vous ai envoyés (il parle au passé, tant cette mission est proche et certaine) moissonner ce que vous n'avez pas cultivé d'autres' ont travaillé et vous êtes entrés en jouissance de leurs travaux3». Aujourd'hui, le champ défriché par les prophètes, par Jean-Baptiste surtout, est couvert d'épis mûrs. C'est une moisson qui s'offre d'elle-même à la faucille, mais les bras manquent pour la rentrer dans le grenier du Père de famille. Et se tournant vers ses disciples, Jésus leur dit « Priez donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers. » i. Cet article ett extrait d'un commentaire deeaint Matthieu, en préparation. a. Marc, m, 30. 3. Jean, îv, 35-38.
U#f PAGE D'ÉVANGILE | )LA MISSION DES DOUZE' t
En attendant, il convoque les Douze qu'il a déjà choisis entre tous ses disciples, pour les associer particulièrement à sa vie. Il leur déclare son dessein de les envoyer prêcher l'Évangile du royaume de Dieu sous leur propre responsabilité, bien qu'en son nom. Tout comme lui est l'envoyé de Dieu, les Douze seront ses « envoyés » ou apôtres. C'est sur ces pauvres pêcheurs galiléens que le Christ entend faire reposer l'avenir de son œuvre. Les évangélistes énumèrent leurs noms à peu près dans le même ordre, et saint Matthieu le fait précisément à propos de la mission qu'ils reçoivent aujourd'hui. Ce sont « Le premier', Simon (appelé Pierre) et André son frère; Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère; Philippe et Barthélémy2; Thomas et Matthieu le publicain Jacques, fils d'Alphée, et Thaddée (ou Lebbée, plus connu sous le nom de Jude); Simon le Cananéen et Judas l'Iscariote (qui est aussi celui qui l'a trahi). » Les six qui viennent en tête de cette liste sont des disciples de la première heure s, encore qu'ils soient retournés temporairement à leurs filets, pour des raisons que les évangélistes ne nous ont pas fait connaître4. Matthieu, autrement dit Lévi, a été appelé il y a quelques mois, alors que Jésus passait devant son comptoir de douanier dans le port de Capharnaûm. Nous ne savons rien des circonstances qui ont accompagné la vocation des autres.
A ces Douze, Jésus « donne pouvoir sur les esprits impurs (qui contrarient l'action divine dans ce monde), afin de les chasser et de guérir toute maladie ou infirmité », dont ces mêmes esprits se servent pour affliger et asservir les enfants des hommes. Il les envoie deux à deux 5, vraisemblablement d'après l'ordre même de l'énumération qui se lit ici dans le premier évangile. Il est naturel que des frères, comme Simon et André, Jacques et Jean, dés amis, comme Philippe et Nar. Le plus récent commentateur anglican de saint Matthieu, A. Plummer, fait sur ce mot la réflexion suivante « Saint Matthieu ne met pas seulement Pierre en tête, comme font tous lei autres, mais il l'appelle spécialement « le premier » (itpÔToç); ce qui eût été superflu pour dire seulement le premier de la liste. Ce terme signifie la prééminence de Pierre, An exegelical commentary on the gospel according fo S. Matthew, 1909, p. i47.
a. Probablement le même que Nathanaël.
3. Jean, i, 35-61. 4. Malth., iv, t8-aa. 5. Cf. Marc, vi, 7.
thanaël (Barthélemy) restent associés pour cette première mission apostolique, eux que la grâce de la vocation n'a pas séparés.
Le chapitre dixième de saint Matthieu ne contient guère que les instructions données par Jésus-Christ ù ses apôtres au sujet de la conduite à tenir pendant leur mission. Ce discours du Seigneur se retrouve bien dans saint Marc et saint Luc, mais fragmenté et disséminé. L'état des textes doit tenir à deux causes principales. Si un certain nombre de recommandations sont différemment encadrées, c'est qu'en effet le Maître les aura faites à diverses reprises 1. Mais, d'autre part, il est assez dans la manière de saint Matthieu de grouper des sentences ayant trait à un même objet. La longue parenthèse qui concerne les persécutions souffertes pour l'Évangile (du verset 16 au verset 29) paraît bien avoir été rédigée d'après le procédé synthétique. Quoi qu'il en soit, l'ensemble de ces instructions déborde manifestement la première mission des Douze, celle qui suivit de près leur élection, peu de temps avant la mort de Jean-Baptiste.
A ne tenir compte que du cadre des événements auxquels il est fait ici allusion, le discours peut se diviser en trois parties les instructions directement relatives à la mission des apôtres en Galilée (5-i5), celles concernant leur ministère après la Pentecôte (i6-a3), celles enfin qui regardent les missions apostoliques de tous les temps (24-42). Chacune de ces trois séries se termine par la formule familière à Jésus En verité, je vous le dis.
Le style du morceau avertit assez qu'il ne veut pas être entendu tout uniment au pied de la lettre. A son ordinaire, Notre-Seigneur a renfermé dans de brèves sentences (hyperboliques, 9-10, ou proverbiales, i4-i6) toute la théorie de l'apostolat l'esprit avec lequel on doit l'entreprendre et l'attitude qu'il convient d'y garder jusqu'au bout. Tout comme au chapitre sixième (19-34), Jésus-Christ avait formulé la loi chrétienne du détachement et de la confiance dans le Père qui est au ciel, ici il déclare que ce détachement doit aller dans l'apôtre jusqu'au dépouillement effectif de tout ce qui t. La comparaieon des versets 88 et Sg avec xvi, a4-»5 autorité positivement l'hypothèae.
embarrasserait son ministère, et l'empêcherait d'autant de se dévouer sans réserve à la propagation du Royaume de Dieu. 1. Pendant la mission en Galilée. Matth., x, 5-t5 (Marc, vi, 7-i4; Luc, ix, 3-5; cf. x, 4-ia.)
5Ces Douze, Jésus les envoya, après leur avoir donné des instructions. Il disait « N'allez pas sur le chemin (qui mène) chez les Gentils, et n'entrez pas dans les villes des Samaritains; 6mais allez plutôt aux brebis perdues de la maison d'Israël. 'Sur votre route, prêchez, en disant Le royaume des cieux est proche. 8Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. 9Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie (pour porter) dans vos ceintures, loni besace pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton; car l'ouvrier mérite sa nourriture. "En quelque ville ou village que vous entriez, informez-vous s'il y a là quelqu'un digne (de vous recevoir), et demeurez chez lui jusqu'à ce que vous partiez. "En entrant dans la maison, saluez-la [en disant Paix à cette maison]. _<3Et si la maison en est digne, que votre paix vienne sur elle; si elle n'en est pas digne, que votre paix vous retourne. uEt si quelqu'un ne vous reçoit pas et n'écoute pas vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville, et secouez la poussière de vos pieds. 15En vérité, je vous le dis Il y aura moins de rigueur, au jour du jugement, pour le pays de Sodome et de Gomorrhe que pour cette ville-là. »
L'Évangile devait être prêché aux Juifs avant que d'être porté aux païens, et même aux Samaritains. C'était le privilège du peuple élu et, dans son ministère personnel, Jésus s'est fait une loi de la respecter*. Il entend que ses apôtres fassent de même. « N'allez pas sur le chemin qui mène chez les Gentils » en Phénicie, en Syrie, dans la Décapole; « n'entrez pas dans les villes des Samaritains », près desquelles vous aurez peut-être à passer; « mais allez plutôt aux brebis perdues de la maison d'Israël », héritière légitime des promesses faites à Abraham, Isaac et Jacob. Viendra un jour où cette restriction n'ayant plus sa raison d'être, le I. xv, a4. L'excursion qui conduira bientôt Jésus en Phénicie et dans la Décapole n'est pas une exception à cette règle. Saint Marc (tu, s4, 35) fait observer qu'il entendait faire ce voyage secrètement, sans être reconnu. Et pareillement, s'il passe ou tente de passer par la Samarie (Jean, iv, 4; Luc, ix, 5a xvn, n), c'est pour aller plus directement de Judée en Galilée et inversement. « lui fallait passer par la Samarie », dit saint Jean.
Christ enverra ses apôtres prêcher l'Évangile au monde entier1; cependant, même alors, ils iront aux Juifs d'abord, et puis aux Gentils. C'est l'ordre établi par l'élection divine, et les dons de Dieu sont sans repentance2.
« Les brebis perdues d'Israël » sont les foules juives qui errent à l'aventure parce qu'elles ont été délaissées de ceux qui avaient le devoir d'en prendre soin les Scribes et les Princes des prêtres. Ces doctes, ces purs vouent à la malédiction divine la tourbe qui ne connaît pas la Loi3. Le bon Pasteur en a pitié. S'il pense tout d'abord à ces délaissés, ce n'est pas qu'il y ait une catégorie de Juifs exclue de sa tendresse seulement, venu en médecin, il s'empresse auprès de ceux qui sont malades et ont conscience de leur mal. Les autres, ceux qui se croient bien portants, ne sont pas encore disposés à accepter ses services 4.
Aujourd'hui, les apôtres reçoivent le pouvoir de prêcher et de guérir, de soulager les âmes et les corps. Plus tard, ils seront encore chargés de baptiser. Saint Jean5 nous apprend, il est vrai, que Jésus, ou plutôt ses disciples, baptisaient dès cette époque; mais on se demande, avec raison, si c'était déjà le baptême chrétien.
-C'est la dernière fois que nous rencontrons la formule « Le royaume de Dieu est proche », elle va faire place à une autre qui révèle l'efficacité de l'oeuvre de Jésus « Si je chasse les démons par l'Esprit de Dieu, c'est donc que le royaume de Dieu est venu à vous s. » Avec l'entrée en scène du Christ sur le théâtre que son précurseur lui a préparé, l'Évangilea franchi une étape décisive.
Parmi les œuvres que les Douze auront à faire au nom du Christ, leur Maître, il y a celle de « ressusciter les morts ». Comme rien de pareil ne se lit dans les deux autres évangélistes, et qu'il n'est dit nulle part que les apôtres aient accompli pareil miracle pendant la présente mission en Galilée, d'anciens manuscrits (tant du texte que des versions) omettent ce membre de phrase, mais c'est à tort. Autre chose est un pouvoir, et autre chose est son usage. De ce que Jésus donne à ses apôtres la vertu des miracles qu'il opère luii. xxviii, 19. – 2, Rom., t, t6; xi, ag Act.,1111, 46.
3. Jean, ^11, 4g. 4. », ia-i3. 5. m, 39; iv, a. – 6. m, 28.
même, il ne s'ensuit pas que ceux-ci auront, de fait, à ressusciter des morts. Au reste, nous ignorons le détail des œuvres merveilleuses dont leur prédication fut accompagnée. Saint Marc se borne à dire qu'ils chassaient les démons et guérissaient les malades Un incident postérieur, qui se lit dans saint Luc, est peut-être plus significatif. S'ils n'eussent déjà fait l'expérience de la puissance miraculeuse que Jésus peut donner aux siens, les enfants de Zébédée ne lui auraient pas dit, sans l'ombre d'hésitation « Maître, veux-tu que nous disions au feu du ciel de descendre et de les consumer 2 P »
L'apôtre ne trafiquera pas du don de Dieu. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement », c'est dire Prêchez, guérissez sans rien exiger pour des services qui ne tiennent pas à vos mérites, mais à la libéralité divine, dont vous êtes les instruments auprès des hommes. Et Jésus énumère ici quelques-uns des profits que le missionnaire, mal inspiré, pourrait songer à tirer de l'Évangile. « Ne vous procurez (littéralement n'acquérez) ni or, ni argent, ni menue monnaie (pour porter dans vos ceintures) » en manière de viatique. Dans l'antiquité, et aujourd'hui encore en Orient, c'est dans la ceinture qu'on cache sa bourse. Ce n'est pas tout, les apôtres, ne doivent porter ni besace pour y serrer des provisions de route, ni deux tuniques une de dessus et une autre de dessous (certains pensent qu'il s'agit d'une tunique de rechange); ni chaussures, mais aller pieds nus, comme font les pauvres gens; ni même un « bâton » de voyage.
S'il n'était question que de la défense faite à l'apôtre de n'exiger aucune rétribution temporelle en retour de son ministère spirituel, tout le passage s'entendrait sans peine; mais la teneur du texte, la comparaison avec les deux autres évangélistes et l'interprétation commune font assez voir qu'il s'agit encore d'un dépouillement effectif des biens terrestres, représenté comme une exigence de la vie apostolique. Précepte ou conseil? Faut-il entendre le texte à la lettre? Autant de questions qui rendent le commentaire laborieux. i. Marc, ti, il. – a. Luc, «, 5/J.
Observons d'abord les variantes que présentent ici les trois évangiles, car elles sont significatives. Dans saint Matthieu et saint Luc se lit la défense imprécise « d'avoir deux tuniques », tandis que dans saint Marc il est défendu « de se revêtir de deux tuniques » à la fois, comme font les gens riches et oisifs. Dans saint Matthieu et saint Luc, Jésus-Christ interdit « d'avoir des chaussures et même un bâton »; ce qu'il permet positivement dans saint Marc. Pour avoir raison de ces divergences, pas n'est besoin de recourir à des subtilités peu satisfaisantes, comme de distinguer entre des sandales et des souliers proprement dits, entre un bâton pour s'appuyer et un bâton pour se défendre, entre un bâton au sens propre et un bâton au sens figuré, pour signifier le pouvoir de commander et de reprendre. Puisque la tradition chrétienne ne nous a pas gardé l'intégrité littérale des discours de Notre-Seigneur, c'est qu'elle ne la jugeait pas nécessaire au sens. S'il s'agissait réellement d'un bâton à porter ou à laisser, saint Matthieu et saint Marc seraient irréductiblement contradictoires; mais du moment qu'on envisage le « bâton » comme un exemple concret et symbolique des impedimenta à laisser et des précautions à éviter, parce qu'elles diminuent dans le missionnaire la confiance en Dieu, un bâton est si peu que rien; on peut le permettre ou le défendre sans détriment pour la recommandation elle-même. Sous la diversité de l'expression, le sens reste bien réellement identique portez le moins possible et comptez sur la Providence
Lors de leur première mission en Galilée, les apôtres auront sans doute gardé à la lettre la plupart de ces prescriptions. Un passage de saint Luc semble bien le donner à entendre*. Et, du reste, la chose se comprend sans peine i. Dans le style parabolique, il ne faut pas s'attacher matériellement aux termes de la comparaison, mais à la pensée qui s'en dégage. Notre-Seigneur a dit: n A celui qui veut prendre ta tunique, abandonne encore ton manteau » (y, 4o), pour nous enseigner à surmonter la violence par la douceur, à vaincre le mal par le bien. Sans changer la portée réelle de son enseignement, il aurait pu dire « Abandonne ta tunique à qui veut la prendre, contente-toi de ton manteau. » Seulement, la maxime serait moins bien frappée, à cause de l'atténuation des contrastes. Cette explication est tout à fait dans la manière de saint Augustin. De cens. Evang., Il, 27; P. L., t. XXXIV, col. 1090.
a. xxu, 35.
les missionnaires ne sont encore que douze, ils vont à une population simple, préparée à les accueillir à cause de la réputation de celui qui les envoie; ils n'auront pas à sortir d'un pays où l'hospitalité est en honneur, surtout à l'égard des maîtres religieux. Mais, étendues aux missions postérieures, à celles surtout que doivent entreprendre les successeurs des apôtres (et la plupart des anciens les ont entendues de la sorte), les instructions du Seigneur deviennent plus difficiles à pratiquer. De bonne heure, on a senti qu'avec le changement des conditions elles avaient perdu de leur portée littérale. Les meilleurs d'entre les ouvriers apostoliques n'ont pas cru aller contre l'Évangile en faisant par prudence, non par manque de confiance en Dieu, des provisions modérées; tout comme ils n'ont pas eu conscience de pécher contre le Saint-Esprit en préméditant leur défense devant les tribunaux, malgré la lettre du texte'. Les plus rigoureux observateurs de la pauvreté religieuse, les membres des ordres mendiants, pensent rester en règle avec l'Évangile, encore qu'ils portent une besace pour quêter leur pitance quotidienne.
A ses débuts, la vie apostolique se manifeste dans des conditions exceptionnelles. Pour donner une haute idée du désintéressement qu'elle comporte, pour lui imprimer un élan de confiance en Dieu dont les temps à venir puissent bénéficier, Jésus-Christ prescrit aujourd'hui à ses apôtres une pauvreté plus rigoureuse que celle qu'ils pratiquent d'ordinaire .en sa compagnie2; mais la valeur de ces instructions consiste bien plus dans un esprit à prendre, que dans une attitude extérieure à garder. Son geste, tant rayonnant de l'amour des choses célestes, devait être répété un jour par tc le petit pauvre » d'Assise. En introduisant dans. sa règle les paroles mêmes du texte évangélique, saint François les entendait bien littéralement; mais l'expérience ne devait pas tarder à faire voir que-si « l'esprit est prompt, la chair a des infirmités », dont il faut tenir compte quand on légifère pour des hommes.
L'apôtre ne doit pas vendre le don de Dieu contre de l'ari. x, 19. i. Jean, XII, 6.
genti cependant, il gagné sa vie dans l'exercice même de son ministère, « car l'ouvrier mérite sa nourriture ». Serviteur de son prochain, il a le droit d'être entretenu, je ne dis pas enrichi, par ceux dont il sert les intérêts spirituels. Saint Paul reprendra plus tard cette parole du Seigneur pour revendiquer le droit de l'apôtre à « vivre de l'Évangile1 ». L'envoyé du Christ se conciliera d'avance l'estime et la bienveillance, eii demandant l'hospitalité à celui qu'on lui à signalé comme le plus digne de le recevoir, à cause de ses dispositions favorables pour l'Évangile (ce sens est suggéré par le verset i3); et il restera jusqu'au bout dans cette même maison. De la sorte, il évitera le reproche d'inconstance. Autrement, il paraîtrait rechercher son bien-être et faire peu de cas des services de l'hôte qui l'a accueilli tout d'abord. Est-il besoin d'ajouter qu'en certains cas on pourra agir différemment?
En entrant dans la maison, saluez-la [en disant « Paix à cette maison. »]' On tient généralement que ces derniers mots n'appartiennent pas au texte authentique de saint Matthieu ils auront été empruntés à l'endroit parallèle de saint Luc2. Pour saluer, les juifs avaient l'habitude de dire. « La paix soit avec vous3. » En s'attachant au sens, on traduit par le futur « Votre paix viendra sur elle. votre paix vous retournera »; mais le texte porte littéralement « Que votre paix vienne sur elle. que votre paix vous retourne. » Un bienfait n'est jamais perdu, même s'il ne profite pas à celui auquel il était destiné. Il donne toujours à son auteur la satisfaction du bien accompli, « car, a dit le Maître, il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir' »; sans parler de la récompense promise à toute bonne action faite pour l'amour de Jésus-Christ5.
En sortant de la maison ou de la ville inhospitalière, i. I Cor., ne, i-i4. – 2. Luc, x, 5.
3. Gen., xun, a3; Juges, xix, 20; Tob., zn, 17; etc.; Luc, xxiv, 36; Jean, m. 31, 26.
4. Act., xk, 35.
5. x, Ito-ia. – « Ne parlez paa d'affection gaspillée, l'affection n'est jamais gaspillée. Si elle n'enrichit pas le cœur d'autrui, ses eaux, en faisant retour à leurs sources, comme la pluie, les remplissent de fraîcheur. Ce que la fontaine 3 fait jaillir retourne de nouveau à la fontaine, »-Longfellow, Evtmgdine, 11, 1.
« secouez la poussière de vos pieds o. Les plus exacts d'entre les juifs avaient, dit-on, l'habitude, quand ils revenaient des pays païens, de secouer leurs sandales à la frontière, en les frappant l'une con,tre l'autre, pour ne pas s'exposer à souiller la terre sainte de la Palestine par la poussière apportée d'une terre impure. Avec le, temps, on dit « secouer la, poussière de ses pieds », pour faire entendre qu'on répudiait une solidarité. Ici, la formule signifie, que l'apôtre n'est pas responsable du délaissement de celui qui n'a pas voulu, l'accueillir1. Ce n'est pas à dire que rebuté une fois, il ne doive plus revenir à la charge. Jésus-Christ, son Maître, a multiplié les tentatives pour le salut de Jérusalem2.
Les Juifs rejetant le Christ et son Évangile sont plus coupables que les habitants de Sodome et de Gomorrhe, et ils recevront un châtiment proportionné. Leur responsabilité grandit dans la mesure même des dons qui leur ont été faits 3.. Notre-Seigneur les assigne au jour du jugement. « Le jour du jugemen,t » s'entend d'ordinaire dans le Nouveau Testament du jugement dernier; cependant, comme il s'agit ici du jugement d'une ville, il peut se faire qu'ilyaitdans ce terme une allusion directe à la ruine de Jérusalem, ou plutôt à la destruction des villes coupables qui sont sur le bord de la mer de Galilée
II. Le ministère des Apôtres après la Pentecôte, i6-a3 (Marc, xhi, 9-i3; Luc, xii, n-ia)
16. Voici que je vous, envoie comme des brebis au milieu des, loups. Soyez donc prudents comme les serpents, et simples comme les colombes. 17 Cependant, tenez-vous en garde contre les hommes, car ils vous livreront aux tribunaux et vous flagelleront dans-leurs synagogues. 1S Et vous serez menés devant les gouverneurs et devant les rois àcause de moi, pour (me rendre) témoignage devant eux et devant les Gentils. *9 Mais quand on vous livrera, ne vous mettez en peine ni de la manière dont vous parlerez, ni de ce que vous direz ce que vous aurez à dire vous sera donné sur l'heure-même. 20 Car, ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit de votre Père qui parlera pour vous. •' Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant; les i. Cf. Act., xi», 5i. a. ?nu, ?7,
3. xi, a3-a4; Jean, xv. «• – 4- xi, « ef surtout Luc, x, ia-i6.
enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mourir. Et vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé. î3 Quand on vous persécutera dans cette ville-là, fuyez dans une autre. En vérité, je vous le dis, vous n'aurez pas fini de parcourir les villes d'Israël, que le Fils de l'homme sera venu.
On ne doit pas se représenter les apôtres comme des brebis envoyées à des loups (ce qui ne se fait pas); mais la mission qu'ils reçoivent va les mettre dans la situation de brebis qui auraient à vivre au milieu des loups. C'est pourquoi le Maître leur recommande « d'être prudents comme des serpents ». La ruse du reptile est devenue proverbiale il se dérobe au moindre danger et se dissimule pour aborder son adversaire. Par un abus des termes, mais autorisé par l'usage, cette ruse est appelée ici « prudence ». Cependant, la prudence, même la vraie, ne suffit pas au chrétien; elle doit être accompagnée, mieux encore, dominée par la « simplicité », qui est faite de sincérité et de confiance en Dieu. Notre-Seigneur a donné l'exemple de cet alliage de simplicité et de prudence dans ses réponses aux questions insidieuses des Pharisiens. Après lui, les plus simples de ses disciples, tels que François d'Assise, Jeanne d'Arc, Vincent de Paul, le curé d'Ars, ont plus d'une fois dérouté la politique des sages de ce monde. La prudence chrétienne fait discerner le moment et le mode opportun de transmettre le message divin. L'apôtre est averti de ne pas jeter ses perles aux pourceaux qui, non seulement les fouleraient aux pieds, mais se retourneraient pour mettre en pièces celui qui s'est avisé de leur jeter quelque chose qui ne se mange pas2. Le tort du missionnaire indiscret est d'offrir le pain de vie à qui n'est pas encore capable de l'apprécier.
i. Une homélie d'origine romaine, connue sous le nom de Secunda Clementis, et qui date en réalité du milieu du second siècle, réunit ce verset 16 au verset 38, assez singulièrement du reste. Je cite « Car le Seigneur a dit Vous serez comme des agneaux au milieu des loups. Mais Pierre repartit en disant Et si les loups viennent à déchirer les agneaux ? Jésus répondit à Pierre Que les agneaux ne craignent rien des loups pour après leur mort; et vous, ne craignez pas ceux qui vous tuent, mais ne peuvent plus rien contre vous (après la mort); craignez plutôt celui qui, après votre mort, a le pouvoir de vous jeter, corps et âme, dans la géhenne de feu. » V, 2.. a. vu, 16,
Dans l'intérêt de leur mission, les apôtres « se tiendront en garde contre les hommes » fourbes et violents, qui en veulent à la vérité, parce qu'elle les accuse et les gêne1. Le danger viendra tout d'abord des Juifs, leurs congénères. Ils gardent, non seulement en Palestine, mais aussi dans leurs colonies du monde romain, le droit de juger et de punir les délits d'ordre religieux. Les apôtres, y compris saint Paul, ne tarderont pas à faire l'expérience du pouvoir qu'ils ont d'infliger le supplice de la flagellation2. Le livre des Actes atteste, presque à chaque page, l'acharnement des Juifs à traîner devant leurs tribunaux, ou devant ceux des Romains, les disciples de Jésus-Christ, notamment les Douze. Ils leur reprochent d'enseigner au nom de celui qu'ils ont crucifié3. Cependant, ici encore, Dieu tirera le bien du mal tant de procès forceront les accusateurs et les juges, tous ceux qui s'y trouvent mêlés, à prendre connaissance du christianisme naissant. Au rebours de leur dessein, les Juifs rendent au Christ « un témoignage devant eux et devant les Gentils ». C'est aussi l'observation de saint Paul, traduit au tribunal de Néron. Il écrit aux Philippiens « Frères, je désire que vous sachiez que ce qui m'est arrivé a plutôt tourné au progrès de l'Évangile. En effet, pour ceux du prétoire, et pour tous les autres, il est maintenant notoire que c'est pour le Christ que je suis dans les chaînes, et la plupart des frères dans le Seigneur, encouragés par mes liens, ont redoublé de hardiesse pour annoncer sans crainte la parole de Dieu 4. » II y a des raisons de croire que plusieurs de ces auditeurs d'occasion eurent plus de courage que le roi Agrippa, qui se contenta de dire à saint Paul, alors que celui-ci se défendait devant lui « Peu s'en faut que tu me persuades de me faire chrétien5. »
« Mais, ajoute Jésus, quand on vous livrera » aux magistrats pour être jugés, « ne vous mettez en peine ni de la manière dont vous parlerez, ni de ce que vous direz ». Ici, comme plus haut, nous n'avons pas une exhortation à l'imprudence et à la témérité, mais une promesse d'assistance de la part de Dieu, faite à ces pêcheurs galiléens, qui craignent sans i. Jean, m, 20; vin, 4Q; xvir 3. 2. Act., v, ko; 1 Cor., xi. 24. 3. Act., v, 4o. 4. Philip., 1, i3. 5. Act., xxvi, 28; Philip., iv, aa.
doute de compromettre par leur incapacité l'avenir de l'Évangile. « Car ce n'est pas tant vous qui parlerez que l'Esprit de votre Père du ciel qui, par votre bouche, défendra sa propre cause. » D'ordinaire, cette promesse d'assistance ne dispense pas d'une prévoyance modérée, qui est compatible avec la confiance en Dieu. Parfois pourtant, l'inspiration supplante toute prévision humaine. Pour qu'il soit bien établi que le christianisme vient de plus haut que la sagesse de ceux qui le prêchent, des ignorants, des simples auront raison de la science et de l'astuce des habiles de ce monde. Les Actes authentiques des persécutions ont enregistré les réponses pleines d'à-propos, faites par les apôtres et les martyrs à leurs juges.
L'opposition entre la lumière et les ténèbres est un symbole du conflit d'ordre moral, qui fait de la vie présente un champ de bataille. Le Christ étant venu rendre témoignage à la lumière voit se liguer contre lui tous les enfants de ténèbres. Il est bien « le signe de contradiction, établi pour la chute et le relèvement d'un grand nombre1 ». La paix qu'il apporte à ses partisans est celle qui récompense la victoire. Jusque-là, ce sera la lutte. Et cette guerre divisera ce que la nature a le plus uni, car « la chair et le sang sont impuissants à nous mettre en possession du royaume de Dieu2 ». « Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mourir. » C'est du côté des persécutés et des opprimés que seront les disciples de Jésus. Nous sommes avertis un peu plus bas 3 que ce n'est pas là une condition transitoire du christianisme naissant. Toutefois, ce genre d'épreuve est particulièrement réservé aux premières générations chrétiennes. A ces débuts, nombreuses étaient les familles au sein desquelles la foi chrétienne avait fait des recrues; mais dans un petit nombre seulement tous croyaient en JésusChrist. L'empereur Domitien faisant décapiter le consul Flavius Clemens, son cousin, coupable d'avoir donné dans des « nouveautés », n'est qu'un cas plus évident d'une situation devenue commune.
i. Luc, h, 34.
a. Cor., xt, 5o. 3. Versets 34-3ç).
« Et vous serez haïs à cause de mon nom. » L'histoire de l'âge apostolique est un éloquent commentaire de cette prophétie. Les apôtres se réclament du « nom » de leur maître, de sa doctrine, de son autorité, de sa personne; et les chefs de la Synagogue leur défendent rigoureusement de « prêcher au nom de Jésus1 ». Ce nom leur est un souvenir odieux, et ils entendent bien l'abolir. Paul de Tarse, une fois converti, fera, devant ses anciens coreligionnaires, l'humble confession des excès auxquels la haine du nom de Jésus l'a entraîné! 1 a Moi aussi, j'avais cru que je devais m'opposer de toutes mes forces au nom de Jésus de Nazareth. C'est ce que j'ai fait à Jérusalem j'ai fait enfermer dans les prisons un grand nombre de saints, en ayant reçu le [pouvoir des prêtres; et quand on les mettait à mort, j'acquiesçais de mon suffrage. Souvent, parcourant toutes les synagogues et sévissant contre eux, je les ai forcés à blasphémer. Ma fureur allait toujours croissant, je les poursuivais jusque dans les villes étrangères 2. »
Le salut est promis à la persévérance, faite de foi et de patience. «Celui qui aura persévéré jusqu'à lafin sera sauvé. » Est-ce à dire qu'il faille prendre vis-à-vis de la persécution une attitude purement passive ? Non. « Quand on vous persécutera dans cette ville-là, fuyez dans une autre. » Ici encore, les disciples ont l'exemple de leur Maître. Six fois, au moins, il a cédé à l'orage, non pas en renonçant à sa mission, mais en se retirant pour un temps en des pays où il savait que la haine de ses ennemis ne le poursuivrait pas3. Ce n'était pas, de sa part, lâcheté, mais prudence il ne cherchait dans la fuite qu'un moyen d'assurer les dispositions du Père céleste sur lui le Christ de Dieu ne devant pas tomber, avant l'heure, entre les mains de ses bourreaux. Il y a parfois plus de courage réel à battre en retraite qu'à braver le danger par entrainement naturel. En tout cas, il y a plus de sagesse. Celui-là seul peut compter sur le secours d'en haut qui ne s'eet pas «xposé témérairement. La couronne de la victoire n'est promise qu'au chrétien qui a combattu d'après les règles 4. i. Act., iv, 10, 18. 2. Act., xxvi, 9-11.
3. Luc, iv, 30; Matth., juv, i3; Marc, ru, 24; Jean, vu, i x, ig-ia; xi, 54. 4. UTim., h, 5.
C'est un fait attesté par l'histoire de l'Église, dont le premier chapitre se lit au livre des Actes des apôtres, que la persécution, en obligeant prêtres et fidèles à émigrer, a grandement contribué à la diffusion de l'Évangile. C'est la tempête qui sème. Il y a une providence pour les persécutés chassés d'un pays, ils, sont accueillis dans le pays voisin. Les apôtres cc n'auront pas fait le tour entier des villes d'Israël (c'est-à-dire de la Palestine) que le Fils de l'homme sera déjà revenu pour prendre en main leur cause, et les associer à son triomphe ». En parlant du Fils de l'homme, Jésus se désigne luirmême. C'est la première fois qu'il fait allusion à un avènement futur, qui doit le révéler comme souverain justicier. Quand reviendra-t-il? Le contexte autorise à penser ici au châtiment exemplaire qu'en l'an 70 il infligera aux Juifs, ses premiers ennemis la ruine de Jérusalem, l'abolition de la Synagogue, la dispersion définitive du peuple élu. Au reste, ce ne sera là qu'un premier acte de l'avènement suprême, qui doit s'accomplir à la fin des temps'.
III. Les missions chrétiennes en général, 24-42 (Luc, xii, 2-9, 5i-53.)
34 Up disciple n'est pas au-dessus du maître., ni le serviteur au-dessus de son seigneur. II suffit au disciple d'être comme son maître, et au serviteur comme son seigneur, S'ils ont appelé le père de famille Belzébuth, combien plus ceux de sa maison 1
asNe les craignez donc point, car il n'y a rien de caché qui ne sera révélé, rien de secret qui ne sera connu. S7Ge que je vous dis dans les ténèbres, dites-le au grand jour; et ce que vous entendez à l'oreille, publiez-le aur les toits- "Et ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut perdre et l'âme et le corps dans la Géhenne. w Est-ce que deux passereaux ne se vendent pas pour un as? Cependant, pas un ne tombe à terre sans la permission de votre Père. MEt même les cheveux de votre tête sont tous comptés, 3lNe craignez donc point, vous valez plus que beaucoup de passereaux.
32 Celu,i donc qui me confessera devant les hommes, je le confesserai, à mon tour, devant mon Père, qui est aux cieux; 3î"mais quiconque me reniera devant le» hommes, jje le renierai, S mon tour, devant mon Père, qui est aux cieux.
1. Le préeent paesage gagne à être rapproché de Eue, ivrrr, r-8.
Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. 35 Car, je suis venu diviser l'homme d'avec son père, la fille d'avec sa mère, et la bru d'avec sa belle-mère. 36 Et les ennemis de l'homme sont les gens de sa propre maison. 37 Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi. 38 Et qui ne prend pas sa croix et [ne me suit pas, n'est pas digne de moi. 3*Qui conserve sa vie, la perdra; et qui perd sa vie pour moi, la trouvera.
40 Qui vous reçoit me reçoit, et qui me reçoit reçoit celui qui m'a envoyé. "Qui reçoit un prophète à titre de prophète, recevra une récompense de prophète et qui reçoit un juste à titre de juste, recevra une récompense de juste. *2 Et quiconque aura donné à boire seulement un verre d'eau fraîche à l'un de ces petits, parce qu'il est mon disciple en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense. Ces maximes sont sans lien étroit avec la mission des Douze, elles concernent plutôt l'apôtre de tous les temps. Bien plus, elles s'enchaînent mbins bien entre elles que les précédentes. Et comme, d'autre part, saint Luc les rapporte encadrées différemment, il n'est pas téméraire de conjecturer que leur présence ici résulte en partie du procédé de rédaction familier à saint Matthieu. Quoi qu'il en soit, l'idée maîtresse de tout le passage est la notion véritable du « disciple » chargé de propager l'œuvre du Maître. Il n'en va pas des apôtres de Jésus comme des apôtres des sages de la terre. Ceux-ci ont l'ambition de dépasser leurs maîtres. Platon ne voit dans Socrate qu'un précurseur. L'apôtre de Jésus se borne à transmettre le message qu il a reçu. Chose remarquable, la formule de l'apostolat chrétien a été donnée par celui des apôtres qui humainement aurait pu prétendre faire école. « Qu'on nous regarde, écrit saint Paul, comme des ministres du Christ et dispensateurs des mystères de Dieu. Or, ce que l'on est en droit d'attendre des dispensateurs, c'est que. chacun d'eux soit trouvé fidèle i. » Ailleurs il ajoute que l'apôtre de Jésus doit marcher à l'ombre de celui qui l'a envoyé. Quant à lui, il a conscience d'avoir en quelque sorte perdu sa personnalité, pour absorber sa vie tout entière dans la vie de son Maître 2.
i. I Cor., ir, 1-3.
a. Gai., h, ao; Pbilip., t, ai.
Le disciple, surtout s'il est apôtre, doit s'attendre à être traité dans le monde comme l'a été Jésus-Christ en personne. « Un disciple n'est pas au-dessus du maître, ni le serviteur au-dessus de son seigneur. Il suffit au disciple d'être comme son maître, et au serviteur comme son seigneur. S'ils ont appelé le père de famille Belzébuth1, combien plus ceux de sa maison » doivent s'attendre à être maltraités. Hier encore, les apôtres entendaient les Pharisiens dire de leur Maître Il chasse les démons par la puissance qu'il a reçue de leur chef 2. C'est donc que celui qui fait les œuvres du Saint de Dieu a lié partie avec le Mal. Est pire qu'un aveugle celui qui nie la lumière du jour. D'ordinaire, on ne revient pas de tant de perversité. Et, de fait, les Juifs mourront sans avoir rétracté ce blasphème contre l'Esprit-Saint3. Les disciples du Seigneur sont avertis de ne pas craindre leurs oppresseurs qui seront aussi impuissants contre eux que contre le Maître*. La vérité et la justice auront leur temps. « Ne le craignez donc point, car il n'y a rien de caché qui ne doive être révélé un jour; rien de secret qui ne doive être connu. » C'est par la plus inique des perfidies que les Pharisiens s'appliquent à tromper les foules sur le compte de Jésus et des siens, en les faisant passer pour « des suppôts du diable ». Mais le mensonge n'a qu'une heure. Viendra un jour où tout sera manifesté. Alors, on verra qui est du côté de Dieu, et qui, du côté du diable. Quidquid latet apparebit, Nil inultum remanebit. En attendant, que les apôtres donnent à l'Évangile la plus grande publicité possible; elle tournera à leur justification. Ce que JésusChrist leur dit maintenant « dans les ténèbres » d'un coin obscur de la Galilée, ils le répéteront, en temps opportun, au « grand jour » du monde entier; « ce qu'ils entendent à l'oreille, ils le rediront sur les toits ». En Orient, les toits sont des terrasses, où l'on s'assemble pour converser, en respirant la fraîcheur du soir. Sur ces divans contigus, i. C'est la forme française du surnom donné par les Juifs à une divinité des Phi. listine. Son vrai nom était Beelzeboub (dieu des mouches), dont on avait fait, par mépris, Béelzéboul (dieu du fumier).
a. ix, 34. – 3. XII, 3i,cf. Jean, vm, si.
4- Tout ceci est à rapprocher du chapitre xvj de saint Jean.
on s'entend facilement d'un groupe à l'autre. Ce n'est pas le lieu des entretiens secrets.
Les secrets dont les apôtres sont faits dépositaires ne constituent pas, même pour le moment, une doctrine ésotérique mais Jésus doit procéder avec circonspection. Ses ennemis le guettent pour donner à ses discours un tour fâcheux, et, à leur instigation, les foules elles-mêmes sont devenues défiantes. A cause de ces dispositions imparfaitee ou franchement mauvaises, le Maître du Sermon sur la montagne voile aujourd'hui son langage, il expose en termes paraboliques le mystère du Royaume de Dieu. Mais, en particulier, devant ses apôtres, il s'explique plus clairement, Ils iront, eux, redisant les paraboles, de l'Ivraie, du Sénevé, du Ferment, du Trésor, de la Perle, du Filet, avec le sens profond qu'elles avaient dans la pensée du Maître. Certes, on leur enjoindra de se taire, on les menacera de mort, s'ils s'obstinent à proclamer que l'Évangile de Jésus est le Trésor de Dieu qu'il enrichit celui qui le trouve, que sans lui on sera à jamais indigent. Et voici la vérité libératrice, qui les affermira contre la peur et en fera des martyrs. « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l'âme; craignez plutôt celui qui peut perdre çt l'âme et le corps dans la Géhenne » Pourquoi craindraient-ils les hommes plus que Dieu? Il ne leur arrivera que ce que le Père céleste veut ou permet. Sa providence, s'étend à des créatures qui ne valent pas l'homme. Un passereau est bien peu de chose, puisqu'on en donne deux pour un as2; et pourtant pas un ne tombe à terre, d'inanition ou par accident, sans la permission du ciel. Cette providence s'étend pareillement aux cheveux de notre tête, qui tombent sans que nous le sachions. Et elle ne s'étendrait i En parlant du corps, Nntre-Seigneur fait manifestement allusion à la résurrection des méchante. La maxime évangélique Nolite limere eos qui occidunt corpus. est la plus fière formule de la dignité humaine. Le philosophe Epictète la proposera en termes équivalents. « Le tyran dit Je vous ferai jeter dans les fers. – Moi, dans les fers? Vous pouvez entraver mes jambes, mais ma volonté, Jupiter lui-même ne, peut pas la forcer. Je vous mettrai en prison. – Vous v,oulez 4î?e, mon p.Quvçe corps. Je vous couperai la tête. Quand ai-jje nréiendu qu'il n'est do£ possible qu'on me coupe la tête?. » Discours, I. i.
̃ a. L'as romain était une monnaie de cuivre, valant alors à peu pris un bou.
pas à. la vie et à la mort des apôtres du Christ de Dieu t l Et Jésus ajoute « Celui donc qui, en dépit des persécuteurs, me confessera devant les hommes », en avouant qu'il est mon disciple, et, mieux encore, en portant au monde le message que je lui ai confié; « à mon tour, je le confesserai devant mon Père qui est aux cieux », au dernier jour je déclarerai publiquement le reconnaître pour mon disciple et mon apôtre. Les autres, même ceux dont l'adhésion au christianisme n'a que le tort d'être incomplète (ils disent et ne font pas), s'entendront éconduire par l'inflexible Nescio DOS2.
Les trois versets qui suivent (34-36) reprennent le thème traité plus haut (ai-23) le chrétien, l'apôtre surtout, doit se préparer à la lutte contre ses proches, « car les ennemis de l'homme sont les gens de sa maison3 ». Les plus redoutables adversaires de la conscience sont ceux qui l'attaquent au nom des intérêts de la famille, qui font valoir les droits de l'amitié- L'amour inspiré par la chair et le sang devient vite un rival de, l'amour souverain que nous devons à Dieu. « Qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi. » Pour formuler une pareille prétention, il faut être fou ou Dieu, Or, la parole de Jésus a été écoutée. Jamais homme n'a été aimé comme celui-là. Des millions de vierges n'ont voulu connaître d'autre amour que le sien. Pour lui des myriades de martyrs ont versé jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Des légions innombrables d'hommes et de femmes ont voué leur vie au soulagement de toutes les misères, parce que le Christ a dit Ce que vous faites au plus petit des miens, c'est à moi-même que vous le faites.
On dira peut-être que le service de Jésus-Christ a des exigences au-dessus des forces humaines. Oui, répond saint Augustin, au-dessus des forces de ceux qui n'aiment pas. Da amantem, et sentit quoi dico. On se scandalise de la i. C'est te raisonnement rencontré pins haut vi, a5-3/j la providence divine se mesure sur la dignité des créatures à conserver.
3. vu, 3i-a3;xxv, la.
3, Cette parole, citée de Michée, vu, 6, était probablement devenue proverbiale.
réponse faite par Notre-Seigneur à celui de ses disciples qui lui demande la permission d'aller enterrer son père. « Et Jésus lui dit Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts1 »; laisse ceux des tiens engagés dans les affaires de ce monde rendre à ton père cette dernière assistance terrestre le Royaume de Dieu a présentement besoin de toi; l'intérêt éternel des âmes, la gloire de Dieu te réclament aujourd'hui. Il va de soi qu'il s'agit d'un cas exceptionnel. Pour l'apprécier sainement, il ne faut que voir et comprendre ce qui se passe sous nos yeux. La patrie commande A la frontière Et au combattant qui du front regarde vers son père mourant, elle dit, à sa façon reste à ta place, où j'ai besoin de toi; laisse à ceux de l'arrière le soin d'enterrer tes morts.
C'est sur l'abnégation (le renoncement à ses intérêts et à ses aises pour avancer l'oeuvre du Royaume de Dieu) que se fonde le christianisme. Celui-là seulement est un digne disciple de Jésus-Christ, qui « prend sa croix et marche à sa suite ». Il n'est pas probable que les apôtres aient saisi dans ces mots l'allusion au drame du Calvaire, mais ils ont pu se rendre compte du sens figuré de l'expression prendre ou porter sa croix. Il y a une vingtaine d'années à peine, les Romains ont crucifié sous leurs yeux Judas le Galiléen et des centaines de ses partisans. Ils ont pu voir les condamnés marcher au supplice, chargés de leurs croix. La formule la plus compréhensive de l'abnégation chrétienne est donnée dans le verset qui suit « Qui conserve sa vie la perdra, et qui perd sa vie pour moi la trouvera. » Le confesseur de la foi qui donne sa vie pour Jésus-Christ est, en réalité, plus avisé que l'apostat. Les habiles, les viveurs, les sages de la terre, tous ceux dont saint Paul a dit qu'ils n'entendent rien aux choses de Dieu8, pensent « sauver leur vie », c'està-dire cet ensemble de choses qui font présentement leur félicité; de fait, ils la perdent en compromettant leurs destinées éternelles. Ceux qui « perdent leur vie » pour JésusChrist, en la conduisant d'après les maximes de l'Évangile (qui sont diamétralement opposées aux maximes du monde), i. vin, ai. – 9. I Cor., il, ii.
se sauvent, parce qu'ils assurent leurs destinées éternelles. Toute la théorie de la vie chrétienne repose sur cette vérité fondamentale le temps n'a de valeur durable qu'au regard de l'éternité. Quid prodest hominiP. Sur la parole du Seigneur, il faut tout vendre pour acheter la perle précieuse, qui, à elle seule, suffit à enrichir.
Pour donner confiance aux apôtres qu'il envoie, pour engager les autres à les accueillir, le Maître déclare qu'il y a solidarité, ou plutôt une sorte d'identité entre lui et ses disciples. Dieu dans son Christ, le Christ dans ses apôtres, et ceux-ci dans les chrétiens par l'assistance qu'ils en reçoivent telle est la divine hiérarchie qui rattache la terre au ciel'. On s'associe aux œuvres et aux mérites de l'apôtre, du prophète et du juste, en les recevant et les aidant, parce qu'ils sont tels. « Et quiconque aura donné à boire seulement un verre d'eau fraîche à l'un de ces petits, parce qu'il est mon disciple; en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense. » Si petit que soit celui qui vient au nom de Jésus, si peu qu'on lui donne à ce titre, ne serait-ce qu'un verre d'eau fraîche c'est là un dévouement à la cause du Christ, qui ne restera pas oublié. Et sa récompense ne sera pas d'ordre purement terrestre d'une façon ou d'une autre, elle contribuera au salut éternel.
Nous n'avons ici qu'un aspect particulier de la conception qui fait de tous les chrétiens un seul et un même corps, dont le Christ est la tête. Ce mystère qui ennoblit et féconde la vie chrétienne est au centre de la théologie de saint Paul. La Légende dorée l'a brillamment illustré le manteau de saint Martin jeté* sur les épaules du Christ, l'Enfant-Jésus en personne passé par saint Christophe de l'autre côté du fleuve, tant d'autres traits de là charité chrétienne qui sont comme des vignettes de l'Évangile 1
Ces instructions finies, les Douze s'en allèrent deux à deux par la Galilée, de bourgade en bourgade 2. Ils prêchaient l'Évangile de la pénitence, chassaient les démons, i. I Cor., m, 22-23.
s. Cet épilogue résulte de la comparaison des textes Marc, vi, 12-16; Luc, u, 6-9; Mat th., xiv, i-i.
opéraient partout des guérisons en faisant sur les infirmes et les malades des onctions d'huile. Le succès de leur mission fut considérable. On en parlait partout, et la renommée de Jésus de Nazareth toucha alors à son point culminant. Toutefois sa personne était appréciée bien différemment. Les uns disaient C'est Élie, qui favorise Israël de son apparition. D'autres Non, c'est un des prophètes antiques, qui s'est levé du tombeau- D'autres enfin C'est Jean-Baptiste, ressuscité d'entre les morts.
Le Précurseur venait d'être décapité par l'ordre d'Hérode Antipas. Son image poursuivait le meurtrier. Pour lui échapper, le tétrarque quitta la forteresse de Machéronte en Pérée, et vint se fixer dans sa résidence de Tibériade aur les bords de la mer de Galilée. Il entendit parler des miracles de Jésus et de ses disciples. Ses familiers lui rapportèrent la rumeur populaire, d'après laquelle le thaumaturge galiléen n'était autre que Jean-Baptiste ressuscité, qui avait attendu cette seconde vie pour faire des miracles Le prince superstitieux dut facilement admettre l'explication a. Il se souvint sans doute qu'à la cour de son père on avait été persuadé que les mânes d'Alexandre et d'Aristobule erraient par le palais, pour surprendre le secret des nouveaux complots qui s'y tramaient. Ces terreurs devaient être passagères, et bientôt il ne resta au tétrarque frivole que la curiosité de voir Jésus. Dès lors, et jusqu'à la fin, le nouveau prophète ne sera à ses yeux « qu'un faiseur de miracles ». Cependant qu'Hérode apaisait ses remords et retournait à ses plaisirs, les Douze revenaient vers Jésus. Dans la ferveur de l'admiration et de la reconnaissance, ils lui détaillaient les choses merveilleuses qu'ils venaient d'accomplir. Alors le Maître les invita à le suivre dans une solitude, aux environs de Bethsaïde. Était-ce pour les soustraire au contact périlleux des foules, surexcitées par les prodiges dont elles viennent d'être témoins? Ou bien entendait-il continuer i. D'autres cependant étaient à même de le mieux renseigner. Son intendant, Cbuca, a pour femme Jeanne, une des pieuses collaboratrices des Apôtrea; et, peutêtre que Manahen, le frère de lait du tétrarque, est déjà disciple du Seigneur. Cf. Luc, vin, 3; Act. xm, i
a. Quelle créano» (aut-jl donner à la tradition, rapportée par Origène, d'après la- quelle Jean-Baptiste et Jésus se seraient ressemblés?
ALFRED DURAND
leur instruction dans le calme d'un retraite réparatrice? L'un et l'autre, sans doute.
Que leur disait alors le Maître ? L'Évangile pe le rapporte pas. Peut-être, leur donnait-il l'avertissement salutaire qu'il fera entendre aux soixante-douze disciples, dans une circonstance toute semblable cc Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux. » Bien au-dessus du don de la parole et du pouvoir des miracles, estimez la faveur de plaire à Dieu.
EMILE FAGUET
ï. Le Critique
« I) était né pour avoir des idées et ne jamais
se lasser d'en avoir, pour comprendre toutes les
idées des autre» et ne jamaisse lasser de les com-
prendre, au moins aussi bien qu'eux. »
(Politiques et Moralistes du dix-neuvième
siècle, t. 111, p. 3i6.)
C'est Voltaire qui a dit Il La vie est courte; on n'a pas plutôt écrit soixante volumes qu'il faut songer à plier bagage. Et Voltaire disait cela, ou le répétait, quand il était encore « à l'âge heureux de soixante-dix-neuf ans.
Emile Faguet est mort à soixante-huit ans, après une maladie qui paralysait son activité physique depuis bientôt quinze années, sans ralentir son esprit, et il nous lègue un héritage littéraire de plus de soixante volumes, sans compter la matière d'une centaine d'autres volumes dispersés dans les journaux de toute nuance, dans les revues et magazines de tout format; depuis le XIXe siècle jusqu'à la Croix, depuis la Revue des Deux Mondes jusqu'à l'Illustration ou à Je sais tout. Et ces innombrables écrits portent tous la marque d'un vif esprit, subtil et puissant; aucune page de Faguet ne fut, à son heure, négligeable. Il avait toujours quelque chose à dire, et il le disait avec tant d'humour et de bonne grâce que ses lecteurs charmés escomptaient déjà, la veille, le régal du lendemain. Jamais publiciste plus fécond ne réalisa de façon plus stricte la définition donnée par Aristote, de l'éloquence l'art de dire quelque chose à quelqu'un. L'œuvre est diverse. Il y a tout d'abord les livres de haute critique Études littéraires, Politiques et Moralistes du dixneuvième siècle, qui sont sa pure gloire et qui resteront. Il y a les Notes sur le théâtre contemporain, qui ne pouvaient survivre à des pièces qui, elles-mêmes, n'ont pas vécu; et les Propos de théâtre ou même les Propos littéraires, dont le
sort ne peut être que celui de tous les propos. Il y a enfin une forte et originale série d'études morales, sociales et politiques, dont le Libéralisme forme sans doute la meilleure part et que les futurs historiens de la troisième République ne pourront ignorer1. Le reste, qui ferait la fortune d'un autre, -de plusieurs autres, – n'entre pas dans les comptes de ce prodigieux talent ce'sont largesses de grand seigneur. Qu'il s'agisse de littérature, de morale, de politique ou de sociologie, Émile Faguet ne sort pas du domaine de la critique, qui est le sien propre critique des œuvres ou critique des idées. Exemple rare, unique dans l'histoire des lettres, d'une pareille unité de vie intellectuelle dans la multiplicité des œuvres. Eh quoi 1 lui-même s'en excuse ou s'en accuse. « Le 3i décembre étant naturellement le jour des réflexions et des remords, écrivait-il en igo2, j'ai fait aujourd'hui mon examen de conscience. Et je me suis demandé ce que je fais dans ce monde, depuis bientôt soixante ans que j'y suis. Et je me suis répondu que, sinon depuis onze lustres, du moins depuis huit olympiades, je n'y ai fait absolument que de la critique. Je ne me suis reposé* de la critique écrite que dans la critique parlée, et de la critique parlée que dans la critique écrite, et tout mon âge a été critique. Et je me demande si j'ai bien employé ma vie. Je n'en suis pas certain du tout2. »
Mais nous en sommes certains poùr lui. Sa modestie, qui toujours fut extrême, a pu lui faire méconnaître, sinon l'éclat de son talent, du moins la valeur des services rendûs par lui aux lettres fraBçaises3 il fut le seul, avec quelques-uns de ses pires ennemis, à ne les point voir. Sans qu'il soit besoin de les faire directement ressortir, ils apparaîtront d'eux-mêmes au simple rappel des traits distinctifs qui composent la vie de cet infatigable ouvrier des bonnes lettres. 1. Politique comparée de Montesquieu, Voltaire et Rousseau; le Libéralisme; l'Anticléricalisme le Socialisme en 1907; le Pacifisme; le Féminisme; la Démission de la morale Discussions politiques les Préjugés nécessaire! En lisant Nietzsche. 3.. Renaissance latine, i5 janvier 1903; Menus Propos sur la critique, p. 1, 3. « Je ne crois ni au rôle moral, ni à l'influence morale du critique, puisque, comme j'ai eu souvent l'occasion de le dire, je ne crois pas que la critique ait d'influence. » Propos littéraires, t. I, p. it
Ën regard de Brunetière, de Jules Lemaître et d'Anatole France, qu'il a portraiturés diligemment, et d'un crayon flatteur, comme princes de la critique, lui-même s'est défini, en deux coups de plume secs et brefs, un critique universitaire. Pour lointaine, pour confuse que paraisse, à première vue, la ressemblance, elle est rigoureusement exacte. C'est lui. C'est nettement lui, le professeur au goût « très classique », épris de clarté, de méthode, enclin dès lors aux procédés didactiques, désireux par ailleurs, dans l'immense désarroi de la littérature contemporaine, de donner une direction aux esprits et s'appliquant, pour sa part, à sauvegarder, surtout chez les jeunes, les saines traditions du génie français; cherchant un peu sa voie, il est vrai, mais d'instinct la trouvant, et dès sa première œuvre, qui fut magistrale, instituant, en dehors de la critique d'impression et à côté de la critique de combat, comme un aboutissant de tout lui-même, la critique d'enseignement. Son titre de gloire authentique, le voilà. C'est cela même qu'il a voulu fixer d'un trait discret, mais définitif, et la légère silhouette par lui humoristiquement esquissée nous rend bien au plus juste, encore que dans la pénombre, la physionomie du maître.
Or, quoi qu'en ait dit ou pensé le scepticisme narquois des dilettantes, pour enseigner il faut savoir; il faut même savoir deux fois, et pour soi-même et pour les autres. Et tant vaudra la sûreté de l'information, tant vaudra le jugement du critique.
Mais qu'il est rare, l'homme de savoir, j'entends celui qui a horreur de l'à peu près, qui veut pénétrer au fond des choses, goûter aux essences I Et comme il a dû payer cher son plaisir de connaître 1 Rien qu'au simple point de vue de la technique des lettres, dans le domaine le plus restreint de l'analyse, quels dons précieux de patience, de sagacité, de méthodique observation, d'infatigable ardeur au travail ne doit pas prodiguer l'esprit chercheur pour se former une idée juste de toute une époque, pour Comprendre pleinement chaque auteur, car comprendre c'est égaler; – pour dé-
mêler en chaque ouvrage l'exacte pensée de l'écrivain, discerner ce qui lui vient d'ailleurs et ce qui est la part du génie, en un mot pour définir une oeuvre et lui assigner sa part de gloire ou de beauté, non pas au goût du jour, mêlé, capricieux, changeant, mais au pur, au sévère regard de l'éternelle vérité.
Est-ce possible, cela? ont demandé, non sans humour, les impressionnistes. Définir objectivement un livre, n'est-ce pas contradictoire P Le livre, au fond, n'existe pas. Ou plutôt, c'ést nous-même qui, en le lisant, le faisons, et qui, en le relisant, le refaisons. Et c'est chaque fois un autre livre. En face d'un même site, que voyons-nous? Autant, sur la rétine, de paysages divers qu'il y a là de spectateurs. Pareillement, autant d'exemplaires différents d'un même livre qu'il aura de lecteurs. Chacun y trouve, en fin de compte, ce qu'il y met. Les sensations se suivent sans se ressembler. Comment réduire à l'unité cette incohérente multitude? Et surtout à quoi bon? N'est-ce pas mille fois plus doux à l'artiste de s'abandonner simplement au charme berceur de cette variété fugitive, qui ne s'enfuit d'ailleurs que pour renaître, et ne disparaît que pour être P N'est-ce pas infiniment meilleur et plus sage au philosophe de considérer ces entrelacements d'images gracieuses et d'idées brillantes comme un mouvant décor, comme autant de guirlandes sans cesse rompues par notre rêverie et sans cesse renouées 1 Jouissons de ces couleurs, jouissons de ces parfums philosopher est vain. Emile Faguet semble avoir pris à tâche de réduire ce décevant système à néant, et l'on peut dire que toute l'originalité de son talent, ou du moins le meilleur, a consisté, au contraire, à nettement définir soit les écrivains, soit leurs œuvres. Mais, comme il est juste de reconnaître la puissance de l'effort, il n'est pas non plus sans intérêt de rechercher le secret de la méthode.
C'est dans son petit appartement, dont lui-même tenait la clef, rue Monge, au quatrième, loin de la foule, loin du tumulte, qu'il fallait le surprendre pour avoir la compréhension de cette admirable vie de labeur. Une table deux ou trois chaises; des livres. Mais des livres partout, et même plus que partout, sur les chaises, sous la table, ou jonchant
le plancher, en piles, en tas, en enfilades, ouverts, fermés, entr'ouverts, obstruant tous les coins, barrant toutes les issues. Un voyage autour de sa chambre eût été bien impossible au maître de céans il n'y songeait d'ailleurs nullement. Il ne voyageait, là, que des mains pour atteindre ses chers livres, et ne se levait de sa. table de travail que pour ouvrir aux visiteurs. Bien des fois, il fallut déloger d'une chaise ou Montaigne ou Bossuet ou Ballanche pour y installer l'arrivant, enlever un Jules Lemaître en in-12 pour céder la place à Jules Lemaître en personne. Le bon Faguet faisait les honneurs de son chez lui comme il pouvait; et c'était toujours bien. En fait, c'est dans le monde des idées qu'il habitait; mais là il était roi, et recevaii royalement ses hôtes. Seul, en son logis, il lisait, goûtant sa solitude; car il lui plaisait peu qu'on le dérangeât. Rien que son auteur et lui l'intimité. A son vieillard du Galèse, atteint, lui aussi, de la douce passion des livres, il recommandait, comme une mesure de salut, de fuir intrépidement les salles de lecture, les lieux où l'on cause et bavarde, en général toutes les bibliothèques, et notamment la Bibliothèque nationale, salle de travail pour jeunes filles et salon de conversation pour savants1. Dans sa tendre amitié pour les livres, il les plaignait d'être si peu lus, et si mal. En tête de son joli petit volume sur l'Art de lire figure ce quatrain d'un épigrammatiste inconnu
Le sort des hommes est ceci
Beaucoup d'appelés, peu d'élus;
Le sort des livres, le voici
Beaucoup d'épelés, peu de lus.
Mais cet adage n'était point pour lui. Lui savait lire, c'està-dire « penser avec un autre, penser la pensée d'un autre, et penser la pensée, conforme ou contraire à la sienne, qu'il nous suggère ». Il serait difficile d'imaginer entre lecteur et auteur intimité plus- complète; c'est bien là ce qu'on peut appeler lire en profondeur.
1. « Je le félicitai, en lui recommandant de ne pas se faire d'amis, la Bibliothèque nationale regorgeant d'aimables causeurs qui semblent ne pas aimer la lecture des autres et qui se relayent pour vous empêcher de prendre connaissance du livre que vont venet d'ouvrir. » L'Art de lim, p. i64.
Et il allait au plus profond. Si déliée que fût sa souple intelligence, si affinée ou si vive que fût sa pénétration, il prenait sur lui de maîtriser sa fougue, de modérer son allure. Il lui fallait le temps de tout voir, de tout peser, de tout analyser, de tout enregistrer, de tout admirer, en connaisseur qui tient le dernier mot de son admiration. Lenteur, c'était ici sagesse et haute philosophie; lenteur, c'était compréhension. Il lisait comme Fabius combattait. « Pour apprendre à lire, il faut d'abord lire très lentement et ensuite il faut lire très lentement et, toujours, jusqu'au dernier livre qui aura l'honneur d'être lu par vous, il faudra lire très lentement. Il faut lire aussi lentement un livre pour en jouir que pour s'instruire par lui ou pour le critiquer. » Telle était sa maxime favorite, maxime de Cunctator, s'il en fut onques.
De même il relisait, avec plus de lenteur encore, si possible, dans sa sagesse, ou de sagesse dans sa lenteur. Il relisait, et non pas une fois, mais dix fois, mais vingt fois les grandes œuvres dont une lecture et dix lectures.et vingt lectures n'épuisent ni la saveur ni le profit. « Le poète, comme aussi le grand prosateur ne livre pas du même coup tous ses genres de beautés et ne peut pas donner à la fois tous les plaisirs qu'il est capable de donner. Il en faut user avec lui comme avec un peintre, dont tantôt on étudie la composition, tantôt le dessin, tantôt la couleur, tantôt les figures et physionomies humaines, tantôt les eaux et tantôt le ciel. L'impression d'ensemble se fera plus tard de tous ces éléments d'impression fondus ensemble ».
Ainsi entrait-il, toutes portes ouvertes, dans la pensée de son auteur; il y circulait librement, s'y installait comme dans la sienne propre et par droit d'hoirie, la meublant au besoin quelque peu, de son revenu personnel, parfois même fort confortablement. Et je ne voudrais pas dire qu'en se plaisant, par exemple, à orner de claires tapisseries modernes le vieux manoir féodal, aux murs chagrins, de La Rochefoucauld, il n'a pas réussi à en modifier un peu -plus que de raison l'aspect intérieur.
Car voici le défaut tout proche de la qualité, le voici dans l'excès même de la qualité. On définirait bien l'esprit d'Emile
Faguet, un esprit d'intellection. Comprendre était sa vraie joie, et plus que sa joie; on eût dit sa nature même, sa fin propre, sa raison d'être; tout le mouvement de sa vie intérieure allait droit à comprendre un perpétuel mouvement.
Émile Faguet, c'était donc la compréhension en personne; c'était l'intellect agent tournant les pages d'un livre et en extrayant à plaisir les idées. Mais de ce plaisir qu'il a qualifié quelque part de divin, ne lui est-il pas advenu de vouloir jouir trop divinement peut-être, en demandant à ses merveilleuses facultés d'analyse un peu plus, parfois, que leur maximum de rendement? Quelle que fût la pensée qui vint s'offrir à lui, il s'arrêtait et s'ingéniait et s'épuisait à la tourner, retourner, contourner, à la décomposer pour la recomposer, bref à la comprendre de toutes les manières dont elle pouvait être comprise, déployant, pour ce faire, un art menu, savant et jouisseur dont le secret était à lui et qu'il ne lui déplaisait point de pousser jusqu'à l'ultime raffinement de la complication.
Lire un philosophe, c'était parvenir à contempler, dans son essence pure, sa pensée. C'était, dès lors, « le comparer sans cesse à lui-même », discerner dans une vue de rapprochement ce qui, en lui, est « sentiment, idée sentimentale, idée résultant d'un mélange de sentiment et d'idées, idée idéologique enfin, c'est-à-dire résultant d'une lente accumulation dans l'esprit du penseur, d'idées pures ou presque pures ». C'était encore opposer la pensée de l'auteur à la pensée de l'auteur, tel aspect de sa pensée à tel autre aspect de sa pensée pour saisir la contradiction si elle existe, ou pour la résoudre, si elle n'est qu'apparente'. Plaisir très vif que i « Il ne faut pencher vers aucun excès et il faut se tenir dans un certain milieu où le plaisir de comprendre ne soit pas gâté par le plaisir de discuter, ni même par celui de concilier trop mais se placer tour à tour aux différents pointe de vue et dans les différentes attitudes, et tantôt s'abandonner à la force de la pensée et à la rigueur d« la logique, tantôt se défendre, ne vouloir pas être dupe, opposer l'auteur à l'auteur pour le battre à l'aide d'un auxiliaire qui est lui-même tantôt venir à son secours et démontrer qu'il ne s'est ni trompé ni contredit et que ce sont des apparences qui sont contre lui, si tant est même qu'il y ait des apparences tout cela est comprendre encore tout cela n'est que différentes façons de comprendre et il suffit, pour que toutes soient utiles et fécondes, qu'à toutes ces opérations préside la loyauté et que jamais le aophlsme ne s'y mile, n L'Art de lire, p. 18.
celui-là1. Et c'était encore s'introduire jusqu'en ses virtualités et possibilités, la suivre en de curieuses métamorphoses, la voir non seulement telle qu'elle se présente sous sa forme définitive, mais telle qu'elle aurait pu être si elle avait été pensée sous d'autres aspects, en vertu d'autres connexions ou répercussions qui successivement la faisaient apparaître, puis disparaître et réapparaître, comme un palais des mirages, en des constructions nouvelles ou sous un profil nouveau. Unique moyen, pensait-il, de « posséder un auteur jusqu'en son fond2. » Lire un philosophe, c'était enfin contrôler sa pensée par la nôtre, et mettre la nôtre en la sienne et la sienne en la nôtre pour en développer toute sa force de vérité. Entre l'auteur et le lecteur, un vrai dialogue se nouait; puis un tournoi de pensées s'engageait, à qui aurait raison de l'autre. Grand triomphe pour le critique, quand il arrivait à saisir le défaut de la cuirasse, le point de rupture dans l'unité, celui où la pensée de l'écrivain s'opposait à ellemême Car alors, il la raffermissait de la sienne en conciliant les oppositions; et il était flatté d'avoir rempli de la sorte son office de penseur3.
Tendances insuffisamment contenues, sans aucun doute, et saillantes à l'excès, d'une exubérante et mobile intelligence, passionnément éprise de précision et de clarté, habile 1. <c En fait de contradictions, le premier plaisir du lecteur est d'en trouver, et le second plaisir du lecteur est de les résoudre. Il aiguise son esprit à les trouver et il l'affine plus encore à les faire disparaître il s'exerce à les faire lever; il s'exerce plus encore à se démontrer à lui-même qu'elles n'existent pas et n'ont jamais existé. Tout cela est bon et tout cela est très agréable. n L'Art de lire, p. 17.
a. « C'est saisir comme sa racine, comme lé germe d'où son oeuvre est sortie et d'où elle pouvait sortir la même sans doute, mais dans une autre direction; et c'est en vérité le bien connaître. On ne connaît sans doute quelqu'un que quand on sait ce qu'il est et aussi ce qu'il pouvait être. » Ibid., p. l4-
3. L'essentiel est de penser, lé plaisir que l'on cherche en lisant on philosophe est le plaisir de penser, et, ce plaisir, nous l'aurona goûté en suivant toute la pensée de l'auteur et la nôtre mêlée à la sienne et la sienne excitant la notre et la nôtre interprétant la sienne et peut-être les trahissant mais il n'est question ici que de plaisir. Encore, en lisant un philosophe, il faut faire attention à ses contradictions. Les contradictions sont les accident* de paysage d'un grand penseur. On serait désolé qu'il n'en eût point et que son paysage fût trop bien composé. II semblerait alors que son oeuvre fût ce tableau dont parlait Musset, « où l'on voit qu'un monsieur bien sage s'est appliqué ». La contradiction appelle l'attention, l'excite, la ravive, la transforme en réflexion, la féconde infiniment. Je ne souhaite paa que les auteurs abondent en contradictions; mais je souhaite que les leeteure sachent en trouver. Ibid., p. 17.
à s'insinuer jusque dans les derniers replia des choses, en quelque sorte atomistique et cherchant le fin du fin, et qui, pour cela même, ne sut pas toujours résister à la tentation de volatiliser les concepts ou de jouer elle-même, très subtilement, avec la finesse et la souplesse de sa 'pensée. Tel fut, du moins, le Faguet de la fin, celui dont les commentaires sur Nietzsche ou certains jugements sur La Rochefoucauld ont déconcerté les plus vigoureux philosophes.
Mais s'il est arrivé à l'analyste un peu dissolvant qui vivait en lui, de s'évertuer trop complaisamment à découvrir l'atome de vérité pure que recèle un paradoxe, ou à noter avec un luxe d'acribie tous les aspects changeants et miroitants que peut revêtir un système, ou encore à poursuivre parfois, dans le clair-obscur de la métaphysique, d'inconsistants et fugitifs fantômes, toutefois, le moraliste averti et sage qui était tout au fond de lui-même, et le meilleur de lui-même, le ramenait bien vite, de son alchimie intellectuelle ou de son hypercriticisme transcendantal, à la réalité positive et présente, vivante et pittoresque, et ses lectures, contrôlées par le sens le plus pratique et le plus aigu des choses de la vie, appliquées très pertinemment à l'observation malicieuse ou profonde du monde qui nous entoure et dont nous sommes, prenaient alors la plus intéressante ou amusante tournure. Le critique de théâtre ou. de roman apparaissait après le critique d'idées, souvent même avec lui, et il tenait à merveille son rôle.
C'est alors que se vérifiait en grand sa maxime favorite « Nous trouvons surtout dans les livres ce que nous y mettons. » Le grave M. Ribot, professeur de philosophie au Collège de France, ne pouvait guère prévoir, en écrivant sa Psychologie des sentiments, tout ce que M. Faguet y ajouterait de lui-même. Il s'en tenait, lui, aux généralités; Émile Faguet poussait droit aux personnelles applications. Oui, j'ai senti comme cela; les démarches de telle de mes passions ont bien été celles-ci, ou un peu différentes, parce qu'il me manquait telle chose que je vois très bien signalée page 502. Cet homme, que je trouve décrit page 5o6, c'est parfaitement mon ami un tel. Je le retrouve tout entier, avec un peu du personnage de la page 5o3. Un tel n'a qu'à prendre garde. La mégalomanie de la page atv le guette.
II s'en faut de fort peu qu'il n'y soit. Tel autre est sur la pente de la lypémanie de la page xix. Diable! mais me voici, moi, page xxii. Je ferai bien de me surveiller de la bonne manière
II recommandait de lire ainsi, et pas autrement, les moralistes, les romanciers, les auteurs dramatiques; et ce profond et sagace psychologue nous promettait ample moisson de remarques utiles, de piquantes observations. Je le crois bien! Là gît, en somme, tout l'intérêt d'un roman; c'est le retour sur soi qui lui donne sa valeur. Le reste n'est qu'un cadre, une représentation figurée, un théâtre de marionnettes. Ne pas retrouver l'homme et la vie, c'est ne rien comprendre à la représentation, c'est voir la scène avec des yeux d'enfant et l'homme, pour nous, c'est nous-même avant tout autre, et la vraie vie, la plus intéressante à déchiffrer et à connaître pour la parfaire, c'est la nôtre. La lecture exige donc de nous que nous soyons capables d'analyse autopsychologique, et il n'y a très bons auteurs que ceux qui en sont capables. J'ai entendu une femme de trente ans dire « Je n'ai jamais pu comprendre ce qu'on trouve d'intéressant dans Madame Bovary. » J'ai pensé à lui répondre « Ce qu'on trouve d'intéressant dans Madame Bovary, c'est vous », car il n'y a pas de femme de trente ans, je ne dis point qui ne soit Madame Bovary, mais qui ne contienne en elle une Madame Bovary avec toutes ses aspirations, tous ses rêves et toute sa conception de la vie; une Madame Bovary latente, qui n'éclora point comprimée et déroutée par toutes sortes d'autres éléments psychiques, mais qui existe. Seulement la dame dont je parle, très en dehors, très étourdie, n'était pas capable de se discerner ellemême et ne pouvait démêler la Madame Bovary .qui était en elle, comme, du reste, dans toutes les autres femmes1.
Devant ces exemples directs, on comprend bien quelle vie d'intense activité fut celle d'Émile Faguet, avec quelle conscience il remplissait son rôle de critique et quelle était la sûreté de ses informations. Rien, dans un livre, qui pût lui échapper; et la rigueur dé sa méthode, et cette lumière d'ordre qui faisait la beauté de son esprit, ne laissaient rien non plus se déformer ou s'évanouir- de ce que sa ferme intelligence avait dégagé au cours de ces lectures, il serait plus juste de dire de ces études. Tout était minutieusement noté, catalogué, en vertu des mêmes procédés d'analyse, i. Propos titllraim, t. IV, p. 37. a. L'Art de Ure, p, 18.
sur un dispositif de fiches, vaste répertoire de ses appréciations, de s&s pensées, ou de références et d'extraits, dont luimême -cet ardent apôtre des fiches – nous a dressé l'inventaire fiches relatives à l'invention, aux idées nouvelles; fiches relatives à la disposition, au plan, à la manière dont l'auteur conduit ses idées ou. conduit son récit, ou mêle ses idées à son récit; fiches sur lé style, sur la langue fiches de discussion enfin, c'est-à-dire sur les idées de l'auteur comparées aux vôtres, sur son goût comparé à celui que vous avez, sur ses idées encore et son goût comparés à ceux de notre génération ou à ceux de la génération dont il était, etc. De toutes ces fiches, vous constituez l'idée générale que vous vous faites de l'auteur et les idées particulières que vous avez sur lui et vous n'avez plus qu'à rattacher logiquement ou vraisemblablement ces idées particulières à une idée générale. Ce n'est pas tout. mais déjà rien n'y manque 1 Que vaut donc le reproche adressé parfois à son œuvre critique de se tenir par trop à l'écart de l'érudition, ou, pour parler comme M. Lanson, de l'information éruditeP P Nous pouvons être sûrs que le reproche eut tout juste, aux yeux de M. Faguet, la valeur d'un éloge. Car autant il prisait le vrai savoir, cette connaissance intime des choses ou des âmes qui pénètre, comme un rayon, dans la transparence de leur nature, autant il faisait fi de cette apparente richesse de documentation dont s'encombrent, sous couleur de science, les ouvrages littéraires et qui n'est qu'indigence. Il s'en moquait agréablement.
M. Edouard Herriot, professeur au lycée de Lyon, et l'un des chefs aussi, je crois, de la mairie de cette grande ville, vient de soutenir, en Sorbonne,.une thèse historique et littéraire sur Mme Récamier. Cette thèse est composée de deux volumes, dont le premier est de quatre çent trente-six pages et le second de quatre cent trente seulement. Huit cent soixante-six pages sur Mme Récamier, c'est un pavé sur une rose
Et cette méthode des pavés lui déplaisait d'autant plus souverainement qu'elle nous venait tout droit d'Allemagne, grâce à la complaisance de l'Université, comme une menace pour l'esprit français, Et de toute sa force, il eût voulu i. Propo. HtUrairet, |. V, p, 119,
retourner le pavé contre l'ours. Certes, l'érudition fut son fait, plus que de personne. Il fut un émérite connaisseur des livres, des oeuvres, des écrivains, et l'on peut dire qu'il tenait le fil de toutes les idées. Mais son érudition, il la gardait pour lui seul; il n'en faisait point étalage. Est-ce que l'on affiche ses richesses à la porte de sa maison? Est-ce que l'on ouvre son portefeuille sous le nez des passants ? Mais il suffisait d'entrer pour se rendre compte de l'opulence du dedans, malgré la discrétion qui en réglait l'usage ou la montre, ou plutôt en raison même de ce goût discret. Car l'érudition qu'il aimait, « c'était la vieille et c'étaitla bonne », celle de Sainte-Beuve, de Mérimée, de Jules Gérard, celle de l'ancienne école où se gardait jalousement, en une sainte vénération, le respect des pures traditions françaises, le culte du beau dans le vrai.
Ah c'était un bon temps et un beau temps que celui-là. On était savant, on était solide, on était << renseigné », et « informé »; et l'on savait nonobstant, et sans croire déroger et se déclasser, on savait composer, on savait avoir des idées générales, on savait exposer et on savait écrire.
Un livre était d'abord le résumé d'un travail énorme de lectures, de comparaisons, de rapprochements, d'examens, d'observations et de vérifications mais il était de plus un livre, c'est-à-dire une idée, bien conçue, bien éclaircie, bien circonscrite et délimitée, puis bien suivie et amenée habilement et clairement à son point d'aboutissement juste et précis. Et il était un livre, en même temps, c'est-à-dire une conversation, élevée sans doute, mais une conversation où l'on se plaît à plaire, à intéresser le lecteur, à l'amuser même, à piquer son attention et même sa malice, à le faire sourire, et quelquefois à le faire admirer, sans y faire effort, et sans avoir l'air d'y prendre garde. C'était le bon temps1.
Grâce à sa vigoureuse santé intellectuelle, Émile Fàguet a pleinement échappé à cette maladie endémique chi document quelconque, du petit fait, de la référence à tout prix. Il a, dans ses lectures, fait son choix; il est allé au 'détail, mais au détail caractéristique il a insisté sur de menus faits, mais sur de menus faits révélateurs et qui portent en eux toute une pensée, quelquefois toute une âme. Le reste, pour lui, n'était que zeste.
i. Propos de thiâlre, t. I, p. a8.
Avec raison. Que nous importent, en effet, les mille petits riens naïfs ou comiques dont on a voulu tisser parfois l'histoire des grands hommes et qui n'entrent pas pour un 'fil dans la trame de leur vie littéraire 1 Que nous importe de savoir à quel âge, exactement, Gustave Flaubert est devenu chauve; ou s'il a eu vraiment des sensations d'aura sur le visage et des sensations de lumière jaune dans un œil, puis dans l'autre; et si c'était dans l'oeil gauche tout d'abord, puis dant le droit, ou inversement? Et que nous chaut d'apprendre à quel degré de dilection Stendhal aimait le thé? et combien celui qu'on lui servit à Tours en i84i était manqué? mais, par contre, combien exquise lui parut cette merveilleuse aqua rossa qu'il dégusta en 1822, à Gênes, dans une maison amie, dont on n'a pu encore, malgré toutes les recherches, situer l'emplacement? Snobisme de mandarins des lettres, ou de sous-mandarins, mais que la droite pensée de Faguet méprisa toujours comme un ridicule travers, une dangereuse manie de la critique contemporaine. Pour lui, il ne s'arrêtait point à glaner les épis vides il se hâtait à faucher, à pleine vigueur, les glorieuses moissons dorées. Non seulement il avait beaucoup lu, -tout ce qu'on peut lire dans une vie d'homme qui ne fait que lire et écrire, mais écrire en lisant, – depuis Platon jusqu'à Nietzsche, et bien plus haut encore et bien plus près de nous, depuis le Pryadarcika, le Malavikagnimitra, et « l'incomparable et immortelle Sakountala » qui faisait également ses délices, comme les jardins de l'Alcazar celles des rois maures, – bref, depuis les plus antiques et touffues épopées de l'Inde jusqu'au dernier dramatule de Maeterlink ou aux plus récents articles pédagogiques de Mlle Bourgain. Mais il avait lu. avec soin, avec pénétration, avec amour et avec un grand art, en observateur, en moraliste, en poète, en écrivain, en critique.
Et il n'avait rien laissé se perdre ou s'égrener de sa belle moisson d'or. Lui aussi, il était bien un vieillard du Galèse à sa manière, aussi assidu et non moins laborieux, et sage pareillement. Au lieu de cueillir des fleurs, il cueillait avec délicatesse, en les savourant, « les plus belles idées, les plus beaux récita, les plus beaux dialogues, qui aient germé dans
Car le critique, a dit Sainte Beuve, n'est qu'un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. Mais voilà un homme qu'on n'a pas le bonheur de rencontrer tous les jours I Quand Émile Faguet fit ses début dans la critique,à trentesix ans sonnés, il savaitlire. Tout ce temps, il l'avait dûment employé à bien apprendre la première partie de son rôle, et il prouvait, par une œuvre de maître, qu'il allait tenir admirablement la seconde.
A cet âge, on sait en général ce que l'on veut et l'on est capable de vouloir. Emile Faguet avait un but, ce qui faisait pyrrhoniquement sourire Anatole France et Jules Lemaître; un but nettement défini, qui était, dans la confuse mêlée des esprits, de donner une orientation à la pensée. Toutefois, il n'exagérait rien. Il savait bien ce qu'on disait des critiques ce sont des gens qui, n'ayant pas de voitures à eux, s'en consolent en montant derrière la voiture des autres. Seulement, il ajoutait « En vérité; mais c'est pour les conduire. Car voilà, en effet, toute la critique. Elle examine le chemin par où un homme a passé, puis elle lui dit: Voilà qui est bien; mais entre nous, vous auriez dû passer par là. Après tout, ce n'est pas toujours inutile à dire1. » Il parut bien vite, même aux yeux des plus prévenus, et les augures de l'impressionnisme en convinrent, que l'oeuvre n'était point vaine et qu'elle valait grandement l'effort.
Émile Faguet prit tout de suite position. Il n'est pas douteux qu'il'ne comprît parfaitement la critique comme on la comprend aujourd'hui, comme « un don de vivre d'une infinité de vies étrangères, quelquefois d'une manière plus pleine et plus intense que ceux qui les ont vécues, et avec cette clarté de conscience que ne peut avoir celui qui est assez fort, pour se détacher et s'abstraire, et regarder en étranger sa propre âme, ou assez fort, en sens inverse, pour i. Revuelatine; igo3, t. 1, p. 5.
l'esprit humain. o II lisait, au sens latin du mot, legebat, ce qui est la seule manière de lire et il lisait si bien que ses œuvres, riches et pleines, étaient faites avant qu'iTeût pris le temps de les écrire.
entrer dans une âme étrangère et la contempler de près comme chose à la fois familière et dont on sait ne pas dépendre ». Esprit ouvert à toutes les influences, sensible au charme de toutes les formes de la pensée, capable de se prêter à tous les genres comme à tous les sentiments, de laisser retentir en lui le lyrisme sombre et profond de Vigny, et non moins la joie légè're, aux gaies couleurs, de Jean Richepin; tour à tour amusé ou intéressé par le rythme vague et plaintif de Verlaine ou l'orchestre aux cuivres sonores de Victor Hugo, par le dessin ramassé et vigoureux de Mérimée ou la peinture au balai, les larges détrempes de Zola, il était cependant, par toutes ses tendances et sa culture et ses goûts réfléchis, classique éminemment. Classique, il l'était par son sens profond de la réalité et de la vie, qui le portait si vivement à l'observation attentive, minutieuse, attachante, de la nature et de l'homme; il l'était encore par son besoin intime de vérité, de netteté, de clarté, et par cet amour de l'ordre qui apparaissait justement à son esprit comme l'harmonie resplendissante des idées; il l'était enfin parce que la littérature du grand siècle représente pour nous la perfection de l'art et de la pensée, et pour le reste du monde ce qu'il y a de plus élevé et de plus choisi dans les qualités de notre race. C'est là le dernier mot il était classique parce que nos plus purs chefs-d'œuvre sont classiques et qu'ils expriment, dans tous leur éclat et leur relief, la grandeur et la beauté du génie français. Très vaillamment, il affirma ses préférences et il les défendit. Il remit d'abord le dix-septième siècle à l'honneur, puis le dix-huitième siècleà sa place. A celui-ci, notamment, il reprocha de n'être ni chrétien, ni français, et il expliquait par là sa déchéance. Ce fut un joli tapage autour de lui, le plus assourdissant vacarme dé voix universitaires et sectaires dénonçant le scandale et exorcisant le scandaleux, appelant sur lui, au surplus, la vindicte de la République menacée. Un de ses condisciples de l'École normale, Georges Renard, menait le chœur des malédictions avec un entrain qu'il n'aurait pas déployé contre le pire des malfaiteurs. Qu'avait dit, pourtant, le critique, de si néfaste à la société et de si redoutable pour le gouvernement de la République?
En substance, ceci, dont le plus simple bon sens peut saisir l'évidente vérité « Nous ne voyons pas de poète qui soit plus complètement poète que La Fontaine; pas de poète tragique qui puisse nous émouvoir plus fortement que Corneille, plus délicieusement que Racine; nous ne rêvons pas de comique qui soit plus comique que Molière, ni même qui le soit d'une autre façon; nous n'imaginons pas ni qu'on puisse jamais parler français mieux que Bossuet, ni qu'en aucune langue on puisse avoir une éloquence plus pressante, plus pleine et plus élevée. » Mais en i8go, c'était un crime de dire ces choses et le crime était irrémissible parce qu'elles atteignaient Voltaire en plein coeur, tout au moins à la place du cœur.
Dans les Études littéraires sur le dix-huitième siècle, Voltaire était, en effet, fort malmené. Faguet osa traiter le patriarche de bourgeois gentilhomme, ce qui n'était rien encore; mais il le découronnait de sa royauté intellectuelle, et c'était là le crime de lèse-majesté qui frappait du même coup tous les disciples du. grand homme. Il jugeait ainsi Voltaire « Un esprit léger et peu puissant, qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions, ni les grandes doctrines, ni les grands hommes, qui n'entend rien à l'antiquité, au moyen âge, au christianisme, ni à aucune religion, à la politique moderne, à la science moderne naissante, ni à Pascal, ni à Montesquieu, ni à Buffon, ni à Rousseau et dont le grand homme est John Locke, peut bien être une vive et amusante pluie d'étincelles, ce n'est pas un grand flambeau sur le chemin de l'humanité. » C'était une condamnation solennelle et solidement motivée, mais qui nous intéresse en ce moment beaucoup moins par la violence des controverses soulevées que par le principe fondamental sur lequel s'appuie, et de plus en plus s'appuiera la critique d'Émile Faguet. Avant tout il demande à un écrivain d'être un penseur et il mesurera sa gloire à la mesure de sa pensée, ou plus exactement à la mesure des pensées qu'il nous suggère. Il trouve, non sans raison, que l'idée de grandeur est surtout inspirée par la noble empreinte de l'intelligence. et voilà pourquoi ses préférences vont tout d'un élan aux moralistes « qui ont lu dans l'âme humaine » et aux esprits
supérieurs qui ont agité, comme Montaigne, comme Descartes, comme Montesquieu, comme Auguste Comte, les éternels problèmes dont se préoccupe l'humanité, et dont il faut qu'elle vive ou qu'elle meure'. 1.
Voilà pourquoi il malmena si fort ce pauvre Théophile Gautier, qui avait plus de mots à sa disposition que d'idées, composant en deux mots l'épitaphe de sa vie intellective « II ne part de rien et il n'arrive à rien »; tandis qu'il a peutêtre surélevé légèrement la grandeur poétique d'Alfred de Vigny pour avoir « promené sur les choses un regard désolé, mais d'une pénétration, d'une étendue et d'une sûreté qui ne le cèdent à aucun. » On lui a reproché la partialité de ces jugements. C'est peut-être le mal comprendre; car s'il admirait si fort la pénétration de la vérité, il n'admirait pas moins l'intelligence de la beauté. Toute son étude sur Chateaubriand est admirable, à ce point de vue, de finesse d'aperçus et de sentiment des plus délicates nuances; et l'on en dirait tout autant de ses études sur la poésie de Lamartine ou de Victor Hugo. Quant à Gautier, il lui a ouvré une place dans sa galerie très restreinte des maîtres du dix-neuvième siècle, à titre de créateur d'une forme nouvelle d'art et comme au maître des Parnassiens et c'était l'honorer grandement, mais toujours à ce même titre, celui que confère au poète l'idée, que ce soit l'idée limpide du vrai ou l'idée éclatante du beau. Ceux qu'il a vraiment combattus, avec âme et un vif sentiment du devoir accompli, ceux qu'il a finalement rejetés, du fer de sa lance, hors de la république des lettres, ce sont les gens sans idées et qui veulent. passer pour en avoir i « C'est quelque chose surtout que de faire penser, et Auguste Comte est merveilleux pour cela c'est le semeur d'idées et l'excitateur intellectuel le plus puissant qui ait été en notre siècle, le plus grand penseur, à mon avis, que la France ait eu depuis Descartes. Comme ayant cru que l'intelligence, et l'intelligence seule, doit être reine du monde, et comme ayant lui-même été une intelligence souveraine, il ne peut, il ne doit avoir décidément contre lui que les anti-intellectualistes. « Politiques et Moralistes du dix-neuxitme siècle, t. II, p. 369. – De Montesquieu, il dira « C'est surtout un homme souverainement intelligent. Il est impossible de trouver quelqu'un qui ait mieux-compris ce qu'il comprenait, et pour ainsi dire ce qu'il ne comprenait pas. Sa pensée et le contraire de sa pensée, son système et ce qui est le plus opposé à son système, et ceci, et son contraire, et, ce qui est le plus difficile, Centre-deux, il pénétre en tous ces mystères, et s'y meut avec une pleine liberté, comme entouré d'un air lumineux, qui émane de lui. » Études littéraires sur le dix-huiliime siècle, p. io4.
de rares, d'exquises, comme les Goncourt dont il a démasqué la misère dorée et qu'il a relégués dans la littérature de bric-à-brac, par ces seuls mots « Leur génie propre était la curiosité et leur définition propre était le manque d'intelligence1. » Rien ne lui fut plus antipathique que le reportage en matière littéraire ou le bibelotage en matière artistique, si ce n'est peut-être le-roman anecdotique, qui tient de l'un et de l'autre, et qu'il ramenait par voie directe à la catégorie des propos de concierge, comme il ramenait les Goncourt, à tous ces titres, et à d'autres encore, à la catégorie des fureteurs.
Ceux qu'il a poursuivis encore de ses flèches acérées, de ces traits spirituels et légers qui ne portent point la mort, mais qui conduisent au lit d'hôpital, ce sont les esprits entortillés et subtils, qui font- profession de penseurs, mais qui raffinent avec l'idée ou avec la forme de l'idée jusqu'à se faire du paradoxe, une gloriole, quand ce n'est pas un métier. Très énergiquement, et en toute occasion, il a revendiqué les droits da bon sens et le fondamental principe de l'idée juste. C'est lui-qui a défini Weiss « un merveilleux esprit faux », Weiss qui admirait en Piron le plus grand poète de France et qui découvrait dans la ville d'Alger la plus fidèle image de Regnard. Ni l'esprit ni le talent, quelque faible qu'il eût pour eux, ne parvenaient à pallier à ses yeux ce défaut qui choquait entre tous sa droite et délicate raison, et qui lui apparaissait si grossier dans son raffinement. Il a fait à Nietzsche un crime d'orgueil de ce goût du paradoxe, de ce désir très manifeste d'étonner et de scandaliser le philistin plaisir de snob, et c'est tout dire1. Mais surtout, il n'a cessé de mettre en garde les contemporains contre ce travers qu'ils semblaient chérir de dilection particulière.
Il n'y a rien d'horrible comme un lieu commun. Mais le paradoxe n'est, souvent, qu'un lieu commun retourné et, dans ce cas, il est juste aussi horrible qu'un lieu commun, et, de plus, il est prétentieux. Il y a, dans les ouvrages de M. de Gourmont, quelques-uns de ces paradoxes qui ne sont pas sentis, qui sont simplement des lieux communs qu'on a ramassés et qu'on a présentés à l'envers au lieu de les présenter I. Propos littéraires, t. III, p. 170. – 3. Ibid.,i. III, p. 37ij
à l'endroit, exercice facile. Il est plus malaisé de repenser les lieux communs pour les rajeunir, que de les renverser comme de vieilles redingotes pour se donner comme habillé de neuf. La vérité n'est jamais le contraire d'un lieu commun. Elle est autre chose. Si elle était le contraire, pardieu, il serait trop facile de la trouver 1. Cinglante leçon, mais qui a porté ses fruits, et qui a contribué, avec tant d'autres, à nous sauver du maniérisme. Pas plus que l'idée fausse, l'idée obscure, si richement parée qu'elle fût de ses atours de rêve, ne trouvait grâce devant lui. De sa transparente intelligence, la clarté était la loi première, et il n'admettait point que l'on essayât, par des tentatives nouvelles, de troubler la douce limpidité de l'esprit français. Tout en rendant pleine justice et surabondamment peut-être à l'élément poétique et musical du drame wagnérien, qu'il abandonnait d'ailleurs entièrement au génie de l'Allemagne et au hasard de ses destinées, Emile Faguet ne s'est jamais montré favorable au développement du symbolisme en France et son sentiment, qui fut toujours de si discrète expression, n'a rien cédé de son antipathie profonde et réfléchie. pour le théâtre de Maeterlink et ses vaporeuses créations. « C'est un théâtre très mystérieux et très singulier. Les personnages y sont des êtres de rêve qui s'expriment par paroles sibyllines, sur une scène de nuages, dans un décor de crépuscule ». Et il ne voit dans toute cette fantasmagorie orientale que des ébauches de pensées dans des balbutiements de mots vagues, « des vagissements qui commencent à atteindre un semblant de précision ». Pelléas et Mélisande, les Aveugles, Princesse Malène né représentent pour lui que « la vie obscure de l'âme, la vie incunabulaire de l'âme, la pensée avant qu'elle ait été pensée, le sentiment avant qu'il ait été senti, le mouvement psychique avant qu'il y ait eu frémissement, les rides insensibles du lac de l'âme1 »; et son esprit comme son cœur restent parfaitement insensibles à ce murmure sourd des profondeurs du moi, à ces chants flottants et lointains, qui sont de nous, mais qui, confusément, nous arrivent comme des régions inhabitées de l'infini»
I, propos littéraires, t. V, p. a64. – a. Ibid., t.. V, p. 3oo.
Émile Faguet n'aimait point les nuages. Rien n'est plus fatigant que de les regarder, disait-il, « parce qu'ils se ressemblent trop pour donner un véritable élément à la pensée; rien n'est plus fatigant aussi que de suivre ses rêves très longtemps sans en tirer une pensée sur laquelle, pour ainsi parler, on appuie le soc. Tous les rêves, quand ils sont trop prolongés, sont des rêves de malade, en ce sens qu'ils indiquent que l'âme est maladive et aussi qu'ils la rendent tellel ». Symbolistes et décadents ne relevaient donc plus, pour lui, que du seul médecin, si toutefois l'art médical peut rendre les yeux de l'âme à ceux qui ne les ont plus. Et les abandonnant, avec un geste de douce piété, à leurs visions crépusculaires, il leur refuse entrée dans son Histoire de la littérature française, où n'étaient admis que les esprits de lumière, ceux qui sont éclairés et qui éclairent.
Aux amateurs d'exotisme, il ne témoigna guère plus de tendresse, et c'est encore une des formes de la littérature contemporaine qu'il a vigoureusement combattues. Japoneries ou chinoiseries ne lui disaient rien qui vaille, et son avis n'était point que l'on allât chercher si loin une âme étrangère, ni même qu'il fût possible de s'en faire une. Genre essentiellement faux que celui-là I
Aussi, quelque grand admirateur qu'il puisse être du talent descriptif de Pierre Loti, lui refuse-t-il net, à lui aussi, comme chef du genre, une place quelconque dans l'Histoire de la littérature. Si, en passant, il salue l'écrivain, en tout honneur, il est vrai, c'est comme peintre de marines ou de paysages, voisinant avec Bernardin de Saint-Pierre dans le recul d'un siècle, et pour le laisser tout aussitôt, sans déranger sa contemplation, assis à son chevalet et le pinceau sur sa toile. Quant au romancier, à qui l'Orient est devenu une patrie d'élection et qui semble porter parmi nous toutes les tristesses de l'exil, il le renvoie, en bonne et due forme, à son Japon, au pays des grâces légères et des rires éclatants. 3 Qu'il aille revoir ces côtes lointaines dont la nostalgie luiif tient le cœur, les forêts et les rizières de là bas, les baies de^ velours bleu et les champs de fleurs bizarres dont les par-Jt i. En lisant les beaux vieux livres, p. a 49-
fums endorment l'âme dans le rêve; qu'il aille égayer ses vieux jours parmi les plaisirs qu'il aime et que nous ne voulons point connaître; nous n'avons rien à recevoir de lui, rien à attendre dans l'avenir, aucune utile leçon, aucune joie qui élève ou qui rassérène; il n'est ni de son temps ni de chez nous.
Sans le Japon, Loti serait décidément trop triste. Le Japon, c'est la note gaie dans l'œuvre de Loti, qui n'en aurait pas si. ce pays n'existait point. Loti ne peut pas songer aux petites maisons, aux petites chambres, aux petites soucoupes et aux petites bonnes femmes de làbas, avec leurs petits yeux, sans entrer en joie et sans pouffer d'un rire bon enfant, où il n'entre du reste aucune malice. Le mot « drôle», et même le mot « cocasse », vient tout naturellement à la plume de ce grand mélancolique quand il songe à toutes ces petites choses bouffonnes. C'est le Palais-Royal de son Cosmopolis. Vous savez qu'on devient gai en vieillissant, ou plutôt, car ce n'est pas vrai du tout ce que je viens de dire, vous savez qu'en vieillissant on cherche avec soin les occasions d'être gai. Quand Loti sera moins ridiculement jeune qu'il ne l'est à cette heure, il fera un dernier voyage; et ce sera au Japon, pour s'amuser de tout son cœur, comme un écolier, et pour rapporter, à l'usage de sa vieillesse, un fonds de gaieté, de bonne humeur, de jovialité et d'hilarité convulsive toujours prêt à la moindre évocation. Il se fera ainsi un déclin plein d'une joie douce, ce qui ne laissera pas de le changer un peu
Il est aisé de voir que le bon Faguet manie cruellement, quand il veut, la satire; mais il est juste aussi de reconnaître qu'il ne tourna jamais la pointe de son esprit que contre ceux qui desservaient la cause des lettres et dilapidaient, consciemment ou à leur insu, le plus glorieux patrimoine de la France.
C'est à ce titre encore qu'il a. mené une vigoureuse campagne contre les excès du naturalisme et le dévergondage de la plume chez nos plus célèbres romanciers. S'il a loué dans Zola le peintre puissant des masses, il a flétri, comme il convenait, l'instinct de dégradation, de -basse dépravation, [qui déborde en toutes ses œuvres pour la plus grande joie ,de l'étranger. Il stigmatise sa passion pour l'indécence, sa ̃sensibilité brutale, sa manie ordurièré,?sa pornographie à i. Propoi littéraires, t. III, p. 3ai.
peine voilée, et il l'accuse en face d'avoir avili le romantisme et même l'humanité, en ravalant, dans son œuvre, l'homme « jusqu'à la brute et il faut dire beaucoup plus bas1 ». Mêmes protestations véhémentes contre le « cynisme » de Balzac, contre ce plaisir mauvais, qui lui est trop cher, de scandaliser l'honnête lecteur par une prouesse de grossièreté » et ilne cache point son jeu pour faire saillir les lourdes responsabilités du chef de l'école naturaliste et pour fustiger plus résolument encore les hontes de ses disciples. Toute une littérature est sortie de là, celle que Weiss a caractérisée d'une définition qui restera, « la littérature brutale ». Beaucoup n'ont vu que cela dans Balzac, et n'en ont pas imité autre chose. Il est responsable de toutes les audaces faciles et méprisables de tous ces romanciers qui ont feint de croire que le réalisme était dans l'étude des exceptions sinistres, ou honteuses, tandis qu'il est tout le contraire; qui, sous prétexte de vérité, n'ont étalé que l'horreur nauséabonde, et qui, à mon très grand regret, ont fini par faire du mot réalisme le synonyme courant de littérature infâme2.
Une littérature d'idées, – et l'on pourrait dire plus justement une littérature d'âmes, et des idées justes, claires, saines, bien françaises, – voilà, dans leur fond essentiel, à quoi se ramènent les doctrines" littéraires d'Émile Faguet. Au total, rien, a tranché la critique nouvelle celle qui déjà n'est plus; ou, du moins, rien de neuf. Tout de même. Ce rien, n'est-ce pas à peu près tout, puisque c'est, en somme, tout l'esprit du grand siècle et le meilleur de l'âme de la France. Et ce qui était nouveau alors, une nouveauté hardie qui scandalisa si fort les jeunes et les vieux qui voulaient être jeunes, c'était de s'en souvenir, et ce fut surtout de le dire.
N'oublions ni les dangers courus, ni le service rendu. En un temps où la fantaisie ne reconnaissait plus de loi, où les plus robustes esprits comme les plus brillants s'en allaient à l'aventure, guidés par le caprice des foules ou par le souci d'explorer des chemins nouveaux, fût-ce au flanc de rocs inaccessibles ou dans les sables mornes des déserts, un i. Propos littéraires, t. III, p. s6a. a. Dix-neuvième siècle, p. 36a.
critique avisé se dresse, guidé, lui, par le sûr instinct de la race, comme le champion ardent et résolu de la raison, c'està-dire de nos meilleures et plus fières traditions. Sa voix lointaine semble nous parvenir des profondeurs mêmes du dix-septième siècle elle ne fait que nous redire, en spirituel langage, ce que déjà disait Boileau
Aimez donc la raison; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
Et c'est bien un disciple du maître c'est le maître luimême. Que l'on enlève à Bôileau ses canons enrubannés, son justaucorps brodé, aux fines dentelles, sa perruque à la Louis XIV, et qu'on le revête d'un pantalon de nankin, d'un veston gris cendre et du léger chapeau mou, tout le monde saluera dans la rue M. Émile Faguet, de l'Académie française, et l'on ne se trompera point. Boileau, c'est le Faguet du dix-septième siècle; et Émile Faguet, c'est le Boileau du dix-neuvième mêmes principes, mêmes efforts. Pour lui grand honneur, et pour nous vrai bonheur car il a été presque le seul, avec Brunetière, et contre tous, à livrer le bon combat. Ce n'aura point été en vain. Il semble que nous soyons à jamais débarrassés, grâce à lui pour une glorieuse part, et du maniérisme, et du symbolisme, et de l'exotisme, et des excès du naturalisme, et que le génie de la France ait retrouvé son droit chemin les chimères se sont envolées; les ombres ont fui.
De son œuvre, bien des pages s'effaceront sans doute; et toutes peut-être. Mais ses écrits auront préparé les voies aux grandes œuvres. Le meilleur qui restera de lui, sera d'avoir vaillamment revendiqué les droits, l'honneur et la dignité de la raison, et fait prévaloir cette sage maxime Pour nous, Français, rien ne vaut, dans le royaume des lettres, hors la pensée, la droite, la claire et lumineuse pensée, qui est tout à la fois vérité, beauté, harmonie. C'est elle qui a inspiré les antiques chefs-d'œuvre; c'est elle qui inspirera encore les chefs-d'œuvre de l'avenir.
Et ceci, de lui, ne passera point. Il est de ces morts qui parlent, et dont la voix chose plus rare est entendue.
AMES NOUVELLES1
Troisième PARTIE
Il ENTREZ DANS LA' JOIE »
IV. – Novissima "Verba.
7 août.
Ma chère femme, chers amis,
Nous voici de retour. J'ai regagné ces bonnes et vieilles tranchées délaissées pour vous, pendant quelques jours. J'ai été accueilli par mes poilus comme un père par ses enfants. Je me remets bien vite au courant du service. Le premier contact, après de si douces et calmés journées, est un peu comme une médecine amère. Mais c'est vite fait, et demain il n'y paraîtra plus.
Dimanche *5 août, jour de l'Assomption.
Après avoir assisté à la grand'messe solennelle, je viens, ma chère Hélène, t'embrasser bien tendrement en souvenir de Ces quelques beaux jours que nous venons de passer l'un près de l'autre, et qui nous aideront à attendre le jour encore plus beau du retour définitif. Continuons à avoir confiance, à prier de tout notre coeur.
J'ai repris le courant du service et plus que jamais je suis rempli d'espoir. D'ailleurs, je vois avec plaisir le bon effet produit par les permissions sur le moral des troupes. Il est de tout point excellent.
3a aodt, six heures trente. Aux tranchées.
Ma chérie,
Je me lève. Juste le temps d'aller faire un petit tour de ronde au jardin, respirer l'air pur et frais du matin, allumer; une cigarette et me voici.
Voir les Éludes depuis le 5 mat,
Le jardin, c'est une vieille tranchée qui se trouve derrière celle que nous occupons, une vieille tranchée abandonnée, creusée par les Allemands, et qui leur a été reprise il y a longtemps.
J'aime la tranchée boche, bien qu'elle tombe en ruines, parce qu'on y est tranquille, qu'il y a un tas de petits coins pour rêver et s'asseoir, et que de cet endroit, on découvre sans danger le plaine et le bois. C'est une promenade exquise. La nuit, au clair de lune, des légions de gros rats s'y livrent des combats homériques, jouent, se poursuivent en poussant des cris aigus. Le jour, il n'y a personne dans la vieille tranchée, il fait bon y aller méditer avec les Pensées de Pascal dans sa poche.
Cette nuit, il pleuvait. Encore une mauvaise nuit pour les pauvres sentinelles obligées de rester immobiles, silencieuses, à guetter dans la nuit l'assaillant qui pourrait venir. Avec le ciel couvert et cette pluie, on ne voit pas à 3 mètres, on tend l'oreille, prêt à donner l'alerte au moindre bruit suspect. Dur et grave métier. L'eau vous pénètre peu à peu. Au bout d'une heure on est transi, et il faut rester là sans bouger. A minuit, je me réveille; quelques grenades éclatent sur la gauche; ce n'est rien. A deux heures et demie, je me lève, c'est l'heure du rapport. Il ne pleut plus, mais le ciel est encore brouillé, sombre. Je fais une ronde, fais partir quelques fusées, rien de nouveau. Vers cinq heures, c'est le « jus ». Il n'est pas fort, le malheureux 1
Cinq heures du matin A l'heure qu'il est, tu dors encore paisiblement. Tu dors loin des canons, dans la bonne paix de la tranquille campagne qui s'éveille, et les petits oiseaux qui commencent à gazouiller au bord de leurs nids ne t'empêchent pas de dormir. Tu dors Tu rêves, peut-être, que c'est fini, que je suis là. Personne, hélas 1 Dors, dors bien tranquillement, c'est moi qui rêve en ce moment. Je t'ai dit que j'avais les ouvriers. Attends que te raconte. Toute la journée les ouvriers dans l'appartement Ma pauvre amie, si tu savais 1 Ils dérangent tout, ils gâchent et ils salissent. On n'en finit plus de mettre de l'ordre et de nettoyer après eux.
D'abord, j'ai eu les terrassiers qui ont agrandi ma case et
'=::Ü:(~5-~
abriter des cochons (sauf le respect que je vous dois)'. La pièce principale, qui est d'ailleurs la seule, a i in. 5o sur i m. 75. Elle comporte deux lits jumeaux. Quand on est couché, on touche à la fois de la tête et des pieds. Un couloir et une porte, c'est tout. V. couche à gauche; moi, droite. Quand c'est l'heure du repas, le lit sert de table, et quand vient l'heure du repos, juste retour des choses d'ici-las, c'est la table qui sert de lit. Ah 1 dame, ce n'est pas granc, grand, mais il y a encore assez de place pour loger ma mocestie. Et puis, quand le ménage est fait, que c'est propre, bien arrangé, c'est coquet et cet appartement fait des envieux. Pense donc, un pavillon pour deux Rien d'autre à te communiquer pour le moment. Le Pont-Neuf lui-même, ne se porte pas mieux que moi.
i septembre 19 1 5.
Tu as fini ta lessive et tu prépares ta retraite de NotreDame de l'Ile. Tout cela est fort bien. Nous ne saurons assez prier et remercier Dieu et la bonne Vierge de toutes les grâces qui nous sont accordées.
Encore des méfaits de la poste, me dis-tu, les lettres n'arrivent pas ou arrivent non timbrées, d'où surtaxe. Vois-tu, cette poste, c'est mon cauchemar, j'en rêve la nuit. Pauvres petites lettres, elles sont là qui attendent, implorent, sollicitent le cachet. Il y en a qui pleurent silencieusement, il y en a qui se mettent à genoux, d'autres qui crient, qui réclament justice, qui menacent. Rien n'y fait.
Maintenant, si tu as dû payer la surtaxe, par la faute ce ces messieurs qui vont pêcher à la ligne au lieu de timbrer nos lettres, console-toi 1 Les sous que tu as donnés ne sent pas perdus, au contraire. En effet, où vont-ils ces sousi A la poste. Bon, et après? – A la caisse de J'État, c'està-dire à la France. Bon, et ensuite à quoi servent-ilsf –A fabriquer des canons, des obus, des munitions. Très 3ien I bravo I c'est-â-dire à vaincre l'ennemi, à l'écraser, à le mettre hors de France. Ces quatre sous de surtaxe peuvent avancer l'heure de la victoire finale de quelques secondes. Cr, il y a en France, des milliers dé soldats qui envoient des lettres. Si on leur fait payer méthodiquement la surtaxe, cet» peut faire des millions de secondes, dea minutes, des heurte, dea
jours, des semaines, des mois. que nous gagnons. Donc, payer la surtaxe, c'est faire œuvre patriotique.
Allons, là-dessus je te laisse. Assez dit de bêtises n'est-ce pas P
De tout mon cœur et de toutes mes forces je vous embrasse tous. Ton PIERROT. i4 septembre 1915.
Très chère Hélène,
Tu as eu le bonheur de pouvoir aller plusieurs fois à Notre-Dame de l'Ile pendant cette retraite annuelle qui doit se terminer demain, et je suis sûr que tu auras fait à la bonne Vierge les plus ardentes prières pour qu'elle nous protège, nous garde tous, nous et ceux qui nous sont chers, que tu lui auras rendu des actions de grâce sincères pour toutes les faveurs dont elle nous a comblés. C'est bien. C'est très bien.
Les ennemis ont tiraillé toute la nuit comme des fous, mais ne bougent toujours pas.
V. La mort
Les Allemands ne bougeaient pas, les Français allaient bouger.
Un ordre d'offensive générale arriva Une lettre de Pierre laisse soupçonner la vérité.
Dimanche ig septembre.
Les préparatifs de départ nous absorbent. Cette fois, c'est pour de bon.
Ce sera sans doute pour cette nuit ou pour demain. A part ça, tout va bien. Toujours gais et contents. Un soleil à tout brûler.
Hier, nous sommes allés rendre nos derniers devoirs à nos camarades malheureux que nous laissons ici, porter quelques fleurs sur leurs tombes.
Ce matin, nous avons entendu la messe à Ch. et M. l'Aumônier a fait nos adieux à la population civile. Vous cômmencez à vendanger demain. Je vous souhaite de bonnes vendanges.
D'autres vendanges héroïques, sanglantes, se préparaient. Le 3o septembre ip,i5, Mme Lamouroux recevait de Pierre cette dernière lettre écrite en pleine offensive
Ma bien chère aimée,
Voilà trois. jours que je ne t'ai pas écrit. Mais comment faire? Depuis trois jours, nous vivons loin du monde civilisé, sans vaguemestre, sans ravitaillement. Les nuits à la belle étoile, sous la pluie. Aussi nous sommes propres 1 De vrais tas de boue 1
Ça ne fait rien. On marche quand même et on trouve encore moyen de rire de sa propre misère. Avec cela, on se porte très bien et c'est là le miracle. Depuis dix jours que nous avons quitté Ch. nous n'avons guère arrêté. Aucune nouvelle, aucun journal. Que se passe-t-il?
Je t'embrasse bien fort, bien fort. Je vous embrasse tous tendrement.
Ce furent les derniers baisers. Pendant six jours, un assaut formidable fut livré par les troupes coloniales aux positions ennemies. L'héroïsme de cette attaque, un document officiel le disait à la France le 12 novembre
Est cité à l'ordre du jour des armées
Le 43" régiment d'infanterie coloniale.
Chargé, sous le commandement du lieutenant-colonel Porte, d'attaquer une position ennemie fortement organisée, n'a pas cessé, pendant six jouri, de progresser, malgré un bombardement intense et grâce à l'habileté et à l'énergie de ses chefs, a réussi à s'en emparer, s'élançant à l'assaut avec un entrain et une bravoure remarquables. C'est en enlevant sa section pour l'assaut que Pierre tomba foudroyé par un obus.
Une petite carte, écrite au crayon, arrivait à Mme Lamouroux, dans les premiers jours du mois d'octobre, annonçant la catastrophe.
5 octobre i()i5.
Madame,
J'ai la douleur de vous apprendre la mort de M. votre mari.
Il est mort en héros à la tête de sa section, dans un combat du 3 octobre.
La veille, comme nous devions prendre part au même combat, il m'a fait promettre, s'il lui arrivait malheur, de vous prévenir aussitôt.
Recevez, Madame.
Sergent C. 43° colonial.
Un mois plus tard, le sergent C. blessé, était évacué sur Paris. Un proche parent de Pierre put le voir et obtenir les renseignements complémentaires que je transcris Paris, 7 novembre 191 5.
Je viens d'avoir une longue conversation avec le sergent C. En voici le résumé C'était le matin du 3 octobre. Ordre avait été donné à la compagnie, dont faisait partie Pierre, d'aller à l'assaut. L'ordre fut exécuté à l'heure indi.quée et, dès le début de l'attaque, c'est-à-dire au moment où Pierre sortait du boyau à la tête de sa section, un obus tomba à ses côtés et le renversa. Aussitôt, les soldats voisins se portèrent à son secours, mais la mort avait déjà fauché ton pauvre enfant. D'ailleurs, un second obus survint et nettoya les quelques survivants présents.
La journée fut très rude pour les nôtres. La compagnie fut presque entièrement décimée trente-trois survivants sur deux cent dix hommes. Tous les officiers furent tués. Le soir, il ne restait à l'appel que trois sous-officiers dont C. Ce dernier affirme que les cadavres furent entassés par ses hommes et le lendemain la compagnie qui les remplaça dut forcément les enterrer, car tous ces héros étaient dans les tranchées et, par conséquent, une gêne pour les remplaçants. Ceci s'est passé à 200 mètres environ de Givenchy1. Il est d'usage de placer, à l'endroit où chaque victime repose, une petite croix de bois avec son nom. Il est donc probable qu'aussitôt que le pays sera à l'abri des attaques allemandes, on pourra se rendre sur les lieux. Actuellement, la région a été réoccupée par les Boches.
i. Aux Cinq-Chemins, tout près de Vimy.
Autre détail qui a son importance. Il paraît que les Allemands enterrent religieusement tous les nôtres et mettent sur leur tombe une croix avec leur nom.
Mais ton cher enfant a été enterré certainement par les nôtres qui ont conservé la position cinq jours durant. Pierre fut pleuré avec de vraies larmes. Nous étions plusieurs qui perdions en lui notre meilleur ami, plus qu'un ami, un frère. Les lettres qu'on écrit pour exprimer cette souffrance éprouvée au brisement des liens les plus intimes, n'énoncent que bien imparfaitement ce qui remplit le cœur. Je transcrirai cependant deux de ces lettres. La première du sergent H. dont Pierre nous a plusieurs fois esquissé le portrait.
i" novembre igi3.
Madame Lamouroux,
Je viens d'apprendre par mon ami V. l'affreux malheur qui vient de vous frapper.
Je ne tenterai pas de vous consoler, je sens trop mon impuissance. Je m'estimerais heureux cependant si cette modeste preuve d'affection pour le meilleur des chefs, le plus affectueux des amis, peut contribuer pour une faible part à vous aider à supporter votre peine immense. Pendant dix mois, nous avons fait campagne ensemble, mais il n'était pas besoin d'un si long temps pour apprendre à l'aimer. Tout ce suite, je fus attiré vers lui. La profession des mêmes convictions religieuses devait bientôt resserrer ces liens.
Puis, je fus placé sous ses ordres directs et je garderai toujours le souvenir de la douce intimité de ces quelques mois de véritable vie de famille.
Au mois de juin, je fus blessé à ses côtés, et depuis cette époque j'ai reçu de lui plusieurs lettres que je conserverai précieusement en souvenir d'un ami très cher, mais aussi comme des reliques du soldat tombé vaillamment à son poste, du chrétien qui avait la coutume de regarder la mort en face et qu'elle n'a certainement pas surpris.
Je ne doute pas, Madame, que vous ne partagiez les convictions profondes de votre regretté mari.
La certitude de le retrouver un jour, l'assurance de le savoir
dès maintenant, parfaitement heureux feront plus pour votre consolation que toutes les pauvres paroles humaines. Sergent J. H.
La seconde lettre est encore d'un soldat, d'un ami de la première heure, d'un instituteur de Paris, N. un des familiers du Cercle de Puteaux et de la rue Cail, celui-là même dont nous avons vu Pierre suivre avec un si profond intérêt l'évolution morale et dont les lettres noua ont retracé les étapes de son ami vers la vérité.
17 octobre.
Ma pauvre chère dame,
Je viens seulement de recevoir votre lettre m'annonçant la terrible nouvelle.
Je perds mon meilleur camarade, mon plus intime ami, et j'aime mieux ne pas penser que ces soirées de discussion si fructueuse pour moi sont à jamais disparues) Car je perds un directeur de conscience qui avait déjà pu voir les heureux effets de sa parole sur son disciple.
Je m'efforcerai de deyenir digne de lui.
Il n'est d'ailleurs pas mort, ce qu'il y a de meilleur en lui revivra, survivra dans ceux qui l'ont approché. Je suis allé ce matin à la messe et j'ai pour la première fois regretté de ne pouvoir efficacement prier pour notre pauvre ami. Mais espérons 1.
N.
VI. L'espérance
Pierre n'était plus là pour continuer sa tâche de directeur de conscience, mais les désirs des morts, pas plus que les semences qui meurent dans la terre, ne sont perdus pour la vie. Et c'est là une des grandes lumières, des plus fermes consolations de la foi nous montrer dans le dogme de la communion des saints une éternelle survivance, une continuité réelle, élargie, des activités qui s'ébauchèrent dans le temps.
C'est, peut-être, à cette activité surnaturelle prolongée par delà la tombe qu'il faut attribuer la démarche suivante du fils spirituel de Pierre.
Quelques jours après avoir écrit la lettre. qu'on vient de lire, il en écrivait une autre qui m'était adressée. Mon Révérend Père,
Permettez-moi d'abQrd de me présenter N. instituteur public à Paris, actuellement mobilisé au N* d'infanterie. Je suis un ami de Pierre Lamouroux et c'est à ce titre que je prends la liberté de vous écrire.
Lorsque nous nous sommes connus, nous étions, par raison de profession et d'âge, sans doute, anticléricaux anarchisants.
C'était l'époque des emballements littéraires et des recherches pédagogiques, dont aucune n'a duré ni réussi, mais qui furent toujours empreintes de la générosité et du grand cœur qui caractérisaient Pierre. Lui, mon aîné -de tous points, a subi une évolution politique et religieuse que vous connaissez mieux que moi et que j'étais, semble-t-il, en train de commencer.
Sa mort me prive d'un directeur de conscience, et c'est ce qui m'amène vers vous.
Voici où j'en suis
Politiquement, je suis maintenant convaincu de la nécessité et de la fécondité de l'ordre assuré par une solide autorité.
Pierre m'a appris à lire l'Action f rançaise, et ce journal que je parcourais avant la guerre, avec une curiosité hostile, me semble, de plus en plus, le seul vraiment digne de la presse française.
Religieusement, j'ai toujours professé une grande sympathie pour L'Art chrétien.
Élevé dans un milieu anticlérical, entraîné dans la francmaçonnerie, avec.laquelle je n'ai pas encore rompu, et dans laquelle je croyais sincèrement trouver un centre de perfectionnement moral et social, je me suis, peu à peu, détaché de l'a-priorisme sectaire de l'anticléricalisme maçonnique. J'ai, lorsque l'occasion s'en est présentée, assisté avec intérêt à des cérémonies religieuses. et c'est tout. Je reconnais la haute valeur morale de la doctrine catholique. Mais la foi me fait complètement défaut..
J'ai tout à apprendre dans la voie où j'espère que vous me conduirez, en mémoire de notre pauvre ami.
Il me faut la foi. Comment y parvenir P N. Cette âme est une de celles qui doivent « venir à la lumière parce qu'elles font la vérité n.
Et c'est pour un prêtre, pour tout homme épris de l'unique beauté des réalités intérieures, une joie de l'âme d'assister à cet acheminement progressif vers la lumière. Ceux qui ont lu la lettre précédente réclament celles qui ont suivi.
Je ne puis les satisfaire qu'avec une grande réserve. Mais les quelques documents qu'il m'est permis de leur livrer, suffiront à leur révéler ces successives ascensions par où une âme monte vers la pleine lumière. Et cela seul importe. Février 191 6.
Bien cher ami,
Je n'arrive toujours pas à voir un prêtre, mais je suis votre conseil, je prie.
Or, il me vient un scrupule. Certes, je comprends la beauté des grandes et simples prières, mais j'ai peur de les dire d'une façon trop intellectuelle, plus comme une sorte de morale poétique qu'avec le cœur.
Je suis sûr que je ne parviens pas à prier comme un croyant, et si la prière est de pure forme, elle n'a plus de valeur, n'est-ce pas P. surtout de valeur pour celui, qui comme moi, doit d'abord désirer sincèrement la conviction. A ce propos, la prière est-elle forcément coulée dans un moule invariable, ou, au contraire, n'est-elle pas, en grande partie, une confidence intime de l'âme avec Dieu, un épanchement' secret dépourvu de toute réticence? P
Voilà découverte, par un instituteur néophyte, la formule de la plus haute prière. Cette formule, on la retrouverait presque mot pour mot dans sainte Thérèse et l'auteur de l'Imitation..
Tant il est vrai que le même « Maître intérieur » prononce pour tous les mêmes paroles.
Mars 1916.
Vous devez vous demander ce que signifie mon long silence.
D'abord, nous avons eu à subir et repousser une attaque allemande avec accompagnement de gaz asphyxiants. Nos mitrailleuses ont fait du beau travail.
Pour ma part, j'ai eu le bonheur de pouvoir rester à la pièce jusqu'à la fin de l'action et d'assister au désappointement des Boches qui s'aperçurent à leurs dépens que la tranchée n'était pas garnie que par des asphyxiés. J'étais d'ailleurs tranquille, ayant en présence du danger, prié d'une façon qui, pour n'être pas très orthodoxe peutêtre, n'en était pas moins sincère.
Après huit jours d'alerte et quarante jours de tranchées sans relèves, nous sommes venus au repos dans un charmant pays, aux jolies vallées bordées de collines boisées. Au sommet, des villages de pierres de taille, des fermes monumentales aux clochetons aigus, disent la vénérable ancienneté d'une très française aristocratie terrienne.
Le soleil, encore froid, promet le printemps qui vient. Les primevères fleurissent et un effort de vert se devine aux fines frondaisons des peupliers. Vous ne sauriez croire comme tous ces riens vous font oublier les ennuis de la vie souterraine et, en même temps, en font sentir la pénible, mais inéluctable nécessité.
J'ai assisté le soir à un «^salut » dans l'église d'un vieux village perché au haut d'une côte abrupte et je me promettais d'aller, le lendemain dimanche, à la messe pour me trouver ensuite en état de faire la confession désirée, quand, brusquement, l'ordre est arrivé de partir immédiatement. Nous sommes à une dizaine de kilomètres de là, régiment de travailleurs, pour creuser des tranchées.
Je me sers du petit missel que vous savez, et qui est bien le livre d'initiation cherché.
Ces lettres ne sont-elles pas, sans le vouloir, l'exacte, l'émouvante notation du printemps d'une âme? P
« Le soleil encore froid, promet le printemps gui vient.
Les primevères fleurissent et un effort de vert se devine aux fines frondaisons des peupliers. »
Mais voici que le soleil plus ardent des jours tragiques hâte l'effort libérateur.
a6 mars 1916.
Il est des heures où l'on sent plus particulièrement le prix qu'auraient la présence et les conseils d'une personne chère. Je suis à un de ces moments et je vous écris ne pouvant vous voir.
Des bruits d'imminent départ circulent, nous sommes prêts à toute éventualité, en alerte et, comme bien vous pensez, les commentaires vont leur train.
Pour échapper à cette énervante attente, je me suis plongé dans les admirables lettres de Lacordaire.
A chaque page, je renais. Une vie nouvelle de paix, de calme heureux m'apparaît possible. Quand'je rentrerai, combien je bénirai la guerre et l'ensemble des circonstances qui vous ont mis sur mon chemin.
Mais je voudrais que votre action ne se bornât pas à moi. Je puis, d'un moment à l'autre, disparaître et je me considère comme ayant charge d'âme. de plusieurs âmes. [Suit l'exposé d'un plan d'apostolat, sur lequel la discrétion m'interdit de fournir d'autres détails.]
Éclairez-moi. Sans doute, vous me trouverez bien outrecuidant, moi qui n'ai même pas achevé ma conversion, de faire du prosélytisme, mais nous ne sommes pas en temps normal, et le temps presse, n'est-ce pas?.
J'aurais volontiers vu un prêtre en carême. Il me semble que le temps pascal eût été particulièrement propice à ma réconciliation. Je vais tâcher de savoir où est l'aumônier. Les anciens ne sont pas très renseignés. Enfin, j'ai trouvé deux bons chrétiens à la compagnie et pratiquants, un paysan cultivé et intéressant, et un jeune avocat. Timidité, respect huma' n, peut-être, nous avaient empêchés de nous connaître. Ce genre de relations est beaucoup plus difficile à nouer que la constitution d'une équipe de manilleurs ou de parte- naires pour vider un litre de « pinard. »
ao mars 1916.
Bien cher ami.
Nous partons demain. Nous embarquons et on nous a fait essayer nos toiles de tente en prévision des jets de liquides enflammés. Voyez ce que cela signifie. Mais il n'importe. J'ai eu le plaisir ce soir d'assister au « salut en l'église voisine, et d'entendre une belle et réconfortante allocution;de l'aumônier du N". C'était dans une gracieuse petite église romane dont la désaffectation rend plus noble encore la pureté des lignes et où l'âme de nos pères parle plus grave dans ce dénuement.
J'ai bien regretté de n'avoir pas su et pu plus tôt entrer en relations avec ce prêtre.
Des camarades du N° nous ont vanté son courage et son désintéressement. Il a d'ailleurs gagné, en septembre, la croix de guerre avec palmes.
Il est certainement un grand réconfort pour tous, car l'église était pleine. Cela me fait d'autant plus regretter qu'il n'y ait pas d'aumônier dans notre régiment. Vous ne sauriez croire combien, pour ma part, cette simple cérémonie m'a fait du bien.
J'ai pleuré comme un enfant, derrière un pilier, pleuré de joie de sentir un soulagement étrange aux paroles du prêtre et je me suis trouvé en communion réelle avec les fidèles qui étaient là si ce n'est un blasphème de ma part, irrégulier et irréconcilié encore que je suis.
J'ai tenu à vous faire part de ma joie, car c'est à vous qu'en fin de compte je la dois, pour vous en remercier du fond du cœur.
Bien cher ami, 4 avril 1916.
Bien cher ami,
Je reçois votre bonne lettre à l'instant même où l'ordre nous arrive de prendre les autos pour entrer dans la danse. Il n'y a plus d'illusion à se faire. A la garde de Dieu 1 Je regrette maintenant mes erreurs passées et plus encore de ne pas les avoir abjurées plus tôt et expiées. Mais j'ai confiance en la miséricorde divine, puisque déjà j'ai aperçu un éclair de lumière.
Je mourrai, s'il le faut, sans crainte. Vous serez prévenu
selon votre désir. Je vous demanderai, dans ce cas, d'entrer en relations avec [ma fiancée] pour poursuivre ensemble l'édification de mon petit ami [M.].
Je vous quitte, car le temps presse et les longues phrases sont inutiles pour vous exprimer mon absolue reconnaissance.
Je me permets de vous embrasser de grand cœur. N.
k avril 1916, huit heures soir.
Réjouissez-vous comme moi-même le seuil est franchi. Vous recevrez cette lettre en même temps que la précédente sans doute. Lisez d'abord l'autre. Elle vous annonce un imminent départ. Quelques heures de retard m'ont permis d'aller au salut et de me confesser. Le prêtre un soldat du régiment m'a donné l'absolution et m'a assuré qu'il pouvait exceptionnellement me donner la communion. Je m'en croyais si indigne que je n'aurais jamais osé le demander. Jugez de ma joie.
Je suis tranquille. J'ai en effet, comme vous le prédisiez, trouvé la paix. J'envisage avec pleine confiance les mauvais jours qui vont suivre, persuadé maintenant que l'issue la plus fâcheuse matériellement me procurera l'éternel repos. Dieu soit loué, et-qu'une part des remerciements que je lui adresse vous retourne. Je vous embrasse.
N.
Non, tout le mérite et tout l'honneur de cette réconciliation doit remonter, après Dieu, à celui qui, par sa prière, sa parole, son sacrifice, la prépara, et qui, du ciel, en suit, en dirige les étapes Pierre Lamouroux.
VII. – La Communion des saints
La Communion des saints, oui, c'est à ce mot qu'il faut toujours revenir en face de l'effroyable mystère de ces jours de sang. La France donne son sang, et le meilleur, où puisera-t-elle demain les énergies nécessaires à la reconstruction de la cité? Aucun de ses alliés, et peut-être aucun de
ses ennemis, ne se trouvera, au lendemain de la guerre, en face d'autant de foyers déserts, de jeunes énergies brisées. Où prendrons-nous les matériaux de la reconstruction les matériaux d'élite? P
Car ce qui fait la gloire des nations, ce n'est pas seulement le nombre de leurs enfants, mais plus encore la valeur des élites.
Les élites sont fauchées. Les longues listes s'allongent sans fin. plus de deux mille instituteurs, tant de l'enseignement libre que de l'enseignement officiel, des milliers de prêtres et de religieux (on me pardonnera d'avoir un souvenir spécial pour plus de quatre-vingt-dix Jésuites déjà tombés au champ d'honneur), les meilleurs de la « Couvée Nouvelle » de la « Jeunesse Nouvelle », élèves de Normale, de Saint-Cyr, de Polytechnique, artistes et poètes qui avaient bu aux sources retrouvées de la foi et du patriotisme 1 La faux a moissonné l'élite des épis. Où prendre le grain de semences futures? P
Où, mais en eux, dans leur sang.
La vieille parole est démontrée vraie par une vieille expérience le sang des martyrs est une semence, et puisque le meilleur de ce sang fut pénétré d'un double amour, celui de l'Église et celui de la France, la semence de sang fera lever ce double amour.
Et cette espérance qui, sur certaines lèvres, peut n'être qu'un lieu commun de vaine rhétorique, est, dans la bouche d'un chrétien, l'expression d'une magnifique certitude. Nous croyons à la Communion des saints.
Nous croyons que les âmes des saints ne meurent pas, ne s'éloignent pas, que leur activité reste en commufiioti avec la nôtre. Que rien, par conséquent, de ce qui vécut en elles n'est perdu, que tout cela entrera dans le trésor commun. Elles seront là d'une présence invisible; mais certaine, pour travailler à ce que la semence de leurs désirs, fécondée par leur sang, ne soit pas vaine.
Cette foi génératrice de hautes espérances, Charles Péguy, un de ceux qui tombèrent dans le grand sillon; l'a exprimée magnifiquement.
Heureux ceux qui sont mort» dans les grandes batailles,
Couchés dans le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.
Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.
Heureux ceux qui sont morts, car ils sont revenus
Dans la demeure antique et la vieille maison.
Que Dieu mette avec eux dans le juste plateau
Ce qu'ils ont tant aimé, quelques grammes de terre1.
Cette terre de France, Pierre l'a passionnément aimée. La terre garde son corps, et son âme gardera la terre comme la garderont, invisibles sentinelles des frontières reconquises, les légions d'âmes qui donnèrent à la Patrie, au Devoir, à Dieu le suprême témoignage du sang. > VIII. Les deux frères
A des amis qui pleuraient sur des tombes ouvertes, Pierre Poyet écrivait des paroles que Pierre Lamouroux, devenu son frère par la foi, et maintenant par la vision, veut nous répéter un credo de résurrection.
J'éprouve une joie pleine de triste douceur à voir leurs âmes et leurs mains fraternellement unies à jamais. Ils étaient si dignes de se comprendre et de s'aimer 1 Leurs rêves avaient été les mêmes.
La mort qui avait d'abord séparé ces deux ouvriers de la cité de Dieu, les a maintenant réunis.
Ce projet d'union dans le Christ des deux enseignements se réalise en eux. A jamais, leurs pensées, comme leurs joies, seront communes, et commune aussi leur action sur les âmes. Et cette unité du ciel, cette unité des morts finira par créer sur terre l'unité des vivants.
X. Charles Péguy, Eve.
Oui, les paroles qu'écrivait Poyet, il les redisent maintenant à deux, mes deux frères élus
1
« Ami, craindrons-nous la mort? Jésus est mort et il est ressuscité; et Dieu réunira à Jésus ceux qui sont morts en lui. »
Nous abandonnerons-nous à la tristesse, comme les autres qui n'ont pas d'espérance? P
Je demande au divin Maître de te réconforter de sa présence. C'est par lui, avec lui et en lui, que nous devons faire toutes choses, que nous aimons les nôtres, ceux qu'il nous conserve et ceux qu'il nous prend pour les couronner. Certes, il sait que parfois nous sommes blessés profondément, lui qui a pleuré sur Lazare son ami mort. Mais justement, parce qu'il compatit, il sèche nos pleurs et nous console. « Bienheureux ceux qui pleurent », ceux qui comprennent que la patrie n'est pas ici-bas, et qui portent toujours vive dans le cœur la soif que rien ne peut étancher, sinon l'éternelle possession de Dieu, notre Père des cieux. En échange de ma prière, tu demanderas pour moi le courage, la générosité, afin que j'accepte dès ici-bas la mort bienfaisante. Notre-Seigneur me parle souvent de la mort et m'y appelle, et ma lâcheté s'effarouche.
J'ai prononcé (ces paroles) en témoignage d'affectueuse sympathie; mais en songeant à mon indignité d'être le messager et l'interprète de Jésus, j'ai réfléchi au silence qu'il me demandera peut-être bientôt de garder, en m'enfermant dans sa solitude.
Mais non, confiance, la mort n'est ni silence, ni solitude. La mort est l'avènement à la vie1.
Albert BESSIÊRES.
i. Pierre Poyet, p. i/io-i/ia.
LES CONVULSIONS MEXICAINES 1
III. Madero président
[Octobre ign -février 191 3]
Le président Porfirio Diaz avait eu le tort de ne pas voir grandir la popularité dangereuse de Madero. Il est certain que le Mexique avait besoin de liberté et de réformes. C'est en les promettant partout, que Madero s'était rendu populaire. Quand Porfirio le comprit, il était déjà trop tard. Et s'il lui restait quelques doutes, le voyage même qu'il entreprit pour échapper à son adversaire triomphant, aurait suffi à les faire tomber.
Le 25 mai 1911, le vieux général-président se leva du lit où, depuis une quinzaine de jours, il était retenu par une maladie de la gorge. La veille, il avait dicté sa lettre de démission au secrétaire de la Chambre. En vain le ministre de la Guerre, général Gonzalez Cosio, avait essayé de lui représenter la résistance comme possible toute la garnison de la capitale était fidèle à sa cause; trente-deux mille fusils et quatre millions de cartouches étaient en réserve dans les arsenaux; 72000000 de pesos, fruit d'une sage administration, assureraient un trésor de guerre. Don Porfirio ne voulait pas d'une guerre civile. Il se sentait à charge au pays, à ce pays qu'il avait transformé et ennobli. Il était vieux et malade; son énergie morale s'en ressentait. Pourtant, il se retrouva grand et fort pour les instants suprêmes. Dans cette matinée du 25 mai, que le ciel faisait ironiquement radieuse, il fut le premier sur pied au palais et donna trois quarts d'heure à sa famille pour se préparer au départ. Un train spécial attendait sous pression à la gare, pour emporter vers le port de Vera-Cruz, le président 1 Voir tes Etudes du io juillet.
démissionnaire et son escorte. Dans celle-ci figurait, entre autres personnages, le général Victoriano Huerta, qui devait un peu plus tard, lui aussi, présider aux destinées de la République mexicaine.
En route, le train fut attaqué par un parti d'environ sept cents cavaliers révolutionnaires. On avait heureusement prévu des incidents de ce genre un train militaire, garni de mitrailleuses et portant un régiment de sapeurs du génie, accompagnait le convoi présidentiel. Il y eut un véritable et sanglant combat, où le chef des rebelles laissa la vie. Au premier signal, don Porfirio avait mis pied à terre et, un pistolet dans chaque main, s'était rué lui-même contre ses ennemis. On eut grand'peine à retenir en wagon son petitfils, un gamin de dix ans, qui hurlait de colère, réclamait un fusil et voulait s'élancer à la défense de son illustre aïeul. L'amertume de cette ingratitude s'oublia dans le triomphe que Vera-Cruz fit au vieux général. Proscrit volontaire, il reçut une dernière fois dans cette ville les acclamations du peuple qu'il avait si virilement aime et s'embarqua aussitôt vers l'Europe, d'où il ne devait plus revenir.
Le licencié, c'est-à-dire l'avocat, don Francisco Leôn de la Barra, occupait, à titre provisoire, le fauteuil présidentiel. Étranger aux luttes politiques, cet homme universellement respecté n'avait eu jamais en vue que les intérêts généraux de son pays et ses relations extérieures. Il était, quelques mois auparavant, représentant du Mexique aux États-Unis, lorsque le président Diaz voulut le rappeler auprès de lui. Sans doute le vieux général se souvenait-il d'avoir jadis, à Queretaro, tenu cet enfant sur les fonts du baptême. Il était, en outre, toujours resté lié d'amitié avec lui. Aussi, dès qu'il se sentit ébranlé, songea-t-il à l'associer à sa politique et à se préparer en lui un successeur éventuel. Don Francisco déclina l'invite et ne voulut pas quitter Washington. Plein d'une respectueuse amitié pour Diaz, il était aussi en relations personnelles avec Madero. Il tenait à n'entrer dans aucune combinaison politique, afin que la patrie pût trouver
en lui, à toute heure et surtout aux plus difficiles, un serviteur désintéressé, capable d'intervenir, au nom d'elle seule, entre les divers partis.
Un peu plus tard, cependant, quand Porfirio Diaz se vit dans une situation tout à fait intenable, ses instances devinrent plus pressantes. Il fit appel au patriotisme même de M. de la Barra et finalement le rappela par télégramme. C'est ainsi que ce dernier accepta la vice-présidence qui devait, aux termes mêmes de la Constitution, faire de lui le président intérimaire.
S'il eût été moins scrupuleux observateur de cette Constitution, moins soucieux de répondre aux revendications populaires, il lui eût été singulièrement facile de rester au pouvoir. Mais la non-réélection du président en charge était justement l'un des points les plus âprement réclamés par ceux qui venaient de renverser Diaz. Sans doute, pour complaire au dictateur, le Congrès national avait, sous le gouvernement même de don Porfirio, déclaré légitime la réélection du président en fonction. Mais le peuple mexicain n'avait jamais pleinement ratifié cette décision de ses représentants et s'il avait, tant de fois depuis lors, effectivement réélu son chef suprême, on peut croire que ce n'était pas toujours par des suffrages absolument conscients et libres.
Le premier soin de M. de la Barra, dans son gouvernement intérimaire, fut donc de déclarer que, par respect pour la Constitution et pour le sentiment national, il ne voulait pas être candidat à la présidence. La sagesse dont il fit preuve durant son trop court passage au pouvoir et qui lui a valu, auprès de ses compatriotes, le titre de Presidente purisimo, fait regretter après coup ce scrupule de la légalité. Madero s'était, en apparence, retiré d'abord de la lutte et recommandait à ses partisans de ne travailler qu'au bien général de la nation. Mais cette belle sérénité, à supposer qu'elle fût sincère, ne pouvait pas être durable. A côté du parti « constitutionnel progressiste » ou, comme on disait moins pompeusement et avec plus de raison, à côté du parti madériste, d'autres partis s'étaient formés ou n'allaient pas tarder à prendre naissance. Le général Bernardo Reyes, revenu de l'étranger, avait de nombreux partisans. Vâzquez.
Gômez, lieutenant de Madero tout d'abord, allait devenir sonadversaire en se voyant exclu de la vice-présidence qu'il convoitait. Les conservateurs, ceux qui regrettaient l'ancien régime, mettaient leur espoir dans Félix Diaz, neveu du grand homme ou, sans trop le clamer encore, dans le général Huerta. Bref, toute l'agitation des partis, si longtemps comprimée sous la main brutalement bienfaisante de Porfirio, commençait à secouer de nouveau la malheureuse République, et la capitale elle-même ne jouissait de la paix qu'en apparence.
Aussi les madéristes reprirent-ils bientôt leur campagne révolutionnaire. Ils étaient particulièrement excités par la rentrée en scène du général Reyes, derrière lequel on croyait voir surgir à nouveau l'ombre menaçante de Porfirio. Car Reyes, pendant plusieurs années, avait été gouverneur du Nouveau-Léon et il avait appliqué avec succès, à cet Étatfrontière, l'administration sagement despotique pratiquée par le président Diaz pour l'ensemble de la nation. Un tel homme était nécessairement suspect aux révolutionnaires. C'est pourquoi l'agitation contre lui fut violente. Les programmes merveilleux, les promesses miroitantes, les proclamations enflammées, qui avaient déjà fait le succès de Madero, recommencèrent à soulever, en faveur de la révolution, les classes ouvrières et les inditos attachés à la glèbe. Le chef des « constitutionnels progressistes parcourait le pays, entrait à Mexico, moins en candidat qu'en triomphateur.
Au mois d'octobre 191 1, les élections le portèrent au pouvoir et la vice-présidence fut dévolue à Pino Suârez, l'un de ses plus néfastes conseillers. Plusieurs membres de la famille Madero, qui, par leur influence et leurs richesses, avaient contribué au succès de la révolution, reçurent des portefeuilles de ministres. L'agitateur entrait dès lors dans cette période, critique pour tous ses semblables, où l'utopie des promesses doit se muer en la réalité des actes.
Homme riche et d'une famille puissante, intelligent, mais
sans grande instruction, ambitieux mais sans noblesse, obstiné, mais sans principes, tour à tour incrédule et superstitieux, blasphémateur et visionnaire, adonné même aux pratiques du spiritisme, Madero atteignit du même coup le terme de ses espérances et la fin de ses succès. Il avait été à la hauteur de la lutte; il ne résista pas au triomphe. L'opposition l'avait grandi, bien au delà de ses mérites et son plus beau temps fut celui de ses campagnes révolutionnaires (novembre 1 910 octobre 191 1). Le pouvoir fut l'épreuve, où sa faiblesse et son incapacité le trahirent. Peut-être parce qu'il avait dans l'esprit un certain pli mystique, il se laissait piper lui-même à ses propres discours. Populaire dans les plus basses classes, sur lesquelles il s'était appuyé pour détruire, il crut qu'avec .elles aussi et par elles il pourrait réédifier. Il voulut organiser la démocratie par en bas. Il pensa que des révolutions et des décrets suffiraient à la réforme sociale. Les événements n'allaient pas tarder à lui ouvrir les yeux.
Homme de ressources, d'ailleurs, esprit mobile et prompt, il procédait par expédients, n'ayant ni les idées générales ni la continuité de vues nécessaires à un homme d'État. Ses qualités de chef de bande, une bonne volonté dont personne, en fin de compte, n'est fondé à suspecter la droiture, lui permirent de se maintenir quelques mois dans une situation dès l'abord difficile. Mais il était destiné à périr par les moyens mêmes qu'il avait mis en œuvre et les déboires pour lui suivirent de près le triomphe.
D'abord cette liberté absolue des élections, cette sincérité du suffrage populaire qu'il avait tant revendiquée ne fut, dans sa propre élection, qu'une apparence. S'il ne s'imposa pas lui-même au peuple, il lui imposa tout au moins Pino Suarez; et, comme il arrive souvent, bon nombre de ceux qui acceptaient ou subissaient le chef, ne purent souffrir son lieutenant. De là une première source d'abandon populaire.
La désillusion fit plus; et elle était inévitable. Car promettre et tenir font deux, dit le proverbe; mais tenir est d'autant moins facile qu'on fut plus téméraire à promettre. Pour parer au plus pressé, Madero puisa largement dans le
trésor public, que la prévoyance de Porfirio Diaz avait amassé. Les 72 millions de pesos [36o millions de francs] contenus dans la caisse de l'État furent promptement dilapidés, d'autant plus qu'à lui seul un des frères du président, Gustavo Madero, en reçut i million, pour couvrir les frais de sa campagne. Il fallut bientôt recourir à de nouveaux emprunts. L'opposition du Sénat à l'un de ces appels de fonds, un emprunt de 100 millions de pesos, devait être, en février 1913, une cause puissante de malaise intérieur, une des sources profondes de la contre-révolution. Ce qu'il avait le plus reproché à Porfirio Diaz, c'est-à-dire son gouvernement autocratique, Madero eut l'imprudence de l'imiter, sans se rendre compte qu'il n'avait, pour trancher du dictateur, ni le talent génial, ni l'énergie de fer, ni le crédit diplomatique et le prestige international dont jouissait le vieux président.
Aussi les mécontentements ne tardèrent pas à se faire jour, et tout le beau plan réformateur, un peu tumultuaire, dont on s'était fait un piédestal pour monter au pouvoir, dut être abandonné, bon gré mal gré, devant la nécessité immédiate de défendre la position conquise. Dans les provinces, en effet, les chefs de bandes révolutionnaires, et ceux mêmes qui avaient semblé naguère faire cause commune avec Madero insurgé, se tournaient maintenant contre Madero président. Les jalousies déçues, les illusions effondrées engendraient de nouvelles haines. De nouveaux centres révolutionnaires s'organisaient.
Dans le Nord, c'était Orozco qui tenait la campagne dans le Sud, un bandit vulgaire, mais audacieux, nommé Zapata et affublé du titre de général, menait des gens de son espèce au pillage des propriétés et des villes. Les patriotes reprochaient à Madero sa faiblesse à l'égard des États-Unis. On allait jusqu'à le traiter de vendu, lui infligeant le surnom de Presidente Petr6leo, parce qu'il avait promis, disait-on, d'annihiler, en faveur du Syndicat américain, les concessions faites à l'Angleterre et à Pearson 1 On parlait de sommes énormes versées par la Standard Oil C° pour soutenir la cause madériste.
L'orgueil national était blessé parle désarmement dé Salina
Cruz, décrété uniquement, disait-on, pour complaire aux trop puissants voisins du Nord.
Pour comble de malheur, les États-Unis de leur côté, reprochaient au parvenu de ne pas exécuter ses promesses. Par une manœuvre qui devait dans la suite se renouveler bien des fois, on voyait le protégé des Yankees se détacher d'eux, leur résister, faire montre d'indépendance, dans la mesure même où il voulait regagner la sympathie populaire de son pays. Sans doute il espérait, en reniant les États-Unis, se faire pardonner d'avoir reçu leur aide. Mais ceux-ci, par contre-coup, s'appuyaient dès lors sur d'autres éléments de trouble et, contre -le révolutionnaire triomphant, protégeaient les révolutionnaires nouveaux, ou les insurgés professionnels et irréductibles.
Le gouvernement de Washington protesta d'abord contre le danger que les bandes armées d'Orozco et de Zapata faisaient courir aux biens et à la vie même des citoyens américains. La réponse de Madero ne lui donna pas satisfaction. Alors, sans nul souci de la contradiction, les États-Unis reconnurent à ces mêmes chefs de bandes la qualité de belligérants; ils n'avaient pas attendu jusqu'alors pour leur faire passer des armes.
Orozco, Zapata, Villa c'étaient là trois dignes émules de Madero, que leur nature même, leur histoire, leurs passions rendaient semblables au président et semblaient prédestiner à être ses amis, bien plutôt que ses adversaires. Orozco avait eu partie liée avec lui, comme nous l'avons dit, aux premiers jours de la Révolution. Zapata lui avait pris sa propre devise Tierra y Ley, cette revendication en faveur des 'réformes agraires et des lois constitutionnelles, qui avait si longtemps groupé l'insurrection autour des drapeaux madéristes. Villa, ce petit berger d'hier, qu'une vie d'aventures tragiques (nous la raconterons peut-être un jour et elle pourrait tenter la plume de M. Pierre Decourcelle) avait jeté hors la loi, devait son titre pompeux et ses étoiles authentiques de général à Raùl Madero, un des frères du président, un des grands chefs militaires du madérisme. Maintenant, tous ces caudillos aventureux et mécontents alignaient leurs troupes contre celles du gouvernement.
Quand il sentit, avec les difficultés de sa situation, tout ce qu'elle avait de précaire, Madero adressa une proclamation emphatique à la nation mexicaine. Il croyait encore qu'on administre et dirige un grand peuple comme on soulève une assemblée populaire, par des phrases. Son manifeste, daté du 3 mai 1912, commençait par déplorer l'abandon des siens, c'est-à-dire des éléments révolutionnaires qui rejetaient sa tyrannie comme ils avaient, avec lui, rejeté la précédente. Il promettait d'exterminer tous les facteurs de guerre civile, mais faisait dans ce but un appel suprême à tous les patriotes, les conjurant de l'aider à réaliser le beau programme qui l'avait fait parvenir à la présidence. Ses adjurations, ses promesses et ses menaces, tout resta vain.
Au cours de l'année 1912, il y eut de sanglantes rencontres entre les armées fédérales, commandées maintenant par Raùl Madero ou autres généraux de son espèce, et les troupes chaque jour plus nombreuses de la révolution, qui décidément ne désarmaient pas. Le gouvernement ne fut pas toujours le plus fort. Le général fédéral Gonzalez Salas et un temps même Victoriano Huerta furent tenus en échec. Mais les troupes révolutionnaires éprouvèrent de sérieux revers à Reyano, Conejos et Bachimba
Nous avons dit qu'une partie de l'élément militaire s'était groupée autour des généraux réactionnaires Bernardo Reyes et Félix Diaz. En octobre 1912, après un pronunciamento audacieux, ceux-ci s'emparèrent du port de Vera-Cruz. Madero envoya contre eux des forces considérables, aidées d'une formidable artillerie. Après huit jours à peine, le général madériste, préférant la ruse à la force, arbora le drapeau parlementaire. Une troupe nombreuse de ses soldats, sous la conduite du lieutenant-colonel Ocaranza, pénétra dans la ville en criant « Vive Diaz » On les reçut avec enthousiasme au milieu des acclamations. Félix Diaz, tout joyeux, vint à leur rencontre. Dès qu'ils furent face à face, Ocaranza, tirant brusquement son revolver, fit entourer Diaz par ses hommes et le déclara prisonnier. Toute résistance eût été vaine. Reyes fut saisi de même; la petite phalange de leurs partisans fut aisément désarmée. Les deux
captifs, après un séjour dans la forteresse de San Juan de Ulùa, furent emmenés vers la capitale.
A vrai dire, ce fut là une erreur, en même temps qu'une lâcheté; et cette faute devait, pour une large part, contribuer au triomphe prochain de la contre-révolution. Francisco Madero aurait dû, semble-t-il, se rappeler qu'on n'apaise pas toujours un mouvement populaire en incarcérant son chef et que, de cette même prison de la Penitenciaria où l'avait fait jeter don Porfirio, il était sorti avec plus de haine au cœur et plus de prestige aux yeux de ses adeptes. Madero n'avait jamais été populaire dans l'armée. Le général Reyes et le colonel Félix Diaz l'étaient déjà. L'indigne procédé, contraire à toutes les lois de la guerre, qui avait arraché Vera-Cruz à leurs armes, puis la brutalité de leur incarcération exaspérèrent une grande partie de l'armée et du peuple. Les jours de Maderoétaient désormais comptés. Les événements immédiats qui amenèrent sa chute, et qui furent bientôt suivis de sa mort violente, forment ce que l'on a nommé depuis la dizaine tragique. Ils constituent un des plus sanglants épisodes dans l'histoire des convulsions mexicaines, une des plus tristes pages de l'histoire universelle.
IV. La dizaine tragique
[9-19 février igi3]
Parler de discorde civile n'est ici qu'une douloureuse ironie. Les luttes qui noyèrent Mexico dans le sang, du 9 au 19 février igi3, furent surtout le fait de deux factions militaires, l'une opposée, l'autre favorable au gouvernement de Madero. La vie civile demeura interrompue, toutes les relations commerciales cessèrent. Fusils, mitrailleuses et canons firent seuls entendreleurs éclats dans les rues de la malheureuse ville. L'histoire de ces horribles journées a été racontée dans un livre émouvant de M. Nûnez de Prado, auquel nous sommes grandement redevable t.
Le pronunciamento de Félix Diaz à Vera-Cruz avait, dès le 1 G. Nûfiez de Prado, Revoluciua de Mexico. La decena Irdgiva. Petit in-8 de 3 [7 pages; illustrations hors texte en similigravure; couverture en couleurs. Barcelona, F, Granada Gia, igi3.
mois d'octobre 1912, fait germer des espérances que l'incarcération du chef rebelle pourrait comprimer un temps mais qui, en réalité, allaient fermenter durant les mois d'hiver avec une sourde violence.
Le général Manuel Mondragôn, officier d'artillerie distingué, auquel le Mexique doit en partie ses canons, fut un des artisans du complot qui devait, en délivrant Reyes et Diaz, renverser Francisco Madero. C'est à La Havane qu'il en dressa le plan, avec le général Gregorio Ruiz, au cours de l'hiver igi2-igi3. Une fois les grandes lignes arrêtées, les conspirateurs revinrent dans la capitale du Mexique et il leur fut aisé de gagner à leur cause une partie de l'armée, à qui la faiblesse et l'indécision du nouveau régime faisaient regretter l'ancien. La crainte d'une trahison fit, au dernier moment, devancer un peu la date primitivement fixée. Le samedi soir, 8 février 1913, réunis "dans une maison de Tacubaya agglomération de la banlieue mexicaine les conjurés se décidèrent à agir dès le lendemain matin. Le plan était, en résumé, le suivant. Avec l'appui de quelques officiers et soldats gagnés d'avance, on forcerait les portes des deux prisons prison militaire de Santiago de Tlaltelolco, et pénitencier militaire où étaient respectivement détenus les généraux Bernardo Reyes et Félix Diaz. Le premier de ces chefs conduirait alors une troupe de partisans à l'assaut du palais national l'autre, avec une colonne semblable, s'emparerait de la citadelle. On proclamerait aussitôt l'état de siège on établirait un gouvernement provisoire, et l'on convoquerait le peuple pour des élections générales.
Sincèrement préoccupés d'arracher leur pays à la décadence, les conspirateurs de Tacubaya prétendaient bien, à l'inverse des révolutionnaires et agitateurs professionnels, ne pas servir les intérêts d'un homme. Aussi prirent-ils soin de faire signer aux généraux Reyes et Diaz, encore captifs, l'engagement de ne point détourner à leur profit personnel le mouvement populaire en s'emparant de la présidence. Délivrée de Madero, la nation devait rester libre de se choisir un chef, conformément à la Constitution nationale.
Le dimanche 9, à cinq heures du matin, trois cents cavaliers du i" dragons et quatre cents artilleurs partirent de Tacubaya et se dirigèrent en bon ordre vers la capitale. En route, ils furent rejoints par cent autres soldats d'artillerie et une cinquantaine d'aspirants, élèves de l'École de préparation militaire'. Ils amenaient avec eux deux batteries d'artillerie de campagne, pourvues d'abondantes munitions. Arrivés à la prison de Santiago, ils s'arrêtèrent. Le général Mondragôn, qui les commandait, entra en pourparlers avec le colonel Sardaneta, préposé à la garde de la prison il obtint sans résistance qu'on lui remît le général Reyes, ainsi que quelques autres officiers arrêtés en même temps que lui.
Restait le pénitencier militaire, où l'accueil fut d'abord différent. Mais une mitrailleuse, installée devant la porte principale, fit tomber bientôt. la résistance du commandant le général Félix Diaz fut rendu à la liberté, avec ses partisans Cândido Navàrro, Juan Banderas et Pedro Lavin. Le prblogue du drame était joué, et sans effusion de sang. Il ne devait pas en être ainsi de la suite. Dans la rue SainteThérèse, les troupes rebelles se divisèrent, suivant le plan de la conjuration, en deux colonnes. L'une, avec Diaz et Mondragôn, marcha sur la citadelle, immense bâtiment où se trouvent réunis l'arsenal, une fabrique d'armes et des magasins militaires de toute sorte. L'autre, avec Bernardo Reyes et Gregorio Ruiz, s'en alla vers le palais présidentiel.
Malheureusement pour les conjurés, leur complot avait, dans l'entre-temps, été découvert. Le général madériste Lauro Villar avait aperçu un groupe de Cadets (élèves de l'École spéciale rriilitaire)^ transportant une mitrailleuse il avait aussitôt donné l'alarme au palais. Quand Reyes et Ruiz s'y présentèrent, ils trouvèrent les issues fermées et gardées, des mitrailleuses aux portes principales et des fusils aux i. Les Aspirants «ont les élèves de V Ecole de préparation militaire les Cadets ceux de l'Ecoie militaire proprement dite, qui reçoivent une formation plus scientifique et deviennent officIers de carrière. Beaucoup d'Aspirants joignirent la cause féliciste. On a justement reproché à Madero d'avoir fait tuer, pour sa propre défenBe, les Cadets de Cbapultepec, qui sont, au Mexique; comme nos jeunes Saint-Cyriens.
fenêtres. Sans pourparlers ni sommation d'aucune sorte, on les accueillit par une décharge formidable, qui étendit mort, parmi les premières victimes, l'héroïque général Reyes. Devant la façade principale du palais s'étend ce que l'on appelle communément le Z6calo ou Socle, et qui est la grande place de Mexico. Son nom officiel est, d'ailleurs, Plazâ mayor de la Constituci6n; elle doit son sobriquet au piédestal qui, depuis dès années, attendant vainement le monument de l'Indépendance, supporte provisoirement un kiosque à musique. Sur cette place centrale et mouvementée, en cette-belle matinée de dimanche, il y avait foule. Aussi, les fusils et les mitrailleuses du général Villar firent, dès leur première décharge, de nombreuses victimes. Quand, un peu plus tard, les membres de la Croix-Rouge purent exercer leur œuvre de miséricorde, ils relevèrent environ trois cents morts et quatre cents blessés. Dans le nombre, il y avait beaucoup de femmes et d'enfants, des crieurs dé journaux, des vieillards, des promeneurs inoffensifs. On remarqua une jeune femme, élégamment vêtue et tenant par la main un bébé de cinq à six ans, mort comme elle. On n'a jamais pu savoir son nom.
Un groupe de Cadets, guidés par le général Ruiz, avait pu entrer dans la cathédrale, qui est aussi en bordure du Zôcalo. Ils s'emparèrent de la tour, d'où ils faisaient feu sur la garnison du palais. Mais après quelque temps d'une défense très courageuse, dirigée par le général Villar et le colonel Morelos, la petite garnison madériste fit mine de se rendre. Le colonel était mort, Villar était blessé depuis le début de l'action. On pouvait croire que la résistance était à bout. Ruiz et ses jeunes soldats entrèrent dans le palais. Aussitôt les portes refermées, ils se virent entourés d'un cercle de fusils et de baïonnettes. Décidément la trahison et la ruse étaient des procédés chers aux madéristes. Sans ombre de-jugement, le général Ruiz fut fusillé; on lui laissa seulement le temps d'écrire quelques lignes de testament. Après quoi, il fit face au peloton d'exécution et commanda lui-même le feu. On a dit que le président Francisco Madero avait ordonné cette exécution sommaire. D'autres en attribuent la responsabilité à son frère Raùl, celui qui, avec Gustavo, fut
le plus détestable auxiliaire de Francisco et a laissé après eux le plus odieux souvenir.
Cependant, à la prison militaire de Santiago, l'élargissement du général Reyes n'avait été qu'un prologue. Peu après le départ du général et de ses partisans, vers huit heures et demie, tout l'établissement fut en émoi. Les détenus, obéissant évidemment à un plan préconçu, se ruèrent en masse vers la porte principale et tentèrent d'assommer leurs gardiens. Repoussés, ils se répandirent dans l'édifice et mirent le feu en différents endroits. Parmi les horreurs de l'incendie éclatèrent alors les horreurs d'une bataille acharnée qui devait durer jusqu'au début de l'après-midi. Environ trois cents détenus restèrent morts derrière les portes qu'ils avaient voulu forcer. Trois cents autres parvinrent à s'évader deux cents demeurèrent prisonniers et purent être transférés au quartier de cavalerie le plus proche.
La colonne des généraux Mondragôn et Félix Diaz avait pour mission, nous l'avons vu, de s'emparer de la citadelle. Celle-ci était défendue par le général Rafael Dâvila, le même qui, peu de mois auparavant, à Vera-Cruz, avait signé un arrêt de mort contre Félix Diaz. C'est assez dire quelle haine séparait ces deux hommes. Diaz avait plusieurs batteries de canons à tir rapide, des mitrailleuses, des gendarmes à cheval, de l'infanterie et une foule d'hommes avec ou sans armes qui ne cessaient de grossir les rangs de ses partisans. Il envoya en parlementaire un lieutenant d'artillerie que Dâvila renvoya en déclarant qu'il se défendrait jusqu'à la mort. Aussitôt, c'était vers dix heures du matin, la voix du canon commença à gronder. C'était l'artillerie féliciste qui ouvrait le feu sur la citadelle. Diaz lui-même dirigeait le tir. Son second, le général Manuel Mondragôn était d'ailleurs, nous l'avons dit, un officier d'artillerie éminent. Mais les défenseurs de la citadelle avaient, eux aussi, de bons canons français à tir rapide, venus du Creusot et de Saint-Chamond. De part et d'autre, on tirait avec une précision meurtrière. Le duel, interrompu deux fois par des offres de reddition que
Dâvila repoussait toujours, dura exactement jusqu'à une heure moins trois minutes. Alors la citadelle capitula et ce qui restait de ses défenseurs se rendit.
Le général Dàvila s'avança vers Félix Diaz. Il tenait à la main son épée, la garde en l'air, prêt à la rendre à celui que, peu de mois auparavant, il avait lui-même condamné à mort. Le vainqueur, avec une générosité chevaleresque, lui ouvrit les bras « Général, lui dit-il, gardez votre épée, et traitezmoi comme un frère d'armes. » Devant tant de noblesse, les soldats de la citadelle s'écrièrent « Vive Diaz 1 » et se joignirent aux troupes félicïstes. Dès celte heure, la contrerévolution avait conquis sa place forte et trouvé son point d'appui.
Quand on parle de la citadelle de Mexico, on aurait tort d'imaginer une forteresse moderne Cet immense édifice construit il y a plusieurs siècles, n'était fait ni pour résister aux engins actuels de destruction ni pour en tirer parti luimême. Pourtant ses bâtiments à un seul étage, et dont les murs ont une épaisseur qui atteint parfois 2 mètres, offrent encore une puissante résistance au canon. Mais ce qui rendait surtout importante pour Félix Diaz la prise de la citadelle, c'est que dans son enceinte, celle-ci enfermait la plus importante réserve nationale d'armes et de munitions. Commencée vers cinq heures du matin, la contre-révolution avait donc, vers une heure de l'après-midi, atteint en grande partie son but. Elle avait libéré les généraux Reyes et Félix Diaz. Elle s'était emparée de la citadelle. Il y avait pourtant un revers à la médaille Reyes avait été tué devant le palais présidentiel, et ce palais lui-même, après la trahison qui avait fait périr Ruiz et ses aspirants, restait le centre de la résistance fédérale. Il est vrai, le colonel Morelos avait été tué; le général Lauro Villar, blessé à l'épaule, avait consenti à se laisser évacuer. Mais à sa place, un autre homme d'énergie, le général Victoriano Huerta, rappelé hâtivement des grandes manœuvres qu'il dirigeait alors, avait assumé la défense de l'édifice national.
Diaz dans -la citadelle, avec l'artillerie et les rebelles; Huerta au palais, avec les troupes du gouvernement c'est entre ces deux chefs qu'allait se dérouler, jusqu'au dénoue-
ment inattendu du ig, la série des combats fratricides qui ensanglantèrent Mexico et dont le récit fera toujours horreur aux peuples civilisés.
Dans la tragique matinée du 9, les automobiles de la CroixRouge, conduites par des hommes dont le courage égalait le dévouement, relevèrent dans les rues de la capitale six cents morts et un nombre beaucoup plus considérable encore de blessés.
Le président Madero n'était point au palais quand, le dimanche matin, Reyes et Ruiz l'attaquèrent. Il se trouvait, comme très souvent d'ailleurs, à l'Alcâzar de Chapultepec, demeure d'agrément du chef de l'État, sur une hauteur agréablement située, aux portes de la ville. Prévenu par un télégramme du ministère de la Guerre, il prit des mesures de défense immédiates. Tout près de lui, à Chapultepec même, se trouvait l'École militaire, quelque chose comme notre Saint-Cyr. Les cadets ou élèves de l'école, avec leurs officiers et leur chef, le lieutenant colonel Covarrubias, bien armés et pourvus de munitions, furent chargés d'escorter le président jusqu'au palais national.
Ce ne fut pas sans difficultés ni sans effusion de sang. Les cadets se battirent dans l'avenue Juârez, avec une troupe d'environ huit cents hommes qui les criblèrent de coups de fusil en criant « Vive Diaz [ Tandis que ses jeunes défenseurs ripostaient avec courage, le président ainsi que son oncle Ernesto et son frère Gustavo Madero, se réfugiaient, durant une demi-heure, chez un photographe. Après quoi, la route étant libre, ils pénétrèrent au palais. C'est alors qu'eut lieu un hâtif conseil des ministres et que le général Vittoriano Huerta fut officiellement préposé à la défense du palais et au commandement des troupes restées fidèles. Vers trois heures après-midi, les positions étaient, peuton dire, fixées et les dispositions prises de part et d'autre. Madero partit en automobile pour Cuernavaca, capitale de l'État de Morelos, à environ 60 kilomètres de Mexico. Il savait qu'il y trouverait le général Felipe Angeles avec de nombreuses troupes, qu'il lui ordonna de conduire au plus tôt vers la capitale fédérale pour l'attaque de la Citadelle. En même temps par un procédé usuel aux chefs de bandes révô.-
La journée du lundi 10 fut l'accalmie entre deux tempêtes. Derrière les murs épais de la citadelle, qui avaient déjà soutenu plus d'un siège, les généraux Mondragôn et Diaz savaient la force de leur position. Ils avaient sous la main l'arsenal lui-même, avec les magasins généraux de l'artillerie, de la cavalerie, de l'infanterie nationales des fusils, des canons, des mitrailleuses en abondance et les réserves de munitions de l'armée entière. Ils avaient même avec eux, preuve de la sympathie qu'avait rencontrée leur initiative dans les milieux riches de la capitale, 3 millions de pesos en espèces, recueillis en moins d'une semaine 1 Mais leur faiblesse principale était leur pauvreté en hommes. Environ douze cents partisans gardaient avec eux la citadelle dans ce nombre, quelques gendarmes à cheval et environ cinq cents artilleurs étaient les seuls soldats exercés. Le reste se composait de recrues volontaires, gens de la bourgeoisie, de la noblesse même et du peuple parfois, sans aucune préparation militaire. On avait armé les artilleurs de la garnison, passés à la cause féliciste, mais en leur donnant des officiers dont on était sûr. Quant aux officiers de la citadelle et des arsenaux, comme le général Rafaël Dâvila, le colonel Salvador Dominguez et autres, ils étaient soigneusement gardés, prisonniers à la fois et otages, avec le préfet de police Lopez Figueroa. Dans la matinée, tandis que des bandes madéristes, conduites par une virago échevelée, pillaient et incendiaient les bureaux des journaux de l'opposition, un bon nombre d'hommes et de jeunes gens se présentaient à la citadelle. A chacun de ceux qui voulaient servir, on donnait immédiatement un fusil et des munitions, à la condition seulement de ne plus sortir. C'était le second acte de la tragédie qui se préparait.
lutionnaires, il s'en fut à la banque de Morelos où il se fit remettre 3ooooo pesos il en envoya immédiatement zoo 000 à Zapata à et 100 000 à un autre caudillo plus obscur, nommé Genovevo de la 0, pour acheter la neutralité de ces deux bandits et obtenir qu'ils ne se joignissent pas aux félicistes. Puis il rentra vivement au palais, décidé à le défendre et à se défendre.
Les légations étrangères s'étaient émues des événements de la veille. Le bruit courait que Zapata avec ses bandes marchait vers la capitale, qui contenait à cette époque plus de vingt-cinq mille étrangers. On savait qu'une partie de la gendarmerie à cheval avait passé aux félicistes. Les représentants de l'Espagne, de la France, de l'Angleterre, de l'Allemagne et des États-Unis tinrent conseil et résolurent de pourvoir à leur propre défense et à celle de leurs nationaux, par des gardes particulières.
Au palais présidentiel, les madéristes disposaient de dix-huit canons, assez bien pourvus de munitions. Deux millions de cartouches assuraientle ravitaillement des fusils pour un temps probablement considérable. Quatre mille hommes bien armés étaient là, et les ordres donnés la veille allaient bientôt amener autour du président Madero des phalanges de défenseurs très spécialement l'artillerie occupée à combattre les bandes de brigands dans le district de Chaleo avait été rappelée en toute hâte. Le général Blanquet allait arriver incessamment de Toluca avec mille soldats d'infanterie. Les hommes ne manqueraient donc pas, pour attaquer et réduire la citadelle, sous la conduite du général Victoriano Huerta et d'autres officiers de carrière, parmi lesquels se retrouvait le lieutenant-colonel Ocaranza. Le premier choc, terrible et sanglant, n'eut lieu que le mardi n février dans la matinée. Les félicistes avaient eu près de quarante-huit heures pour organiser la défense de la citadelle; ils en, avaient profité pour garnir de canons et de mitrailleuses, avec un luxe formidable, non seulement l'édifice lui-même, mais les principaux bâtiments des environs. Car l'antique forteresse n'ayant qu'un étage, beaucoup de constructions modernes, dans son entourage plus ou moins immédiat, la dominent et il fallait empêcher les troupes du gouvernement d'y installer leur artillerie.
Celle-ci ouvrit le feu à dix heures dix minutes et le duel éclata, remplissant d'effroi la population de la capitale, couvrant de cadavres les rues. Le peuple, héroïque et enfantin tout ensemble, était attiré par le tragique spectacle; des enfants de six, huit, dix ans, allaient jusque sous le feu ramasser des fragments d'obus. Plusieurs d'entre eux, et
une vingtaine de civils adultes payèrent de la vie leurcuriosité. Entre une et trois heures après-midi la lutte fut particulièrement violente. Pour se faire une idée de ce que pouvait être ce combat meurtrier, livré entre les fils d'une même patrie et dans les rues d'une cité populeuse, qu'on surnommait avec orgueil « la Cité des palais », quelques chiffres suffiront. A la station de Colonia, les gouvernementaux avaient placé onze canons à la Indianilla, quatorze. En maints endroits d'autres pièces isolées tiraient, de même que ces vingt-cinq, contre la citadelle, d'où une artillerie bien plus puissante encore répondait. A ce tonnerre s'ajoutait le craquètement des mitrailleuses et le crépitement des fusils. Vers six heures et demie du soir, les madéristes cessèrent le feu, sans avoir pu gagner, depuis le matin, un pouce de terrain. Ils laissaient, au contraire, plus de deux cents morts et de trois cents blessés dans les rues ensanglantées de la malheureuse ville. Les pertes des félicistes ne dépassaient pas quatorze hommes.
Le lendemain (mercredi 12 février), la canonnade recommença dès huit heures. Comme la veille, les troupes du gouvernement attaquaient la garnison de la citadelle se défendait férocement. Dans la matinée, l'artillerie féliciste fit tomber des pans de mur entiers à la prison centrale de Belén. Il y avait là près de cinq mille détenus, criminels de droit commun, presque tous bandits de la pire espèce. Par les brèches ouvertes, ils se répandirent dans la ville, ajoutant à la terreur des populations angoissées. Un certain nombre d'entre eux prirent rang dans l'armée madériste. D'autres, par amour sans doute pour tout ce qui paraissait rébellion, allèrent rejoindre les gens de la citadelle. Parmi ces derniers, un homme à fortes moustaches se fit bientôt remarquer par sa bravoure, son sens de la discipline militaire, son adresse. Se plaçant lui-même auprès d'une pièce de canon, il en dirigea la manœuvre avec une connaissance technique si parfaite, qu'elle trahissait l'ancien officier d'artillerie. On sut de lui seulement qu'il était Espagnol; sans scruter plus avant les mystères de son passé, on baptisa le nouveau venu du surnom de Pepe Bigotes (Joseph Moustaches).
Comme la veille aussi, cette journée démontra l'impuissance des troupes fédérales et l'excellence de la position meurtrière occupée par Diaz et Mondragôn. Ceux-ci perdirent, en effet, dix-sept de leurs soldats tandis que le gouvernement, en morts ou en blessés, eut deux cent vingt des siens hors de combat. On assure que le nombre des victimes civiles, frappées par les obus et les balles jusque dans leur demeure, dépassa de beaucoup ce chiffre. Aussi quantité de familles épouvantées quittèrent la ville. Les gens des campagnes environnantes étaient, deux ou trois jours auparavant, accourus vers la capitale, sachant combien la campagne est peu sûre, au Mexique surtout, dès que la révolution se déchaîne. Maintenant ils repartaient, et les citadins'avec eux, cherchant hâtivement un refuge dans les faubourgs éloignés du champ de bataille, comme celui de Peralvillo, ou dans la petite ville de Guadalupe, que la vierge Marie tient sous son égide.
La nuit n'interrompit pas tout à fait le bombardement. Mais il reprit surtout, et avec plus de fureur que jamais, dans la matinée du jeudi 13. Dès six heures et demie, les forces gouvernementales attaquèrent à nouveau la citadelle, non.plus comme les jours précédents, dans la direction nordsud, mais selon la ligne est-ouest. Il en résulta que de nouveaux quartiers de la ville, de nouvelles habitations pleines de victimes innocentes, furent livrées aux horreurs de la canonnade, au feu des mitrailleuses et aux ravages de la fusillade enragée. Entre sept et onze heures du matin la violence du combat fut telle, qu'on tirait de neuf cents à mille coups de canon par minute4.
La journée du vendredi i4 marque un point d'arrêt, un tournant même dans l'histoire de la lutte fratricide. Depuis le début des hostilités, il ne manquait pas d'hommes de courage et de volonté droite, qui cherchassent à s'entrei. Ce chiffre énorme, dont je ne puis contrôler l'authenticité, est donné par M. Nufiez de Prado, dans l'ouvmge extrêmement intéressant auquel j'emprunte toute la substance de ce récit et parfois les termes mêmes.
mettre entre les belligérants. Le ministre d'Espagne, don Bernardo de Côlogan, s'était signalé entre tous par son activité bienfaisante. Non seulement il parcourait les rues en automobile, recueillant les blessés et les mourants, mais il multipliait les démarches, tantôt à la citadelle, tantôt au palais présidentiel, pour arriver au rétablissement de la paix. De son côté, M. Léon de. la Barra avait, dès le lundi io, offert sa médiation, que le président Madero avait repoussée.
Cependant les États-Unis s'étaient émus. Leurs navires étaient de nouveau en route vers Vera-Cruz, il n'était question de rien moins que de débarquer des troupes, qui monteraient jusqu'à Mexico, pour protéger la vie des citoyens américains. Le président Madero put mesurer par là sa faiblesse il se hâta de télégraphier au président Taft, pour le supplier de ne pas donner suite à ce projet, si humiliant pour le Mexique, si dangereux pour la paix internationale. Il put aussi mesurer les progrès rapides et effrayants de son impopularité. Dans cette même journée du M, une foule houleuse, que rien ne put retenir, se porta vers la maison particulière du chef de l'Etat et y mit le feu. En vain les pompiers essayèrent de l'éteindre les émeutiers repoussèrent leur intervention et l'incendie acheva son œuvre. En même temps, on apprenait que le colonel Rubio Navarette, commandant d'une des principales batteries gouvernementales, avait refusé de continuera tirer. Ses pièces, disait-il avec raison d'ailleurs, étaient impuissantes à réduire la citadelle et leurs obus avaient déjà causé trop de ravages aux palais et aux habitations particulières de la ville.
Cette fois, le président manda lui-même M. de la Barra et le pria d'intervenir. Son orgueil ployait enfin et il consentait à traiter avec les rebelles.
Si, de leur côté, les généraux Diaz et Mpndragon, maîtres de la citadelle, acceptaient de signer un armistice, on nommerait de part et d'autre deux commissaires, chargés de préparer la solution du conflit.
Diaz reçut M. de la Barra avec tous les égards que méritait le caractère noble et universellement respecté du négocia-
teur. Leur entretien, auquel assistèrent Mondragôn et M. Luis de la Barra, frère de don Francisco Leôn, dura près d'une heure. De plus en plus sûr d'avoir avec lui l'opinion populaire, le général Félix Diaz se déclara tout prêt à déposer les armes et très désireux de rendre le calme à la ville et au pays. Mais il exigeait, comme condition préalable à tout pourparler, la démission du président de fa République, du vice-président et des ministres. Le gouvernement, disait-il, était le seul obstacle à la paix publique.
Telle n'était pas l'idée du gouvernement lui-même. A l'unanimité Madero et ses ministres, s'accrochant au pouvoir, refusèrent de se retirer. Ainsi la négociation échoua et les deux partis belligérants restèrent en présence. L'un, celui de Diaz, était maître d'une position inexpugnable, riche en artillerie et en munitions, mais avec si peu d'hommes qu'il ne pouvait même tenter une sortie, sans craindre d'être enveloppé. L'autre, celui de Madero, était maître de l'armée et du pouvoir, mais pauvre en artillerie, mal pourvu de munitions malgré les deux millions de cartouches nouvelles qu'un train spécial avait amenées de Vera-Cruz, et sentant gronder autour de lui, plus fort à chaque instant, le sentiment national.
Au matin du samedi i5, le gouvernement crut recevoir un renfort appréciable. Le général Aureliano Blanquet, que le président de la République avait appelé dès le premier jour, mais que le gouverneur de Toluca avait retenu jusqu'alors par crainte'de troubles, arriva enfin dans la capitale avec un millier de soldats. On ne se doutait point encore du rôle que cette troupe et son chef allaient jouer.
Cependant, cette journée marqua, en réalité, une grande défaite pour le parti madériste. Vers midi, en effet, une commission de vingt-cinq sénateurs, délégués par leurs collègues, se présentèrent au palais. Devant les horreurs de la guerre civile, dirent-ils, devant la menace d'une intervention américaine, ils venaient supplier le président de la République, le vice-président et les ministres, de céder au vœu populaire en donnant leur démission. Ernesto Madero, oncle du président, les reçut et déclara que son neveu était décidé à vaincre la rébellion par la force. Les sénateurs repoussés
firent connaître, par un manifeste adressé au peuple, leur démarche pacificatrice et le refus qu'on leur avait opposé. Ainsi, de plus en plus clairement, le petit clan madéfiste révélait la bassesse de ses ambitions et prenait parti cyniquement contre la nation mexicaine.
Le dimanche 16, on apprit que le corps diplomatique, réuni à l'ambassade nord-américaine, avait obtenu la conclusion d'un armistice entre les belligérants. Les hostilités devaient rester suspendues vingt-quatre heures, du dimanche au lundi, à deux heures du matin. Immédiatement, la foule se répandit dans les rues. Les familles habitant dans la zone des combats profitèrent de ces instants de paix, pour fuir en toute hâte, avec quelques hardes et quelques meubles. Partout, des cadavres d'hommes et de chevaux encombraient la voie publique. Bien des corps étaient en complète décomposition, gisant sur place depuis six jours. Car, dès le mardi, le gouvernement avait interdit la circulation des automobiles de la Croix-Rouge. Comme on n'avait ni le temps ni les moyens d'ensevelir ces restes (les tramways et les chemins de fer suburbains qui conduisent aux cimetières étant détruits ou bouleversés), on en fit, aux carrefours, des monceaux; on y joignit, en plus d'un endroit, les balayures et ordures ménagères, que nul service de voirie n'enlevait plus en ces jours troublés. On arrosa le tout de pétrole et on confia au feu le soin de tout purifier, en achevant de tout détruire. Alors qu'on croyait bien à la trêve, vers deux heures aprèsmidi, canons et fusils résonnèrent plus férocement que jamais. Pourquoi l'armistice fut-il si brusquement rompu? il semble qu'on ne l'ait pas clairement établi. Ce qui est clàir, c'est que la lutte reprit à l'improviste et que, dans les rues pleines de monde, balles et obus firent tomber quantité d'innocentés victimes. En même temps, rendu plus furieux par la démarche des sénateurs et par l'imminence des catastrophés, le président Madero faisait arrêter tous ceuxjqùi lui paraissaient suspects. M. de la Barra lui-méme, que ses tentatives pacificatrices rendaient sans doute odieux, n'échappa à une arrestation sommaire et peut-être à la mort, qu'en se réfugiant à la légation britannique.
Ces accès de fureur achevaient de discréditer un régime
qui avait commencé par la violence et l'utopie, qui finissait dans l'arbitraire et le désordre. Les soldats du 29* bataillon d'infanterie, ceux-là mêmes qui étaient arrivés de Toluca avec le général Blanquet, à peine entrés en ville, s'étaient rangés, en criant « Vive Félix Diaz » parmi les défenseurs extérieurs de la citadelle. Blanquet lui-même savait que son fils, élève à l'École de préparation militaire, avait été lâchement fusillé dans le palais, après la honteuse embuscade où furent attirés le général Ruiz et ses aspirants. Mandé chez le président, qui lui intima l'ordre d'attaquer les rebelles, il aurait fièrement répondu « Plutôt que de défendre un gouvernement qui a honteusement assassiné mon fils, j'aime mieux être fusillé à l'instant même. » Et prenant son épée, il la brisa et la jeta aux pieds de Madero.
Si cette anecdote est vraie, on s'étonne que le président, pour surpris qu'il fût d'un tel coup de théâtre, ait laissé sortir vivant un si audacieux et redoutable adversaire. Que se passa-t-il au juste, dans la journée du lundi 17 et la matinée du mardi 18, entre les chefs de l'armée, entre les détenteurs du pouvoir, entre les patriotes émus d'une situation si effroyable, tandis que la guerre civile continuait, amoncelant les ruines et jonchant les rues de cadavres? Des réunions fiévreuses avaient lieu d'une part c'étaient Madero, ses parents et ses amis qui cherchaient désespérément à retenir un pouvoir personnel de plus en plus ébranlé; d'autre part c'étaient les hommes d'ordre, révoltés par tant d'anarchie et les patriotes sans cesse troublés par l'imminence d'une intervention américaine.
Le mardi matin, 18 février, le président résolut d'en finir à tout prix et, faisant appeler le général Victoriano Huerta, chef suprême des troupes fédérales, il le mit en demeure de livrer aux forces rebelles un assaut décisif. Deux heures lui étaient données pour discuter, avec les chefs militaires sous ses ordres, le meilleur plan d'attaque.
Trop de sang avait été versé déjà en faveur d'un homme que la nation presque entière rejetait, et de sa famille qu'il avait avec lui rendue odieuse. Dans un de ces éclairs où les hommes à l'âme droite et forte voient se dresser devant eux, sans que leurs yeux faiblissent ou s'en détournent, la gran-
deur foudroyante de leur responsabilité personnelle, te général Victoriano Huerta comprit que le sort de la nation mexicaine était, à ce moment là, dans ses mains. Résolu au devoir nouveau, il prit rapidement son parti. Depuis la veille, d'ailleurs, il cherchait avec le général Blanquet le moyen de sauver leur malheureuse patrie. La démission de Madero apparaissait à tous comme le prélude nécessaire. Puisque le président refusait de la donner, il restait à la lui imposer de force.
Depuis dix heures du matin, la canonnade faisait rage; fusils et mitrailleuses déchiraient l'air. Vers midi et demi les soldats du ag* bataillon, ces hommes dévoués au général Blanquet, marchèrent vers le palais national et en occupèrent soigneusement toutes les issues. Dans un des grands salons de la présidence, le Conseil des ministres étaiten ce moment rassemblé, presque au complet, autour du président Francisco Madero et du président Pino Suârez.
Tout à coup deux officiers firent irruption dans la salle. C'étaient le lieutenant-colonel Teodoro Jiménez Riveroll et le commandant Izquierdo. S'approchant du président, ils dirent avoir le regret de lui faire savoir que l'armée, soucieuse du bien de la nation et désireuse d'épargner le massacre mutuel des Mexicains, exigeait sa démission immédiate. Madero s'était levé à ces paroles. Elles étaient à peine finies que les deux émissaires tombèrent morts de son propre revolver le président les avait tués à bout portant. Alors ce fut un sauve-qui-peut et une confusion générale dans le palais, où l'on se battit, comme neuf jours plus tôt, avec une rage sanguinaire. Madero avait fui vers l'ascenseur. Arrivé à l'étage supérieur, il trouva vingt fusils braqués sur lui. Le général Blanquet, entouré de quelques soldats, s'empara lui-même du président et le ramena dans la salle du Conseil. La plupart des ministres furent appréhendés de même. Deux seulement s'échappèrent parmi lesquels le ministre des Finances, don Ernesto Madero, oncle du président, qu'on retrouva le surlendemain. En même temps, Gustavo Madero, le plus haï de tous les frères et parents de Francisco, était fait prisonnier dans un restaurant de la ville, où il banquetait avec des amis.
Vers trois heures après-midi, lecoup de force étaitaccompli. Dans un message au peuple, le général Victoriano Huerta se proclamait chef du gouvernement provisoire; il annonçait l'emprisonnement de Madero et de ses ministres il convoquait les Chambres pour travailler avec lui à pacifier la nation. Dans un autre message, adressé à la Légation américaine, il notifiait au corps diplomatique son avènement. Ostensiblement il se rendit à la citadelle et, dans une conversationavec le général Félix Diaz, se mit d'accord avec lui pour n'avoir en vue que le bien commun. Ce « pacte de la citadelle » scellait décidément la fin du régime madériste et inaugurait le règne de la « contre-révolution n.
Au bruit lugubre dès canons qui, après dix jours d'horreur, venait de se taire, les cloches de la cathédrale firent, vers cinq heures du soir, succéder leur joyeuse volée, annonciatrices de la paix rétablie.
HISTOIRE D'UNE VOCATION LA VÉNÉRABLE ANNE DE XAINCTONGE ET LA FONDATION DES URSULINES DE DOLE'
Parmi les services rendus à l'Église par les jésuites du dix-septième siècle,'il est juste de signaler la part qu'ils prirent à la fondation de plusieurs ordres de femmes vouées à l'enseignement.
Rien alors ne paraissait aussi nécessaire. On était loin du moyen âge, où les monastères avaient été pour les femmes, comme pour les hommes, des foyers d'instruction. Au seizième siècle, le relâchement de la discipline avait, engendré la décadence de l'enseignement dans les communautés religieuses tout manquait les maîtresses et les élèves. Des écoles laïques de grammaire s'étaient ouvertes, dans lesquelles, outre la doctrine chrétienne, on enseignait à lire, à écrire et à compter; mais elles avaient été, pour la plupart, ruinées ou dispersées par les dernières guerres civiles celles qui subsistaient, envahies par le protestantisme, n'inspiraient plus confiance aux familles.
Telle était la situation au commencement du dix-septième siècle, quand Dieu inspira presque en même temps à de saintes âmes la pensée de pourvoir à l'éducation chrétienne des jeunes filles. Qu'il nous suffise de citer Anne de Xainctonge en Bourgogne, Pierre Fourier en Lorraine, le P. César de Bus en Provence, Jeanne de Lestonnac à Bordeaux, Mme de Sainte-Beuve à Paris.
Anne de Xainctonge naquit à Dijon (1567) d'une famille de robe 2. L'hôtel de son père, avocat, puis conseiller au Parlei. Ces pages sont extraites du tome III de l'Histoire de ta Compagnie de Jésus en France, dont les circonstances actuelles ont un peu retardé la publication. a. Nous empruntonsles détaih qui suivent à l'ouvrage très documenté du chanoine J. Morey, Anne de Xainctonge, fondatrice de la Compagnie de Sainte-Ursule au comté de Bourgogne. L'auteur a puisé aux meilleures sources, entre autres au manuscrit d'un contemporain bien informé, le P. Binet; Vie parfaitement humble et courageuse d'Anne
ment de Bourgogne, était situé à la limite des terrains donnés par Odinet Godran au collège de la Compagnie de Jésus. Dès son enfance, Anne fréquenta la chapelle. Très portée à la piété, à l'oraison, à la mortification, elle eut pour premiers directeurs le P. Jean-Antoine de Villars, ami de saint François de Sales, puis le P. Jean Gentil, homme de caractère et d'une rare prudence. De bonne heure, elle avait éprouvé un singulier attrait à enseigner le catéchisme aux enfants et aux ignorants. Quand elle eut grandi, on lui permit de leur faire répéter la doctrine chrétienne dans les églises, d'aller instruire les malades dans les hôpitaux ou les pauvres dans les écoles. A la même époque, elle voyait, de la fenêtre de sa chambre, bâtir le collège de la Compagnie; elle était témoin de la vie régulière, heureuse, édifiante des élèves, et alors lui vint cette réflexion pourquoi ne ferait-on pas, pour les jeunes filles, ce que les Pères font pour les jeunes gens?
Ayant communiqué ses idées au P. Gentil, elle reçut le conseil de ne point les combattre et de chercher dans l'oraison la lumière divine. Peu à peu, le directeur s'assura que la vocation était réelle. Anne, fidèle à la grâce, s'élevait à une solide vertu, pratiquait les plus rudes exercices de la vie chrétienne, renonçait au mariage. Tout d'abord, son père et sa mère n'avaient mis aucun obstacle à ses desseins. M. de Xainctonge, pensant qu'elle les réaliserait auprès de lui, à Dijon même, avait promis l'appui de sa fortune et de son crédit. Anne pouvait donc s'abandonner à l'espérance, quand fondit sur elle une pénible et longue persécution. Ce fut d'abord le départ précipité de ses maîtres dans la vie spirituelle. Chassé de Dijon avec tous ses frères, lorsque Henri IV triomphait de la Ligue, le P. Gentil s'éloignait de la jeune fille au moment où elle allait avoir le plus grand besoin de son secours. En effet, par des moyens mystérieux, mais très puissants, Dieu fit savoir à sa servante que ce de Xainctonge, institairict des Ursulines du comté de Bourgogne, et à la biographie composée par la sœur Catherine de Saint-Mauris, secrétaire de la servante de Dieu, sone le titre de Vie de la religieuse el vénérable Mire Anne de Xainclonge. i Le P. de Villars dirigea aussi Jennne Frémiot de Chantai, contemporaine d'Anne de Xainctonge, et la mit dans la voie de sa véritable vocation.
n'était pas à Dijon, mais à Dôle, qu'il voulait la fondation d'une société de religieuses enseignantes. Or, Dôle était alors sous la domination de l'Espagne. Comment obtenir de M. de Xainctonge la permission de quitter famille et ville natale', pour se retirer dans une ville soumise aux ennemis du roi de France ? La jeune fille eut recours, par correspondance, à ses anciens directeurs. Le P. de Villars et le P. Gentil, alors séparés l'un de l'autre, lui firent, sans avoir pu se concerter, des réponses identiques. D'abord, ils lui recommandèrent de prier et de réfléchir; puis, sur le rapport qu'elle leur fit de ses inspirations surnaturelles, ils les jugèrent émanées du bon esprit; enfin, ce nonobstant, tous deux lui ordonnèrent de ne point quitter Dijon sans le consentement de son père.
A la première ouverture qu'elle fit à M. de Xainctonge, elle essuya un très vif refus « Courir après les jésuites que le Parlement a bannis 1 Jamais. Je vous défends d'aller à Dôle; par ailleurs, je vous renouvelle les propositions que je vous ai faites si vous voulez rester ici. » Mais Dieu continuait à donner des ordres tout différents. Anne insista auprès de son père, qui consentit à la faire interroger par de doctes et religieux personnages. Bien que ces arbitres eussent conclu en faveur de la jeune fille, M. de Xainctonge s'obstina. A ce moment, la ville de Dijon, tout à l'heure.si ligueuse, subissait une réaction violente. Les anciens opposants au règne du Béarnais ne croyaient jamais assez dire ni faire pour confirmer la sincérité de leur récente soumission. Un jour que M. de Xainctonge se trouvait dans cet état d'esprit, il eut devant sa femme et ses enfants un mot très dur pour le duc de. Mayenne. Anne avait d'abord gardé le silence, mais interpellée, elle répondit: «Dieu seul, qui connaît les cœurs, peut et doit juger M. le Duc. Et moi, Mademoiselle, réplique son père irrité, je vous condamne, puisque vous épargnez un ennemi du roi. Vous pouvez sortir de ma maison et aller chez les Espagnols, car vous en avez les sentiments. » Avait-on vraiment voulu lui donner son congé? Toujours est-il que Mlle de Xainctonge ne le demanda point deux fois. Elle partit le lendemain pour Dôle, en cachette, avec une femme de chambre.
Là, de nouvelles épreuves l'attendaient. La première rencontre fut heureuse cependant. A défaut des PP. de Villars et Gentil, Anne s'adressa au Père recteur du collège1. En confession, elle lui raconta tout. A son récit, le Père ne put retenir une exclamation. « 0 Mont-Rola nd 1 Mont-Roland 1 » s'écria-t-il. Et il lui expliqua que plusieurs riches demoiselles, désireuses de fonder à Dôle une pension de jeunes filles, priaient avec ferveur la sainte Vierge d'inspirer la vocation à une personne capable de réaliser cette bonne œuvre; elles avaient à cette intention pendant neuf jours fait un pèlerinage au sanctuaire de Mont-Roland.; la neuvaine venait de s'achever. La coïncidence était trop extraordinaire pour que le Père ne s'intéressât pas à sa nouvelle pénitente. Il lui chercha donc un logement et la confia à une dame Duzin, veuve d'un procureur.
Anne, sans tarder, reprit là son genre de vie habituel; d'abord, elle soigna les malades à l'hôpital Saint-Jacques, puis se fit adjointe dans une école de petites filles; elle ne manqua pas en même temps de se mettre en relations avec « les bonnes demoiselles de Mont-Roland. »
A Dijon, cependant, sa disparition avait causé un grand émoi. Blessés dans leur plus chère affection, les parents résolurent de retrouver leur enfant. On employa tous les moyens prières, remontrances, menaces. On fit écrire par le Parlement de Dijon aux habitants de Dôle d'avoir à se garder contre la fugitive, une révoltée qu'ils devaient obliger, par leur mépris et les traitements les plus durs, à rentrer sous l'autorité paternelle. Cet avertissement, venu de si haut, trouble et retourne les Dôlois; ils ne voient plus qu'hypocrisie dans la vertu de la jeune fille on l'écarte, on la fuit. Elle, abandonnée de tous, même de son hôtesse, ne cède point; elle se réfugie dans un galetas où, bientôt sans ressources, parfois sans pain, elle demeure confiante en la puissance du Seigneur.
Vaincu sur ce terrain, M. de Xainctonge revint à des procédés plus doux; il composa un mémoire juridique où les t. Ignorant la date de l'arrivée de Mlle de Xainctonge & Dôle, nous ne pouvons déterminer le nom de ce recteur; «'il s'agit de i5qC, c'était alors le P. Jean Falqueatain; il eut pour successeur, de 1697 à 1600, le P. Pierre Blanchetonne.
prétendus torts de sa fille étaient présentés d'une façon fort habile; ensuite, il réunit une sorte de tribunal composé de prêtres, de jurisconsultes et de savants. Trompés par le mémoire, les juges condamnèrent la jeune fille copies du jugement furent tirées, puis répandues dans la meilleure société. En même temps, M. de Xainctonge fit donner l'ordre aux jésuites de ne plus confesser, ni diriger, ni même recevoir sa fille'.
Pour elle, ce dernier coup était dur. Elle écrivit à son père une lettre où elle expliquait sa conduite c'était une. admirable réponse aux juges qui l'avaient condamnée. Ils la lurent et avouèrent leur erreur Anne ne méritait que d'être louée pour avoir poursuivi courageusement un louable dessein. « Mais vous ne voyez donc pas que tout a été fait et mené par les jésuites, s'écria le père irrité. Ce sont eux qui ont écrit la lettre 1 Peu importe, répliquent les docteurs il faut seulement considérer les choses qu'elle contient or toutes sont vraies. Pourquoi vous raidir contre la volonté évidente de Dieu? P o
Revenant à son idée fixe que les jésuites étaient la cause de tout le mal, l'obstiné magistrat leur réitéra l'injonction de n'avoir plus aucun rapport avec sa fille. II fit plus spéculant- sur leur exil dont la fin semblait prochaine, il les menaça d'empêcher par tous les moyens leur rentrée à Dijon. Les Pères de Dôle furent assez embarrassés; les avis se partagèrent. Abandonner Mlle de Xainctonge serait une lâcheté, disaient les uns. Non pas, répondaient les autres avec le secours de la grâce, elle persévérera, et sa constance sera la meilleure preuve d'une vocation divine. De plus, il s'agit du rétablissement d'un collège de six cents à sept cents jeunes gens cela est-il à comparer au succès, fort problématique, d'une nouvelle congrégation de quelques femmes? Tout considéré, on pensa que Mlle de Xainctonge pourrait trouver un confesseur parmi les chanoines, les cordeliers ou les capucins de la ville; on n'abandonnerait i S'il est permis de consigner une remarque littéraire en marge de cette édifiante histoire, on notera l'incroyable suite des procès intentés à sa fille par le vénérable conseiller de la cour de Dijon. De tels traits fondent en histoire les Plaideurs de Racine.
pas complètement son oeuvre, car on aiderait toujours ses amies et futures compagnes; puis, une fois revenus à Dijon, les jésuites, jadis très liés avec son père, parviendraient à l'apaiser. Le recteur du collège défendit donc à ses subordonnés de voir la servante de Dieu; ensuite il l'avertit ellemême, en lui remontrant la nécessité d'une aussi grave mesure. Elle n'en parut pas convaincue; cependant, elle se soumit.
Mais à qui devra-t-elle s'adresser désormais? C'était alors (et elle ne l'ignorait point) un préjugé très répandu, surtout parmi les ecclésiastiques, que « les femmes sont incapables de se livrer à l'apostolat et au mini stère extérieur elle s doivent vivre dans la retraite et prier dans un cloître ». Persuadée donc que sa vocation allait être directement combattue et en danger, elle résolut de se priver des sacrements. Or tout se sait dans une petite ville. Ce fut bientôt un scandale à Dôle et à Dijon. Les jésuites étaient très contrariés; M. de Xainctonge s'apercevait trop tard qu'il avait dépassé le but. Rien ne put faire revenir Anne sur sa détermination. Au milieu de la tempête, elle gardait le silence, continuait ses pauvres de charité, se défendait au besoin, par écrit surtout, et avec des raisonnements péremptoires1. (c En dehors des jésuites, je n'ai trouvé que des censeurs de mon entreprise. Il aurait donc fallu, ou bien m'approcher du saint tribunal en esprit de querelle et discuter perpétuellement, ou bien renoncer à ma vocation, et c'était mépriser la volonté divine. » A ceux qui lui reprochaient sa conduite comme chose inouïe dans les annales de la sainteté, elle répondait modestement que sainte Claire d'Assise avait défendu à ses filles d'avoir d'autres directeurs que les religieux de saint François, et n'avait été pour cela ni blâmée sur la terre, ni repoussée du ciel. « Sans doute, disait-elle, je suis loin d'avoir la vertu de cette grande sainte, mais est-ce un crime de suivre ses exemples? »
Devant tant de fermeté unie à tant de sagesse, il se fit un grand apaisement. Dieu se chargeait du reste il permit que i. Elle n'avait entrepris sa justification que sur l'avis des PP. de Villars et Gentil, consultés par lettres.
le roi autorisât la rentrée des jésuites à Dijon. Parmi les Pères venus pour préparer la réouverture des classes, se trouva le P. de Villars, vieil ami de la famille, au mieux avec le conseiller, et, par ailleurs, fermement persuadé de la sérieuse vocation de sa fille. Dans la personne de ce vénérable ami, M. de Xainctonge rie fut pas fâché de se réconcilier avec une Compagnie quele roi maintenant honorait de sa protection. Anne fut libre de revenir à ses anciens directeurs et donna sa confiance au P. Darlot.
Elle avait pris logement chez la maîtresse d'école qu'elle aidait comme adjointe, femme chagrine et grondeuse dont elle eut beaucoup à souffrir; elle se livrait de nouveau à l'apostolat des petites filles, très aimée de ses élèves, édifiant de plus en plus la société dôloise conquise par la vertu. Mais ses projets de fondation n'avançaient point; son père, sous une forme moins acerbe, y faisait toujours opposition, dans l'espoir de forcer la fugitive au retour.
Tandis qu'on était ainsi dans l'expectative, Anne, épuisée par les épreuves, tombe gravement malade. On la croit à l'heure suprême; ses parents sont prévenus; retenue par l'âge et les infirmités, la mère ne peut venir; seul le père accourt à Dôle. On devine ce que dut être la première entrevue aucune allusion au passé; émotion de l'amour paternel brisé; douce surprise de la jeune fille, joyeuse d'avoir regagné le coeur de ses parents. Peu après, les craintes de mort, qui avaient amené cette heureuse réconciliation, disparurent. Anne allait revivre pour de nouveaux assauts.
M. de Xainctonge resta quelques temps à Dôle, logé chez les jésuites. Il semblait ne plus vouloir contrarier la vocation de la convalescente, mais il lui parlait souvent de sa mère âgée, infirme et si désireuse de la revoir avant de mourir; puis il insinuait qu'un voyage à Dijon ne pouvait être contre la volonté de Dieu. Anne n'y consentit que sur l'ordre',de son directeur. Quand elle fut tout à fait rétablie, elle entreprit le voyage qu'elle redoutait. Ses craintes étaient trop justifiées.
La grâce d'en haut entée sur une nature admirablement
douée avait fait de Mlle de Xainctonge une personne accomplie. Ses parents ne pouvaient que l'aimer davantage; la bonne société de Dijon l'accueillit avec un plaisir mêlé de respect. Mais, par suite, tentations et résistances redoublèrent. Sous prétexte de bien connaître les desseins de Dieu sur la jeune fille, on la pria de mettre par écrit ses projets d'avenir, le plan de la congrégation qu'elle rêvait; puis on le fit examiner par quatre ecclésiastiques, tous très hostiles. Anne devina que la partie n'était pas égale. Elle recourut au P. de Villars. « Défendez-vous, sur tous les points attaqués, répondit-il, et donnez toutes les explications nécessaires. Ne perdez jamais de vue Notre-Seigneur. Conservez la modestie et l'humilité, en donnant vos réponses avec la douceur qu'il mettait dans les siennes. » Ces conseils furent suivis à la lettre, et la servante de Dieu s'en trouva bien. Après avoir écouté sans trouble les raisons des enquêteurs et reçu leur jugement défavorable, elle répondit à leurs objections, leva les équivoques, parla avec tant de bon sens qu'ils en furent saisis. Elle prouva non moins éloquemment la nécessité de choisir Dôle de préférence à Dijon. La lumière se fit dans l'esprit des arbitres, et les débats se terminèrent à l'avantage de la fille contre le père. Lui ne s'inclina point devant la sentence; il en appela. Mais, cette fois, il chercha des auxiliaires chez les jésuites. Les jésuites donnant tort à Mlle de Xainctonge 1 ce serait la fin. Or plusieurs Pères du collège, et des plus graves, à force d'entendre un intègre et respectable magistrat se plaindre de sa fille, avaient fini par la croire coupable ou abusée. « Elle ne peut rester à Dôle sans votre consentement », lui déclaraient-ils. Encouragé par ces paroles, M. de Xainctonge crut avoir enfin trouvé les juges qu'il lui fallait. Quand Anne, conformément à la dernière sentence, lui demanda de partir « Pas encore, répondit-il; je voudrais éclaircir davantage plusieurs points. Votre mémoire était trop sommaire; rédigez plus en détail les règlements de votre institut; puis nous le donnerons à examiner à trois Pères de la Compagnie après cela, plus de surprise possible. »
Mlle de Xainctonge s'étant patiemment prêtée à cette fan-
taisie paternelle, le nouveau mémoire fut étudié par les trois juges avec un esprit prévenu. Pourtant ils hésitaient. Pour plus de sûreté, ils demandèrent des éclaircissements au P. de Villars. Mais celui-ci ne montra aucun zèle. « Elle est en âge de répondre et de se défendre; entendez-vous avec elle. » Cette froide repartie leur fit croire qu'elle n'était pas plus soumise à son père spirituel qu'à son père naturel, et sous cette impression ils résolurent de condamner le mémoire in globo, puis d'aller ensemble signifier cette déeision aux intéressés; mais, pour donner plus de poids à leur démarche, ils prièrent le P. de Villars de les accompagner. Il refusa. « Au lieu de rejeter ainsi tout en bloc, leur dit-il, mettez plutôt sur le papier les pratiques que vous condamnez; de la sorte, l'accusée pourra vous rendre raison. » On accepta cette procédure, et, pour la troisième fois, les réponses de la jeune fille furent victorieuses. Séance tenante. elle dissipa si bien les malentendus que les trois arbitres n'eurent rien à répliquer. Les voyant gagnés, M. de Xainctonge remit à huitaine le prononcé du jugement. Il réunit alors tout un conseil de famille sous la présidence du P. de Villars; lui-même ouvrit la séance par un grave discours où il se plaignit des « idées inouïes » de sa fille qui voulait se faire « maistresse d'eschole et establir des Ursulines à l'estranger »! Les trois juges ne s'attendaient nullement à voir rouvrir le procès; ils se tournèrent vers le P. de Villars, l'invitant à donner son avis. La conclusion du sage directeur nous a été conservée.
Tous ceux qui ont connu cette affaire, pendante depuis tantôt dix ans, ont" jugé, ou qu'il n'y a point de vocation au monde, ou que celle-ci en est une véritable. Que n'a-t-on pas fait pour la combattre P On n'a épargné ni le doux, ni l'aigre; les injures y ont dépassé les flatteries; plus on a fait, moins on a obtenu; le cœur et la résolution de Mlle de Xainctonge n'ont point été entamés. Tout en se défiant d'elle-même et appréhendant ce changement de vie, elle n'a pu se débarrasser de cette pensée Dieu a toujours été le plus fort. Elle a répondu invariablement, comme elle vient encore de le faire. Ceux qui l'ont entendue ont été forcés de se rendre à ses raisons. Pourquoi ne pas la laisser libre de suivre une vocation aussi éprouvée P Je l'avoue, l'emploi qu'elle brigue est bien chétif et bien mesquin aux yeux du monde. Mais cela même est une preuve de vocation. Les
filles nobles font-elles leurs caprices de ces sortes d'emploi ? Est-ce par fantaisie qu'on recherche les humiliations qui rebutent le plus la nature? Certes non. Pour le faire avec tant d'insistance, il faut se rappeler que Dieu aimait ces petites âmes qui possèderont son royaume. Sainte Ursule était fille de roi, et cependant elle ne dédaignait pas d'apprendre à ses compagnes à devenir bonnes chrétiennes. Et pourquoi donc voudrions-nous regarder comme méprisable d'instruire une petite âme, de l'embellir par nos soins, et la rendre digne des yeux de Dieu, quand lés anges ne nous refusent pas ce bon office dès le berceau? Les jésuites qui, eux aussi, enseignent la jeunesse, ne sont pas méprisés pour cela. Pourquoi une fille de qualité le serait-elle ? P L'exemption de la clôture peut choquer les idées reçues, mais il y a des précédents, et après tout, si Mlle de Xainctonge réclame la liberté, elle est loin de vouloir la licence. La réflexion ne lui fait pas défaut, l'âge ne lui manque pas non plus, et en jugeant en sa faveur je crois que vous feriez justice
A ce discours, la famille elle-même fut ébranlée. Les arbitres auraient prononcé la sentence, si l'opiniâtre conseiller n'avait réclamé un jugement par écrit. Ils le lui portèrent quelques jours plus tard. On y trouvait la pleine justification de Mlle de Xainctonge, terminée par ces mots d'Isaïe à Jacob « Béni soit de Dieu qui vous sera favorable, et maudit qui vous contristera 1 »
Cependant, la servante de Dieu ne devait point quitter Dijon sans que sa vocation ait subi la suprême épreuve dont parle l'Évangile. Mme de Xainctonge, très affaiblie par l'âge et par la maladie, conjura sa fille de rester près d'elle pour recevoir son dernier soupir ce serait sans doute un court délai; pouvait-elle refuser à sa mère une si légitime consolation ? Pendant une scène extrêmement pénible, où elle soutint le double assaut de la nature et de la grâce, Anne ne cessa d'entendre les paroles du Maître « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. » Elle opta pour Jésus-Christ.
Sortie victorieuse, elle courut à son directeur; elle lui avoua qu'elle n'avait jamais tant souffert et que, sans le bras du Seigneur, elle eût succombé8. Le P. de Villars, toujours i. D'aprbs le mAnuscrit du P. Binet, Vie parfaitement humble, c. vi, p. 61. a. D'après les notes du P. de Villars, citées par la sœur Catherine de Saint-Mauris, Vie de la religieuse et vénérable Mère Anne de Xainclonge, n, 96.
conciliant et sage, l'approuva, mais en l'engageant à céder. « La plus belle preuve que vous puissiez donner de votre soumission à la volonté divine, c'est de rester doucement ici en vous bornant à des vœux secrets de retourner à Dôle quand le bon Dieu voudra. »
Anne, par obéissance, demeura donc auprès des siens, partageant ses journées entre les bonnes œuvres, les obligations de l'amour filial et les relations mondaines; en même temps, elle avait de fréquents entretiens avec le P. de Villars pour régler divers détails relatifs à la congrégation future. Peu à peu, au spectacle de tant de vertu, l'amour trop égoïste de ses parents se transforma. Ils craignirent de commettre une sorte de sacrilège en retenant davantage l'épouse de Jésus-Christ. Anne eut permission de partir.
Les Dôlois n'avaient jamais si bien compris que pendant son absence tout ce qu'elle valait. Son retour les remplit de joie. Puis, sachant que d'autres villes possédaient déjà des congrégations enseignantes de femmes, ils comptaient sur elle pour procurer à la leur le même bienfait. On était en i6p5 quand on se mit à l'œuvre pour tout de bon. Les officiers municipaux se concertèrent, sur les moyens d'aboutir, avec le P. Étienne Guyon, recteur du collège. Il fut décidé qu'on adresserait avant tout une requête à l'archevêque diocésain1. Mlle de Xainctonge fut chargée d'y joindre l'exposé de son entreprise.
Elle avait d'abord songé à fonder une congrégation sous le patronage de la Mère de Dieu; mais les succès obtenus en Italie et dans le midi de la France par les religieuses de sainte Ursule l'engagèrent à adopter, au moins en partie, une règle approuvée par Grégoire XIII et Sixte-Quint. Elle demanda donc aux Ursulines d'Avignon un exemplaire de leurs constitutions et s'en servit pour tracer le projet de l'Institut qu'elle voulait établir à Dôle.
Jean Doroz, évêque titulaire de Lausanne et auxiliaire de Besançon, auquel ce projet fut remis, en parut émerveillé. Le 25 janvier r6o5, il donna pleine approbation. C'était la récompense de douze années de sacrifices. Bien des difficultés i. Ferdinand de Rye, archevêque de Beiançon.
surgirent encore. Il fallut vaincre entre autres les résistances du Parlement. Enfin, il donna son autorisation au mois d'avril i6o6.. Le 16 juin suivant, Anne de Xainctonge, avec quelques compagnes, prit possession de son premier monastère. Les élèves se présentèrent chaque année plus nombreuses, et les recrues ne devaient point manquer à la nouvelle congrégation. Réclamées par d'autres villes, les Ursulines de Dôle s'établirent, dans la suite, à Arbois, Vesoul, Besançon, Porrentruy, Pontarlier et Ornans.
La fondatrice avait refusé, par humilité, d'être première supérieure; elle choisitles fonctions de maîtresse des novices, où elle se croyait à même d'inspirer à ses filles l'esprit qui l'animait. Au point de vue légal et canonique, elle leur avait donné les constitutions des Ursulines d'Italie. Mais l'expérience lui montra bientôt que la fin de son Institut ne serait point parfaitement atteinte si l'on n'adaptait cette règle aux mœurs et coutumes.de la Franche-Comté. Déjà elle avait prévu, avec le P. de Villars, les principales modifications à introduire. Sous la direction éclairée du P. Guyon, elle poursuivit le travail. La règle définitive ne fut adoptée qu'en 1623. Elle emprunte (on n'en sera point surpris) beaucoup de prescriptions à celle de saint Ignace. Sanctifier les religieuses, pour qu'elles-mêmes sanctifient leurs élèves, tel est le but; former une jeunesse solidement chrétienne, instruire les enfants, les orphelines, les servantes et les pauvres femmes de la ville et des environs, telle est l'œuvre principale. Puisque dans les deux Instituts les fins sont pareilles, les moyens, toute proportion gardée, devaient présenter aussi bien des traits de ressemblance.
D'ailleurs, à cette époque, les jésuites passaient pour les hommes les plus compétents en matière d'éducation, et l'on voyait en Lorraine saint Pierre Fourier se faire assister des professeurs de Pont-à-Mousson pour dresser les règlements de la Congrégation de Notre-Dame.
IMPRESSIONS DE GUERRE 1
LA GUERRE DE DÉTAIL
Verdun est loin Le train, qui nous emmenait vers l'ouest, ne nous a pas transportés jusqu'en Artois, ainsi qu'à la fois nous l'espérions et le craignions..Il est allé bien loin, cependant, jusqu'à une vallée fameuse où, en septembre iQi4> notre effort s'était buté contre un plateau escarpé.
Verdun est loin! C'est le passé déjà reculé, presque disparu sous l'horizon. A présent, nos esprits sont tournés avec confiance, avec curiosité aussi, vers le secteur que nous allons occuper. Ce secteur nous a été présenté sous un jour favorable c'est un secteur de tout repos, un secteur « pépère » Pensez.-donc, les troupes que nous relevons sont restées là dix-huit mois sur place. Le lieu n'est donc pas bien terrible. Et puis ces régiments, ayant devant eux la perspective d'un séjour indéfini, ont sans doute organisé parfaitement leurs positions nous allons trouver des tranchées solides, des réseaux parfaits; nouer vivrons en pleine sécurité. Ils se seront préoccupés aussi du confortable nos abris seront superbes, et nous, heureux comme des princes! Nous avançons d'un pas allègre, bercés par ces rêves d'espérance. Un autre sentiment cependant, sournoisement s'est coulé dans nos esprits. Faut-il avouer une ombre de jalousie? Nous pensons à ces heureuses troupes stationnées, presque depuis le début, dans une douce semi-quiétude, tandis que nous, nous prenions part à des actions terribles. Leur bonheur nous serait-il amer? Pauvre humanité, petite et mesquine!
Travaillés par ce ver rongeur, nous rencontrons quelques détachements avant-coureurs des partants. Avec ébahissement, nous voyons, les sacs ornés de piquets de tente. Chez nous, il y a beaux jours que, au cours de nos pérégrinations multiples, nous i. Voir les Études, depuis septembre 1914.
avons semé sur la route ces accessoires gênants et peu utiles. Heureux de saisir une preuve tangible de longue immobilité, d'un air narquois, nous lançons « Eh bien, on vient du dépôt? » La malice s'en mêle. Nous crions avec ironie « Vous allez à Verdun ? C'est bien votre tour » Le détachement défile en nous renvoyant, coup pour coup, quelques gasconnades, et chacun continue son chemin.
Nous approchons. Là-bas, à quelques kilomètres, triste et dénudé, le plateau abrupt barre l'horizon une gigantesque muraille de Chine! Sur les pentes courent de longues levées de terre, sinueuses, semblables aux galeries de taupes dans nos prairies. Ce sont les boyaux. Des tranchées, nous ne voyons rien encore. Le premier aspect de notre nouveau séjour calme un peu notre enthousiasme les pentes sont bien raides pour nous, habitués aux étendues plates du Nord; le plateau est bien nu; pas un arbre Il faudra se terrer sans répit.
Encore un petit effort, et nous voici à domicile. Le boyau s'ouvre devant nous. Impression excellente. Il est superbe! Large, comme jamais nous n'en avons vu de pareil; le fond est pavé de caillebotis qui, par mauvais temps, doivent faciliter singulièrement les allées et venues; les lignes téléphoniques sont parfaites isolateurs en porcelaine blanche et parallélisme impeccable! Ahuris de ce confort, nous nous avançons saisis de crainte et de respect. Comme le parent pauvre, pénétrant dans le vestibule magnifique du cousin millionnaire, nous sommes gênés nous craignons de casser, de salir, et nous nous posons cette question « Que signifie donc ce luxe? »
La vue était splendide. La tranchée commandait un ravin large et profond. Sur la pente opposée, tout en haut, à des bandes grises se devinaient des lignes de tranchées. Mais quelle était leur nationalité? Rien ne le révélait à des yeux inexpérimentés. Les visiteurs pouvaient très bien se donner la fière illusion de se trouver en première ligne face à l'ennemi et de barrer, de leur poitrine, à l'envahisseur, le chemin de Paris.
Leur suggéra-t-on cette enivrante illusion ? Mon narrateur ne me le dit pas, mais que j'ai regretté alors de n'avoir pas assisté à la comédie Dans nos précédents secteurs, j'avais rencontré, à mainte reprise, des curieux de l'arrière, cavaliers, automobilistes, C. O. A., infirmiers en cours de tournée, qui se risquaient jusqu'à nous pour sonder le mystère de la tranchée. Ils avançaient l'œil inquiet, courbant le dos, et leur attitude parfois incertaine excitait notre malice de vétérans. A chaque pas, des hommes charitables leur glissaient à l'oreille ces avis touchants « Attention, ce boyau est pris d'enfilade par une mitrailleuse. Attention, ce carrefour est balayé » Les visages se rembrunissaient et, quelques secondes, reflétaient un peu d'indécision. Puis, voulant être brave devant les vulgaires fantassins, la troupe s'aplatissant, passait. à la course l'endroit dangereux. Les hommes les laissaient défiler en leur prodiguant des « gare à vous! » pleins d'intérêt et, le dernier disparu au tournant, les rires explosaient. Mais je m'égare Reprenons notre fil.
Long dédale de boyaux nous nous engageons dans une série interminable de tranchées, suivant à l'aveuglette notre guide. La marche est pénible nous avons déjà parcouru pas mal de kilomètres escaladé des pentes raides qui nous ont brisé les jambes
et fatigué les poumons; nous sommes écrasés par notre charge de portefaix et surtout nous étouffons dans l'air stagnant des boyaux, où le soleil déverse inexorablement sa moite chaleur. L'esprit, anéanti, n'a plus devant lui que cette idée « Sommesnous bientôt au bout ? » Enfin nous débouchons dans la tranchée et de là nous jetons un
rapide coup d'oeil sur. la position. Le site est superbe à la vérité, mais nos puissances admiratives sommeillent. Le guide nous montre, accroché sur la pente d'en face, à mi-hauteur, le P. C.1 du bataillon. C'est. notre but, cela nous suffit. Hypnotisés par cette idée du terme, nous descendons le ravin, puis entreprenons la nouvelle et dernière ascension. Les poumons fonctionnent mal; tous les U ou 5 mètres, nous nous arrêtons pour comprimer les soubresauts désordonnés du cœur, et respirer à traits profonds. Enfin, nous y sommes. Nous laissons tomber notre sac; nous déposons notre équipement encombrant, notre lourde capote et nous soufflons.
Bientôt nos facultés sont revenues et nous nous intéressons à notre nouveau séjour. Spectacle enchanteur. A nos pieds s'étend un ravin aux courbes gracieuses. A gauche, il se ferme avec l'élégance d'une carène de navire, tandis que, de l'autre côté, il s'évase et débouche dans une molle vallée, sur laquelle il ouvre une large perspective se perdant à l'indéfini des lointains. Aux flancs du ravin, des buissons sont accrochés, des arbres isolés dans le fond et là-bas dans la vallée, à perte de vue, s'étend un tapis moutonnant de cimes innombrables sur lesquelles le premier printemps a jeté un manteau de tendre verdure. Sur cette étendue tranquille, le soleil verse avec sérénité sa douce lumière. Saisis de cette splendeur et de cette immensité, nous admirons et nous méditons. Quelle vie calme et heureuse nous allons mener dans ces beaux lieux
Rien ne manque à notre bonheur le paysage est ravissant; notre abri est solide, les Boches sont calmes. C'est bien le secteur rêvé.
Le jour de l'arrivée, fatigué par une longue marche et de pénibles ascensions, je n'étais pas monté aux tranchées. Du reste, t. Porie de commandement.
j'en avais déjà tant vu, même de première ligne, que je n'avais plus les curiosités des marabouts de l'arrière.
Le lendemain matin, une occasion se présente; j'en profite pour rendre visite à mes amis. J'enfile le boyau. Il n'est guère commode c'est un escalier. J'avance quelque peu, puis tout à coup me voici au'P. C. de mon capitaine. Quoi, déjà? Dans ce cas, les lignes sont loin? Non, à quelques centaines de mètres. Mais c'est effrayant Que l'ennemi nous donne un coup de coude et nous tombons au fond du ravin. Au moins cette situation détestable est compensée, sans doute, par des travaux parfaits ? Je pousse mon exploration à travers le front de ma compagnie et partout je recueille une impression fâcheuse. Je rencontre l'un de mes camarades qui connait déjà la position à fond « Que vaut notre secteur ? Rien il est très dangereux Voyez les Boches ils nous dominent de partout; rien ne leur échappe. Et de notre côté, quelle pauvre organisation nous n'avons pas de postes de guetteurs, pas même de créneaux. Nos sentinelles sont forcées de rester au fond de la tranchée et d'observer par l'oreille. Si jamais elles passaient un œil, elles recevraient une grêle de balles. Ce matin nous avons déjà eu un blessé dans ces conditions et depuis personne n'ose plus lever la tête. Nous sommes aveugles! Et pour comble, nous ne sommes pas protégés. Pas de réseaux, ou presque pas; les lignes étant trop rapprochées, nos prédécesseurs n'ont pas osé en placer. Mais voyez ceux des Boches 1 » Je passe en deuxième ligne. Même impression. Êtes-vous bien installés? Ah oui! regardez! La terre des boyaux et des tranchées forme des levées tellement hautes que nous n'avons aucun champ de tir 1 Au moins vous avez de bons abris ? –Oui, ils sont à toute épreuve, mais trop profonds, et la plupart n'ont qu'une issue. Que l'ennemi fusse irruption et nous serons pris comme des lapins au gîte
« Attendons quelques jours; que le colonel ou un général passe l'inspection, et nous aurons du travail création de réseaux, installation de créneaux, d'abris de guetteurs, arasage des talus, ouverture des abris. Nous n'allons pas chômer »
Mon ami s'arrête à cette conclusion d'ordre pratique, et c'est bien naturel. Quant à moi, moins intéressé dans la question, je redescends à mon poste, frappé par la complexité de la. guerre, surtout de la guerre de tranchées. On ne la considère jamais que
sous un angle. Nous y voyons bien, nous, la résistance, mais encore et surtout le plus grand tort possible fait à l'ennemi. D'autres, au contraire, envisagent de préférence un aspect différent la défensive, le risque à éviter, les pertes limiter. Chez eux, les abris seront inviolables, mais les travaux défectueux, et les amorces d'attaque moins poussées.
Il semble que cette dernière conception ait prévalu dans notre région. N'en eussions-nous pas d'autres preuves, nous en serions avertis par les nombreuses plaques installées partout: « Il est absolument défendu de toucher aux obus non éclatés. » Ces rectangles de bois sont un signe révélateur, l'enseigne de la maison. Nous prenons possession de notre secteur, dominés par cette impression d'insécurité qui nous oppresse. Mais peu importe. On nous l'a confié; nous ne tromperons pas la confiance de nos chefs. La position est fâcheuse; nous compenserons donc ses déficits par un peu plus de courage, une bonne volonté plus grande, et tout ira bien.
Partagés entre ces sentiments d'inquiétude et de décision, nous entrons résolument dans notre vie nouvelle vie de calme et de monotonie. Le temps s'écoule lentement, toujours pareil à luimême, semblable à une bande uniforme qui se déroule sans arrêts, sans points de repère plus de jours, plus de semaines, plus de quantième, presque plus de mois. Ce n'est plus le temps morcelé, divisé; c'est presque l'éternité immobile, ou mieux, comme disent les philosophes scolastiques, l'Aevum.
Nous commençons la guerre de détail, de petit détail. En haut, sur le plateau, c'est l'immobilité absolue, mais vigilante. Les guetteurs sont à leur poste, épiant avec une attention constante les moindres mouvements de l'ennemi. Malheur à celui qui se révèle passe-t-il la tête au-dessus du parapet, obscurcit-il le trou clair d'un créneau, un coup de fusil retentit et parfois, trop rarement, un « a-ia-iaïe » éperdu s'élève de la tranchée d'en face. Toujours un de moins, pensent nos hommes en chœur. Et d'un 1 Et la vigilance reprend, aiguë.
L'insensible course du temps est brisée, çà et là, par des incidents qui reposent un instant l'attention. Tantôt un Boche audacieux paraît sur le parapet, quelques instants, là-bas dans le lointain. Inutile de tirer, il est trop loin! Tantôt, des tran-
chées et des boyaux ennemis, surgissent des pelletées de terre qui planent un instant et s'étalent sur les talus. Les « autres » travaillent. Vite, un coup de téléphone à l'artillerie « Terre remuée, boyau H » Quelques instants après, retentissent les départs, puis voici en arrière, bien loin, des sifflements qui se pressent furieux et passent rapides au-dessus de nos têtes. En même temps, en avant, au milieu des pelletées de terre surprises, jaillit soudain une 'flamme fugitive, monte un nuage rond et enfin éclate un choc sec et strident. Les coups se succèdent pendant quelques instants, puis le silence et l'immobilité, absolue cette fois, se rétablissent. Y a-t-il eu de la casse là-bat ? Mystère! – Parfois un bourdonnement retentit en l'air. Aéroplane Ne bougeons plus! Et l'on observe attentivement. Est-il français ? allemand ? Les yeux, exercés, ont vite résolu le problème. C'est un allemand! Oh, le voleur, comme il est bas; il nous nargue. Attends un peu! Et aussitôt sur le passage de l'oiseau, les fusils partent; les mitrailleuses, tour à tour du fond de leur gite, étendent sur sa route leurs volutes d'acier et remplissent le ravin de leurs crépitements qui roulent par vagues immenses vers le lointain. L'artillerie arrive enfin des coups sourds, des sifflements plaintifs; et voici des points blancs qui piquètent le ciel, poursuivent l'aéro, et restent immobiles dans l'azur comme pour jalonner son passage. Les fantassins fascinés suivent la poursuite. Trop long! Ils tirent donc au hasard, ces artilleurs? Meilleur. Ah très bon! Oui, coup de hasard, murmure un sceptique 1 Pourtant le moteur s'est tu; l'oiseau descend rapidement; il va disparaître derrière la hauteur. Touché! Touché! Il en a! Les coeurs se dilatent et pendant que nous nous félicitons du bon coup, soudain le ronronnement reprend et là-bas, au loin, l'aéro, moqueur, reprend son essor et s'éloigne.
D'autres distractions sont moins agréables. Un de nos guetteurs se montre; une balle le salue. Ce n'est rien. Il met son casque au bout du fusil et fait « rigodon pour faire la nique au Boche. Un homme, en se rendant au poste d'écoute, marche sans prudence et fait sonner les caillebotis. Un Allemand, averti, lui lance une grenade. L'ennemi a cru deviner des travailleurs dans un coin de boyau. Il leur envoie un « seau à charbon », .qui éclate avec une furie indescriptible, mais heureusement ne fait aucun mal.
Tels sont les menus incidents qui, de loin en très loin, rompent la morne banalité -du guet. Un instant l'esprit se distrait et bien vite retombe sous le poids de la lourde atonie. La nuit est plus agitée le voile épais des ténèbres favorise l'activité et permet toutes les audaces. La vigilance redouble les Allemands vont peut-être travailler à leurs réseaux, ou même envoyer des patrouilles; elles tenteront de voler nos chevaux de frise, nos sphères, comme elles l'ont déjà fait ce qui est bien vexant! – ou bien elles essayeront un nouveau coup. Il s'agit donc de percer les ténèbres, de deviner des ombres à une simple nuance de noir. Vigilance de l'œil et, encore plus, de l'oreille. De temps à autre, dans les réseaux ennemis, un grincement, des chocs se produisent. Les guetteurs écarquillent les yeux. « Ah 1 gredins! Attendez là, si je vous vois! » Un fffou effrayant retentit c'est une fusée qui prend son vol en dessinant sa trajectoire par une traînée de feu. Parvenue au sommet de sa course, elle s'allume soudain et plane, entraînée doucement par le vent, tandis qu'elle verse sa pâle lumière. Le guetteur scrute la région suspecte Rien! Des rats sans doute! La fusée s'éteint, l'obscurité retombe. Quelques instants après, les Boches sont rassurés et les grincements reprennent. Les regards se tendent avec effort. Ah! enfin, les voilà! Le guetteur aperçoit trois, quatre masses grises qui s'agitent dans le noir. Justement, les voilà qui se groupent. La cible est trop belle. Le guetteur braque son fusil, vise au jugé et tire. Un râle, en face, lui répond et bientôt, de nouveau un silence d'horreur pèse sur le plateau.
Il ne suffit pas de veiller; il faut agir aussi, et la besogne est énorme passer les fils de fer pour ennuyer les travailleurs ennemis, surprendre les patrouilles, éventer les ruses, obtenir des renseignements. Dès que la nuit s'est épaissie, trois, quatre ombres escaladent le parapet et se glissent sans bruit dans la section tortueuse du réseau. Les voici en terrain libre. La situation est délicate; la moindre imprudence, une légère témérité peuvent causer un désastre. La patrouille se déploie et en rampant, prudemment, à travers les herbes hautes, s'avance vers l'objectif désigné. Il n'est pas bien éloigné, mais que de temps pour y parvenir On avance pas à pas, évitant le moindre heurt, le moindre souffle. II faut inspecter à chaque pas, surprendre les bruits, les interpréter. Les jours sont revenus des trappeurs et
des Mohicans. Si jamais une patrouille boche était à l'affût! Si l'on allait se jeter sur la gueule des fusils! Donc, attendre, laisser à l'ennemi, s'il est là, le temps de déceler sa présence, puis l'encercler et, s'il résiste, le massacrer. Mais, rien! En avant! Encore quelques mètres. Tout à coup, une lueur blafarde, de clair de lune une fusée. Vite à plat ventre, sinon la mitrailleuse va balayer le terrain. La patrouille figée, le nez dans la terre, attend anxieuse, que l'ombré la protège. C'est fini. Le chef, mettant à profit la clarté, à travers les herbes, a reconnu l'objectif et inspecté le chemin. En avant Les hommes rampent et s'avancent peu à peu. Les voici au but; ils sont renseignés l'ennemi n'a pas achevé son travail; ses réseaux sont encore disloqués. C'est déjà bien; mais nos chasseurs ne veulent pas rentrer bredouille. Voici justement, à 4 mètres, le débouché d'une sortie. Si les Boches viennent travailler, ils passeront par là. Ce serait trop beau! La patrouille se range à grands intervalles, devajit la sortie et, patiente d'une patience animale de braconnier, 'épie durant des heures, sans un mouvement, sans un souffle.
La nuit, ce n'est pas seulement le guet ou la chasse; c'est avant tout, le travail. Dès que la brune est descendue, le plateau désert sort de sa léthargie. De la profondeur des gourbis, des ombres surgissent et, affairées, circulent. De l'arrière, par les boyaux, les corvées en longues files arrivent, portant le matériel. Des munitions grenades, fusées, énormes torpilles qui font se courber le dos; du matériel de défense piquets, pelotes de fil de fer, sphères, gigantesques chevaux de frise qui avancent à contre-cœur dans les boyaux tortueux. Les travailleurs montent aussi, nombreux. La tâche est immense et pressante les réseaux ouverts par les « seaux à charbon », exigent des réparations. En quelques endroits, ils sont trop faibles; il faut les élargir et les épaissir. La corvée franchit donc le parapet, avec un certain frisson, sans hésitation pourtant, et, protégée par une patrouille couchée à quelques mètres (les lignes sont si rapprochées que l'on ne peut aller plus loin) elle se déploie et le travail commence. Travail de mystère, dans l'ombre et le silence. Les piquets à vis s'enfoncent lentement, sans un coup, sans un choc; les fils de fer se déroulent et s'accrochent avec circonspection. Parfois un grin-
cement. Le maladroit se fait rabrouer d'une exclamation énergique, bien qu'étouffée, ou d'un coup de poing amical et vigoureux. Voilà une fusée la corvée s'aplatit dans la luzerne et le plateau apparaît solitaire, innocent, sinistre. Puis, le travail reprend, entrecoupé çà et là de menus incidents, obstiné toujours.
Pendant ce temps, un peu en arrière, la terre s'agite. Une équipe achève la construction d'abris de guetteurs; une autre redresse dans les tranchées et couloirs les parois écroulées; une troisième approfondit les passages dangereux.
La nuit s'écoule dans une activité fiévreuse, mais dès qu'un rais de lumière révèle les êtres et les choses, toute vie disparaît. Les habitants des tranchées s'enfoncent dans leurs gourbis; les corvées réintègrent les boyaux et, quand le soleil radieux se lève, il n'éclaire plus qu'un plateau dénudé, morne et désertique. La mort, cependant, n'est pas générale. En haut, le silence immobile plane, mais dans le ravin, une fourmilière s'agite et se démène. Les hommes, qui se sont reposés la nuit, sont sortis de leurs terriers. Du haut de ma terrasse, je les ai vus surgir un à un de leurs trous noirs, s'assembler quelques instants, prendre des ordres, puis se disperser. En quelques minutes, une cité ouvrière s'est constituée; les ateliers se sont groupés et chacun, utilisant ses talents, son expérience, se met à l'œuvre. L'intéressante confrérie des cuisiniers grouille autour de ses marmites; les ordonnances vaquent aux soins de leur ménage; les pionniers creusent, les charpentiers martèlent. Voici des ateliers plus importante une compagnie tout entière travaille le fil de fer. Elle prépare le matériel de défense qui, le soir, sera transporté aux tranchées les uns dressent et habillent les chevaux de frise; d'autres enroulent des pelotes; d'autres construisent des sphères. Un autre groupe dépose, en tas bien ordonnés, le gros matériel, les rondins, les traverses, les poutres, les planches qui, la nuit prochaine, iront s'engloutir là-haut. Du spectacle de ce petit monde, se dégage une impression de vie et de gaieté, aussi dilatante que la solitude affectée du plateau est impressionnante. C'est la vie de tranchées surveillance immobile d'une part, de l'autre, activité laborieuse. Bien que très différents, ces deux genres de vie ont un point d'étroite ressemblance; tous deux
sont dominés par un même sentiment la monotonie. Que l'on soit sur le plateau ou dans le ravin, chaque jour est la répétition de la veille, chaque heure un décalque de la précédente. Quoi d'étonnant si, avec un tel régime, la vie perd de sa saveur, et si parfois les hommes s'ennuient?
L'ennui est le 'grand ennemi qui, finalement, n'épargne personne. En général, il est bénin un peu de tristesse, un peu de vague à l'âme; ce n'est pas dangereux. Cependant, comme toute maladie chronique, l'ennui a ses crises. Elles s'appellent « le cafard »; comme fa bête du même nom, l'ennui ronge alors profondément et ses désastres sont immenses.
Le cafard est un mal étrange, aux origines mystérieuses. Presque toujours il naît sans cause apparente. Le matin, le malade s'éveille en mauvaises dispositions. Le corps est mou, l'énergie absente; un poids pèse sur le cœur, un voile assombrit l'esprit. Un vague malaise, oppresse, dont on est à peine conscient. L'homme est mécontent, irascible. Son front est barré et, à ce symptôme, les camarades se disent « Laissons le vieux tranquille. »
Dans cet état d'âme, le malade commence sa journée sans pensée, l'esprit noyé dans le vague. Il se traîne. Il n'a pas le cœur à l'ouvrage. « Eh bien, ça ne va pas ? lui demande un copain. Je ne sais pas ce que j'ai. »
Ce qu'il a? C'est le mal du pays qui l'écrase. Un petit incident fera éclater l'accès; un nom prononcé tout près et qui réveille les souvenirs endormis, un visage qui en rappelle un autre de làbas, un commandement un peu brusque qui, par contraste, fait penser au doux régime de la famille. Et voilà que tout à coup le voile se déchire. Le malheureux homme a le mirage il voit son intérieur, les êtres aimés, sa terre, le clocher, tout ce qui a fait sa vie jusqu'au jour cruel de la séparation et sur ce tableau d'amour plane l'atroce pressentiment « Tu ne les reverras plus. C'est fini à jamais »
Une détresse immense envahit son cœur. Il est malheureux; il n'a plus raison de vivre; il est désespéré.
Loque lamentable il se traîne, ne sachant que devenir et lorsqu'enfin, il trouve un moment de libre, il s'écarte toute société lui est odieuse il s'assied et, la tête dans ses mains, il songe. A quoi? A rien. Il ne pense même pas aux siens; leur souvenir
lui est trop douloureux; il l'écarte avec violence. Il rêve Pauvre oiseau perdu dans la brume
Sur le mât d'un vaisseau perdu.
L'amour enfin l'emporte. Il se redresse, tire de sa poche un portefeuille, y prend un carton et longuement le contemple. Les larmes montent à ses yeux et, comme un enfant, il pleure. Emus, les camarades s'approchent en silence et par-dessus son épaule, saisis de pitié, ils aperçoivent sur la pauvre carte un groupe charmant une jeune mère entourée de jolis petits qui, dans leur sourire forcé, semblent dire tout bas « Papa! reviendras-tu bientôt ?» Et de nouveau le sombre pressentiment dans son cœur tinte le glas.
Ces crises aiguës sont rares, du moins chez les caractères trempés. Quant à l'ennui normal, chronique, son influence n'est pas néfaste. Semblable à l'huile qui, autour du vaisseau ballotté, calme la tempête, il assoupit plutôt les ardeurs tumultueuses d'une gaieté trop vive. L'âme est moins agitée, elle n'en est que plus ferme.
Et en effet, l'impression dominante qui se dégage du spectacle de nos hommes, est celle d'un courage inusable.
Ce courage, selon son objet, revêt divers aspects. Devant le service, c'est la bonne volonté sans restriction. Evidemment, la vague d'enthousiasme de Verdun est loin, mais loin aussi est le laisser-aller, l'esprit de « carotte » des cantonnements de repos. Tous sentent que la tâche actuelle est nécessaire, et ils l'accomplissent avec conscience. Qu'ils soient aux créneaux ou qu'ils exécutent une corvée, ils ne connaissent que l'ordre reçu. Que de fois n'ai-je pas été ému par le spectacle de cés braves supportant les fatigues sans un murmure, de ces jeunes, encore ignorants des souffrances il y a quelques mois, mais surtout de ces bons vieux, blanchis par les rigueurs de la campagne, qui marchent graves, le dos voûté, plus chargés de leurs soucis que de leur fardeau. La situation est lourde certes, et pourtant jamais une plainte ne sort de leurs lèvres.
Devant le régime rigoureux, lé courage affecte la forme de la résignation parfaite, si parfaite qu'elle s'ignore. Et pourtant quelle vie est la leur Sans doute ils ne supportent plus les hor- reurs du premier hiver de tranchées. Mais avez-vous estimé le lot
de fatigues que leur imposent les longues veilles et les innoirw brables corvées ? Avez-vous savouré l'austérité de leur existence? Ils couchent souvent sur la dure, toujours sans confort. Leur nourriture, suffisante, est sans délicatesse. Et la plupart sont pauvres; ils ne peuvent donc s'accorder aucune compensation. Ajoutez l'empire perpétuel de la discipline et, qui plus est, le poids de la vie commune. Il faut se rendre réel le tourbillon de la vie dans un gourbi encombré. Voulez-vous reposer un peu ? Quelques voisins, inattentifs ou indélicats, ne se priveront pas de faire tapage. Recherchez-vous l'isolement pour écrire un mot en paix ou lire, afin d'oublier? Les causeries, les chants, le vacarme s'y opposent. Et si, par une volonté tendue, vous parvenez à vous écarter dans un coin solitaire et à vous abstraire du milieu, des fâcheux viendront vous harceler de leurs conversations insipides. Vous vous efforcerez de leur faire comprendre votre désir d'être seul eux, peu faits aux nuances, ne saisiront pas. Dans ce milieu, l'homme a perdu tout droit de propriété sur lui-même il est devenu un bien banal à l'usage du passant.
Le renoncement absolu, en de telles conditions, est une vertu de rigueur. Tous, presque tous, le professent et, ce qui est plus beau, ils n'agissent pas ainsi sous l'influence. de réflexions profondes, mais en suivant la pente de leur âme, leur générosité naturelle. Et ce sacrifice est parfait dans leur dénuement, dans leur perte d'eux-mêmes, ils sont gais. De la gaieté insouciante des jeunes à la bonhomie grave des vieux s'étend une gamme où tous les tons figurent. Les tranchées sont loin d'être un séjour maussade de condamnés la bonne humeur éclate sous toutes ses formes chants, plaisanteries, bons mots, farces, rien n'y manque. A part quelques notes graves qui, de temps à autre, marquent un temps d'arrêt, l'on croirait se trouver en présence d'une humanité nouvelle, oublieuse d'elle-même.
Les dangers courus mettent également en relief un courage magnifique. Devant eux, cette vertu revêt sa forme supérieure l'indifférence. Ne croyez pas que je veuille dire insensibilité. Loin de là. La chair parle encore et très haut parfois. J'ai même remarqué que depuis Verdun bien des systèmes nerveux restaient ébranlés, et vibraient plus facilement qu'un semblant de bombardement s'annonce! que deux ou trois obus éclatent dans le ravin, les cpeurs palpitent et les membres tremblotent. Mais la
volonté reste aussi ferme que jamais et commande sans défaillance. Les obus peuvent souffler, les marmites mugir, les torpilles hululer. Les dos se courbent d'instinct un instant les braves marchent droit leur chemin sans un regard en arrière leur con<signe est sacrée Ils obéissent sans doute un peu à l'amourpropre, et craignent avant tout de passer pour lâches. L'habitude a aussi sa part dans cette bravoure ils ont côtoyé la mort si souvent que son horreur s'est usée au contact. Le fatalisme, chez les moins cultivés, joue également son rôle. Mais ce qui domine en eux, ce qui les coule, et finalement les maintient dans cette attitude, c'est un sentiment puissant, encore que confus et vague qui remplit leur être. Ils savent et, par le cœur bien plus que par l'esprit, ils sentent que la patrie est une grande réalité, au prix de laquelle les individus sont des êtres subordonnés, infirmes, et comme sans valeur. Sous l'empire de ce sentiment, auquel la foi religieuse prête, chez la plupart, quelque chose de son carac.tère sacré et de sa fermeté inébranlable, les pensées égoïstes sont refoulées, les intérêts personnels éliminés, pour un temps, du champ habituel de leurs pensées. Une seule chose compte encore la France, la victoire, le devoir 1 Un malheur peut arriver et cette perspective fait monter un frisson – mais peu importe. Animés de cet esprit de saorifice, ils ont donc accepté la situation, et l'adaptation a été si parfaite que désormais l'effort violent est inutile et l'héroïsme simple.
Les exigences du service, les rigueurs de la vie, la grandeur du danger, tout glissera sur ces hommes. Ils sont taillés dans le marbre dans ce marbre éclatant et pur d'où sortent, ailées, les Victoires.
SUR LES
DERNIÈRES CHRONIQUES DE FRANCIS CHARMES' t
Lorsqu'ils prirent connaissancé de la chronique de Francis Charmes, en date du ter janvier 1916, les lecteurs de la Revue des Deux Mondes (nous en gardons, pour notre part, le souvenir très distinct) furent frappés de l'accent ému des dernières lignes, où l'auteur marquait ses impressions à l'aurore d'une nouvelle année de guerre
Une grande incertitude, non pas sur le dénouement, mais sur les péripéties et la durée de la guerre, continue de peser sur nous, et les préoccupations qu'elle fait naître augmentent encore au seuil de cette année houvelle, où nous ne pouvons même pas nous arrêter un jour pour nous y recueillir, car rien ne s'arrête dans le tourbillon qui nous entraîne, et la mesure habituelle du temps n'a plus de rapport avec celle des choses au milieu desquelles nous vivons et nous mourons. Le i*r janvier ne saurait être une halte, encore moins un repos ce n'est qu'une date. Mais comment cette date, où il y a tant de mystère, n'évoquerait-elle pas chez nous des réflexions empreintes d'une gravité particulière ? P Il est à croire que l'année 191 verra de très grands événements, décisifs sans doute puisset-elle finir mieux qu'elle ne commence! En tout cas, elle laissera dans l'histoire du monde une trace que plusieurs siècles n'effaceront pas. Et c'est pourquoi nous en saluons l'aurore, malheureusement sanglante, avec une profonde émotion.
Sans le savoir, Francis Charmes avait écrit, mais dans un langage digne de lui, ses paroles d'adieu. Quelques jours plus tard, il mourut brusquement, d'une maladie cachée et insidieuse qu'il ignorait. » Grâces. à Dieu, il demanda et reçut en pleine connaissance les secours suprêmes de la religion catholique. C'est d'un monde meilleur qu'il contemplera les événements décisifs dont, aux approches de l'année 19 16, les perspectives ne lui apparaissaient qu'enveloppées du plus profond et du plus troublant mystère.
Francis Charmes. La Guerre (igiâ'igiS). L'Allemagne contre l'Europe. Deuxième série Mai igi5-Janvier 1916. Avec des Souvenirs sur Francis Charmes, par tmile Faguet. Paris, Perrin, 1916. Iu-i6, 377 pages. Prix 3 fr. 5o.
Réunir les chroniques de mai igi5 à janvier 1916, comme Francis Charmes lui-même avait précédemment réuni les chroniques d'août 1914 à mai 1915, était le premier hommage que l'amitié dût rendre à la mémoire du bon Français, du politique pénétrant, de l'écrivain de race que fut le successeur de Brunetière à la direction de la Revue des Deux Mondes. Nous ne pouvons guère que répéter, à propos de la deuxième série du recueil de Francis Charmes, les éloges que nous avons donnés ici-même, le 5 août 191 5, aux mérites de la première série. Dans leur ensemble, les chroniques de Francis Charmes constituent à notre connaissance, le commentaire le plus solide, le plus mesuré, le plus loyal, qui ait été publié des péripéties militaires et des contre-coups politiques et diplomatiques de la grande guerre européenne.
L'an dernier, nous nous étions permis de relever quelque bizarrerie dans la distribution des titres et des sous-titres de chapitres du premier volume le titre d'ensemble de chacun des chapitres correspondant avec trop peu d'exactitude aux matières, forcément disparates, contenues dans le chapitre lui-même, qui n'était autre chose qu'une chronique de quinzaine. Dans une lettre fort gracieuse, datée du 16 août 191 5, M. Francis Charmes nous fit l'honneur de nous écrire que notre critique lui semblait justifiée
Voua avez raison-dans ce que vous dites de la distribution un peu arbitraire des titres et des sous-titres la vérité est que ce n'est pas moi qui l'ai faite, et que je l'ai approuvée un peu vite et sans y attacher beaucoup d'importance. J'y regarderai de plus près à l'avenir.
Quand on prépara la publication du deuxième volume, Francis Charmes n'était plus là, hélas! pour « regarder de plus près » et le même défaut doit être relevé cette fois encore. Quelques titres concordent à peu près avec l'ensemble des matières contenues dans le chapitre, mais ce sont alors des titres plutôt vagues et très peu significatifs. La plupart du temps, le titre du chapitre ne correspond pas à la teneur totale du chapitre et une fraction importante du même chapitre est consacrée à un sujet absolument différent. Exemple le chapitre tx a pour titre Fourberie allemande et Patience américaine; et le premier paragraphe a pour
sous-titre Le Tsar généralissime. Autre exemple le paragraphe intitulé Dernières tentatives anglaises pour échapper au régime de la Conscription se trouve dans un chapitre qui a pour titre L'Agonie héroïque de l'Armée serbe. Nous pourrions indiquer mainte référence d'une égale bizarrerie. Vraiment, les intentions de Francis Charmes n'ont pas été, sur ce point, réalisées très heureusement après sa mort.
A vrai dire, l'attribution d'un titre exact et distinctif à chacun des chapitres constituait, en raison de la distribution des matières, une gageure impossible. Si l'on voulait (et avec raison) donner intégralement, et telles quelles, les chroniques de Francis Charmes, où l'auteur s'occupait de tous les événements notables de la dernière quinzaine, quelque disparates qu'ils pussent être, l'unique titre véritable de chacun des chapitres aurait été Chronique du 15 août, – du 1" octobre, – du 15 décembre. Si l'on voulait, au contraire, grouper les faits d'après un plan rationnel et non pas d'après la seule chronologie, on devait briser le cadre des chroniques de quinzaine et consacrer des chapitres spéciaux, avec titres distinctifs, à tout ce qui concerne, respectivement, les affaires de France, de Russie, d'Angleterre, d'Amérique, des Balkans et de chacun des autres pays mais alors ce n'aurait plus été le livre qu'avait réellement voulu et prévu Francis Charmes. Dans les Études du 5 août io,i5, nous avions cru devoir écrire les lignes suivantes à propos du premier volume, où était mentionné avec correction et sympathie l'avènement de Benoît XV « Nous sommes heureux de prendre acte [de cette sympathie], car nous aurions de sérieuses réserves à faire si le volume contenait certaines appréciations de M. Francis Charmes sur Benoît XV, parues en juillet 1915. » Or, ces mêmes appréciations, nous avons le regret de les rencontrer dans le second volume (p. 106 à no, i32 à 135, i64 à 168). Pour la gloire posthume de Francis Charmes et dans l'intérêt même de la justice, il est éminemment fâcheux que l'on ait réédité tant de pages peu respectueuses, peu filiales, peu équitables à l'égard du Souverain Pontife; pages écrites sous une impression de visible amertume, due à un odieux malentendu qui, depuis lors, a été fort heureusement dissipé. Nous prendrons la liberté de rappeler au lecteur la discussion (consciencieuse à défaut d'autre mérite) de ces mêmes incidents
romains qui a paru dans les Etudes du mois de juillet et du mois d'août lQl5, puis au chapitre huitième du volume, Luttes de l'Église et Luttes de la Patrie. Contentons-nous aujourd'hui de signaler, chez Francis Charmes, une légère inexactitude matérielle sur un détail de fait.
L'auteur dit que le cardinal Gasparri n'était pas présent à Rome, au milieu de juin 19 r5, quand M. Latapie fut reçu en audience par le Saint-Père. Nous croyons, au contraire, que le secrétaire d'État de Benoît XV était alors à Rome. Mais il s'en éloigna quelques jours plus tard et c'est d'une villégiature de la campagne romaine que vinrent les déclarations du cardinal Gasparri, publiées par le Corriere d'Italia et YOssercalore Romano en date du 28 et du 29 juin. Même sur les circonstances d'ordre secondaire, l'exactitude (aussi entière que possible) doit être exigée de 1 historien. Toutefois, ce détail importe assez peu tandis que l'impression générale communiquée au lecteur par les chroniques de Francis Charmes au sujet des paroles et des actes de Benott XV importe bien davantage. Or, il faut le répéter, cette impression trop amère répond mal aux délicatesses du sens catholique et aux exigences même de la vérité historique. Nous nous demandons si Francis Charmes, relisant aujourd'hui ses chroniques du mois de juillet et du mois d'août igi5, jugerait équitable de donner à des appréciations regrettables sur le Pontife de Rome une diffusion nouvelle en les introduisant dans le nouveau volume. A coup sûr, elles le déparent.
En revanche, la plupart des autres chroniques valent à la fois par l'exactitude historique, par la mesure et la sérénité des jugements, non moins que l'élégance littéraire, la distinction académique du langage. C'est une vraie jouissance, pour le lecteur, de savourer les discrètes ironies d'un écrivain qui pratique l'art des nuances avec une pareille maîtrise. Mais il y a mieux, chez Francis Charmes, que des ironies et des élégances il y a la fermeté clairvoyante, la lucidité traditionnelle de l'esprit français il y a les anxiétés, les espérances, toutes les nobles et profondes émotions que doit inspirer le patriotisme en de grandes heures d'histoire,
REVUE DES LIVRES
Maurice Be«ifreton. – Sainte Claire d'Assise (1194-1253). Collection Les Saints. Paris, Lecoffre, 1916. In-i6, 199 pages. Prix a francs. Si la biographie de saint François se présente assez riche de détails, certes encore trop rares au gré de notre pieuse curiosité, de la vie de sainte Claire nous ne connaissons que bien peu d'incidents. De cela, il n'y a pas lieu de s'étonner. François était appelé à donner au monde un exemplaire de la vie pauvre et apostolique;. Claire devait être le modèle de la vie pauvre et priante. A dix-huit ans, elle entre à SaintDamien elle y reste quarante et un ans, sans en sortir, jusqu'à sa mort. Au surplus, son âme est vraiment sœur de celle de saint François. Même amour de la pauvreté, même allégresse de coeur, même humilité, même bonté simple et compatissante. Avec cela; une constance inflexible à défendre ce qu'elle avait vu d'abord être la pensée de son père, un sens du gouvernement plus nécessaire encore à qui devait conduire des recluses, une netteté de vue dont avait moins souci l'ardente spontanéité de François.
C'est bien la sainte Claire que nous présente son nouvel historien, M. Maurice BEAUFRETON.
A distance, la sérénité de la recluse de.Saint-Damien nous apparaît un peu troublée par les luttes qu'elle eut à soutenir pour défendre le Privilegium paupertatis, le privilège de la dépossession absolue, dont elle était si jalouse, et aussi le principe de la direction des Pauvres Dames par les Frères Mineurs. C'est une impression qu'il appartient à l'historien de corriger. Peut-être M. Maurice Beaufreton aurait-il pu s'y employer davantage. Mais son effort s'est porté surtout sur la vie extérieure de sainte Claire, où ces démêlés occupent nécessairement une place notable. Et précisément dans le récit de l'évolution disciplinaire de l'institut naissant, on aurait désiré que l'auteur marquât d'un jalon plus visible les trois étapes essentielles la Formula vitae donnée par saint François dès l'origine vers 1212, le compromis plus ou moins imposé vers 1219 par le cardinal Hugolin, l'adaptation de la règle composée par le saint fondateur pour les Frères Mineurs, adaptation qu'en ia53 le pape Innocent IV accorde aux prières réitérées de sainte Claire.
En bref, les divers éléments qui composaient ce pur métal que fut l'âme de Claire auraient pu être fondus plus harmonieusement. Un appendice indique les sources consultées. Cet appendice est trop sommaire. De plus, sa place naturelle eût été au début, non à la fin du
volume. Au cours de l'ouvrage, il est fait mention de divers documents ou auteurs anciens et modernes. Ce sont de purs noms pour les profanes, les franciscanisants voudraient savoir quelle autorité on attache ici aux sources anciennes, quelle est la valeur de telle ou telle étude moderne. A notre avis, le Spéculum perfectionis édité par M. Paul Sabatier est encore coté trop haut. Par contre, il n'y a aucune raison sérieuse à élever contre l'attribution à Thomas de Celano de la Légende de sainte Claire ou contre sa haute valeur historique.
Les Bollandistes avaient publié jadis, selon le texte latin, sans indication de provenance, quatre lettres adressées par sainte Claire à la bienheureuse Agnès de Prague, fille du roi de. Bohême, Ottokar I"r, fondatrice et première abbesse d'un monastère de Pauvres Dames à Prague. M. Maurice Beaufreton nous dit que M. Walter W. Seton a retrouvé ces quatre lettres, en langue allemande, dans trois manuscrits du moyen âge, dont deux sont à la bibliothèque de Bamberg et le troisième à la bibliothèque royale de Berlin. Cette découverte est précieuse tant parce qu'elle nous permet d'approcher de plus près le texte originel, tant pour ce qu'elle nous fait espérer. D'autres lettres de sainte Claire ne se cachent-elles pas ailleurs Il semble qu'elle ait entretenu une correspondance assez active avec les couvents qui reconnaissaient Saint-Damien comme leur berceau. Dans ce que nous avons se révèle « une vive intelligence, devant laquelle surgissent en abondance des flots d'images », un « esprit qui procède par bonds M, et « qu'il n'est pas toujours aisé de suivre n. Il n'y a pas la simplicité ailée, le sens profond des choses de la nature qu'on trouve en saint François d'Assise, mais un extraordinaire bouillonnement de vie, une chaleur d'âme débordante. La forme fait penser à certains sermons de saint Antoine de Padoue, avec quelque chose de plus personnel. Lucien Roure. Félix 8ARTIAux. Troie. La Guerre de Troie et les Origines préhistoriques de la Guerre d'Orient. Paris, Hachette. In-12, xn-a34 pages, avec photographies et cartes. Prix 5 francs.
OEuvre de vulgarisation d'une grande valeur, ce livre permettra aux professeurs de rajeunir et vivifier l'explication de l'Iliade. L'introduction rappelle brièvement les diverses civilisations (égéenne, mycénienne, hittite) qui se sont épanouies dans le bassin de la Méditerranée du vingtième au dixième siècle avant Jésus-Christ et les invasions de peuples indo-européens qui les ont submergées. L'auteur distingue deux courants. Une immigration thraco-phrygienne se produit d'Europe en Asie par la Thrace, les Dardanelles ou le Bosphore et s'installe en Troade, en Phrygie et sur les côtes de la mer Noire; d'autres bandes envahissent la Grèce au cours et vers la fin de l'époque mycénienne. Sous l'afflux continuel de nouveaux arrivants, les populations, anciennes et nouvelles, établies en Grèce passent la mer et se répandent du douzième au huitième siècle sur les côtes d'Asie Mineure. La plus
ancienne de ces émigrations helléniques paraît avoir été constituée par les Achéens d'Homère. Débarqués en Troade, ils se sont trouvés en face des Troyens, de race indo-européenne comme eux. On s'explique ainsi un des caractères les plus frappants de l'Iliade « L'identité des mœurs, des pratiques, des idées entre les deux groupes de peuples opposés par la guerre. » (P. 13.) Le livre se divise ensuite en deux parties, respectivement intitulées la Ville de Troie et la Guerre de Troie.
On sait que les fouilles de Schliemann (1870-1890) ont mis hors de doute l'identité de l'antique Troie avec la moderne Hissarlik. Ses travaux et ceux de Dôrpfeld y ont révélé l'existence de neuf villes différentes, édifiées successivement sur les ruines de leurs devancières depuis l'an 3ooo avant Jésus-Christ jusqu'à l'époque des empereurs romains. Parmi ces couches de ruines superposées, les deux plus intéressantes sont la seconde, où Schliemann avait cru retrouver le « trésor de Priam » et qui de fait est bien antérieure (entre a5oo et 2000) et la sixième, la Troie d'Hector détruite au début du douzième siècle. Les fouilles ont démontré que, de l'an a5oo à 1200, Troie était un forteresse redoutable, petite par ses dimensions de forme à peu près circulaire, elle a 20,0 mètres de diamètre, 600 mètres de circonférence et occupe une superficie d'environ 3oooo mètres carrés mais d'une puissance défensive considérable pour l'époque, supérieure même à celle de Mycènes ou de Tirynthe. Par ailleurs, Troie n'a pas donné jour à une civilisation brillante. Ses habitants étaient un peuple de grands constructeurs, de guerriers et de commerçants ils n'avaient ni industrie ni agriculture.
D'où venaient leurs richesses et quel intérêt ont eu les Achéens du douzième siècle à détruire leur citadelle ? Après Victor Bérard, Leaf, Ramsay, van Gennep, M. Sabtiaux émet cette hypothèse que les Achéens ont voulu conquérir la liberté du commerce avec le PontEuxin. Les Troyens commandaient l'embouchure du Scamandre, seul endroit où les marins grecs qui voulaient franchir l'Hellespont pouvaient se ravitailler en eau douce pendant les longues escales que leur imposaient le caprice des vents et la violence du courant. Se refusant au péage qu'exigeaient les Troyens, la Grèce préarchaïque s'est coalisée pour détruire la puissance guerrière qui tenait les Dardanelles. Tout comme l'assassinat de Sarajevo, le rapt d'Hélène n'a été qu'un prétexte cachant des ambitions d'expansion économique. De fait, les Achéens ont pillé et ruiné systématiquement la ville ils ne se sont pas établis à la place des vaincus. « Troie n'a qu'un mérite, c'est de bloquer l'Hellespont. Une fois détruite, les Grecs n'en avaient que faire. » (P. 21 4.) Ilion végéta ensuite obscurément jusqu'au huitième siècle où des Grecs, venus de Lesbos et de Ténédos, relevèrent ses ruines et lui rendirent quelque importance.
On remarquera encore les pages où M. Sartiaux nous présente le siège de Troie comme ce qu'on appellerait aujourd'hui « une guerre
d'usure ». Agamemnon grignote les Troyens. (P. 209.) Coupée de la mer d'où elle tirait ses richesses, bloquée de trois côlés par l'armée grecque qui la prive des ressources de son territoire, ne communiquant plus que du côté de l'est avec ses alliés d'Asie, Troie voit peu à peu disparaître les richesses qui lui permettent d'entretenir sa garnison et ses alliés. C'est la raison que donne Hector pour se refuser à rester sur une défensive ruineuse et sans issue. (Iliade, XVIII, 287-292.) M. Sartiaux ne prend pas formellement parti dans la question homérique. Mais toutes ses préférences sont pour l'existence d'Homère et l'unité du poème. Après Leaf et Allen, il ne craint pas de revendiquer l'authenticité d'un des morceaux jadis les plus contestés, le Catalogue des vaisseaux à la fin du second chant de l'Iliade. « Le rapprochement avec les résultats acquis par la géographie et surtout l'archéologie durant les vingt-cinq dernières années en démontre l'exactitude et la très haute antiquité. JJ Homère y décrit un état de choses antérieur au grand mouvement de colonisation grecque des huitième et septième siècles; on ne saurait donc en abaisser la date après 85o, époque où on s'accorde à faire vivre Homère. Il y a d'ailleurs parfaite unité e cohérence dans le tableau politique et économique que nous tracent de la Grèce d'alors les divers chants du poème.
Vingt et une photographies, un plan en couleur des fouilles de Troie, trois cartes (plaine de Troie, Troade, Grèce et Asie Mineure homériques), un index très détaillé ajoutent encore à la valeur de l'ouvrage. Ce livre sera donc très bien reçu des professeurs. Les maîtres chrétiens n'en regretteront que plus vivement de ne pouvoir le mettre couramment entre les mains de leurs élèves. Les idées religieuses de l'auteur ne le permettent pas. Qu'on en juge par cesquelques citations. « Les dieux de l'Iliade sont des dieux de guerriers, leur idéal ne peut pas être celui du doux Galiléen. S'ensuit-il qu'il lui soit inférieur? M (P. 97.) M. Sartiaux n'est pas difficile.
« Le dieu (sic) de l'Evangile lui-même n'a-t-il pas autorisé qu'une tuerie mille fois plus sauvage et plus sanguinaire se déchaînât aujoud'hui sur l'Europe ? » (P. 97.) Pur blasphème.
« Plus que jamais la morale de l'Evangile est démentie par les faits, son royaume n'est pas de ce monde. » (P. 98.) Assertion manifestement contradictoire avec la précédente, car enfin, si la morale de l'Evangile est démentie par les faits, c'est qu'elle n'autorise pas la tuerie actuelle. Et puis a-t-on le droit de reprocher à l'Eglise son impuissance à empêcher le fléau actuel quand on réserve ses sympathies pour les doctrines et les hommes qui travaillent à ruiner son influence et quand on ne peut s'interdire de glisser dans un ouvrage de pure science des attaques contre les dogmes ou sa morale ? P Souhaitons qu'une seconde édition fasse promptement disparaître ces taches ainsi que, çà et là, certains détails trop crus. Alors l'ouvrage aura sa place marquée dans les bibliothèques des hautes classes et parmi les livres de distributions de prix. C. MITSCHE.
Louis BERTRAND. Les plus belles pages de saint Augustin. Paris, Arthème Fayard, 1916. In-i2, 374 pages. Prix 3 fr. 5o. Les Études ont salué, dès sa naissance S le Saint Augustin de M. Louis BERTRAND, parvenu aujourd'hui à sa soixinte-cinquième édition. Il faut féliciter notre génération d'avoir souffert qu'on lui révélât l'évêque d'Hippone. Le succès du livre est dû, pour une part, à l'excellence de la mise en œuvre, où l'auteur a su faire passer une flamme d'enthousiasme et l'éblouissement d'une découverte; pour une part, à la séduction immortelle qu'exerce l'âme d'Augustin.
« De. nombreux lecteurs et même quelques éditeurs » ont pensé qu'il y aurait intérêt à fréquenter plus intimement encore le saint docteur, en des pages choisies. M. Bertrand s'est rendu à leurs suggestions, il a bien fait. Sa traduction, plus chaude, plus rapide, et par là même plus conforme à l'original que celle de Port-Royal, legs austère d'Arnauld d'Andilly, répond mieux au goût présent; elle donne aux moindres coupures le mouvement de la vie et nous restitue l'impression directe de l'homme.
Ame incomparable par la puissance d'aimer comme par celle de sonder les mystères de la foi, incapable de toute malveillance comme de toute trahison envers la vérité, pleinement épanouie au soleil de la grâce. Quand on songe aux bas-fonds de vice et de sophisme d'où émergeait Augustin, on s'émerveilie des flots de généreuse et intelligente tendresse qu'il épanche devant Dieu et sur les âmes. La conversion de saint Augustin nous a révélé son cceur, source de son génie. En présence d'une oeuvre si vaste et si fréquemment attirante, M. Bertrand a dû maintes fois hésiter, avant de donner le coup de ciseaux au bon endroit. En somme, il a réussi. Ses extraits, presque tous courts, composent une image fidèle. Six parties où l'ordre chronologique a été généralement suivi, sauf pour la première qui offre un cadre biographique I. Les Confessions; Il. Les Dialogues philosophiques; les premiers Traités dogmatiques; III. La Correspondance; IV. Les Commentaires sur l'évangile de saint Jean et sur les psaumes; V. Les Sermons; VI. Les Controverses et les grands traités théologiques. L'auteur définit lui-même son travail (p. 6) « Ayant déjà éprouvé, auparavant, combien la parole de saint Augustin contient de réconfort, je suis revenu à son œuvre avec la pensée que, moi aussi, je travaillerais pour mes frères, en tirant pour eux, de ce trésor spirituel, les richesses incorruptibles qui consolent l'âme de ses deuils et qui la réjouissent; en redisant avec lui, durant les affres de la guerre barbare, le chant de l'espérance et de la résurrection.
« Ah 1 pour tous ceux qui souffrent et pour tous ceux qui pleurent, puissent ces pages salutaires être ce qu'elles ont été pour moi, ce que Robert Browning, en un passage célèbre, appelle « une coupe de « vaillance dans quelque grande agonie ». Adhémar d'AïAs. 1. Article de M. Louis de Mondadon, fiudei, t. CXXXVI, ao iept..ipi3,p. 808.
François Porche. Nous. Poèmes choisis. Édition de la Nouvelle Revue française. In-i6, in-12. Prix; 3 fr. 50.
LE MÊME. L'Arrêt sur la Marne. Id.
Jusque dans les premières lignes, à la sanglante frontière du sol reconquis, les vers de M. Porche ont enchanté les oreilles françaises et fait vibrer les cœurs des soldats.
Fût-il rebelle aux charmes de la poésie, quiconque les a lus ne peut se défendre d'admirer. Souplesse du rythme, netteté des images, profondeur des sentiments, union du grandiose et du familier, ces mérites qui apparaissent dans chaque détail disposent à prononcer la suprême louange. Mais ce qui nous émeut le plus, ce qui touche les ressorts intimes, c'est le ton de patriotisme ardent. Jadis, M. Porché célébrait les biens héréditaires de notre race, par la vertu desquels nous sommes Nous, les habitudes pacifiques de la province, les tendresses de la famille, la séduction de Paris, « notre Paris », où la jalousie de l'étranger affectait de ne voir que corruption et qu'il aimait, lui, pour la puissance de sa vitalité. Aujourd'hui, sa Muse hausse la voix. L'Arrêt sur la Marne décrit de façon poignante la marche, puis le recul des envahisseurs, l'héroïsme de la défense, l'habile tactique du chef. Les tableaux se gravent en la mémoire, des intérieurs belges, des soirs d'été au jardin du Louvre, de la bataille ou, pour parler comme lui, de l'Œuvre des Sept jours, de la fuite précipitée du prince vaincu, de la prairie qui fait refleurir dans le trèfle rose le sang des morts. Quand on a refermé le livre, le mot de chef-d'œuvre vient à l'esprit et ne semble point excessif. L'heure viendra-t-elle plus tard d'une longue analyse que mériterait un talent si riche? Qu'il me suffise pour l'instant de noter au passage ces beaux vers fluides et sonores, dans lesquels nos rêves se plaisent à entendre le prélude d'un chant solennel de victoire. Louis de Monbadon.
Gaston ROUPNEL. Une guerre d'usure La guerre de Sécession. Paris, Didier, 1916. Collection de la Grande Revue. Prix i franc. Dans cette brochure, l'auteur étudie la guerre américaine et y retrouve plus d'une anilogie avec le grand conflit actuel, plus d'une base pour les pronostics d'avenir. Lors de la guerre de Sécession, le Sud, avec son armée puissante et entraînée, représenterait l'Allemagne. Tandis que l'Entente, en 1 9 1 4 avait, dans les lacunes de sa préparation, certaine ressemblance avec le Nord-Américain. En suivant les péripéties de la campagne, on trouve cependant la règle que les événements de ces deux dernières années ont encore remise en lumière « Celui qui a l'initiative de la bataille multiplie des attaques qui réussissent; sans cesse il repousse son adversaire jusqu'au momentoù celui-ci trouve enfin l'appui ou d'une position nouvelle ou d'un ren-
fort nouveau. Le vaincudéclanche alors, contre son vainqueurqu'épuise la victoire, une contre-attaque qui l'arrête. De telle sorte que l'allure de la bataille se résumerait dans cette phrase à allure paradoxale le vaincu est un vainqueur qui finit par être arrêté. »
Conclusion il n'y a pas d'aucun côté action décisive, ni déroute, ni panique. Le seul facteur qui réellement agisse, c'est l'usure en hommes et le mieux fourni des deux adversaires doit, plus ou moins tard, mais doit l'emporter. Espérons donc, l'expérience américaine nous y autorise. H. P. Olivier Guihenneuc. Dreadnought ou Submersible? Paris, Perrin, 1916. Prix 3 fr. 5o.
A la question posée dans ce titre, l'auteur répond très catégoriquement. Le bâtiment de l'avenir sera le submersible spécialisé possédant, grâce à son moteur unique, la vitesse maxima non seulement à la surface, mais en plongée. Fini le dreadnought coûteux et vulnérable aux torpilles actuelles. Telle est la leçon qui se dégage, pour l'auteur, de la guerre présente. Et l'auteur est un spécialiste dont la compétence s'affirme au long de son livre. Le profane regrette, non d'être incapable de discuter cette compétence, mais parfois d'en trouver l'expression même assez rébarbative pour son intelligence non spécialisée. H. P.
L. Bonnefon-Craponne. L'Italie au travail. Paris, Roger, 1916. Collection Les Pays modernes. Prix 4 francs.
On connaît la collection dont ce nouveau livre fait partie. Au moment où l'Italie se livre aux travaux de la guerre, il est particulièrement intéressant de connaître quels étaient chez elle les travaux de la paix. Et puisque l'Entente doit se prolonger après la crise actuelle, en un accord économique, le bon résumé que nous présente M. Bonnefon-Cbaponne peut servir de document utile pour établir l'aide mutuelle entre les nations qui espèrent et escomptent la victoire. H. P.
Bernard Descubes. Mon Carnet d'Éclaireur. Août-Novembre 1914. Paris, Perrin, 1916. Prix 3 fr. 5o.
Ces pages ont paru dans la Revue des Deux Mondes. L'auteur, un jeune brigadier du 60e régiment d'artillerie, y raconte les péripéties de son existence militaire pendant les quatre mois qui ont précédé sa blessure. Le récit est fait avec simplicité et bonne humeur. Il n'y a point ici trace de pessimisme et, tout au contraire, l'enthousiasme ne cherche pas à se dissimuler, sous prétexte d 'élégance; le soldat qui écrit se déclare fier de son régiment, deseschefs, de son corps d'armée
(rien d'étonnant, d'ailleurs, c'est le vingtième dont tout le monde connaît la réputation). On retrouvera aussi, dans ces lignes, l'admiration de l'artilleur pour le fameux 75 aux foudroyants effets. D'ailleurs, l'esprit de corps n'empêche pas l'auteur de rendre justice aux camarades des autres armes, et dans ce « carnet » les mérites sont notés avec une sincérité qui ne constitue pas le moindre mérite du livre lui-même. H. P. Comtesse de COURSON. La Femme Française pendant la Guerre. Paris, Lethielleux, s. d. [1916], Brochure in-i6, 80 pages. Prix i fr. a5.
Mme la comtesse de CouRSON a persévéramment et efficacement plaidé la cause de la France dans les pérodiques catholiques de langue anglaise, soit en Irlande, soit aux États-Unis. Cette fois, l'auteur s'adresse au public même de notre pays. D'une plume élégante, avec le sens délicat des nuances, avec une émotion discrète et communicative, Mme de Courson décrit l'attitude des femmes françaises durant la guerre ou, du moins, de celles d'entre les femmes françaises, beaucoup plus nombreuses encore qu'on aurait osé l'espérer, qui ont noblement, totalement, surabondamment accompli les devoirs nouveaux que leur imposait la guerre. Dans les familles, dans les oeuvres charitables de toute espèce, dans les hôpitaux de la Croix-Rouge, parmi les religieuses hospitalières, parmi les veuves de la guerre ou les mères et sœurs en deuil, que d'actes admirables d'abnégation généreuse et simple; quel florilège d'héroïsme! L'auteur parle avec prédilection de la constance, de l'union, de l'esprit de foi et de prière qui régna chez les femmes françaises demeurées à Paris durant les derniers jours d'août et les deux premières semaines de septembre igi4> alors qu'une partie importante de la population s'était enfuie précipitamment vers la province à l'approche menaçante des armées ennemies. Mme de Courson fut au nombre de celles qui ne consentirent pas à quitter Paris et qui, selon un mot charmant d'Albert de Mun, voulurent être porteuses de confiance à domicile. Yves de la Bbièbe. André VIRIOT. Les Cités martyres de Lorraine. Les Allemands à Nomeny, Nancy, Imprimerie lorraine, 1916. In-8, 87 pages avec ta planches photographiques inédites. Prix a francs.
Précédée d'une importante préface de M. Louis Marin, député de Meurthe-et-Moselle, cette monographie pourrait servir de modèle aux travaux analogues. Après un rappel assez bref, mais très clair, de l'histoire de Nomeny, petite ville de frontière et, partant, souvent martyre, M. André Vmior raconte, d'après les dépositions les plus certainea, le drame qui culmina, le aoaoût 19) i, dans l'incendie, le pillage et massacre d'une ville ouverte, contre les paisibles habitants de
laquelle aucun grief solide n'a pu être urticulé1. En quelques heures, des soldats du 3° et du 4. régiment d'infanterie bavaroise tuèrent dans les rues, dans les maisons, dans les caves, soixante-dix personnes à Nomeny; sur trois cent soixante-quinze maisons, quatorze seulement restent debout après l'incendie et le bombardement; pas une seule n'est intacte. La liste des victimes, officiellement dressée, mentionne entre autres, parmi !es fusillés Georgette Kieffer, trois ans, route de Nancy; Pierron, trois ans, route de Metz,' et, d'autre part, Colson, quatrevingt-deux ans; place aux Ormes; Nicolas Petitjean, quatre-vingt-six ans, rue Portehaute parmi les blessés, des fillettes de sept ans, de trois ans. Ces crimes sont racontés par M. Viriot sans aucune littérature, avec une émotion contenue qui augmente l'effet de son récit. Des photographies commentent le texte, parfois d'une atroce façon dans l'une d'elles, on distingue très nettement, au milieu des débris, le squelette du facteur Contai, vingt-sept ans, fusillé le ao août, et dont le. corj.s fut pris sous les décombres de l'hôtel de ville. Redevenues françaises, les maisons de Nomeny attendent des jours meilleurs sous la garde de sa vieille et superbe église, dont la tour est écroulée, les toits crevés, les murs éventrés, mais dont le gros oeuvre résiste encore. Ce poignant petit volume est présenté avec beaucoup de goût il se termine sur des listes minutieusement établies, et le témoignage de l'Enquête officielle française, paru à l'Officiel du 8 janvièr igi5. Louis des Brandes.
Maïten d'ARGUIBERT. Journal d'une famille française pendant la guerre. Paris, Perrin. In-i6, 3io pages. Prix 3 fr. 50.
Bien française, en effet, la famille où l'on peut tenir un pareil journal 1 Les enfants y sont nombreux, jeunes, mais vite éveillés, sensibles aux douleurs de la patrie comme à ses espérances. Devant l'invasion, l'on s'enfuit. Bien vite pourtant, l'on remonte au pays, que la victoire de la Marne a libéré. Et Maïten, qui décidément est le boute-en-train de ce petit monde, nous détaille les incidents de la vie familiale. A vrai dire, ceux-ci n'ont aucun rapport, le plus souvent, avec les Communiqués officiels dont on nous donne, en tête de chaque chapitre, le résumé, suivi d'une date approximative. La date même n'a que faire là; car ces épisodes détachés pourraient sans inconvénient être groupés dans un autre ordre. Mais pourquoi en faire grief à l'auteur? C'est bien, en réalité, un Journal de l'arrière qu'elle-nous r. Le prétexte t passe-partout a ullégué par des officiera bavarois, sur les civils qui auraient tiré », est traité de mensonger par le Rapport officiel de la Commission d'enquête (cité page 77). Il a été démontré faux, sur place, à l'officier qbi l'alléguait, par M. Muller, professeur de chimie à la Faculté des sciences de Nancy, qui fit remarquer que les armes avaient été réunies et déposées à l'hôtel de ville dès le 3 août, et que la population, si elle avait tiré sur les Allemands, n'aurait pas attendu, pour se mettre à l'abri, leur entrée à Nomeny.
livre; c'est bien un écho de la guerre, une répercussion lointaine et profonde de ses tragiques émois, que l'on sent vibrer dans ces pages. On écoute avec charme l'interprète ardente et sensible de cette famille unie, forte, impiégnée des meilleures traditions de notre race. Un rien de miévrerie féminine, çà et là, provoque une moue, vite effacée par le sourire irrésistible qu'appellent un esprit fin et distingué, une âme tendre et généreuse, un cœur vaillant et délicat tout à la fois, comme il sied vraiment à une Française.
Joseph Boubée.
L.-G. Redmond-Howabd. Les Nations de la guerre. N* i l'Autriche et les Autrichiens. Traduit et adapté de l'anglais par Christian de l'Isle. Paris, Lethielleux. In-i2, lia pages. Prix i franc.
Il y a peu de sujets sur lesquels on dise plus d'inexactitudes ou de méchancetés que l'Autriche et les Autrichiens. Ce petit volume constitue un effort sérieux et loyal, semble-t-il, pour projeter un peu de lumière sur une question à maints égards ténébreuse. Livre curieux, car tout en étant composé par un Anglais, peu favorable à l'Autriche, il rend hommage sur plus d'un point à cet empire si décrié chez nous. L'auteur, vraisemblablement protestant, reconnaît les services rendus à la cause catholique par les nations soumises au sceptre des Habsbourg; d'autre part, libéral et démocrate, il met ses espérances de liberté, pour la Pologne et pour les peuples balkaniques, dans l'autocratique Russie telle est la force et la puissance fascinatrice des alliances 1
Bien entendu, on n'a ici qu'un travail de seconde main. Mais le compilateur a su tirer parti d'ouvrages récents et sûrs, comme ceux de M. Louis Leger, de M. Henry Wickam Steed et autres. Il a d'assez bons chapitres sur la constitution, l'armée, la religion, les us et coutumes de rot « empire en marqueterie » qu'est la monarchie austrohongroise. Pour faire court, il simplifie un peu trop l'exposé de certaines situations, au risque, en les tronquant, d'en fausser la perspective.
Tort plus grave, le traducteur semble n'avoir pas toujours exactement compris ce qu'il « adaptait à l'esprit français, ou tout au moins la manière de l'adapter. Il y a des erreurs de noms propres, et des fautes d'impression regrettables, comme celle-ci qui change tout le sens d'une phrase « La lutte contre les Turcs qui (pour que) soutinrent la Hongrie et la Pologne ». Spécialement le dernier chapitre, intitulé « les Aspirations de l'Empire », aurait eu besoin de retouche et de mise au point. On n'en retire aucune idée nette, à moins de lire beaucoup entre lignes.
Dans l'ensemble, le livre est intéressant, juste, et assez bien documenté dans sa brièveté. Joseph Boubéb.
Victor BÉRARD. « L'Etemelle Allemagne Paris, Colin, I916.ln-rB, 345 pages, Prix 4 francs.
Albert Pingaud. -L'Italie depuis 1870. Paris, Delagrave, s. d. [1916]. In-i8 xxix-344 pages. Prix a fr. 50.
Certaines idées chères à M. Victor Bébard en matière de politique extérieure ont donné lieu à des contradictions sérieuses. Tout au moins, les considérations historiques, politiques, économiques qu'il développe sur la force et la faiblesse de l'Allemagne contemporaine, méritent l'attention des lecteurs avertis. On y reconnaît la compétence d'un observateur qui sait voir les faits et qui, dans leur interprétation, ne se borne pas à reproduire les clichés existants, mais, à ses risques et périls, ose penser et juger par lui-même.
Peu de Français connaissent d'aussi près que M. Albert Pinoaod l'histoire intérieure et la politique extérieure de l'Italie contemporaine. C'est donc avec une particulière garantie d'exacte information c'est, en outre, avec un riche appareil bibliographique que se présente au public de notre pays le volume dans lequel M. Pingaud raconte les oscillations diplomatiques du royaume d'Italie entre 1870 et igi5. Gomment l'Italie unitaire fut-elle conduite à l'alliance austro-allemande? Comment fut-elle ensuite détachée peu à peu du système austro-allemand pour se rapprocher du système anglo-français? Pourquoi l'Italie, après avoir d'abord gardé la neutralité dans legrand conflit européen, a-t-elle résolu de prendre part à la lutte armée contre l'un de ses anciens confédérés des Empires du Centre? Telles sont les questions auxquelles répond l'auteur avec précision et lucidité, sachant débrouiller d'une main sagace l'écheveau des intrigues diplomatiques -nouées à la Consulta et des compétitions parlementaires qui s'agitent à MonteCitorio.
Nous ignorons pourquoi M. Pingaud a cru devoir faire précéder son instructif travail d'une médiocre préface rédigée par un professeur de Sorbonne dont la compétence ne paraît nullement égale à celle de M. Pingaud lui-même il s'agit de M. Denis. La préface de M. Denis offre seulement cet attrait de curiosité de faire revivre devant nous quelque chose de l'idéalisme romantique avec lequel l'unité de l'Italie était considérée par les démocrates et les anticléricaux du règne de Napoléon m.
Toutes les fois que M. Pingaud rencontre le problème des revendications du Saint-Siège, il s'exprime avec une extrême réserve; il fait visiblement effort pour ne rien écrire qui puisse jamais heurter le lecteur catholique. Néanmoins, nous ne saurions taire que son point de vue n'est pas le nôtre et que certains actes considérés par l'auteur comme dignes d'approbation (rappel de l'Orénoque en 1874, visite de M. Loubet au Quirinal en igo4) sont considérés par nous comme un coupable abandon du plus auguste de tous les droits.
René MILAN. Les Vagabonds de la Gloire. Campagne d'un Croiseur. {Août igi4-Mai igi5.) Paris, Pion. In-16. Prix 3 fr. 5o. Les colonnes des journaux étaient remplies des récits de la bataille navale du Jutland, quand je lisais ce volume. L'impression qu'il me donnait de ce que l'auteur appelle la « tragédie marine », s'accentuait sous le coup des drames qui venaient de se jouer dans les eaux de la mer du Nord. Ce n'est pas qu'il s'agisse de combats dans ce livre; le Waldeck-Rousseau, dont un de ses officiers nous raconte les randonnées adriatiques et les croisières ioniennes, entre août igi4 et mai 19 1 5, n'ayant guère eu affaire alors qu'avec quelques rares sous-marins. Mais, peut-être, tel officier du Queen-Mary ou du Warrior avait-il tenu pareillement son journal de bord avant l'heure où il lui fallut descendre « vers le suaire des algues ». Leur dangereuse mission de patrouilleurs des mers fait aux croiseurs la même existence haletante d'alertes incessantes et sans repos. Quand ce n'est pas la lutte, c'est le qui-vive de jour et de nuit, et les branle-bas répétés, plus énervants, plus insupportables que la lutte. En un style d'une poésie claire, où miroite la féerie magique des flots, des ciels et des cadres méditerranéens, où vibrent les accents d'un cœur de matelot, profond, hardi, fougueux, rêveur et tendre, M. René MILAN excelle à traduire les émotions puissantes de ces chasses de corsaire, aux aguets tour à tour et aux abois. Joie d'ivresse, aux jours de la mobilisation, à ausculter, sous les pulsations des machines, les vertus belliqueuses jusque-là contenues dans les flots, du splendide bâtiment. Après, espoirs, le plus souvent déçus, de duels prodigieux où l'on sait qu'en une minute pourront s'engloutir mille vies de marins « qui ne s'arrêtent même pas pour mourir ». Émois et transes, quand la vigie a signalé sur la crête ou la surface huileuse de la mer, un objet suspect, le sous-marin, « la malédiction de cette guerre ». Vertige de vitesse et folie d'acharnement quand le navire est lancé sur la piste d'une proie qui se dérobe. Tension surhumaine de tout l'être à chaque pas de ce vagabondage de gloire. Intimités uniques de la vie à bord. Fierté patriotique plus intense et plus filiale sur ce morceau du pays qui flotte. De hautes pensées, de nobles sentiments de belles images, des descriptions exactes, d'agréables souvenirs de la mythologie grecque. Et l'on achève à regret, impatient de la deuxième partie promise par l'auteur, et relative aux opérations des Dardanelles. u
Henry Courbe.
ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS DE JUILLET 1916
ASPECT D'ENSEMBLE DES OPÉRATIONS MILITAIRES i° Sur le front occidental l'offensive franco-anglaise s'est ouverte le Ier juillet sur le front de la Somme. Elle se signale par un bombardement prolongé qui prépare efficacement l'avance des troupes. Au début du mois, les Français progressent sensiblement plus vite que leurs alliés (Hardecourt, Curlu, Dompierre, Becquincourt, Assevillers, Estrées, Belloy, etc.), accentuant le saillant au sud d'Albert. Les avances sont ordinairement coupées par quelques jours d'organisation et, comme le disent les communiqués anglais, «lentes mais sûres». Cependant, après des alternatives variées, nos alliés font pour le i4 juillet un bond de plus de 6 kilomètres depuis Bazentin-le-Petit jusqu'à Longueval. Cette pointe avancée de l'armée britannique, comme aussi celle de l'armée française à Biaches, en face de Péronne, sera sujette à diverses vicissitudes. Dans la seconde moitié du mois, les deux armées, anglaise et française, continuent de gagner du terrain, atteignant la seconde et même en certains points la troisième ligne allemande.
Au nord de Verdun où les Allemands ont d'abord occupé des positions importantes et, en particulier, celle de Thiaumont, les combats d'infanterie deviennent plus rares à partir du ib et nous progressons légèrement.
2* Sur le front oriental l'offensive du général Broussilov, arrêtée d'abord sur'la ligne du Styr, a repris grâce à une série de contreattaques combinées, repoussant l'ennemi jusqu'au nord-ouest de Loutzk au Stockod (général Kalédine), et au sud-ouest franchissant le Styr un peu en amont de son confluent avec la Lipa (général Sakharov).
A l'aile gauche, Letchitski complète ses succès du mois de juin en s'emparant de Delatyn et occupe les défilés des Carpathes. A la fin du mois, le 29, les armées de Broussilov et Letchitski prenant l'offensive de l'est de Kovel à Delatyn enfoncent le front
austro-allemand (20000 soldats et 4oo officiers prisonniers). L'importante position de Brody en territoire galicien tombe entre les mains de nos alliés.
3° En Arménie, les troupes du grand-duc Nicolas brisent la contre-offensive turque et avancent à leur tour s'emparant successivement de Baïbourt, de Gumishan et en dernier lieu de la place importante d'Erzindjan, centre d'approvisionnement des forces turques. Les communications entre Trébizonde et Erzeroum se trouvent de ce chef pleinement dégagées. Il n'y a plus d'armée turque en Arménie.
4* La progression italienne continue dans la vallée de la HautePosina. L'artillerie est en position à environ i5 kilomètres de Rovereto.
5° A la fin du mois, l'armée serbe reconstituée déloge les Bulgares de plusieurs positions puissamment fortifiées aux environs de la frontière grecque.
DATES DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS
i. Offensive franco-anglaise, dans la région d'Ypres et dans celle de la Somme. Le front anglais est de 25 kilomètres et demi, celui des Français, au nord et au sud de la Somme, de i5 kilomètres. Les Alliés pénètrent dans le système avancé des troupes allemandes et y conquièrent des positions importantes. 1-2. Sur le front oriental, batailles indécises. Letchitski progresse au nord de Kolomea et au nord-ouest de Kimpolung. Les Italiens occupent quelques positions nouvelles dans les vallées de la Posiria, Zara et Riofreddo.
a. L'abbé Lemire reçoit de nouveau l'autorisation de célébrer. – Les Français conquièrent des positions aux abords d'Hardecourt, Curlu, Frise; les Anglais ne retiennent guère des points occupés la veille, que Montauban et les entours de la Boisselle. 2-3. En Wolhynie, bataille longue et sérieuse au nord-est de Baranovitchi.
3. Sur la rive droite de la Meuse, l'ouvrage de Damloup est pris par les Allemands et repris par les Français celui de Thiaumont, après le septième assaut, reste aux mains des Allemands. – Au sud de la Somme, progrès des Français vers Assevillers et Estrées.
Les Anglais, délogés au sud de Thiepval, progressent légèrement autour de la Boisselle.
3-4. Les Français ajoutent à leurs gains Buscourt et Flaucourt. 4. Ils conquièrent Belloy-en-Santerre et Estrées.
4-7. Prise de Czartorysk sur Linsingen.
Au sud de la Somme, les Français étendent leurs conquêtes entre Estrées et Belloy sur un front de 10 kilomètres. 6. Nomination de M. Lloyd George au War Office avec Lord Derby pour sous-secrétaire d'Etat.
Convention russo-japonaise. Quasi-traité d'alliance. 7. Prise par les Anglais et perte de Contalmaison; prise de la redoute de Leipzig au sud de Thiepval.
8. Au nord de la Somme, nous prenons Hardecourt et le mamelon situé au nord. Les Anglais prennent pied dans le bois des Trônes et progressent dans le village d'Ovillers. Galicie du Sud Letchitski occupe Delatyn, centre de voies ferrées.
9. Fin du comité secret au Sénat, qui témoigne sa confiance au gouvernement par 261 voix contre 6.
– Au sud de la Somme, les Français se rendent maîtres de Biacheset des positions jusqu'aux abords de Barleux, soit d'une étendue de 4 kilomètres de profondeur sur i ou 2 de profondeur. A Baltimore, arrivée d'un sous-marin allemand, le Deutschland, qui réclame les immunités des navires marchands. 10. Sur le front anglais, attaques et contre-attaques les Allemands finissent par reprendre pied dans le bois des Trônes. Au sud de la Somme, nous accomplissons des progrès autour de Biaches et de Barleux (cote 97, ferme de la Maisonnette).
i i. Les Anglais recouvrent Contalmaison et presque tout le bois des Trônes. Leur gain total est une avance sur une profondeur de a à 4 kilomètres et sur une largeur de i3 kilomètres. En tout, 7 5oo prisonniers.
11-12. Rive droite de la Meuse les Allemands reprennent l'ouvrage de Damloup, puis gagnent du terrain aux abords de la Chapelle-Sainte-Fine. Bombardement intense de la région de Souville.
ia. Violents combats sur le front oriental. En cinq semaines, les Russes ont fait 266000 prisonniers austro-allemands.
i3. Les Russes sont fortement contre-attaqués sur la rive gauche du Stockod.
i£. Revue traditionnelle. Des diplômes y sont distribués aux familles des soldats morts pour la France et les troupes alliées y sont acclamées.
Le même jour, les Anglais emportent la deuxième ligne allemande (64oo mètres), depuis Bazentin-le-Petit jusqu'à Longueval, y compris le bois des Trônes.
– Mort du duc de Rohan, député du Morbihan, tué à l'ennemi.
15. Suite de la progression des Anglais, notamment au nord de Bazentin-le-Grand.
16. Au sud de la Somme, nous reperdons Biaches et la Maisonnette et les reprenons.
Adresse sympathique de catholiques espagnols notoires à la Belgique.
Front du Caucase: les Russes enlèvent la ville de Baïbourt, point stratégique important entre Trébizonde et Erzeroum (Arménie)
16-17. Les Anglais gagnent au sud-ouest de Bazentin-le-Petit. Ils se rendent maîtres d'Ovillers-la-Boisselle et de la ferme de Waterlot.
18. Contre-attaques allemandes sur les positions anglaises de Longueval et du bois Delville. Le saillant allemand entre Thiepval et Pozières est entamé sur une longueur de i kilomètre. – L'Italie dénonce le contrat passé en mai 19 15 avec le prince de Bülow, pour garantir respectivement les droits privés allemands et italiens.
21. Avance anglaise de près de 2 kilomètres au nord de la ligne Bazentin-le-Petit-Longueval.
Dans la région de Loutzk, les Russes expulsent l'ennemi de Verbène et le repoussent jusqu'à Berestetschko, faisant 1600 prisonniers.
Les canons italiens atteignent actuellement Rovereto. 22. Rudes combats à Riga. Succès russes au sud de la Lipa. 23. Progrès des Russes dans la région de Delatyn.
24. Les Italiens progressent au nord de la Brenta.
25. L'armée Sakharof brise le front allemand au sud de la Lipa les Russes sont. à a5 kilomètres de Brody.
26. Le village de Pozières est tout entier aux mains des Anglais. Prise d'Erzindjan par les Russes.
27. Dans la région d'Auberive, le contingent russe de Champagne pénètre dans les tranchées allemandes et ramène quelques prisonniers.
28. Les troupes britanniques reprennent complètement le bois Delville et Longueval, défendus par les grenadiers brandebourgeois.
Les Russes entrent-dans Brody et brisent le front ennemi à l'ouest de Loutzk.
Aux Balkans, l'armée serbe rentre en scène.
Les précisions commencent à arriver sur les procédés des Allemands contre la population de Lille, Roubaix, Tourcoing pendant la semaine sainte, des hommes et des femmes de toute condition sont arrachés à leur famille et expatriés. Mgr Charôst, le maire de Lille, et le gouvernement français protestent hautement.
29. A Verdun, une double tentative allemande sur les deux rives de la Meuse échoue.
Dans le secteur de Brody, le butin des Russes se chiffre par 20000 prisonniers, dont 2 généraux et 400 officiers. Trois zeppelins survolent l'Angleterre.
30. Avance française dans la région de Hem et de la ferme de Monacu.
Les armées austro-allemandes sont rejetées au-delà du Stockod.
31 Contre-attaques allemandes à Hem et à la ferme de Monacu.
~1 ~tti;i~;`.J. · i ·,
fâiE^NMJVEAU RELIGIEUX U1 DANâ: //ÉGLISE ANGLICANE
~<––––––––––––––––
E'appel à la prière. La faillite de l'Église officielle A tous égards, cette guerre nous aura été une révélation en même temps qu'elle met en évidence les hommes de'caractère et d'action, elle éclaire l'intelligence des combattants et y jette une singulière clarté sur le problème de la destinée. Les rêves utopiques dont se berçaient les âmes éprises de pacifisme et d'internationalisme s'écroulent au spectacle des horreurs de la réalité 1 En présence des faits, l'idée se mesure à sa puissance d'énergie et à ses résultats. Le dévouement à la patrie et le courage militaire ne sont pas des instincts brutaux, mais des sentiments raisonnes, des mouvements moraux de l'âme. Sans contester le patriotisme de certains incroyants, nous pensons que beaucoup de nos officiers et de nos soldats ont affirmé et affirment chaque jour dans le catholicisme les vertus d'endurance et de sacrifice. Ainsi, dans toutes les armées, les convictions des combattants sont soumises à l'épreuve de la guerre. La crise présente peut donc avoir un sens religieux, non seulement dans ses conclusions politiques, mais encore dans la valeur morale qu'auront révélée aux soldats des tranchées et aux hommes de l'arrière les secours apportés par la foi. Nous avons été témoins, en France, de la merveilleuse renaissance spirituelle qu'a produite dans les âmes l'appel adressé par l'Église catholique. Qu'a fait l'Église anglicane pour provoquer chez ses adhérents un renouveau religieux? A-t-elle réussi dans sa tâche? Quelles sont les aspirations qu'elle n'a pu satisfaire? Si nous n'allons pas jusqu'à constater avec quelques-uns la faillite complète de l'Église officielle, il semble qu'il nous sera facile de voir se dessiner pendant cette guerre un mouvement de plus en plus marqué vers le dogme et le culte catholique.
Aux heures de crise, aux heures de souffrance, les cœurs, encore un peu croyànts, cherchent d'instinct appui et consolation près du Souverain Maître des événements. Montrer le ciel et l'éternelle espérance comme récompense des peines d'ici-bas, c'est le rôle et le devoir du représentant de Dieu. Dès le début du mois d'août ioii, l'Église d'Angleterre invita les fidèles à se tourner vers la Divinité pour lui demander protection et victoire. Bien vite, on organisa lamobilisation de la prière. Le premier appel eut d'ailleurs un caractère tout à fait officiel. Le 5 août, un ordre du conseil privé ordonnait à l'archevêque de Cantorbéry de préparer, en faveur des armées de terre et de mer, les formules d'un service d'intercession qui entreraient dès lors en usage dans les églises et chapelles « d'Angleterre, du pays de Galles et dans la ville de Berchwick sur la Tweed ». Ce service spécial, composé par le primat, comprend six passages de l'Ancien et du Nouveau Testament. La lecture de ces leçons est suivie d'une série d'invocations pour le Roi et ses ministres,pour les marins et les soldats de notre Roi, pour les malades et les. blessés, soit nôtres, soit ennemis, pour tous ceux qui les assistent, pour tous ceux qui sont dans l'anxiété et le chagrin, pour tous ceux qui sont dans le besoin et la pauvreté ». L'archevêque proposa aussi deux nouvelles prières pour le service de la communion et quelques additions aux demandes des litanies. Le ministre peut lire avant l'épître la collecte suivante
O Dieu qui nous avez appris dans votre parole sacrée que vous n'affligez pas les enfants des hommes, accordez-nous en ce temps de conflit et de calamité pour les nations, que notre peuple reconnaisse votre puissance et obéisse à votre volonté. Écartez de nous l'arrogance et la faiblesse; donnez-nous courage et loyauté, tranquillité calme et sangfroid, afin que nous puissions accomplir ce que vous nous donnez à faire et endurer ce que vous nous donnez à supporter. 0 vous qui êtes l'espérance de tous ceux qui demeurent sur la terre, sur la vaste mer, écoutez-nous dans votre miséricorde en considération de celui qui fut élevé sur la Croix pour attirer à lui tous les hommes, par le Christ Notre-Seigneur. Amen.
Dans le premier formulaire d'intercession, par un regrettable oubli, aussitôt signalé parla pressei, il n'y avait aucune prière pour les Alliés. En fait, lors de la première cérémonie officielle, le 21 août 1914, dans l'oraison pour les armées du Roi, il fut fait mention des soldats alliés. Au service du 2 janvier 1916, tenu à Saint-Paul de Londres, le célébrant chantait cette invocation « Pour notre Roi, pour l'Empereur de Russie, pour le président de la République française, pour le Roi des Belges et les autres souverains ou gouvernements, nos alliés. »
La guerre se prolongeant, les autorités ecclésiastiques renouvelèrent, à plusieurs reprises, leur appel à la ferveur, et, pour raviver la piété des fidèles, permirent une très grande variété de formules. Divers textes furent publiés, les uns pouvant servir aux services publics, les autres pour la dévotion privée. C'est souvent, sous forme de litanies, une longue énumération de ceux que l'on doit recommander à Dieu. Il semble qu'on ait peur d'y oublier une catégorie de combattants. On nommera ainsi successivementlesaviateurs, les agents de liaison « porteurs de dépêches », les conducteurs d'automobiles, les gardes-côtes, puis les bôy-scouts, la police, les constables. Quelquefois des formules vénérables ont été tirées de l'oubli. Un chapelain faisait connaître, dans le Times, la prière dont se servit Nelson avant la bataille de Trafalgar, et demandait qu'on la récitât aux intentions de la marine. Les membres. de la Haute-Église ont mis à contribution les anciens livres de liturgie catholique et proposé -aux fidèles anglicans des oraisons tirées du sacramentaire Léonin, de la liturgie de saint Marc et du missel de Sarum. En quelques églises ritualistes, chaque jour est célébrée une messe pro tempore belli. Tous les textes cependant ne sont pas d'une parfaite orthodoxie. Non seulement on s'est plaint qu'il n'y eût aucun progrès sur les formulaires du dix-huitième siècle, et que les évêques eussent semblé ignorer tout le mouvement anglo-catholique, mais même on peut relever ici ou là certaines expressions formellement hérétiques telle cette demande où la confusion des personnes de la sainte Trinité est évidente « 0 Dieu le Père, toi qui as vécu enfant r. Cf. par exemple, 1e Times, 18 août 191 4.
à Nazareth, pardonne-nous nos péchés, par Notre-Seigneur » Une grande liberté fut laissée aux ministres pour le choix des textes et l'organisation des offices. En fait, dans presque toutes les paroisses, les ministres célébrèrent des services d'intercession, et aujourd'hui encore ces prières se renouvellent, soit tous les jours, soit une ou plusieurs fois la semaine. En certaines circonstances (anniversaire de la déclaration de guerre, nouvelle année), des cérémonies plus solennelles furent organisées à la requête du gouvernement. Ces grandes démonstrations, auxquelles prenaient part les autorités civiles, remplirent cathédrales et églises. L'Anglais aime à rendre ainsi publiquement témoignage de sa foi. Bien plus, pour faire l'union sacrée, par un esprit de conciliation discutable, certains ont institué des services « mixtes » où, fidèles de l'Église anglicane et membres des sectes dissidentes, se réunissent pour prier. A Wellington, au commencement de 1916, le ministre anglican fait présider un service dans son église par un ministre baptiste et, lé soir, prêche lui-même sur l'union, devant une nombreuse congrégation, dans la chapelle des Méthodistes. A la même date, dans la cathédrale de Manchester, les ministres des sectes non conformistes étaient invités à prendre place avec le clergé.-Vêtus de leurs gowns noires, ils s'assirent d'un côté de la nef, alors que le clergé en surplis se tenait de l'autre côté. Le doyen du chapitre prononça un discours et le président du Free Church Council lut la leçon. Le lord-maire était présent, donnant un exemple que, d'après le Church Times, peu de ses concitoyens suivirent. Le 26 juillet igi5, à Cardiff, dans le Parc Cathays, se tenait un grand office d'intercession y participaient l'évêque de Llandaff, le rabbin juif, l'archimandrite grec de Cardiff et les chefs de l'Armée du salut. On peut se demander quelle influence ont, sur la-mentalité religieuse, des offices ainsi combinés, et si le libéralisme qu'affichent certaines autorités ne conduit pas à un indifférentisme menaçant pour toute religion.
Au reste, ces cérémonies au caractère officiel et solennel, 1. Les journaux ont relevé dans certain! service», comme une innovation louable, cette mention pause pour silence et prières privées. Dans une Église ou le sens propre s'égare dans toutes sortes de systèmes, quelle norme suivront ces prières privées ? P
si elles sont un hommage national, sont impuissantes à créer un renouveau religieux. Certains ministres s'ingénient pour intéresser les fidèles aux services ordinaires. Afin d'atteindre la classe ouvrière à Bow, le recteur, avec la cordiale coopération des patrons, organise, dans les ateliers mêmes, un office religieux à midi, et environ treize cents ouvriers y assistent. Le pasteur de South Hackney fait afficher dans chaque rue, à un endroit que l'on décore de fleurs, la liste des soldats et marins du quartier. Tous les dimanches une procession se forme, et devant chacun de ces simulacres de rèposoir, on récite une petite prière. A la campagne, dans une paroisse de cent cinquante âmes, le ministre ne pouvant amener ses paroissiens à l'église, imagine de tenir chaque semaine, ddns deux des principaux villages, un court service en plein air, où les hommes pourraient assister en habit de travail: après huit semaines d'expérience, il compte une assistance de cinquante personnes en moyenne. .Deux ou trois réunions par semaine ne suffisent pas pour faire revivre parmi les fidèles l'esprit d'oraison. Il est intéressant de noter les efforts faits par les autorités ecclésiastiques pour obtenir ce résultat. L'évêque Taylor Smith, chapelain général aux armées, invitait, dès le 8 août 1914» à prier chaque jour, à midi pour tous les soldats. « Je suis sûr,disait-il,que l'assurance d'être ainsi recommandés àune époque déterminée, sera une grande source d'encouragement, d'espérance et de force à nos soldats et marins. » Aussi, on peut lire à la porte extérieure de beaucoup d'églises, cet appel « A midi, chaque jour, rappelez-vous dans vos prières le roi et le gouvernement, nos marins, nos soldats, nos alliés, les malades, les cœurs anxieux, les affligés. Que lé Seigneur notre Dieu soit avec nous comme il était avec nos pères. » Dans plusieurs paroisses, quelques coups de cloche tintent à midi pour rappeler cette demande de supplications. Dernièrement, on a invité aussi à sonner pour six heures c'est le rétablissement de l'Angelus, constate avec joie le Guardian. « La sonnerie de l'Angelus est une coutume très ancienne et pittoresque dans l'Église d'Angleterre1. » Presque toutes les églises protestantes, avant la guerre, 1. Guardian, 16 mai 1916.
demeuraient fermées après le court office du matin. L'archevêque de Cantorbéry suggéra, dès le mois d'août 191/i. que les temples restassent ouverts 1 toute la journée et il invita le clergé à chercher des « intercesseurs » hommes et femmes qui se chargeraient d'une heure de prières. L'évêque de Stepney, dans un discours adressé à Eton, signale dans certaines paroisses des faubourgs de Londres le zèle des enfants à venir à l'église prier pour leurs parents au front. Un coin leur est réservé où sont exposées les photographies des soldats, et il n'est pas rare d'y voir soixante-dix ou quatrevingts enfants. La Ligue d'honneur, avec ses quatre cent mille membres dispersés dans toutes les parties du monde, a établi la mobilisation des forces spirituelles et obtenu ainsi la prière ininterrompue. Dans plusieurs diocèses en ce moment est instituée une chaîne d'invocations entre les différents doyennés. Les paroisses du doyenné de Cantorbéry se partagent ainsi les heures du second vendredi du mois; toutefois, aux heures de repas, aucune église n'est indiquée; les malades sont invités alors à prier. Déjà, en 1915, le Rev. Gérard S. Maxwell, supérieur général de la Société de SaintJean-l'Évangéliste, organisait dans les communautés religieuses une « perpétuelle prière » commençant avec la première heure du jour de saint André et finissant avec la dernière heure de la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge Marie.
Parmi les vieux usages des pays de foi, un des plus chers est la prière en famille. Dans ses impressions d'Angleterre, M. René Bazin avait noté que cette tradition existait chez ses aimables hôtes1. Notre écrivain eut-il la chance d'être accueilli par des familles exceptionnellement pieuses, ou l'ancienne ferveur s'est-elle refroidie depuis lors? Quoi qu'il en soit, la guerre a été une occasion pour inviter tous les fidèles à revenir à cette dévote habitude. De grandes réunions ont été tenues à Londres à Queen's Hall et on rappelait à ce propos la r. Il ne semble pas que l'archevêque ait été obéi, car, plusieurs fois, et encore dans ces derniers temps, des évêques suppliaient leur clergé de laisser libre l'accès de leur église aux fidèles qui voudraient y venir. Non seulement à la campagne, les églises demeurent fermées, mais même il n'est pas toujours possible d'entrer à Westminster « le temple national », après quatre heures.
a. René Bazin, Nard-Sud Visites en Angleterre, p. 116.
parole de Lord Roberts'. « Nous avons pratiqué la prière en famille pendant ces cinquante-cinq dernières années. » En plus des encouragements donnés aux pratiques de dévotion publiques ou privées, il sembla nécessaire aux évêques de rappeler – et ils le firent avec insistance, en sentant vraisemblablement le besoin que l'esprit de prière est autre chose qu'un esprit de demande et qu'il consiste dans l'union des cœurs et des esprits au Christ. Souvenez-vous que prier, c'est quelque chose de plus grand et de plus profond encore que de demander à Dieu la sagesse pour notre roi et ses ministres, le triomphe de la cause de notre nation et de ses alliés, d'implorer la protection d'en haut sur nos marins et nos soldats. La prière suppose la conscience et le respect du souverain domaine de Dieu, la certitude absolue, même quand nous sommes perdus dans les angoisses de l'obscurité la plus complète, qu'il siège sur le trône de justice.
Le principal résultat de la prière, au reste, est-il autre chose que la demande matérielle adressée à Dieu? C'estla doctrine de l'Église catholique et l'évêque de Clifford la rappelait aux fidèles en leur montrant le but de leurs supplications La question de l'effet de la prière sur la guerre préoccupe actuellement tous les esprits de nos contemporains. Dieu est le seul qui puisse donner la victoire, disons-nous. Donc nous prions pour le succès de nos armes. Les Allemands aussi prient pour le succès de leurs armes. Est-ce que nos efforts de prière et les leurs doivent être considérés comme une sorte de lutte à la corde dans laquelle la partie qui priera le plus et le plus assidûment sera exaucée? En vérité, cela serait une conception erronée de la prière et de ses effets. L'anecdote suivante racontée d'Abraham Lincoln place la question sous son aspect véritable. A l'un des instants les plus sombres de 1a guerre civile aux États-Unis, un personnage qui désirait la victoire des États du Nord, demanda à Lincoln s'il croyait que Dieu était de notre côté. « Je ne sais pas, répondit Lincoln, et je n'y ai jamais songé. Mais je suis très préoccupé de savoir si nous sommes du côté de Dieu 1 Le vrai but de la prière n'est pas de mettre Dieu de notre côté, mais de noua mettre humblement et sans réserve du côté de Dieu – le côté de la justice éternelle'
1. Le mot du grand soldat a porté ses fruits; tel récent manuel de dévotions familiales lui doit son inspiration. La prière du matin y contient une phrase suggestive d'une expression et d'un sentiment bien anglais <c 0 Jésus, soyez aujourd'hui une réalité pour nous 1 »
2. Times, a juillet igi5.
Aussi bien, on n'hésite pas à revenir aux méthodes catholiques. Un missionnaire de la Société de Saint-Jean-l'Évangéliste préconise avec insistance les mystères du Rosaire. Et si la prière « Je vous salue Marie », effraye, comme entachée de mariolâtrie, qu'on récite dix fois le « Notre Père » ou trois fois « Seigneur, sauvez-nous et secourez-noust. » « C'est là, dit le Rev. Conran, une méthode qui a été utilisée pendant plus de sept cents ans dans l'Église et qui s'est révélée secourable à des milliers. Encore maintenant elle peut rendre service et j'en ai éprouvé moi-même l'utilité. Aidons les fidèles à se servir de leur imagination pour peindre à leur esprit les scènes sacrées de la vie de NotreSeigneur. Encourageons-les à apprendre les mots par cœur et à se les dire à eux-mêmes, au travail, à la maison, en promenade, partout. »
Pour raviver ce mouvement, depuis le commencement de l'année 1916, on prépare, à la demande des deux primats de Cantorbéry et d'York, pour les mois d'octobre et de novembre, une « mission nationale de repentance et d'espérance dans toute l'Angleterre. L'annonce de cette grande croisade, a été accueillie avec plus ou moins de sympathie suivant les milieux. Cela ne détournerait-il pas les esprits de la grande préoccupation la guerre P Pourquoi, alors que l'on a besoin d'argent, dépenser 100 000 livres à des démonstrations extérieures? Puis l'approbation donnée par des archevêques ne plaît pas. Le mot « mission Il ne rappelait-il pas un usage catholique? le pays n'était pas à convertir; il n'est ni juif, ni infidèle2; une mission « nationale était impraticable à cause du manque de missionnaires de plus, la plupart des hommes étant à l'armée, et beaucoup de femmes employées à longueur de journée dans le travail des munitions, cette initiative ne saurait les atteindre. Enfin, n'était-ce pas faire injure au peuple anglais que de lui parler de repentance et d'espérance? Malgré toutes les critiques et cette opposition, l'évêque de Londres a accepté la tâche d'organiser cette manifestation religieuse et de coordonner tous les efforts. Il 1. Cf. Guardian, 3o décembre igi5 ao janvier 1916. Cf. Rev. Marcel W, T, Conran, Two chaplets 0/ Praytn, new and revised edition (33* mille). 9. Church Times, 19 mai 1(16.
a commencé par inviter à une retraite fermée, dans son palais épiscopal, tous les membres du comité directeur. D'autres retraites pour le clergé ont été organisées. De nombreux tracts ont été lancés; des conférences ont été faites pour expliquer aux fidèles le but de cette mission; les évêques de l'Église officielle se sont entendus avec les chefs des sectes dissidentes. Dans les rues de la capitale, des processions se déroulent, où l'on porte des banderoles « Priez pour la mission et pour le renouveau religieux en Angleterre. » Au diocèse de Rochester, des dames ont entrepris une sorte de pèlerinage apostolique. Elles visitent les villages de moins de huit cents âmes. Elles vont ainsi, de paroisse en paroisse, par groupe de trois. Dans des causeries intimes elles exhortent les villageois. Tout ce que. les pèlerins demandent est un humble logement et une invitation à un modeste repas. Quel que soit le zèle déployé ici ou là, nous croyons voir régner en beaucoup de milieux un certain malaise et quelque incertitude sur le but et les moyens de cette mission extraordinaire. Bien plus, l'annonce de cette nouvelle oeuvre a pour ainsi dire ouvert les yeux à plusieurs, qui se sont demandé avec angoisse ce qu'avait fait l'Église depuis le début de la guerre et quelle avait été son influence.
La voix de l'É glise anglicane, en effet, a-t-elle été entendue P Y a-t-il eu renouveau, retour à la ferveur, à l'esprit chrétien? Il est certain que, dans les tranchées, parmi les hommes exposés continuellement au danger de la mort, des conversions religieuses se sont opérées et chez beaucoupde soldats, la vie chrétienne est devenue plus intense. « Sur le front, écrivait un combattant dans une lettre publiée par le Times, beaucoup d'entre nous ont déjà été contraints de se rendre à l'évidence et de reconnaître qu'il y a quelque chose au-dessus de la force matérielle. Aussi, dans notre désespoir, nous avons invoqué le nom de Dieu et nous ne l'avons pas invoqué en vain. Nous qui avons survécu, nous pouvons affirmer que, dans le courage moral et le mépris de la mort qui ont caractérisé tant de camarades tombés là-bas, nous avons eu la preuve irrésistible de l'existence de forces invisibles. »
Aussi bien, les chapelains ont-ils maintes fois signalé ce réveil chez les hommes du front. On entend bien de temps à autres des notes pessimistes, mais elles sont inévitables. Il semble que la guerre n'ait pas eu le même heureux résultat parmi les hommes restés au pays. De tous côtés, on entend plaintes et gémissements, soit que l'on compare avec la mentalité des combattants, soit que l'on examine ce qui se passe dans les autres nations belligérantes1. Un correspondant du Guardian écrivait « Si nous examinons les signes des temps, il est bien clair qu'au front, il y a et il y a eu une poussée remarquable dans la foi latente des hommes, une conscience de la présence de Dieu, une confiance en son amour et en sa providence, s'exprimant en prières, qui sont la caractéristique d'une vie spirituelle intense. La semence de foi déposée secrètement a donné ses fruits en des conditions terribles et très spéciales. Aupays,at home, la tension actuelle n'a réussi à provoquer ni la pénitence ni l'humiliation. A peu près tout le clergé paroissial travaillant dans les grandes villes sait que l'enthousiasme religieux des premiers jours de la guerre s'est évanoui, et que dans les masses, il n'y a pas eu de croissance comparable des forces spirituelles3. » C'est l'impression générale que l'on retire des lettres publiées par les ministres, soit dans le Church Times, soit dans le Guardian. Le Times lui-même éditait encore, le 29 juillet 1916, un article intitulé Prayer in War time. Ici ou là, dans certaines paroisses, il y a eu amélioration de la partie religieuse, les fidèles prient avec plus de conviction et le niveau spirituel s'est notablement élevé. En plusieurs églises, le nombre des communions a considérablement augmenté – on signale ainsi le village de Delling de 260 âmes, où le chiffre des communions pour les années igi3, 191/1, 1 On a beaucoup discuté en Angleterre pour savoir »'il y avait eu une renaiMance en France. Plusieurs l'affirment, mais l'expliquent de différentes façons. Quelquesuni ne veulent qu'un « revival » purement sentiment altste, d'autres ne constatent qu'un mouvement réactionnaire. Le docteur Inge, doyen-de Saint-Peul de Londres reprochait l'an dernier aux catholiques français, à M. Paul Bourget, notamment, d'êlre trop lationaliétes, trop auliaUemandsl d'autres, enfin reconnaissent un renouveau spirituel, mais purement philosophique du en grande partie à l'influence de Bergaon Cf. Church Times, 7 janvier igif.
3. Cf. Guardian, ig août 191 5.
igi5 est respectivement878, 1002 et 1 236, mais il reste qu'en beaucoup d'endroits les indifférents demeurent aussi nombreux. Il est difficile de donner des statistiques. Un correspondant du Times estime à 75 p. 100 ceux qui, chrétiens de nom, ne fréquentent ni églises, ni chapelles dissidentes. L'évêquede Chelmsford déclarait dernièrement que, dans le diocèse de Londres et de Southwark (Londres-Sud), 5 p. 100 de la population seulement sont communiants. Dans le Guardian (Manchester), un auteur signant Artifex, faisait dans un article plutôt sympathique, cette douloureuse constatation « Je suis assez certain qu'il n'y a pas de signe d'une renaissance de vie religieuse en Angleterre, je constate plutôt le contraire. Je pense que l'Église d'Angleterre était extraordinairement inactive avant la guerre, et il me semble que les jours qui ont passé depuis le commencent des hostilités ont rendu évident à nous tous ce manque d'action. » L'éditorial du ChurchTimes, du 17 décembre 1915, faisait le même aveu En Angleterre durant les six premières semaines de la guérie,, il y avait des signes de revival, mais tout ceci est descendu à zéro (this came 4 to naught). Dans le livre que vient de publier le Rev. M. Carey Avez-vous compris le christianisme? l'auteur envisage le mouvement actuel « Deux éléments seulement, dit-il, sont vivants et efficaces dans le monde religieux anglican l'élément évangélique et l'élément catholique. Du grand groupe modéré de l'Eglise d'Angleterre, je ne fais pas grand cas, ses partisans ne semblent avoir ni enthousiasme, ni conviction. A l'occasion, ils viennent au temple et communient; mais on ne peut faire fond sur eux. Ils ne sont pas, si j j'ose ainsi parler, plongés jusqu'au cou dans le courant religieux, ils y barbotent. Plusieurs donc constatent ce divorce pratique entre l'Église et la nation. Le pays ne sent nullement le besoin de demander au clergé une direction générale. En fait, les services d'intercession sont d'ordinaire peu fréquentés. Malgré l'ingéniosité et le succès de quelques ministres, ici et là, ces offices réunissent un tout petit nombre de fidèles. Quelquefois même, comme certains jours dans la cathédrale de Salisbury, c'est dans la solitude absolue que le chanoine, assisté du bedeau, récite les prières. A Cantorbéry, où le service a lieu une fois par semaine, on compte, perdus dans la grande nef deux ou trois soldats seulement. Un correspondant de
Saturday Review constate que, dans sa paroisse, au moment où commençait la grande bataille navale, un seulement sur cent des fidèles assistait à l'office. Le Church Times déclare comme un fait admis par tous que les cérémonies d'intercession n'ont réussi à attirer personne en dehors de ceux qui déjà fréquentaient régulièrement l'église. C'est l'apostasie de la nation. Dans une conférence sur la guerre, le Rev. C. H. Sharpe de More-Hall faisait cette confidence Au début de notre vie nationale et au cours des cinq siècles qui ont suivi, nous étions très catholiques. Puis, durant un siècle ou deux, la nation, dans son ensemble, devint très protestante. Dans les deux cas, nous avons été très religieux. Au contraire, pendant à peu près les cinquante dernières années, pour la première fois de notre histoire, nous n'avons été ni l'un ni l'autre, nous avons simplement cessé d'être religieux. a Se payer du bon temps » et « courir après le plaisir », voilà la divinité à laquelle en général étaient dévolus nos hommages1. Ces plaintes ont naturellement amené quelques protestations. Tel ministre publie le pourcentage des présences aux services d'intercession dans sa paroisse, tel autre se contente de s'indigner contre les écrivains ou prédicateurs pessimistes. Cependant le mal général était évident et les laïques protestaient contre le clergé qui, illusionné par un petit noyau de fidèles, ne voulait pas ouvrir les yeux sur ce qu'on appela bientôt dans la presse, « la faillite de l'anglicanisme » (The failure of Anglicanism). Faillite, mot gros de conséquence et qui vint troubler dans la quiétude de son riche bénéfice plus d'un dignitaire de l'Église. Le Rev. E. Holmes, archidiacre de Londres, prêchant à Saint-Paul, le troisième dimanche après Pâques, crut devoir faire allusion à cette parole. « Nous sommes peinés de voir et nous regrettons l'apparente imprudence de ceux qui lancent à la légère et sans réflexion des phrases comme celle-ci « L'Église a fait faillite. » En quoi, ils se chargent d'une très lourde responsabilité. » Mais au risque de diminuer et même d'ébranler la foi, les journaux doivent revenir sur ce grave problème, et peu à peu les critiques se précisent. Le Guardian commençait un éditorial de mai igi6 par cette triste constatation « L'Église i; The Guardian, 16 décembre 191 5,
d'Angleterre en ce moment passe à travers le feu. Amis et ennemis J'attaquent à l'envi. Une forte proportion de ses membres éprouve un sentiment de malaise, comme si elle avait manqué de saisir les occasions magnifiques que lui offrait la guerre. »
Bien que cette accusation d'inertie nous blease et non sans raison, pour l'Église d'Angleterre, déclare à son tour le Church Times, on ne peut nier que les résultats spirituels obtenus aient produit chez beaucoup un très vif sentiment de désappointement. Beaucoup pensent que si la religion a eu si peu d'influence sur la vie de la nation durant les dix-sept mois de guerre que nous venons de traverser, la faute en est surtout à l'Église d'Angleterre. La nation, en grande majorité, est enrôlée sous sa bannière et pourtant, dans l'ensemble, son impuissance à provoquer des sentiments de loyalisme enthousiaste chez ses adeptes est manifeste. En dehors de la petite troupe des fidèles assidus, elle a été incapable d'exercer une influence quelconque sur le peuple anglais en ce qui concerne la guerre.
Avec une franchise et une liberté qui nous étonnent mais qui sont bien caractéristiques de l'english honesty, ces clergymen avouent l'impuissance de leur Église. Quelquesuns en accusent le gouvernement. « Nos chefs politiques ne sont pas des hommes à faire appel aux sentiments spirituels ils ne s'y sont pas même essayés1». Beaucoup reconnaissent aussi que le clergé et surtout les hauts dignitaires ont fait faillite, en ne donnant pas à la nation une direction religieuse, ferme, constante, ordonnée. « Évidemment, ce n'est pas l'organisation occasionnelle d'une cérémonie religieuse, ou une lettre pastorale, ou l'impression d'un sermon qui peut en tenir lieu. Aussi j'ose affirmer que la cause de cette faillite retombe surtout sur nous, membres du clergé. » Le Rev. Walter J. Carey, dans le Church Times, appelait l'attention « sur ce fait effrayant » que « le clergé respectable » ne reconnaît pas l'impuissance de l'anglicanisme à inspirer la conduite ou à influer sur l'âme de l'homme du peuple. « Nous ne doutons pas qu'il ait raison, concluait l'éditeur du journal. Et c'est là la raison de l'impuissance de l'Église d'Angleterre en tant que corps dans la crise présente. Mais nos chefs le verront-ils? C'est une autre affaire. On nous redit souvent i. Church Times, 17 décembre 1910.
qu'après la guerre tout aura changé, espérons qu'il ne faudra pas ajouter, « sauf l'Église d'Angleterre ».
En effet ce que beaucoup critiquent, c'est moins l'action de tels ou tels membres du clergé, les procédés d'apostolat employés, que l'Église en tant qu'Église, c'est-à-dire présentant tel système de doctrine, tel genre de culte. Un chanoine de Truro, le Rev. Gerald V. Sampson écrivait au Guardian En tant qu'Église, nous n'avons pas mis devant les yeux du peuple un idéal moral qui puisse le captiver et le passionner. Il faut probablement attribuer à cette omission lamentable l'oblitération actuelle de certaines règles morales. Comme les Juifs, nous n'avons pas connu le temps de notre visite, parce que, comme eux, nous ne nous sommes pas préparés à ce qui en était l'avent. Serait-elle près de finir? Avonsnous manqué l'occasion de grouper et de nous servir des âmes lesplus capables d'organiser, de prier, de prêcher, et d'enseigner dans le paysP L'Etat aspire à un dictateur, l'Eglise à un prophète. Hélas I serait-il vrai qu'il n'y a plus de prophète a
C'est avec surprise et curiosité qu'on entend un clergyman, le Rev. Carey, reconnaître que la religion anglicane ordinaire t( ne fera jamais l'affaire ». Car, ajoute-t-il, à quelque dose qu'on la prenne, elle ne sauve pas les âmes, c'est une suffisante condamnation. L'anglicanisme ordinaire est méprisable dans ses fruits.
C'est presque an cri de rébellion. Aussi bien, ces paroles sont-elles extraites d'un article audacieusement intitulé 1' « Étendard de la Révolte », et il semble que beaucoup de jeunes clergymen ont cru voir, dans le Rev. Carey, le prophète souhaité par le vénérable chanoine de Truro. Perspicace et hardi, le chapelain de la flotte fait délibérément, et presque chaque semaine, dans le Church Times le procès de l'Église officielle, de ses dignitaires, de son enseignement et de son organisation. Il avoue nettement les aspirations catholiques qui se font jour dans beaucoup d'à me a. je lève l'étendard de la Révolte. J'appelle les autres, les jeunes, les généreux, les enthousiastes à faire de même. Les dignitaires de l'Eglise ont fait faillite. Le mieux qu'on puisse dire de l'Anglicanisme, c'est qu'il est de la morale avec une teinte de sentiments chrétiens. Nous avons besoin et nous prétendons obtenir la conversion & un amour i. The Guardian, 19 août 1916.
passionné pour Jésus-Christ, la prière et les sacrements, par lesquels Jésus-Christ est admis parmi nous et les fidèles_pour gouverner, sauver nos âmes et nous diriger vers notre noble destinée
Le mal a été constaté. En beaucoup d'endroits, les offices sont négligés, la vie intérieure est médiocre, les demandes de prière sont sans réponse, les communions deviennent rares ou sont abandonnées. A cette situation, ministres et laïques attribuent différentes causes. On s'est plaint du manque d'instruction une enquête instituée auprès des chapelains a dénoncé l'ignorance comme principal motif de l'indifférence religieuse chez les hommes du front. Les nouvelles conditions de vie, les cinémas, éloignent les fidèles du temple. Les non-conformistes avec un zèle extraordinairegagnent des prosélytes. En certains milieux on reproche au clergé ses riches prébendes, aux hauts dignitaires leur luxueux palais ou leurs nombreux domestiques2; à l'Église «n général sa mondanité on prétend qu'elle s'occupe peu des classes ouvrières, qu'elle n'est pas en contact avec les sentiments de la nation, qu'elle ignore la science des âmes, les « Parochialia » n'étant pas enseignés aux étudiants, et qu'une conversation spirituelle est impossible avec un clergyman. Mais le mal est plus profond encore; c'est moins un vice de méthode qu'un principe faux. L'Église n'est point appelée à la repentance, mais à la conversion. Le remède, qu'après le Rev. Carey beaucoup réclament, le seul efficace est le retour à l'esprit, aux cérémonies, aux sacrements et au dogme catholique.
(A suivre.) F. DATIN. r. Church Times, 7 janvier 1910. Je crois qu'un certain nombre de elergymen ont pris trop à la lettre ce cri de révolte, car te Rev. Carey dut, dans les numéros suivants .du Church rimes, déclarer qu'il n'était nullement en rupture de ban avec l'Église établie. Le chanoine Scott Holland reprenant ses attaques contre les dignitaires dans le numéro de lévrier du CommonweaUh, ajoute spirituellement « Je suis moi-même ion dignitaire. Nous sommes lei créatures qui avons le moins l'idée apostolique, nous avons l'air d'antiquités échappées d'un musée. Si seulement le P. Carey pouvait nous dire comment nous rajeunir S'il ne le fait pas, nous nous vengerons en faisant de lui, quelque jour, un dignitaire et alors nous verrons ce qui arrivera. » a. Rev. Hubert Handley, ta Guerre et l'Esprit d. ptn.iitn.ee des éviqut* dans Nîneleenth Century, février 1916.
JOSEPH LOTTE
ET LE « BULLETIN DES PROFESSEURS CATHOLIQUES DE L'UNIVERSITÉ »
« Rien ne vaut, disait Lotte, une parole de saint Ça va droit au but !» »
La sienne aussi, à ce soldat mystique, qui avait, comme Péguy, et plus que lui, « des parties de sainteté », allait droit au but; et l'on s'en convaincra si l'on veut bien parcourir avec respect (cette vertu de la vieille France qu'il aimait tant) les pages toutes de fraîcheur, de bonhomie, de franche spontanéité qu'a recueillies, avec une piété fraternelle, l'un de ses intimes et tout premiers collaborateurs'.
Ce sont les fameuses « notes de gérance » et les meilleurs articles du fondateur du Bulletin; avec, en plus, sous le titre d'Entretiens, quelques larges fragments, jusqu'alors inédits, des confidences de Péguy.
M. Pierre Pacary, en sauvant de l'oubli ces reliques au plein sens latin du mot a comblé le vœu de nombreux amis, le nôtre, en particulier, et sa très belle introduction biographique est un document du plus haut intérêt sur le mouvement « péguyste ».
1
Lotte a maintes fois parlé de Ce « parti des hommes de quarante ans », qui reconnaissait Péguy pour chef de file. C'étaient, à- leur façon, des grognards de la garde, chevronnés et barbus, n'ayant pas peur des coups et sachant au besoin en asséner de rudes. C'étaient des compagnons, au sens populaire et militaire aussi, et le titre choisi par M. Pacary semble s'être inspiré d'une page des Cahiers (0 soldats de l'an deux 1 ô guerres! épopées 1) « Et n'ont-ils point été essentiellement des grands compagnons, des compagnons i. Un compagnon de Péguy, Joseph Lolle (1876-1914). Pages choisies et notice biographique, par Pierre Pacary. Préface de Mgr Batittol.'J. Gabalda, 1916.
du tour d'Europe, comme il y a eu pendant des siècles tant de compagnons du tour de France, comme il y en a peut-être encore aujourd'hui quelques-uns1.
On ne saurait, en effet, sans fausser son esprit, son œuvre, la nature même de sa conversion, séparer Lotte de Péguy. Depuis leur rencontre à Sainte-Barbe c'était en 1894, Lotte n'avait pas vingt ans ces deux âmes viriles s'étaient si bien accordées, harmonisées, accrochées, que leur évolution fut parallèle et leur sacrifice identique.
Leur vie tout entière fut un pèlerinage en armes, comme celui des croisés, une campagne, un compagnonnage. Toutefois, l'un atteignit le but plus directement, plus vite, plus sûrement – ce fut le plus humble et l'autre faillit bien rester, comme il le dit, dans un fossé « Ahl mon vieux, les Croisades, c'était facile Il est évident que nous autres, nous aurions été des premiers à partir pour, Jérusalem et que nous serions morts sur la route. Mourir dans un fossé, ce n'est rien; vraiment j'ai senti que ce n'était rien. Nous faisons quelque chose de plus difficile2. »
Certaines lignes de Péguy, sur son cher Lotte font songer à l'amitié de Montaigne pour La Boétie car, bien que le fondateur des Cahiers et le gérant du Bulletin fussent sensiblement du même âge, celui-ci se considéra toujours comme le disciple, ou pour mieux dire, « l'homme-lige et « l'écuyer fidèle » de celui-là. « C'est une grande joie, mon cher Lotte, écrivait Péguy, que de n'avoir pas eu une seule fissure dans cette amitié, dans cette fidélité de vingt ans. » Et Lotte de réveiller ses souvenirs de jeunesse pour esquisser le portrait en pied du normalien sans élégance, mais à l'influence déjà irrésistible qu'était aux environs de sa trentième année le futur écrivain des Mystères
C'était un petit homme, carré d'épaules, serré dans un veston étriqué, d'énormes souliers ferrés aux pieds, un étroit chapeau mou sur la tête, une face claire de paysan où brillaient deux yeux aigus. II me faut de l'argent, disait Péguy (alors socialiste militant), pour la grève de. Il y avait toujours une grève quelque part, et il fallait toujours de l'argent à Péguy. Il allait de groupe en groupe, et partait d'un pas rapide, toujours soucieux, toujours sérieux.
i. Cahiers de la quinzaine, IX, i, du 6 octobre 1907.
a. Entretiens, p. 337.
Tout le secret de l'empire exercé par ce diable d'homme sur ses familiers et sur Lotte tout spécialement, tient dans cette phrase
Cette autorité involontaire, mais souveraine, je l'ai compris depuis, c'était celle qu'emporte avec soi toute vie spirituelle plus profonde. Un précepte n'a jamais par lui-même qu'une valeur de connaissance, il n'acquiert une valeur de vie que quand certaines bouches le prononcent. Un saint n'a qu'à parler on ne raisonne pas, on ne discute pas, on croit et l'on suit. Il y avait déjà dans Péguy, dans sa simplicité, -dans sa.douceur, dans sa bonté, dans sa force, des parties de sainteté. Et ce témoignage d'une si tendre affection, d'une si entière admiration, nous révèle en même temps, du moins en partie, la psychologie de Lotte et de son retour. On a dit qu'il fut pour Péguy, ce que le bon frère Léon du chapitre de la joie parfaite fut pour saint François, une âme entièrement dévouée, sans fraude et sans complication, buvant comme du lait les paroles du Maître.
« Ce qui m'inquiétait chez toi, écrira-t-il plus tard, des tranchées, à un ami qu'il voulait ramener à Dieu, c'était une certaine raideur, à l'opposé de la grande tendresse catholique. » Lui, n'était pas, comme les Juifs, dura cervice il n'avait pas la nuque raide, et c'est cette simplicité de la colombe, unie (plus que certains n'ont semblé le croire) à la prudence du serpent, qui le sauva et le fit se jeter, tel un enfant, entre les bras de Dieu.
Reste que Péguy – le bergsonien Péguy fut l'instrument, le moyen, l'intermédiaire providentiel de sa conversion « C'est la plus belle âme que je connaisse », disait Lotte de son ami, et il s'écria en apprenant sa mort « « Péguy était tout pour moil »
On ne pourra lire sans éinotion le récit de l'entrevue décisive qu'il eut avec son ami malade, en septembre 1908, et qui évoque certaines pages brûlantes de Pascal A un moment, il se dressa sur le coude et les yeux remplis de larmes « Je ne.t'ai pas tout dit. J'ai retrouvé la foi. Je suis catholique. » Ce fut soudain 'comme une grande émotion d'amour; mon cœur se fondit, et, pleurant à chaudes larmes, la tête dans les mains, je lui dis presque malgré moi « Ah 1 pauvre vieux, nous en sommes -tous là. » A cette minute, je sentis que j'étais chrétien.
L'épreuve cruelle dont j'ai déjà parlé1 et la publication de la première Jeanne d'Arc balayèrent comme un ventdu large ses dernières hésitations. Il ne lui restait plus qu'à faire le dernier pas, mais il avait assez de franchise et d'humilité pour ne pas « caler » devant le respect humain. Il se dit donc avec sa familiarité, sa rondeur coutumières « Mon vieux, tu crois, donc il faut aller à confesse, et faire tes. pâques. »
Puis, dans une autre confidence, il ajoute « Une humble sœur de ia Miséricorde me prit par les mains, je me laissai conduire comme un enfant. » C'était en 1910.
La fondation du Bulletin suivit de près. C'est en décembre de la même année qu'il lança de Coutances son curieux et hardi manifeste
Nous nous groupons afin de créer entre nous un lien d'amitié, une aide mutuelle de foi et de prières. Nous voulons que cette communauté de sentiment et d'action redouble en chacun de nous l'élan de la vie spirituelle, donne à notre foi un rayonnement plus vif, et fasse ainsi mieux fructifier chez nos élèves l'influence de notre caractère et de notre dévouement.
Il demandait cent adhésions il n'en reçut que trentecinq2, mais il n'était pas homme à se décourager, ni à s'effrayer de certaines menaces.
Le 20 janvier 1911, paraissait le premier numéro, format petit journal de province. « Dés l'abord, écrit M. Pacary, on vit se dessiner les traits principaux qui fixeraient la physionomie de la nouvelle feuille une foi profonde et simple, l'amour de la liturgie, un ardent esprit d'apostolat, une vivacité égale dans l'admiration et les attaques nécessaires, le culte de Péguy3. »
Notons ce dernier mot le culte de Péguy. On peut dire que le Bulletin fut une succursale catholique des Cahiers. Avec toute la ferveur de son amitié, toute la délicatesse de r. Cf. ttudes du 5 mare.
a. Il obtint des réponses de ce genre « Quand votre appel est arrivé au collège, ce fat un beau toile. Qa'est-ce q«e ce Lotte, se demandait-on, un imbécile ou un Usai- Ou encore Les loges vous guettent, elles relèvent, poar les publier, le nom devos abonnés, etc. »
3. Infroiaction, p. 4o.
sa reconnaissance envers celui qui avait tant aidé à sa libération intellectuelle, Lotte se fit le propagateur enthousiaste et l'apologiste ardent des œuvres du Maître, comme il l'appelait déjà.
Des personnages graves, peu au courant de son évolution et de leur intimité, pensèrent qu'il exagérait. Nous le pensons avec eux, mais avec plus d'indulgence. Il ne songeait, quant à lui, qu'à payer sa dette, et comme il ne savait pas lésiner, il la paya largement, surabondamment. Tout au plus s'en excusait-il, de temps à autre, et non sans un sourire malicieux « Le Mystère de Notre-Dame a fait crier bien des gens. Nous réparerons cela le mois prochain. » Péguy, lui, charmé de ce précieux concours, exultait. Il magnifiait ainsi l'entreprise de son fidèle ami « Ces commencements du Bulletin sont tellement identiques pour l'esprit et pour les mœurs aux commencements des Cahiers 1 C'est tellement le même ton, la même petitesse, la même sincérité, la même pureté de pauvreté I Ces abonnés fermes et mal fermes, c'est tellement de nos vieilles connaissances 1 Quel journal et quelle revue, quel périodique, quelle revue était, autant que le Bulletin, notre filiale en esprit et en mœurs, notre secrète filiale spirituelle. Notre fille et notre filleule. Un nouveau bourgeonnement, une nouvelle source, un rejaillissement de notre jeunesse. »
Péguy, néanmoins, se lamentait l'isolement, la gêne. Lotte s'efforçait, par toutes sortes de moyens que lui suggérait son cœur, de venir en aide à son ami « J'ai eu, il y a quelques jours, une idée de génie. Comme Péguy me disait que les Jeanne d'Arc ne se vendaient pas, j'en ai fait venir quatre-vingt-dix et j'ai écrit personnellement à cent vingthuit abonnés. Les vingt-cinq dernières lettres sont parties hier et j'ai déjà vendu cinquante-huit volumes. C'est évidemment un record. »
Et son ami lui répond m Bien reçu ton mandat. Mon vieux, tu m'as étonné. C'est la première fois que je gagne
i. C'était là, en effet, une des originalités de l'œuvre et non la leulc. Le principe admis dès le début était que chaque abonné firme devait payer pour quatre abonnéB possibles (ou mal fermes, comme dit Péguy), qui ne payaient pas, mais que Lotte « desservait », dana l'eapoir qu'ils finiraient par s'abonner pour de bon.
de l'argent avec ma plume. Je t'embrasse pour tout ce que tu fais pour les Mystères' »
Entre temps, Péguy se confiait, se confessait à Lotte « Je me suis mis avec toi, lui écrivait-il, dans un ordre de confidence et de confession qui est en dehors de l'ordre public. » C'était une allusion directe aux Entretiens. Je n'entreprendrai pas de les résumer on ne capte pas une source jaillissante.
Il y a même une certaine pudeur à réserver ici son jugement car je suis de ceux qui tiennent que, dans la pensée de Lotte, ces feuilles tout intimes n'auraient jamais dû voir le jour de la publicité. Non que M. Pacary ait outrepassé ses droits en nous les livrant, et nous lui savons gré, au contraire, de nous avoir mieux fait connaître ainsi le « vrai Il Lotte et le « vrai » Péguy mais s'il m'était permis d'exprimer une crainte, ce serait que ces pages, d'une sincérité absolue, d'une. naïveté parfois stupéfiante, lancées de la sorte et sans commentaire suffisant dans le domaine public, n'y tiennent un peu le rôle de l'ebr.ius inter sobrios. Les initiés, eux, s'y reconnaîtront, sauront faire le partage des exagérations verbales, souriront des outrances amicales, excuseront certaines libertés de langage. Mais les non-initiés? Mais les pharisiens, qui ne manquent pas dans le monde des lettres? L'entreprise, pour tout dire, nous paraît hasardeuse, je dirais même inopportune2.
On ne saurait s'empêcher de frémir tout ensemble de pitié, d'étonriement et de sympathie profonde, à la lecture de pareils aveux, si sincères, si complets, et qui sont une confession d'homme à homme
Mon vieux (c'est Péguy qui parle), j'ai beaucoup changé depuis deux ans. Je suis un homme nouveau. J'ai tant souffert et tant prié. Tu ne peux pas savoir. Je ne peux pas t'expliquer. Je vis sans sacrements. C'est une gageure. Mais j'ai des trésors de grâce, une surabondance de grâce inconcevable. J'obéis aux indications. Il ne faut jamais résister. Mon petit Pierre a été malade, une diphtérie en août, i. Introduction, p. ia-i3. *î a. On trouvera longuement exposées et développées, dans la préface de Mgr BaUffol au livre de M. Pacary, les réserves qu'il convient d'apporter au catholicisme trop individualiste et à l'anti-intellectualisme de Péguy. Cf. p. xx sqq.
en arrivant à la mer. Alors, mon vieux, j'ai senti que c'était grave. Il a fallu que je fasse un vœu (ne mets pas ça dans ton canard surtout), j'ai fait un pèlerinage à Chartres. Je suis Beauceron. Chartres est ma cathédrale. Je n'avais aucun entraînement.
J'ai fait i44 kilomètres à pied en trois jours. On voit le clocher de Chartres à 17 kilomètres sur la plaine. Dès que je l'ai vu, ç'a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d'un coup. J'étais un autre homme. J'ai prié une heure dans la cathédrale, le samedi soir. J'ai prié une heure le dimanche matin avant la grand'messe. Je n'ai pas assisté à la grand'messe. J'avais peur de la foule.
J'ai prié, mon vieux, comme jamais je n'ai prié. J'ai pu prier pour mes ennemis; ça ne m'était jamais arrivé.
Mon gosse est sauvé. Je les ai donnés tous trois à Notre-Dame. Moi, je ne peux pas m'occuper de tout. Je n'ai pas une vie ordinaire. Ma vie est une gageure. Nul n'est prophète en son pays. Mes petits ne sont pas baptisés. A la sainte Vierge de s'en occuper. J'ai un office, j'ai des responsabilités énormes.
Au fond, c'est une renaissance catholique qui se fait par moi. Il faut voir ce qui est, et tenir bon.
Je suis un pécheur, je ne suis pas un saint. La sainteté, ça se reconnaît tout de suite. Moi je ne suis pas un saint. Je suis un pécheur, un bon pécheur. La plus belle prière à Notre-Dame a été faite par Villon. Je suis un chroniqueur, un témoin, un chrétien dans la paroisse, un pécheur, mais un pécheur qui a des trésors de grâce et un ange gardien étonnant.
Cette page et il y en a d'autres de ce genre, on voudrait tout citer est effarante d'illogisme et de candeur, de foi très humble mêlée à de l'orgueil secret, comme un rayon avec de la boue.
Péguy ne pratiquait pas, c'est un fait, il avait dans sa vie un nœud qu'il lui semblait présentement impossible de dénouer1, mais de là à dire qu'il ne croyait pas, il y a un abîme. Converti de cœur et de tête, il avait, au contraire, la foi robuste des hommes du moyen âge. Et sa confiance en Marie, suprême motif d'espoir, était absolue.
Figure, toi, disait-il encore, que, pendant dix-huit mois, je n'ai pu dire mon Notre Père « Que votre volonté soit faite. » Je ne pouvais pas dire ça. Je ne pouvais pas. Comprends-tu cela Je ne pouvais pas prier Dieu, parce que je ne pouvais pas accepter sa volonté. C'est effrayant. Il ne s'agit pas de dire des prières à la mie de pain, il s'agit 1. Cf..sur le mariage civil de Péguy, la préface de Mgr Batiffoi, p. xun-xsiT.
de dire vraiment ce que l'on dit. Je ne pouvais dire vraiment « Que votre volonté soit faite. » Alors, je priais Marie. Les prières à Marie sont des prières de réserve. C'est ça, des prières de réserve. Il n'y en a pas une, dans toute la liturgie, pas une, tu entends, pas une, que le plus lamentable pécheur ne puisse dire vraiment. Dans le mécanisme du salut, l'Ave Maria est le dernier secours. Avec lui, on ne peut être perdu.
C'est là-dessus que se ferment les Entretiens. Lotte, qui les rédigeait sur-le-champ, afin de n'en rien perdre, ajoute cette simple note, où il formule sa ferveur admirative de disciple « Je suis très fatigué. Voilà trois nuits que je ne dors pas (chemin de fer, garde-malade). Je laisse tomber de cet entretien, le plus beau que j'aie eu, des choses admirables. Nous parlions dans l'arrière-boutique. La nuit était tombée. Nous n'avions pas allumé. Il n'y avait plus de clarté que sur le front de Péguy et sur sa main. »
II
Ce qui fait l'originalité propre du Bulletin, ce par quoi il se distingue nettement des Cahiers, c'est qu'il est avant tout et sans réticence, une oeuvre catholique, un instrument de réforme intérieure, « une aide mutuelle de foi et de prière n, enfin, et comme conséquence, un organe très vivant d'apologétique chrétienne.
Restaurer en chaque âme, et d'abord en chaque âme se disant catholique, le sens catholique affaibli ou parfois faussé (c'est du moins la pensée de Lotte) chez beaucoup des meilleurs, tel est le but avoué, sans cesse poursuivi, et que le gérant a soin de rappeler souvent pour qu'on ne l'oublie pas.
D'où ces appels, qui retentissent au fond des cœurs droits comme des sons de cloche discrets ou impérieux Je voudrais que nous fondions un foyer de vie chrétienne. Que chacun y apporte sa bûche. Ce qme les catholiques doivent poursuivre, en ces temps d'incroyance et de stérilité [il exagère], c'est l'enrichisaement de leur vie spirituelle. Il faut que chaque catholique devienne dans son milieu un centre de foi et de charité. Les objections intellectuelles, rationnelles, historiques, prétendues scien-
tomberont toujours à côté, si notre vie témoigne pour elle (pour la religion). Jamais un argument n'a rétorqué un acte. Nous ne pouvons pas mesurer le retentissement d'une vie catholique sur les âmes voisines mon expérience de converti me montre qu'il est immense. C'est nous que nous devons d'abord transformer. Parfois, son zèle de néophyte, incapable de comprendre les tiédeurs et les lâchetés, le porte à des sévérités de langage qu'on pourrait croire outrées, s'il n'évoquaitcertaines épîtres de saint Paul ou de saint Jacques aux premiers chrétiens Au lieu de prendre des mines douloureuses ou scandalisées devant le débordement des impiétés modernes, il vaudrait mieux faire un retour sur soi et se demander si les premiers responsables ne sont pas les catholiques eux-mêmes. L'incroyance n'aurait pas poussé de telles racines dans notre pays, si elle n'avait eu pour terreau les vices et les trahisons des croyants. Il serait peut-être temps d'y songer. Il serait peut-être temps, si nous voulons faire régner Jésus sur le monde, de le faire régner sur notre cœur.
C'est donc une mystiqae que cet homme d'action met à la base, à la source de son apologétique. Mystique fort simple, d'ailleurs, et très populaire, la plus sûre aussi, et que son biographe résume en cette formule claire « C'est la vie unie à la messe. Non pas la vie à-compartiments où l'on fait sa part à Dieu, mais la rie pénétrée tout entière de la présence de Celui qui, par la messe et la communion, voulut demeurer avec chacun de nous. »
D'où la conception « paroissienne » (dont j'ai déjà parlé) du catholicisme de Lotte. Et sa passion de la liturgie « Nous sommes, écrivait-il, des paroissiens qui allons à la messe et essayons de la bien suivre. Bien suivre la messe, n'est-ce pas toute la piété, bien conformer sa vie à la messe, toute la perfection chrétienne et la plus haute mystique? » On reconnaîtra ici un écho des Entretiens et,comme toujours, l'influence prédomirante de Péguy, qui disait « Ce qu'il faut refaire avant tout, ce qui est capital, c'est la paroisse. » Mais le disciple, étant plus logique que le maître, et aussi plus libre, ne s'arrêtait pas comme celui-ci à moitié chemin. Aussi pouvait-il dire avec plus d'assurance « Nous sommes ceux qui réconcilieront, nous sommes ceux qui restaureront. »
Quand Lotte parle ici de « réconciliation », il faut donner au terme toute sa portée pratique, toute sa force d'actualité. 'Universitaire et catholique, laïque, d'éducation et religieux de tempérament, professeur de lycée et chrétien pratiquant, Lotte souffrait comme beaucoup d'entre nous alors de l'incompréhension, des malentendus, des préjugés s qui élargissaient de jour en jour le fossé entre les gens d'Église et les fonctionnaires de l'État. Plusieurs lettres, venues de points différents et publiées dans le Bulletin, sont d'intéressants témoignages du douloureux conflit qui divisait des âmes droites de part et d'autre, et ne demandant qu'à s'expliquer une bonne fois, afin de se rapprocher « Je me demande si nous ne nous sommes pas laissé parfois entraîner à des injustices, lui écrit un curé de campagne, et, dans nos luttes contre l'école laïque, si nous n'oublions pas trop l'âme des instituteurs, a
De son côté, un instituteur de Paris, faisant loyalement part de ses objections contre la religion, demande « Pourquoi les prêtres réformateurs de bonne foi, les mauvais prêtres et les prêtres indifférents? »
A de pareilles questions, la réponse est fort délicate. Mais le « bon Lotte » – épithète qui lui convient, pourvu qu'on n'y mette pas une expression de condescendance un peu hautaine n'y va pas par quatre chemins.
Et voici ce qu'il trouve, dans sa simplicité « Méfions-nous, dit-il au prêtre, de l'esprit de polémique. Partout où l'instituteur n'est pas un sectaire, il peut et il doit y avoir bons rapports entre lui et le curé. Nos prêtres ont trop souvent une sorte de prudence défiante qui les empêche de découvrir, et partant, d'encourager les bonnes volontés toutes prêtes. » Puis, élevant le débat dans une éloquente et magistrale répartie au « primaire son collègue, qu'il se refuse « absolument », dit-il, « à suivre dans le détail de ses doutes et de ses 'objections », il parle avec amour de l'Église « cette incomparable maîtresse de sagesse », à qui, les fautes de ses plus chers fils n'enlèvent rien de sa pureté, et qui, « par un brusque retournement, inspire aux ennemis de la veille (aux meilleurs d'entre eux, s'entend) un respect, une admiration qu'on sent penétrés d'une secrète tendresse ».
C'est dans ces pages, dont la verve et l'ironie nuancée de charité rappellent incontestablement la manière de Veuillot, que l'on saisit sur le vif la méthode (très simple) et les procédés (très droits) de son apologétique. On a dit qu'il la réduisait trop volontiers à cette formule excellente, mais insuffisante « II ne faut pas faire le malin 1 »
Peut-être; mais que de variantes, que de nuances, que de développements imprévus et neufs il sait lui donner Que de bonnes raisons aussi et que de motifs même intellectels il découvre pour motiver et féconder cette humilité pratique, assise indispensable de la foi.
Laissons-nous entraîner quelques instants au charme de son argumentation.
Une fois qu'a craqué dans des cœurs comme les nôtres l'armature matérialiste et athée, si l'on était sincère avec soi, je veux dire non pas avec le personnage extérieur que nous jouons, mais avec notre moi profond, on se reconnaîtrait subitement chrétien. Mais par un mystérieux dédoublement, francs et loyaux avec autrui, nous sommes fourbes et menteurs avec nous-mêmes. Pendant vingt ans, on a vécu sans Dieu; toutes les habitudes, tous les mécanismes, toutes les manières de sentir et de penser se sont organisées sans Dieu, en dehors de Dieu, contre Dieu. Quand une poussée de la grâce et l'expérience de l'événement ramènent soudain Dieu dans le champ de la conscience, alors nous nous sentons comme trahis et tout conspire en nous, le premier émoi passé, pour refouler l'intrus. Si l'on « a de l'instruction » (c'est hélas! notre cas), on se rue aussitôt vers l'arsenal où, sous le masque de science, le vieil orgueil humain forge des armes pour l'incrédulité. A nous la paléontologie, la mastodontologie, la géologie, la météorologie, la cosmologie, l'anthropologie, la sociologie, et toutes les logies possibles et imaginables 1 Et sur le point de source où la grâce a jailli, on entasse, pour l'obstruer, tout ce qu'on peut ramasser d'aperçus hâtifs, de conclusions extrêmes, d'hypothèses invérifiées. Il faut bien qu'il (l'incroyant) se mette dans l'esprit que d'états comme le sien, on ne sort que par un coup de force les prétendues impossibilités scientifiques et rationnelles dont il dresse l'épais appareil sont des nuées vaines, de creuses apparences que l'acte fait subitement s'évanouir. Trois ans, je les ai vues s'élever autour de moi, me cachant le ciel, trois ans, elles m'ont comme emprisonné. Elles s'entassaient autour de moi comme une muraille pélasgique. Un beau matin, je m'élançai la muraille cèda comme un brouillard. Alors pourquoi diable avoir attendu si longtemps?. 0 mon ami, quel pitoyable orgueil! De grâce, quittez cette fallacieuse objectivité, fermez les yeux et les oreilles, retirez-vous en vous-même, c'est là tout au
fond que s'ouvre la baie sur l'invisible'. Et vous le savez bien; mais vous êtes comme les autres, vous avez peur de regarder; car si l'on regarde ainsi, c'estDieu qu'on risque de voir tout à coup, Dieu si grand, si immense, si terrible, qu'on en frémit jusqu'au fond des os. Et l'on détourne la tête, et l'on dit c'est une folie. Un ami vous rassure troubles digestifs, vertiges d'estomac. Mais voyons, soyez franc, en seriez-vous où vous en êtes si vous ne saviez pas, au tréfonds de vous, que c'est bien Dieu que tel ou tel jour vous avez entrevuP. Alors, pourquoi le nier, quand on l'a une fois découvert? pourquoi se débattre ainsi? pourquoi pas l'abandon aux bras de notre PèreP. Suit cet aperçu substantiel, extrêmement logique, de nos raisons de croire et d'adopter pratiquement le catholicisme Nous croyons, premièrement, parce que nous n'avons pas fait le malin avec le bon Dieu et qu'il nous a suffi de l'entrevoir à de certains instants privilégiés de notre vie pour admettre tout simplement qu'il est. Nous croyons, deuxièmement, parce qu'ayant éprouvé l'existence de Dieu nous avons compris autant avec notre cœur qu'avec notre raison qu'il ne pouvait se désintéresser de nous, qu'il fallait qu'il nous aimât, que nous étions ses enfants, ou sinon, que ce monde, cette vie et tout, ce serait par trop horrible. Nous croyons, troisièmement, parce qu'ayant réclamé comme un dû cet amour, nous n'avons eu qu'à ouvrir les yeux pour voir dans la naissance, dans la vie, dans l'enseignement et dans la mort de Jésus-Christ, la preuve d'un amour tellement inouï qu'il ne reste plus à l'homme qu'une attitude pertinente, celle d'une perpétuelle action de grâces. Nous croyons, quatrièmement, parce que la'vie selon Jésus étant impossible sans Jésus, il faut que sa présence se perpétue parmi nous; or, cette présence se perpétue dans l'hostie. Nous croyons, cinquièmement, parce que, dans un monde où tout change, ni cet enseignement ne peut se maintenir, ni cette présence se perpétuer que dans et par une institution immuable or, cette institution, on sait assez que c'est- l'Église romaine. Et il conclut, en la résumant, cette magnifique, autant que solide, profession de foi
– Je comprends qu'on soit athée, je l'ai été. Et je l'ai été si pleinement, si totalement (à ce qu'il me semblait), avec une certitude si tranquille, que je n'imagine pas qu'on puisse l'être ni plus, ni mieux. Je ne m'adresse donc pas à l'athée. C'est à la vie d'instruire l'athée,
x. En prônant cette méthode subjective, Lotte ne prétend pas infirmer pour cela les preuves rationnelles et objectives de l'existence de Dieu. Il expose simplement ici ses expériences de converti, dans l'espoir de toucher et de ramener des esprits semblables au sien et qui ont passé par les mêmes crises que lui. La « fallacieuse objectivité dont il parle est celle du scientisme.
toute parole avec lui est vaine. Je m'adresse à l'homme inquiet, à celui qui a reçu certains témoignages, et je lui dis Averti, vous ne pouvez nier Dieu; Dieu posé, vous ne pouvez nier Jésus; Jésus posé, vous ne pouvez nier l'Église. Il y a là une logique invincible.
On comprendra mieux maintenant qu'une telle apologétique, toute imprégnée, malgré les boutades, de tendresse humaine et de malicieuse bonté, portât ses fruits, et de beaux fruits.
Elle n'a pas fini d'en porter.
Je ne puis me tenir de citer, en finissant, un dernier paragraphe, qui m'autorisera à la dénommer une apologétique de soldat
Nous sommes sur la ligne de feu. Notre chef est là-bas très loin. Nous ne le voyons pas, nous n'avons pas besoin de le voir. Nous le verrons le jour de la victoire. En attendant, nous savons sa volonté il s'agit de marcher et d'aller de l'avant et de ne pas caler et de ne pas s'affaisser dans les fossés. Et quand il faut enlever une crête, on enlève la crête. Il nous doit des balles et du pain nous avons les sacrements et la prière. Et de temps en temps un ordre du jour une illumination intérieure qui nous dit sa satisfaction et rajeunit notre courage. Quel élan, puisque, avec un tel chef dût-on souffrir, dût-on mourir on est sûr de la victoire 1.
Lotte écrivait ces lignes au début de 191/I. En décembre de la même année, ce vrai soldat et ce vrai chrétien les scellait de son sang.
III
Pour énergique et fortifiant qu'il soit, un remède ne produit tout son effet que dans un organisme sain. S'il est fort louable de se donner pour. tâche la restauration du sens catholique, ne s'expose-t-on point à prêcher dans le désert quand on parle à des âmes anémiées qui respirent un air vicié et qui sont gangrenées parfois jusqu'à la moelle par ce qu'on a si justement appelé « les préjugés du monde moderne »? En fin psychologue qu'il était, averti d'ailleurs par sa propre expérience, Lotte savait quels miasmes rongent et corrompent les intelligences contemporaines, au point de rendre flasques les meilleures volontés.
On aurait tort de le considérer comme un naïf, uniquement capable de béer devant les révélations de Péguy. Il sut démasquer habilement et hardiment le jeu de ses adversaires-je veux dire des adversaires de Dieu, de l'Église et de la patrie, trois notions, trois réalités qui, pour lui, s'enchaînaient étroitement et c'est ce qui explique comment toutes les questions angoissantes d'avant-guerre, se trouvèrent posées sous sa plume.
Il va sans dire qu'il les résolvait dans un sens uniquement chrétien et français, mais avec une manière très personnelle aussi. Et ce sera l'un des intérêts les plus actuels de cette publication que la série d'articles sur le « scientisme », le socialisme, la démocratie, l'historicisme, l'antimilitarisme et le pacifisme sur la foi laïque, et le nouvel anticléricalisme, publiés dans le Bulletin, à plus ou moins longue échéance et groupés par M. Pacary sous ce titre suggestif De quelques préjugés ;du monde moderne-.
La matière veut qu'on y insiste et qu'on entre dans quelques détails.
Grâce à Bergson et à Péguy, Lotte s'était, nous l'avons vu, libéré du « scientisme ». Il faut entendre par là cette étrange tournure d'esprit, mise à la mode par un certain nombre de naturalistes, de médecins, de savants, disciples plus ou moins fidèles de Comte et de Spencer, propagée par Littré, Huxley, Haeckel, s'autorisant des noms de Taine et de Renan, qui prétendit confiner l'intelligence humaine dans le cercle fermé des réalités dites positives (entendez matérielles) et lui interdire tout accès du monde des réalités suprasensibles. C'est, sous sa forme populaire ou semipopulaire, la dérision et l'horreur de toute métaphysique, l'absence de toute pensée supérieure et la ruine, à bref délai, de toute « mystique ».
Lotte s'en prend, pour commencer, et parce qu'elle est comme le dernier cri de cette mentalité mouvante et inquiète, à la sociologie de M. Émile Durkheim. Et son caustique bon sens lui inspire ce récit du meilleur comique, où il relate une conversation qu'il eut, à la terrasse d'une brasserie, avec un sociologue de ses amis, en partance pour la baie d'Hudson, avec mission d' « observer quelques types d'huma-
nité prélogique », etd' « étudier sur place la compénétration du fait religieux et du fait social1 ».
Curieux de pénétrer cette ic science mystérieuse », il supplie son interlocuteur de lui fournir quelques éclaircissements. Et le bon sociologue, en proie au feu sacré, de répondre comme suit
Jusqu'à Durkheim, les religions embarrassaient la science et les savants. On avait beau, au nom de la raison, les rejeter toutes, ensemble et séparément, sans diversité des credo, le fait de conscience religieuse subsistait il subsistait primordial, irréductible. C'était un empire dans un empire, c'était aussi la porte ouverte à toutes les insanités, à tous les obscurantismes et ça permettait aux William James des deux continents de faire fi du nationalisme. Il fallait réduire cet irréductible subordonneur, ce primordial. Alors, Durkheim est venu et ça n'a pas traîné. Ce « religieux » a-t-il dit, mais c'est simplement du « social ». Et v'lan voilà le terrain déblayé.
Suivent les développements connus sur la société « transcendante aux individus », sur « l'âme sociale », la « vie de l'Être collectif », que les pauvres humains perçoivent « sous les espèces de l'obligatoire, du sacré, du religieux »; puis, la définition du « totem », emblème de la tribu, « symbole de l'âme sociale », succédané de Dieu, et du « tabou », ce « caractère sacré attaché aux prohibitions ou prescriptions du totem ».
Et comme, devant ce prédicateur de plus en plus exalté du nouveau dogme, Lotte ose hasarder quelques timides objections (cc Je m'incline devant le totem, sincèrement, je le reconnais tabou.: Mais alors, je ne comprends plus votre haine contre les religions. Elles sont dans votre système même, la plus haute expression du social; dès lors pourquoi ne pas les laisser vivre, les respecter? ») l'autre, levant en l'air sa large main, « dans un geste d'impuissance fatale et résignée Il
Impossible, pauvre vieux 1 Tu nous demandes l'impossible. On ne va pas contre la Science. La Science nous prouve que le religieux est une forme du social, tant pis pour les religions 1 Dans son progrès, l'Humai. 11 s'agit probablement de la mission qui a donné lieu au mémoire sur « les variations saisonnières des sociétés eskimos », inséré au neuvième tome de V Année sociologique dirigée par Emile Durkheim, igo4-igo5. Ce mémoire eet signé par MM. Marcel Mauss et H. Beuchat.
nité a traversé l'étape du religieux elle entre maintenant dans l'ère du social; il n'y arien à faire. Inclinons-nous devant la Science 1 Ah I si tu entendais Durkheim prononcer ce mot Science tu comprendrais ce qu'il représente.
Il faut lire d'une traite tout ce petit morceau où circule une verve joyeuse, et où se révèle une excellente qualité d'information scientifique, pour saisir sur le vif, en même temps que l'intérêt très moderne du Bulletin, la « manière » très originale et très prenante de son « gérant n. Ayant exécuté le « scientisme », représenté par son « totem » un serpent qui avale un corbeau Lotte à présent tourne ses coups contre une vieille idole qui lui fut chère jadis, mais dont le bois lui apparaît de plus en plus vermoulu Peu de gens, écrit-il, me sont devenus aussi odieux que les humanitaires. Assez longtemps ils nous ont abusés, nous voyons clair maintenant. L'Homme, l'Huinanité, ça fait bien dans les boniments électoraux ou parlementaires; c'est vraiment excellent pour masquer quelque sale besogne de persécution mais dans la réalité vraie où a-t-on jamais vu ces machines-là P Il y a des familles, il y a des nations, il y a des races, il y a des hommes; mais l'Homme, l'Humanité? En fait ça n'existe pas. Gardons-nous de nous éprendre de ce qui n'existe pas. C'est gaspiller au profit d'une abstraction 'des ressources dont doivent bénéficier les êtres réels qui vivent autour de nous. Et encore le sens chrétien, nourri qu'il est de la plus profonde des réalités, sera son meilleur recours pour l'aider à dissiper ces nuées, à démolir ces chimères
Vous me parlez Homme, moi je vous réponds Prochain. Celui-ci m'intéresse beaucoup plus que celui-là. Jésus, maître de toute science, ne nous a pas dit d'aimer l'Humanité, il nous a dit d'aimer notre prochain. Il savait sans doute pourquoi.
Et cette réflexion d'un bon sens avisé, que motive et que motivera de plus en plus notre triste expérience du socialisme pratique
Si l'on s'examine avec sincérité, on découvre en soi un ingénieux mécanisme dont le fonctionnement consiste à compenser automatiquement toute dépense de fraternité universelle par un redoublement t d'égoïsme privé. Soyez sûrs que, ces rêves grandioses et déments une fois repris dans la filière de la vie courante, je n'aurai emporté pour mes proches que plus d'indifférence et plus de dureté.
Si Lotte se met en cause, c'est qu'il l'avait lui-même éprouvé.
C'est une loi, conclut-il, avec justesse chaque fois que l'âme travaille dans le réel, elle récupère d'un côté ce qu'elle dépense de l'autte. Mais quand elle se meut dans l'irréel, le factice, le fabriqué, l'imaginaire, alors tout est déperdition; elle s'épuise, elle s'appauvrit et sa débilité n'est bientôt plus capable que de septicisme et d'ironie. On peut dès lors deviner ce que, par une transition insensible, il en vient à penser de la « démocratie », de la souveraineté nationale et du suffrage universel
Je parle sans ménagement du suffrage universel parce, qu'il marque une des expériences les plus lugubres que notre pays ait menées. On a regret à dire des vérités aussi banales. Quant au « peuple souverain », je me demande où mon correspondant l'a rencontré, autre part que sur les papiers électoraux. Le peuple, c'est une abstraction.
Et voici, à propos d'un article sur la Falsification de l'histoire, comment il démasque « le vieux préjugé du progrès », tout en regrettant de ne pouvoir insister « sur la pauvreté d'esprit que révèle un optimisme aussi béatement stérile ». Chacun sait que le progrès est en marche, qu'il a très bien marché jusqu'ici, et qu'il ne demande qu'à continuer. Providence aveugle, mais bienfaisante, il fera bientôt de la terre un Eden. Il vaut décidé- ment mieux que le bon Dieu. On n'a pas à l'aider, lui. Il va tout seul. Ce préjugé, nous savons d'où il vient. Il consiste à transporter dans l'ordre de la vie un aspect que manifeste l'ordre de l'industrie. Quand sur une simple image on compare la locomotive de Stephenson à nos compounds, ou le bateau de Papin à nos Majestic, impossible de ne pas avoir la sensation d'un progrès. Mais, ne l'oublions pas, c'est là un progrès technique, uniquement technique. Il resterait à examiner si ce progrès technique provoque par répercussion un progrès spirituel. Mais il suffit de poser cette simple distinction pour éclairer tout le débat. Il apparaît alors, que, depuis cent ans, les étonnants progrès de la technique ont eu comme contrepoids un affaissement des forces spirituelles. Cruelle compensation 1 ce que l'on gagne d'un côté on semble le perdre de l'autre. Et ce que l'on gagne ne vaut pas ce que l'on perd.
La source du progrès, du vrai progrès, elle existe pourtant, et chacun, s'il le veut, peut s'y désaltérer à longs traits i
Il s'agit de se retremper dans cette mystique, d'où nos pères ont tiré leur force, et les civilisations passées leur grandeur. Jésus, comme alors, veille dans nos tabernacles. Je ne nie pas le progrès, surtout le progrès spirituel. Mais ce progrès ne va pas sans effort, sans sacrifice, sans prière. La croix est lourde, la côte est rude. Le royaume de Dieu est au bout.
C'est la soif de bien-être et de jouissance à tout prix qui détourne tant d'âmes de s'abreuver aux eaux éternellement jaillissantes de la grâce. Et ce besoin effréné de jouir, conséquemment, de ne pas se gêner, trouve son expression et une part de sa satisfaction dans les théories amollissantes du « pacifisme ».
Nous voici au cœur de la place. C'est là que tous les préjugés modernes (ou, pour mieux dire, les préjugés d'avantguerre), bousculés par l'épée vengeresse, se réfugient en tremblant, pour essayer d'y tenir tête à leur fougueuxadversaire. Mais sans se laisser le moins du monde intimider, notre ami fonce dessus avec sa belle audace, utilisant, toujours à sa manière, les armes récemment forgées dans l'atelier de Péguy.
Quelques-uns des meilleurs, et des plus incisifs de ses arguments, sont, en effet, un « comprimé » de Péguy. La patrie est en danger. Jusqu'à ces dernières années, c'était là des mots que nous lisions dans des livres; désormais, c'est une saisie immédiate de la réalité. Je me suis toujours su patriote, mais je n'avais jamais, comme en ces temps derniers, mesuré la puissance de ce sentiment. Je m'aperçois qu'il prend sa source à des profondeurs que je ne connaissais pas.
Nous sommes des soldats, dit-il encore, et nous jugeons tout en soldat. De ce point de vue, les choses les plus embrouillées apparaissent aussitôt d'une admirable simplicité.
C'était au moment du débat sur la loi de trois ans. La polémique de Lotte se fait violente, d'une violence extrême on sent qu'il se livre tout entier et joue ses dernières cartes. Se mettant en dehors du « plan de la subordination hiérarchique », pour ne plus se mouvoir que sur le plan, commun à tous, « qui est la terre de France », il frappe à la tête et s'en prend à ceux qu'il considère comme les grands chefs de
l'action antimilitariste, qu'il ne craint pas de stigmatiser sous l'épithète méprisante de « Sorbonnards »*.
Le moment n'est pas venu de rechercher si Lotte, à la suite de Péguy, n'a pas excédé en dénonçant, dans une partie du corps enseignant de la Sorbonne, les auteurs responsables et exclusifs de la crise pacifiste et de l'intrusion des méthodes germaniques. Aucun observateur de sang-froid ne lui donnera, croyons-nous, complètement tort. Aucun historien ne lira sans admiration la page, inspirée de Péguy, mais écrite par son ami, où Lotte décrit le rôle du soldat romain. Il y a un temporel, et le temporel est essentiellement militaire. Le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer. Le soldat mesure la quantité de terre où un peuple ne meurt pas. Il faut aller plus loin le soldat romain. a mesuré la terre pour les deux seuls héritages de l'homme, pour la philosophie et pour la foi, pour Platon et pour les prophètes, pour l'idée et pour Dieu. La pensée antique ne se fût point insérée dans le monde et elle n'eût point commandé la pensée de tout le monde, si le soldat romain n'eût point procédé à cette insertion temporelle.
Il faut aller plus loin il fallait qu'il y eût la voûte, et l'empire et la torture et le vallum pour que le monde chrétien prît cette forme temporelle qu'il devait recevoir et garder. Il fallait que la cité antique fût le berceau temporel de la cité de Dieu, il fallait que l'empire fût le berceau de la chrétienté.
C'est certainement un des plus grands mystères du monde que cette mystérieuse place laissée au temporel dans le mécanisme et ainsi dans le gouvernement du spirituel. Tout a été forcé de se revêtir du manteau romain. Et ainsi, en un certain sens, tout a été forcé de se revêtir du manteau militaire. Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel.
L'article, très long et minutieusement documenté, où Lotte passe en revue les différents types de pacifisme, à commencer par celui de la Ligue des Droits de l'homme, se clôt par quelques pages intitulées « De la gravité et du prix de ce temps ». Je ne veux y relever que cette phrase quasi prophétique (écrite, ne l'oublions pas, en 1912) « Il est de toute évidence que nous assistons à des événements comme on 1. Par « Sorbonne », a-t-il soin de mettre en note, il faut entendre, non pas sans doute tous les professeurs, professeurs adjoints, maîtres de conférence qui enseignent rue des Ecoles, mais un groupe restreint, très solidement organisé, qui tient en main le gouvernement de la maison.
n'en a jamais vu et que nous avons l'impression que nous allons culbuter sur des événements d'une amplitude inouïe. » Il me resterait, pour conclure ce chapitre des « préjugés », à parler de la critique, instituée par Lotte, de deux formes spécieuses d'anticléricalisme, qui ont trouvé leur expression, l'une dans la Foi laïque, de M. Ferdinand Buisson, l'autre dans l'Orientation religieuse de la France actuelle, de M. Paul Sabatier.
Je me bornerai à détacher, dans ces articles, une page qui achèvera de caractériser l'ironie mordante de notre ami. M. Sabatier, ouvrant les livres « d'éminents penseurs » qui, comme par hasard, se nomment Guyau, Pécaut, Wagner, Payot, Séailles, Buisson, Delvolvé, nous révèle que Dieu « n'étant pas encore totalement manifesté », notre devoir est non seulement de le « pressentir », mais surtout de le « créer ». Comprenez bien cette métaphysique nouvelle dilué à l'état de divin dans le-monde, Dieu n'est encore qu'une « énergie inconnaissable en voie d'évolution vers une conscience de plus en plus intense ». C'est un état évidemment fâcheux. Aussi, quand pour modeler sa masse amorphe, Dieu a la chance de rencontrer des opérateurs comme MM. Sabatier et ses amis, vous pensez quel progrès il réalise tout d'un coup vers l'organisation définitive 1 0 prodigieuse maïeutique 1 ô laïque enfantement 1 que ces hommes sont grands 1 Les Titans renversaient Jupiter; eux, ils engendrent Dieu 1 Qu'est-ce qu'un pape, devant ces déiparesP
IV
Bon jardinier de l'âme française, Lotte ne se contentait pas de sarcler et de « désherber ». Il veillait jalousement à l'éclosion des fleurs. Aussi se plaisait-il à constater avec le philosophe Georges Sorel, « le réveil de l'âme française », qui se manifestait de plus en plus par la renaissance simultanée de la foi catholique et du patriotisme. De là, nouvelle série d'articles sur les écrivains les plus représentatifs du renouveau.
Nous ne faisons pas, dans notre Bulletin, de critique proprement littéraire. Ce qu'on appelle la Beauté ne nous intéresse, nous chrétiens, qu'autant qu'elle peut nous aider à vivre plus chrétiennement. La vie n'est pas un jeu. ce que nous demandons à l'art, c'est un aliment, un cordial. De ce point de vue, les distinctions d'école sont vaines.
Telle est l'idée dirigeante de ces études, et qu'il ne faut jamais oublier dans les appréciations qu'elles nous suggèrent.
On ne se scandalisera pas de voir citer en tête de ce mouvement religieux le nom de M. Maurice Barrès. Lotte lui sait gré surtout de sa vigoureuse campagne en faveur de nos églises. Nul n'ignore que le point de vue de M. Barrès est avant tout nationaliste pour lui, les églises n'appartiennent pas seulement aux catholiques croyants et pratiquants, elles sont le patrimoine de la France tous les Français dignes de ce nom sont donc intéressés à leur maintien. Barbares, ceux qui ne comprennent pas un tel sentiment. Les arguments qu'il apporte, qu'il ose présenter devant ses collègues de la Chambre, ce sont des arguments de poète, sans doute, mais aussi de patriote « Une église dans le paysage améliore la qualité de l'air que je respire. Parfaitement 1 ce qu'il y a de plus vivant et de plus noble chez les gens de France et chez moi, s'accroît dans l'atmosphère catholique1. »
Tout en rendant hommage au patriotisme et à l'autorité de M. Barrès, Lotte est néanmoins choqué, dans son sens catholique, par certaines pages d'inspiration païenne, où se reconnaît, en dépit de tout, « le fils spirituel de Renan n. Il écrit donc au sujet du chapitre intitulé la Mobilisation du Divin.
Il faut bien faire attention que .ce grand écrivain et ce grand Français est tout ce qu'on voudra, sauf un catholique. Au point de vue purement religieux, il me semble même parfois plus éloigné de nous, plus étranger que tel notoire adversaire.
Après avoir cité, à l'appui de ce jugement sévère, mais non pas.injuste, du moins à cette époque, des phrases de ce genre « Il faut dégager et unifier tout le domaine du sacré. c'est l'heure d'achever la réconciliation des dieux vaincus et des saints.Je demande une alliance du sentiment religieux catholique avec l'esprit de la terre. », Lotte conclut sans broncher « Cette religiosité toute nourrie de littérature romantique (panthéisme, individualisme) est manifestement ce qu'il y a de plus contraire au catholicisme. » i. La Grande Pitié des églises de France. Paris, Émile-Paul, iqi4.
Une telle franchise et indépendance du jugement n'était certes pas pour déplaire aux intéressés.
M. Maurice Barrès se tient au seuil du temple il le regarde et l'admire du dehors. Mais voici un autre écrivain, qui a, lui, pénétré jusqu'à l'intime du sanctuaire. Et c'est un des plus chers amis de Lotte, M. Émile Baumann, l'auteur de l'Immolé
« Ce roman est une sorte d'évangile de la souffrance. C'est dire qu'il vient à son heure. » Le fondateur du Bulletin félicite M. Baumann d'avoir dénoncé les mensonges de la jouissance et du bien-être, afin de rétablir à leur rang qui est le premier « les éternels principes de vie le sacrifice et la charité ».
Souffrir pour se purifier souffrir pour se rendre plus semblable à Jésus; souffrir pour être un bon témoin, car les « martyrs » sont des témoins qu'on croit; souffrir enfin pour payer les tristes joies auxquelles se ruent nos frères égarés et les crimes qu'elles entraînent, voilà l'unique moyen d'instaurer le royaume de Dieu. Le monde ne vit que par la joie du sacrifice, et cette odeur de mort qu'exhalent nos sociétés modernes, ne voit-on pas qu'elle monte de l'amoncellement de nos sales égoïsmes P
C'est à l'assaut de ces égoïsmes que Baumann nous convie à la suite de ses héros un Daniel Rovère, un Philippe de Bradieu. On lui a fait un reproche, dont son ami s'efforce de le disculper et c'est d'étaler dans ses œuvres, la Fosse aux lions, en particulier, mais aussi l'Immolé, des scènes d'un réalisme trop cru. Il s'en sauve, nous assure-t-on, par l'antidote d'un surnaturel sans compromissions
L'artiste chrétien, dit Lotte, ne peut fermer les yeux au péché. Seulement il ne fait pas de l'art pour l'art. Dans son œuvre, le mal tiendra la même place que dans la vie mais éclairé par la foi de l'artiste, il nous apparaîtra sous son vrai jour, le jour cru du jugement. Nulle crainte alors qu'il nous fasse illusion, nous abuse et nous tente. Sa hideur démasquée redouble en nous l'élan de la rédemption i. C'est le cas de rappeler une confidence de Péguy, que Lotte a relevée dans les Entretiens, et qu'il semble oublier ici « 11 leur taut le mat et le péché pour faire der choses intéressantes. Moi, je ne travaille pas dans le péché. Je suis un pécheur, mais il n'y a pas un péché dans mon oeuvre. » (P. 346.)
Je m'empresse d'ajouter peut-être Peut-être chez vous, convertis revenus de fort loin; mais peut-être pas chez tous, mais sûrement pas chez les lecteurs ingénus, bien plus nombreux qu'on ne croit, beaucoup plus intéressants aussi. L'excellence des intentions de l'auteur colorera pour eux, sans les rendre pour autant inoffensives, les peintures trop vives ou trop crues. C'est ce qu'a'compris M. Émile Baumann, quand il nous a donné le Baptême de Pauline Ardel. Une chose que le pieux Lotte pardonnera moins facilement à son ami, c'est l'aspect uniformément douloureux de son catholicisme, et savez-vous où il découvre le motif de cette âpreté? Ce passage vaut qu'on le transcrive.
Le catholicisme de Baumann toujours profond, toujours émouvant, a des aspects trop souvent terribles. Je constate qu'à certains de nos amis encore incroyants il inspire plus d'effroi que d'attrait. Il est abrupt. Il lui manque cette cordialité, cette effusion, cette grâce limpide, fluide, pénétrante, qui ranime les âmes les plus endurcies. Or, c'est de cette grâce que notre époque a besoin. Nos frères incroyants ont besoin de Jésus, ils ont besoin de Marie. Le Père, ils n'osent lever les yeux sur sa grandeur l'Esprit, ils redoutent sa lumière; mais Jésus, le frère perdu, Marie, la mère délaissée, ils se surprennent à les attendre encore dans l'angoisse sècrète de leur cœur. Marie n'apparaît pasdans son roman faut-il s'étonner qu'il soit si sévère?. Les Trois villes saintes de son ami devaient réaliser amplement ce désir et les lecteurs de ce petit chef-d'œuvre n'ont pas oublié la splendide profession de foi contenue dans la préface.
Après Barrès et Baumann, Lotte étudie, dans une série d'articles extrêmement intéressants et qui du simple point de vue littéraire – mériteraient une analyse approfondie, les autres témoins du renouveau chrétien et français que sont Paul Claudel, Francis Jammes. Ernest Psichari, René Salomé. Pour ne pas être infini, je renvoie le lecteur à ces nettes pages, et je reviens, en finissant (commentl'esquiver?) au monstre lui-même. On a deviné qu'il s'agit de Péguy, de l'auteur du Mystère de Jeanne d'Arc et d'Eve.
V
Quelques appréciations qu'on ait portées jusqu'ici sur l'ori-
ginalité, les mérites, le sens et les lacunes de l'œuvre « péguyste1 », je ne pense pas qu'il ait. trouvé de commentateur plus intelligemment sympathique il faut ajouter, pour être juste, ni d'un parti pris plus décidé que Lotte. Du moins avons-nous là, dans cette demi-douzaine d'articles consacrés à son grand ami, un document du plus haut intérêt littéraire et psychologique.
Si l'on en croit le moins impartial de ses chroniqueurs (le mot critique, en pareil cas, sonnerait faux), Péguy a pris à tâche, consciemment ou non, de ressusciter un genre aboli depuis quatre siècles, celui des Mystères. On sait quelle fut, au moyen âge, l'importance et la vogue de ces vastes compositions dramatiques inspirées soit des scènes de l'Ancien ou du Nouveau Testament, soit des miracles accomplis par la Vierge et les saints. Cela se jouait tantôt en plein air, devant le portail d'une cathédrale, qui servait de toile de fond, tantôt à l'intérieur de la basilique et jusque sur les degrés du sanctuaire.
Péguy s'est donc, à cet effet, ménagé sa chapelle de Jeanne d'Arc, s'improvisant d'emblée et tout à la fois architecte et jongleur, maître d'oeuvre et poète.
Il n'a pas eu de peine à trouver ses sujets, puisque le dogme catholique, merveilleuse expression des seules réalités qui comptent, les mettait à sa portée comme de beaux fruits mûrs auxquels personne n'ose toucher.
Ils ne lui en paraissent que plus savoureux dans leur éternelle fraîcheur; et c'est, comme autrefois la chute et la rédemption, le salut et la damnation, avec les trois « théologales », allégoriquement représentées par trois sœurs, dont la plus jeune (qui mène les deux autres) est la petite Espérance. Ce grand et principal acteur, c'est Dieu il parle presque tout le temps. Mais il a d'ordinaire pour truchement cette expressive incarnation du bon peuple de France qu'est la confidente de Jeanne et que Péguy (qui ne doute de rien) i. Les Études se sont maintes fois expliquées à ce sujet, notamment les S mai 1910, 5 août 1911 (Louis des Brandes); septembre igii (L. Roiire) 5 avril iqi5 (Victor Poucel). On lait que la Nouvelle Revue française a entrepris une édition complète de* œuvres de Péguy, avec des introduction! de MM. Barrât, Bergson, MiUeraud, etc.
a, comme de juste, créée de toute pièce sous la dénomination de Mme Gervaise.
Perdu au beau milieu de la foule bigarrée, que captive et ravit l'émouvante féerie, Lotte est le spectateur naïf qui se laisse prendre tout entier au jeu, croit pour de bon « que c'est arrivé », ne songe même pas à sourire des invraisemblances et des gaucheries. D'où le faible et le fort de ses appréciations. N'oublions pas toutefois que c'est un lettré; mais qui a su garder (ou se refaire) l'âme d'un simple. Sa vibrante sympathie, au sens plein du terme, lui a permis de pénétrer plus avant que beaucoup au cœur du poème, et comme il souffre des vulgaires incompréhensions non moins que des dédains irraisonnés, il va se constituer le défenseur, voire le traducteur « en style de tout le monde », du chef-d'œuvre inconnu. A ses yeux, en effet, « Polyeucte excepté », l'immense production du « Maître » son Ève notamment- représente « l'oeuvre la plus considérable qui ait été produite en catholicité depuis le quatorzième siècle ». Qu'on s'habitue ou non à ces « pavés cyclopéens », nous devons reconnaître, en plusieurs de ces pages hyperboliques, c'est entendu une extrême finesse de compénétration, avec le sens aigu de la « formule » péguyste. On nous met en main le fil d'Ariane indispensable pour pénétrer dans ce labyrinthe. Tel chapitre, par exemple celui sur « l'art dans les mystères », sera pour beaucoup de lecteurs une révélation.
Avec sa désinvolture habituelle, et un brin d'impatience qui ne recule point devant les haussements d'épaules ni les malignes interprétations, Lotte commence par réfuter certaines objections courantes
Un lecteur dira « Péguy a peut-être beaucoup de génie, mais il me semble dénué de talent. De grâce, priez-le donc d'écrire comme tout le monde et de rendre ainsi son œuvre accessible 1. » Ah 1 lecteur de peu de foi. Que Péguy Joue le ciel de n'avoir point de talent 1 Ce talent est vraiment haïssable il n'invente pas, il ne crée pas. IJ répète, il enjolive. Il est aimable, il ne choque pas. Il est bien élevé, il connaît les règles de la bienséance. Il ne trouble pas la digestion il sait l'art d'accommoder les restes, les restes du génie. Le génie est un malappris. Il vient toujours sang être invité. Il bouscule les règles,
Les mots, continue Lotte, sont-ils donc irrémédiablement voués à l'impuissance? Non certesa Et c'est là le miracle du style. Le style rétablit dans la discontinuité des termes la continuité de la vie. Ce qu'on nomme inspiration n'est autre chose que le souffle spirituel qui circule à travers les mots, les unit, les pénètre, les anime de sa flamme subtile. Et c'est pourquoi chaque homme de génie crée son style. Cela posé, comment Péguy s'y prendra-t-il pour faire couler dans nos âmes l'impétueux torrent de sa vie intérieure? Il y suffira de la forme « infiniment souple, infiniment copieuse, infiniment musicale de son style ».
Ce qui vous surprend chez Péguy, ce qui vous déconcerte et vous irrite, c'est cette fluidité même impossible de s'arrêter, impossible d'extraire ou de citer, tout se tient, tout se pénètre, tout avance. C'est une éclosion incessante, un jaillissement intarissable. Sympathisons avec cette force qui se développe.
Et il conseille, pour que « tout cela s'organise selon une secrète loi d'harmonie », la lecture à haute voix. Je l'ai entendu me la faire lui-même, de sa belle voix chaude. Et je ne puis nier que cela m'impressionna fort et me révéla dans Péguy autre chose que mes yeux n'y avaient découvert.
Parfois, aux moments d'émotion plus intense, la cadence se précise et l'alexandrin apparaît, une strophe ou deux d'un beau moule classique, fixant une vérité, un sentiment, une attitude. Parfois aussi la cadence plus subtile du vers libre relevée de vagues assonances, donne au récit l'allure de quelque lente et douloureuse mélopée. Mais toujours un rythme continu anime et coordonne le défilé rapide ou lent des périodes.
A chacun, s'il le veut, d'en faire l'expérience.
Ce que Lotte admire plus encore, et à juste titre, chez son ami, c'est qu'il nous a redonné une conception de lajvie, toute neuve pour ainsi dire, quoique vieille de vingt siècles, mais que le monde moderne, glacé dans son orgueil, avait totalement oubliée, l'altérant même chez les meilleurs Avez-vous remarqué combien nous sommes tristes, tous tant que nous sommes? Il ne faut pas gratter bien fort la peau d'un homme de notre génération pour découvrir, sous une couche légère de blague ou d'indifférence, d'effrayantes épaisseurs de tristesse. Nous avons des
parties de désespérés. Et la tentation la plus terrible parce qu'elle est le plus dans le sens de notre inclination, est justement la tentation du désespoir. Je ne sais si cet état tient à beaucoup de causes; mais la principale est assurément que Dieu n'est guère dans l'air de notre temps, que nous avons trop longtemps vécu sans lui, et que perdu trop tôt nous l'avons retrouvé trop tard. Plus de fraîcheur, plus d'innocence, plus de naïveté. Nous sommes ridés, desséchés, racornis. C'est contre un reste de mentalité janséniste, toujours vivace après trois siècles, même dans nos régions les plus catholiques, que Lotte s'élève ici à la suite de Péguy1 Nous voulions bien craindre Dieu, ajoute-t-il, nous n'osions plus l'aimer et voilà que dans cette bonté, que le poète nous découvre intarissable, nos cœurs retrempés se gonflent de confiance; et sous la rude et dure écorce voilà que pointe un fin boiirgeon d'espérance, promesse des éternelles béatitudes.
Tous les Mystères de Péguy, en effet, ne sont qu'une hymne à l'espérance. Toute la mission qu'il s'est donnée a été de lutter jusqu'au bout contre le découragement, une des formes les plus fréquentes de la lâcheté. Il ne cesse donc de nous redire l'infinie bonté de Dieu, qui veut le bonheur et le salut de chaque homme, en particulier, qui ne nous a pas créés pour la damnation, mais pour le ciel, qui ne nous tend pas des pièges par plaisir de nous y voir tomber, étant l'honneur et la droiture même; toute la feinte qu'il a n'était que la ruse de sa grâce « qui, si souvent, joue avec le pécheur pour l'empêcher de pécher ». Le dogme tout entier ne se résume-t-il pas dans une formule d'amour?
Écoutons une fois de plus son fidèle interprète nous exposer quelle doit être logiquement notre attitude en face d'une telle bonté
Pourquoi trembler (toujours) à la pensée de Dieu? Il connaît l'homme c'est lui qui l'a fait. Il connaît la perfection Lui seul est parfait. Quand on aime un être, on l'aime comme il est. Alors croyeznous-en, il ne pousse pas des cris contre nous comme un pharisien. Il ne nous demande qu'un peu de libre amour, qu'un peu de libre obéissance. Les pécheurs sont de la chrétienté et Joinville aussi est i. 11 n'y a rien de moins chrétien que le moralisme, dira Péguy dans ses Entretiens, et le contexte indique assez qu'il entend par là l'esprit janiéniste et l'esprit protestant.
l'ami de Dieu. C'était un pécheur, c'était un bon chrétien tout de même. Il ne faut pas oublier Joinville; si l'on oubliait les pécheurs, il ne resterait plus beaucoup de chrétiens.
Bref, abandon, confiance, amour. Soyons dans la main de Dieu, dit Lotte après saint Ignace, comme le bâton dans la main du voyageur, ou, suivant son expression préférée, soyons dans l'angle de son bras comme un enfant laiteux au bras de sa nourrice.
C'est ainsi, conclut-il, que Péguy nous convie à aimer Dieu.
Le loisir me manque pour donner l'analyse critique que comporterait le chapitre magistral consacré par le gérant du Bulletin au dernier livre (paru) de son ami, ce fameux poème d'Ève, plus mystérieux, plus touffu et plus obscur (pour tout dire) que le reste. Les lecteurs des Études gagneront à s'y reporter. « Il est fort possible, remarque d'ailleurs Lotte, qu'il dépasse notre temps; c'est un livre tout plein du sacré, c'est-à-dire de ce dont nous manquons le plus, de ce dont nous avons même perdu le sens. »
On a appelé Louis Veuillot, « l'aboyeur des idées de Joseph de Maistre ». Insolente dans sa forme, injuste aussi'en son raccourci sommaire, cette définition ne laisse pas d'exprimer avec force un des aspects de l'oeuvre du grand polémiste. 'Joseph Lotte fut, non pas l'aboyeur, mais le héraut et l'infatigable défenseur des idées de Péguy. Défenseur ardent, car, s'il n'avait aucun goût cc pour les débats parlementaires ou académiques », on doit reconnaître qu'il aimait à férir de beaux coups, dans les débats d'idées. Il le disait-du reste, avec sa belle franchise
La vie n'est pas un salon où l'on cause, ni une parlote où l'on oppose des raisonnements, ni une salle de meeting où l'on fait valoir son éloquence. Elle est un champ de labour, parfois de ba'aille. Mais si l'on se bat, grand Dieu, que ce soit à visage découvert 1 Disciple, commentateur et au besoin vengeur de Péguy, Joseph Lotte fut, comme fondateur et rédacteur principal de
son Bulletin, autre chose encore, etil seraitinjustede reléguer sa figure dans un des médaillons qui accompagneront pour la postérité, l'effigie du maître orléanais. Catholique jusqu'à la pratique fervente, et j'allais écrire imprudente, humble jusqu'à l'abnégation totale de sa réputation personnelle, sagace observateur et dénonciateur vigoureux des préjugés de son temps, écrivain original et dru, le professeur de sixième du lycée de Coutances commencera de substituer, par son Bulletin, son exemple et son esprit, au type infiniment respectable, mais parfois un peu effacé, un peu gris, un peu morose, de l'universitaire chrétien, une image nouvelle quelque chose de plus jeune, de moins conventionnel, de plus spontané; une fierté de bon aloi, l'air, enfin, de santé et de victoire qui convenait à la promotion décimée, dont, sur les nouveaux champs de bataille, Lotte allait être un des chefs de file, et resterait le modèle.
EMILE FAGUET
II. Le Portraitiste
On lui reconnaît généralement une (acuité
assez notable d'analyser les idées générales et le»
tendances générales d'un auteur et de les systé-
matiser ensuite avec vigueur et clarté.
(Portrait d'Emile Faguet par lui-même.)
Encore qu'il préférât ses chers livres aux toiles des maîtres illustres, Émile Faguet avait un sens inné de l'art. Il cultiva très jalousement ce don. Aussi ne laissait-il point, même aux jours de labeur les plus durs, de se réserver, pour son délassement, des heures de joie très douce, soit à feuilleter chez lui les estampes précieuses où revivaient toutes les grandes figures du passé, ses vieux amis de lettres, soit même à parcourir, avec sa curiosité avertie, les galeries de nos musées, en homme qui sait voir et qui sait jouir de ce qu'il voit.
Le critique se retrouvait là tout entier. Rien d'humain, sans doute, ne lui était étranger; et si les perspectives fuyantes des paysages, si le rendu des natures mortes attiraient un instant son regard, si parfois il prenait un fin plaisir à observer dans leur détail menu les richesses du coloris, les tons ardents ou profonds du rubis, de l'azur, de la turquoise ou de l'émeraude dont resplendit l'élytre d'un scarabée ou l'aile du papillon, il est juste de reconnaître qu'il ne s'intéressait vraiment et pleinement qu'à la vie, surtout à la vie du dedans. La tranquille philosophie d'un âne flânant sur son pré ou humant la fraîcheur sous un saule après avoir vaqué à ses chardons le fixait aussitôt, et peu à peu s'engageait une spirituelle et intime conversation entre lui et la bête. S'il faut philosopher, a dit Aristote, il faut philosopher, et s'il ne faut pas philosopher, il faut i. Voir Éludes du 5 août, p. 5ia.
encore philosopher il faut donc toujours philosopher. Et il philosophait. Devant les vaches de Potter ou les moutons de Berghem, il philosophait plus encore. C'était la contemplation attendrie où, de toutes les ressources de son âme, il s'appliquait à déchiffrer des idiomes inconnus, je veux dire la poésie cachée de ce monde obscur où vivent, comme en un songe, les êtres inférieurs.
Mais toutes ses plus pures sympathies allaient à l'homme, à la vie même de son âme, au secret frémissant de sa pensée.
Peu lui importaient' les raffinements ou les magnificences du costume. Il pensait là-dessus comme Michel-Ange répliquant un jour à François de Hollande Quel peintre serait assez niais pour préférer le soulier d'un homme à son pied? Même la figure humaine, image parfaite de cette eurythmie qui, chez les Grecs, signifiait l'ensemble de toutes les mesures, la variété des accords contenus dans l'unité du concert, ne l'intéressait encore qu'à demi. Le rythme général le saisissait beaucoup moins que la physionomie individuelle, expression de la vie, et de la vie intelligente, rayonnement d'une âme qui est lumière. Il lui fallait l'éclair de la pensée dans les yeux, le secret du dedans livré par tous les traits. Il lui fallait la révélation profonde du moi et comme le dernier mot de ce moi, le point précis de toute individualité, ce quelque chose enfin d'atomistique qui fait^qu'on est quelqu'un et qu'on détient le pourquoi de la personnalité. De là son goût d'artiste pour le portrait, et de critique aussi.
A dire vrai, du jour où il résolut pour sa part de détacher nettement de l'histoire littéraire la critique proprement dite, et de montrer non plus en quoi un auteur relève de son siècle, mais en quoi il relève de lui-même, Émile Faguet se vouait pour la vie au portrait. Sainte-Beuve et Taine avaient ouvert la voie et lui laissaient sous les yeux d'éclatants modèles il les imita en rivalisant avec eux par son originalité même. Sainte-Beuve, de préférence, expliquait un écrivain par son tempérament; Taine, par les influences de la race, du moment et du milieu, c'est-à-dire par le dehors; Emile Faguet l'expliqua par le dedans. Il
démonta tous les ressorts de chaque esprit pour en saisir le mécanisme et reconstituer ensuite le système en formulant les lois de son mouvement. Il entra ainsi dans l'intérieur des âmes pour y surprendre le jaillissement de la pensée et le rythme de la vie, obéissant lui-même -en cela aux tendances les plus analytiques de son esprit d'observation et à ce grand art, qui fut.le sien, de rassembler les éléments épars en une puissante synthèse, exacte comme une reconstitution patiente et minutieuse, expressive et vivante comme une libre création.
A côté du portrait historique de Taine et du portrait physiologique de Sainte-Beuve, Émile Faguet dota ainsi là critique d'un genre nouveau le-portrait psychologique. Ce fut sa gloire d'écrivain.
Elle est grande, si l'on songe que, dans la galerie du maître, figurent tous les grands hommes du siècle du combat, de celui de la floraison classique, de celui de l'émancipation, tout ce magnifique cortège de poètes, d'orateurs et dé penseurs qui sont la plus brillante expression du génie de la France, et qu'il n'en est pas un si l'on excepte Voltaire qui ne le remercierait, pour reprendre le mot d'Émile Ollivier recevant son collègue à l'Académie française, d'avoir été aussi admirablement compris et expliqué. C'est bien aussi la première difficulté du portraitiste de comprendre son modèle.
Nous ne sommes plus au temps où le peintre, faisant de toute figure une idée, comme dans l'antique Égypte, supprimait les individus en ne leur attribuant d'autre physionomie que celle de leur caste, où le moraliste, fût-il un Théophraste, ne composait ses Caractères que des traits les plus généraux de la nature humaine. C'en est fait également des libertés que prenaient nos pères du dix-huitième siècle avec la ressemblance Saint-Simon crayonnerait d'autre sorte ses portraits, et il ne viendrait plus aujourd'hui dans l'esprit.d'aucun homme de se faire peindre en Mars ou en Apollon, ni dans la fantaisie d'aucune femme encore n'en faudrait-il pas jurer de se faire représenter en Flore, en
Pomone, en Diane ou en Vénus avec de grands yeux, une petite bouche et des joues roses et rondes.
L'art a une conscience, qui est sa science. L'exactitude est son premier souci et la vérité, pour lui, prime la beauté. Ou plutôt, la vérité est le principe même de la beauté, la tige résistante sur laquelle s'épanouit la fleur; et c'est la même sève qui les nourrit.
Il semble que, pour Émile Faguet, cette difficulté ne fût point. Il entrait aussitôt dans l'esprit de son modèle; d'emblée, il saisissait les éléments distinctifs, le linéament qui délimite la personnalité et l'enserre. Avec un rare bonheur, il trouvait la formule expressive, celle qui peint en définissant, d'une seule touche. C'est lui qui a dénommé Voltaire un chaos d'idées claires; Tocqueville un patricien libéral; Joseph de Maistre un prétorien du Vatican; Stendhal un Saint-Simon de table d'hôte; Balzac un tempérament d'artiste et un esprit de commis voyageur; Michelet une manière de Voltaire mystique; Edgar Quinet un de Maistre protestant; la philosophie de Wagner une philosophie de chef d'orchestre.
C'est un merveilleux définisseur. Son esprit éminemment logique le sert au plus juste et mord dans le vif, en pleine chair. La vie pensante est comme mise à nu, et parce que le critique atteint à la racine même de la vie, il arrivera que nombre de ses portraits définitifs ne seront que le développement, par le détail, des caractères saillants ainsi dégagés. La définition prendra d'ailleurs, entre ses mains, toutes les formes. Le plus souvent il la réduit, à la manière classique, au genre et à l'espèce, ou bien, avec les incohérents, à deux traits qui se heurtent et dont il cherchera ensuite à concilier l'opposition. Il définit ainsi très heureusement Voltaire un bourgeois gentilhomme. D'autres fois il ramassera en une formule compacte tous les éléments dont se composera ensuite le portrait c'est la notation préalable," ce n'est pas encore la toile vivante et parlante, mais l'écrivain se laisse entrevoir, nettement défini.
« Sensibilité et imagination, c'est de quoi se compose un poète. Une seule suffit, si elle est exquise ou puissante. Le concours de toutes deux fait les œuvres extraordinaires. Le
caractère particulier de chacune d'elles et les proportions selon lesquelles l'une se mêle à l'autre font la propre manière du poète, son originalité, sa personne artistique. Chateaubriand a une vive sensibilité et une vaste imagination. Il a plus d'imagination que de sensibilité. Enfin sa sensibilité est égoïste et son imagination est expansive'. » Enfin, un de ses plaisirs sera de définir un auteur, surtout s'il s'agit d'un poète, par lui-même, à l'aide de ses images et de ses symboles. Et ici, déjà, l'évocation apparaît. Du poète, c'est-à-dire de lui-même essentiellement, Victor Hugo a dit Le poète en des jours impies
Il aura suffi au critique de reprendre l'image et d'appliquer au poète la métaphore pour définir, par la sensation directe, le rôle et le caractère de Victor Hugo. « Être le clocher qui parle aux âmes et qui les soutient et qui les console, ce fut sa plus constante ambition. Élévation, ferme assiette, rectitude et simplicité des lignes générales; et sonorité; il avait bien tout ce qu'il faut pour cela 2. » C'était, si l'on peut dire, la définition colorée.
Et voici que l'artiste se révèle. Il y a, dans ce logicien, un poète qui; discrètement, s'efface, qui peut-être ne se connaît pas très bien lui-même, mais qui ne s'affirme pas moins comme un évocateur puissant de la réalité.
Tout le talent d'un auteur, a dit La Bruyère, qui songeait sans doute à ses 'portraits, consiste à bien définir et à bien peindre. Émile Faguet ne fut jamais d'un autre avis, et si, par excès de modestie, il lui est arrivé de reconnaître un i. Dix-nenvième siècle. Élades littéraires, p. m.
a. Ibid., p. aaa.
Vient préparer des temps meilleurs,
Nos songes, nos chants, nos pensées
Semblent des urnes renversées
D'où tombent des rythmes d'airain
L'avenir dans ce crépuscule ·
Dresse sa tour étrange à voir;
Tour obscure, mais étoilée,
Nos strophes à toute volée,
Nos strophes à toute volée,
Sonnent dans ce grand clocher.
jour que ses portraits n'accusaient qu'un pâle relief ou même n'étaient guère que des squelettes bien « préparés », c'est qu'il prenait Taine, alors, avec son exubérance de coloris, comme point de comparaison et comme modèle; et c'est aussi qu'il sentait vivement ce que vaut, pour la pensée, le langage des formes et de la couleur.
Il sentait l'insuffisance du don, donc il avait suffisamment ce don. Le pittoresque a ses degrés dans l'art; mais tout artiste qui porte en lui le vif sentiment des lignes et des jeux de lumière, qui jouit, en le détaillant, du charme d'une fleur ou de l'harmonie complexe d'un paysage, aura toujours ce qu'il lui faut pour rendre son impression avec tout ce qu'ellecontient d'éclat ou de vie. En fait, si Émile Faguet, avant de songer à la critique, avait voué à la poésie les premiers élans de son âme, n'est-ce point que l'âme des choses inspirait la sienne et qu'il se reconnaissait en lui de quoi saisir et de quoi traduire les grandes voix de la nature P Ceux qui l'ont accusé de manquer d'imagination, de ne comprendre, de n'aimer que l'idée pure, ne l'avaient lu que des doigts, en vérité, ou bien avaient pris pour argent liquide le compliment modeste qu'il s'était à lui-même adressé.
Bien des pages de ses Études sur le XIXe siècle abondent en observations profondes et senties sur la vie des champs et des bois, sur la mélancolie des soirs ou le charme apaisant des grands horizons, sur maints détails rustiques dont son regard avait été frappé un jour et par quoi se révélait l'âme du contemplateur. Ce n'était point son rôle de critique de développer, ni même d'accentuer autrement que par le relief de l'image, toujours juste. Mais, à l'occasion, il donnera quand même sa mesure; et s'il lui plaît de dépeindre, à son tour, des spectacles évoqués déjà par la plume d'un Chateaubriand, il mêlera sa vision à la vision du grand poète, son émotion à la sienne, et les mots heureux ne manqueront pas pour dire qu'il peint après Chateaubriand, mais, cependant, d'après nature et d'observation directe, et que lui-même a passé par là. Tel ce coucher de soleil dans un pays de bois « où l'on ne voit pas le coucher du soleil » c'est l'impression vécue qu'il nous rend.
On voit la cime des bois dorés, puis, pâlissant peu à peu, les nuages
roses des derniers raye 113 que le soleil leur envoie obliquement; dans un interstice, une étoiie qui s'allume et dont la clarté tremble; puis le vent frais du soir s'élève, l'alouette regagne le sol; le soleil est couché, tout à l'heure ce sera la nuit; il faut quitter le lieu des rêves, le laisser derrière soi dépeuplé et rentrer dans le réel, dépeuplé soimême 1
Même accent personnel et même fraîcheur de ton, dans ce croquis léger, et toutefois d'une intimité si douce, de la solitude au milieu des bois.
Ici, tout est doux, tout est calme, soit de nuit,'soit de jour, la nature sourit et chante à demi-voix. Elle sourit avec la fralcheur de sa rosée en perles, avec la nonchalance de ses saules flexibles, avec les plantes languissantes des bords de l'eau; elle chante avec ces bruits vagues qui sortent, on ne sait d'où, dans les lieux solitaires; avec ses arbres qui bruissent, ses rossignols, ses fauvettes, ses brises; elle chante avec la clarté de la lune, car la lune est un chant de lumière par opposition à la nuit lourde qui dort en l'épaisseur des bois et qui semble un profond silence
De Chateaubriand, que reste-t-ilP Autre vision, autres traits, autre couleur. Et cela suffit, sans doute, à nous montrer que l'auteur des Études littéraires a sa couleur à lui, son trait à lui, sa vision à lui. Mais cela ne suffirait point encore à établir qu'il fût apte au portrait littéraire, et portraitiste de race, s'il n'avait, par surcroît, le don de faire servir le trait coloré à peindre l'idée elle-même dans une vision concrète de la pensée.
Or, c'est là le meilleur du talent d'Émile Faguet. Pour exprimer l'effet que produit sur nous, au plus intime de nous, la mélancolie à la fois profonde et fine que dégagent certains chapitres du Trésor des humbles de Maeterlinck, il dira qu'elle nous enveloppe le cœur « comme un réseau de soie noire, très doux et léger, à peine sensible Il. La littérature pseudo classique de la fin du dix-huitième siècle s'offre à lui sous l'aspect d'une littérature « sans idées, mais aussi sans observation, et comme sans yeux » qui se contentait d'avoir de l'esprit et une certaine dextérité dans lé maniement des mots.
i. En lisant les beaux vieux livres, p. ia3.
a. Ibid., p. 136.
Chateaubriand parut, « les yeux s'ouvrirent, les magnificences du monde et de l'histoire se révélèrent, l'imagination française se réveilla et reçut une impulsion profonde. Une littérature d'imagination se forma, qui régna quarante ans en France l. »
La même faculté évocatrice qui nous fait assister au réveil de cette jeune reine, prend aussi naturellement le ton pittoresque et familier qui convient aux sujets plus humbles. Victor Hugo et le lieu commun « De la même joie avec laquelle un autre se jette au cou d'une idée ou prend le bras d'un paradoxe, de la même joie Victor Hugo enfourche le lieu commun, comme son Pégase. » Victor Hugo et la politique « Ses idées ne sont que des reflets. Car ses idées sont toujours celles de tout le monde à telle date, mais toujours un peu en retard. » Victor Hugo et l'architecture, symétrie de ses pièces « Il aime que les pensées se répondent l'une à l'autre, comme strophe et antistrophe, ou pavillon de droite et pavillon de gauche. Toujours la vision des formes, nette, aiguë; l'image non pas accompagnant l'idée, ornement ou parure de l'idée, mais l'image faisant corps avec l'idée, vivante expression, visage de l'idée.
Au besoin, peignant ce qu'il y a de plus immatériel et abstrait, il empruntera aux impressionnistes leur secret pour nous donner, non plus seulement l'aspect, mais le contact, mais l'odeur et la saveur du style d'un écrivain. Tout le mérite de George Sand sera ainsi évoqué en une sensation multiple. « C'est une abondance douce et égale, un style plein, savoureux et frais qui semble sentir le lait. » Ce sont trouvailles à lui, et qui foisonnent.
Il avait donc lé dessin, et il avait la couleur; il savait définir et peindre, ce qui pouvait suffire à composer d'honnêtes figures. Mais, en outre, il avait l'esprit, qui fait les œuvres de vie et sans lequel le portrait le plus minutieusement rendu ne sera jamais .qu'un masque,
Car il ne s'agit pas seulement de reproduire des lignes et des valeurs, mais de s'attaquer à l'expression de la vie, et de la vie intelligente. Est-il œuvre plus difficile? Il s'agit de saisir et de fixer une physionomie, d'allumer dans ses yeux i. Dix-neuvième siècle, p. 43 1.
la flamme du cceur ou l'étincelle de la pensée, de la rendre parlante, suggestive, attirante, dépouillée de tout mystère et toutefois retenant le secret de sa vie intérieure. Il s'agit, enfin, de la placer habilement dans son jour le plus favorable et le plus vrai, celui qui met le mieux en valeur le caractère. Est-ce de face, de profil, de trois quarts? en baissant ou relevant la tête, ou bien la détournant? Quelle pose convient au modèle? Il n'en est qu'une qui soit la bonne, celle que prendrait la nature livrée à elle-même, mais que l'art doit imposer en cherchant à deviner la nature; et c'est l'esprit qui devine. C'est lui encore qui choisit. Car tout n'est pas à prendre; il faut éliminer et retenir, renforcer ou adoucir. Œuvre délicate, qui est d'intuition, de perception rapide et nette, de finesse à démêler ce qui, dans les apparentes dissemblances, se confond et, dans les ressemblances, diverge. Par là, tout s'harmonise, attitude, lignes de l'ajustement, clair-obscur, accessoires; tout s'oppose et se répond, conformément à l'esprit du modèle c'est à l'esprit à saisir l'esprit. Et, dans l'exécution même, c'est encore à lui à enrichir son œuvre de toutes les finesses d'une touche avertie et délicate, qui met en valeur les aspects intéressants, qui donne aussi aux défauts leur place, mais dextrement mesurée et en bonne perspective, soit qu'il suffise de les indiquer, sans appuyer, soit qu'il y ait profit à les mettre franchement en lumière, en corrigeant ou atténuant le heurt par l'harmonie de l'ensemble. En pareil cas, plus que jamais, c'es.t avec esprit qu'il faut traiter la vérité; mais comme il en faudra, parfois, de l'esprit pour faire concourir ces discordances à l'œuvre de beauté 1
De l'esprit, et du plus en, et du plus pur, Faguet en avait des trésors. Ce n'est point cette difficulté qui l'eût détourné du portrait elle l'eût attiré bien plutôt, et le mot de Charles Blanc aurait retenti pour lui comme un appel Si les ouvrages de l'art doivent être évalués au degré d'esprit qu'ils comportent, la perfection du portrait est le dernier mot de la peinture. Il appartenait donc à Émile Faguet de faire de la perfection du portrait le dernier mot de la critique, car il avait tous les genres d'esprit qu'il fallait pour cela.
Il était tout esprit, peut-on dire, et, certes, esprit malin.
Personne ne fut plus vif ni plus habile à saisir un défaut, un travers; et non seulement à le saisir, ce qui n'est rien encore, mais à le rendre saisissable à tous; et non pas en forçant le trait, mais en appuyant seulement; car cet ami passionné du vrai aurait cru forfaire à l'honneur en déformant tant soit peu les données du réel. Ou bien s'il accuse avec trop de vigueur le trait pour mettre en saillie un défaut de nature plutôt subtile, comme l'abus de la dialectique minutieuse et pointilleuse chez Platon, loyalement il prévient. Le parodiste ne serait pas trop injuste qui lui ferait dire « Le tout, n'est-ce pas, Calliclès, est plus grand que la partie P – Sans doute.
– Et la partie est plus petite que le toutP
– Assurément! 1
– Mais si la partie est plus petite que le tout, c'est donc que le tout est plus grand que la partie P
Je le crois.
Et si le tout est plus grand que la partie, c'est donc que la partie est plus petite que le tout P
– Évidemment.
– Est-ce si évident que cela? Concevrais tu une partie qui contiendrait le toutP
Nullement. Mais tu conçois un tout qui contient une partie P
Il me semble.
Donc la partie, étant contenue dans le tout, est plus petite que le tout? A coup sûr.
Et le tout, contenant la partie, est plus grand qu'elle P Oui.
– Par conséquent, les philosophes doivent être les chefs de l'État. – Comment donc P
Sans doute. Reprenons »
Ces libertés sont rares. Encore, dans ce cas, Émile Faguet qui aimait tant aller droit à la chose, et dans le vif, a-t-il surtout voulu accentuer cette impression, à savoir qu'il se sentait fort peu de goût pour les marteaux frappant toujours sur le même clou avec précaution pour ne point l'enfoncer. En cela, il a défini sa manière.
Au reste, doué de toutes les sortes d'esprit qui convieni. En lisant Platon, p. ïs.
nent à la fois au critique et à l'artiste, habile à entrer dans la pensée d'un autre ou à l'entendre à demi-mot, expert aux rapprochements imprévus, aux chocs rapides d'idées d'où jaillissent les étincelles, malicieux et caustique, mais ami du beau et de goût délicat, il n'abusa jamais d'aucun de ces dons brillants, parce qu'il avait, pour les parfaire, le sens exquis de la mesure, le plus rare et le plus précieux des dons. Attique par ce côté de sa nature, il fut toujours en garde contre les tentations propres à l'esprit français, l'exubérance, la prodigalité, le raffinement, la gauloiserie, tout ce qui sort de la dignité de l'art, tout ce qui obscurcit le rayonnement du beau, tout ce qui éblouit par trop d'éclat ou de richesse; il eut un sentiment infiniment juste de la ligne, des nuances; il est un des rares écrivains de nos jours qui sachent ordonner un ensemble; ses portraits sont admirablement composés de pures harmonies ils vivent, ils nous parlent; et rien ne détonne, bien qu'il y manque souvent le dernier fini, dans la facture, qui est nette, ferme, serrée, sans retouches mérites saillants qui assurent à Émile Faguet, une place de grand portraitiste, à côté de SainteBeuve et de Taine, mais qui ne semblent pas avoir été toujours suffisamment reconnus.
Parcourons sa galerie. Elle abonde en figures vigoureusement dessinées, saisissantes de vie, et qu'on n'oublie plus, figures les plus diverses et les plus diversement traitées de grands seigneurs et de grandes dames, d'évêques, de religieux, d'humbles prêtres, de bourgeois cossus ou serrés dans leurs-affaires, d'hommes du peuple, d'aventuriers ou d'aigrefins, tous portant une pensée et, par elle, prenant place dans l'histoire poètes, orateurs, philosophes, polémistes, historiens, romanciers, critiques, tous saisis dans leur milieu et suivant le recul du temps, trait pour trait, avec le pli de leur pensée, la saillie. de leur caractère. et toute la vie de leur âme dans l'attitude, le geste, le regard. Voici d'abord l'encombrante personnalité de Saint-Simon, le .féodal si étroitement dévot « au roi des gentilshommes »
et dont les idées, et même le talent, s'expliquent par l'origine et par le tempérament. Les traits physiques prédomineront, et la voix du sang se fera entendre, distincte. Saint-Simon était un petit homme, malingre, d'apparence chétive, de mine tirée, lèvres minces, nez retroussé et pointu, nerveux et bilieux à l'excès; de tempérament ferme encore, mais de race appauvrie déjà déclinante. Sa fille était contrefaite; son fils aîné de complexion faible son fils cadet, sujet à des convulsions terribles, peut-être épileptique; lui-même prodigieusement emporté et sans équilibre. Les nerfs travaillaient sans cesse en lui, et secouaient furieusement « sa frêle machine », pour parler son langage.
Voilà le fond de la complexion, une humeur violente, intempérante, et tout le contraire de ce qu'on appelle la possession de soi. Comme fonds de sentiments, un orgueil intraitable et maladif. Dans le monde il n'a vu que la noblesse française, et dans celle-ci que les ducs et pairs. Saint-Simon n'a pas l'orgueil nobiliaire, il a l'orgueil ducal. Ce n'est pas un gentilhomme; et quand il méprise, si formellement, la noblesse, « les hommes de qualité », il sait bien pourquoi. C'est un féodal, un noble du quatorzième ou du quinzième siècle, antérieur à Richelieu, même à Louis XI. Il n'a pas cessé de considérer comme une monstruosité la société française de 1648 à 1755, le siècle de Louis XIV surtout, « ce long règne de vile bourgeoisie ». Sa haine, ici, est très perspicace. Ce qu'il voit très bien, c'est que le tiers état gouverne déjà. Il le voit gouvernant par les ministres, les commis et les intendants, tous plébéiens; essayant de gouverner par les Parlements, commençant à gouverner par l'opinion publique menée par les hommes de lettres (de là son mépris pour les littérateurs), pesant sur les affaires publiques par les financiers. Aussi abhorre-t-il ministres, commis légistes, financiers et l'Académie française, et s'épanche-t-il en doléances sur le luxe grandissant, l'importance prise dans le pays par l'argent'.
Portrait plus léger, mais grave encore, de la charmante Marquise, femme de sens autant que femme d'esprit, toute au devoir et à la gaieté aimable. C'est dans son intérieur, c'est-à-dire dans son cadre, que nous la voyons. Les traits se pressent; ils sont rapides et drus, ils sont parlants, ils sont gracieux tout cela est de convenance. Elle nous apparaît bonne et sensée, tendre etgaie, honnête et rieuse, de cœur profond et de langue vive, de vertu inaltérable et de propos libre, surabondante de vie forte et saine, toujours en fleur de santé physique, intellectuelle et morale, habitant le devoir comme un hôtel décent et le bon 1. Op. cit., p. 5 14.
sens comme une maison commode et y jetant à profusion, tout le long des lambris graves, les festons de la gaieté franche et de la fantaisie étincelante; femme pour qui le mot charme, qui revient si souvent dans le portrait de Mme de La Fayette semble avoir été inventé, et qui a laissé après elle, outre des pages exquises, un bien agréable exemple, celui de toutes les vertus domestiques, dans une souveraine belle humeur1.
Et la figure parlera nous entendrons son accent. Mme de Sévigné est au nombre des quatre ou cinq écrivains les plus originaux, les plus spontanés, les plus personnels que la France ait eus. Son style, le même au papier qu'à la bouche, franc, hardi, jaillissant et riche, sonne aux oreilles, qu'il soit traversé d'éclats de rire ou de cris de douleur; ou qu'il soit simplement une voix qui raconte, ou une voix qui peint avec des intonations, justes et sincères, de plaisir, de surprise, d'émotion, d'admiration ou de malice. Un proverbe burlesque, qu'elle cite, est celui-ci « Il a une belle voix pour écrire. » Elle, en écrivant, avait une voix délicieuse. Non seulement par son style Mme de Sévigné cause avec nous, mais elle donne cette sensation qu'on cause avec elle s.
En même temps que les personnages, les abstractions.. C'est la dialectique de Bossuet qui se dresse en pied, de toute sa force redoutable, et qui se fait une arme de sa clarté. « La subtilité même de Bossuet est claire, parce qu'il y a une subtilité qui est d'affectation et qui consiste à présenter d'abord l'idée par ses dessous obscurs, et une autre qui est de pénétration, et qui consiste à creuser par degré l'idée jusqu'à ce que la lumière en atteigne le fond. » Et c'est aussi, en regard, l'éloquence de Malebranche qui se fait entendre, discrète, avec l'accent, comme avec le charme, de son intimité.
Moins puissants que ceux de Bossuet, l'éloquence religieuse, le lyrisme religieux de Malebranche ont quelque chose de plus personnel, de plus profond en quelque manière, et de plus délicieusement et vénérablement secret; et si en lisant Bossuet on le voit dans sa chaire avec son geste entraînant et dominateur, en lisant Malebranche on croit l'entendre dans l'obscurité mystérieuse de son cabinet aux volets clos, disant lentement, doucement, avec une sorte d'effroi religieux, des paroles sacrées3.
t. Duc- septième siècle, p. 376. 2. Madame de Sévigné, p. 178.
3. Éludes et portraits littéraires. Dix-septième siècle, p. ia8.
Cette impression sereine devie et de réalité, sobre, grave, respectueuse en quelque sorte, profonde toutefois, mais atténuée par la distance et rendue dans les tons adoucis, comme en un apaisement de la lumière, deviendra plus vive, plus mouvementée, plus dégagée, plus familière,etplus nerveuse aussi et tourmentée parfois, et les couleurs seront plus chaudes ou bien les lignes plus heurtées, plus coupantes, dès qu'il s'agira des hommes et des choses de notre temps. On a reproché à Émile Faguet de ne point situer ses personnages dans l'histoire et de faire abstraction du milieu. Ils tiennent par là même à l'histoire; ils en portent, pour ainsi dire les couleurs, et ils vivent de son air. Et qu'on veuille bien y regarder d'un peu près, les attaches au milieu sont discrètes, mais bien visibles. Toujours le personnage se détache. Avec sa physionomie individuelle, très individualisée, de ce qu'il tient de son époque, s'il en tient quelque chose. Zola, le père des Rougon-Macquart.
Nul doute cet homme était une manière de poète barbare, un Hugo vulgaire et brut, mais puissant, un démiurge gauche, mais robuste, qui pétrissait vigoureusement la matière vivace et la faisait grimacer, mais pa'piter, une sorte de démon étrange qui tenait le milieu entre Prométhée et Caliban.
Ni forme, ni harmonie de couleur. Des traits hachés, durs, d'une puissante vigueur, outrés. La force modelant des monstres. Et l'impersonnalité lyrique. Voilà le chef de l'école naturaliste et l'auteur d'une œuvre antinaturelle. Une eau-forte à la Rembrandt.
Une large détrempe, maintenant. Place à Jaurès Il n'est pas trop de tout un pan de muraille pour afficher le personnage, pour étaler l'ampleur de son geste, pour ouvrir l'espace aux sonorités de sa voix d'hiérophante, pour expliquer, surtout, les évolutions successives de sa politique, évolutions parties d'un geste et aboutissant. au même geste. L'esprit de Faguet s'amuse à nous donner le revers de M. Jaurès mais ce revers, c'est précisément Jaurès, Jaurès qui évolue, mais Jaurès qui ne change pas. 0 esprit de vérité I J'ai un bien joli mot sur Jaurès presque enfant. Le dirai-je? Après tout, il n'est pas cruel; il renferme un demi-éloge; et il est bien un
peu juste; et puis il est si joli « Très intelligent ce jeune homme; très doué; mais chez lui le geste détermine le mot, et le mot détermine l'idée. » -Hum 1 Il y a bien quelque chose comme cela. Par là s'explique, poursuit Faguet, l'évolution politique de M. Jaurès.
D'abord, pour être juste, disons que M. Jaurès a évolué, mais n'a pas du tout changé. J'ai un témoignage absolument sûr. Un homme politique qui fut collègue de M. Jaurès à l'époque où M. Jaurès était centre gauche, et à qui je disais « Mais comment est-il devenu socialiste? » m'interrompitvivement « Il l'a toujours été Quand il siégeait à côté de moi, il me rasait de socialisme pendant toute la séance. » Je donne le mot comme authentique Ensuite, et nonobstant, c'est le lyrisme qui a déterminé pour sa part l'évolution de M. Jaurès. On a toujours l'opinion de sontalent. Voyez-vous M.Jaurès mettantla conception politique du centre gauche en périodes roulantes et vastes comme les lames de l'Atlantique, faisant onduler les idées du tiers parti dans !e grand balancement du largeP Non, c'est fatal; quand on a le talent oratoire deM. Jaurès, on n'est, on ne.peutêtre que d'extrême gauche ou d'extrême droite. Dans quel discours de centre gauche voulez-vous faire entrer une phrase comme celle-ci?
« On vous dit que si le travail n'est pas rémunérateur ici, vous pouvez aller plus loin. Répondez que vous êtes attaché à ce sol par tout le passé et tout l'avenir, par ceux que vous avez perdus et par ceux que vous avez créés, par l'immobilité des tombes et le tremblement des berceaux » »
Non, cette phrase là est de droite ou de gauche; elle n'a rien de central. Et le geste détermine le mot et le mot détermine l'idée. M. Jaurès fut créé tribun par son talent tribunitien.
Non moins joliment, et plus gentiment, si le sujet le demande, la main de l'artiste maniera le pastel. Il trouvera une fraîcheur de ton charmante pour peindre les grâces du dix-huïtième siècle, de cette société légère qu'on se représente toujours comme entourée d'un nuage de poudre à la maréchale. Presque tous ses portraits de grandes dames semés dans ses études sur Rousseau, d'autres encore qu'on retrouverait dans ses Propos littéraires, sont exécutés dans ce genre qui se prête si bien aux finesses et aux transparences, aux contours moelleux et aux nuances insensibles, à l'éclat des fleurs ou au charme souriant des visages. Il était 1. Propos littéraire., t. II, p. 7Î.
dans la tradition de nos maîtres pastellistes, et toutes les fois qu'il a fallu exprimer, par une fraîche sensation de poésie, l'impression que laisse en nous la lecture d'une œuvre, il s'en est souvenu.
Après avoir peint dans Michelet l'historien avec la plus luxueuse opulence de couleurs, voici le tableautin gracieux qui nous annonce, au milieu des fleurs, et ces fleurs sont des roses, l'amoureux poète de la nature. C'est sa manière à lui d'expliquer les auteurs.
Il est probable que vers i85o un lettré, un artiste, un dilettante, tranquille dans sa petite ville, grand admirateur de La Fontaine, de Lamartine et de Michelet, peu soucieux d'ailleurs de politique contemporaine, se disait en greffant ses rosiers avec mille attentions délicates, car les rosiers ont une âme tendre et une humeur un peu susceptible cc Ce Michelet est un grand poète; mais il lui manque la grâce. Tout cela est ardent comme une ruche d'abeilles le miel y est bien, mais tout au fond. C'est éclatant, pétillant, mais trop tendu, perpétuellement nerveux, électrique. Il faudrait un adoucissement, quelque chose qui détendît et rafraîchit tout cela. » C'est pour cet honnête « amateur des jardins » que Michelet a écrit son « poème de la nature en quatre chants l'Oiseau, l'Insecte, la Montagne, la Mer. » Et la souplesse de son esprit est si ingénieuse, et la richesse de ses crayons est si variée qu'il n'est point de sujet si fuyant qu'il n'arrête et ne fixe, point de sentiment si insaisissable dont il n'évoque devant nous le caractère, la physionomie, et dont il ne nous donne chose merveilleuse le portrait.
L'ennui. l'ennui. Comment saisir le tréfonds de l'oeuvre de Pierre Loti sans peindre l'ennui? Mais aussi comment peindre l'ennui, la monotonie de l'ennui L'ennui! Voici le portrait de l'ennui.
La vérité sur cette affaire, c'est que Loti n'aime pas à conter. La narration l'ennuie. Ce n'est pas le fait isolé, détaché, qu'il aime à nous montrer, c'est la continuité unie et égale d'une vie uniforme qu'il aime à se représenter et à représenter à nos yeux. Il est le poète du temps qui s'écoule, comme il l'est des grands horizons qui se prolongent. Le temps indéfini a aussi sa grande ligne indéterminée, sans brisure, comme les plaines des déserts de sable, et les plaines des déserts d'eau; et c'est cette ligne-là que Loti aime à suivre d'un long i. Études sur le dix-neuvième siècle, p. 372.
regard et à peindre d'un grand trait mélancolique. Et l'on sent en effet, dans ses livres, le temps qui tombe, goutte à goutte, heure à heure, feuille à feuille, avec je ne sais quelle lenteur douce et implacable, molle et sinistre; et la tristesse si particulière des romans de Loti vient de là, cette tristesse silencieuse, peu à peu envahissante, accablante comme celle du rêve, le soir, dans une chambre solitaire, au bruit lent, tranquille et invincible de l'horloge. Je crois que lui seul a ce secret et sait donner cette impression. Elle est douce, enveloppante et mortelle comme je ne sais quel poison d'Orient. Loti est un assassin délicieux'
Ehl oui, c'est bien le mortel ennui.
Et comme il a varié à l'indéfini les moyens d'expression, il a recours à tous les procédés pour mieux faire valoir son modèle, toujours suivant les lois de la plus exquise convenance.
Tantôt il replacera le personnage dans son décor historique, dont il est comme inséparable et hors duquel il serait amoindri, presque défiguré, comme ce jeune et charmant duc de Bourgogne dont il a tracé le portrait tout aimable avec « sa jolie figure déjà noble, ses traits réguliers et fins, ses yeux brillants et doux, son geste aisé, gracieux.et aristocratique. » Au fond du tableau, Versailles, cet éclatant Versailles, alors au comble de la gloire, de la grandeur et du prestige, objet des admirations de toute l'Europe, mais déjà voilé de l'ombre d'un nuage. C'est le deuil qui plane, et la France verra bientôt s'abattre l'ombre noire sur cette jeune splendeur qui brille pour elle comme l'espérance. Tantôt c'est une figure amie qui met en lumière une autre figure, et qui en reçoit le rayon révélateur. Comment les désunir? L'une est l'explication de l'autre, et l'on peut même dire l'expression de l'autre, tant l'amitié confond les pensées et fond les âmes. L'amitié, c'est plus que la vie à deux; c'est deux vies en une; et s'aimer à ce titre, c'est vivre de moitié, l'un par l'autre. Ainsi en fut-il de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné; et quand Émile Faguet voulut fixer les traits de la première, il les chercha en partie sur le visage et dans les yeux de Mme de Sévigné. Peut-être se souvenait-il du mot de Mme Lambert Il faut songer que nos amis nous caractérisent, on nous cherche en eux. Mais son instinct d'artiste i. Propos littéraires, t. IV, p. 222,
n'avait nul besoin d'être conseillé; il avait excellemment de lui-même le sens de cet art profond qui répond à la vie, et il réunit les deux amies en un magnifique portrait géminé en harmonisant si bien les oppositions et en fondant si délicatement les nuances que les deux figures semblent n'en faire qu'une et ne sauraient être séparées l'une de l'autre. C'était une femme qui, à cause même du contraste qu'il y avait entre elle et Mme de Sévigné, mais contraste moins violent que celui qui existait entre la marquise et sa fille, était prédestinée à être l'amie intime de Mme de Sévigné. La marquise et sa fille se heurtaient, Mme de Sévigné et Mme de La Fayette se complétaient. L'une était exubérante, l'autre réservée; l'une pleine de vie et d'ardeur, l'autre de bonne heure languissante et refroidie par la faiblesse comme d'autres par l'âge; l'une d'une conversation abondante, jaillissante et impétueuse, l'autre toute en phrases courtes et justes, sans affectation de concision, mais sans aucun excès d'abandon l'une a de l'esprit autant que jamais on en put avoir en France; l'autre a un grand talent de romancier, de psychologue et d'écrivain; mais point d'esprit et, le prisant chez les autres, ne se soucie pas d'en avoir; l'une écrit de longues lettres que, du reste, on ne trouve jamais trop longues l'autre, à ses meilleures amies, des billets où elle semble avoir appliqué son grand principesur l'art d'écrire, à savoir qu'un mot retranché vaut un sou et une ligne de moins une livre; l'une, quoiqu'elle ne soit point prodigue, a bon besoin d'un abbé de Coulanges pour rétablir et pour soutenir ses affaires; l'autre semblerait au besoin l'abbé de Coulanges de la personne la plus embarrassée dans sesfinances. Et toutes les deux avaient du bon sens, de la raison, le goût du bien, le goût des bonnes lettres et le culte de l'amitié. Elles s'attiraient par ce qu'elles avaient de différent et elles s'entendaient par ce qu'elles avaient de commun1.
Grimod de la Reynière, fermier général, une des puissances ou des omnipotences de l'aristocratie de l'argent, se trouva fatigué un jour et de la fréquence et de la longueur des séances qu'il était obligé de subir pour son portrait. Il expédia donc son domestique à Latour pour informer le peintre qu'il ne pourrait être prêt à l'heure convenue. « Ton maître est un sot que je n'aurais jamais dû peindre 1 » dit Latour au domestique interdit. Puis, après un moment « Ta figure me plaît, assieds-toi là, je vais te peindre. i. Mme de Sévigné, p. 118.
Mais, Monsieur, si je tarde à rapporter la réponse à M. de la Reynière, on me mettra à la porte. – C'est bon, c'est bon, je te replacerai. » Et Latour, abandonnant le portrait du maître, fit un chef-d'œuvre avec le portrait du valet.
Avec nos grands écrivains et nos penseurs, Émile Faguet n'est pas sans avoir fait un peu de même. Il arrêtait, au défilé, les personnages du roman pour bien prendre leurs traits, qu'il n'oubliait plus. Lélia, Fadette, Lucrezia Floriani, M. Silvestre, Hurel « le beau cornemuseux », et Rastignac, Grandet, Philippe Bridau, Ursule Mirouet, Vautrin, Rubempré, Crevel, le baron et la baronne Hulot, Mme Marneffe, la cousine Bette, la petite Atala ou la concierge de M. Pons, il les eût tous reconnus à cent pas, dans la rue. « Le père Goriot, je le vois, a-t-il écrit, aussi distinctement, et plus, que le plus familier de mes amis. »
Même, il- se plaisait à les croquer au passage, en deux coups brefs, expressifs, ou même à les peindre en pied, comme il eût fait de personnages vivants. Il excellait à ce jeu. Sa faculté de voir vivement, d' « asséner ses regards », comme dit Saint-Simon, sur les gens de rencontre, s'exerçait aussi bien dans le monde de la fiction que dans celui de la réalité; son œuvre fourmille de silhouettes vives, de profils enlevés à la pointe d'un crayon effilé, d'attitudes vraies « qui sautent aux yeux », de gestes où se trahit un caractère.
Voici M. Poiret, l'homme d'un autre âge, qui se survit dépouillé de tout et presque de lui-même. Il glisse, inaperçu, le bon M. Poiret; il s'efface, ayant toujours été effacé. Il existe, mais aussi peu qu'il est possible d'exister, «n'ayant jamais été qu'un feuillet à peu près inutile et aplati entre deux autres feuillets du livre social ».
Proche de lui, Mlle Victorine Taillefer, jeune, jolie, sympathique, mais voisine de misère, et souffrant de privations que nul ne sait. C'est la grâce sans sourire, la fleur à qui la terre refuse sa sève.
Et voici, rêche, sèche, squelettique, Mlle Michonneau, la vieille demoiselle Michonneau. Ni sourire, ni grâce, ni souvenir de fleur. Le plein hiver.
Elle est glaçante. Pareille à un squelette, elle a été rongée comme par un acide; son regard blanc est comme le reflet d'une eau froide
ou d'un mica de givre; sa voix est froide, blanche et aiguë comme celle d'une cigale. Mlle Michonneau laisse derrière elle, dans les années qu'elle a traversées, un sillage d'ondes glaciales. Mlle Michonneau est maigre, décharnée, aigre et froide comme la bise. Mlle Michonneau, c'est la bise.
« Elle donnait froid », avait dit Balzac. Et Faguet, reprenant le modèle pour le repeindre à neuf et l'achever, nous offre un original portrait, une demoiselle Michonneau plus vieille, plus glacée et glaçante, plus maigre, plus aigre, plus Michonneau que la vieille demoiselle Michonneau. Il refera de même, après une lecture de La Bruyère, le portrait d'Arthénice. Et dans la jolie manière. Comme on voit que cette charmante personne, qui a le génie de la conversation le plus délicat, le plus fin, et dont l'esprit est « un diamant bien mis en œuvre », pose à nouveau devant lui, et lui parle, et l'écoute, et, spirituellement, sourit De vrai, il la connaît; il a fait, dans tous les coins et recoins, le tour de son esprit, et il en donne la mesure; il a frôlé son âme, et il en redit le charme rare, charme fait de la plus aimable délicatesse et de cet art séducteur – qui est celui de la bonté et qui, par lui-même, est vertu de savoir à propos s'oublier soi-même pour autrui. Et à propos, c'est toujours. Il le redit, ce charme, comme s'il était encore sous la séduction du moment.
Elle sait toutes les choses ingénieuses qui font qu'une conversation est distinguée et d'un tour gracieux, et ces choses sont de l'esprit; de plus, elle a dans son humeur propre, dans son caractère, de quoi fournir des propos imprévus, bien personnels, qui jaillissent d'elle-même et qui dispensent de la réplique, parce qu'ils sont décisifs et qu'on ne trouve rien à y ajouter.
Elle connaît l'art de rendre les genslintéressanis. Elle a cette manière de parler qui est déjà une manière d'écouter ce qu'on va répondre, tant elle le sollicite avec, modestie et désir de savoir. Et elle a cette manière d'écouter qui persuade qu'on est compris, qu'on est apprécié et que rien ne se perdra de ce que vous dites. Bref, elle écoute toujours ou presque toujours. C'est une politesse d'abord, et ensuite cela tire des interlocuteurs tout ce qu'ils peuvent rendre, les met en plein rapport. C'est cela qui fait les bons entretiens. Le premier talent du eau seur est de savoir écouter.
Et quand elle réplique, quelle est sa manière? La voici. Après avoir parlé pour vous faire parler, après avoir écouté de manière à vous per-
suader que vous êtes inappréciable, elle parle en vous écoutant encore, en prenant pour siennes et en faisant siennes vos idées, en vous faisant cet honneur de penser par vous, en étant votre écho, mais un écho qui agrandit la voix. C'est la plus séduisante des femmes. N'est-ce pas, sans y prétendre, rivaliser de finesse avec La Bruyère et dépasser, en quelques traits, le modèle? a Un esprit si délié et si fin, par ailleurs malicieux, pouvait être aisément satirique et verser, suivant une pente assez naturelle à l'esprit français, dans la caricature. Il évita l'excès. Quelques portraits sont peu flattés et s'achèvent d'un trait plutôt mordant. Mais tous les visages ne sont point apolliniens il en est de grimaçants, et si le peintre supprimait la grimace, il supprimerait l'individu lui-même. On ne saurait reprocher à Émile Faguet d'avoir forcé jamais la note. Ce fut un scrupuleux de vérité. Et lorsque sa verve tendait à dépasser la mesure voulue dés traits spirituels et malins, il fut toujours sauvé de son esprit par son esprit même. De Jules Janin, critique honoraire, critique en marge de la critique, ce portrait donne la note exacte, en grisaille. Jules Janin était charmant. Il causait, la plume à la main, d'une manière exquise. Il avait une façon de ne pas parler des pièces qu'on avait jouées pendant la semaine, qui faisait craindre qu'il s'avisât jamais d'en vouloir parler. Mais une telle qualité ne va pas sans un certain défaut qui, l'âge venant, devait devenir grave, et à force de mettre des riens délicieux dans son feuilleton, la verve s'épuisant, il en vint à très peu près à n'y mettre rien. Il laissa le souvenir d'un aimable voisin de stalle qui vous épargne l'ennui d'écouter une mauvaise pièce en la remplaçant par une conversation spirituelle, mais qui est peut-être un peu trop convaincu que la pièce gagne à n'être pas écoutée, et il ne faut pas se dissimuler que Molière avait prévu, dans les Fdcheux, ce genre de critique'.
Avec Renan, la note est plus gaie un camaïeu de tonalité claire pour peindre ce sceptique souriant, narquois, le plus dogmatisant des hommes en son for intérieur, malgré les dehors insinuants de cette politesse d'onction qui acceptait toutes vos idées, mais pour vous rendre plus facilement les siennes, et.semblait vous oindre à votre tour.
i. En lisant les beaux vieux livres, p. 157.
a. Histoire de la littérature, p. 445.
Emile Faguet a bien marqué sa ténacité, son intransigeance, sa fermeté intime.
D'autre part, il était poli, poli d'une politesse ecclésiastique, c'està-dire doucement obstinée et indémontable. Il était admirable dans les discussions. 11 ne discutait pas. Il approuvait avec indiscrétion. Quand il vous avait approuvé jusqu'à vous réduire au silence, il partait à son tour, disait précisément le contraire de ce que vous aviez soutenu, et terminait par ces mots « C'est, du reste, ce que vous disiez vous-même tout à l'heure. »
Tout cela glissé doucement dans l'énigme d'un sourire, de ce sourire diablement fin du bon Renan, où on lisait toujours k Oh 1 mon Dieu, comme il est possible que vous ayez raison, encore que je sois persuadé que vous avez tort, et comme vous seriez intelligent s'il vous était possible de croire avoir raison de la même façon que je crois être dans le vrai'. » »
Ce n'est pas très méchant. Renan était un peu son maître il pratique à son égard la vertu d'eutrapélie.
Gambetta ne connut pas les mêmes ménagements. La main se fait plus lourde; le trait appuie. Sans être poussée au noir la large figure du grand tribun de la troisième République s'étale avec ses défauts nettement plaqués, et toute gonflée et boursouflée d'une rhétorique creuse qui s'échappe, en effets retentissants, unique secret des triomphes oratoires, mais secret puissant sur les foules, de ce Cimon de l'éloquence.. Pompe continue; fastuosité de développements; accumulation de synonymes; style périodique perpétuel; enflure et renflements successifs de la phrase qui jamais ne s'achève et qui toujours s'élargit; période traversée d'incises qui la percent, pour ainsi dire en chemin, et qu'elle emporte comme le taureau les banderilles; vastes écroulements d'énormes substantifs abstraits en nombre illimité, entraînant chacun dans sa chute, un cortège d'adjectifs abstraits aussi et longs eux-mêmes; le tout, à vrai dire, emporté dans un mouvement assez rapide et sauvé par lui; c'est l'aspect extérieur de la plupart des discours de Gambetta, et il faut dire que, dans la plupart aussi, il n'y a rien de plus que l'aspect extérieur2.
Voilà l'homme. Qui ne le reconnaîtrait, même en l'absence de son nom? Est-il un trait de trop? En manque-t-il I. Propos littéraires, t. III, p. lio-
a. Ibid., t. IV, p. 33g.
un seul de ceux qui définissent et accusent le relief N'est-ce point rendu au naturel? D'autres peignent blanc sur blanc; Émile Faguet peint, lui, en touches serrées, vrai sur vrai.
Et c'est là que se caractérise la manière du maître. Son originalité, c'est d'être vrai. Il semblera que ce soit peu de chose. N'est-ce pas tout dans un portrait? Car la vérité n'est point à la merci de tous; il faut aller loin pour la découvrir, jusqu'au fond de l'âme, et il faut de bons yeux pour cela, des yeux qui lisent dans le mystère.
Il est nécessaire aussi de l'aimer pour ne la point trahir. Émile Faguet eut toujours cette fidélité dans l'amour. La vérité était pour lui sacrée pour elle, il éprouva ce culte du respect que l'on a pour les choses saintes.
Lui-même ne s'est pas plus flatté qu'il n'avait flatté les autres, dans le portrait qu'il a tracé à son tour de son talent. Car il eut cette audace ou cette modestie. Chargé de l'article sur la critique contemporaine dans l'Histoire de la langue et de la littérature française publiée sous la direction de M. Petit de Julleville, il eut à peindre la figure des principaux critiques de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et rencontra, chemin faisant, la sienne. Il lui eût été facile de passer la main à un collègue, à charge de revanche. Le procédé lui répugna. Il posa donc, très franchement, devant lui et, avec la même franchise, il reproduisit l'ensemble de ses traits en toute simplicité et netteté, dans les tons de la violette et non pas, tant s'en faut, de la violette de Parme. C'est lui-même, bien qu'en relief très adouci, trop adouci. M. Faguet fut surtout et est encore un critique universitaire. Très classique, et jugé par beaucoup d'un goût un peu exclusif, sinon étroit, il a donné sur les quatre grands siècles littéraires de la France, quatre volumes très nourris, très francs, très probes, qui sont évidemment destinés à prouver que le seizième siècle a été surfait comme siècle littéraire et le dix-huitième comme siècle philosophique, et qu'il n'y a de considérable dans la littérature française que le dix-septième siècle et les cinquante premières années du dix-neuvième. On lui reconnaît généralement une faculté assez notable d'analyser les idées générales et les tendances générales d'un auteur et de les systématiser ensuite avec vigueur et avec clarté et si ce ne sont pas là des portraits,
du moins ce sont des squelettes bien « préparés »,bien ajustés et qui se tiennent debout. Moins le pittoresque, il est ici évidemment l'élève de Taine, qui, du reste, s'en aperçut. Ce qu'il se refuse, probablement parce qu'il lui manque, c'est l'art de combiner les ensembles, de dégager l'esprit général d'un siècle, de suivre les lignes sinueuses des filiations et des influences, en un mot, c'est l'art des idées générales en littérature et « l'esprit des lois » littéraires. Il affecte de n'y pas croire, et comme presque toujours, le scepticisme n'est, sans doute, ici, que l'aveu un peu impertinent d'une impuissance.
Laborieux, du reste, assez méthodique, consciencieux, en poussant la conscience jusqu'à être peu bienveillant, [ou en ne sachant pas pousser le scrupule consciencieux jusqu'à la bienveillance, il a pu rendre et il a rendu des services appréciables aux étudiants en littérature, qui étaient le public qu'il a toujours visé. Sans abandonner la critique, qu'il est à croire qu'il aimera toujours, il s'est un peu tourné depuis quelques années du côté des études sociologiques, où c'est à d'autres qu'à nous qu'il appartient d'apprécier ses efforts'. Est-il besoin d'observer qu'il fut beaucoup plus bienveillant, car il était la bienveillance même, comme il fut meilleur coloriste qu'il ne le pensait lui-même. Mais à part ces deux points où sa modestie l'empêcha de se rendre pleine justice, il a très bien marqué le caractère de son talent, son goût pour la compréhension des grands esprits et pour l'expression de leur individualité, en même temps son absolue conscience dans cette étude et ce travail.
Observation, finesse, pénétration, ajoutons-y la grâce, l'esprit, le goût, voilà les dons qui font les grands portraitistes, dont il fut, quoi qu'il dit. Et ce sont précisément ces dons de choix qui ont fait la gloire de notre école française. Qu'il s'agisse de nos maîtres écrivains ou de nos peintres illustres, les mêmes qualités, exactement les mêmes, se retrouvent, ce qui prouve bien qu'elles sortent des qualités foncières de la race. Et ce sont les témoignages d'une pénétration singulière, d'une intelligence profonde de la physionomie et du caractère des modèles, c'est en un mot l'expression de la vérité morale que nous avons à admirer plus encore que les qualités pittoresques, chez nos moralistes, nos historiens et tous les auteurs de Mémoires, dans les galeries de portraits du cardinal de Retz ou de La RochefouI. Op. cil., t. VIII, p. 4ao.
cauld, de La Bruyère ou de Bussy-Rabutin, de Bossuet ou de Bourdaloue, de Mme de La Fayette ou de Mme de Caylus, de Saint-Simon ou de Voltaire, de Michelet, de Sainte-Beuve, de Renan, de Taine, aussi bien que dans les crayons de Dumonstier et de Quesnel, dans les pastels de Nanteuil et de Latour, dans les miniatures à l'huile du seizième siècle comme dans les émaux du dix-septième, dans les toiles de Robert Tournier, de Largillière et de leurs contemporains comme dans les panneaux de leurs successeurs, en un mot, dans toutes les œuvres littéraires ou artistiques qui ont la physionomie humaine pour objet, l'âme se révélant par les traits, et qui ont fait de la plupart de nos portraitistes, par leur merveilleuse sollicitude du réel, d'incomparables peintres d'histoire et les premiers des historiens. Voilà par quoi triomphe l'esprit français, qui est avant tout, et dans son fond, un esprit de vérité.
Émile Faguet s'est proclamé disciple de Taihe. Il a été surtout, comme ses pairs, le disciple de la vérité, un disciple fidèle, respectueux, docile, aimant, tendre même, et toujours en adoration devant elle. Personne plus que lui n'a subi le charme de sa beauté. « Elle est belle partout. Son bras levé tenant un miroir a une grâce incpmparable. N'oubliez pas, du reste, que son miroir est brisé et que chacun de ses fragments ne nous présente qu'un fragment aussi des choses. Mais le rêve de l'homme est beau qui est, par les mille soins d'un culte fervent, d'aider la déesse immortelle à reconstituer patiemment le miroir uni et limpide et plein qui reflétera l'infini1. »
Voilà la source pure de son inspiration, la vision resplendissante qui l'éclairait de la douceur de ses rayons. Hors de là, il ne fut, à proprement parler, le disciple de personne, l'étant un peu de tout le monde, ce qui est bien la plus ingénieuse et féconde manière, pour un solide esprit, de ne l'être que de soi-même.
(A suivre.) Paol BERNARD. i. De la Vérilé, p. 108.
MANTEGNA
PEINTRE ATTITRÉ DES GONZAGUE
Un noble Padouan, Michel Savonarola, qui écrivait vers le milieu du quinzième siècle, prétend que deux villes seulement, Rome et Venise, sont comparables à Padoue. Une troisième cité, Florence, obtient le premier accessit. Cette prétention est excusable dans un panégyrique1. Mais, au témoignage de l'histoire, c'est Rome, et plus encore Florence et Venise, qui prirent la tête du mouvement de la Renaissance. Padoue néanmoins n'y pouvait rester étrangère ou indifférente, elle qui se glorifiait de posséder les tombeaux d'Anténor et de Tite-Live
Au début du Quattrocento (i4o5), la république de Venise avait chassé la dynastie des Carraresi et soumis la région padouàne à sa domination. Malgré cette vassalité humiliante, Padoue ne cessa point, sous la tutelle de son impérieuse voisine, d'exercer sur les esprits une puissante attraction.. L'Université, fondée en 1222, est déjà célèbre par ses savants et ses érudits. Des humanistes alors fameux tiennent école parmi eux brille entre tous Guarino Guarini, de Vérone, « le maître, dit /Eneas Sylvius ,Piccolomini, de presque tous ceux qui à notre époque se distinguèrent dans les humanités. »
Padoue attire aussi les artistes par le charme des chefsd'œuvre qu'elle possède, notamment les fresques de la Vie de Notre-Seigneur et de la Vie de Notre-Dame peintes sur les murs de la chapelle de l'Arena c'est de ce sanctuaire padouan que, au quatorzième siècle, les enseignements de Giotto se sont répandus dans toute l'Italie septentrionale. « La leçon 1. Michaelis Savonarolae Commentariolus De Laudibus l'atavii, anno MCCCCXL compositus et nunc primum in lucem éditas, Lib. II, circa finem, dans Muratori, Rerum Italicarum Scriptores, t, XXIV, col. 1186. Milan, 1738.
de Giotto a été si forte et si durable, que l'on a pu sans exagération le considérer comme le grand initiateur de cette Renaissance classique qui aura son épanouissement suprême dans l'oeuvre de Raphaël1.» D'autres artistes florentins, appelés à Padoue, Paolo Uccello, par ses peintures au palais Vitaliani, et Filippo Lippi, par ses travaux dans l'église SaintAntoine (il Santo) et dans la chapelle du Podestat, y préparent l'avènement du naturalisme renouvelé des anciens2. Enfin voici qu'au cours du quinzième siècle une école locale se fonde et s'organise à Padoue même sous la direction de Francesco Squarcione (i3g4-i474). C'est dans la bottega de ee peintre que Mantegna commença son apprentissage. I. La formation et les premières œuvres Andrea Mantegna naquit en i43i, à Isola di Cartura, entre Vicence et Padoue, dans une condition « très humble ». Cette affirmation de Vasari a été confirmée par la découverte de documents officiels, où le père de Mantegna est qualifié de menuisier3, et son frère aîné, Thomas, de ravaudeur*. Encore enfant, ses parents le placèrent chez Squarcione. Celui-ci devina vite les aptitudes merveilleuses du précoce Mantegna, l'adopta et, vers i445, le fit inscrire dans la corporation des peintres et fabricants de coffrets de mariage à Padoue (Fraglia dei pittori e coffanari). Le nouveau confrère, âgé de quatorze ans, est ainsi mentionné sur les registres André, fils de Maître François Squarcione, peintre (Andrea, fiuilo [sic] de M° Franzesco Squarzon depentore5). L'atelier de Squarcione était très fréquenté. Les élèves y affluaient de différents points de l'Italie et même de i. A. Pératé, la Peinture italienne au quinzième siècle, dans l'Histoire de !Mr( sous la direction d'André Michel, t. 111, p. 58g. Paris, 1907.
a. A. Venturi, Sioria dell' arte ilaliana, t. VII. La Piitura dei Quattrocento, parte III, p. t. Milan, 191/4.
3. V. Lazzarini, Documenti relativi alla pittura padovana del secolo XV, con illustrazione e note di A. Moschetti, dans Nuovo Archivio venelo, igoS, t. XV, docum. 65, 66, 68, etc., p. 397, 398, 299.
4. V. Lazzarini, loc. cit., docum. 66, 68, 6g, elc, p. ag8, 399.
5. F. Odorici, leStatato delta Fraglia dei pittori di Padova del ikhi, dans Archivio Venelo, 1874, t. VIII, p. lai.
l'étranger par exemple, Bono, de Ferrare; Marco Zoppo, de Bologne; Ansuino, de Forli; Giovanni d'Alemagna, d'Allemagne. Le maître s'engageait à donner un enseignement « bon et fidèle -et à montrer des dessins1 ». Mais ce qui surtout provoqua cette affluence extraordinaire, ce fut sans doute la collection d'objets d'art, médailles, marbres anciens ou moulages sur l'antique, bronzes, dessins, que Squarcione avait rapportés de ses voyages en Italie et en Grèce. Pareille collection était à cette époque chose rare et précieuse. Au cours du Quattrocento, on ne connaît que cinq ou six statues dignes d'être imitées. Ce n'est qu'au siècle suivant que des fouilles méthodiques furent entreprises. Il faut se souvenir que le Musée du Belvédère au Vatican fut fondé en i5o4, deux ans seulement avant la mort de Mantegna, et que le Laocoon fut exhumé en i5o6, l'année même où il mourut. Il est difficile de savoir ce que le jeune Mantegna put acquérir à l'école de Squarcione, car, des tableaux de ce dernier, un seul a survécu, dont la paternité n'est point douteuse, la belle Madone du Musée de Berlin. On y voit des motifs décoratifs guirlandes de feuillages et de fruits, marbres de couleur, étoffes orientales aux tons chauds et éclatants, qui s'imposèrent à l'admiration de l'élève, car on les retrouve dans ses oeuvres.
Si Mantegna apprit de Squarcione les rudiments du métier, c'est Donatello qui lui donna l'intuition de l'art. Le grand sculpteur florentin, dans la maturité de son génie, arriva en i444 à Padoue, où il devait rester dix ans, pour décorer l'autel du Santo de merveilleux bas-reliefs et exécuter la statue équestre du condottiere Erasmo dei Narni, dit Gattamelata. La vue de la collection de Squarcione avait allumé dans l'âme du jeune apprenti cet amour ardent de l'antiquité qui devait être la passion dominante de sa vie. Autour de lui on se plaisait à reproduire plus ou moins servilement le style des anciens. Mais, au contact de Donatello, il comprit qu'il fallait d'abord se mettre à l'école de la nature, la grande maîtresse, et qu'ensuite, formé par elle, on pouvait i. Et vice versa idem magister Franciscus promisit. et ipsum Darium [discipulum] bene et fideliter instrui in dicta arte [pictoria] et monstrare designos. (V.Lairarini, lac. cit., docum. a3, p. 961}.)
construire des formes vivantes en s'inspirant des bas-reliefs antiques. L'impression laissée par Squarcione dans l'esprit de Mantegna fut superficielle et transitoire; l'empreinte marquée par Donatello devait être profonde et durable, car la peinture sculpturale du maître padouan et son puissant réalisme rappelleront, jusque dans les derniers travaux de sa longue vie, la manière du sculpteur florentin. Donatello fut son véritable initiateur.
Les fresques des Eremitani di San Agostino à Padoue furent la première grande oeuvre de Mantegna. Par son testament du 5 janvier i443, un riche Padouan, Antonio Ovetari, réserva 700 ducats d'or pour faire peindre « bellement et convenablement» (pulchre et condecenter) la chapelle dédiée à saint Jacques et à saint Christophe, qu'il possédait dans l'église des Ermites de Saint-Augustin. Grand entrepreneur de travaux, Squarcione fut chargé de la décoration et répartit la besogne entre ses principaux élèves. Les vies des saints patrons se déroulent sur les parois latérales de la chapelle, divisées en trois étages, dont chacun comprend deux compartiments. Sur la paroi de droite, des six fresques consacrées à saint Christophe deux appartiennent à Mantegna; les quatre autres, à Bono de Ferrare et à Ansuino de Forli. Sur la paroi de gauche réservée à saint Jacques, quatre fresques sont de Mantegna; les deux autres, de Niccolo Pizzolo. La part de notre jeune artiste fut prépondérante et par le nombre et par la qualité des œuvres Baptême d'Hermogène, Saint Jacques devant l'empereur, Saint Jacques marchant au supplice, Martyre de saint Jacques, Martyre de saint Christophe, Enlèvement de son corps. Ces deux dernières peintures ont beaucoup souffert de l'humidité les autres ont été mieux respectées par le temps.
Le talent du peintre et le goût de l'archéologue étroitement unis ont collaboré à la création de cet ensemble imposant et nouveau. L'influence de l'antiquité et de Donatello y sont manifestes.
On reconnaît la première à l'ordonnance 'architecturale de x. On trouvera cette clause du testament d'Oretarl dans P. SeWatico, Guida di Padova,p. 16S, Padoue, 1869,
la composition et aux motifs d'ornementation qui sont empruntés aux camées, aux médaillons, aux marbres, aux frises de l'art romain. C'est frappant surtout dans la scène représentant Saint Jacques devant l'empereur. L'arc de triomphe qui remplit le fond de la fresque, le tribunal de porphyre où siège César, les costumes, les boucliers, les casques, les lances, les bas-reliefs, les inscriptions, tout évoque l'image de la Rome antique. Dans le Baptême d'Hermogène, au fond de l'atrium dallé, que borde une galerie romaine, on aperçoit une échoppe de potier, garnie-d'amphores et de coupes; c'est de là que vient le petit vase avec lequel l'apôtre verse l'eau baptismale sur la tête du néophyte pieusement agenouillé.
L'influence de Donatello n'est pas moins reconnaissable à la réalité vivante des scènes, à la forme sculpturale des figures, à la vigueur du modelé, enfin à la perspective de la composition qui fait songer aux bas-reliefs de l'autel du Santo. Elle est particulièrement sensible dans la fresque émouvante où saint Jacques, allant au supplice, s'arrête avec compassion pour bénir un paralytique. L'attitude d'un guerrier, qui le regarde, saisi d'admiration, est très expressive. Dans le groupe du second plan, on remarque un jeune soldat, tête nue, qui s'appuie sur son bouclier. C'est une imitation du Saint Georges de Donatello elle est si caractéristique que le dessin, où ce morceau fut esquissé, passa très longtemps pour une œuvre de Donatello lui-même. Mantegna avait un naturel difficile et l'humeur ombrageuse de son côté, comme l'attestent divers procès, Squarcione, âpre au gain, abusait, à son profit, du travail de ses collaborateurs. Par sentence arbitrale rendue le 28 janvier i448 (l'un des arbitres était le poète Ulisse di Aleotti), le plaignant fut autorisé à quitter la demeure de son patron. Il alla rejoindre sa famille qui habitait le quartier SainteLucie. Cette séparation partielle devait quelques années plus tard aboutir à une rupture totale. Les relations de Mantegna avec des peintres vénitiens, que jalousait le fondateur de l'École padouane, en furent l'occasion.
Jacopo Bellini et ses deux fils, Gentile et Giovanni, avaient été appelés à Padoue pour peindre le retable de la chapelle
de Gattamelata dans l'église du Santo. Ils purent suivre à loisir l'exécution des fresques aux Eremitani. Jacopo n'eut pas besoin d'attendre leur achèvement pour comprendre leur valeur exceptionnelle. Il en fut tellement ravi que, dans son affection admirative, il voulut faire entrer Mantegna dans sa famille en lui donnant la main de sa fille Nicolosia. Ce mariage exaspéra Squarcione passer dans le camp d'une école rivale fut à ses yeux une trahison. Pour s'en venger, il critiqua sans retenue les fresques de Saint Jacques admirées jusque-là sans réserve, reprochant surtout aux personnages leur raideur et leur sécheresse qui les faisaient ressembler, disait-il, à des statues en marbre et non à des êtres vivants.
Ces reproches piquèrent au vif Mantegna; mais, clairvoyant et loyal avec lui-même, il s'avoua qu'ils n'étaient pas dénués de tout fondement et résolut sur l'heure de s'amender. II se mit donc à travailler d'après nature et « y réussit si bien que, dans la fresque qui lui restait à faire pour ladite chapelle, il montra qu'il savait tirer du modèle vivant autant de bien que des productions de l'art1.» Dansle Martyre de saint Christophe, en effet, il a introduit, à la manière de l'École toscane, quelques portraits de contemporains illustres PALLA STROZZI, GIROLAMO DELLA VALLE et BONIFAZIO FUZIMELIGA. Ces personnages n'ont rien de commun avec les « marbres animés » que l'oeil malveillant de Squarcione avait affecté de voir dans les autres fresques; ce sont bel et bien des êtres de chair et d'os que tout Padoue eut la joie de reconnaître et d'admirer. Notre artiste s'est aussi représenté lui-même et n'eut garde d'oublier son irascible maître, qu'il a figuré sous les traits d'un soldat corpulent et brutal3.
Ce ne furent pas les seules représailles. Désireux de rompre définitivement avec Squarcione, Mantegna se présenta devant la Cour des Quarante à Venise pour demander la résiliation du contrat passé avec son maître, faisant valoir qu'il était mineur au moment de son engagement. Le tribunal prononça l'annulation (2 janvier i456), ce qui supprimait du 1. G. Vasari, le Vite de' pia eccellenti PiUori, Scalplori ed Archilettori Andrea Mantegna, édit. G. Milanesi, t. III, p. 389, Florence, 1878.
a. Vasari, loc. cit. lbtd.
même coup les obligations onéreuses que la sentence arbitrale de i448 avait maintenues1.
Les rapports de Mantegna avec les .Bellini mirent le dernier achèvement à sa formation. Jusque-là son attention, fascinée par le génie de Donatello, s'était concentrée sur la science des formes. A la fréquentation des Vénitiens, coloristes puissants et pleins de suavité, il gagna de mieux comprendre l'art prestigieux de la couleur et, dans la mesure où sa rude nature en était susceptible, de mieux goûter le charme exquis du sentiment. Influence bienfaisante, qui l'amena à détendre sa manière et donna à sa palette des tons plus doux et plus vibrants.
Plusieurs autres œuvres remarquables appartiennent aussi à la période des débuts le portrait si expressif du cardinal Ludovic Mezzarota-Scarampi (Friedrich-Museum, à Berlin); le charmant Saint Georges (Académie de Venise); le Saint Sébastien (Louvre) et surtoutle grand retablede Saint-Zénon, à Vérone.
Le Saint Sébastien demeura longtemps ignoré, au fond de l'Auvergne, dans l'église Notre-Dame d'Aigueperse. M. Paul Mantz2le signala au monde artistique. C'est Claire de Gonzague, épouse de Gilbert de Bourbon, comte de Montpensier, qui l'apporta en France.
Le martyr est attaché par les pieds et les bras à une colonne antique. Une draperie grise est nouée autour du torse. On peut dire qu'il occupe seul la scène et captive toute l'attention, car on ne regarde guère, au premier plan, à droite, deux personnages dessinés à mi-corps, un bourreau armé de son, arc et un spectateur curieux d'émotions. L'expression extatique du visage, où se lit la douleur, est saisissante; le corps ferme et droit est tout criblé de flèches. Cette attitude énergique et digne, comme il convient à un athlète du i. A. Venturi, op. cit., p. go. On trouvera la sentence des Quarante dans P. Kristeller, Mantegna, Documents, n. 8, p. 5i6. Berlin et Leipzig, 190:1. a. P. Mantz, Une tournée en Auvergne. Andrea Mantegna et Benedeiio Ghirlandaio à Aigueperae, dans la Gazette des Beaux-Arts, novembre t886, p. 370 sqq. Le Louvre a fait; en 1 91 1, l'acquisition du Saint Sébastien d'Aigueperae. Mantegna a exécuté deux autres Saint Sébastien, dont l'un est au Musée de Vienne et l'autre appartient au baron Franchetti.
Christ, n'a rien des grâces sensuelles que Pérugin a données à son Saint Sébastien indécemment « adonisé. »
En i457, Gregorio Correr, protonotaire apostolique, commanda à Mantegna un tableau d'autel pour l'église SaintZénon, à Vérone. L'artiste mit deux ans à composer ce vaste (4 m. 80 de haut sur 4 m. 5o de large) retable, qui compte six compartiments un triptyque et trois prédelles. Transporté à Paris, en 1797, il fut, après le traité de Vienne, restitué à Vérone, moins les trois prédelles, dont l'une très pathétique (la Crucifixion) est au Louvre, et les deux autres (Jésus au jardin des Oliviers, la Résurrection), au Musée de Tours.
Dans le panneau central du triptyque, la Vierge, soutenant de sa main droite l'Enfant Jésus debout, est assise sur un trône entouré d'anges musiciens. Ses pieds reposent sur un beau tapis d'Orient. Le trône est encadré par deux pilastres rectangulaires, qui supportent un entablement dont la frise est ornée de petits amours ou putti. Sur les pilastres se détachent deux médaillons, qui représentent le Centaure Chiron et Neptune domptant un cheval. Au-dessus de la Madone une lampe est suspendue entre de lourdes guirlandes de fleurs et de fruits. Des sujets païens figurent également sur les pilastres des deux volets, où sont majestueusement groupés quatre par quatre des Saints qui forment à la Mère et à l'Enfant un cortège d'honneur. Les diverses parties du triptyque sont reliées entre elles par d'élégants motifs d'architecture.
Squarcione a dû se retrouver avec complaisance dans ces accessoires qui lui étaient chers, la lampe, les guirlandes et le tapis oriental. Donatello aurait reconnu sa touche vivante et réaliste dans les figures des putti et des angelots, dans la facture de la Vierge et de l'Enfant Jésus, dans les médaillons, enfin, qui décorent le trône. L'introduction de scènes empruntées à la mythologie atteste l'amour de Mantegna pour l'antiquité, mais ne fait pas l'éloge de son goût, car elles détonnent dans ce sujet religieux. Cette inconvenance, dont d'autres peintres de la Renaissance sont également responsables, n'est pas très choquante ici, parce que ces bas-reliefs imités de l'antiquité sont de simples détails, qui disparaissent
presque complètement dans l'impression produite par l'ensemble.
Pendant que Mantegna était occupé à ce magnifique retable et à quelques autres peintures secondaires, Louis II de Gonzague, marquis de Mantoue, résolut d'attacher à sa maison un maître si riche de promesses. Le travail de Vérone se prolongeant au delà des prévisions du marquis, dans son impatience, il adresse à l'artiste lettre sur lettre et lui dépêche tour à tour comme ambassadeurs le sculpteur Luca Fancelli et l'ingénieur Giovanni de Padoue pour hâter sa venue. Il lui offrit une maison, le froment et le bois avec un salaire de i5 ducats par mois*. C'est peu en somme; mais, à cette époque, les artistes étaient médiocrement payés. Libre du côté de Vérone, Mantegna jaloux de son indépendance hésita longtemps à accepter les offres de Louis II. Ce fut vers la fin de 1459 qu'il céda aux instances pressantes du prince et quitta Padoue pour n'y plus revenir. Il allait être, jusqu'à sa mort, pendant quarante-sept ans, le peintre attitré des Gonzague, successivement au service de Louis II (mort en 1478), de son fils Frédéric I" (mort en i484) et de son petitfils François Ior, qui survécut à notre artiste.
II. Le séjour à Mantoue
Dans la famille de Gonzague on savait allier à la passion des armes l'amour des lettres et des arts. Elle ne comptait pas seulement des condottieri, mais des mécènes et des lettrés. Pour ne pas remonter trop haut, le père de celui qui engagea Mantegna, Jean-François I°r, fit de Mantoue un centre intellectuel et artistique. Il attira dans sa capitale, pour y ouvrir une école qui devint célèbre, l'humaniste Vittorino Rambaldoni, de Feltre. Il sut aussi utiliser les talents du médailleur Vittore Pisanello, de l'architecte Brunelleschi et du sculpteur Donatello.
Louis de Gonzague tint à honneur de marcher sur les traces de ses aïeux ce fut tout ensemble un vaillant capitaine et un humaniste éclairé. Il avait introduit l'imprimerie 1. Louis de Gonzague à Mantegna. Lettre du iS avril 1 /1 5 8 Cf. Kristeller, Docu. ments, n. 11, p. 5i6.
à Mantoue et appelé près de lui l'helléniste Guarino, le poète Philephia, Leone-Battista Albertit, architecte, sculpteur et peintre, qui commença la construction de l'église Saint-André, où Mantegna devait avoir son tombeau. Il encouragea la représentation des drames tirés du répertoire antique en x47i,à à l'occasion.de la visite du duc Galeazzo Sforza, l'Orfeo de Politien fut joué, pour la première fois, sur le théâtre de la Cour2. Mantegna se trouva donc transplanté dans un milieu propice au développement de son génie. Par malheur le temps précieux de l'artiste fut quelquefois gaspillé en travaux subalternes ou même en besognes tout à fait étrangères à l'art. Le marquis le chargea de diriger la décoration de ses résidences secondaires et rendez-vous de chasse. Dans les lettres de Louis II à son intendant Cattaneo, il est question des fresques que Mantegna fit pour la villade Goïto, demeure préférée du prince il n'en reste que cette mention, car tout a péri avec la villa elle-même.
Le marquis envoya son peintre en ambassade à Florence, à Pise, à Bologne. Cependant, des tâches mieux appropriées aux aptitudes de l'artiste lui furent confiées pour embellir l'intérieur du vieux château ou Castello di Corte, massive et sombre bâtisse, flanquée de quatre tours carrées, qui se dresse, comme une forteresse féodale, sur les bords du lac de Mantoue alimenté par les eaux du Mincio. La plus importante de ces tâches fut la décoration de la chambre dite des époux (Caméra degliSposï), dont les fresques, mal gré quelques dommages causés par le temps, suffiraient seules à immortaliser Mantegna.
Cette décoration, commencée peut-être dès i465, ne fut achevée qu'en 1^74, l'année même où Barbe de Gonzague épousa le duc Eberhard de Wurtemberg. La chambre fut, sans doute, inaugurée à l'occasion de ce mariage de là viendrait le nom qui lui est resté. Mais, en fait, on croit qu'elle dut servir de salle à manger.
t. La rédaction latine du Traité de la peinture d'Alberti est dédiée au marquis Louis de Gonzague, tandis que la rédaction italienne l'est à Brunelleschi. Cf. H. Janitschek, Leone Battista Alberti's Kteinere Kunatheoretûche Schrilten, Introduction, p. v. ,Vienne, 1877.
a. Cf.Alessandro d'Ancona, Origini del teatro ilaliano t. II, p. 34q-35i, Turin, 1891 (a« édit.).
Au tympan de la porte du milieu, sept putli, aux ailes de papillon, soutiennent un cartouche où se lit la dédicace de l'oeuvre :« A Louis 11, prince excellent et à Barbe', son épouse incomparable, par leur peintre André Mantegna de Padoue. » (Suus Andreas Mantinia Patavus,opus hoc tenue ad eorû decus absolvit anno MCCCCLXXIIII).
Sur la paroi nord Mantegna a représenté Louis de Gonzague, sa famille et sa cour. Une vaste cheminée coupant cette paroi était pour l'artiste un obstacle, qu'il a heureusement tourné en utilisant la tablette de la cheminée, par un jeu de perspective, comme plancher d'une salle où l'on accède par des marches. Dans cette salle ornée de marbre, dont le fond ouvre sur un jardin, Louis II, assis dans un fauteuil, se retourne pour donner des instructions à l'un de ses familiers, secrétaire ou intendant. Auprès de lui, également assise, se tient la marquise Barbe, entourée de ses enfants, de ses dames d'honneur et de sa naine. Magnifiquement vêtue de brocart d'or, par son grand air, sa dignité grave,et tranquille, elle attire tous les.regards.. Sur les marches de l'escalier sont des personnages qu'on n'a pu identifier; ils montent et descendent. Cet ensemble forme un brillant tableau de la vie seigneuriale dans l'Italie du quinzième siècle.
Il est un personnage qu'on est étonné de ne pas apercevoir dans cette fresque, le cardinal François de Gonzague, second fils de Louis II. Mais la surprise cesse quand on arrive devant la fresque voisine la Visite du cardinal-légat. Le marquis, accompagné de son fils aîné, Frédéric, et de ses petits-fils, François et Sigismond, vient de descendre de cheval et s'avance à la rencontre du prélat. Par une fantaisie, dont les peintres du Quattrocento sont coutumiers, cette scène, destinée à la commémoration d'un événement historique, l'entrée du cardinal à Mantoue, le 2 août 1A72, a pour décor la Rome antique, avec son enceinte fortifiée, ses tours, ses temples, ses monuments fameux, comme le Colisée et les pyramides de Cestius.
Ces deux fresques renferment une série de portraits magnifiques, très étudiés, dont l'aspect est cependant un peu froid et solennel.
1 Il s'agit ici de Barbara de Brandebourg.
Pour orner le plafond, Mantegna imagina un système d'architecture à arcades, dont les retombées déterminent des segments réguliers, qui aboutissent à une -ouverture circulaire. Dans le haut, huit médaillons représentent les premiers Césars. En dessous, douze petites lunettes sont remplies par les Travaux d'Hercule et la Vie d'Orphée. Au milieu du plafond, l'ouverture circulaire, formant coupole et bordée d'une balustrade, laisse voir le ciel où glissent des nuages lumineux. A cette balustrade, sorte de balcon céleste, se penchent des têtes de femmes, dont une négresse, qui regardent à l'intérieur de la Camera et rient; un paon se dresse fièrement; des putti ailés s'ébattent sur le rebord. (Raphaël a imité l'un d'eux au bas de sa Madone de saint Sixte). C'est une apparition joyeuse, où s'annonce la manière de Véronèse et de Tiepolo. Mais cette note gaie est une exception au genre grave et posé de Mantegna. Dans ce plafond, il ne se révèle pas seulement comme le précurseur de l'art nouveau; il montre encore et surtout sa maîtrise dans la science de la perspective et du trompe-l'œil.
Content de son peintre, Louis de Gonzague lui fit don d'un terrain, en face de l'église de Saint-Sébastien, non loin de la porte Pusterla, dans la rue Saint-Sébastien, aujourd'hui via Giovanni Acerbi. Comme beaucoup de peintres de cette époque, Mantegna était architecte à l'occasion. Il voulut donc, sur le terrain concédé, bâtir lui-même sa maison1. Les travaux de bâtisse et de décoration l'occupèrent de nombreuses années, car il voulait que sa demeure fût digne de recevoir la collection d'antiques qu'il avait rassemblée con aniore. On peut s'en faire une idée d'après les restes qu'on voit encore à Mantoue. « C'était une rotonde à ciel ouvert, de n mètres de diamètre, formant une sorte d'atrium. Tout autour était une galerie avec pilastres portant un entablement classique et quatre portes encadrées dans leurs pilastres et contournées de chambranles 2. » Sur l'une des portes, on peut lire i. On peut lire encore cette inscription Saper fundo a Do. L. Prin. Op. dono dato, anno C. 1&76, Andrea Uardinea haec jeeit Jandamenta XV Kat. Nov. a. A. Blum, Mantegna, p. 55, Paris, s. d. C. Ridolfi (le Maraviglie delV art. ouero. Le Vite de gl'iUastri pillori Veneti e dello Stato, parte I. Vitadi Mantegna, p. 71, Venise, 1648) nous assure que Mantegna avait peint des fresques sur la façade de sa maison. Lors du sac de Mantoue, en i63o, elles furent détruites par les Autrichiens.
encore la devise des Gonzague Ab Olympo. C'est là que le prince François, le 23 février i/|83, conduisit Laurent de Médicis. Il raconte ainsi à son père, le marquis Frédéric, absent de Mantoue, la visite du Magnifique « Aujourd'hui je l'accompagnai, marchant à pied, à la messe à Saint-François. De là Sa Magnificence se dirigea vers la maison d'André Mantegna, où elle vit avec grand plaisir quelques peintures dudit André, des têtes en relief et beaucoup d'autres antiques, auxquelles elle sembla vivement se délecter1. » Frédéric Ier ne gouverna que peu d'années (i478-i484) le marquisat de Mantoue. Ami des lettres et des arts, il témoigna la même bienveillance que son père à Mantegna. Dans une lettre qui commence ainsi Dilecte noster (Notre cher),^ il écrit au peintre malade avec une affectueuse sollicitude î. Il lui donna dans la suite le château de Marmirolo à décorer3. Le renom de l'artiste s'était répandu en dehors de Mantoue. Le duc de Milan envoya à Frédéric quelques « dessins de peinture » avec prière de les faire retoucher par son « célèbre peintre ». Mantegna s'étant récusé, le marquis transmit le refus en l'excusant de son mieux 6. Jean de la Rovère, préfet de Rome, s'adressa à Louis de Gonzague, évêque de Mantoue, pour obtenir du peintre un tableau. L'évêque répondit que Mantegna, absorbé par des travaux urgents, ne pouvait lui donner satisfaction pour le moment 6. La duchesse de Ferrare fut plus heureuse elle demanda et i. A. Baschet, Recherches de documents d'art et d'histoire dans les Archives de Mantoue sur Mantegna Lettre de François de Gonzague au marquis Frédéric, Mantoue, a3 février r483, dans la Gazette des Beaux-Arts, 1866, t. XX, p. 48o, note a. a. Frédéric de Gonzague à Mantegna, Gonzaga, 25 octobre 1^78. Cf. Kristeller. Docum., n. 74, p. 536.
3. Frédéric de Gonzague à Johannes de Padua, Mantoue, sa avril i48i. Cf. Kristeller, Docum., 81. p. 539.
4. Le duc de Milan au marquis Frédéric, Milan, g juin 1^80. Cf. Kristeller, Docum., n. 78, p. 538.
5. Le marquis Frédéric, dans sa réponse au duc de Milan, après avoir dit que Mantegna, malgré ses instances, n'a pas voulu « ramener à une forme élégante les dessins n envoyés par le duc, fait observer que « ces grands maîtres ont souvent le caractère quelque peu fantasque et qu'il faut des tors se contenter de prendre cequ'ils consentent a vous donner «.(Mantoue, 20 juin i48o. Cf. Baschet, Joe. cit., p. 480, note 1. Kristeller, Docum., n. 79, p. 538.)
6. Louis de Gonzague à Jean de la Rovère, Mantoue, 2 5 février 1484. Cf. Baschet loc. cit., p. 48i, note l, Kristeller, Docum., n. 87, p. 54i-5£a.
reçut une belle Madone (aujourd'hui à la galerie Brera, Milan) tenant l'Enfant Jésus debout,. et entourée d'anges qui chantent les louanges de leur Reine. Ces bouches angéliques qui s'ouvrent pour chanter sont plutôt d'un effet désagréable.
Nous verrons bientôt le pape Innocent VIII faire venir Mantegna à Rome. C'est le marquis François qui consentit, sur les instances du Pontife, à se priver des services de son peintre pendant plus de deux ans. Celui-ci, à l'avènement du nouveau maître, qui n'avait que dix-huit ans, ne fut point sans inquiétude. François ne montrait pas les goûts esthétiques qui avaient distingué son père et plus encore son grand-père ce devait être un guerrier et un politique. Mais, désireux d'élever la cour de Mantoue au premier rang des petits États italiens, il comprit quel prestige ajouterait à son règne la protection des artistes et des lettrés. Déjà gagné par la bonté du prince, Mantegna fut pleinement rassuré, quand il vii venir Isabelle d'Este, que François avait épousée en i4go; elle allait faire du palais de Mantoue un cénacle littéraire et artistique, et conquérir par ses qualités rares le titre de « première dame du monde » (la prima donna del mondo*).
Le genre décoratif était le mieux adapté au génie de Mantegna. Pour nous consoler de la disparition des fresques dont il avait paré les villas des Gonzague, il nous reste heureusement le Triomphe de Jules César, la « meilleure chose qu'il ait jamais produite », d'après Vasari'. En tout cas, c'est une œuvre admirable, qui comprend neuf grandes compositions peintes à la détrempe, formant une frise de 27 mètres de long sur 3 mètres environ de haut. Ces toiles., qu'on nomme aussi les Triomphes, furent faites pour une salle du palais Saint-Sébastien, sans doute la salle de théâtre, car un gentilhomme ferrarais raconte, dans une lettre à Hercule d'Este 3, qu'il a [assisté à une représentation scénique dans une salle ornée -des Triomphes.
1. Cf. G. Sortais Isabelle d'Este-Gonzague, marquise de Mantoue (i474-i53g), dans Études, 191a, t. CXXXII, p. 5i4-5a5.
3. Vasari, toc. cit., p. 397 che è la miglior cosa che lavorasse mai. 3. Sigismond Cantelmo auduc de Ferrare. Mantoue, i3 février i5ot. Cf. Krisleller Docum., n. i56, p. 568.
Ce fut une entreprise de longue haleine, qui exigea, au point de vue archéologique, des études préparatoires considérables. On ignore l'époque précise où elle fut commencée. On sait seulement qu'en i486 l'artiste y travaillait déjà, parce que le 26 août de cette année, Hercule d'Este, duc de Ferrare, de passage à Mantoue, en admira des fragments. Elle n'était pas encore complètement achevée au début de 1^92, car, par un décret du i4 février, le marquis François accordait au peintre de nouvelles terres « en considération des travaux admirables qu'il a terminés jadis dans la chapelle et la Camera de notre château et de ceux qu'il exécute actuellement pour nous, représentant, dans le Triomphe de Jules César, des personnages qui semblent presque respirer et vivre1». Acquis pour le compte de Charles I" d'Angleterre, maladroitement restauré sous Guillaume III par Louis Laguerre, le Triomphe de César est actuellement parmi les collections du château de Hampton-Court, près de Londres. Cette série de peintures est une évocation puissante du monde romain, qui nous apparaît défilant dans une longue et imposante théorie. Enseignes, aigles, étendards, tableaux de guerre, trophées d'armes, dépouilles opimes, vases précieux, rameaux de lauriers, forment les brillants accessoires de cet immense cortège, où figurent des éléphants richement caparaçonnés qui portent des torches flambantes, des bœufs parés pour le sacrifice, des sacrificateurs, des soldats, des captifs, des musiciens, des femmes et de petits enfants. Toute cette foule en marche précède le char magnifique, au sommet duquel trône, une palme à la main, Jules César couronné par le génie de la Victoire il contemple, d'un air satisfait, la tablette présentée par un page, où resplendissent les trois mots du triomphateur Veni, Vidi, Vici 1 Jamais on n'a vu un déploiement d'archéologie aussi vaste et aussi saisissant. Ce n'est pas que l'auteur ait tenté une restitution fidèle des Triomphes qu'il avait admirés à Rome 1. Archivio Gonzaga, Libro dei Decreli, a4, fol. 56 Cf. Krisleller, op. cit., Docum., n. 1 15, p. 551-553 Nam cum nec inscii essemus de nobis et de majoribus, paire soilicet et avo, benemeritum esse [Manlegna], et cum intueremur ejus opera praeclara et admiratione digna que in sacello et camera nostre arcis quondam pinxerit, et que modo J. Caesaris triumphum prope vivis et spirantibus adhuc imaginibus nobis pingit, ut ne repraeientetur sed fieri res videatur.
sur les bas-reliefs de l'arc de Titus ou de la colonne Trajane. Non; il a voulu et il a su exprimer l'esprit de la civilisation antique. Mais, dans cette œuvre grandiose, ce n'est point l'effort archéologique, pourtant si bien réussi, qui me semble mériter surtout l'applaudissement. Ce qui frappe plus encore, c'est l'expression intense de mouvement et de vie qu'il a donnée aux innombrables figurants de cette marche triomphale. Quoique minutieusement étudiée, cette procession païenne reste pleine de naturel et de liberté. Elle est, assurément, l'œuvre la plus représentative du grand style mantegnesque, qui s'inspire à la fois de l'antiquité et de la nature; elle est tout ensemble classique et réaliste1. L'exécution de ces peintures fut plus d'une fois interrompue, notamment par le long séjour que Mantegna fit à Rome (de juin i488 à septembre i4go). L'interruption, cette fois, n'était pas pour déplaire à notre amateur d'antiques, car enfin il allait pouvoir contempler à loisir Rome et ses monuments.
En annonçant l'arrivée de Mantegna, François de Gonzague faisait valoir près d'Innocent VIII la valeur du présent « J'envoie à Votre Sainteté André Mantegna, peintre éminent. Notre époque n'a pas vu son pareil 2. » A cette occasion, pour l'accréditer plus honorablement dans le milieu romain, le marquis avait créé a son peintre » chevalier de l'Éperon d'or. Mantegna fut très sensible à cette marque de haute estime3. Le Souverain Pontife reçut l'artiste avec beaucoup d'affabilité et lui commanda la décoration de la chapelle du Belvédère. Elle comportait de grandes fresques l'Histoire i. « Pour la beauté et la variété infinie des figures prises isolément, pour l'harmonie de l'ordonnance, pour l'heureuse fusion du rythme et du mouvement le Triomphe de Jules César rivalise avec n'importe quelle peinture moderne, y compris celles de Raphaël. » (E. Muulz, Hisloire de l'Art penoonlla Renaissance Italie, t. Il, p. 600, Paris, 1891.)
a. Ad eam [Sanctitas VeslraJ mitto Andream Mantineam, pictorem egregium, cujus aetas nostra parem non vidit. (François de Gonzague à Innocent VIII, Mantoue, 10 juin i488. Cf. G. Gaye, Carteggio inedilo d'arlisti dei seeoli XIV, XV, XVI, t. III, p. 56i, Florence, i84o. Kristeller, Docum., n. lot, p. 545.
3. Mantegna ne manqua point de mettre cette épigraphe sur les fresques de la chapelle du Belvédère Andreas Manlinea civis patavinus eques auralne militiae pinxit. -Louis 11 lui avait déjà accordé des armoiries par un décret du 3o janvier 1459. Cf. Kristeller, Docum., n, 14, p. 5i8.
de saint Jean-Baptiste, la Sainte Vierge sur un trône, la Nativité, l'Adoration des Mages. Malheureusement, pour construire le Braccio Nuovo, Pie VI fit détruire la chapelle, et les fresques périrent avec elle. Nous en sommes presque réduits aux indications laissées par Vasari Tenante à contenter le pape et à doter Rome d'une œuvre digne du peintre des Gonzague, Mantegna s'y appliqua tout entier, si bien que « les murs et la voûte semblaient couverts de miniatures plutôt que de peintures ». Dans le Baptême du Christ, placé au-dessus de l'autel, parmi les gens, qui se préparaient à être baptisés après lui, on en voyait « un qui, pour tirer ses chausses collées aux jambes par la sueur, les retournait, montrant par l'expression du visage et le mouvement du corps l'effort qu'il s'imposait2 ». Cette fantaisie était si habilement exécutée qu'elle émerveillait tous les visiteurs. Michel-Ange fut du nombre, car il semble qu'il s'est souvenu de cet épisode dans ses cartons de la guerre de Pise.
Durant son absence, Mantegna adressa quelques lettres au marquis de Mantoue; il s'y plaint, plus d'une fois, d'être négligé par Innocent VIII 3. Ces doléances réitérées donnent quelque crédit à l'anecdote savoureuse dont Vasari s'est fait l'écho: « On dit que ce pape, à cause de ses nombreuses occupations, ne donnait pas d'argentà Andrea aussi souvent qu'il en aurait eu besoin. C'est pourquoi Andrea, peignant dans cette œuvre quelques vertus en camaïeu, y fit entrer l'Economie. Un jour donc le pape étant allé voir l'ouvrage demanda à André quelle était cette figure; à quoi répondit André « C'est l'Économie ». Et le Pontife de répliquer « Si tu veux qu'elle soit en bonne compagnie, place à côté d'elle la Patience ». Le peintre comprit ce que par là voulait dire le Saint Père, et plus jamais ne souffla mot4 ». En tout cas, en congédiant l'artiste, le pape n'oublia point de marI. Cependant, au dix-huitième siècle, Taja et Chattard ont aussi décrit la chapelle du Belvédère Agoutino Taja, Descrkione del Ptlazzo Apostolico Vaticano, p. 4oi-lo5, Rpme, 1 7D0, – Gio-Pietro Chattard, Nuova Descrizione de Valicano. t. III, p. 140ih&, Rome, 1767.
a. Vasari, loc. cit., p. /roo-ioi.
3. Cf. Kristeller, Docum., n, 101, p. 545-546; n. io4, p. 546-547 n. io8, p. 54o- 4. Vasari, loa. cit., p. loi,
quer, dans une lettre à François de Gonzague, qu'il était pleinement satisfait de l'oeuvre accomplie'.
Durant la période mantouane de sa carrière, Mantegna a composé un grand nombre de peintures de chevalet, qui se répartissent naturellement en deux groupes l'un, de beaucoup le plus considérable, comprend les sujets religieux; l'autre, les sujets mythologiques et allégoriques. Signalons en courant deux œuvres entreprises pour orner la chapelle du Castello Vecchio (vers i46a-i464) la Mort de la Vierge (au Musée du Prado, à Madrid) et le triptyque du Musée des Offices, dont le panneau central représente l'Adoration des Mages; le volet de droite, l'Ascension; et le volet de gauche, la Circoncision. Les figures de ce dernier mystère sont particulièrement remarquables. Dans la Mort de la Vierge, il y a un gracieux anachronisme. En ce genre, il était reçu de tout passer aux peintres. Dans le fond du tableau s'ouvre une large baie, qui permet d'apercevoir le lac de Mantoue et le pont Saint-Georges.
La plupart des musées de l'Europe contiennent des Madones ou des Saintes Familles de Mantegna, qu'il serait monotone d'énumérer et de décrire. Mieux vaut nous arrêter un moment devant deux œuvres d'un caractère très disparate, mais toutes deux très célèbres à des titres divers. Dans la galerie Brera se'trouve le tableau qu'on nomme parfois les Lamentations sur le Christ mort. Il est plus connu sous le titre de Scorcio, parce que Mantegna y a figuré le corps du Christ dans le plus audacieux raccourci. C'est assurément un tour de force technique. On y voit le triomphe du métier, mais l'on cherche en vain un sentiment de l'âme. Ce réalisme, presque brutal, choque spécialement dans une scène sacrée d'un athétique si émouvant. La répugnance que l'on éprouve est à peine atténuée par l'attitude de deux saintes femmes en pleurs, parce que l'expression douloureuse de leur visage a elle-même quelque chose de forcé. L'autre tableau, la Madone de la Victoire, produit au ir. Ita desiderio Nostro eatisfecit, ut Dihil ad opus ejus addi posse videatur. (Innocent VIII à François de Gonzague, Rome, 6 septembre 1490. Cf. Kristeller, Docum., n. 109, p. 549.)
contraire la plus agréable impression. En voici l'origine. Le 6 juillet i495 à Fornoue, François de Gonzague, généralissime de la Ligue italienne, s'opposa vainement au passage du Taro par la petite armée de Charles VIII revenant de Naples pour rentrer en France. Des deux côtés on s'attribua la victoire. Les Français, parce qu'ils avaient atteint leur but passer coûte que coûte; les Italiens, parce qu'ils avaient infligé à l'ennemi des pertes sanglantes et s'étaient emparés du camp et des précieux bagages du roi1. Personnellement le marquis s'était signalé entre tous après avoir eu trois chevaux tués sous lui, il combattit à pied jusqu'au moment où son épée fut brisée entre ses mains. Au plus vif de cette terrible mêlée, François de Gonzague courut un tel danger qu'il se recommanda à la sainte Vierge. Sorti sain et sauf de la fournaise, il voulut commémorer sa délivrance par un monument. On se décida pour un sanctuaire dédié à la Madone de la Victoire. Mantegna -fut chargé de peindre le tableau d'autel. L'architecte Bernardo Ghisolfo et le peintre firent diligence. Dès le mois de juin de l'année suivante, la chapelle était prête, et, au premier anniversaire de la bataille de Fornoue, la grande Madone fut portée processionnellement de l'atelier de Mantegna au nouveau sanctuaire, parmi les ovations d'une foule enthousiaste, acclamant celui que poètes et artistes célébraient comme le « Libérateur de l'Italie 2. » Pendant l'expédition de 1797, les Français firent main basse sur ce chef-d'œuvre, commémoratif de leur prétendue défaite. Il est resté au Louvre même après les restitutions de i8i5.
Sous un dôme de feuillage, enveloppant un arc en plein cintre, où s'entremêlent fleurs, fruits, oiseaux et fragments de marbres ou de métaux précieux, est dressé un trône dont 1. Le marquis renvoya gracieusement a Charles VIII la plus grande partie du butin trouvé dans la tente du roi son -épée et aon bouclier, cassette d'argent contenant les sceaux de l'Etat,'fragment de la vraie croix richement enchâssé, etc. mais il se réserva, pour l'expédier à Mantoue, une collection de tentures et un livre renfermant le» portraits des Italiennes célèbres par leur beauté, oeuvres magnifiques spécialement exécutées pour le roi de France.
a. Le sculpteur Sperandio, qui, après avoir longtemps séjourné à la cour de Ferrare, était venu finir ses jours à Mantoue, sa ville natale, dessina une belle médaille où François H est représenté à cheval. Elle poite cette inscription Ob Restitutam Haliae Liberialem.
le soubassement représente, en grisaille, Adam et Ève. La Vierge, assise sur ce trône, soutient de son bras gauche, l'Enfant Jésus debout. Le pan de son manteau est relevé, d'un côté, par saint Michel, qui s'appuie sur une longue épée; de l'autre, par saint Georges, qui porte une lance. A gauche, éperonné, vêtu de son armure, le donateur, très ressemblant, François de Gonzague se tient agenouillé aux pieds de la Vierge qu'il implore et qui étend avec bonté sur lui sa main protectrice. Comme pendant, on voit, à genoux, sainte Élisabeth, patronne de la marquise, Isabelle d'Este. Au fond, l'on distingue encore deux personnages, saint Longin, qui avait, croyait-on, subi le martyre à Mantoue, et saint André, patron de la cité. Le choix des figurants était heureux ce fut sans doute le frère du marquis, Sigismond de Gonzague, alors protonotaire apostolique, qui les indiqua au pèintre, car c'est lui qui suggéra l'idée de composer ce tableau d'autel1. Mantegna n'a point flatté le portrait de François II, dont la physionomie rude et disgracieuse contraste avec l'expression de douceur agréable qu'il a répandue sur les visages de la Vierge, de sainte Élisabeth, de saint Michel et de saint Georges. On retrouve ici, dans les quatre saints qui entourent le trône, les formes grandioses qu'il avait adoptées pour les personnages du Triomphe de Jules César. Le coloris net et vif rappelle celui des Vénitiens; et, par les intervalles que laisse l'entrelacement des festons verdoyants du baldaquin, l'œil charmé aperçoit l'azur d'un ciel d'Italie. C'est pour Isabelle d'Este et sous son inspiration, ou plutôt sous sa dictée, que Mantegna peignit plusieurs tableaux allégoriques le Triomphe de Pétrarque, aujourd'hui perdu, le Parnasse et la Sagesse victorieuse des Vices, que le cardinal de Richelieu acheta, après le sac de Mantoue (i63o) par les Autrichiens, et qui, de son château du Plessis, sont passés au Louvre.
La marquise était une grande admiratrice de Mantegna; mais, férue de mythologie et d'humanisme, elle avait des goûts impérieux, traçant par le menu aux artistes le plan à i. Ct. Lettre de Fra Girolamo Rodini, à François de Gonzague, Mantone, 8 août i4g5. Cf. Kristeller, Docum., n. i35, circa fintm, p. 55g. •
réaliser. On nous a conservé le canevas envoyé au Pérugin; il se termine par cette brève injonction « Il ne vous est pas permis d'ajouter quelque chose de votre invention1. » Si l'exigeante princesse en usait de la sorte avec un peintre indépendant, comment devait-elle traiter son peintre attitré P Le décor de la Sagesse est plein d'éclat; mais l'allégorie est étrange, subtile, compliquée2. On y reconnaît la fantaisie alambiquée d'Isabelle. Le Parnasse est aussi une composition allégorique, mais beaucoup plus obvie et naturelle. Au sommet d'un rocher en forme d'arcade, couronné par un bouquet d'orangers, Mars debout contemple Vénus avec admiration. A leurs pieds, un petit Amour lutine, armé d'une sarbacane, Vulcain qui sort furieux de sa forge et maudit son épouse infidèle. Devant eux, an centre de la prairie, les neuf Muses se donnant la main dansent une ronde au son de la lyre d'Apollon, tandis que Mercure immobile, tenant le caducée, s'appuie sur Pégase, paré de pierres précieuses, qui trépigne en déployant ses ailes. Au loin, en dehors de ce séjour fortuné des dieux, s'étend la terre, demeure des simples mortels.
Le Parnasse est l'une des rares compositions où le génie un peu sec et rude de Mantegna s'est détendu c'est là qu'il se montre avec un sourire plein de grâce, surtout dans cette ronde des Muses qu'admirait tant Poussin mais ce n'est pas la grâce langoureuse et amollissante qu'on rencontre -chez Botticelli ce tableau, d'inspiration païenne, est d'une facture plus ferme et plus saine. Le Parnasse et la Sagesse victorieuse des Vices furent les dernières grandes œuvres de Mantegna.
III. L'homme et l'artiste
Le caractère ne [fut point chez notre peintre à la hauteur du talent. Divers incidents de sa vie le révèlent comme un homme ombrageux, facilement irritable. Sa correspondance avec les marquis de Mantoue abonde en plaintes contre ses 1. Voir la lettre d'Isabelle dans W. Braghirolli, Nolizie e Documerdi inediti iniorno aPitlro Vannucci, Pérouse, 1874.
2. Pour qu'on puisse B'y reconnaître, Mantegna accula un nom aux divers personnages, comme on le faisait dans les tapisseries symboliques du quinzième siècle.
voisins ou des tiers, avec lesquels il a des différends. Il soutint quantité de procès. Ainsi, en septembre 1475.il accuse son voisin Francesco Aliprandi d'avoir fait piller les superbes cognassiers de son jardin de Boscolo c'est un vol de cinq cents coingsl. Cette perte lui est particulièrement sensible, parce qu'il s'est complu à reproduire ces beaux fruits jaune d'or dans les guirlandes dont il" orne volontiers ses tableaux. L'accusé proteste de son innocence et déclare à Louis II « que, en vérité, Mantegna est d'un naturel si désagréable et si fâcheux que ni homme ni voisin ne peut vivre en paix avec lui2 ». L'enquête, ordonnée par le marquis, n'arriva point à établir le bien-fondé de l'accusation.
Les soucis et les chagrins, qui ne manquèrent point Mantegna, aigrirent encore son caractère. Il avait initié son fils aîné, François, à la peinture et comptait sur lui pour l'aider dans ses travaux. Mais c'était un vilain garnement, que le marquis finit par exiler du territoire mantouan. Les questions d'argent le tourmentèrent aussi. Il n'était pas dépensier, mais sa passion de collectionneur fut sans doute pour quelque chose dans la gêne pécuniaire, dont gémissent plusieurs de ses lettres. Les appointements qui lui furent alloués, surtout au début, étaient assez modestes. Parfois leur solde se faisait attendre Mantegna récriminait. Des promesses faites étaient mal tenues 3 Mantegna réclamait. Pendant la dernière année du règne de Louis Il, dont les finances avaient été épuisées par les frais d'une longue guerre, la peste, par surcroît, s'abattit sur Mantoue. Mantegna ne touchait plus rien de son traitement. C'est alors qu'il adressa au marquis, en villégiature dans sa résidence de Goïto embellie par notre peintre, une lettre où son mécontentement s'épanche avec l'amertume d'un homme qui souffre, mais aussi avec la fierté d'un artiste conscient de sa valeur et des services rendus. Après avoir rappelé au prince les belles promesses qu'il avait fait miroiter à ses yeux pour 1. Mantegna à François de Gonzague, Mantoue, 23 septembre 1^76. Cf. Kristeller, Docum., n. 5g, p. 53i-53a.
2. Ma in vero egli [Mantegna] e tanto molesto e rincrescevole che non e homo ne vicino chi possa pacificar cum lui (Frartciscus de Aliprandis à Louis II, Mantoue, 27 septembre 1/475. Kristeller, ibid., p. 53a-533.)
3. Cf. Kristeller, docum., n. 83, p. 540.
l'attirer, il y a dix-neuf ans, à sa cour, il se plaint, non sans injustice, de l'infidélité du maître à la parole donnée et pourtant, s'écrie-t-il, c'est « malgré les nombreux motifs qu'on fit valoir pour m'en dissuader, que je résolus de me mettre tout entier au service de Votre Excellence, avec la volonté de faire en sorte qu'elle pût se vanter d'avoir ce que n'a aucun seigneur d'Italie. Je l'ai fait ».
Le marquis, qui aimait « son peintre » et connaissait bien l'humeur de l'homme, lui répondit immédiatement en toute loyauté et franchise « La vérité est que, n'ayant pas touché nos revenus ordinaires depuis quelques mois, nous avons été obligé de différer certains payements, comme celui qui vous est dû, mais nous cherchons à nous procurer de l'argent par tous les moyens possibles pour faire honneur à nos engagements, même si nous sommes contraint d'hypothéquer nos propres biens, puisque tous nos joyaux sont déjà en gage. Quant à vous, vous n'avez rien à craindre; ce qui vous est dû vous sera payé, car nous y tenons de grand cœur2. » Vers la fin de l'année i5o5, Mantegna tomba malade. On craignit même pour ses jours. Il se remit cependant; mais, les soucis que lui causaient les écarts de son fils aîné, et les embarras pécuniaires où il se débattait encore, n'étaient pas faits pour faciliter son complet rétablissement3. Il avait notamment une dette de 34o ducats, payable en trois fois. Le premier terme étant échu, les créanciers en exigeaient le I. Unde non obstante le moite persuazione d'ollrj in contrario, diliberaj totaliter venire a servire la prefata Vostra Ex' con animo di fare che quella si poteae vantare di havere quello non ha signor de Italia, chome ho tato. (Lettre de Mantegna à Louis/ Mantoue, 13 mai 1478. Cf. Kristeller, Docum., n. 70, p. 535.) a. Lettre de Louis de Gonzague à Mantegna, Goïto, iB mai 1678. Cf. Kristeller, Docum., n. 71; p. 535-536.
3. Le a/i janvier 1506, Mantegna modifia par un codicille son testament fait le i'r mars i5o£. Dans ce codicille, qui débute ainsi In nomine Christi, amen, onlit Andreas Mantinea, sanus mente et intellectu Ucet corpore languens. Revenu à des sentiments d'indulgence pour son fils aine, Mantegna lui rend la part d'héritage qu'il lui avait enlevée par son testament. Comme pour excuser ce changement, il note que la volonté de l'homme est mobile (am6ulatoria): Il termine en confirmant toutes les dispositions testamentaires qui ne sont pas abrogées par le codicille. Il maintient, par conséquent, le legs de too ducats deitiné à la célébration annuelle de trois messes pour lui et les siens. On trouvera ce codicille dans Gaye, Carteggio, t. I, p. 377-381. Pour le testament, cf. Gianantonio Moschini, Delle origini et delle vieende della Piitura in Padova. Memoria, p. 5o. Padoue, i8a6. Kristeller, Docum., n. i63, p. 570-572.
payementimmédiat. Dans sadétresse, le vieilartiste fait appel au cœur de la marquise de Mantoue «Je me recommande à votre bonté, mon Illustre Dame. Je ne parviens pas depuis plusieurs mois à trouver un liard et je suis dans un extrême besoin. Je ne m'attendais pas à ces jours mauvais. Il m'est venu à l'esprit que je pourrais me tirer d'affaire en me dépouillant des objets qui me .tiennent le plus au cœur. Contraint par la nécessité, je me suis décidé à me défaire de ma chère Faustine, ce merveilleux marbre antique qui, bien des fois, m'a été demandé par différents amateurs. J'ai voulu en parler d'abord à Votre Excellence, car, si je dois m'en priver, je serais heureux de la voir entre vos mains, plutôt qu'entre celles de n'importe qui. Le prix estde 100 ducats, celui que m'en ont souvent offert de grands amateurs. Qu'il plaise à Votre Excellence de me faire connaître ses intentions à cet égard. Je me recommande mille fois à Votre Excellence. Votre serviteur1. »
A cette lettre émouvante, Isabelle d'Este ne fit sur l'heure .aucune réponse. Un voyage à Florence, puis l'apparition de la peste à Mantoue tournèrent ses pensées d'un autre côté. Quand le fléau fut en décroissance, elle envoya son chambellan Gian Giacomo Calandra déclarer à Mantegna qu'elle ne pouvait lui acheter le buste antique à un prix aussi élevé. Le messager marchanda avec le malheureux collectionneur, qui ne voulut accorder aucune réduction. La marquise écrivit alors à son envoyé qu'elle désirait revoir l'oeuvre avant de prendre une décision; ellè le priait en conséquence de lui expédier le buste, par le lac, jusqu'à Sachetta, maison de plaisance, où elle résidait pour le moment. Calandra rendit compte, le iCPaoût 15o6, de sa négociation « Votre Seigneurie aura appris par Codelupo [secrétaire de François de Gonzague] comment j'ai obtenu la Faustine de Messer Andrea Mantegna, qui, sans gage et très volontiers, me l'a remise en main, pour vous être agréable; mais il me l'a confiée en grande cérémonie, me la recommandant avec la plus vive instance, et manifestant pour elle tant de jalouse affection, i. C. d'Arco, Delle Arti e degli Artefici di Mantova. Notizie. Mantoue, i85g, t. Il, p. 61. Cette lettre du i3 janvier iqo6 se trouve traduite dans Ch. Yriarte, Mantegna, Paris, igoi, p. 14g-i6o. Cf. Kristeller, Docum., n. 174, p. 577.
que je suis presque certain qu'il en mourrait si on ne la lui rendait pas avant le terme de six jours. » Touchant récit qui montre à nu l'âme du vieil artiste.
Le buste précieux arriva à bon port. Il ne revint pas dans l'atelier du peintre, car Isabelle, le trouvant digne de sa collection, se décida enfin à le garder pour le prix demandé. Mais, vraiment, ce long retard de six mois, avant d'obliger un serviteur aussi méritant, et ces vulgaires marchandages font tache dans la vie de la prima donna del mondo. Pour Mantegna, il ne survécut pas longtemps à la perte de « sa chère Faustine» six semaines après, le i3 septembre, accablé par le chagrin et la vieillesse, il mourait, à Mantoue, dans sa maison de la via Unicorno, à l'âge de soixante-quinze ans. Il ne fut jamais d'un caractère jovial; mais les épreuves, qui ont affligé ses derniers jours, transformèrent sa gravité en tristesse et semblent l'avoir détaché des choses de la terre, car, fait inouï en toute sa carrière, il éprouva le besoin d'exprimer par une devise sa pensée personnelle dans l'une de ses dernières œuvres. Après la mort du peintre, on trouva dans son atelier un Saint Sébastien, qui personnifie énergiquement la lutte de la volonté contre la souffrance. Aux pieds du martyr géant, l'on voit un petit cierge fumant qui va bientôt s'éteindre et porte cette mélancolique sentence Nihil nisi divinum est stabile, caetera fumus (Le divin seul est stable; le reste, fumée2.)
Avec l'appui de Sigismond de Gonzague, protonotaire apostolique et primicier de l'église Saint-André de Mantoue, Mantegna avait sollicité, des chanoines et chapelains chargés du sanctuaire, l'autorisation, en vue de sa sépulture, de décorer la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, la première, à gauche, en entrant dans ladite église. Il s'engageait à la doter d'au moins ioo ducats. Le n août i5o4, les chanoines et chapelains, dans un acte en bonne et due 1. Lettre de Gian Giacomo Calandra à Isabelle d'Este, Mantoue, il, août i5o6. Cf. C. d'Arco, Dette Arti e degli Artefici di Mantova, t. II, p. 66. Traduitedans Ch. Yriarte, Mantegna, p. i53. Texte dans Kristeller, Docum., n. 181, p. 58i.
2. Ce Saint Sébastien est le troisième exécuté par Mantegna; il mesure a mètres ic haut. Destiné à Sigismond de Gonzague, il passa au cardinal Pietro Bembo. Il est aujourd'hui dans lu collection du baron G. Franchetti, Ca' d'Oro, à Ysnise.
forme1, accordèrent au solliciteur l'objet de sa requête. Les deux tableaux (Baptêrne du Christ, Marie et Élisabeth) qui ornent la chapelle, et les décorations murales furent exécutés, sur les dessins du maître, par ses élèves. Le tombeau est surmonté d'un buste en bronze2, qui représente Mantegna sous des traits d'une énergie presque farouche. Au-dessous, on lit cette épitaphe
ESSE PAREM HUNC NORIS, SI NON PRAEPONIS, APELLI, /Ënea MANTINEAE QUI SIMULACRA VIDES3.
Parmi les témoignages d'admiration et de douleur, dont Mantegna fut l'objet au lendemain de sa mort, aucun, sans doute, ne vaut celui que lui a rendu, avec une naïveté touchante, Lorenzo de Pavie, dans une lettre (16 octobre 15o6) à Isabelle d'Esté « J'ai appris avec beaucoup de peine la perte de notre Messer Andrea Mantegna, car vraiment nous avons perdu en lui un excellent homme et un autre Apelle. Mais j'ai la conviction que le Seigneur Dieu l'emploiera à faire quelque belle œuvre. Pour moi, je désespère de voir jamais un plus habile dessinateur et un artiste plus inventif4. » Ce Lorenzo, qui fabriquait à Venise des clavicordes, des luths en bois d'ébène et autres instruments dont-il fournissait les maisons princières, était d'un goût sûr et délicat. ir. G. Gaye (Carteggio, t. III, p. 565-568) donne le texte de l'acte Istrumento de'Canonici. afavore di Andrea Mantegna, i Agoalo i6oi.
a. Ce buste remarquable est attribué par certains à Sperandio, par d'autres à Gian Marco Cavalli. Récemment, M. A. Venturi a mil en avant, non sans vraisemblance, le nom de Mantegna lui-même « .II naturalisme crudo di quella faccia abbronciata, la larghezza dei piani, la carne increspata, i capelli filati, a bioccoli tronchi, ii lipo edegnosoe forte ci f anno pensare che il modello sia etato eseguito dallo stesso Mantegna. » (Sioria dell' Arte Italiana, t. VII. La Pittura del Quattrocento, parte III, p. a5a, Milan, iqi4.) Le chanoine Bernardin Scardeone affirme que le buste était l'œuvre de Mantegna ubi [in phano divi Andreae] aeneum capitis ejus [Mantinea] simulacrum vùitur, quod sibi suis conflaverat manibus. (Bernardini Scardtonii Canonici Patavini De antiquitale urbis Palavii et claris civibus Palavinis Libri Ires in quindecim classes dislincti, 1. III, cl. XV, p. 373, Bâle, 1Ô60.)
3. Le monument qu'on voit dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste fut érigé, en i56o, par les soins de Andrea Mantegna, petit-fils de l'artiste et fils de Ludovic Mantegna, à la mémoire de son grand-père. Il y plaça cette inscription Ossa Andreae Mantineae famosissimi pictoris cum duobus filiis in sepulero per Andream Mantineam nepolem ex filio construclo reposita, MDLX.
4. Lorenzo à Isabelle d'EsIe, Venise, 16 octobre i5o6. Cf. Kritteller, Docum. n. ig3, p. 584.
Chargé par Isabelle de recueillir des objets d'art et des livres rares, il eut souvent l'occasion, en venant apporter sa précieuse récolte à Mantoue, d'y voir Mantegna. La marquise lui écrivait le même jour « Lorenzo, nous sommes sûre que vous pleurez la mort de Messer Andrea Mantegna, car pour tous ceux qui vous ressemblent une grande lumière s'est éteinte1. »
Cette grande lumière ne s'est point éteinte tout entière. Celui qu'on a appelé « le Mantegna de l'Europe » eut, en effet, une renommée qui s'étendit au loin il la dut surtout à cette circonstance heureuse que lui-même et d'autres artistes gravèrent quelques-unes de ses compositions. Grâce à ces estampes, qui tout ensemble multipliaient son œuvre et en facilitaient la diffusion, l'éclat de sa gloire se propagea à l'étranger au lieu de resplendir dans la seule Italie. Mantegna ne fut point à proprement parler un chef d'école, parce que son style avait un cachet si personnel qu'il décourageait l'hnitation. Cependant son action fut immense et durable. Durant la fin du quinzième siècle et le premier tiers du seizième, les écoles de Padoue, de Vérone et de l'Émilie subirent son ascendant, qui se combina généralement, selon des proportions diverses, avec l'influence des Bellini. Cette action prolongée est le rayonnement naturel de son puissant génie. Il avait reçu en partage les plus belles aptitudes artistiques, et ces aptitudes cultivées par une volonté capable d'un effort intense et persévérant devinrent des qualités éminentes.
C'est un dessinateur hors pair, au point que Mûntz ose se « demander si avec lui n'est pas mort le prince des dessinateurs modernes ». Peut-être en lisant le Traité dela Peinture de Léon-Baptiste Alberti3, en tout cas à l'exemple de Paolo Uccello qui travailla à Padoue, il s'exerça à la perspective linéaire et aux raccourcis l'habileté qu'il acquit en ce genre est telle que certains estiment qu'elle n'a pas été i. Isabelle d'Este à Lorenzo,Mantoue, 16 octobre i5o6. Kricteller, Docum., n. igU, p. 585.
a. E. Mûntz, op. cit., t. Il, p. 6o5.
3. Leone Battista Alberti, De Pictura Libri III, Florence, i435.
surpassée. Il est doué d'une imagination inventive, qui se complaît dans le grand elle se montre dans la stature imposante qu'il donne aux personnages (notamment dans les fresques des Eremitani', le Triomphe de Jules César, le Saint Sébastien du Louvre, etc.) et dans ces splendides créations architecturales dont il encadre ses compositions. Mais cette imagination vive est contenue par une raison supérieure qui en règle l'élan. La maîtrise de la raison est manifeste Mantegna sait construire un tableau, c'est-à-dire qu'au lieu de juxtaposer les figures ou de se borner à un groupement pittoresque, il compose un ensemble d'une beauté organique, dont les éléments divers sont savamment harmonisés. « Parmi tant de progrès de premier ordre réalisés par Mantegna et devenus par lui le patrimoine commun de l'art italien, l'ordonnance est celui qui lui doit le plus1. » Parfois (c'est le défaut de cette qualité poussée à l'extrême) la composition a quelque chose de géométrique on voudrait plus de jeu, de souplesse, de liberté.
Dessinateur jusqu'à la virtuosité technique comme dans le Scorcio, donnant à ses figures un relief sculptural, créateur de combinaisons architectoniques brillantes, Mantegna excelle dans la science des formes. Mais le coloris n'égale pas habituellement chez lui la perfection du dessin. C'était, selon le mot de M. Venturi, « une nature granitique9 ». Ce que sa manière, au début surtout trop exclusivement inspirée des modèles antiques, avait de dur et de raide, finit par s'adoucir et se détendre au contact de la nature vivante et souple, et grâce aux exemples des Bellini qui lui firent mieux comprendre le rôle prestigieux de la couleur. Naturaliste résolu et, jusqu'à la fin, fervent adepte de l'antiquité, il ne pouvait, dans ses tableaux d'église, exprimer pleinement la conception chrétienne; cependant la gravité et l'ordonnance de la composition leur impriment un caractère religieux.
Pour monter au premier rang, pour être, dans toute la force du terme, un grand maître, il a manqué à Mantegna xt E. Miintz, op. cit., p. 6o3.
9. Venturi, op. cit., p. a56.
un coloris plus chaud, et surtout cette puissance magique d'idéalisation qui reproduit la réalité en la transfigurant. Ce fut un précurseur illustre. Il a magnifiquement frayé la voie à Vinci, à Raphaël, à Michel-Ange, qui surent unir le réel et l'idéal dans une synthèse harmonieuse. « Il représenta au suprême degré l'un des deux principes générateurs de l'ère nouvelle, l'étude de l'antiquité. En ajoutant que c'est l'imagination la plus puissante, le style le plus serré, le plus châtié, je suis en droit de demander si nous n'avons pas devant nous le plus grand peintre de la Première Renaie->sance1. »
Gaston SORTAIS..
i. E. Müntz, op. dt., t. II, p. 58i.
IMPRESSIONS DE GUERRE"
LA GUERRE DE DÉTAIL*
Le temps se déroulait uniforme sur le plateau désert. Sa monotonie, cependant, devait être coupée à plusieurs reprises par des faits de guerre d'une certaine importance. Il est indispensable de s'y arrêter quelques instants, si l'on veut se rendre réelle la guerre de détail.
Nos prédécesseurs nous avaient vanté leur secteur de tout repos. Nous les avions écoutés avec un sourire sceptique « Les secteurs de tout repos, pensions-nous, ne sont pas faits pour nous, et, quand par hasard on nous les donne, nous les gâtons. Attendez que le 27e arrive et vous allez voir! »
Nos pressentiments étaient justes. A peine étions-nous installés depuis deux jours que le ravin, autrefois silencieux, retentissait, à intervalles variés, du fracas des obus, des grenades, des torpilles. Les Allemands furent peu satisfaits de ce nouveau régime et, comme il menaçait de se prolonger indéfiniment, ils décidèrent de nous en imposer, de nous « dresser selon l'expression technique.
La fête fut fixée au jour de Pâques. Elle ne fut pas pour nous une surprise complète. Dans la matinée, un bruit étrange avait circulé dans la troupe « Vous savez, le baudet a chanté ce matin I Quoi ? Quel baudet ? Le baudet des Boches I – Le baudet des Boches Qu'est-ce que vous racontez-là ? – Eh oui, les Boches ont un baudet et lorsqu'il chante le matin, il y a bombardement le soir. C'est le N° qui nous l'a dit »
Nous attendîmes donc, quelque peu sceptiques, l'effet de la prédiction.
Le soir, vers cinq heures et demie, nous jouissons en paix de e la douceur d'un beau jour de printemps, lorsque tout à coup audessus de nos têtes plane un souffle de locomotive haletante qui, 1. Voir les Éludes depuis septembre igi4- a. Voir les Études du 5 août 1916. 3. Le régiment d'artillerie affecté à notre division.
l'instant d'après, piquait droit devant nous dans le fond du ravin et éclatait avec un bruit de pétard. C'était un « tuyau de poêle », la dernière invention du génie germanique.
Cet incident revêtit de suite une grande importance il était un présage. Nos prédécesseurs nous avaient, en effet, passé cette consigne lorsque les Boches bombardent, c'est toujours la même répétition; leur imagination tactique est, en effet, peu développée. Ils envoient ici quelques « tuyaux de poêle », espérant sans doute nous surprendre dans une douce quiétude; puis les torpilles tombent là-bas, à droite, et ensuite les explosions se propagent vers la gauche.
Et de fait ce fut bien le bombardement, réglé, cette fois encore, sur le même scénario. Les bombes se mirent à fouiller notre creux de leurs pétarades inoffensives, et pendant que nous nous divertissions de ce spectacle nouveau, soudain le plateau s'ébranla, disloqué une torpille venait d'éclater. Aussitôt d'autres suivirent; nos artilleurs se mirent de la partie avec vigueur et bientôt la hauteur ne fut plus qu'une ligne de cratères d'où jaillissaient soudain des éclairs immenses, puis d'énormes nuages noirs qui montaient lentement, tandis qu'un tremblement de terre se propageait au loin.
Nous étions postés à 200011 3oo mètres du lieu des explosions; nous pouvions donc contempler à loisir un tableau superbe. De nos lignes, les torpilles s'élançaient vivement, s'élevaient droit dans le ciel avec la légèreté de l'alouette, puis arrivées à leur zénith s'inclinaient par une série d'ondulations gracieuses, souples comme un vol d'oiseau. Elles hésitaient, d'abord comme cherchant leurs victimes, et ensuite, à une vitesse effrayante, fonçaient sur leur proie. Elles disparaissaient enfin sous la ligne du plateau et la flamme jaillissait.
Ces oiseaux gracieux croisaient dans leur course des bourdons énormes et lourds les « seaux à charbon » de nos vis-à-vis. Leur vue était 'grotesque. Ils montaient péniblement, avec une grâce de rustaud, en roulant sur eux-mêmes, comme dépourvus du sens de l'équilibre, et retombaient ensuite, massifs, au milieu d'un bourdonnement énorme et produisaient une explosion de tonnerre, un cataclysme.
La vue de ce déchaînement de furie était agréable, bien qu'émotionnante, à distance; dans les tranchées, sous cette avalanche,
la situation était terrifiante. La garnison est rentrée dans les abris et, dans un silence accablant, elle laisse passer l'orage. Mais les guetteurs? Pour eux, c'est la lutte angoissante de la fourmi contre l'aigle Une seule tactique possible surprendre l'oiseau dans sa course, suivre ses évolutions, et lorsqu'il fonce sur eux, ne dérober adroitement. Ils sont donc tout yeux et surtout tout oreilles. En face, un coup de pétard, sourd c'est un départ. Attention! Voilà le bolide qui monte. Où va-t-il ? Ils le suivent anxieusement, le voient hésiter. Tout à coup il s'abat. Horreur I c'est pour nous I Les hommes se jettent derrière un pare-éclat ou s'enfoncent dans le vestibule d'un abri. Aussitôt un « boum » sonore retentit; quelques instants se passent, longs comme des siècles, et puis le sol oscille, la terre semble s'ouvrir et une explosion effroyable les heurte de son souffle, brutal comme un coup de massue.
Dans les périodes normales, le danger n'est pas pressant; avec de l'attention, du sang-froid et un peu d'agilité, il est possible d'échapper aux monstres. Mais quand le bombardement en est à son point de crise, la lutte devient inutile. Les torpilles et les « seauxà charbon » s'entre-croisent dans l'air, retombent en pluie. Inutile alors de se garer; ce serait pour tomber de Charybde en Scylla, et du reste cet effort n'est plus possible; les nerfs épuisés par une tension excessive, disloqués par les chocs, sont à bout; ils ne réagissent plus. Il n'y a plus qu'à attendre, dans l'hébétude, le coup atroce et le déchirement horrible.
Ce jour-là, l'un des nôtres, le soldat H. fut tué dans ces circonstances, victime de sa vaillance. De la porte de son abri, il observait le bombardement. Il aperçut à quelques pas de lui l'un de ses camarades en faction, pâle comme un mort, figé d'horreur. H. s'informa « J'ai peur, lui avoua son ami. Rentre, je prends ta place; moi, ça ne me fait rien. » Et il prit bravement la garde sous l'averse terrifiante. Il essaya d'user de tactique ce fut impossible; le tir était trop dense. Pendant qu'il se garait d'un seau, une torpille percutante tomba à ses pieds et éclata sur le coup. Le malheureux fut retrouvé en lambeaux sous un amoncellement de terre.
La situation était épouvantable. Pourtant nos braves la dominaient de leur grandeur. Ces traits notés parmi beaucoup d'autres en feront foi.
Le soldat D. guettait, insensible en apparence au danger, absorbé par sa mission. Le moment critique était arrive la nuit commençait à tomber et l'irruption des Boches était à craindre. D. redoublait donc de vigilance. Mais la difficulté était grande; des herbes hautes lui coupaient la vue. Il eut bientôt trouvé la solution il monterait sur le parapet; le danger serait extrême, mais il verrait; le reste ne comptait plus Sans hésitation il monte donc et, à genoux dans la terre remuée, le dos courbé, le cou tendu, l'œil fixe, il observe, indifférent à la mort qui l'entoure. Une lourde obsession pesait alors sur les esprits l'arrivée des ennemis. Le caporal L. un « envahi », le cœur débordant de rage, les attendait. Il se tenait à la porte de son abri, le fusil à la main droite, une grenade dans la gauche. Il avait le dos courbé, les jambes repliées; son front était barré d'un pli féroce, ses yeux injectés de colère un taureau en arrêt, n'attendant que l'ennemi pour bondir. Lui non plus n'avait pas peur, et pour lui non plus la mort ne comptait pas.
La hiérarchie, à tous les degrés, veillait. Le sergent C. étant de service, devait s'assurer, par des rondes fréquentes, que les guetteurs étaient à leur poste. Ces promenades étaient assurément peu agréables, mais il les accomplissait avec flegme; il n'eût pas fait un tour de boulevard avec plus de calme. Au cours d'une de ces rondes, il entra dans l'abri de sa demi-section, afin de constater si tout le monde était prêt pour l'alerte possible. Il aperçut, blotti dans coin, l'un de ses hommes. C'était une mauvaise tête. Au repos, quelques semaines auparavant, pour faire preuve de bel esprit, il s'était écrié derrière C. « On les verra, les sergents, aux tranchées 1 » C. sous l'insulte, n'avait pas sourcillé, mais intérieurement il avait répété « Oui, tu les verras 1 » Ce moment était arrivé. Le bombardement se ralentissait et C. avait besoin d'un homme de liaison pour sa prochaine tournée. D'un air indifférent, il se tourna donc vers notre forte tête et lui dit « Venez avec moi » Le soldat se redressa, interloqué. A l'attitude du sergent, il comprit qu'il n'avaitaucune échappatoire. Il se leva en grognant et, à la suite de son sergent, monta l'escalier. C. marcha sans se presser, imperturbable, puis revint à l'abri. « Eh bien lança*-t-il à son compagnon de ronde, on les a vus, les sergents? » L'homme était maté. Tremblant des fortes émotions subies, honteux sous le regard moqueur de ses cama-
rades, il se jeta dans son coin et garda un silence morose. Nous attendîmes en vain; les Allemands étaient sortis sur notre droite. Voulant se renseigner sur les nouvelles troupes qui les ennuyaient tant, et dans le but aussi de leur inspirer une saine terreur, ils avaient organisé un coup de main. A la nuit noire, ils bondissaient de leurs trous, et,. par une brèche de nos réseaux disloqués, sautaient dans notre tranchée. Une sentinelle tout à coup vit surgir des ombres et en même temps, avant qu'elle ait pu jeter le cri d'alarme, elle s'affaissait, frappée d'un coup mortel. Aussitôt les assaillants passent par cette trouée, se divisent en groupes et s'enfoncent dans nos lignes. Heureusement, la sentinelle voisine a vu des mouvements désordonnés qui s'agitent dans l'ombre. Elle devine le danger et crie « Les Boches » L'alarme se répand dans le quartier et la résistance farouche s'organise; un combat de boyaux s'engage, acharné.
Les hauts faits qui s'accomplirent alors mériteraient un rapport détaillé, tant ils sont beaux d'héroïsme et d'abnégation. Pour s'assurer un retour facile, les Allemands devaient s'emparer d'un poste d'écoute. Un groupe se dirige donc vers ce poste par la sape, le prenant à revers, pendant que d'autres, restés en avant, s'approchaient de leur côté. Le caporal Ch. occupait le poste avec deux hommes. Tout à coup, il se voit assailli, entouré. Admirable de sang-froid, il charge ses hommes de contenir les Boches de l'avant, pendant qu'il refoulera ceux de l'arrière. Il s'arme donc de grenades, s'avance de quelques pas et les lance aux assaillants qui, ahuris de cette résistance inattendue, reculent en désordre. Le caporal, mettant à profit ce moment d'hésitation, improvise à la hâte un barrage au moyen de sacs de terre qu'il arrache au parapet, puis, derrière ce mur, il attend. Les assaillants, remis de leur déconvenue et encouragés par le revolver menaçant de leur gradé, reviennent à la charge. De nouveau, ils sont accueillis vigoureusement les grenades éclatent au milieu de leur file. Plusieurs, blessés, s'éloignent en hurlant; bientôt, de sept ou huit, ils ne sont plus que trois. Alors le caporal renouvelle sa provision de grenades, enjambe son barrage et poursuit ses ennemis qui s'enfuient éperdus. La sape est libre; en avant, les coups de fusil et les grenades ont écarté les assaillants. Le poste d'écoute est dégagé. Le caporal reprend sa place et, l'œil au
guet, le doigt sur la détente, attend que les Boches défilent. En même temps, la lutte se poursuivait dans les boyaux, aveugle et horrible. Au signal d'alerte, la troupe s'était précipitée de ses abris et courait à ses postes de combat. Le sergent P. marchait en tête de la section de droite, entraînant ses hommes. A un tournant du boyau, il se heurte à un énorme Teuton. Celui-ci tire un coup de revolver; le sergent s'affaisse, mortellement atteint. Son énergie cependant reste intacte il se dresse sur les genoux, prend une grenade, l'amorce et d'un geste défaillant la lance en pleine poitrine de son agresseur. La grenade éclate, couchant l'agresseur, mais le sergent ne l'entend plus. Il est retombé, la face contre terre, et il râle. Galvanisés par cet exemple d'énergie surhumaine, les soldats jettent à leur tour des grenades et s'avancent. L'ennemi est refoulé.
Sur la gauche, un drame semblable se jouait. La vaillante troupe se précipitait de même et se heurtait aux Allemands. Le soldat B. sans attendre ses camarades, a couru au danger. II aperçoit l'ennemi et aussitôt, sans abri, fait le coup de feu jusqu'à ce qu'une balle de revolver le couche. A ce moment, la section arrivait. Le sergent F. le premier, voit le chef de file interdit, et l'abat. Les autres, terrifiés, s'enfuient. La section s'avance et occupe la tranchée.
Surpris par cette riposte soudaine, les assaillants se sont ralliés et déjà disparaissent dans leurs réseaux. Malheureusement, ils ont fait prisonniers quelques isolés qu'ils emmènent dans leurs lignes. L'un de ces prisonniers, confié aux soins de deux kamerades, grâce à la confusion du départ précipité, était resté en arrière de la bande. Lorsque le trio fut parvenu sur le terreplein, l'un des Allemands fut atteint par un éclat de 7b; hurlant de surprise et de douleur, il s'enfuit vers sa tranchée sans plus s'occuper de sa mission. L'autre cependant conserve soigneusement sa capture; mais comprenant que désormais la persuasion vaut mieux que la force, il prodigue les attentions touchantes. Il indique le chemin avec des gestes délicats; dès qu'une fusée s'allume, il fait coucher son homme d'une tape amicale, puis le fait relever de même. Mais notre Français n'est pas séduit par ces bons procédés la captivité ne lui sourit nullement. Il étudie la situation et cherche un moyen rapide de fausser poliment Compagnie à son tendre gardien. Tout à coup, une nouvelle fusée
éclaire le plateau; entre les herbes, à quelques pas devant lui, il aperçoit un énorme trou d'obus. Son plan est vite mûri. Au signal du Kamerad, il se lève, se met en marche et, au moment où son compagnon passe sur le bord de l'entonnoir, lui lance un coup de tête formidable dans la poitrine et l'envoie rouler au fond du trou. Le Boche furieux se relève péniblement et du revolver cherche l'ingrat Français. Déjà celui-ci était rentré chez nous. L'ordre est rétabli. Les hommes occupent la ligne des tranchées. Les visages sont redevenus calmes, et les cœurs battent leur rythme accoutumé.
Deux jours après, les Allemands, peu satisfaits sans doute de leur premier essai, recommençaient et le bombardement reprenait encore selon le même rite. Cette fois, l'ennemi n'obtint qu'un résultat insignifiant il enlève à notre droite un seul isolé, mais, par contre, laisse entre nos mains le cadavre de l'officier qui dirigeait l'attaque. Cet insuccès était dû à une vigilance plus étroite de notre part. Instruits par la première affaire, nous avions pris les dispositions nécessaires pour éviter la surprise. Dès que le moment critique fut arrivé, les hommes sortirent et occupèrent leurs postes de combat. Cette mesure était terrible, mais elle s'imposait nos défenses n'étaient pas encore, suffisantes, et, par ailleurs, il était préférable de courir les risques du bombardement que de s'exposer à être massacrés, sans défense, au fond d'un abri.
Cette précaution nous évita une catastrophe; elle nous coûta cher, cependant. Deux torpilles tombèrent en plein milieu de l'une de nos tranchées; elles nous tuèrent cinq hommes et en blessèrent plusieurs autres.
Vers dix heures, le bombardement s'espaça et, peu à peu, le calme se rétablit. Dans le silence de la nuit, les nerfs se détendirent et tombèrent à plat nous étions usés. Nous dormîmes d'un lourd sommeil, indifférents à tout.
Le lendemain, nous ne reprîmes conscience que pour sentir douloureusement le grand vide creusé parmi nous la veille encore, moins de douze heures auparavant, nos camarades vivaient dans une heureuse tranquillité, à cent lieues de penser au sort qui les attendait. Et tout à coup la mort avait passé parmi nous et nos nmis étaient disparus C'était fini.
La journée se passa dans l'accablement qui comprimait les esprits et les cœurs. Les heures s'écoulèrent avec une lenteur désespérante, en attendant le moment de rendre aux victimes nos derniers devoirs.
La cérémonie était fixée pour la soirée. Vers six heures trente, les hommes de service et les amis étaient rassemblés au poste de secours,
Lentement le cortège s'ébranle, encadré par le piquet qui marche le fusil bas, la tête basse aussi. Les amis, en foule pressée, suivent, les fronts courbés, dans un silence poignant, livrés à de sombres pensées. Sous une impression de tristesse navrante, la funèbre troupe défile, dans le jour qui baisse, sur le tortueux sentier qui court au flanc du ravin et, après une marche longue et monotone, arrive enfin au cimetière.
Il est grand déjà, ce cimetière! Lentement, jour par jour, les tombes se sont alignées et peu à peu ont envahi le champ qu'elles recouvrent à présent de leur glorieuse moisson de croix. Sur les inscriptions, nous suivons la progression inexorable de la mort voici tout d'abord des Anglais qui, les premiers, ont reconquis ce coin de notre France leurs croix s'alignent avec cette brève mention X. dead in the action. Puis voici les Français, et le défilé des régiments commence. Enfin voici le nôtre déjà nous avons payé notre tribut Grand cimetière Et combien d'autres pareils jalonnent la longue ligne du front
Mais bientôt une impression de sérénité monte du cimetière, et dépasse les noires pensées. C'est qu'il est bien touchant, dans sa simplicité, ce cimetière. Pas de ces monuments encombrants et laids où s'étale la vanité des survivants, pas de chaos discordant dans lequel se survivent les inégalités de la vie. Les tombes sont toutes pareilles, et dans leur rusticité elles sont belles de
pauvres croix de bois aux inscriptions uniformes, des encadrements modestes, et sur la terre quelques fleurs, dernier témoignage d'un ami vigilant. De cette simplicité, un sentiment intense de paix religieuse se dégage nous sentons que nous sommes entrés dans le champ du repos, sous les yeux de Celui qui fait justice au cœur.
Nous avançons, et voici que devant nous s'ouvre un vaste trou béant la tombe commune de nos cinq braves. Ses dimensions insolites évoquent derechef le drame dans sa tragique horreur. Les brancardiers s'approchent, déposent les corps et les alignent sur le bord de la tombe pendant que la foule se groupe en un morne demi-cercle. Aussitôt les belles prières commencent et se déroulent les corps sont descendus et la dernière bénédiction leur est donnée.
Mais ce n'est pas tout. Les assistants n'ont pas pénétré tout le sens des formules liturgiques ils n'ont pas saisi les touchantes implorations, les demandes de pardon et de paix. Alors ils veulent prier encore, prier à leur manière, soulager leur cœur si plein d'affection pour leurs pauvres amis Afin de permettre à ce désir de se satisfaire, je les invite donc à réciter une dizaine de chapelet. L'appel est entendu et accepté avec joie. Aussitôt, tous se mettent à genoux sur la terre remuée, et du bord de la tombe, en présence des corps immobiles, une prière ardente monte vers le ciel. Les cœurs sont étreints par le spectacle navrant; l'émotion se communique, grandit, éclate des sanglots entrecoupent les paroles. Mais chacun se raidit et la prière se poursuit, empreinte d'une foi profonde et d'une intense imploration. La prière est finie. A présent pèse le silence lourd, tragique. Les esprits se livrent aux pensées qui se dégagent de cette tombe immense. Ils voient cette belle jeunesse fauchée, d'un coup brutal. Ils sentent, plus que jamais, le vide irréparable, les nobles amitiés brisées. Ils revoient le passé, les jours atroces supportés dans des souffrances communes, les heures de paix vécues dans une douce intimité. C'est fini Mais surtout, les pauvres familles 1 Les imaginations se transportent au loin, se représentent les foyers atteints vieux parents, épouse entourée de beaux enfants, sœurs et fiancées. Nous les voyons recevoir, demain, la dernière lettre, la lire avec amour et puis, pleins de confiance, attendre la suivante, celle qui ne viendra plus.
Cependantles brancardiers ontcommencé leur funèbre besogne. La terre tombe, glisse, coule et, peu à peu, recouvre les morts. La tête a disparu, la poitrine aussi. Le flux de terre peu à peu s'avance le voici aux genoux, puis aux pieds; l'extrémité des brodequins, seule, émerge. Vite, nous fixons cette image comme pour ne pas perdre le dernier contact nous adressons aux chers défunts un suprême au revoir, et c'est fini. Nous retournons lentement dans le calme de la nuit.
Les hommes étaient mortifiés de ces aventures ils n'avaient pas cependant des âmes de vaincus une sourde colère les agitait. Quelques jours après, cette colère reçut un nouvel aliment. Cet outrage indigna les hommes; des désirs de revanche commencèrent à se manifester.
Sur ces entrefaites, parut une note du général de division. Elle prescrivait quelques mesures de précaution, ordonnait de ne laisser aucun répit à l'ennemi, de le harceler sans cesse afin de prendre l'ascendant sur lui, et se terminait à peu près en ces termes II est inadmissible que les Boches montrent plus de cran que nous. Une occasion se présentera sans doute bientôt de leur montrer que les Français n'ont rien à leur envier sous ce rapport.
Que signifiaient ces paroles énigmatiques? Personne ne le savait et les conjectures allaient leur train.
Bien vite nous nous rendîmes compte que quelque chose se préparait. Chaque nuit, des travailleurs montaient en ligne et creusaient d'énormes trous des emplacements de crapouillots, assurait la rumeur. Le doute un beau jour fit place à la certitude des officiers d'artillerie arrivèrent, dressèrent leurs places et peu après les « crapouilloteurs » installaient leurs engins. Nous allions donc avoir un bombardement, et même un bombardement soigné à en juger par le nombre de batteries. Bientôt un énorme stock de torpilles, quinze cents disait-on, arrivait. Dès
le soir même, il fallait amener ces munitions à pied d'oeuvre et une longue théorie montait lentement les escaliers raides. Les hommes étaient courbés sous le fardeau; ils haletaient de l'ascension pénible, mais ils étaient contents. « Que transportez-vous là? » demandais-je au hasard. « Un colis pour les Boches », et aussitôt une autre voix prolongeait en écho « Qu'est-ce qu'ils vont prendre, les Boches 1 »,. et tout le monde riait. Nous n'étions pas au bout de nos surprises. Un jour, je monte à ma compagnie et me rends au bureau. J'y trouve mon sergent-major. « Eh bien, fourrier, quoi de neuf en bas ? Rien Quoi, rien 1 Vous ne savez donc pas ? Oh, si, nous aurons bientôt concert! Oui, mais après? » Le ton mystérieux du sergent-major était chargé d'inconnu. Je tentai inutilement de le sonder.
A<u reste, le mystère devenait bientôt le secret de polichinelle nous devions tout simplement tenter un coup de main afin de terroriser nos vis-à-vis et de ramener, si possible, quelques prisonniers. Ainsi nous aurions la paix et nous serions renseignés. Les préparatifs commençaient aussitôt. Une équipe spéciale était constituée et son dressage entrepris sans retard. L'opération avait été prévue dans ses plus petits détails; rien n'était laissé au hasard ou à l'improvisation. L'armement était conçu en vue de la lutte de boyaux un pistolet automatique, un poignard, des grenades. Le costume était adapté aux circonstances vareuse, ceinturon fortement serré, sans cartouchière, pas de cravate l'agrafe de la vareuse ouverte il fallait n'offrir aucune prise à l'ennemi. La troupe était divisée en groupes, à chacun desquels était attribué un rôle spécial, simple, bien déterminé
Tous les acteurs possédaient leur rôle à merveille et attendaient avec confiance le jour fixé.
Le grand jour, vers une heure, la séance commençait. Les 75 arrivaient pressés, coupaient l'air de leurs sifflements aigus. Les
gros oiseaux de tranchées prenaient leur vol, montaient, fonçaient. En quelques minutes, le plateau retentissait de craquements sinistres.
J'étais alors enterré dans le fond du P. C. de combat du bataillon. J'y perdais l'avantage du spectacle, mais la situation ne manquait pas d'intérêt. Les vibrations arrivaient jusque dans nos profondeurs, les sons aussi, bien qu'étouffés c'était un solo de grosse caisse, écrasant par la force des coups et leur martèlement continu.
Je suivis ainsi pendant un certain temps, à ma façon, les péripéties du bombardement, puis tout à coup mon attention fut distraite et ramenée à l'intérieur de notre souterrain par un ton de voix nasillarde le téléphone parlait. Le bavard I Je levai les yeux vers l'appareil. Le commandant était debout et, le « combiné » sur la bouche et sur l'oreille, il entretenait les quatre coins cardinaux. « Allo! compagnie ouest! Comment ça vat-il ? Le bombardement avance? Et la brèche? Le 75 tire trop courti Vous recevez de nos crapouillots! Comment cela se fait-il ? Avez-vous des blessés? Vos tranchées sont abîmées ? » Puis de nouveau un « allô » retentissait et la même conversation reprenait avec la compagnie est.
Et ce n'était pas tout, hélas! Le pauvre commandant n'avait pas seulement à se renseigner; il devait ensuite transmettre les informations il devait se débattre successivement avec les étatsmajors étagés qui tous voulaient s'informer directement. Qu'ils étaient avides et qu'ils étaient impatients. « Allô! colonel 1 bataillon nord écoute! Allô brigade Allô I division! » Ces exclamations revenaient à chaque instant et chaque fois le commandant, de son calme imperturbable, répétait, comme une leçon, la partie du dialogue que tout à l'heure nous avions devinée aux craquements du diaphragme. Nous avions la sensation très vive que de partout les attentions étaient tendues vers nous; nous sentions les états-majors, coiffés des oreillères, au bout de nos fils, comme à l'extrémité d'un nerf.
Pendant ces conversations animées, notre tir avait pris fin et celui des Boches, peu à peu, s'était assoupi. Les résultats nous arrivaient bientôt les brèches étaient amorcées, loin d'être à point. L'artillerie demandait donc un nouveau tir de réglage, afin de procéder avec impeccabilité au grand bombardement du soir.
Il fallait prévenir la compagnie que le tir allait reprendre, afin de mettre les hommes à l'abri. Cette mission me revenait, car un tel message ne pouvait être confié au téléphone, parfois indiscret. « Courez, me dit le commandant; le tir reprend à deux heures cinquante; vous avez un quart d'heure, juste de quoi faire la route. » C'était peu; je me hâte donc dans le dédale de boyaux et j'arrive sans encombre au souterrain de mon capitaine. Je lui fais part de la nouvelle et lui demande le détail des résultats obtenus. Pour être clair et précis, il veut les donner par écrit. Tranquille, il s'installe donc à sa table et je le vois rédiger, rédiger Le temps me paraissait plutôt long. Je regardais courir la plume, tout en pensant « Le tir va recommencer! Encore cinq minutes 1. Encore deux minutes Oh I paperasses » »
Pendant que je peste intérieurement contre les rapports écrits, voici des sifflements qui passent « Ça y est; le tir est repris Me voici dans une jolie situation! »
Aussitôt, du tac au tac les Allemands s'étaient mis à répondre; au bout de quelques minutes la pluie d'acier tombait drue. A chaque instant le boum- d'une chute nous parvenait, puis après quelques secondes, écoulées lentement dans une attente anxieuse, un déchirement gigantesque se produisait. Et chaque fois c'était dans l'abri un choc, un contre-coup douloureux, un coup de bélier qui nous assommait. Les parois vacillaient, se déplaçaient dans le haut de 4o à 5o centimètres, tantôt à droite, tantôt à gauche; parfois le plafond s'abaissait et nous recevions sur la tête un véritable coup de massue. Nous étions dans un vaisseau, battu par des vagues furieuses, implacables, acharnées en meute. Pendant ce déchaînement, l'horreur s'était appesantie sur nous et dans un morne silence nous attendions.
Enfin, le rapport est terminé. C'est le moment critique. Je monte l'escalier et, avant de m'engager dans la fournaise, j'inspecte les abords ils étaient battus à chaque instant; impossible de passer. Au reste, le rapport n'était pas pressant et le tir ne devait pas durer. Je me résignai donc, et descendis quelques marches, attendant une éclaircie. Minutes longues 1
Déjà, à plusieurs reprises, le ciel avait semblé se rasséréner, et chaque fois j'avais été contraint de rentrer prestement. Enfin, le calme parut se rétablir. Fatigué d'une longue indécision, je me décide à risquer le passage. Je monte l'escalier et, au moment où
je vais déboucher du vestibule, j'entends à quelques pas, dans le boyau, un bruit mat, une chute. Qu'est-ce? Sans doute un débris, une motte de terre? Je ne m'émeus pas; pourtant une prudence instinctive me fait reculer d'un pas. J'attends cinq secondes, peutêtre dix. Décidément, il n'y a rien. J'allais émerger lorsque je suis rejeté, plaqué dans l'escalier le bolide était un « seau à charbon » Je me relève meurtri, les membres tremblants, suffoqué par des battements de cœur désordonnés. L'aventure avait calmé ma hâte. Je pris mon mal en patience et, lorsque l'averse eut cessé, je revins. Comme bien l'on pense, je « fis » vite. A part quelques rares obus, jusqu'à sept heures, l'atmosphère fut calme. Cependant, nous pensions obstinément à nos camarades qui attendaient l'heure d'entrer en scène.
En ce moment, ils étaient à l'arrière, aux cuisines, où un bon repas leur était préparé en vue de leur donner force et confiance. Mais les appétits étaient loin d'être à la hauteur du menu seul le café et la « gnole » reçurent quelque accueil. C'est que ces braves depuis le matin avaient le trac et qui oserait leur en faire un blâme? Ils ne pensaient à rien, ou plutôt une obsession les assiégeait, aveuglant le champ mental « Ça approche encore quatre heures, encore trois heures! » Parfois l'angoisse, changeant de pôle, s'intervertissait « Mon Dieu, que c'est long! Vivement, que ça soit fini 1 Angoisse sourde, profonde, qui paralysait le cœur. La tête était brûlante, des fourmillements dans les doigts, les jambes molles. Nos hommes cependant réagissaient, et superbement. Les chants résonnaient; les plaisanteries, les bons mots fusaient. Un spectateur ignorant se fût cru, sans doute, en présence de joyeux excursionnistes.
L'après-midi se passa dans ce lancinement énervant. Enfin, à six heures et demie, la période d'attente prenait fin. On se mettait en marche vers les abris de première ligne, où, en deux groupes distincts, on devait passer la dernière heure de bombardement pour sauter ensuite chez les Boches.
Ce que fut cette dernière heure, on le conçoit aisément l'angoisse pesait plus lourd, l'inquiétude physique était au paroxysme. Et la pensée hallucinante s'imposait, plus tyrannique « Encore une demi-heure, encore dix minutes. Mon Dieu que c'est long! » Pour maîtriser l'émotion, la gaieté s'affichait; quelques acharnés jouaient aux cartes.
7 h. 55 Debout L'action commence. Instantanément l'inquiétude les quitte; le calme est revenu. L'officier inspecte rapidement ses hommes, répète en quelques mots le rôle de chacun, donne les dernières recommandations et termine par ces mots « Courage, confiance I » Tous vont occuper leur poste de départ. L'officier prend sa montre en main 7 A. 59, -20 secondes. 30 secondes. 45. 50. 55. Attention 1 En avant I Au même instant précis, l'artillerie et les crapouillots abandonnent le terrain d'attaque et dessinent, en avant et sur les côtés des assaillants, une barrière protectrice.
Les deux groupes, d'un seul bond, surgissent au-dessus de la sape, à travers l'obscurité franchissent les brèches et disparaissent dans la tranchée opposée. Aussitôt les fractions se séparent. Dans le groupe de gauche, l'une va à gauche à une cinquantaine de mètres et y établit un barrage; dans le groupe de droite, l'une s'en va à droite remplir le même office; une autre s'enfonce à toute vitesse dans le boyau, en se faisant précéder de grenades et s'installe à son poste. Pendant ce temps, de gauche et de droite deux autres partis s'en viennent à la rencontre l'un de l'autre afin de nettoyer la tranchée; un autre inspecte le boyau. Déception 1 On ne trouve rien; pas l'ombre d'un Boche. En tout un fusil, celui d'un guetteur qui, sans doute,à l'apparition de cette troupe de démons, s'était enfui à toutes jambes. L'artillerie avait trop bien travaillé La tranchée et le boyau étaient bouleversés de fond en comble: pas moyen de découvrir une porte d'abri. Çà et là, en première ligne, des débris de poutres surgissaient de la terre dans un chaos inexprimable c'étaient les vestiges de gourbis défoncés. Leurs habitants, s'il s'en trouvait, avaient leur compte,' il n'y avait pas lieu de s'en préoccuper. Pour tout butin, un fusil, un périscope, quelques grenades, un manteau de guetteur. Maigre prise Mais que faire ? Il ne fallait pas songer pousser en deuxième ligne, où le gibier ne manquait certes pas. Le cas n'avait pas été prévu; comment improviser en quelques secondes une nouvelle tactique ? Du reste, dans le boyau, les caillebotis résonnaient déjà sous des pas nombreux. L'ennemi s'était ressaisi et arrivait en force il fallait déguerpir au plus tôt. L'officier donna un coup de corne la troupe se rallia, et en ma clin d'oeil elle disparaissait dans la tranchée d'en face. Le drame étaitjoué.
Du fond du poste de commandement, anxieux nous attendions. Comme eux, lors de la période d'attente, nous avions mesuré le lent écoulement du temps et, comme eux, nous avions senti l'inquiétude physique monter. A chaque instant, les montres sortaient des poches. Enfin une voix s'écrie « C'est l'heure » et un silence de plomb s'appesantit sur nous. Plus fiévreux, quelquesuns montent dans le boyau, gravissent le parapet et écoutent. Rien Pas de fusillade Donc ça va bien
Dix minutes se passent, sans un mot. Tout à coup l'avertisseur du téléphone brise le silence de son grincement énervant. C'est la première ligne qui parle. Ils sont rentrés, tous, mais ne ramènent pas de prisonniers Les cœurs aussitôt se détendent, mais nous restons déçus.
Quelques minutes encore une trombe se précipite dans notre escalier. « Nous voilà Nous voilà 1 » Nos braves font irruption, nous assaillent, entourentle commandant, qui s'efforce d'imposer un peu de calme et se défend en vain. Tous parlent à la fois, l'exaltation est extrême; ils s'agitent, dansent, brandissent le fusil, élèvent les grenades, déploient le manteau ceux qui n'ont pas de butin font tournoyer leurs pistolets, leurs poignards. C'est une scène diabolique, un vrai sabbat. La situation est dangereuse, au milieu de ces armes et de ces explosifs; nous sommes sur un volcan en travail. Il est urgent de trouver un dérivatif. Les faire remonter, il n'y faut pas songer ils veulent voir le commandant, causer avec lui. Il n'y a qu'un moyen les faire descendre encore. Le commandant, de toute la force de ses poumons, domine le tumulte « Allons, mes amis, du calme et de la patience 1 Je vais voir d'abord votre officier je vous écouterai ensuite. » Médusés par cette décision, ils se laissent pousser et docilement descendent l'escalier. L'air froid du souterrain les rafratchit soudain l'exaltation tombe. Ils ne sont plus qu'énervés, fortement. Nous profitons de leur sagesse subite pour les désarmer.
Quelque temps après, ils remontaient, recevaient du commandant un bon mot de remerciement et, le cœur léger, allaient dormir.
Deux jours après, les braves partaient en permission. Le groupe s'éloigna joyeux, mais en arrière, un caporal marchait en silence, l'air triste, la tête basse. Il était « envahi », et sans aucun doute la permission lui souriait moins qu'aux autres.
Cependant sa tristesse était étrange. L'adjudant de bataillon, un « pays », l'appelle « Qu'est-ce que tu as On dirait que tu n'es pas content de partir ? – Oh 1 si Où vas-tu ? A Paris – Où vas-tu loger? Je ne sais pas »
Ce caporal était un héros du devoir. Dépourvu de tout esprit d'intrigue, en tout il se laissait faire, sans jamais rien chercher, rien demander. On lui offrait une permission, il la prenait. Il n'avait aucun parent, aucun ami dans la France non envahie. Il irait donc à Paris, le refuge des épaves. Il n'avait pas d'argent il se louerait dans un hôtel, comme plongeur. Le jour, il travaillerait, et la nuit, pour ne pas dépenser l'argent gagné, il coucherait sur un banc de boulevard, sous un pont. N'était-il pas habitué à la dure ? Et ainsi, avec la somme économisée, il se payerait deux jours de vraie permission, à la fin.
Tel était le plan que ce simple avait échafaudé, et que, sans aucun calcul, il exposait à son « pays ».
Celui-ci ne l'entendit pas ainsi. Il lui donna l'adresse des Réfugiés du Nord lui conseilla et, pour vaincre ses résistances, lui ordonna d'y demander un logement.
Arrivé à Paris, le caporal suivit cet avis et ce fut miracle. L'œuvre lui donna l'adresse d'un colonel. Il y fut reçu et choyé en fils de famille. Il y vécut sans doute un peu gêné d'un luxe auquel il n'était pas fait, mais rassuré par cette cordialité sans apprêts, de la part de personnes si riches et si distinguées. A son retour, il était confondu qu'il pût y avoir des gens si bons pour lui, pauvre hère 1
Parisiens au cœur généreux, allez donc quelquefois attendre les trains de permissionnaires. Vous y trouverez de pauvres épaves qui, malgré la charité immense des œuvres, en dépit de la sollicitude de leurs chefs, errent perdues, ne sachant que devenir. Si vous n'êtes pas là pour lui ouvrir un foyer, tel brave qui risque sa vie pour vous, vingt fois le jour, sans calcul et sans hésitation, couchera près de votre logis, sur un banc ou sous une arche de pont.
L'ennemi n'était pas encore suffisamment maté. Une nouvelle leçon devenait indispensable. Le i" juin, la séance recommençait. La première épreuve avait fourni des enseignements, et cette fois les dispositions furent modifiées en conséquence. La manœuvre réussit. Le tir de l'artillerie fut moins violent et
l'enquête, par contre, poussée plus à fond. Les explorateurs trouvèrent donc des abris. A la porte de l'un d'eux, ils crièrent Heraus En réponse, des coups de feu. Aussitôt des grenades sont lancées. Les explosions retentissent, sourdes, dans les profondeurs. Un grouillement intense se produit à travers la colonne épaisse qui s'élève, Puis tout s'apaise, et le panache de fumée monte vers le ciel dans un silence de mort.
Un autre détachement parvient à une seconde entrée. Un Boche surgit, tire un coup de fusil, puis décharge son revolver. Affolé, il ne touche personne une grenade le couche par terre. Les nôtres se précipitent mais l'homme se relève et un corps à corps furieux s'engage. Pendant la lutte, d'autres soldats occupaient l'entrée du réduit allemand et des Heraus! impératifs, absolus, retentissaient. Une salve de coups de feu part du fond les malheureux ont prononcé leur sentence. Un assortiment de grenades est jeté, et, de nouveau, fumée et cris; fumée et silence. Les Allemands arrivaient nombreux. La corne retentit et la troupe regagne en hâte son point de départ.
Un homme avait disparu dans la confusion. Qu'était-il devenu ? Personne ne le savait. La nuit se passa en vaines recherches. Le lendemain, les guetteurs aperçurent son corps accroché aux réseaux boches. Il faudra aller l'y chercher, mais comment faire ? Les ennemis vont sans doute nous tendre une embuscade. La nuit tombée, l'essai est tenté cependant. Une mitrailleuse, installée dans la journée, accueille nos hommes. Inutile, hélas d'insister.
Sur le haut plateau dévasté la monotonie de nouveau règne, et le temps, minute par minute, s'égoutte. Domine, ad adjuvandum. festina.
Paul D.
Sergent au N° de ligne.
Écrit sur les flancs du ravin de dans un trou noir, à la lueur d'une lampe borgne, parmi le tumulte du gourbi et sous l'ébranlement des torpilles, le i« juillet 1916.
CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX
L'Allocution de Benoît XV aux jeunes premiers communiants de Rome. L'Adresse des catholiques espagnols à la Belgique. Le Pape et ses détracteurs. Le Souverain Pontife a prescrit que, dans chacune des paroisses du monde catholique, aurait lien, avec toute la solennité possible, le dimanche 3o juillet, une communion générale des petits enfants. Au deuxième anniversaire de la date funeste où se déchaîna la catastrophe de la grande guerre européenne, ce sont des âmes innocentes et des cœurs purs qui, répondant à l'appel maternel de la sainte Église, ont imploré la Miséricorde et la Pitié divines pour la cessation du terrible fléau et pour le retour de la paix de Dieu, c'est-à-dire de la paix réparatrice et conforme au droit.
Recevant en audience publique, au Vatican, le 3o juillet, une délégation nombreuse d'entre les petits garçons et petites filles de toutes les paroisses de Rome qui, le matin même, avaient reçu la sainte communion et prié pour la paix, aux intentions du Souverain Pontife, Benoît XV adressa aux jeunes communiants romains, présentés par le Cardinal-Vicaire, et, en leur personne, à tous les jeunes communiants de la catholicité entière une allocution pleine de piété, de charme et d'émotion.
Il leur dit pourquoi il avait une confiance particulière et profonde en l'efficacité de leur prière sur le cœur de Dieu. Les petits enfants ont pour privilège leur innocence, leur faiblesse, la prédilection du Cœur de Jésus, prédilection attestée par tant de paroles et de scènes touchantes de l'Évangile. Tels sont les titres de « la sorte de toute-puissance qui appartient aux lèvres suppliantes » des jeunes enfants. « Sur cette sorte de toute-puissance », continue Benoît XV, Nous Nous sommes reposé, enfants, quand, dans un jour de si funèbre souvenir, Nous vous avons adressé l'invitation de vous avancer tous vers la table eucharistique. »
Quelles sont les causes, quels sont les caractères, quelle est
CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX 1
surtout l'étendue de la présente catastrophe, les petits enfants ne sont pas en âge de le comprendre. Ils constatent pourtant, ils subissent quelque chose des angoisses et des deuils qui pèsent sur toutes les familles
A la plupart d'entre vous, la compréhension de l'affreux spectacle échappe heureusement, et il suffit à votre intelligence de pouvoir aujourd'hui recueillir l'idée (elle mûrira plus tard à la lumière de l'histoire) que vous êtes aujourd'hui les spectateurs inconscients de la plus sombre tragédie de la haine humaine et de l'humaine démence et que vous assistez à la plus terrifiante expiation' que Dieu, par un dessein secret et infini, ait jamais opérée par les bras mêmes de la société pécheresse. Le Saint-Père rappelle ensuite les efforts, infructueux jusqu'à ce jour, qu'il a multipliés pour mettre un terme au fléau et pour faire prévaloir par les moyens de droit les solutions conformes à la justice. La parole du Père commun des fidèles n'a pas été entendue par les nations en armes. Alors, le Vicaire de JésusChrist, portant ses espérances plus haut que notre monde d'icibas, fait appel au Dieu tout-puissant, au Dieu de la paix et de la justice, par l'intercession pieuse des petits enfants. « Peut-être, Nous dîmes-Nous, Dieu sera-t-il touché par leur gémissement innocent, qui est un gémissement de juste, comme était aussi un gémissement de juste celui de son Fils, Rédempteur du monde. » Peut-être verra-t-on se renouveler le prodige miséricordieux rapporté dans la Genèse la pitié de Dieu émue par une voix d'enfant, Dieu exauçant la prière du fils d'Agar, exaudivit Deus vocem pueri. Qu'aujourd'hui encore, notre Père qui est dans les cieux soit incliné au pardon par la voix des petits enfants groupés autour de l'autel eucharistique « Tendez donc la main au Vicaire du Christ, chers et tout-puissants enfants, et soutenez-en les vœux immuables par vos précieuses prières. »
Sous quelle forme et de quelle manière le Souverain Pontife espère-t-il voir enfin la réalisation de ses paternels désirs de pacificateur des princes et des peuples ? Benoît XV s'abstient délibérément de vouloir pénétrer le secret de Dieu et de dicter la marche que la Providence divine saura, quand Elle le jugera bon, imprimer aux événements avec une puissance supérieure à toutes les volontés humaines.
De quelle manière ? Sur la manière, Nous ne formulons pas de projeta,
dans la crainte que Nos fils, qui Nous sont tous également chers, ne puissent pas tous également agréer les propositions.
Il Nous suffit aujourd'hui de répéter Notre vœu, et Nous en remettons l'accomplissement au Tout Puissant, dont Nous tenons la place. Dieu de justice, de miséricorde et de pardon, il disposera, au-dessus des desseins des hommes, ce qui, dans l'économie prévoyante, sage et indulgente des générations humaines, se trouvera être à ses yeux plus en rapport avec ce bien suprême et indispensable.
Le but de l'allocution pontificale aux petits enfants des paroisses de Rome n'est pas de poser les préliminaires de la future paix européenne, non plus que de porter un jugement sur les causes et les responsabilités politiques ou morales de la guerre elle-même. Les paroles du Pasteur suprême tendent à un but essentiellement religieux et surnaturel. C'est une exhortation nouvelle et pressante à la prière, à l'esprit de foi, à la confiance en Dieu. C'est un appel à la miséricorde du Père céleste par le moyen de la prière humble, aimante et pure des jeunes communiants.
Les derniers mots du discours sont d'une inspiration particulièrement délicate et d'un accent de piété plus émouvant encore que tout le reste de cette touchante exhortation adressée à tous les « benjamins de la grande famille chrétienne
Soyez, oui, soyez, chers enfants, imitateurs des enfants des Hébreux, marchant à la rencontre du Seigneur triomphant. Portant des rameaux d'olivier, ils offrirent, avec la grâce propre à l'enfance, gloire, louange et honneur au Roi pacifique, pieux hosanna au Fils de David. Vous aussi, élevez le rameau d'olivier, symbole désormais oublié, et faites-vous les hérauts, les suppliants, Nous allions dire les auteurs de la paix. Et que Dieu, qui préserva de la mort les fils des Hébreux à cause du signe de sang marquant de sa pourpre les portes de leurs maisons, vous épargne à vous-mêmes, à vos familles, au monde entier, toute ultérieure effusion de sang, grâce au sang, infiniment précieux,, qui baigna la croix de son divin Fils et qui, aujourd'hui, après le banquet mystique, empourpre vos lèvres, symbole, encore une fois, de la Rédemption et du pardon que, seul, Jésus peut donner.
Que la bénédiction de Dieu hâte la satisfaction de ce voeu qui sort de Notre cœur plus encore que de Nos lèvres.
On aurait pu croire qu'un tel document, de caractère exclusi.vement pastoral, visant tout entier à l'édification des âmes, aurait
échappé aux commentaires profanes et aux polémiques irritantes de la presse politique.
Vaine illusion! Il a fallu que cette allocution du Pape à de petits premiers communiants des paroisses de Rome donnât lieu, dans plusieurs organes de la presse française de gauche et d'extrême gauche, aux récriminations habituelles sur l'attitude politique de Benoît XV à l'égard des belligérants. Les deux principaux échantillons de ce genre (en somme peu varié) de littérature anticléricale furent donnés par le Temps du i" août, qui publiait en première colonne de la première page un article sur la Neutralité du Pape, et par l'Homme qu'on est convenu d'appeler enchaîné du 4 août, qui publiait un article de M. Clemenceau intitulé emphatiquement « Le Pape et Z*2?/M~ereMr. ? » Sur l'article de M. Clemenceau, nous serons bref. D'une-part, à juger du fond des choses, l'article n'a pas tout à fait le sens commun. D'autre part, il n'apas même le mérite littéraire de ces invectives étincelantes, de ces mots cruels, acérés, à l'emportepièce, qui firent naguère la réputation de M. Clemenceau en tant que journaliste.
Aujourd'hui, on n'a pas besoin d'être admis aux séances sénatoriales du comité secret pour apprendre que le tigre a perdu ses griffes, et que, si M. Clemenceau garde la volonté de nuire, il n'en a pas conservé la force ou le talent. Comme journaliste, il subit la même déchéance, le même effondrement que comme orateur. Appliquons-lui, non pas une parole de la Bible, autorité trop suspecte à ses yeux, mais une parole malicieuse de Voltaire, un de ses pères spirituels, qui devait penser précisément à l'actuel destin de M. Clemenceau en écrivant un jour « Pour le punir de sa méchanceté, les muses lui retirèrent son esprit. » Venons-en à l'article du Temps, qui est d'une sophistique autrement redoutable et spécieuse.
L'argumentation repose sur cette donnée initiale le Pape Benoît XV déplore les maux de la guerre et appelle le retour de la paix, mais sans faire aucune distinction entre puissances provocatrices et puissances provoquées, entre belligérants dont la cause est juste et belligérants dont la cause est injuste, entre ceux qui ont respecté et ceux qui ont violé les obligations du droit des gens. Aux uns et aux autres, il tient le même langage, sans porter aucun jugement sur leur conduite respective, par
scrupule diplomatique de garder entre tous une neutralité absolue.
Or, la neutralité est une attitude politique qui se comprend de la part de gouvernements séculiers ou temporels ceux-ci évitent de prendre parti dans une guerre pour sauvegarder l'inviolabilité de leurs frontières, la sécurité de leurs nationaux et, dans la mesure du possible, la liberté de leurs transactions commerciales. Mais, de lapart d'une puissance purement spirituelle comme la Papauté, semblables préoccupations d'ordre matériel n'ont pas leur raison d'être, et la neutralité devient nécessairement une attitude morale, qui consiste à tenir systématiquement la balance égale entre entre le bon droit et l'injustice, quelque flagrante et scandaleuse que puisse être cette dernière. Une telle attitude morale paraît être la négation même de tout ce qui constitue la raison d'être d'une souveraineté spirituelle et religieuse, ayant à remplir le rôle de direction des âmes et des peuples que revendiquent les Pontifes romains.
D'ailleurs, poursuit le Temps, la neutralité de Benoît XV, loin de procurer au Saint-Siège les résultats favorables qu'il en escompte, desservira gravement, dans un prochain avenir, les intérêts diplomatiques, spirituels et religieux de la Papauté en Europe; Benoît XV, gardant contact avec les deux camps, espère être admis comme conciliateur aux futures assises de la paix européenne. Or, dans les futures assises de la paix européenne, les belligérants seuls pourront siéger; il n'y aura pas de place pour les neutres. Benoît XV, évitant de condamner aucun belligérant, veut maintenir des liens étroits entre la Papauté romaine et les catholiques de tous pays, afin de sauvegarder totalement l'internationalisme catholique. Or, dans l'Europe de demain, la guerre aura brisé tous les internationalismes au capitalisme international succéderont des capitalismes nationaux; à l'internationalisme socialiste succéderont des socialismes nationaux; à l'internationalisme catholique pourraient bien succéder des Églises nationales.
Conclusion « Trop de finesse, trop de souplesse, ne sont pas synonymes de succès. La neutralité du Pape est une défaite de la Papauté. »
Parmi les trop nombreux articles publiés depuis deux ans contre le Saint-Siège, aucun ne nous avait paru dresser un réqui-
sitoire aussi adroitement perfide que cet article de ton grave et solennel, doctoral et doctrinaire du grand organe politique que Jules Lemaître désignait, non, sans quelque raison, comme étant à ses heures, a le plus malfaisant de tous les journaux ». Le réquisitoire vaut d'être discuté pied à pied, avec une franchise absolue dont la cause du Saint-Siège ne peut subir aucun dommage.
Nous avons eu déjà mainte occasion, les lecteurs des Études voudront bien s'en souvenir, de dire et de répéter que la réserve volontaire gardée par Benoît XY dans ses jugements publics sur les causes et les circonstances de la grande guerre européenne trouve son explication motivée dans des considérations morales, parfois même des nécessités religieuses dont le Temps a le tort grave de ne tenir aucun compte. On ne devrait cependant pas en ignorer ou en méconnaître l'importance pour le Pape luimême et pour les catholiques du monde entier. De ce chef, les arguments des détracteurs de la réserve gardée par Benoît XV perdent déjà le plus clair de leur valeur1.
L'argumentation du Temps paraît surtout spécieuse à propos du caractère distinctif de la neutralité pontificale. On prétend que, de la part de la Papauté romaine, la neutralité diplomatique entre belligérants équivaudrait nécessairement à une neutralité morale entre le bon droit et l'injustice, parce que nulle d'entre les raisons politiques qui justifient la neutralité diplomatique des gouvernements séculiers n'existerait pour la Papauté romaine. L'affirmation est un peu sommaire, croyons-nous. Sans doute, le Pontife de Rome, dépouillé de ses anciens États, n'a pas actuellement besoin de sauvegarder par la neutralité diplomatique l'inviolabilité d'un territoire, la sécurité de ses nationaux ou la liberté de leurs transactions commerciales. Mais il a d'autres motifs, et d'un caractère beaucoup plus élevé, de garder contact, d'entretenir autant que possible les rapports de la courtoisie diplomatique avec chacun des deux groupes de belligérants, quoi qu'il puisse penser de leurs mérites respectifs. Nous ne parlons i. Nous nous abstenons volontairement de revenir en détail sur ce sujet, auquel un assez long développement est donné dans plusieurs de nos études précédentes. Voir le volume Luttes de l'Église et Luttes de la Patrie, troisième série des Luttes présentes de l'Église (igi4-igi6). Paris, Beauchesne, 1916. In-8 écu. Prix 4 franc».
pas seulement des raisons religieuses qui concernent l'exercice de la juridiction spirituelle du Pasteur suprême sur tous les pays de la chrétienté; mais aussi de raisons d'ordre moral et social relatives aux circonstances mêmes de la guerre raisons dictées par les devoirs que comporte le rôle international de la Papauté romaine et par l'intérêt manifeste de chacun des belligérants. Les interventions diplomatiques de Benoît XV pour l'amélioration morale du sort des prisonniers de guerre, pour l'échange des grands blessés, pour la libération des détenus civils, pour l'hospitalisation en Suisse des prisonniers malades, constituent des actes d'importance considérable pour l'atténuation des horreurs de la guerre et pour le bien commun de l'Europe et de la société chrétienne. Mais chacune de ces interventions heureuses et salutaires aurait été absolument impossible, inconcevable même, sans la neutralité diplomatique du Vatican ou, en d'autres termes, sans le maintien des rapports officiels et corrects qui pouvaient exister avant la guerre entre la Papauté romaine et chaque puissance de l'un et l'autre groupe de belligérants. Pareils motifs expliquent, justifient, de la part du Saint-Siège, l'attitude dite de neutralité diplomatique, autant et mieux que la préoccupation légitime de sauvegarder la liberté du commerce maritime de leurs nationaux explique, justifie la même attitude de la part des gouvernements séculiers qui ne prennent pas part au conflit. Que l'on ne prétende donc plus que la neutralité diplomatique du Pontife de Rome est dépourvue de motifs d'une haute valeur charitable et chrétienne. Que l'on ne prétende plus faire de cette neutralité diplomatique entre belligérants l'équivalent d'une neutralité morale entre le bon droit et l'injustice. A l'heure même où nous écrivons ces pages, des informations dignes de foi nous apprennent une intervention nouvelle de la diplomatie pontificale. Benoît XV s'est employé activement, dès le premier jour, auprès de la cour de Berlin, pour obtenir la libération des jeunes Français et des jeunes Françaises de Lille, Roubaix, Tourcoing, réduits en esclavage par les Allemands et déportés péle-méle dans les Ardennes afin d'y exercer (sous la férule de l'occupant) les travaux agricoles. Si le Souverain Pontife n'était pas demeuré en relations officielles avec l'Allemagne, comment aurait-il pu songer à cette initiative généreuse (et non pas totalement inefficace, grâces à Dieu) en faveur de nos compa-
triotes, cruellement et tragiquement éprouvés* de la région du Nord?
En présence de pareils témoignages de sympathie précieuse donnés par Benoît XV à notre juste cause, il faut déplorer que, jusqu'à ce jour, le gouvernement français persiste à ignorer officiellement, à tenir pour inexistante la souveraineté pontificale, et que l'organe tenu pour le plus sérieux et le plus modéré du parti régnant offense amèrement et froidement le pape Benoît XV comme complice, par sa neutralité même, des horreurs ou des injustices de la guerre allemande.
C'est là un oubli par trop grave de la courtoisie internationale, de la courtoisie française, de la gratitude et de l'équité, ainsi que de la plus élémentaire clairvoyance patriotique.
Néanmoins, de toutes les allégations du Temps, la plus contraire à la vérité historique est encore celle qui concerne le prétendu silence du Pontife de Rome au sujet de la coupable violation du droit des gens, dans les cas eux-mêmes où cette violation a été manifeste.
A lire le Temps, on pourrait croire que Benoît XV, faisant dégénérer la neutralité diplomatique en neutralité morale, se serait délibérément abstenu de dire le droit en faveur de la Belgique martyre et n'aurait élevé contre l'attentat dont fut victime ce royaume catholique, indépendant et neutre aucune réprobation publique, fondée sur les obligations inviolables et sacrées de la morale éternelle.
Or cette allégation est matériellement fausse. Benoît XV a fermement protesté contre la violation de la neutralité belge et contre le sophisme audacieux par lequel le chancelier de l'Empire allemand prétendit justifier, au nom des exigences de la nécessité politique, ce mépris scandaleux de la religion du serment et de la foi des traités. Répétons-le seul, de tous les souverains ou chefs d'États non belligérants, Benoît XV a protesté contre la violation de la neutralité belge et, quelle que fût la modération volontaire des paroles pontificales, le verdict du Saint-Père a guidé, éclairé ou raffermi de nombreuses consciences jusque dans les contrées les plus atteintes par la propagande germanique..
Tel est le fait historique. Un document tout récent vient d'en
apporter l'attestation nouvelle et péremptoire à quiconque l'aurait plus ou moins oublié.
En date du 18 juillét, la presse française publiait les principaux fragments d'une Adresse à la Belgique signée par cinq cents catholiques espagnols et remise à Mgr Deploige pour être déposée dans les archives futures de l'Université de Louvain. La qualité des signataires, appartenant tous à l'élite sociale et intellectuelle du pays, accentue l'importance et la signification du document. Parmi les noms connus dans le monde aristocratique et diplomatique, on relève, en particulier, ceux-ci Guillermo de Ôsma, marquis de Vadillo, comte Pie de Concha, comte de la Vinanza, M. Merry del Val, duc d'Albe, duc de Baena, duc de Frias, marquis de Castromonte, marquis de Portago, marquis de Santa Cruz, comte de Oropesa, comte de Torrejon. Aux personnages de la noblesse, il faut joindre la plupart des personnalités catholiques des académies, des universités, du monde artistique ou littéraire, ainsi que de nombreux membres notables du clergé séculier et des instituts religieux.
Après avoir flétri, au nom des principes du droit chrétien de la guerre, les destructions et les cruautés dont la Belgique a été victime de la part des armées allemandes; après avoir réclamé, d'accord avec les évéques belges, la constitution prochaine d'une commission internationale d'enquête sur les actes qui ont accompagné l'invasion allemande en Belgique, les cinq cents catholiques espagnols se prononcent sur la question de fond ils réprouvent la violation de la neutralité belge; ils marquent leur admiration au roi, au gouvernement et au peuple belge; ils revendiquent la restauration de l'indépendance du royaume avec toutes les justes réparations dictées par les exigences du droit. C'est en tant que catholiques, que les signataires de l'Adresse à ta Belgique se montrent fiers de la magnifique attitude gardée par une nation catholique au milieu de la plus tragique des catastrophes.
L'Allemagne voulait contraindre la Belgique non seulement à renoncer à son droit, mais encore à trahir ses obligations, et la Belgique a noblement refusé. Fidèles à nos traditions chevaleresques, nous admirons unanimément l'héroïsme de la petite nation belge qui a tout sacrifié à son honneur et opposé une résistance sublime aux hordes allemandes. Tous nous sommes fiers de penser que, si le trésor moral de l'humanité se trouve
aujourd'hui enrichi d'un incomparable exemple de fidélité au devoir, c'est à une nation catholique que le monde en restera à jamais redevable. Les c'atholiques espagnols forment les vœux les plus fervents pour que quel que soit le résultat militaire de la guerre la Belgique obtienne la réparation complète de ses maux présents et la restauration intégrale de sa nationalité indépendante.
Mais sur quelle autorité les cinq cents catholiques espagnols fondent-ils- leur jugement si catégorique au sujet du caractère condamnable de l'invasion du territoire belge par les troupes allemandes destinées à pénétrer en France? Sur quelle autorité fondent-ils leur réprobation contre les excuses alléguées par le chancelier de l'Empire allemand? L'Adresse à la Belgique répond avec la plus décisive clarté sur l'autorité même du Pape Benoît XV, dont la parole a fermement rappelé les règles immuables du droit et dissipé, aux yeux de l'élite des catholiques d'Espagne, les sophismes insidieux de la propagande allemande.
Le chancelier allemand a tenté, le 4 août io.i4, d'excuser, par la nécessité de vaincre, l'injustice commise et avouée. Mais l'excuse a été repoussée et l'injustice flétrie par la plus haute autorité morale de ce monde. Invoquant sa qualité d'interprète suprême et de vengeur de la loi éternelle, le Souverain Pontife Benoît XV, dans son allocution consistoriale du 22 janvier 1915, a cru de son devoir de proclamer sans ambages qu'il n'est permis à personne ni pour aucun motif de léser la justice. Et dans sa lettre du 6 juillet igi5, le cardinal secrétaire d'État a confirmé que ces paroles du Pape visaient l'invasion de la Belgique par l'Allemagne. Comme catholiques, 'nous adhérons sans réserve aux paroles du Pape rappelant au monde, en ces heures troublées, l'intangibilité des préceptes de la loi morale.
Comment le Temps du i" août peut-il donc affirmer que Benoît XV a gardé le silence sur la violation de la neutralité belge par l'Allemagne et que son attitude fut toujours, non pas la simple neutralité diplomatique entre les belligérants, mais la neutralité morale entre le bon droit et l'injustice? A défaut de documents et de souvenirs plus anciens, le Temps n'aurait-il pas connu le texte de l'Adresse des cinq cents catholiques espagnols, et n'aurait-il pas lui-même publié, le 18 juillet, dans ses colonnes, les principaux fragments de l'Adresse à la Belgique? Hélas! Il faut constater ici une lacune étrange dans la documentation du grand journal officieux. Avec une très opportune
insistance, la Croix a mis ce fait en plein relief le Temps du iS juillet a reproduit littéralement la note communiquée à la presse française au sujet de l'Adresse des cinq cents catholiques espagnols à la Belgique et contenant les paragraphes principaux de l'Adresse. Mais dans le texte qu'il avait sous les yeux, le Temps a pris la peine de pratiquer une coupure aussi ingénieuse que significative il a supprimé purement et simplement le paragraphe concernant le Souverain Pontife. De la sorte, les lecteurs qui n'auront connu que par le Temps l'Adresse' à la Belgique ignoreront toujours que la déclaration capitale de ce document est une adhésion aux paroles de Benoît XV sur la violation de la neutralité belge par l'Allemagne. Ils ignoreront toujours que les cinq cents catholiques appuient leurs revendications généreuses en faveur de la Belgique sur le témoignage et l'autorité de Benoît XV. Vraiment, certains coups de ciseaux, exécutés avec intelligence et prestesse, s'inspirent parfois de calculs politiques qui ne manquent pas de profondeur. Nous en avons ici un exemple digne de mémoire1.
A peine quinze jours plus tard, le Temps du i" août, commentant l'allocution pontificale aux jeunes communiants des paroisses de Rome, dissertera doctoralement sur la Neutralité du Pape. Le puissant organe de la gauche modérée mentionnera comme un fait notoire, avéré, hors de conteste, le silence total de Benoît XV à l'égard des malheurs subis par la Belgique martyre. Il déclarera sans sourciller que Benoît XV « se refuse à dire le droit et enveloppe dans la même tristesse réprobative les dévastations dont il néglige de fixer l'origine ».
Semblables méthodes consistant à dénigrer sournoisement la personne de Benoît XV comme naguère celle de Pie X, à tronquer artificieusement les textes, à dénaturer systématiquement les paroles, les actes, la conduite du Souverain Pontife nous donnent le droit de modifier quelque peu la formule courante de l'euphémisme courtois et indulgent, et de dire sans autre périphrase, à propos du journal le Temps, que sa bonne foi à été surprise. en défaut.
i. Comparer le Temps du 18 juillet 1916, p. a, col. 5, avec la Croiz du même Jour, p. 1, col. 3 et 3. La comparaison des deux texte! (citations de l'Adresse et explications adjointea) rend évidente l'identité de la source commune d'où ils dépendent l'un et l'autre, ainsi que la coupure intentionnelle pratiquée par te Temps.
Un mot des perspectives que le Temps nous fait entrevoir sur l'avenir de la Papauté romaine.
On affirme avec une certaine hauteur que le Pontife de Rome, en raison même de sa neutralité diplomatique, ne pourra aucunement participer au futur congrès où se réglera la paix européenne. Seuls les belligérants pourront y siéger. « Quand la guerre sera finie et que (sic) l'Europe comptera ses ruines, il n'y aura plus place pour la neutralité. »
Permettons-nous trois brèves remarques.
D'abord, le Temps est un peu audacieux de préjuger de l'avenir avec une telle assurance. Ni lui ni nous ne savons d'avance comment et dans quelles conditions pourront s'accomplir les négociations de la paix future.
D'autre part, il parait y avoir quelque imprudence à déclarer qu'aucune puissance neutre ne devra être admise au congrès diplomatique qui déterminera le nouveau statut international de l'Europe et du monde. Certaines puissances neutres auront peutêtre à y exercer un rôle de médiation nécessaire; et la présence des délégués de plusieurs États non belligérants pourra être justifiée ou réclamée par des intérêts d'une haute importance diplomatique et internationale. Ce ne sont pas exclusivement des puissances belligérantes qui ont participé (et participé très utilement) au congrès de Vienne en i8i5, au congrès de Paris en i856, au congrès de Berlin en 1878.
Ajoutons en troisième lieu que, quand bien même aucune puissance non belligérante ne serait admise au futur congrès de la paix, un motif tout spécial existerait encore d'y admettre la Papauté romaine. Ce motif n'est autre que la condition exceptionnelle du Souverain Pontife, condition résultant de sa dignité morale, spirituelle, religieuse et du rôle historique de la Papauté, condition qui désigne avec évidence le Pape de Rome comme devant être, après la plus tragique catastrophe, le pacificateur des peuples, le médiateur des traités, l'interprète et l'arbitre du droit.
Il est à noter que, dans le pays même qui fit obstacle à l'admission de Léon XIII et de Pie X aux conférences de la paix en 1899 et en 1907, la participation de Benoît XV aux futures assises de
la paix européenne rencontre aujourd'hui une faveur marquée. Nous ne parlons pas seulement de l'opinion fermement exprimée par les guides autorisés de l'opinion catholique en Italie tel le R. P. Rosa dans ses articles de la Civilta Cattolica, tel M. le comte Philippe Crispolti dans son retentissant discours prononcé à Bologne au mois d'avril dernier. Mais nous parlons aussi des nombreuses personnalités italiennes du monde libéral et gouvernemental qui ont développé avec force, dans la Nuova Antologia et dans là Rassegna nazionale, les graves raisons de sagesse politique en vertu desquelles l'admission des représentants du Pape de Rome au prochain congrès de la paix doit être tenue pour chose enviable par toute intelligence clairvoyante et par toute conscience droite.
Le Temps nous annonce que la guerre va mettre fin à tous les internaiionalisnies. A l'internationale socialiste succéderont des socialismes nationaux. A l'internationale capitaliste succéderont des capitalismes nationaux. A l'internationale catholique succéderont peut-être des Églises nationales.
Croire que l'internationale socialiste ne se reconstituera pas après la guerre suppose une fâcheuse insuffisance d'informations. Croire qu'il ne pourra plus être question, après la guerre, d'internationale capitaliste suppose une dose un peu forte de candeur. Ces deux choses nous étonnent beaucoup de la part du Temps. Mais, quoi qu'il en soit de l'internationale socialiste et de l'internationale capitaliste, nous avons un mot à dire de l'internationale catholique et des Églises nationales.
Si l'on veut dire, en parlant d'Églises nationales, que, dans chaque pays du monde, le clergé catholique, la communauté catholique tout entière, peut prendre une allure, une physionomie distinctive, en harmonie avec les caractères particuliers de la communauté nationale, on énonce un fait qui échappe à toute contestation et qui est parfaitement compatible avecles exigences de l'internationalisme catholique nous disons de préférence la catholicité de VÉglise. Mais ce n'est pas là une découverte très nouvelle et l'on n'a pas besoin d'attendre le lendemain de la grande guerre pour constater que l'aspect extérieur de la communauté catholique n'est pas tout à fait le même en France et en Angleterre, en Espagne et en Belgique, en Allemagne et aux
États-Unis, en Autriche et en Amérique du Sud. Abstenons-nous d'enfoncer les portes ouvertes.
Par contre, sous le terme d'Églises nationales, on pourrait désigner (et il semble bien que telle est l'intention du Temps) des Églises qui tendraient à s'isoler de la grande communauté morale du catholicisme, qui tendraient surtout à relâcher les liens de subordination religieuse qui les rattachent au Siège de Rome, centre visible et nécessaire de l'Unité catholique de l'Église du Christ. On recommencerait, dans les limites nationales de chaque État, l'expérience des « franchises » de l'Église gallicane et, de ce chef, l'internationalisme catholique, ou mieux la catholicité de l'Église, subirait un grave dommage du fait de la renaissance des Églises nationales.
Or, sans préjudice de toutes les autres remarques que doit soulever pareille conception, il est indispensable de rappeler combien, du point de vue. strictement dogmatique et religieux, cette perspective est intolérable pour la conscience catholique. Durant plusieurs siècles, à la suite du Grand Schisme d'Occident, il a existé dans presque tous les pays de l'Europe catholique un nationalisme ecclésiastique, une Église nationale plus ou moins jalouse de ses « franchises » à l'égard du Pontife romain. Nous n'avons pas à démontrer ici les inconvénients du système. Mais nous devons simplement constater que la renaissance d'un pareil état de choses se heurte désormais, dans l'Église catholique, à un obstacle infranchissable.
Le Concile du Vatican a proclamé quelles sont les prérogatives suprêmes de la juridiction spirituelle et du magistère doctrinal de l'évêque de Rome en tant qu'héritier de la primauté de saint Pierre. Il était révélé depuis la promulgation de l'Évangile, mais il est, en outre, distinctement défini comme un dogme de la foi catholique depuis le Concile du Vatican, que le Pontife romain possède juridiction plénière, ordinaire et immédiate sur tous les fidèles, tous les pasteurs et sur chacun d'entre eux, sur toutes les Églises et sur chacune d'entre elles. Il est pareillement révélé, il est pareillement défini que le Pontife romain bénéficie, dans l'exercice suprême de son rôle d'enseignement, d'une assistance efficace de l'Esprit de vérité qui garantit à ses définitions doctrinales le caractère de V infaillibilité. Cette doctrine des privilèges, des droits, des pouvoirs du Pasteur des pasteurs s'impose désormais
à la conscience de tout catholique sous peine d'hérésie et de naûfrage dans la foi.
Est-il donc besoin de longs raisonnements pour faire comprendre combien serait incompatible avec les certitudes ou les exigences de la vraie doctrine le concept d'Églises nationales qui jouiraient d'immunités plus ou moins étendues limitant à leur égard les droits et les pouvoirs de la juridiction spirituelle ou du magistère doctrinal de I'évéque de Rome en d'autres termes, qui posséderaient leurs petites « franchises » de l'Église gallicane ?
Aucune équivoque n'est permise en pareille matière. L'Esprit de Dieu qui dirige la véritable Église du Christ a éclairé notre route avec une clarté décisive. La définition dogmatique des prérogatives pontificales a condamné par avance toute tentative de nationalisme ecclésiastique qui diminuerait en quelque chose les souveraines prérogatives du vicaire de Jésus-Christ. Schismatique aux yeux de la foi, cette tentative aurait-elle, sur le terrain des faits, quelque chance de réussir, elle irait dans tous les cas à l'encontre du mouvement qui emporte depuis plusieurs siècles tous les peuples vers l'unité. Les catholiques seront d'autant moins portés à la mettre en péril qu'ils en ont longtemps goûté les fruits et qu'ils ont mesuré la distance qui sépare de leur Église la poussière des sectes qui ont rompu avec la communion apostolique.
C'est dans l'autorité romaine que l'Église catholique, répandue à travers toutes les nations de l'univers, trouve le principe de son unité de gouvernement, de doctrine, d'influence apostolique et d'action spirituelle pour la conquête des âmes. Là où est Pierre, là est l'Église.
Affaiblir l'autorité romaine, diminuer son prestige, porter atteinte à ses pouvoirs, au respect ou à la confiance qu'elle inspire, serait, du même coup, vouloir défigurer l'œuvre immortelle du Christ car c'est pour toujours que le Christ a soumis à Pierre les pleins pouvoirs symbolisés par les chefs du royaume des cieux.
REVUE DES LIVRES
R. P. Ed. Hugon, O. P. La Sainte Eucharistie. Paris, Téqui, 1916. In-12, 37a pages. Prix 3 fr. 5o.
Poursuivant la série de ses publications théologiques, le R. P. Hugon nous donne un volume français sur l'Eucharistie. Quatre parties: Aperçu général la présence réelle le sacrement le sacrifice. Œuvre de doctrine sûre et de lecture accessible, où les âmes pieuses trouveront à s'édifier et les doctes même s'instruiront à l'école du docteur angélique. Adhémar cTAlès. R. P. DUMAS, de la Société de Marie. Introduction à l'Union intime avec Dieu. 4* édition. Paris, Téqui, 1916. Prix 3 francs. Encore que le R. P. Dumas se défende de vouloir « révéler le plan » de l'Imitation, dont son ouvrage est pratiquement un docte commentaire, il aspire et réussit à la soumettre à l'ordre d'une « idée dominante ». « Théologie mystique », dit-il après saint François de Sales, l'Imitation est « comme une Introduction à la Contemplation, à l'Union intime avec Dieu ». Ainsi conçue, elle devient un guide ascétique hors pair, dont les chapitres, voire les versets, graduent, avec logique, la marche et l'évolution progressive du mouvement vital de l'âme jusqu'à son terme terrestre idéal, la vie unitive. Le mérite intrinsèque de cette vue est dans le fond d'expérience de la vie intérieure qu'elle révèle. Un second mérite de l'auteur est l'effort, ingénieux peut-être, diront des critiques fait pour assouplir à la stricte analyse, dans un but d'enseignement didactique, une matière réputée rebelle. Autre mérite encore la réserve faite quant au quatrième livre qui n'est pas introduit dans le plan des trois premiers. Thèse ou non, cet ouvrage, pensé, mûri, organisé, servira grandement la piété individuelle et la prédication de la perfection év&ngélique. Henry Courbe.
Dom Hébbakd, bénédictin. Le Chef catholique et français. Paris, Beauchesne. Prix a fr. 25.
Riche de pensée, avare de développement, sobre de pages, manuel de méditation, de prière et d'action, tel s'offre aux officiers cet opuscule de dom. Hébbakb. Vade-mecum portatif, à la manière de ces Instructions que composaient nos aïeux, qu'un diplomate lisait entre deux
séances, un capitaine entre deux combats, pour se pénétrer de l'esprit et des devoirs de leur état.
Ce livre frêle, de portée apparente éphémère et particulière, possède, au contraire, une valeur générale et durable. Tout chef, dans quelque ordre qu'il soit politique, industriel, religieux autant que militaire, en recevrait en tout temps de sages leçons, qu'une forme littéraire élégante lui rendrait avenantes sur la maîtrise de soi et le gouvernement des inférieurs. Henry Courbe. V. L. Avant et après la visite de Jésus. Lyon, Emm. Vitte, 1916. Le charmant petit livre 1 et qui connaît les enfants; et qui leur parle la langue concrète, courte, pieuse, qu'ils comprennent 1 En trente préparations et actions de grâces, sous le regard de Jésus eucharistique, il résume, à l'usage des petits, les leçons essentielles du catéchisme, sous forme de dialogues Jésus prépare l'enfant à le recevoir, lui expliquant un point très simple de doctrine, lui indiquant le fruit à en recueillir; et l'enfant répond dans l'action de grâces. C'est un cœur-à-cœur pittoresque et savoureux, suggestif de prière vraie et intime.
Comme je ferais cadeau de ce livre au petit communiant, au lieu dejees beaux paroissiens, plus ou moins au point, si peu conformes souvent aux décrets de Pie X, où traînent encore de ces magistrales élévations de grands auteurs, qui font de la communion un trésor lointain, rare, inaccessible « Qu'il me serait doux d'être du nombre de ces pieux chrétiens qui ont le bonheur de s'approcher tous les jours de votre table sainte. », etc., et autres formules de crainte révérencielle et. d'éloignement I J'aime les images naïves, tout juste artistiques, qui illustrent le livre, mais qui sont expressives. Un double regret cependant la sainte Vierge un peu effacée; le chapitre sur la Vocation insuffisamment net et hardi. Henry Courbe. Abbé Théophile Pabavx. Les Larmes qui sauvent. Discours pour le temps présent. Chambéry, Librairie catholique, rue Sain t-Réal, 1916. Plaquette de 3a pages. Prix 5o centimes.
Le problème de la souffrance, les bienfaits de la souffrance., la sanctification de la souffrance trois questions où M. l'abbé Pabavy a mis, avec toute sa science religieuse, son âme de chrétien et sa délicatesse de lettré. Les âmes meurtries trouveront là lumière et réconfort. Elles laisseront la souffrance faire en elles son oeuvre formatrice. Elles feront servir la souffrance dont elles saignent, à être un instrument t de rédemption. Lucien Dblille.
Comte DE CHABROL. Pour le renouveau. Paris, Perrin, 1916. In-ia, 237 pages. Prix 3 fr. 5o.
Ce que M. le comte de CHABROL appelle les Méditations d'un isolé n'est qu'un examen de conscience, fait par un penseur chrétien, en face des phénomènes de 1915-1916. La religion de l'auteur est de la meilleure essence, son esprit des plus élevés, sa plume de très bonne trempe. Il n'a aucun besoin de dire qu'il a profondément réfléchi, puisqu'il fait réfléchir beaucoup. Sa vue du mal est nette, sans que soit diminué son espoir du remède. Il indique courageusement les fautes dont la guerre est l'expiation, les vertus, qui, en garantissant la conversion des âmes, assureront la rédemption du pays. Le problème religieux éclairant le problème moral et résolvant par là le problème national ainsi se pose pour l'observateur qu'est M. de Chabrol la question du « renouveau » de la France.
Livre fort, persuasif, vivifiant.
Ceux qui l'auront compris et goûté ne seront pas des « isolés » qui se contentent de gémir dans la solitude; ils voudront, à leur rang, dans leur milieu, agir et provoquer l'action des autres. A le juger superficiellement, M. de Chabrol paraît borner ses désirs à l'amélioration individuelle de chacun. En réalité, les individus améliorés à sa mode, seraient des entraîneurs vers tout bien. Les saints, de tous les temps, ont exercé une influence autour d'eux. Les âmes héroïques que M. de Chabrol voudrait multiplier seront nécessairement de cette race conquérante. Pavjl DUDON. Théodore BOTREL. Refrains de guerre. 1™ série les Chants du Bivuuac, avec une préface de M. Barrès. 107 dessins à la plume de Oarlègle, et un portrait de l'auteur, par P. Jobert. a* série: Chansons de route, avec une préface de M. E. Tardieu. n3 dessins de Carlègle, et un portrait photographique de l'auteur. Paris, Payot et C'\ Prix 3 fr. 5o.
Il n'y a pas que des chants et des chansons de route dans ces volumes. On y trouve aussi des poésies, plusieurs fort jolies telles les deux qui sont dédiées à S. M. le roi des Belges et à son fils, le Petit Prince soldat. Mais ce sont surtout des chants que nous offre le « Chansonnier des armées », et c'est là qu'il excelle. Un certain nombre sont entièrement de lui, paroles et musique. Parmi les plus réussies je veux citer, au premier volume la charmante Chanson de l'Alsace, et une joyeuse chanson à boire, Rosalie, « à la gloire de la baïonnette française » au deuxième volume, le Drapeau de Jacques Bonhomme, Dans la houle des blés, etc. Mais pour la plupart, surtout dans les chansons de route, Botbkl n'a fait que mettre des paroles d'actualité sur les airs connus.
L'idée est excellente, et le résultat ne l'est pas moins. Combien de
fois n'avons-nouB pas entendu déplorer que les chants de marche les plus entraînants, que tous les soldats apprennent vite à connaître, soient liés à des paroles que beaucoup se font à raison scrupule de chanter. C'était œuvre bien digne de l'auteur de la Bonne Chanson que de faire de bonnes chansons de route pour nos soldats. Aux « bons » soldats maintenant de les lancer.
De nombreuses illustrations à la plume viennent égayer encore ces volumes. Pourquoi faut-il que, dans le premier, il s'en soit glissé une qui, à elle seule, l'empêche d'être mis dans toutes les mains P J.-M. Rouet DE JOURNEL.
Maurice DONNAY. – L'Impromptu du paquetage. Pièce en un acte. Paris, Georges Crès, 1916. Prix i fr. 75.
M. Maurice Donnay a composé cette pièce avec tout son esprit (ce qui n'est pas peu dire) et tout son cœur. C'est la mise en scène, très optimiste et très amusante, d'une œuvre de guerre le Paquetage du convalescent.
Un soldat revenu du front comme père de six enfants, une midinette qui vient d'épouser son fiancé d'avant-guerre, à l'hôpital même où le pauvre garçon, borgne et défiguré, soigne sa glorieuse blessure, sollicitent tour à tour et naturellement avec succès, la bienfaisance des fondatrices du Paquetage. Le soldat parle le plus savoureux argot qu'ait jamais écrit un académicien, disciple impénitent du Chat noir. Et ce sont d'aimables scènes, où la blague tempère le pathétique, où le patriotisme le plus pur fuse à travers les plaisanteries. Quelques traits un peu trop vifs, un vague relent théâtral, deux mots tout à fait déplacés (p. 35) empêchent seuls' de conseiller, sans réserves formelles, la lecture de ce petit ouvrage, dont l'inspiration fait honneur à M. Maurice Donnay. Louis des Bhandes.
i ~>-
iX ddukBE^DE LA POLITIQUE ITALIENNE
Depuis le ?. août igi4, les Français ont regardé vers les Alpes avec des sentiments assez divers. Tout le passé du jeune royaume d'Italie revenait à la mémoire, et chacun, selon son humeur, en tirait des pronostics inquiets ou tranquilles. Avant la rupture de la Triplice, des Cassandre prophétisaient que les bersaglieri se jetteraient sur nous par les cols familiers de leurs montagnes; les mêmes, depuis que les canons italiens vomissent la mort sur les troupes de François-Joseph, demandent à quoi mène tout ce bruit. D'autres, plus ardents à l'espérance, ont applaudi à l'entrée en ligne des Italiens comme à un événement attendu et ils en suivent avec confiance les prouesses. Des curieux sont allés se promener sur le front de bandière du Trentin et de l'Istrie. M- Maurice Barrès, notamment, dans l'Écho de Paris, a conté son émerveillement de ce qu'il a vu. Les pessimistes ont souri de la candeur d'un homme de lettres, promené dans un décor de théâtre, et qui ne s'aperçoit pas qu'il traverse un palais d'illusions. A quoi les optimistes ont répondu par un haussement d'épaules; et la prise de Goritz leur a donné raison.
Peut-être un coup d'œil en arrière sur l'histoire contemporaine aidera-t-il à mieux comprendre pourquoi l'Italie devait, et comment elle pouvait, s'engager dans la guerre de 1914.
C'est le 20 mai 1882 que fut signée à Vienne la convention qui, jusqu'à l'an dernier, liait entre elles l'Italie, l'Autriche et l'Allemagne. Quelques mois de négociations suffirent pour mettre d'accord le prince de Reuss, le comte de Kalnoky et le comte de Robilant, plénipotentiaires de leurs souverains respectifs. L'adresse de Bismarck avait su attirer le roi Hum-
bert à un pacte qui donnait à l'Italie unifiée et à ses rêves la protection des baïonnettes prussiennes.
Le traité demeura secret quelque temps. Lorsque la diplomatie française pénétra le mystère en i883 plusieurs virent dans l'attitude de l'Italie une réplique à nos démarches en Tunisie. Assurément, le traité du Bardo, qui mettait la Tunisie sous notre protectorat, avait causé, par delà les Alpes, beaucoup d'irritation. Les Italiens avaient, sur cette Afrique du Nord, leurs prétentions et leurs espérances. Dès 187 1, sans les protestations de la Turquie et de l'Angleterre, Tunis eût été occupé par les troupes de Victor-Emmanuel. Deux ans après cette déconvenue, Campo Fregoso écrivait, dans son Primato italiano, que l'Égypte, Tripoli, Tunis, Alger étaient, pour l'Italie, des « colonies naturelles ». Et ce ne fut pas la faute de M. Maccio, consul général à Tunis, si les désirs de Fregoso ne devinrent pas, en 1879, des réalités. La blessure faite à l'amour-propre italien par nos succès en Tunisie est donc certaine. Les radicaux, ennemis de Jules Ferry, en argumentaient, au Palais-Bourbon, contre le ministre qu'ils voulaient renverser. Il n'est pas téméraire de penser qu'aujourd'hui encore, des Italiens, hantés par le souvenir de Scipion l'Africain, demeurent inconsolés de ne point posséder Carthage.
Toutefois, la conclusion de la Triplice, pour ce qui regarde l'Italie, a des causes plus profondes que le traité du Bardo. Avant que les Kroumirs eussent attiré nos troupes en Afrique, Bismarck et Victor-Emmanuel avaient songé à une alliance. En 1877, Francesco Crispi était président de la Chambre des députés. Son ami, Depretis, président du Conseil, l'avait chargé d'examiner, au cours d'un voyage à travers les principaux pays de l'Europe, si les gouvernements ne pouvaient pas se mettre d'accord pour régler, par une convention internationale, la condition juridique de leurs nationaux respectifs résidant à l'étranger. Au moment de quitter Turin pour commencer son voyage, Crispi reçut, en outre, de la part du roi, la commission suivante
Le gouvernement allemand, ces temps derniers, a sondé le gouvernement italien touchant la possibilité d'une union plus intimo entre les deux États, et le ministre des Affaires étrangères d'Italie n'a pas
hésité à donner son adhésion au projet d'une union de défense commune. Aujourd'hui, Sa Majesté, pleinement d'accord avec le soussigné c'est Depretis qui écrit éprouve le besoin de resserrer d'un lien plus étroit les rapports amicaux de l'Italie avec l'Allemagne, et désire que Votre Excellence fasse connaître au prince de Bismarck combien il serait à propos d'en arriver à un accord concret et complet, au moyen d'un traité d'alliance qui, appuyé sur les intérêts des deux États, pourvût à toutes les éventualités.
Sur les raisons essentielles de ce pacte futur, Depretis s'expliquait en deux mots
L'Allemagne et l'Italie n'ont pas d'intérêts contraires, et les deux nations doivent être également résolues à défendre l'édifice de leur unité nationale, ainsi que leurs libertés politiques et civiles. Pour l'Italie, l'objet principal est celui de mettre à l'abri de toute agression ennemie les biens inestimables que nous avons acquis et les principes sur lesquels est fondée son existence.
Crispi vit Bismarck, à Gastein (17 septembre 1877) et à Berlin (24 septembre). Dans ces deux entretiens, le chancelier abonda dans le sens des ouvertures déjà faites de sa part, à Rome, par l'intermédiaire de la baronne Keudell, femme de l'ambassadeur d'Allemagne auprès du roi d'Italie; on se mit d'accord, en principe, sur un traité d'alliance offensive et défensive, en cas de guerre avec la France. Bismarck promit de gagner l'empereur Guillaume à cette idée. Le voyage de Crispi ne passa point inaperçu. Il avait traversé Paris, avant de gagner l'Allemagne. Il avait pris soin de voir Gambetta et Thiers. Les journaux l'avaient noté, comme les journaux d'outre-Rhin notèrent son passage à Gastein. Le ministère du 16 mai, attaqué avec violence par Gambetta comme personnifiant le parti prêtre et le parti de la guerre, préparait les élections d'octobre, où il devait être battu. Voulant arracher à ses ennemis une arme perfide et meurtrière, il chargeait ses préfets et ses procureurs d'agir contre les semeurs de fausses nouvelles.
On cherche à répandre le bruit d'une alliance offensive et défensive, conclue ou méditée, entre l'Allemagne et l'Italie contre la France. Le gouvernement donne à ces bruits le plus formel démenti. Par ce langage, le gouvernement du duc de Broglie dépas-
sait les faits, sinon ses informations. Comme il eût été plus à l'aise, dans sa lutte contre Gambetta, s'il avait sules accointances du tribun avec Henckel de Donnesmarck chez la Païva, et son furieux désir de voir Bismarck à Varzin.
On sait que les élections d'octobre renversèrent le ministère du Seize Mai. Mais l'avenir lui réservait la plus rigoureuse vengeance. Ce fut au moment où Gambetta, en qualité de président du Conseil, dirigeait la politique française, que se nouèrent à Vienne les conversations d'où sortit la TripleAlliance. Ce fut la République des républicains qui vit se consommer, entre l'Allemagne et l'Italie, l'union que les trois cent soixante-trois avaient accusé les monarchistes de précipiter par leur complaisance à l'égard du Saint-Siège. Lorsque l'événement se produisit, Gambetta n'était plus ministre. Les siens l'avaient renversé; il avait savouré jusqu'à la lie l'amer poison que les partis jaloux versent avec prodigalité aux chefs dont ils convoitent le pouvoir. Dans sa solitude de vaincu, aux Jardies, de quels yeux eût-il lu le traité du 28 mai 1882, lui qui, en 1877, croyait habile de courtiser l'Italie et l'Allemagne, afin d'inaugurer une politique européenne où il aurait Crispi et Bismarck pour alliés. Impossible de s'illusionner; la Triple-Alliance fut manifestement une précaution contre la France. Mais ce fut, en même temps, une précaution prise contre le caprice de Bismarck. Le chancelier de fer, quand il fit," en 187g, le voyage de Vienne, n'avait-il pas affiché d'ignorer l'ambassadeur d'Italie; n'avait-il pas déclaré au comte Andrassy qu'il laisserait les mains libres à l'Autriche, au cas où celle-ci sentirait le besoin de réduire à coups dé sabre l'agitation irrédentiste du Trentin; n'avait-il pas insinué au nonce de Vienne, Jacobini, qu'il n'était pas opposé à une restauration partielle du pouvoir temporel du pape Et puis, surtout, l'auteur du Culturkampf, convaincu par les faits de l'impuissance de ses lois contre l'Église, gêné par l'autorité grandissante du Centre que gouvernait Windthorst, n'avait-il pas été obligé d'envoyer à Rome Schloezer, pour des négociations dont Léon XIII risquait de tirer parti en rue d'autres intérêts que ceux de l'Église d'Allemagne ? P
Que faire pour flatter et contenir le maître souverain de
la politique européenne? Devenir son allié. Comme en 1866, et plus qu'en 1866, c'était la sécurité et l'avenir. Et pourquoi, même, l'Italie nouvelle ne serait-elle pas la grande roulière de la mer, au centre de cette Méditerranée qui lui ouvre la. route de l'Orient, et, par Suez, celle du Pacifique? Aujourd'hui de pareilles chimères ne sauraient hanter que le cerveau des poètes. Mais, en 1882, la marine allemande n'existait pas, Hambourg n'était pas une métropole du commerce. Des gens hypnotisés par l'exceptionnelle position géographique de l'Italie, et par le souvenir des puissantes cités de négoce que furent jadis Venise et Gênes, pouvaient facilement imaginer, pour leur pays, un rôle de courtier de l'Europe centrale.
Enfin, il ne faut pas l'oublier, Bismarck, au congrès de Berlin, avait fait entrer la question d'Orient dans une phase nouvelle. Barrant la route de Constantinople à la Russie victorieuse de Turcs, il avait poussé jusqu'à la Bosnie-Herzégovine inclusivement les frontières provisoires de l'Autriche il n'avait pas protesté contre les vagues prétentions avancées par l'Italie sur l'Albanie et la Tripolitaine. La Triple-Alliance permettrait sans doute à ces desseins fugitivement esquissés de prendre consistance. Ainsi commencerait à s'affirmer avec force la puissance méditerranéenne de l'Italie, que notre conquête tunisienne semblait contester et paralyser par avance.
Voilà, à peu près, quels ressorts amenèrent les hommes d'État de la Péninsule à rechercher l'alliance de l'Allemagne. Ils considéraient sans doute aussi que si jamais l'Autriche redevenait pour l'Italie un péril, la main du chancelier de fer y parerait mieux que celle d'un ministre du roi Humbert. Dans le système d'assurance auquel on s'était arrêté, tout était donc bénéfice.
Le difficile était de graviter dans l'orbite de Bismarck, sans jamais heurter la planète française. La souplesse italienne réussit quelque temps à un jeu d'équilibre aussi délicat. Le i5 mai 1882, Depretis mit en vigueur un nouveau traité de commerce franco-italien, conclu en 1881; mieux encore, par l'arrangement du 25 janvier 1884, le gouvernement du
roi Humbert consentait à confier ses nationaux de la Régence de Tunis à nos magistrats. Il est vrai, la Triplice fut renouvelée en mars 1887; mais onze mois auparavant, le ministère Robilant, qui la renouvela, avait signé avec la République française un nouveau traité de navigation (3o avril 1886). Crispi lui-même – qui a laissé la plus notoire réputation de gallophobie et qui inaugura son ministère par une visite célèbre à Friedrichsruhe se croyait obligé de déclarer, dans un discours (25 octobre 1887), vingt jours après avoir quitté Bismarck « Le gouvernement français, qui connaît la loyauté de mes intentions, sait que je ne veux rien tramer contre le peuple voisin, auquel l'Italie est liée par les analogies de la race et par les traditions de la civilisation. J'ai vécu deux ans en France, de i856 à i858, et les fils de cette généreuse nation, avec lesquels j'ai été en contact et auxquels j'ai ouvert mon cœur, savent combien j'aime leur pays et qu'il ne partira jamais de moi ni provocation ni offense. » Malheureusement, ces belles promesses ne furent pas tenues. Des débats pénibles survinrent à Florence, à l'occasion de la succession du général tunisien Hussein (décembre i887-janvier 1888); à Massouah, au sujet des taxes imposés aux résidents étrangers (juillet-août 1888); à Paris et à Rome, dans les négociations – qui, finalement, échouèrent d'un nouveau traité de commerce.
Il faut le remarquer, le diplomate italien qui a mis sa signature au bas du traité du 20 mai 1882 était le premier à élever contre cet acte des objections graves. Il n'aurait pas voulu que l'Italie sollicitât cette union dangereuse. Après cinq ans d'expérience, il n'hésitait pas à la déclarer inféconde à jamais. Longtemps il protesta, quand il devint président du Conseil, qu'il ne ferait rien pour renouveler le pacte, à son échéance. Le moment venu d'agir, il tenta vainement d'ailleurs d'obtenir quelques garanties pour les intérêts méditerranéens de l'Italie. et il signa. Ces désirs, ces regrets, ces hésitations du comte de Robilant demeurent le symbole expressif des difficultés qu'entraînaient nécessairement pour l'Italie les alliances conclues en 1882. 'Amie de très grandes puissances, désireuse de donner à
l'unité consommée en 1870 la consécration de la prospérité et de la force, l'Italie prit les allures d'une nation sûre d'elle-même et de ses destinées. Des armements, des travaux publics, des ambitions conquérantes s'ensuivirent, et aussi des imprudences. Crispi personnifie tout cela. Les budgets grossissants amenèrent des impôts plus lourds qui inquiétèrent l'opinion. La guerre des tarifs protecteurs, inaugurée contre la France en i885, avait contraint la France a user de représailles la navigation italienne dans nos ports diminua de moitié, au grand détriment des cités maritimes; dès 1887, l'importation italienne avait baissé de 61 p. 100; son commerce vinicole était tombé, en 1888, de 2800000 hectolitres à 172000; ses titres financiers cessant de circuler chez nous, par le fait de la guerre économique existante, il en résultait une hausse du change et d'inextricables difficultés pour les banques; les capitaux français, prêtés pour les entreprises d'utilité publique multipliés de toutes parts par la monarchie nouvelle, se retiraient. Crises agraires, crises banquières, crises commerciales, crises édilitaires s'ajoutèrent les unes aux autres, engouffrant les petits patrimoines, ébranlant le crédit, compromettant les finances publiques auxquels les impôts n'apportaient plus leur contingent légal. C'était la ruine à l'intérieur.
A l'extérieur, l'impuissance. Le massacre d'une colonne italienne de 5oo hommes à Dogeli entraîna la chute du cabinet Robilant (8 février 1887). A la conférence de Bruxelles (1890) l'Italie ne put obtenir que figurât, à sa demande, un représentant du négus d'Ethiopie. Les négociations tentées avec l'Angleterre pour l'occupation de Kassala échouèrent (oct. 1890). L'établissement du protectorat italien sur la côte des Somalis n'empêcha pas Ménélik de protester auprès de l'Angleterre contre toute sujétion à l'Italie. Cela finit par une rupture (mars 1891). Les pourparlers repris avec la France pour une délimitation de zones d'influence en Afrique furent suspendus, du seul fait que la Triplice fut renouvelée en 1891. Le ier mars 1896, la déroute d'Adoua marqua la terme de la fortune coloniale de l'Italie et l'heure d'un sérieux examen de conscience politique; celui-ci commença par la démission de Crispi.
Une expérience de dix années le démontrait, il fallait changer de système. La dépendance de Berlin et de Vienne n'avait valu au gouvernement que des déceptions; ses entreprises lointaines avaient humilié sa diplomatie et ses armes; sa rupture commerciale avee la France avait réduit à rien la vie économique du pays. Les successeurs de Crispi cherchèrent une autre recette que la gallophobie pour faire de l'Italie une puissance qui comptât en Europe.
Dès septembre 1896, le marquis de Rudini, revenu au pouvoir, s'engageait dans la voie ouverte par l'Angleterre, et reconnaissait, à la suite de l'Autriche, notre situation privilégiée en Tunisie. Les troubles survenus en Crète fournirent à la diplomatie française et à la diplomatie italienne une nouvelle rencontre amicale. Le prince de Naples, chargé de représenter le roi son père, au jubilé de la reine Victoria, s'arrêta deux jours à Paris pour saluer le président de la République. Le 6 mai 1897, le comte Tornielli, ambassadeur d'Italie à Paris, saisissait le gouvernement français d'un projet de traité de commerce. M. Luigi Luzzati vint le négocier. Le 22 novembre 1898, le traité était signé. Quand la discussion de ce texte arriva au palais Madame, les sénateurs l'approuvèrent par 106 voix contre 16.
Tous les orateurs importants firent d'ailleurs remarquer que ce rapprochement avec la France, dû uniquement à des raisons économiques, ne changeait rien à la situation internationale de l'Italie. Mais une étude sincère de la situation générale invitait à souscrire à cette conclusion que M. Fiamingo osera tirer en 1902 « Sans mobiliser un seul soldat, la France causerait à l'Italie d'incalculables préjudices. A cette heure,il serait moins grave pour l'Italie de rompre avec la Triplice et de rester internationalement isolée, que de suivre une politique hostile à la France, ce qui serait pour elle la ruine économique. »
Aussi impérieusement que les problèmes économiques, lea problèmes de politique méditerranéenne exigeaient que
l'Italie entretînt avec nous des rapports amiables. A la suggestion de l'Angleterre jalouse, elle avait pu jadis intriguer au Maroc et faire semblant d'y créer des intérêts, afin d'avoir une place dans les conférences diplomatiques où serait réglé le sort du sultanat de Fez. L'expérience lui apprit comme à l'Angleterre et aussi à l'Espagne que la France devait avoir nécessairement la prépondérance, dans un pays dont les agitations mettaient en péril notre frontière algérienne, depuis les jours déjà lointains de la bataille de l'Isly. Ce principe fut consacré par des accords formels avec l'Angleterre (4 avril 190/I) etavec l'Espagne (7 octobre 1904) 1. L'Italie s'y était rangée avant cette date. Lorsqu'elle connut l'acte franco-anglais du 21 mars 1899, par lequel était fixée la frontière orientale de nos possessions africaines, entre le bassin de l'Oubanghi et celui du Bahr-el-Ghazal, elle s'inquiéta. Après explications fournies par M. Delcassé, M. Prinetti put rassurer la Chambre italienne sur notre désintéressement en Tripolitaine.
L'accord régnait. On reparlait de fratellanza latina à Paris et à Rome, les ministres des Affaires étrangères s'applaudissaient des amicales relations des deux nations sœurs (24 mai, 3 juillet 1902); le roi Victor-Emmanuel III vint à à Paris en grande solennité (octobre igo3). Il avait fait déjà le voyage, non de Vienne, mais de Pétersbourg. Les gardiens de la Triplice eurent la curiosité de demander au chancelier de Berlin ce qu'il pensait de ces mouvements imprévus. M. de Bülow affecta la bonne humeur; ce sont, dit-il, des « tours de valse » comme tout mari en permet à sa femme, sous ses yeux, avec un tiers. Le mot courut les chancelleries. On le trouva très fort. Quelques années après, à la conférence d'Algésiras, où l'Allemagne se flattait de démolir nos accords de 190/i, comme elle avait fait choir M. Delcassé du ministère, M. de Bülow put s'apercevoir que l'Italie prenait goût au « tour de valse » commencé en 1903. Visconti Venosta représentait son pays dans cette assemblée inventée pour diminuer notre influence au Maroc; il fut aussi ferme que les diplomates russes ou anglais, pour combattre les 1. Dès 1902, des accords franci-espagnols avaient été préparés et menés au seuil de la signature. La crainte de mécontenter l'Angleterre mit tout en suspens.
prétentions allemandes. Cette fidélité à la France, dans une heure grave, montrait que l'Italie n'était plus aux ordres de l'Allemagne comme jadis.
Les événements de Tripolitaine (191 1) achevèrent d'en convaincre M. de Bülow. Vu avec inquiétude par l'Autriche, qui posa des points d'interrogation, le départ des Italiens pour Tripoli eut l'assentiment de la Russie et de la France, Il se fit, malgré les prédictions contraires du fameux ambassadeur allemand à Constantinople, le baron Marschall. Sans doute, l'affaire des deux bateaux français, le Carthage et le Manouba, arrêtés en mer et visités par les croiseurs italiens, fut pour nous un incident pénible; mais la comparaison que les Italiens purent faire de leur marche lente en Libye et de notre pénétration au Maroc, les éclaircirent mieux sur la témérité de pareils actes. Et finalement, par le traité de Lausanne, il advint que l'empire du Sultan, quoique protégé par Guillaume II, se trouva démembré, un peu plus, au profit d'une Rome émancipée de Berlin.
L'Autriche s'était aperçue, bien avant l'Allemagne, de la difficulté de faire bon ménage avec son alliée du Sud. Tout le monde le sait, il existe une « Italie non rachetée ». L'irrédentisme n'est pas seulement un cri à l'usage des rêveurs politiques ou des révolutionnaires de profession, c'est une formule chère depuis longtemps à la monarchie de Savoie. Dès les années décisives de l'unité italienne, VictorEmmanuel espérait que le Trentin, sinon l'Istrie, serait incorporé au ci-devant royaume de Piémont. Il en fut question en 1866, dans les pourparlers qui précédèrent l'alliance de la Prusse et de l'Italie contre l'Autriche. Il est vrai, le traité du 9 avril, par son article 4, prévoit seulement la cession de la Vénétie. Mais le négociateur italien, le général Govone, aurait voulu davantage. Sans consentir à s'engager, Bismarck admit en principe que, pendant la guerre ou après, le Trentin pourrait être annexé, surtout moyennant le vœu favorable des populations. La fortune des armes tourna contre l'Italie. Vaincu sur terre, Victor-Emmanuel voulut prendre sur mer une revanche. La défaite de Lissa s'ajouta à celle de Custozza. Cependant, le Trentin était envahi par
Garibaldi, quand les préliminaires de Nikolsbourg furent signés. L'embarras du roi d'Italie, sa colère, la nécessité d'une suspension d'armes ne l'empêchèrent pas de revendiquer le Trentin, à Berlin et à Paris. Le roi de Prusse, comme l'empereur des Français, s'en tinrent au traité du 9 avril. Il fallut bien que Victor-Emmanuel se résignât et avec quelle mauvaise grâce le firent ses commissaires à recevoir la seule Vénétie des mains de Napoléon III. Pour juger de l'état d'âme du souverain déçu, il n'est que de lire cette dépêche envoyée par sa diplomatie à la nôtre La réunion du Trentin au royaume est essentielle pour l'Italie. Ce territoire appartient à la Péninsule ethnographiquement, géographiquement, historiquement et militairement. De la façon dont cette question sera résolue dépend, en très grande partie, le rétablissement de rapports définitivement amicaux entre l'Italie et l'Autriche. A une détermination aussi nette, les années ne pouvaient rien enlever. Quand, en 1868, il fut question d'une alliance entre la France, l'Autriche et l'Italie, Victor-Emmanuel fit parler du Trentin à François-Joseph, par le général Tiirr. Le vieil empereur objecta que c'était trop souvent son tour d'être généreux. Le cabinet des Tuileries escompta pourtant le cadeau impérial, d'abord refusé le projet d'alliance rédigé par La Valette et Rouher, en mars 1869, réglait, en effet, que l'Autriche cédait le Trentin à l'Italie. Nos malheurs permirent au roi d'Italie d'entrer à Rome. C'était, au sens de l'unité rêvée par le prince, mieux que d'entrer à Trente; mais l'envie d'entrer à Trente n'en devint que plus forte. Le congrès de Berlin, en ouvrant la Bosnie et l'Herzégovine à l'Autriche, aggrava la fièvre de l'irrédentisme jusqu'à l'exaspération.
Avant même que fût terminée la guerre russo-turque, quatre mois avant la prise d'Andrinople, les Italiens, bien informés, savaient que la Bosnie et l'Herzégovine risquaient de venir aux mains de l'Autriche. Dans sa conversation avec Bismarck, à Gastein, le 24 septembre 1873, Crispi disait au chancelier « Nos frontières sont ouvertes du côté de l'Orient; si l'Autriche se renforce sur l'Adriatique, nous serons enserrés dans des tenailles. Vous devriez nous aider, et
cône n'a que des bassins déserts, Brindisi voit les quatre cinquièmes de son mouvement confisqués par le Lloyd autrichien et l'Adria hongroise, sans parler de la Peninsular anglaise. Les compagnies de navigation autrichiennes mettent en circulation trois ou quatre fois plus de bateaux que les compagnies italiennes. Sur les routes de la Méditerranée, de l'Atlantique, de l'Océanie, même infériorité que dans l'Adriatique.
Ces comparaisons déprimantes s'imposent aux hommes d'État. Ils réagissent, surtout après igo2. Mais ces efforts eux-mêmes avivent la jalousie entre les deux peuples, en même temps qu'ils accusent davantage le heurt des intérêts contraires. Ce que le commerce gagne, la politique le perd. Comment l'Italie conserverait-elle des relations d'amitié avec un pays qui l'abaisse et lui nuit jusque dans ce qu'elle voudrait appeler encore il mare nostro et ce qu'elle appelait autrefois il golfo di Venezia ? Sur mer comme sur terre, dans le présent comme dans un passé qui est d'hier, tout rappelle que l'Autriche est l'ennemie.
La deuxième guerre des Balkans le fit sentir un peu plus. Rien n'égala la surprise des diplomates, quand ils virent les peuples balkaniques, en dehors de l'Europe, tenter de régler par les armes leur vieille querelle avec la Turquie. Ce fut un grand spectacle et un grand exemple. Les puissances auraient dû aider à la libération entreprise, ne fût-ce que pour réparer des erreurs séculaires. Elles s'appliquèrent à arrêter un mouvement qui avait le tort d'être décisif et de s'être produit sans leur permission. Nulle diplomatie n'y mit plus d'empressement, de résolution et de ténacité que celle de Vienne. Le comte Berchtold inventa un royaume d'Albanie. Et comme, pour assurer à ce nouveau-né le droit de vivre, il paraissait prêt à mobiliser autour de son berceau toutes les armées et toutes les flottes de l'Empire, l'Europe acquiesça. Les Russes ne furent certes pas contents, non plus que les Serbes; les Italiens le furent moins encore. Pour eux, il y aune question albanaise, précisément parce qu'il y a une question adriatique. Dans sa conversation avec Crispi, en 1879, Bismarck disait « Si l'Autriche prend la Bosnie-Herzégovine, prenez l'Albanie. ». Lord Derby,. à
Londres, avait hasardé la même suggestion. Depuis ces propos antérieurs à la Triplice, l'hypothèse conseillée à Crispi a été prise très au sérieux. Sans doute, l'Italie n'a pas, comme l'Autriche, le protectorat des catholiques albanais; elle n'a pas à son service de nombreux consuls et un clergé soumis. Mais elle a des nationaux en nombre à Vallona elle retrouve à Durazzo les traces de la puissance de Venise; la Sicile et les Calabres sont peuplés d'Albano-Italiens; elle a près de Naples un collège où se forment des prêtres destinés au diocèse de Scutari; elle entretient des écoles en Albanie; on imprime à Rome un journal intitulé la Nazione albanese. De tous les ports de la côte albanaise, Vallona est le seul qui soit vaste, en eau profonde, sans rivière qui l'ensable; Vallona est le seul point qui commande le canal d'Otrante, lequel n'a pas plus, à cet endroit, de 70 kilomètres de large Vallona est la seule ville d'Albanie où l'Italie soit plus forte que l'Autriche. Que conclure, si ce n'est que les intérêts des deux nations alliées sont, là comme dans l'Adriatique et le Trentin, incompatibles P
La conférence de Londres, et des accords particuliers, ont pu déterminer à chacun des compétiteurs sa part, dans un champ d'action où ils se touchent. Que peuvent valoir ces précautions, à la longue? Les raisons qui les rendent indispensables, les doivent rendre fragiles.
Nécessairement rivale de l'Autriche, forcée par des raisons commerciales et politiques de se rapprocher de la France, quelle attitude devait prendre l'Italie dans le conflit européen de igi4? La raison le dit infailliblement.
Ce conflit dépassait de beaucoup l'occasion qui le fitnaître. Cela parut très vite, et à la dimension des exigences de l'Autriche à l'égard de la Serbie, et à l'empressement de l'Allemagne à envenimer les choses. Les deux empires voulaient l'un humilier les Russes, l'autre écraser les Serbes. Les diplomates de Rome pouvaient s'y tromper moins que tous autres. Le marquis de San Giuliano savait, depuis iqi3, à quoi l'Autriche songeait en regardant Belgrade; deux télégrammes fameux ont là-dessus fixé l'histoire.
L'Autriche déclarant la guerre à la Serbie, l'Allemagne la déclarant à la Russie et à la France, l'Italie était libre d'agir à son gré. La teneur du pacte d'alliance en décidait ainsi; il n'y avait pas pour elle casus fœderis; elle demeura neutre. Ses alliés n'en durent pas être trop surpris; ils comptaient si peu sur son concours armé, qu'ils prirent le parti de se battre sans lui parler de rien.
Dans la masse du peuple, la neutralité'rallîa facilement les suffrages; ni l'ouvrier,-ni le paysan, qui fournissent le contingent des gros bataillons, n'ont un goût décidé pour aller à la mort. La neutralité était encore plus en faveur parmi les gens d'affaires, les professeurs d'université, et les membres du Parlement la puissance politique de l'Allemagne, le prestige de sa Kultur, l'influence de ses capitaux était trop présents à ces bourgeois pour qu'ils eussent une seconde la pensée de risquer une lutte avec un pareil adversaire. Les catholiques se réservaient, et pour cette raison très particulièrement que la guerre pouvait compliquer la situation du pape. Pour les socialistes, la guerre demeurait le fléau des fléaux, un legs abhorré du passé, une abomination indigne de la cité future. Au contraire, partout où vibraient les sentiments du Risorgimento et de l'irrédentisme, les cœurs étaient à l'espoir et souhaitaient que l'Italie tirât l'épée. Parmi ces belliqueux se distinguait le jeune parti nationaliste né en décembre 1910 et qui se définit lui-même « une volonté consciente et concrète de la grandeur nationale». Au milieu de ces poussées diverses de l'opinion, le gouvernement calculait et veillait. Malgré son peu d'étendue, la guerre de Tripolitaine avait laissé le pays fatigué sa marine, son matériel de guerre, ses troupes, ses finances avaient besoin de repos et de soins. Même si on l'eût voulu, on n'aurait pu entrer en ligne, le 4 août 1914. Pour être prêt à toute éventualité, il fallait de l'argent, des armées, des canons, des obus, des sous-marins, des avions; la diplomatie même ne pouvait s'avancer que sous la protection d'une force militaire imposante. Se préparer et attendre l'heure telle était la tâche indiquée par la sagesse. Le ministère Salandra s'y appliqua sans bruit et sans perdre de temps.
Les succès des Allemands qui avaient envahi la France, le
caractère d'une guerre de tranchées qui menaçait d'être longue, l'entrée de la Turquie en ligne aux côtés de la Duplice rendirent bientôt plus angoissant le problème posé à la politique italienne. Le Giornale d'Italia commença à provoquer des interview sur la conduite à tenir; il est vrai que le même journal se moquait des folles démonstrations irrédentistes, comme du discours prononcé par Nathan dans le sens le plus belliqueux. Le Corriere subalpino, journal giolittien, n'hésitait pas à déclarer que la rupture avec la Triplice serait moralement une trahison et politiquement une aventure. Le gouvernement, lui, gardait la discrétion la plus absolue; embarrassé un instant par la démission du général Grandi, ministre de la Guerre, et la mort du marquis de San Giuliano, ministre des Affaires étrangères, il retrouva vite son équilibre en s'adjoignant le général Zupelli et M. Sonnino. L'occupation de Vallona, le vote de /ioo millions de crédits militaires, la dissolution de la légion garibaldienne, signifièrent à tous que M. Salandra était fidèle à son système de précautions. On comprit mieux encore, à la rentrée du Parlement, sa pensée intime, quand le 3 décembre, il parla de la « neutralité active, vigilante, fortement armée » qui devait être celle de l'Italie.
Longtemps, Guillaume II put croire que l'adresse de M. de Bülow suffirait à dissiper l'odeur de poudre qui montait de ces paroles. L'ancien chancelier, marié à une Italienne, n'épargna ni l'or ni les séductions de la villa Malta. Les journaux n'ayant pas suffisamment servi ses desseins, il essaya d'agir sur le Parlement, M. Giolitti facilita cette action avec un aveuglement dont on n'aurait pas cru capable un bomme d'État universellement réputé pour sa finesse. Dans sa fameuse lettre du 24 janvier igi5 à M. Peano, il se disait prêt à affronter la guerre, le cas échéant, mais il observait surtout que le pays pourrait par le seul travail diplomatique obtenir sa part de bénéfices. N'était-ce pas cet espoir aussi que l'on flattait à Berlin P
M. de Bülow se vit un moment bien près du terme de ses désirs. Le 21 avril, le journal socialiste, Avanti publia une interview d'un ancien ministre du cabinet Giolitti, qui révélait des négociations entre M. Sonnino et le comte Burian et
concluait à la neutralité. La manifestation belliqueuse de Quarto, le 5 mai, à laquelle le roi s'était associé par un télégramme significatif, rendait cette conclusion bien invraisemblable. Pour lui donner quelque crédit, les journaux giolittiens publièrent la liste communiquée, dit-on, par M. Erzberger, député catholique au centre allemand des présentes concessions de l'Autriche; et ils annoncèrent que M. Giolitti en personne allait en conférer avec le roi. On devine l'émoi du monde parlementaire, les intrigues nouées, les, résolutions prises renverser Salandra, ramener Giolitti et garder la paix. Le io mai, M. Giolitti vit le roi et le président du Conseil. Le lendemain, ses journaux déclaraient que les négociations devaient continuer à tout prix. Le i3, M. Salandra donna sa démission. Au dedans, comme au dehors, ce fut un grand étonnement. Dans la rue, neutralistes et interventionnistes se colletaient; ceux-ci multipliaient les affiches, envahissaient les maisons allemandes, élevaient des barricades. M. Giolitti, attaqué avec violence comme un traître, dut quitter Rome pour ne pas être écharpé, et les trois cents députés qui avaient déposé chez lui leurs cartes après sa conférence avec le roi oublièrent de lui servir de garde consulaire. Les citoyens les plus calmes étaient honteux que l'Allemagne et l'Autriche eussent osé machiner de renverser le gouvernement. Le roi maintint à M. Salandra sa confiance. Le 20 mai, la Chambre repentante fit docilement de même, par 407 voix contre 74.
M. Giolitti, dans son château de Cavour, dut dévorer douloureusement cet épilogue. Et cependant le scénario ouvert par les révélations de l'Avanti pouvait-il finir autrement que par la défaite des neutralistes? L'Avanti disait vrai; depuis longtemps l'Italie négociait avec l'Autriche. Un Livre vert, publié par la Consulta, nous a donné la substance de ces curieux dialogues diplomatiques.
M. SONNINO. L'article 7 de la Triplice prévoit que s'il y a des modifications aux Balkans, nous devons nous mettre d'accord, et au besoin régler des compensations. Or, vous avez envahi la Serbie, vous y avez nommé un gouverneur de Belgrade, et nous attendons toujours que vous nous disiez mot.
M. DE Beuciitolo. – Pardon î l'article que vous invoquez n'est pas en cause. Nous occupons la Serbie, c'est vrai, mais cela peut changer demain.
M. Sonnino. Je ne comprends pas votre distinction. Même au cas d'une occupation provisoire, l'article 7 joue. M. DE BULOW. Je suis venu à Rome pour faciliter votre conversation avec le Ballplatz de Vienne. Vous avez raison d'invoquer l'article 7. D'ailleurs l'empereur envoie à Vienne le comte de Wedel, afin d'amener l'Autriche à vous céder le Trentin. Toutefois, il ne faudrait pas révéler le fait, même à Montecitorio.
M. SONNINO. La monarchie de Savoie tire sa force des aspirations nationales. Or, vous savez que le sentiment populaire réclame Trieste aussi bien que Trente. Quant à cacher les concessions autrichiennes, si elles ont lieu, c'est impossible mieux vaut ne traiter de rien.
M. DE BURIAN. Pourquoi ne pas prendre des compensations en Albanie? d'autant que l'article 7 se réfère aux questions balkaniques.
M. Sonnino. L'Albanie ne nous intéresse que négativement. Nous ne saurions tolérer qu'une puissance quelconque y soit maîtresse. Mais nous n'avons aucune envie de mettre la main dans l'engrenage de la machine balkanique. Tout le bras pourrait y passer. Quant à l'article 7, il joué dès qu'il y a rupture d'équilibre dans les Balkans.
M. DE Burian. Vous avez raison, M. Sonnino. L'article 7 joue dès la rupture d'équilibre dans les Balkans. Mais avant d'examiner ce que l'Autriche voua doit parce qu'elle a envahi la Serbie, il convient d'examiner ce que l'Italie penserait à nous accorder, du fait qu'elle occupe depuis quelques années le Dodécanèse et qu'elle a occupé récemment Vallona. M. Sonnino. Trop tard! mon cher baron. Le comte Berchtold a déclaré le 23mai 191 2, que malgré l'occupation du Dodécanèse, il ne se prévalait pas de l'article 7 de la Triplice pour demander des compensations. Quant à Vallona, la question est des plus simples. Nous l'occupons provisoirement, pour garantir les conclusions de la Conférence de Londres relatives à l'Albanie.
Au surplus, et pour revenir à l'article 7, il impose aux
puissances signataires un accord préalable à toute action militaire. Les journaux annoncent une nouvelle invasion de la Serbie. Nous y mettons notre veto, tant que l'Autriche n'aura pas consenti aux compensations auxquelles nous avons droit; et j'ajoute que ces compensations doivent être prises sur les territoires actuellement possédés par l'Autriche. Sans quoi, le traité sera regardé comme rompu.
M. DE BURIAN. L'article 7 n'a certainement pas voulu lier d'une façon aussi absolue l'action de l'Autriche dans les Balkans. D'ailleurs l'Autriche ne sait pas encore quels avantages elle retirera de la Serbie. On pourrait attendre, pour discuter les compensations, que ces avantages fussent acquis. M. SoNNiNO. – Pardon! l'article 7 est formel. L'accord doit être préalable à toute action d'un des contractants dans la péninsule balkanique. Dans ces conditions, il faut poser la question comme l'Italie l'a fait au début des pourparlers ou l'Autriche acceptera de discuter quelles compensations territoriales elle peut nous donner en des pays déjà possédés par elle, ou le traité de 1882 sera regardé comme inexistant. M. DE Bulow. – J'aide bonnes nouvelles à vous annoncer. Burian me prie de vous faire savoir qu'il accepte de négocier sur les bases indiquées par vous; la discussion 'sera brève; une fois les articles arrêtés, on pourrait se concerter sur la déclaration à faire au Parlement, tant à Rome qu'à Vienne. M. Sonnino. Puisqu'on veut enfin traiter, j'aime mieux indiquer quelques points de départ
i* Les négociations ont lieu entre les deux gouvernements intéressés à l'exclusion d'un tiers;
2° Elles sont secrètes
3° L'accord signé sera immédiatement exécutable; 4° Tant que dure la guerre, l'article 7 peut être invoqué; 5° Deux semaines doivent suffire aux discussions en cause. M. DE Bu«ian. Votre troisième point est excessif. Le prestige de la monarchie est à sauvegarder. Et puis, si elle est immédiate, la cession de territoire va donner lieu à mille complications. Des natifs de ces territoires sont aux armées; qu'en fera-t-onî En outre cette cession exige le vote des Chambres; où et quand aboutira cette discussion? M. DE Bulow. – 11 paraît que des questions de forme,
M. Sonnino, vous divisent de Burian. Voici un biais. L'annonce d'une cession de territoire pourrait provoquer une révolution à Vienne. Contentez-vous de la signature de l'empereur. Nous la ratifierons au besoin par un acte en forme. Après la guerre, la signature de François-Joseph aura ses effets. L'empereur Guillaume pourrait encore se porter garant de l'exécution du traité:
M. SONNINO. Impossible. L'empereur est le maître; il a pleins pouvoirs, qu'il en use. Une cession différée pourrait être reniée par le Parlement; cette possibilité doit mettre l'Italie en défiance. Si l'exécution n'est pas immédiate, il n'y a pas de traité possible.
M. DE BURIAN. Soit. Traitons. Formulez vos demandes précises. Quant à moi, je vous propose ceci
1° L'Italie s'engage, jusqu'à la fin de la guerre, à une neutralité bienveillante;
2° Elle laissera à l'Autriche toute liberté d'action dans les Balkans; et, quoi qu'il arrive, ne demandera pas de nouvelles compensations. Les accords sur l'Albanie demeurentfermes; 3° L'Autriche est prête à céder le Tyrol du Sud, y compris Trente. La délimitation de la frontière sera faite, en tenant compte des nécessités stratégiques et des besoins économiques des habitants.
M. SONNINO. Mieux vaut s'expliquer en toute fr anchise i" Notre situation géographique nous empêche de favoriser n'importe quel belligérant;
a° Si nous laissons à l'Autriche toute liberté dans les Balkans, elle doit renoncer à toute prétention sur l'Albanie; 3° II faudrait détailler davantage les limites du territoire tyrolien que l'on entend nous céder.
M. DE Bubian. Il est bien clair que nous ne voulons pas vous exposer aux représailles de l'Entente. Nous demandons seulement l'application de l'article 4 de la Triplice sur la neutralité.
Pour l'Albanie, nous ne pouvons être d'accord.
Quant au Tyrol que nous sommes prêts à abandonner, il se limite aux districts de Trente, Rovereto, Riva, Tione (sauf Madonna di Campiglio) et Borgo. Dans la vallée de l'Adige, la frontière passerait à Lavis, qui serait italien.
M. Sonnino. Voici les exigences que le gouvernement royal considère comme indispensables au maintien des rapports amicaux prévus par le traité de 1882
1° L'Autriche cède à l'Italie le Trentin avec les frontières qu'il avait dans le royaume d'Italie de 1811
2° Il y aura une rectification de frontière qui fera rentrer dans le territoire italien Gradisca et Goritz et quelques localités
3° Trieste et son territoire, avec les districts de Capo d'Istria et de Perano, seront constitués en État autonome k" Les îles de Lissa, Pensola, Lagosta, Cazza, Melida, Pelagrosa sont cédées à l'Italie;
5° Les territoires cédés seront immédiatement occupés par l'Italie;
6° L'Autriche reconnaît la souveraineté de l'Italie à Vallona et dans l'hinterland nécessaire à sa défense;
7' L'Autriche se désintéresse complètement de l'Albanie, hors des frontières déterminées par la Conférence de Londres; 8° L'Autriche promet amnistie pour tout procès quelconque dans les territoires cédés;
g° Pour les territoires cédés, l'Italie versera 100 millions. 10° L'Italie promet, pendant la présente guerre, la complète neutralité soit à l'Autriche, soit à l'Allemagne;
ii° L'Italie et l'Autriche renoncent à invoquer, durant la présente guerre, l'article 7 du traité de 1882.
M. DE Burian. Les articles 2, 3, et 4 sont inacceptables. Le gouvernement impérial serait mis dans l'impossibilité de défendre ses intérêts vitaux.
L'article 5, sur la cession immédiate, entraînerait trop de difficultés.
Les articles 6 et 7 ne paraissent pas d'accord avec les promesses plusieurs fois répétées par l'Italie, et notamment le 4 août 1914, de ne pas profiter de la guerre pour améliorer sa situation en Albanie. Il est, d'ailleurs, contraire au protocole de Londres de modifier en quoi que ce soit le statu quo albanais. Cependant, une discussion plus approfondie pourrait amener un accord sur ce point.
Pour l'amnistie et la renonciation à l'article 7, pas d'objection. Mais le chiffre de ioo millions d'indemnité est insuffisant..
M. SONNINO. J'admets qu'on peut contester ce chiffre, et encore qu'on pourrait s'entendre au sujet de l'Albanie. Mais, sur tout le reste, qui nous importe au plus haut point, notre dissentiment est entier et je crains qu'il ne demeure tel.
M. DE Bt3bian. Vraiment, nous ne pouvons céder plus, nous faisons déjà d'énormes sacrifices; ni pour le Trentin, ni pour Trieste, ni pour les îles de l'Adriatique, ni pour une exécution immédiate du traité, nous ne pouvons être d'accord. M. Sonnino. – Je le regrette. En cet état de choses, le gouvernement se voit contraint de retirer toutes ses propositions d'arrangement. « C'est pourquoi l'Italie, confiante dans son bon droit), affirme et proclame qu'elle reprend, dès ce moment, son entière liberté d'action et déclare annulé, et désormais sans effet, son traité d'alliance avec l'AutricheHongrie. »
C'est le 3 mai que M. Sonnino prononçait ces paroles si graves.
Le surlendemain, à Gênes, où l'on s'était réuni pour fêter l'anniversaire de l'expédition des Mille que Garibaldi conduisit, en 1860, à la conquête du royaume des Deux-Siciles, Gabriel d'Annunzio prononçait une harangue enflammée, applaudie par un peuple en délire. L'esprit du Risorgimento soulevait ces patriotes dans un mouvement d'ardeur guerrière et d'ambition confiante. A tous il paraissait certain qu'une ère glorieuse allait s'ouvrir, sous les pas de l'Italie, pour achever ses destinées. Dans sa naïveté, cette foule était sans doute persuadée que son enthousiasme serait, pour le gouvernement, une leçon. Lorsqu'on apprendrait, à Rome, dans quelle splendeur triomphante avait éclaté la pensée du peuple, comment le roi et les ministres pourraient-ils hésiter à hâter leur lenteur, à fixer leurs incertitudes, à décider la guerre ? P
Et tandis que l'on calculait avec cette candeur la portée des manifestations de Quarto, l'empereur François-Joseph avait appris, dès la veille, de la bouche du baron de Burian, que la Triplice n'existait plus; depuis le 26 avril, l'Italie était engagée avec la Triple-Entente, par un accord valable à la condition d'entrer en guerre avant trente jours^
L'inévitable venait de se produire. Après trente-deux ans, le pacte, conclu en 1882, était déchiré, aux applaudissements de la foule, du Parlement, du ministère et de la cour. Le 20 mai igi5, M. Salandra fut acclamé comme un libérateur. Après avoir brièvement exposé les négociations entreprises, il dit à la Chambre
Sans jactance de parole et sans orgueil d'esprit, mais tout pénétrés de la responsabilité qui nous incombe à cette heure, nous avons conscience d'avoir pourvu à tout ce que réclamaient les plus nobles aspirations et les intérêts les plus vitaux du pays. Au nom de la patrie et par amour pour elle, nous adressons au Parlement avec ferveur, et par-delà le Parlement, au pays, l'appel le plus ému que toutes les discussions s'apaisent, que sur toutes les querelles, de la part de tous lès partis, descende sincèrement l'oubli. Nous devons tout oublier pour ne penser qu'à une chose être tous Italiens et aimer l'Italie avec la même foi et la même ardeur. Que les forces de tous s'intègrent dans une force unique, que les coeurs de tous s'unissent en un seul coeur; qu'une volonté unanime marche vers le but désiré; que cette volonté, ce cœur, cette force trouvent leur expression vive et héroïque dans l'armée et la flotte italiennes.
Le a3 mai, le duc d'Avarna, ambassadeur à Vienne, par commission du gouvernement royal déclarait la guerrre à l'Autriche.
Enfin, le joug tudesque était brisé, l'Italie levait la tête, ses yeux allaient chercher au loin les provinces captives, son drapeau flottait au vent, à côté des étendards français, russes et anglais, dans cette mêlée formidable d'où l'Europe sortirait renouvelée et la Péninsule plus grande.
EMILE FAGUET
III. Le polémiste' {
« Ce qui reste à conquérir pour les catholiques,
c'est la liberté d'association pour les religieux. c'est
la liberté d'enseignement pour tes religieux. c'est
la liberté, pour le prêtre séculier, de dire, dans la
chaire libre, tout ce qu'il voudra. »
Emile FAcuET, l'Anticléricalisme.
Quand parut sur la scène la Robe rouge de Brieux, Émile Faguet exulta. C'était la satire la plus aiguë, la plus acerbe, la plus piquante et la plus poignante, comme aussi la plus justifiée, la plus digne, la plus austère et la plus salutaire de nos mœurs politiques, et notamment des habitudes de la justice moderne.
Car il y a une justice moderne, dans laquelle, sans doute, il n'est pas très facile de reconnaître l'ancienne. Elle ne tient plus en main sa balance, qu'elle laisse dédaigneusement aux pharmaciens et aux épiciers. Elle n'est plus assise, à journée faite, dans son prétoire; elle court les rues et les lieux de plaisir, elle fréquente les cafés et le turf, elle cotillonne dans les salons. Elle est d'humeur légère, plutôt folâtre encore si ce n'était que l'humeur Il y a longtemps aussi qu'elle n'a plus sur les yeux son bandeau, qui l'empêchait de voir le sourire des gens ou la couleur politique des prévenus. Elle dévisage maintenant son monde elle perce le fond des cœurs et même le fond des poches. Elle voit, et se fait voir. Ses yeux sont relevés de bistre; elle met du rouge sur ses lèvres, sur ses joues: elle est devenue radicale, radicale-socialiste, socialiste, anarchiste; elle est rouge, la justice moderne, plus que rouge. Thémis a bien changé en prenant le bonnet de Marianne
Tous les États modernes peuvent constater chez eux, à des degrés différents, la même transformation, Europe, i. Voir Éludes du 5 et du 20 août.
Amérique, Australie. En France, si le mal n'est point partout, on ne niera point qu'il existe il s'est révélé soudain, et avec éclat, dans des scandales qui resteront.
Émile Faguet l'avait vue de près, la magistrature nouvelle, à la Haute Cour, à certaines sessions retentissantes des assises, puis dans la modeste salle d'audience du président Magnaud. Il en avait été indigné; et cet homme doux et pacifique, le plus débonnaire et le plus indulgent des hommes, avait crié tout haut son mépris. Aussi, de la pièce de Brieux, fut-il enthousiasmé, et non moins par le sujet que par le talent. Il passa deux heures et demie, a-t-il dit, presque sans respirer, deux heures et demie qui lui parurent cinq minutes, à voir se dérouler le drame puissant où, dans chaque trait, dans les singulières préoccupations des juges de Mauléon, dans les frasques scandaleuses du juge d'instruction, Mouzon, rossant le guet et trébuchant au poste de police dans la façon ou plutôt le sans-façon absolument désinvolte avec lequel s'instruit le procès d'Etchépare, criminel par hypothèse dans la légèreté coupable du procureur de la République Vagret; dans l'insolent triomphe du député Mondoubleau qui sauve Mouzon des mains du procureur général et, d'accord avec celui-ci, obtient l'avancement de celui-là, tandis que Vagret, saisi de remords, abandonne l'accusation et, pour prix de son honnêteté, se fait traiter froidementd'imbécile par l'unanimité de ses collègues; en un mot, dans tout l'ensemble de cette œuvre hardie, dans cette éhontée mainmise de la politique, de l'inconscience et de l'intérêt sur la magistrature, se reconnaissaient, fulgurantes, directes, toutes les allusions aux faits récents qui avaient si fort ému la France, celle, du moins, qui s'émeut encore devant les pires exemples de tyrannie et d'injustice.
Le critique salua très haut le « vaillant » qui se prenait directement, franchement, « à la réalité même » et la serrait « à pleins bras et à pleins poings ». Il trouvait un allié pour mener le bon combat, car lui aussi, en une série d'ouvrages de pure doctrine et de pure histoire, mais étincelante de verve, de dialectique, de finesse, d'ironie et de bon sens i. Queslions politiques, iB$g; Problèmes politiques du temps présent, içoi leLibé-
dénonçait le même péril, flétrissait les mêmes errements, s'attaquait aux mêmes ennemis. Lui aussi, usant de son droit de citoyen, et en vue d'accomplir jusqu'au bout son devoir de citoyen, délaissant même pour cela ses chers travaux littéraires, passait en revue les faits, les hommes, les partis, les doctrines, pour démasquer l'un après l'autre les vices d'un régime sectaire qui subordonnait la France à un parti et les individus à l'État, en confisquant à son profit toutes les libertés. L'ardent patriotisme d'Émile Faguet faisait de lui l'historien et le critique de ce régime dont M. Brieux dressait, sur quelques points, la comédie amère; mais l'histoire n'est pas moins cinglante que la satire, et, de l'œuvre des deux écrivains^ serait malaisé de dire quelle est la plus dramatique.
« La France de 1789 est un des pays les moins libres et un des moins libéraux qui soit au monde », écrivait avec une grande tristesse M. Faguet, en 1902.
Hélas 1 sous le ciel obscurci de la patrie, des événements lugubres venaient de se dérouler, qui ne laissaient aucun doute sur l'état d'esprit du jacobinisme au pouvoir. L'affaire Dreyfus avait déchaîné l'ouragan qui menacait de tout briser et emporter, le droit, la justice, la force et l'honneur de notre armée, la paix du dedans, la sécurité du dehors, et le prestige et les mâles vertus de la France. De tout cela, la meute hurlante du dreyfusisme n'avait cure, et tandis que se précipitaient les éclats terribles de l'orage, dans l'atmosphère de corruption et de haine où étouffaient les esprits, l'autocratique et sournoise politique de Waldeck-Rousseau, l'homme impénétrable, l'homme au masque d'argent, achevait odieusement son œuvre de vengeance en poursuivant de sa froide colère nationalistes et catholiques jusque dans le retranchement de leurs plus inviolables libertés. Ce fut d'abord, comme de juste, la liberté individuelle qui eut à souffrir violence. Et voilà ce qui souleva l'indignation ralisme, igoj; l'Anlicléricalisme, 1906; le Socialisme en 1907; le Pacifisme, 1907; (c Féminisme, iqo8; Discassions politiques, 1Q09.
déjà extrême de M. Faguet jusqu'à le ranger parmi les militants, et les meilleurs, du nationalisme.
Il y avait de quoi s'indigner. Comment ne pas se croire revenu au plus beau temps des Dix? Dès qu'il arrive au pouvoir, Waldeck-Rousseau n'a pas de souci plus pressant que d'installer, avec une suprême maîtrise, le régime de terreur occulte, d'espionnage, de délation, de vexations, de persécution, de manœuvres policières, de pièges et de traquenards, dont il avait fait si chaudement l'éloge à M. Dupuy et que lui reprocha, en flagellantes paroles, M. Mirman, transformé ce jour-là en admirable Némésis.Il fut un temps où, par une réminiscence hardie de l'époque révolutionnaire, le gouvernement de la France ne crut pas s'avilir en reconstituant, pour vivre de cette louche aventure, ce qu'un euphémisme élégant désignait, dans l'entourage de Fouquier-Tinville, du nom d' « observateurs de l'esprit public ». Il fut un temps et qui n'est pas loin où un homme politique ne pouvait plus aller au café, à un mariage, à un enterrement, rentrer chez soi ou en sortir, prendre un fiacre, dîner en ville, déposer un pneumatique à la poste, demander la communication téléphonique, prendre place au théâtre, assister à un procès, s'approcher d'un guichet de chemin de fer, écrire des lettres ou en recevoir, vaquer simplement à ses affaires, sans apercevoir, dans les environs, le sempiternel mouchard avec ses godillots de course, son inséparable canne et son air béat d'attendre l'omnibus, même dans les rues où il n'en passe aucun. Et les correspondances odieusement violées I Le général de Galliffet, dans ses heures d'épanchement au cercle de l'Union, se se plaignait-il pas, à qui voulait l'entendre, que ses lettres, même intimes, fussent décachetées et portées' à ses collègues du ministère avant de lui être remises, puis refermées à la hâte avec de la colle qu'on sentait encore humide 1. Et vous, pauvres abonnés du téléphone qui vous imaginiez causer en tête à tête Le circuit complémentaire, branché aussitôt sur les officines gouvernementales, transmettait à l'Intérieur, incontinent, les paroles suspectes, et vous voilà sur le Carnet noir, voués aux pires calamités I
Ainsi procède, avec une merveilleuse entente des intrigues
policières, le bon plaisir de M. Waldeck-Rousseau. Tout cela en vue d'assurer l'acquittement de Dreyfus; tout cela à seule fin d'enlacer dans un inextricable réseau les honorables citoyens qu'il présume vouloir, pouvoir ou devoir entraver le scénario convenu avec le nouveau ministre de la Guerre pour le simulacre de Rennes.
Et les résultats ne se font-'pas attendre. Résurrection,, à grandes sonneries de trompettes, de la Haute-Cour; perquisitions, inquisitions, à la manière brutale, au foyer des plus paisibles citoyens; invention d'un prétendu complot contre la République, afin de colorer d'un semblant de prétexte les invraisemblables acrobaties d'une police personnelle et d'une magistrature aux ordres du gouvernement; arrestation de Paul Déroulède, le grand patriote. Ce sont les coups de force éclatante. Il en est d'autres, qui ne sont pas non plus des coups d'adresse. Rappelons-nous l'extravagante comédie du fort Chabrol, le pillage très opportunément survenu de l'église Saint-Joseph, et cette infâme manœuvre de l'affaire Flamidien, et l'incendie encore inexpliqué de l'église d'Aubervilliers, et le « lancement », à la même époque, de l'affaire Voulet-Chanoine, et l'organisation méthodique de grèves sensationnelles, et tant d'autres choses comiques, tragiques, fantastiques et machiavéliques, qui font de tous ces souvenirs comme un cauchemar que l'on ne peut croire avoir vécu. Émile Faguet le vivait bien, minute par minute, ce mauvais rêve, et il savait trop qu'il ne rêvait point, ni lui, ni les auteurs de ces attentats, et il a parfaitement établi leur responsabilité. Évoquant spécialement le cas de Déroulède et de Marcel Habert, acquittés devant les assises par le jury et, pour ce même acte pour lequel ils ont été acquittés, traduits ensuite devant une juridiction politique, et devant ceux qu'ils attaquaient, et condamnés à l'exil « Je ne connais pas de violation plus formelle, écrit-il, de tous les principes libéraux et de tous les principes juridiques. Les « commissions mixtes » du second Empire sont parfaitement dépassées car c'était moitié devant des ennemis politiques probables,moitié devant des juges supposés neutres et impartiaux que les accusés des commissions mixtes étaient conduits. Voilà pour les principes [libéraux. "D'autre part, c'est une forfai-
ture, au point de vue juridique, que de traduire un acquitté du jury, pour le même acte pour lequel il a été acquitté, devant une autre juridiction. Il n'y a pas d'appel, il ne peut pas y avoir d'appel contre le jury, si ce n'est pour vice de forme. Voilà pour les principes juridiques. Le procès devant la Haute-Cour de igoo est une violation manifeste de la liberté individuelle et des garanties constitutionnelles et légales de la liberté individuelle. » Et il invoquait, contre les maîtres du pouvoir, cet article de la Déclaration des droits de l'homme, dont ils faisaient litière « Il y a oppression contre tout le corps social quand un seul de ses membres est opprimé1. » C'était simple honnêteté, sans doute, de le penser; mais c'était courage, alors, de le dire.
Si, pour un fonctionnaire de la République, il y avait quelque vaillance à prendre, contre le gouvernement, la défense des citoyens opprimés et frappés, il fallait à un professeur de l'Université un amour vraiment généreux du droit et de la justice et intrépidité rare pour flétrir, en justicier, l'oeuvre de laïcisation scolaire, ou pour se faire l'avocat éloquent, convaincu, désintéressé, des religieux mis hors la loi. Qui ne rendrait hommage à la fière indépendance de ce noble caractère ? P
Tout d'abord, le grand défenseur des droits publics proteste, au nom de la liberté individuelle et de la propriété, contre l'interdiction enjointe aux citoyens français de faire donner chez eux, dans leur maison, même les premières notions de l'enseignement primaire aux plus petits enfants, par des congréganistes. Ce n'est pas être libre que de subir pareille entrave. « On n'est pas libre dans un pays où, parce que, chez moi, dans ma maison, je fais tenir une classe enfantine par des religieuses, on ferme ma maison, on met des scellés sur ma porte, et on m'empêche d'habiter ma maison ou de la louer. Il ne peut pas y avoir de violation plus formelle de la liberté individuelle et du droit de propriété, c'est-à-dire de deux droits de l'homme. Il
i. Le Libéralisme, p. 396.
Mais surtout il proteste au nom même de la liberté d'enseignement qu'on étrangle par sectarisme, et qui est nécessaire à la France.
Qu'avez-vous à reprocher à l'enseignement congréganiste, demande-t-il au gouvernement, si ce n'est qu'il est religieux? Mais serait-ce là un crime? Au point de vue professionnel, que lui reprochez-vous Vous trouvez les professeurs conganistes de l'enseignement secondaire au-dessous des professeurs des lycées Peut-être; rien n'est moins sûr, même pour les années qui ont suivi immédiatement la loi Falloux. Et quand cela serait?. En tout cas, n'est-ce pas le contraire, exactement, pour l'enseignement primaire? Et alors, que reste-t-il de votre raisonnement? « Si les professeurs religieux de l'enseignement secondaire, Jésuites et autres, furent (peut-être) inférieurs aux professeurs universitaires de l'enseignement secondaire, les Frères des Écoles chrétiennes furent incomparablement plus instruits que les instituteurs de l'État. Et, encore une fois, le citoyen prétendu libre d'un État prétendu libre a le droit de prendre pour l'aider à élever son fils qui il veut, et l'État ne doit avoir sur les professeurs qu'un droit d'inspection strictement relatif à l'hygiène du local et à la moralité de l'enseignement et de l'enseignant'. » Ce témoignage, d'une sincérité parfaite, rendu à la cause de l'enseignement libre, est assurément de ceux qui comptent.
Même loyauté dans l'appréciation des services rendus par l'enseignement libre à la France. M. Faguet se rend parfaitement compte que la concurrence, en matière d'instruction, n'est pas seulement utile, mais absolument nécessaire; et il ne met pas de gants pour dire aux expulseurs des congréganistes, que l'anticléricalisme mène peu à peu à une conception et à une organisation de l'enseignement « qui rendraient les Français idiots ». Caveant consules 1 « Oui, nous disons cela, à peu près, et je crois bien que nous le pensons tout à fait. L'unité effrénée d'enseignement, si l'on me permet de parler ainsi, ne peut avoir en effet pour résultat qu'une profonde débilitatiôn de l'intelligence nationale. Un i. L'Anticléricalisme, p. 64,
peuple à qui l'on n'enseigne qu'une manière de voir (finit bientôt par n'avoir aucune manière voir1. »
Or, c'est ce qui ne manque pas d'arriver. Le principe absurde qui interdit l'enseignement aux membres des congrégations religieuses l'interdit au même titre à tout professeur catholique, puisque c'est l'empreinte religieuse que l'on veut proscrire. « On commence par ne pas vouloir du jésuite et on le chasse. Qu'y gagne-t-on? Le jésuite est remplacé par l'oratorien, par le mariste. On chasse le mariste, l'oratorien. Il est remplacé par le prêtre séculier. On interdit l'enseignement au prêtre séculier. Il est remplacé par le laïque catholique. On chasse le laïque catholique, et on arrive au monopole, auquel on a été comme adossé ». • –Ainsi sera, en vertu non seulement des lois générales de la pensée, mais de la logique particulière à l'anticléricalisme. Dira-t-on que nous avons une Université d'État, qu'il s'agit de protéger et d'accroître en forces par la suppression de toute concurrence? Mais qui ne voit, répond vivement M. Faguet, en dehors même de toute question de principe, et à se placer sur le seul terrain des faits, que l'enseignement libre n'est pas seulement nécessaire à l'État, mais qu'il est une indispensable condition de vie même pour notre Université d'État? La loi du 17 juin 1875 a établi et organisé la liberté de l'enseignement supérieur. Soyons 1. L'Anticléricalisme, p. 35g.
2. Ibid., p. 2C0. « On va assez loin dans ce sens, et cela deviendrait amusant si, à le prendre comme il faut le prendre, ee n'était si triste. Comme le gouvernement sait très bien que l'enseignement, qu'il soit donné par des prêtres catholiques, par des moines catholiques ou par des laïques catholiques, sera catholique, et tout autant catholique dans un cas que dans l'un des autres, il s'avise au moment où j'écris, d'un instrument administratif [qui consiste à sévir contre les « interposes », c'est-à-dire contre ceux ou celles qui, dans les écoles anciennement religieuses, ne seront que. les prête-noms ou les représentants des religieux on religieuses dépossédés et donneront un enseignement à ses yeux tout aussi funeste. Voilà qui va fort bien; mais à quoi reconnaîtrait-on les « interposés e Ce ne peut plus être à l'habit. Sera-ce à la physionomie et à l'air de la tête? « On reconnaîtra les interposés, dit une proposition du gouvernement au Conseil d'État datant de ce matin, au caractère et à la nature de l'enseignement donné, n Impossible d'être plus franc. Cela veut dire que la liberté d'enseignement n'existera plus en France, sera abolie en France, mime pour les laïques. Car se conformant strictement à l'avis du Conseil d'État, un inspecteur visitant une école parfaitement laïque, absolument laïque, pourra déclarer que, vu le caractère et la nature de l'enseignement qui y est donné, il n'est pas douteux que les professeurs ne soient des « interposés », et l'école sera fermée. » Le Libéralisme, p. 3oa.
reconnaissants à cette loi très sage, très prévoyante. M. Faguet le déclare, et sans ambages, et avec une vigueur de plein relief elle a en partie sauvé, par le haut enseignement des Facultés catholiques, le haut enseignement des Facultés de l'État. « Les effets, excellents à mon avis, de cette nouveauté, ne se firent pas attendre. L'enseignement supérieur tel qu'il existait à l'.état de monopole, depuis le premier Empire jusqu'en 1875, était une des hontes de la France. Il végétait. Il était inactif et presque amorphe. Professeurs fatigués ou nonchalants, public rare et endormi, d'étudiants point. Sous l'aiguillon de la concurrence, l'enseignement supérieur français, qui a rencontré du reste des directeurs intelligents, zélés et hardis dans l'innovation, est devenu le plus actif, le plus laborieux et le plus illustre peut-être de l'Europe entière. Je ne puis pas m'empêcher de croire que la loi de 1875 soit une des causes au moins de cet heureux changement1. »
Le magnifique hommage rendu par le maître à l'enseignement supérieur de l'Université donne la-mesure de ses sympathies pour le corps enseignant dont il faisait partie et dont il était, d'ailleurs, une des gloires. Le témoignage dont il honore, du même coup, le haut enseignement libre ne peut donc être suspect de parti pris, de préjugé ou de mesquine vengeance il procède du seul souci de la vérité, comme la vaillante campagne en faveur de l'enseignement congréganiste procède du seul amour de la liberté. Et tous ces sentiments, qui sont d'une âme très haute et très belle, se trouvent vivifiés en leur fond, élevés encore et superbement exaltés par cette ardente passion qu'il éprouva toujours, et qu'il manifesta toujours, pour la grandeur de la France. C'est à ce critère encore, et à ce seul critère, qu'il convient de juger son attitude à l'égard du nouvel esprit universitaire, esprit de secte et de tyrannie, esprit politique --ou politicien, le pire de tous. L'Université, Émile Faguet l'aimait, sinon d'amour tendre, du moins de cet amour de volonté que dicte le devoir, et mêlé de cet attachement qui se noue à la longue 1. L'AnliclériculLme, p. tgs.
par l'accoutumance et la vie. Toujours il l'a défendue, parfois même avec force, contre des attaques injustifiées ou trop vives. C'était sa maison; il l'aurait voulue grande, spacieuse, lumineuse, ouverte aux seuls amis du bien et de la liberté. Alors sa maison lui eût été chère, et sa fierté eût été grande à l'habiter et à la glorifier.
Mais il fallait bien se rendre à l'évidence. Le regard d'Émile Faguet n'était point un regard de rêve c'était celui d'un inspecteur général qui observe et fouille tous les coins; il avait tôt fait de découvrir les dégradations et les lézardes. Et c'était là son souci. Le tableau qu'il a tracé de l'Université de France, au cours de la troisième décade de la troisième République, mérite d'autant plus de retenir notre attention qu'il lui est inspiré dans les moindres détails par le zèle de sa maison et que le critique prend soin de faire ressortir par contraste la nécessité d'un enseignement libre, indépendant de l'État et gardien vigilant de la moralité, du patriotisme et de l'esprit de liberté.
Car l'ennemi est dans la place; il y est même triplement, avec le sectarisme, l'arrivisme, le socialisme; et il se sent parfaitement chez lui, menaçant de ne- rien laisser debout de ce qui restait de nos traditions éducatrices, même le minimum indispensable à quelque éducation que ce soit, et d'annihiler à bref délai non seulement l'âme de notre enseignement, mais l'enseignement lui-même.
Le sectarisme est là, qui entend imposer ses programmes, et des programmes qui ne veulent rien admettre ni rien connaître, en littérature comme en histoire, et à plus forte raison en philosophie, en dehors des faits révolutionnaires et des idées jacobines. Autant dire, observe M. Faguet, que les partisans du monopole de l'enseignement « veulent surtout rie pas instruire, j'entends ne pas mettre les jeunes esprits à même de choisir entre les idées ». Les signes de ce dessein fatal ne sont que trop répétés et manifestes. cc Dans les programmes universitaires, il y a tendance très visible à n'enseigner l'histoire que depuis 178g et à laisser le jeune homme dans l'ignorance la plus profonde sur tout ce qui s'est passé auparavant. Voilà ce que j'appelle ne pas enseigner. L'homme qui ne connaît l'histoire que depuis
1789 est un homme si limité qu'il en est bouché. Il ne comprend rien du tout et non pas même 1789. Il est absolument inintelligent en humanité. Il a une complète inintelligence de l'histoire et une ignorance encyclopédique du genre humain, y compris celui où il vit. Cet homme-là, c'est l'homme que veulent les partisans du monopole de l'enseignement c'est pour eux l'homme de l'avenir'. » Et faut-il rappeler la proposition Salomon Reinach, au congrès de Liège, tendant exclure de l'enseignement littéraire ces pauvres auteurs du dix-septème siècle si profondément arriérés et qui ne peuvent ne rien apprendre, du moins de bon, aux générations du vingtième? Proposition qui valut à son auteur un bonnet d'esprit, décerné par M. Faguet. Ce n'est rien encore. Car si l'on entend revêtir de l'uniforme jacobin les élèves, à plus forte raison est-il urgent de dresser minutieusement les professeurs à leur rôle et d'en faire, suivant les meilleurs principes de la coupe jacobine, des maîtres tailleurs.
Tout d'abord, la plus rigoureuse sélection. Pas de brebis galeuse pas de jésuite, pas de curé 1 Et gare aux frères lais I Car il faut tout prévoir. Exclusion de tout élément religieux, d'où qu'il vienne laïcité absolue, et laïcité de bon teint. C'eçt ici qu'il s'agit d'avoir l'œil, pour prévenir les surprises! t Car, sans doute, l'enseignement sera laïcisé, radicalement laïcisé. Le B, A-BA, la lecture, l'écriture, l'orthographe, l'addition, la soustraction, et tout le reste, ne seront plus confiés» dans les écoles, qu'à la garde d'un personnel radicalement laïque. Mais ne se pourrait-il encore qu'un instituteur se proposant détenir école, ou même une institutrice, ne fût aussi jésuite que le jésuite le plus jésuite du monde? U se pourrait bien, certes 1. Que faire, alors, contre lui ou contre elle ?. L'Université n'est point à court. Elle aura son confessionnal. En dehors de leura examens de capacité pédagogique, on leur fera subir un examen « d'aptitude pédagogique », qui ne sera rien moins qu'un examen de conscience pédagogique. Qn s'assurera ainsi, dans leur for intérieur, « si leurs tendances sont en harmonie avec le caractère laïque, républicain et démocratique de la société 1. VAnticUriçtlismt, p. 3«o.
moderne », et, partant, s'ils sont aptes à donner une éducation « rationnelle, critique et sociale ». Ce sera le billet de confession; et le grand prêtre de l'Université, sachant qui est digne d'amour ou de haine, éliminera sciemment les jésuites en robe courte ou en jupons, conférera l'investiture à ceux qui penseront comme lui, ou la refusera, au nom de la libre pensée, à ceux qui pensent autrement.
Ici encore, Emile Fàguet, professeur éminent de l'Université, a protesté vigoureusement contre cet accaparement de là conscience des maîtres par l'Université. Au nom du bon sens comme du bon droit, il a flétri comme il convenait, en là ridiculisant, cette oppression odieuse et maladroite de la liberté d'enseignement que préparait déjà la Société Condùrcèl, fondée par des universitaires de marque, et qui n'était tien moins que la confiscation officielle de la pensée enseignante, puisque lés candidats à l'enseignement se trouvaient soumis d'office, devant les inquisiteurs jacobins, à un examen doctrinal où non seulement ;les questions étaient systématiquement posées, mais les réponses imposées.
– Êteg-vouâ laïque P
– Oui, je le suis.
– Qu'est qu'un laïque?
– C'est un homme qui n'est pas religieux.
– Êtes-vous républicain? P
– Oui, je le suis.
– Qu'est-ce qu'un républicain?
– C'est uh homme qui a horreur des monarchistes, des bonapa r listés, des républicains plébiscitaires et des républicains libéraux, – Vous avez cette horreur?
– Je l'ai.
– Etës-vous démocrate?
– Je le suis.
– Qu'ést-cé qu'un démocrate?
– C'est un homme qui veut établir l'égalité absolue parmi les hommes.
– Vous voulez établir cette égalité ? P
Je veux l'établir.
– Qu'est-ce qu'une éducation rationnelle? P
– C'est une éducation qui ne se fonde que sur la raison et qui élimine la foi.
Vous voulez donner cette éducation ? i~
Je veux la donner.
Qu'est-ce qu'une éducation critique?
C'est une éducation qui examine librement toutes les choses qu'elle enseigne.
Vous voulez donner cette éducation?
Je veux la donner.
Qu'est-ce qu'une éducation sociale?
Je. je ne sais trop.
Au fait, pas n'est besoin de savoir, de tant savoir. Peut-être même est-il besoin de ne pas savoir trop. Le candidat est reçu avec l'indulgence du jury,son examen étant surtout un examen de bonne volonté jacobine.
« Voilà, constate Émile Faguet, l'examen d'aptitude pédagogique d'après le projet de loi. de la Société Condorcet. Jamais les catholiques n'ont exigé de billet de- confession plus détaillé. » (Non, certes, pas si détaillé car la confession n'est point sur le billet! Mais l'argument ne perd rien pour cela de sa force au contraire).
A un libre esprit, à une âme honnête, rien de plus antipathique que cette tyrannie des intelligences et des consciences imposée au nom de l'État par un gouvernement qui se donne, sans la moindre notion du ridicule, comme un gouvernement des esprits. Et de voir le ministre de l'Instruction publique se considérer comme étant le grand prêtre Joad, M. Faguet se révolte et remet véhémentement ce gouvernement tiaré à sa place.
Qu'est-ce que vous êtes? Encore une fois et toujours, vous êtes un organe de police et de défense. Quand vous sortez de ces attributions, c'est-à-dire de vos fonctions naturelles, suffisantes et nécessaires, non seulement vous empiétez, ce qui n'est pas honnête, mais encore vous devenez bête. Je crois qu'on vient de s'en apercevoir. Vous devenez maladroit, gauche, bizarrement accapareur, indiscret, inquisiteur, impuiaaant et comiquement furieux de votre impuissance. Votre métier est de maintenir l'ordre matériel et de nous défendre, c'est-àdire d'être à notre tête quand nous avons à nous défendre contre l'étranger. Il n'est pas de fonder des religions. Vous n'y entendez rien. Les religions ne vous regardent pas. Il n'est pas d'enseigner. Vous n'y entendez rien. L'enseignement ne vous regarde pas. Les religions sont des associations de fois, à l'effet de répandre et de propager une doctrine religieuse. Les enseignements sont des associations de savoirs et de pensées, à l'effet de répandre des lumières, des méthodes et des doctrines. Les bonnes religions, non pas ternes et languissantes, mais
vivantes et fécondes, sont celles qui existent par des associations libres qui les soutiennent et qui vivent en elles comme celles-là vivent en celles-ci. Les bons enseignements, non pas timorés et paralysés,. non pas « neutres, c'est-à-dire nuls », pour me servir du mot de Jules Simon, qui est presque vrai, mais vivants et féconds et pénétrants, sont ceux qui existentet qui s'exercent par des associations qui les ont créés, qui les soutiennent et dont ils sont l'expression.
La leçon est directe, et de toute clarté. Ce n'est point l'apologue oriental. Mais il fallait bien cette rude apostrophe pour faire entendre au gouvernement qu'il n'est pas d'essence divine, ni même de droit divin, et au ministre de l'Instruction publique que sa tiare n'est point celle de Joad, mais, peut-être, de Saïtaphernès.
Or, quel est-il, le plus souvent, ce grand maître du corps enseignant? Et que sait-il? Et que fait-il? De rencontre, il se peut qu'il soit un excellent homme, et même, aussi, un homme supérieur. Ce n'est pas impossible. Mais le plus souvent un petit politicien de petite sous-préfecture » prend en main les destinées de l'enseignement et s'occupe à former la jeunesse française conformément à l'idéal que lui suggère la politique dont relève son parti et dont fume son cerveau. Et voici la politique au bercail Questions d'enseignement, de pédagogie, de haute science et de haute curiosité, deviendront questions politiques; et ce ne sera point pour les éclaircir. Il gorgera les programmes d'instruction civique, d'histoire de la Révolution et de morale laïque et indépendante il multipliera les chaires de sociologie; jamais son corps enseignant ne s'occupera assez de politique, pourvu que ce soit de la politique favorable au gouvernement. Il fera apprendre par cœur la Déclaration des Droits de L'homme, qu'il a peu étudiée, mais dont il a beaucoup entendu parler, et s'apercevra après coup que c'est le plus terrible pamphlet contre le gouvernement dont il est et contre le régime qu'il représente, qui ait jamais été écrit sur la planète, et qu'autant vaudrait faire apprendre par cœur aux jeunes élèves les journaux de l'opposition. Et après lui, ce sera un autre petit politicien d'une autre petite sous-préfecture, et quand toutes les sous-préfectures de France auront vu leur petit politicien
grand maître de l'Université, la confusion en tout sera complète, si ce n'est peut-être pour nos inconfusibles politiciens. Hélas I il y a beau temps qu'elle est partout, la confusion dans les doctrines, dans les programmes, dans les méthodes, dans les attributions, dans les agissements comme dans les idées. Ou plutôt une idée domine encore toute cette confusion, mais elle n'est point pour la dissiper c'est que l'unique nécessaire pour les professeurs est d'avancer; et comme la politique mène à tous les sommets, c'est à qui fera de la politique pour le compte du gouvernement, sous les ordres du ministre.
Dans une rue de la capitale, rencontre d'un professeur « assez agréable, assez instruit, parlant assez bien, bref, de moyen mérite. »
– Je pars.
– Avant la fin des vacances? Où allez-vous?
– Chez moi, à cause de l'élection de R.
– C'est dans quinze jours. Vous serez toujours à temps pour voter. – Oh! 1 mais la campagne électorale! R. est très contesté. Il a besoin d'un coup d'épaule.
Il brandissait la sienne. Evidemment il s'inquiétait beaucoup plus des élections que de ses cours. S'il-avait été de l'opposition, les rapports de son recteur eussent porté « Un peu négligent en son service. Ne s'occupe guère que de politique. » Mais il n'était pas de l'opposition. Il voulait devenir recteur. J'ai le plaisir d'apprendre au lecteur qu'il l'est devenu1.
Donnant donnant. Ceci, c'est l'enseignement d'État. Danger terrible. Mais voici le danger plus grand. Déjà, dans son ouvrage, en plusieurs points excellent, sur la Psychologie du socialisme, M. Gustave Le Bon avait formulé cette thèse « C'est parmi les instituteurs et surtout les professeurs de l'Université que le socialisme compte le plus de recrues. » Rien de plus exact, constate Émile Faguet « Presque en majorité, peut-être en majorité, les instituteurs et les professeurs de l'Université sont socialistes de diverses nuances, depuis le socialisme d'État jusqu'au collectivisme et à l'antipatriotisme. » Le fait est indéniable.
Mais la raison psychique qu'il en donne est à méditer et i. Le Libéralisme, p. 16 5.
à retenir. « Un instituteur, un professeur, d'abord a, naturellement, à l'égard des deux grandes forces conservatrices, le clergé et l'armée, une animosité ou au moins un éloignement assez fort. Ce sont concurrents. Sans eux, sa corporation serait la première de l'État. Sans le clergé, c'est l'Université qui serait le clergé, qui serait directrice des esprits et des âmes. Le rêve de Cousin, l'Université sacerdotale, l'Université, clergé des temps modernes, est au fond de l'esprit de la plupart des universitaires. Pour l'armée, elle ne peut pas plaire aux professeurs. Elle est pauvre comme eux, mais elle est brillante; elle a un passé glorieux: elle est historique, et en cela elle est une espèce de noblesse; elle contient encore dans son sein les représentants les plus énergiques et les plus honorables de l'ancienne aristocratie; elle fait encore de « beaux mariages ». L'universitaire ne peut pas ne la pointenvier. – Sentiments peu sympathiques à l'égard des deux grandes forces conservatrices, c'est déjà un acheminement vers la forme la plus aiguë du démocratisme'. »
La raison économique est toutefois plus décisive, l'intérêt étant le dieu du jour et ses autels se dressant aussi bien dans les garnis ou les réduits ouvriers que dans les palais de la finance seulement, ce sont des autels portatifs, et c'est sur ceux-là que les universitaires besogneux immolent la classe riche à Ploutos.
Le professeur et l'instituteur n'ont rien à perdre et peuvent avoir à gagner à l'abolition de la propriété personnelle. Ils ne sont pas propriétaires ledeviennentdifficilement; ilsrêvent assez complaisamment d'une société où il n'y aurait d'autre différence entre les hommes que « celle des vertus et des talents », sachant bien que, dans une telle société, la vertu étant rare et du reste ne devant jamais compter que pour la forme et pour la cérémonie, le talent, c'est-à-dire savoir un peu plus de français que le paysan et un peu plus de trigonométrie que l'épicier, serait la seule distinction. Tout cela n'est point sot, et que l'universitaire soit très avancé, internationaliste, collectiviste, socialiste ou au moins radical, cela meparaît la chose du monde la plus naturelle. Il faudrait qu'il fût désintéressé, ou décidément d'une intelligence supérieure, pour n'être pas quelque chose de tout cela3. Voilà qui est parler franc c'est dénoncer le péril en brave. t. Diicimioru politiques, P. a86. ». lbid., p. a86.
En défendant, lui universitaire, et de toutes les énergies de son talent, la liberté d'enseignement contre les partisans du monopole, Émile Faguet montrait certes une rare indépendance d'esprit et un beau courage. Mais enfin, on pourrait se dire qu'il défendait peu ou prou sa propre cause. Car il entendait bien être libre d'ouvrir chez lui une école congréganiste, s'il le jugeait à propos, et de donner lui-même des cours dans une maison de congréganistes, si cela faisait son affaire, et de confier ses enfants ou ses pupilles aux bons soins des congréganistes, s'il reconnaissait la nécessité ou l'utilité d'une éducation religieuse toutes choses que la suppression de l'enseignement congréganiste lui interdisait désormais, et il se trouvait donc lésé tout à la fois comme citoyen, comme professeur et, hypothétiquement, comme père de famille. Il y avait donc dans ses revendications une part légère, sans doute, mais toutefois une part d'intérêt personnel et peut-être un La Rochefoucauld ou un Jérémie Bentham expliqueraient-ils par là son intervention dans la lutte, quitte à ne point se demander ensuite si la chose en valait la peine ou à fermer résolument les yeux sur les rapports proportionnels de cause à effet, car il resterait bien, tout de même, à expliquer pourquoi et comment cette intervention fut si magnifique d'ampleur et de vaillance. C'est même la seule question qui puisse compter.
Mais pour la loi sur les associations religieuses ou même sur la séparation de l'Église et de l'État, quel intérêt patent ou occulte pouvait mettre lance en main à cet incroyant qui faisait profession ouvertement de ne relever d'aucune.religion positive et qui, à ce titre, ne pouvait guère rêver de revêtir un jour la robe blanche du dominicain ou la robe noire du jésuite, qui devait, par ailleurs, en déduction de ses principes, trouver parfaitement inutiles et surannées ces formes de vie religieuse si peu d'accord avec sa raison et lui semblait-il encore avec nos conceptions de la société moderne?. D'intérêt, en tout cela, on ne perçoit guère, vraiment. Par je ne sais quel psychologue de l'assiette au beurre, cette idée a été émise Il a été payé pour cela. » Mais il
faut renvoyer ce psychologue à son assiette. Bien subtil, le lynx qui verrait ombre d'intérêt en cette campagne. La Rochefoucauld lui-même y eût perdu la clef des ses Maximes, et Bentham, à coup sûr, le sens propre de sa Déontologie. Peut-être relèveraient-ils, toutefois, quelque apparence d'illogisme, comme il y eut quelques fluctuations dans la pensée, fluctuations tout à fait négligeables au point de vue qui nous occupe. Mais la contradiction n'est pas au fond des choses; et pour défendre les congrégations comme pour défendre l'Église (celle-ci, à sa manière), il suffit au loyal écrivain d'entendre en lui l'appel de la justice et les protestations de la liberté, et aussi, et plus que jamais, d'obéir à ce sens patriotique qui fut sa grande lumière et qui l'inspira si bien toujours.
Un peu d'humanité, un peu de pitié. C'était assez, dans une âme grande, pour se sentir intéressé ou ému en faveur des congrégations. Quel mal avaient-elles fait à l'État? Quel mal à Waldeck-Rousseau ou à Combes ? Quel mal à n'importe quel sujet de la troisième République? Ce n'est pas faute d'avoir cherché que l'on n'a point trouvé 1 Silencieusement et chrétiennement, dans leurs cloîtres, dans leurs écoles, dans leurs ouvroirs, dans leurs orphelinats ou dans leurs hospices, elles se dévouaient au bien de tous; elles faisaient monter leur âme vers Dieu, en priant pour ceux qui ne prient pas doucement, elles se penchaient vers le cœur des petits enfants pour les élever vers le ciel ou les ouvrir au bien; elles leur apprenaient ensuite un métier et préservaient leur jeunesse en leur enseignant les chemins de la vie. Que faisaient-elles encore? Elles secouraient les pauvres et les assistaient; elles soignaient de leur main si douce les plaies des malades en versant la résignation et la consolation dans leur âme. Et voilà tout leur crime. Et quand l'État rogue survient, l'État laïque, athée et proscripteur, quand un Waldeck-Rousseau se dresse, froidement, pour leur dire « Vous êtes hors la loi. Vous êtes des ennemis sociaux, et vous vivez ensemble contrairement à la légalité. Vous pratiquez la pauvreté, le célibat, et vous suivez une règle. L'État ne vous reconnaît pas ce droit. La pauvreté, la chasteté, l'obéissance ne sont pas des articles de commerce, et du
moment que votre association n'est pas commerciale, elle est illicite; et quand même elle serait licite, il reste encore qu'elle est criminelle, car elle ne sert à rien pour la société si ce n'est la desservir. L'État vous supprime: Vous n'existez plus. Dispersez-vous! » comme on comprend bien que l'âme très droite, très loyalé, très juste d'Émile Faguet se soit révoltée devant cette barbare iniquité, et qu'il ait rappelé durement à Waldeck et à sa horde le sang des chrétiens dans les amphithéâtres, leur mort inique sous la dent des bêtes! 1 Aussitôt,de toutes ses forces,il réclama pour les congrégations le droit de vivre, et il se fit l'intrépide défenseur de leur droit. Comme homme, il avait senti la justice et la pitié l'émouvoir; comme citoyen, il s'appliqua énergiquement à faire triompher le bon droit sur la légalité, à étaler au grand jour les monstrueuses iniquités de la loi. Cette loi néfaste, il la soumit à une critique serrée et puissante qui n'en laissa rien subsister debout, rien, hormis les sophismes éhontés et les flagrantes contradictions. Il montra le « grand juriste » transportant dans le Code pénal une disposition du Code civil et faisant un crime aux religieux de ce qui n'était qu'une pure incapacité judiciaire. Il fit ressortir ce vice essentiel de la loi qui confond, parce qu'elle l'a bien voulu, la convention et le vœu, et dont le texte mal en point s'appliquerait tout aussi bien au mariage qu'à l'état religieux. Surtout son ironie aiguisée se plut à dégager cette curieuse incohérence d'un législateur qui, d'une part, dénonçait énergiquement le caractère illicite des associations religieuses et, d'autre part, leur promettait l'autorisation de l'État par une loi si elles consentaient à demander cette autorisation. C'était dire « Les associations religieuses sont par elles-mêmes illégales et criminelles. Mais vous pouvez autoriser à viyre ces associations qui sont criminelles et illégales par le seul fait d'exister. Elles sont, toutes, contraires aux lois; mais vous pouvez permettre à certaines d'entre elles de vivre contrairement aux lois et en insurrection contre les lois. » Nouveauté juridique un peu étrange, à coup sûr, et qui suffisait à juger et la loi et le législateur1.
1. DisCUSSions politiques, p. igg.
Enfin, comme Français, ce patriote clairvoyant s'attrista. Il voyait bien où tendait la manoeuvre, et que c'était là le commencement de la déchristianisation de la France. Et cela, plus que tout, lui tenait à coeur. On sait avec quelle ardente logique de bon sens, avec quelle acuité d'esprit railleur et vengeur il avait reproché à Voltaire et aux Encyclopédistes, comme le plus sacrilège de leurs méfaits, d'avoir rendu la France moins chrétienne et par cela même moins française. La politique napoléonienne lui était odieuse au même titre, avec son programme en deux points, mais complet, mais infailliblement sûr domestiquer l'Église concordataire, chasser et traquer les ordres religieux, précisément pour parvenir à domestiquer l'Église et, finalement, à déchristianiser la France. Ce même programme, il le retrouvait, chez les sectaires de la troisième République, avec la même clairvoyance dans la haine et un dessein plus arrêté encore d'aller cette fois jusqu'au bout, fût-ce par le recours aux dernières violences. Sans être prophète, car il lisait dans les causes, et dans les cœurs, et dans une foule de pronostics qui échappaient à d'autres, il annonçait, au milieu de la confusion générale, et d'une imprévoyance toute particulière, que l'assaut suprême contre l'Église se préparait occultement, que la guerre contre les religieux n'était qu'une guerre d'avant-postes, et que, les positions une fois découvertes et les troupes d'élite anéanties ou prisonnières, le tour viendrait du clergé séculier, puis des laïques suspects de catholicisme, jusqu'à l'écrasement absolu de toute idée chrétienne et au règne de l'athéisme dans le monde. Tu as vaincu, Julien l'Apostat1! 1
i « Après les congréganistes on poursuivra les prêtres séculiers après les prêtres séculiers, les laïques croyants, tenus pour « jésuites de robe courte » après les jésuites de robe cpurte, tout père de famille qui aura trouvé ou cherché le moyen de faire donner à son fils une éducation autre qu'antireligieuse et athée; après ceux-ci, les pères de famille qui auront donné eux-mêmes à leurs enfants une éducation de couleur désagréable au. gouvernement. J'ai dit en ne plaisantant qu'à moitié la seule solution efficace de la question cléricale, c'est d'interdire aux hommes qui ne pensent pas comme le ministre de l'Instruction, publique d'avoir des enfants. Et, en effet, la question cléricale n'étant pour les anticléricaux qu'une question électorale, ce que les anticléricaux poursuivront toujours, in fa tigablcmcnt, ce sont ceux, quels qu'ils puissent îlre, et quels qu'ils doivent être, qui leur prépareront des électeurs adverses. Dans ce, conditions, la guerre anticléricale est éternelle ou, di> moins,, de nature à se. prolonger
Ce qu'il avait prévu, arriva. Après la suppression des congrégations, la lutte reprit de plus belle contre l'Église, mais sous une forme qu'il n'avait point prévue et qui le fit tressaillir d'aise. Le gouvernement qui s'était enfermé dans le Concordat comme dans une place forte pour tirer de là sur les « réguliers », se retournait maintenant contre le clergé séculier, non point toutefois, comme le portait le programme de Napoléon, pour le domestiquer, mais tout au contraire pour lui rendre la liberté en supprimant le Concordat. Le défenseur des congrégations applaudit chaleureusement le projet de loi Briand. L'État se séparait de l'Église? Mais tant mieux c'était le salut pour l'Église! Négligeant, dès lors, toutes les questions de principe engagées dans l'affaire et dénonçant très haut les intentions hostiles de la loi, il ne voulut voir et il ne vit que la libération d'une Église jusque-là maintenue en captivité, et dont toutes les puissances de vie allaient s'épanouir désormais au grand air pur de la liberté1. Il lui sembla que le gouvernement venait de tourner contre lui-même sa meilleure arme et, satisfait plus qu'on ne saurait dire, il l'aida de tout son pouvoir à enfoncer la lame. Cette fois, il ne dit plus Tu as vaincu, Julien l'Apostat; mais il ne fut pas loin de dire, et il est clair qu'il pensa Tu as vaincu, Galiléen r
Peut être. Mais en attendant de voir se manifester les bons effets de la loi Briand, l'intrépide polémiste ne laissa point de poursuivre, d'une allure plus vive encore, sa campagne contre l'anticléricalisme forcené du gouvernement qu'il qualifie quelque part d'idiot, et partout, de malfaisant. au delà de toutes les prévisions possibles. Un anticlérical me disait Je ne crois pas, tout de même, que nous en ayons pour plus d'un siècle. n L'Anticléricalisme, p. 313.
i. « Les libéraux séparatistes, dont je suis, n'ont pas la naïveté de croire qu'une séparation faite par des républicains despotiques puisse être à arrière-pensée libérale, et sont parfaitement convailcns qu'elle est toujours à arrière-pensée d'écrasement. Seulement ils croient que, même organisée contre la religion et destinée à être complétée dans le même sens, la séparation vaut mieux que la domestication, parce qu'elle est la liberté, la liberté très menacée, mais encore la liberté. Ils disent Malo periculomam libcrlatcm. Ils croient que dans cette liberté même périlleuse, que dans cette liberté de combat, l'Église puisera des forces nouvelles et qui sont celles mêmes qui font qu'une Église est vivante. En un mot, ils croient qu'une Église est une toçce- aulo nome, indépendante de l'État, ou qu'elle n'est rien. » lbid.,p. a35.
Pour un homme qui fut toujours d'une courtoisie parfaite, et plutôt veloutée, ces mots durs sonnaient bien haut pour ce qu'ils valent. Et les faits n'accentuaient que trop leur sens. Si jamais la politique écarlate du « petit père Combes », dont l'intelligence se marquait surtout par ses bornes, fut démasquée avec vigueur et jugée avec éclat, ce fut par Émile Faguet, non plus seulement au nom de la liberté et de la justice, mais au nom du plus élémentaire patriotisme et de l'avenir de la France.
Ah] la France! Qui donc, dans cette fureur de guerres civiles, qui s'occupait encore, parmi les hommes du gouvernement, de ses intérêts? Quel Richelieu, quel Mazarin, quel Fleury, et même ,quel Choiseul travaillait à la rendre forte, grande, respectée des autres États, à lui assurer, dans tous les domaines de la pensée et de la civilisation, le rôle qui revient naturellement à son génie et qui est le fier héritage de son passé? La France! Dans l'esprit troublé de ces politiciens persécuteurs, parmi les visions rouges, les cris de haine, les desseins sinistre de destruction douce ou d'étranglement, où était sa place?.Existait-elle encore seulement P L'étranger, silencieusement, observait. Étonné de voir le gouvernement de la France, qu'il s'obstina toujours à confondre avec la France, fermer les yeux sur les grands intérêts du pays, sur ses droits, sur sa dignité même, et s'appliquer avec un aveuglement qui confinait à la folie, à l'amoindrir aussi bien au dehors qu'au dedans, il disait « Qu'est-ce que la France? – C'est un pays où l'on ne s'occupe que du Vatican. » Et nous pouvons mesurer aujourd'hui tout autour de nous, dans les pays neutres, par les sympathies perdues, si difficiles à reconquérir, l'immensité du désastre.
Émile Faguet suivait de très près ce recul, et il s'indignait. Il s'indignait de voir le folie anticléricale faire si légèrement le jeu de nos pires ennemis et nous aliéner les cœurs de ceux-là même qui, par toutes leurs plus chères espérances et leurs pensées les plus intimes, se rattachaient jusqu'alors à la France. Il est vrai que nous étions en train de perdre l'Alsace une seconde fois. Comment ne pas en faire un crime à ces farouches mangeurs de curés?
L'Alsace, nous ne l'avions perdue que matériellement en 1870. Cela ne nous suffisait pas. Nous nous sommes attachés (le tout notre cœur à la perdre moralement.
Nous avons mis tous nos soins à montrer à l'Alsace que nous étions les ennemis forcenés de la religion catholique et les ennemis enragés du clergé catholique. Nous avons mis tous nos soins à montrer î) l'Alsace que nous étions, sinon ses ennemis, du moins, ce. qui n'est pas si loin d'être la même chose, les ennemis de tout ce qu'elle aime. Ce n'est peut-être pas très adroit. Cela rentre dans notre habitude, qui est de ne jamais nous occuper de ce qui se passe de l'autre côté de notre frontière. Cette habitude est française; elle est particulièrement parlementaire et politicienne, les poJitiQieos ne songeant qu'à être élus et réel y et les étrangers n'étant pas électeurs en France « Que nous font les gens d'Allemagne ou d'Angleterre ? Ils ne votent pas » Avec la même démente incurie fut sacrifié en fait notre protectorat sur les chrétiens d'Orient, l'un de nos plus glorieux héritages et des plus féconds pour l'avenir. Mais pour l'intelligence débile et la radicale incompétence d'un Combes, que pesait cette faible question? « Le protectorat de hi France surlea chrétiens d'Orient? Au fond, disait cet homme, je suis ravi d'en être débarrassé. Cela était bon, et encore c'était « embarrassant », d'une part quand nous étions chrétiens, d'autre part quand nous étions forts. Mais vous ne tenez ni à être chrétiens ni être forts. Donc advienne que pourra du protectorat Qu'il passe à une nation qui ait cette force militaire et cette force navale à laquelle nous ne tenons pas. Nous restons, nous, en contemplation devant les immortels principes de 89. » On ne saurait perdre, en vérité, plus gaiement un protectorat, et l'indignation de M. Faguet n'était point une indignation de commande 1
Et pendant ce temps l'Allemagne veillait elle se tenait en bons termes avec Rome; insensiblement d'abord, puis rapidement, elle s'acheminait vers la conquête de ce séculaire privilège, qui a toujours été pour la France un honneur, mais qui était aussi un très puissant moyen de pénétration économique et d'influence morale. Le déclin de la France n'était que trop visible.
Quand sonna, en i9o5, l'heure du péril, il fallut bien ouvrir les yeux, constater avec effroi que l'on n'était pas i. l'Anticléricalisme, p. 331,
prêt, reconnaître l'absolue désorganisation de tous nos services de défense. Nous étions à la merci de l'Allemagne. Et voilà l'aboutissant direct, rapide, de la politique des WaldeckRousseau et des Combes, le résultat le plus clair de I'artti* cléricalisme. Car pourquoi cette déchéance d'un grand pàysP P Pourquoi cette humiliation d'un peuple si riche des plus beaux dons?
Pourquoi ? Parce que nous avions eu pendant trois ou quatre ans Un ininistrô dé la Guerre et un ministre de la Mariné qui, en fait dé marine et de guerre, n'avaient songé qu'à « coflibàltre la réadtion et le cléricalisme » dans les armées de terre et de mer et qui n'avaiènt été choisis que pour cela. – Que l'anticléricalisme désorganise une armée, tarisse les approvisionnements, démunisse les magasins de munitions, laisse en déplorable état les forts de l'Est, découvre et ouvre la frontière, au premier abord tela parait singulier. C'est un fait pourtant, parfaitement indiscutable, et c'est tout naturel1. Le ministre des Affaires étrangères n'avait pas été plus clairvoyant. Emile Faguet le nomme, avec son esprit toujours sensé, un ministre souterrain. La France n'avait plus de gouvernement; elle était aux ordres d'une meute de sectaires et ce n'était point faire acte de pessimisme que de s'attendre, à brève échéance, aux pires catastrophes.
Ainsi pensait cet homme de bien; ainsi luttait ce vaillant. Nul ne lui reprochera de n'être pas descendu jusqu'au fond, jusqu'au bas-fond de la politique gouvernementale, et de ne pas s'être armé de toutes ses énergies pour condamner les proscripteurs et pour flétrir leur méfaits. Il n'a servi, lui, ni ses intérêts, qui n'entraient point en compte, ni son parti, puisqu'il ne relevait d'aucun groupement et n'entretenait aucune ambition politique. Il n'a servi que la France. Tous les amis de la liberté admireront la grandeur morale de son effort, et les Congrégations lui seront particulièrement reconnaissantes de ce qu'il a fait pour elles. Il n'entendait pas les sauver, sans doute. Qui aurait pu y prétendre? Le seul résultat qu'il poursuivît, c'était de libérer son âme du i. L'Anticléricalisme, p. 328.
dégoût que lui inspirait l'inique légalité des sectaires; c'était d'éclairer, si possible, les esprits aveugles ou frivoles, et de réveiller, chez les indifférents ou chez les lâches, le sens de l'honnête ou le sentiment du devoir; c'était, devant le crime barbare qui arrachait à la France ses fils les plus dévoués, de faire entendre, avec la protestation de sa conscience, la voix de la justice et du droit, celle qui retentit dans l'histoire. Et si ce n'était point là une oeuvre de salut, c'était, au premier chef, une œuvre salutaire elle honore infiniment le courageux défenseur de nos libertés. Le reste ne tombait pas en son pouvoir. Il savait.trop que la raison n'a point de prise sur le fanatisme des persécuteurs, et que l'on ne calme point soudain les passions longtemps surexcitées des masses populaires. Que l'anticléricalisme dût élargir toujours plus sa sombre trouée et aller jusqu'au bout de sa rage de destruction, c'était pour lui une de ces convictions que rien n'eût ébranlées; et l'illusion de ceux qui comptaient encore sur un revirement de l'esprit populaire pour débarrasser la France de la tyrannie jacobine, le faisait tristement sourire, lui qui, de la bouche d'un homme du peuple, d'un ouverier pas plus méchant que d'autres, avait recueilli cette formule appréciative du régime « La liberté 1 Elle est jolie, la liberté On n'a pas seulemént le droit de tuer un curé. »
LE RENOUVEAU RELIGIEUX DANS L'ÉGLISE ANGLICANE' t
III. Les aspirations des suffragettes à la prédication et à la prêtrise.
Le renouveau religieux en Angleterre a posé un problème qui, à la veille de la grande Mission nationale, agite assez vivementl'opinion publique. Il s'agit de décider si les femmes seront autorisées à prêcher dans les églises. Le mouvement des suffragettes vient de trouver à son activité exubérante ce débouché inattendu2. Des postulats ou des requêtes en sens s divers sont adressés par différentes associations auxautorités ecclésiastiques. Les journaux publient des articles, tantôt favorables tantôt souverainement méprisants.
Dès le mois de mars 19 iA, était lancée une circulaire en vue d'organiser une conférence où l'on discuterait l'admission des femmes à la « prêtrise ». Cependant, était-ce pour aider le mouvement? dans les douze derniers mois qui précédèrent la guerre, les suffragettes brûlaient six églises et, dans beaucoup d'autres, faisaient des démonstrations hostiles et causaient des dégâts. La circulaire eut dix-sept réponses défavorables à cette nouvelle prétention; quarante-cinq l'approuvaient avec plus ou moins de restrictions; quinze aussi étaient favorables, mais n'émanaient pas d'adhérentes à l'Église anglicane. Le io mars 1915, devant la Ligue nationale des Suffragettes, Miss Maure Royden prétendait qu'il n'y avait aucune incompatibilité entre les fonctions sacerdotales et le sexe féminin. Dès lors, on lançait dans le monde religieux des tracts, où se rencontrent des déclarations explicites
i. Voir les Études du 20 août.
a. On sait que M. Asquilh, converti, se déclare maintenant prêt à reconnaître aux femmes le droit de vote.
Notre sentiment est que la prêtrise est une fonction de l'humanité, non pas l'apanage d'un sexe; et puisque les femmes sont des êtres humains, il est déraisonnable de leur refuser l'accession au sacerdoce, simplement parce qu'elles sont femmes. Il existe, à ma connaissance, au moins une femme qui se sent la vocation, et cette femme aurait fait, autant qu'on peut le conjecturer,un prêtre presque idéal. Le poids de la coutume paraît étouffer l'Esprit de Dieu. La perte qui en résulte pour l'Eglise est, ce semble, lamentable.
Cette revendication séduisante ne laissait pas les lectrices indifférentes et, dans sa réponse à ce manifeste, l'une d'elles écrit « J'aimerai à voir des prêtresses et des femmes-évêques quand le moment sera venu, mais je crois que la première chose à faire, c'est de s'emparer du diaconat. » Dans un récent manifeste, les promotrices de ce mouvement expliquaient ainsi leur pensée. « L'ordination suppose deux appels l'un provenant de Dieu, que l'ordinand sent au-dedans de lui; l'autre provenant du corps de l'Église. Beaucoup de femmes reconnaissent en elles le premier appel; il reste à obtenir du Saint-Esprit que le corps de l'Église arrive un jour à admettre cette vocation »
L'organisation de la prochaine Mission parut une excellente occasion de pousser cette idée. Miss Maure Royden plaida la cause des femmes devant le Comité de la Mission nationale. Celui-ci se laissa convaincre. Une première résolution fut adoptée. « Les tendances et l'idéal du mouvement féministe, quoi qu'il en soit de ses revendications politiques et autres, sont en harmonie avec l'enseignement du Christ et de son Église, quant à l'égalité des hommes et des femmes au regard de Dieu, égalité de privilège, égalité de vocation, égalité dans le service divin. » Les suffragettes ne manquèrent pas de voir que ce document prêtait à une interprétation en leur faveur; et elles proposèrent deux autres résolutions. L'une pressait l'Église de reconnaître « l'importance d'assurer une représentation suffisante de femmes dans les conférences, comités, et assemblées qui s'occupent, soit de la Mission nationale, soit du travail permanent et de la mission de notre Église »; l'autre insistait auprès des évêques sur « l'importance de donner des directions nettes quant aux meilleurs t. Cf. Thé Guardian, 19 août njiG.
moyens d'employer les services et de recevoir le message des femmes-orateurs, soit à l'église, soit ailleurs ».
Lorsque ces discussions furentcommuniquéesà la presse, de tous côtés des discussions s'élevèrent; une scission s'est même produite parmi les suffragettes. Celles qui sont opposées à ce nouveau mouvement se rangent sous la direction de Lady Henry Sommerset. M. Athelstan Riley, dans des lettres adressées à l'archevêque de Cantorbéry, dénonça le « complot» féministe et somma les chefs de l'Église d'intervenir1. Les autorités anglicanes durent se prononcer, et, selon l'usage, elles le firent en sens divers. L'archevêque de Cantorbéry, assez favorable, semble-t-il, paraît ne pas croire à un danger possible d'ordinations féminines et, en ce qui regarde la prédication, il laisse chaque évêque libre de prendre les mesures qu'il jugera convenable. Le docteur Charles Gore, évêque d'Oxford, flétrit la nouvelle tendance comme « absolument contraire à la tradition catholique n, et pense qu'il serait désastreux de laisser les évêques répondre, l'un par une autorisation, l'autre par une interdiction2. L'archevêque d'York s'est opposé à la nouvelle mesure, ainsi que l'évêque de Salisbury. Ce dernier écrivait à ses archidiacres
Dans ce diocèse, ni avant, ni pendant, ni après la Mission, il ne sera permis aux femmes, dans quelque condition que ce soit, de prêcher ou de présider des offices dans les églises. Je le sais; ces femmes qui nous apportent, en tant de manières, une aide si précieuse, n'ont vraisemblablement aucun désir d'une telle innovation, et lui sont en général assez fortement opposées. Mais comme ce sujet est malheureusement devenu l'occasion de discussion publique, et que d'autres peuvent nous venir de diocèses étrangers, je crois à propos de m'exprimer clairement. Le Comité de la Mission, qui est responsable de cette inspiration, n'est pas un corps représentatif; et sa décision ne peut être acceptée comme exprimant la pensée de.l'liglise. Plus nous sommes convaincus qu'il ne s'agit pas là d'une question libre, puisqu'elle est tranchée pour nous par l'enseignement de l'Ecriture et la pratique de l'Église, plus nous pouvons pour le moment l'ignorer, puis, si besoin en est, nous y opposer sans concession mais, en attendant, notre devoir r i. Cf. la correspondance échangée entrel'archevêque de Cantorbéry et M. AtlieUtau Riley, publiée dans le Church Times, 18 juillet 1916.
». Cf. Copporate Loyalty, dans Oxford Diocesan Magazine, aott 1916.
est de faire paisiblement la tâche qui s'offre à nous et d'éviter de nous laisser distraire de son objet principal1.
Le docteur Winnington Ingram, évêque de Londres, était plus large. Présidant le Comité de la Mission nationale, le i3 juillet, il annonça que, pour sa part, il permettrait aux femmes de parler des degrés du sanctuaire, et il fit savoir que le docteur Randall Davidson, l'archevêque de Cantorbéry, était du même avis. Un peu plus tard, toutefois, le docteur Ingram montra plus de réserve. Dans le numéro du mojs d'août du London Diocesan Magazine, il autorisait encore les femmes à parler pendant la Mission dans les églises, mais aux quatre conditions suivantes
i° Elles doivent s'adresser seulement aux femmes et aux jeunes filles; 2° elles doivent, dans tous les cas, avoir la permission de l'évêque; 3" elles doivent avoir la pleine approbation du minigtre; 4° elles ne doivent parler ni de la chaire, ni de l'ambon, ni des marches du chœur. Enfin, la Revue annonçait qu'une liste de dames autorisées à prêcher allait paraître incessamment. Mais depuis, devant les polémiques suscitées dans la presse par l'annonce de cette autorisation, l'évêque a proposé, par une lettre du i5 août, aux journaux, une trêve (truce) et remis la question, pour plus ample discussion avec son clergé, aux premiers jours de septembre. L'évêque de Chemlsford, après avoir suivi le docteur Ingram dans ses concessions, vient de retirer la permission accordée et se réserve d'examiner le cas après la Mission*. L'évêque de Birmingham, le docteur Wakefield, demeure partisan de la prédication féminine. Il y voit une innovation de très peu d'importance, et est prêt à examiner toutes les demandes qui lui seront faites. Il a communiqué au Times ses sentiments.
Il semble y avoir dans les esprits, dit-il, quelque confusion à propos de la place qu'il convient d'accorder aux femmes dans les services de l'Eglise. Je me demande si l'évêque de Londres a jamais eu l'intention de permettre beaucoup plus qu'il a été accordé jusqu'à présent. Indépendamment de la question du sexe, nous savons qu'aucun homme ne peut prendre la parole dans une église consacrée, à moins qu'il i. Cf. Church Times, 18 août 1916. 3. Cf. le Times, 11 août 1916.
n'ait l'autorisation épisoopale. II est donc évident que les femmes ne peuvent être plus favorisées, et qu'une sanction officielle sera nécessaire pour quiconque n'a pas reçu l'ordination ou obtenu une permission requise, avant de s'adresser à une assemblée de fidèles. Qu'est-ce que les femmes ont fait jusqu'à présent dans les églises ? Elles ont pris les classes du dimanche; elles ont pris l'enseignement de la Bible; elles ont exercé les chœurs; elles ont rempli l'office des sacristains; e!les se sont chargées des classes préparatoires à la confirmation. Si je comprends bien la situation présente, tout ce qu'on demande maintenant est que, à l'occasion de la prochaine Mission nationale, des femmes, choisies et approuvées par l'évêque du diocèse, soient autorisées à parler à leurs « sœurs », en des réunions particulières, c'està-dire dans l'aile de l'église, ou à tout le moins en un endroit de l'église non réservé au clergé. Je crois que l'association Church Army serait contente si les femmes élaient autorisées à témoigner de leur religion à des services spéciaux, mais seulement en présence du clergyman. Je confesse que je ne puis voir, dans l'extension proposée de l'activité féminine, aucun empiétement sur le domaine du clergé, et comme, de plus en plus, les laïques, en certaines circonstances, sont admis à parler dans les églises, je ne suis pas effrayé d'une permission accordée avec prudence aux femmes.
Je me considère donc comme obligé à moins que le corps épiscopal n'en vienne à une décision pratiquement unanime à juger sur ses titres toute demande qui me sera faite, et tandis que je garderai jalousement la place des ministres consacrés, je n'interpréterai pas l'emploi des laïques dans le service de l'Église comme excluant nécessairement les femmes'.
L'évêque de Birmingham n'ignore pas la défense faite par saint Paul, mais il prétend que l'apôtre, ami du progrès et des innovations, s'il vivait de nos jours, ne serait nullement opposé à la prédication des femmes dans l'église. Il est un peu dangereux, dit-il, de citer saint Paul, sans se reporter en esprit à son époque et sans considérer toutes les circonstances. La situation des femmes, au temps de l'apôtre, ne ressemblait en rien à celle du temps présent. Il n'est pas vraisemblable qu'il eût approuvé la part qu'elles prennent maintenant à la vie séculière ou religieuse. Sûrement, nous sommes autorisés à croire que saint Paul n'énonçait pas dans tous ses conseils des jugements irréformables en toutes circonstances. Quelques-uns d'entre nous pensent que saint Paul était précisément l'homme qui, plus qu'aucun autre, se rendait compte que le progrès est nécessaire à l'Église. Le saint Paul du premier siècle n'aurait pas approuvé que les femmes eussent une influence notable i. Cf. Times, Bishop Wakefield'a Views, 18 août igiâ.
dans la vie de l'Eglise, si ce n'est comme servantes; mais si Paul était ici aujourd'hui, je doute qu'il prêtât son concours actif à la grande rigidité de quelques-uns, qui s'en réclament comme de leur autorité dans cette question du sexe.
Le texte de saint Paul a, en effet, été commenté et longuement discuté par les partisans ou les ennemis de la prédication des femmes. On a essayé de préciser le sens du verbe grec XoAeîv dont s'est servi l'apôtre. Surtout,, on propose de considérer cette règle de saint Paul comme purement disciplinaire, applicable seulement aux temps et à certaines circonstances dans lesquelles vivait le législateur; et l'on compare avec d'autres usages, ou coutumes tombés en désuétude. Quant à laisser parler les femmes dans l'église, est-ce tellement terrible? On leur permet bien de chanter; or, il n'en fut pas toujours ainsi. Saint Paul probablement ne le permettrait pas. L'ordre qu'il leur donne de « garder le silence » semble aller aussi loin que cela. 11 leur défendait certainement de parler; mais une règle disciplinaire, même de provenance apostolique, n'est pas immuable. Autrement, ce serait un péché contre la sainte discipline de manger des volailles tuées à la façon habituelle. Presque dans le même développement, saint Paul défendait aux femmes de parler dans l'église et de prier du moins en public-sans un voile. Cette dernière injonction est traitée comme surannée dans certaines régions de la catholicité. Pourquoi pas la première P Mais était-ce général au temps même de saint Paul A Césarée, il fut l'hôte de Philippe l'évangéliste « qui avait quatre filles vierges et prophétesses ». Or, la prophétie est-elle jamais mentionnée dans l'Eglise chrétienne autrement que comme un exercice public dans l'assemblée des fidèles ? Probablement, l'activité de ces quatre dames déplaisait à saint Paul, mais il dut la supporter. En fait, il reconpaissait l'existence de la pratique, même quand il la condamnait. « Toute femme, dit-il, priant ou prophétisant, sans porter de voile, déshonore sa tête. » II prouve ainsi que la règle qu'il a posée n'est pas universelle La pratique de l'Église catholique, conclut-on, montre que les canons purement disciplinaires, même de provenance apostolique, ne sont pas irréformables et universellement obligatoires. Si, actuellement, nous sommes si stricts dans leur application, on doit admettre du moins qu'il est possible d'y déroger, comme nous le voyons dans le cas des femmes voilées. Saint Paul n'a-t-il pas aussi déclaré « Je ne supporte i. Rev. T. H. Lac^, Church Times, 4 août igi6.
pas qu'une femme ait autorité sur un homme ? » Et l'Église catholique a sacré des reines et a béatifié la Pucelle de France. Aussi bien, prétendent certains tenants de la cause féminine, la règle sur le silence des femmes n'a pas été observée universellement dans l'Église catholique. N'a-t-elle pas, en effet, dit encore le Rev. Lacey, supporté volontiers l'enseignement de sainte Catherine de Gênes [?], et ne demande-t-elle pas dans l'office de sainte Thérèse ut caelesti ejus doctrinae pabulo nutriamur1? Le texte de saint Paul vise en effet, d'après le Rev. Lacey, tout enseignement des femmes. « On conteste, dit-il, dans une réponse aux attaques qui ont été faites contre son argumentation, que la demande « d'appareil simple, avec modestie et sobriété » s'applique à une simple réunion de femmes. Si Priscilla enseigna Apollo, c'était en l'absence de saint Paul, et on peut douter qu'il l'eût autorisé2. »
Au reste, certains attaquent saint Paul lui-même. Son décret sur le silence des femmes fut porté dans les premières années de son ministère; et l'on sait qu'alors, il était très opposé aux femmes. Il n'avait d'ailleurs aucun droit de formuler une pareille prescription, donc d'obliger les églises pour tous les temps. Il n'était qu'un homme. La conduite du Christ envers les femmes est toute différente. Il n'a donné de'commandement ni dans un sens ni dans un autre, mais quiconque étudie l'Évangile, ne peut manquer d'être frappé de la considération et de l'estime que le Sauveur témoigne aux femmes qui l'accompagnaient. Bien plus, saint Paul luimême, s'il ne supprima pas son édit, parle dans ses épîtres de « celles qui l'ont aidé dans l'Évangile ». Que fut cette aide3? P
Aussi bien, disent encore les partisans du féminisme, dans toutes les autres religions, on permet aux femmes de parler dans les temples. L'archevêque de Cantorbéry, en concédant l'autorisation, faisait remarquer qu'il avait été édifié de voir en France les femmes récitant des prières ou enseignant le catéchisme aux enfants. Donc, conclut le chanoine Carlile, dans un sermon prêché à Saint-Mary at Hill, i. Church Times, 4 août 1916. 2, Church Times, 18 août 1916.
3. Cf. K. E. Ridgway, Yorkshire Post, i5 août 191 6.
« des saintes comme la bienheureuse vierge Marie, les quatre filles de saint Philippe à Samarie, ou sainte Hilda (qui, comme le laïque Origène, donnait des conférences de théologie à l'église en présence d'ecclésiastiques), seraient bâillonnées aujourd'hui par beaucoup d'anglicans, alors que leur aide est si nécessaire pour la sainteté de la vie et de la famille4 1 » D'ailleurs, les anglicans voient tout autour d'eux, dans les sectes dissidentes, les femmes prendre la parole aux réunions pieuses. Dans l'Armée du Salut, dans la Société des Amis, quelquefois chez les méthodistes, les femmes sont admises à s'adresser à la communauté 2. Mais, même chez les anglicans, les laïques ont été autorisés à parler dans les églises; alors pourquoi pas les femmes? Et on argue' surtout d'un fait récent. Lord Hugh Cecil, membre du Parlement, a donné les 4 et le i août deux sermons sur « le Christianisme et la Guerre », dans l'église de Saint-Martin on the Fields, à Londres.
Chose curieuse certains voient, dans l'opposition faite à ce mouvement, un retour au protestantisme, et, dans une lettre adressée au Church Times, une dame formule cet argument assez original. De même que Jésus, ayant pris le pain et le vin comme matières du saint Sacrement, on ne peut les changer; de même, les prêtres ayant été institués comme ministres et dispensateurs des sacrements, personne d'autre ne peut y aspirer. Mais le Christ n'a pas institué de prédicateurs comme tels. Dans l'Église catholique, comme autrefois dans le peuple d'Israël, beaucoup de prophètes ne sont pas prêtres et tous les prêtres ne sont pas prophètes. Ne pas vouloir innover, c'est suggérer que le sermon, ainsi que souvent les protestants le supposent, est sur le même niveau que les sacrements, comme instrument de la grâce. N'y a-t-il pas aussi, dans ce culte littéral des écrits de saint Paul, quelque chose qui ressemble à la théorie protestante de l'inspiration verbale de l'Écriture3?
t. Cf. Times, 17 août 1916.
a. Il est vrai que, si l'on en croit le Rev. Sidney Smith (The Guardian, 7 août 19 16), les prédications féminines ont donné jusqu'ici, dans l'ensemble, une très médiocre satisfaction chez les non-conformistes.
3. Cf. Mary R, Lacey, dans le Church Times, 18 août igifi.
Dès lors pourquoi, surtout pendant cette grande Mission nationale, ne recourerait-on pas à « la voix douce et persuasive d'une femme qui a reçu le don de l'inspiration »? Beaucoup de femmes désirent « rendre témoignage » pour leur Maître béni. Les femmes ne sont-elles pas aussi saintes que les hommes? Si la guerre fait appel au concours des femmes, pourquoi pas l'Église? « Après la prophétie de Joël (11, 28) et les paroles de saint Pierre (Act., 11, 17), un moderne Canut, comprenant mal les insinuations de saint Paul à propos de certaines femmes turbulentes de Corinthe, osera-t-il essayer de refouler la vague, tidal wave, qui porte à sa crête la promesse d'une Pentecôte, d'une ère catholique et apostolique' »? P
Nous avons présenté quelques-uns des arguments apportés par les partisans du féminisme. Il est impossible de suivre, dans leurs discussions diverses, les nombreux correspondants qui ont envoyé leurs opinions aux journaux. Toutes sortes de questions, en effet, aussi originales que variées, sont greffées sur cette enquête le célibat de saint Paul, la juridiction des abbesses, celle des reines d'Angleterre, les rites du couronnement des rois et des reines, etc. Notons cependant que l'exemple de Jeanne d'Arc commandant à des soldats a été. très souvent apporté « Les modernes Pucelles, d'Orléans seraient-elles brûlées, ou béatifiées? » L'Église n'interdisait-elle pas aux femmes de son temps de porter des habits d'homme? C'est pour avoir violé cette prescription qu'elle fut condamnée par l'évêque Cauchon, et, pourtant, Jeanne d'Arc a été béatifiée par l'Église romaine.
Quelle que soit la variété de toutes ces raisons apportées, le mouvement est plutôt considéré comme une plaisanterie, et l'on prétend que si l'on faisait passer des pétitions, les femmes seraient encore plus opposées que les hommes à s'entendre morigéner par des personnes de leur sexe. Beaucoup s'étonnent des concessions faites par les autorités ecclésiastiques, et la grande association English Church Union a décidé d'organiser des protestations dans tous les i. Cf. Times, 18 août 1916 Prebendary jCarlile onjidal wave.
diocèses où les évêques permettront cette grave dérogation à la discipline1.
De toutes les correspondances publiées par les journaux à l'occasion de cette discussion, le mot de la fin nous semble donné par un lecteur du Yorkshire Post « La scène se passe dans le train. On discute sur la question du jour Les femmes prêcheront-elles? Un. homme marié, qui occupe un coin du compartiment, répond « Elles le font toujours » )) Et la discussion cessa2. »
IV. Les critiques faites à la prédication ofaoielle Un des arguments assez souvent apportés par les partisans des « femmes-prédicateurs », est la faiblesse de la prédication des hommes. L'Église, dit-on, admet qu'elle a failli à donner son message à la génération actuelle, et ses ministres sont des hommes. Pourquoi ne serait-il pas permis aux femmes de prendre la place de ces pasteurs dont les bancs vides, chaque dimanche, proclament l'inaptitude 3P Il est certain que depuis quelque temps était-ce de la part des suffragettes une manœuvre d'avant-guerre? la prédication des ministres n'avait pas bonne presse. Non seulement la Conférence diocésaine de Cantorbéry, tenue en juin igi6, critique le ton « faux et chantant » des prédicateurs, mais partout on attaque leur manière de présenter la doctrine. Beaucoup se plaignent que, dans les églises, on parle de trop de choses et pas assez de religion. La Société protectrice des animaux n'a-t-elle pas obtenu de beaucoup de pasteurs que le troisième dimanche « après la Trinité », l'instruction serait donnée sur nos devoirs envers les bêtes? P Les prédicateurs – et l'Église d'Angleterre, en général, se préoccupent peut-être trop d'action purement politique et sociale, négjigeant la formation religieuse de ses adhérents. N'y a-t-il pas un peu de vrai dans cette représentation satirique d'un ministre qui, au jour du jugement, à la question « Pourquoi n'en avez-vous pas fait un bon chrétien P » x. La section de Douvres a ainsi organisé une grande réunion de protestation, le la août 1916, à Cantorbéry même, dans la salle de la paroisse Saint-Pierre. 3. Nibs, dans le Yorkshire Post, 16 août 191 6.
3. Ct. Sunday Tint», 30 Août; D.-S. Shpuld womcq preach?
répond « Ma foi, j'ai du moins essayé d'en faire un teatotaller*. » Surtout pendant la guerre, on a quelque peu abusé des sujets purement patriotiques2 et on n'a pas assez parlé, en particulier aux Tommies, de leur idéal religieux. Les soldats, conduits chaque dimanche, by order, à l'office, entendent des prédicateurs qui ne savent ni les animer, ni les consoler, ni les élever vers le ciel.
Dès le début de la guerre, nous nous sommes mis par principe à nourrir le peuple de tirades patriotiques, sans égard à un patriotisme plusélevé qui consiste à reconnaître les droits personnels du Christ sur nos vies individuelles et qui s'achève dans un nationalisme encore plus élevé. Inculquer le patriotisme, identifier le Kaiser avec « l'Homme de Péché», non, ce n'est pas ainsi qu'on soulage la faim et la soif des âmes qui ont besoin d'être nourries de la parole de Jésus et de son amour. Assurément, il n'est pas trop tard pour changer nos plans spirituels et pour faire de la seconde année de la guerre, « une année agréable aux yeux du Seigneur », en suivant le programme divin tracé par Isaïe, chapitre lxi, verset i 3.
Certain prédicateur-prophète n'allait-il pas jusqu'à assimiler lé peuple anglais au peuple israélite, et à conclure son exhortation par cette sensationnelle péroraison « Courage 1 nous devons vaincre. Sans cela, ma foi en Dieu serait sérieusement atteinte 1 »
Un évêque raconte qu'il a entendu un sermon dans une paroisse C. P. A., où les noms de Dieu, de Christ, de Jésus, où les mots de péché, de salut, de foi, de ciel, ne furent pas prononcés une seule fois. Et s'adressant à ses ministres, il concluait « Ne devrions-nous pas être honteux de prêcher les sermons que nous faisons, lorsque nous avons à proclamer un si glorieux Évangile de salut, dont la puissance et l'étendue n'ont pas de limite »; et il invitait les prédicateurs à reprendre les grands sujets du péché, de l'enfer. Même lorsque les pasteurs parlent du Christ dans leurs sermons, on est quelquefois douloureusement surpris de voir combien peu ce Christ est vivant pour eux. Leur enseignement est vague. Aussi leur auditoire se plaint de ne pas i, Mot à mot ne buvant que du thé; un abstinent.
2. M. Ladbroke Be plaint pourtant, dans le Sunday Times du 9 mai 1915, que le clergé ne parle pas assez de la guerre.
3. A. B C., dans le Gudrdidn, 19 août 1916.
les comprendre. Ils ne donnent presque jamais de définitions, dit-on, et quand ils en donnent, elles sont souvent contradictoires. « Aussi, est-on obligé de le constater, rien de plus vague que la foi ordinaire d'un Anglais du peuple. Dans son esprit, aucune notion concrète de ses relations vitales, personnelles, avec le Seigneur qui est mort et ressuscite pour lui, qui'désire passionnément le sauver1. » Une enquête faite près des aumôniers militaires a montré que le mal était l'ignorance des hommes. Sur un grand nombre de soldats, originaires du Midland, sept seulement ont fait leur communion pascale, cette année. Et pourquoi? Cela tient, déclare le Rev. Arthur Monford, àu manque d'instruction dans l'église et l'école anglo-catholiques. Au lieu d'enseigner l'Évangile, on fait des dissertations morales sur le caractère et sur la chute du roi Saül. Beaucoup se plaignent de l'importance prise par la Bible dans l'enseignement de la religion, au détriment de l'Évangile et de la vraie connaissance du divin Maître. Dans un sermon, préché à All'Saints, Margaret Street, à Londres, le Rev. H.-F. B. Mackay racontait cette savoureuse anecdote
Il y a quelque temps, j'étais à la gare de Paddinglon pour prendre un train, qui attendait près du quai central, et je m'y dirigeais, précédé d'un porteur roulant mes bagages. Comme nous tournions l'escalier à l'entrée du passage souterrain, j'aperçus un groupe d'employés qui paraissaient absorbés dans une très vive conversation. Au sommet des marches, je fus arrêté par une voix derrière moi, qui me disait « Je vous demande pardon, Monsieur, mais pourrais-je vous parler?» Je me retournai et trouvai un employé supérieur qui portait la main à sa casquette. « Certainement, dis-je; que puis-je faire pour vous? Pourriez-vous m'apprendre quel était l'oncle de Moïse? L'oncle de Moïse, dis-je? Oui, Monsieur, l'oncle de Moïse. Je regrette, répondis-je, mais je n'ai pas la moindre idée de qui pouvait être l'oncle de Moïse. Pourquoi me posez-vous cette question? – Ahl Monsieur, mon enfant a été passer son examen de religion. C'est un enfant intelligent. Il s'attendait à très bien réussir, mais il a été embarrassé par cette interrogation. Le pauvre petit Kiddie ne pouvait pas dormir; alors, j'ai pris ma bible et j'ai essayé de l'aider, mais je n'ai rien trouvé. J'ai demandé à mes collègues justement ici, et ils ne savaient pas, mais voyant passer un reverend gentleman, j'ai pensé qu'il devait certainement savoir. Allons, dis-je, je regrette beaucoup. Je vout. Gerald V. Sampson, chanoine de Truro, dans le Guardian, 16 août igi5.
drais pouvoir aider votre enfant, et aussi je souhaite qu'on ne lui enseigne pas une teile futilité au nom de la religion. Cette sorte de question n'a abso!ument rien à voir avec la religion. Non, Monsieur, c'est ce qu'il me semblait. Au revoir, Monsieur. » Alors je pris mon train.
Peu importe le nom de l'oncle de Moïse; mais il importe qu'on apprenne aux enfants à prier et à connaître Notre-Seigneur. Ainsi trouve-t-on qu'on a beaucoup gaspilléd'énergie, et d'éloquence peut-être, pour rechercher les choses secondaires au lieu de l'essentiel. Plusieurs se plaignent que dans les écoles de l'Église anglicane on n'enseigne rien sur les sacrements; rien sur l'eucharistie, en particulier, rien sur l'absolution. Le sentimentalisme tient la place des sacrements. La Mission qui se prépare verra-t-elle un retour à la communion et à la confession? Il semble du moins que nous puissions discerner le désir, chaque jour plus vivement senti, le besoin de certaines notions catholiques, et des certitudes chrétiennes.
Nous reviendrons, s'il plaît à Dieu, sur ce sujet, quand la grande Mission nationale aura été donnée dans tout le Royaume-Uni. En attendant, il ne faudrait pas conclure des présentes notes que l'Église anglicane se soit montrée, dans ses chefs et ses dirigeants, dépourvue de zèle et d'un sincère désir du bien spirituel au cours de cette guerre. C'est de sa position doctrinale et de son a insularité n, non de l'insuffisance des hommes qui la servent, que vient son impuissance relative, tant de fois constatée au cours de ces pages. La fréquentation des aumôniers et, plus encore peutêtre, des populations catholiques du nord de la France et des Flandres, à fait sur beaucoup d'officiers, de chapelains et de soldats anglicans, une profonde et salutaire impression. Ces bons grains germeront, et il est permis d'espérer, sans ambition démesurée, que plusieurs des meilleurs, parmi les ministres et fidèles de l'Église établie, en particulier de ceux qui aiment à se parer du titre d'anglo-catholiques, viendront enfin chercher la paix de leurs âmes, la logique de leurs croyances et la plénitude de la vie chrétienne au sein de l'unique Église catholique.
L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET LA GUERRE UN NOUVEAU LIVRE DE M. ALBERT SARRAUT
M. Albert Sarraut fut pendant quinze mois ministre de l'Instruction publique. Il détint ce portefeuille dès les premiers jours de la guerre, à l'âge d'or de l'Union sacrée. Homme considérable dans son parti, ancien gouverneur de l'Indo^Chino, M. Sarraut est aussi le mécène d'une feuille politique du Midi dont le nom sera, je pense, avant cinq ans, synonyme de mauvaise foi chronique, de haine basse, et de la plus impénitente sottise. Cette solidarité compromettante ne peut que nous mettre en défiance à l'égard des idées et théories scolaires de l'ancien ministre nous gardons, en effet, la naïveté de penser que, dans la vie, lés actes doivent s'accorder aux paroles.
Ces actes, efforçons-nous cependant à les oublier, pour tâcher de relever dans le livre de M. Sarraut, V Instruction publique et la guerre i, quelques symptômes d'un esprit nouveau. Un mot du style et du ton. Ils rappellent à la fois les beaux jours du gongorisme, ceux du gouvernement de Juillet et de la deuxième République
Je demande à l'Université française d'accueillir l'hommage affectueux et confiant que le dessein de cet ouvrage est d'incliner devant elle. Ces heures (dont je vais retracer l'histoire) sont les toutes premières du drame sans exemple qui, depuis bientôt deux ans, s'inscrit aux annales du monde, en caractères de flamme et dé sang.
Les pages que j'apporte retracent l'action universitaire dès le jour du cataclysme, dès le geste inexpiable, l'instant néfaste où l'Allemand a, de sangfroid, jeté la torche sur le monstrueux amas de poudre dont l'explosion devait convulser le monde et le joncher de ruines et de débris humains. Heure terrible, en vérité, où les fumées du sinistre faisaient plus impénétrable là face des destinées dans la nuit des cieux obscurcis a. Cela continue ainsi au cours des trente et une pages de la préi. Chez Henri Didier, rue de la Sorbonue, 4 et 6. 1916. In-12, xxxi-266 p. 3 fr. 5o. >. Op. cit., p. i-n.
face, au cours des deux cent soixante pages du texte, où sont réunis par ordre chronologique circulaires, discours de distributions de prix, allocutions de circonstance, une interview du Petit Parisien, une préface écrite pour un livre de M. Pierre Alype, bref, toute l'activité oratoire dépensée pour les objets les plus divers, pendant quinze mois, par un ministre à la parole facile.
La préface, datée du Bois-le-Prêtre, mai 1916, esquisse une synthèse des « leçons nouvelles apportées à l'Université par la guerre, cette rénovation de l'enseignement national. » Cette préface, elle-même, se trouve résumée dans son titre École, Tradition, Patrie.
1
D'abord, qu'on le sache, s'il est vrai que la guerre doive suggérer à l'Université d'heureuses réformes de détail (car « la guerre, là comme ailleurs, a promené sa forte herse et creusé de nouveaux sillons pour des germinations nouvelles »), elle doit avant tout l'inciter à demeurer elle-méme, fidèle à sa tradition, à son esprit.
Que de masses et de poids à soulever sur nos épaules pour bâtir à la Victoire et à la Paix, dans l'enceinte redressée dans la Cité, le temple d'où désormais ne s'envoleront plus leurs gloires géminées!
Pour assurer une semblable tâche et la remplir suivant le vœu des grands espoirs du pays, l'Université française n'aura qu'à rester eUe-même dans la constance inaltérée du respect de sa tradition. Je dis bien ellemême, et je souligne. Et j'y veux insister plus encore, puisque aussi bien, jusqu'au seuil lointain de mon sylvestre asile, un écho prolonge la rumeur de telles conjurations qui fomenteraient, dit-on, de destituer l'esprit de notre enseignement national s.
On souhaiterait en tout cela un peu plus de précision- Car, à vrai dire, il n'y a pas une Université, Il y a, il y a eu des Univer-eités çelle de saint Thomas et celle de Gerson, celle de Richelieu et de Bossuet; celle de Victor Cousin et de Victor Duruy; celle de Jules Simon et celle de Jules Ferry. Dans celle même de Steeg, de Viviani et de M. Sarraut, il y a pour le moins autant d'Universités que d'enseignements. M. Sarraut nous 1. Op. cit., p. vu. 9. Ibîd., p. vi- vu.
appelle au progrès dans la fidélité. Progrès dans quel sens? Dans celui de M. Buisson, ou dans celui de Bossuet? Fidélité à qui? Aux jeunes traditions de M. Aulard, de M. Beloi, ou aux plus anciennes, à celles de Corneille, de Pascal et de Boileau? M. Sarraut se plaint, à plusieurs reprises, que nos enfants ne soient pas assez familiarisés avec « Corneille et Victor Hugo ». Tout de même, n'est-ce pas un peu abuser que de donner ces deux noms comme également représentatifs de notre « tradition classique » ? Mais venons au détail des réformes qu'il importe, d'après le grand maître d'hier, d'introduire « dans les disciplines, les programmes, l'organisme général et les rouages spéciaux de notre enseignement public ».
i. Plus large diffusion de l'enseignement secondaire. L'égalité devant la mort, écrit M. Sarraut,ne saurait-elle avoir, comme corollaire, au moins l'égalité devant l'instruction P
Dès lors, le devoir nous est tracé d'accorder le bénéfice de plus en plus large des bienfaits de l'enseignement secondaire à l'élite intellectuelle des enfants d'un peuple qui a si généreusement versé son sang pour le salut commun a.
Que répondrait l'auteur à un socialiste qui, au nom de la même logique oratoire, poserait la question suivante « L'égalité devant la mort ne saurait-elle avoir, comme corollaire, au moins l'égalité devant la fortune? » D'ailleurs, M. Sarraut ne saurait trop s'épouvanter de cet autre sophisme. Il est implicitement contenu dans son voeu. Car, on le devine, le moyen de permettre à un plus grand nombre de nos enfants de brûler l'étape, c'est toujours l'appel, d'office et sans consultation préalable, à la caisse commune, à nos deniers, la création de quelques milliers de bourses dans les lycées. Nos législateurs ne se mettent guère en frais d'imagination. La solution de toutes les difficultés, c'est le contribuable, taillable et corvéable à merci, créé pour toute dîme et toute gabelle. C'est même avec une mauvaise humeur non dissimulée que sont accueillies les initiatives individuelles qui se proposent d'alléger le fardeau commun.
Donc, contrairement à ce pauvre Albert Thierry, M. Sarraut i. Op. cil., p. vu. Je ne prétends pas, bien entendu, passer ici en revue toutes es questions soulevées par M. Sarraut, mais discuter quelques-unes des plus pressantes. a. lbid., p. ïlll-ix.
paraît trouver, qu'il n'y a, en France, ni assez de brevetés, ni assez de bacheliers faites-en quelques milliers de plus, vous aurez efficacement travaillé au relèvement de la France, à ce rapprochement des classes commencé dans la tranchée. N'est-ce pas la Science qui possède le secret de régénérer les sociétés? Point n'était besoin, certes, de la guerre pour mettre ces idées dans l'air. Ainsi parlait Victor Hugo. Ainsi parlaient Enfantin et les saint-simoniens; ainsi parlaient Marcelin Berthelot et plusieurs autres vers 1895. Ainsi parlait Frédéric Rauh, dans son cours aux élevés deNormale supérieure en igo4 «II fautmaintenir à toutprix l'idée de la valeur de la science », tout en se gardant bien, ajoutait-il, d'y croire soi-méme. Pour ce dernier, la religion de la Science avait surtout la valeur d'une arme opportune de défense laïque un préjugé pour chasser un autre préjugé, comme un clou chasse un autre clou. Ainsi parlèrent, jadis, mais avec plus de conviction, ces envahisseurs dont M. Sarraut instruit âprement le procès. Nous sommes, disait Fichte, en parlant des Allemands, « les ministres de la Science ».
Est-il bien sûr que cela leur ait appris à vivre? Est-il bien sûr que, du jour où les docteurs pulluleraient chez nous autant que chez eux, l'âme de la France s'en trouverait grandie ? C'est scientifiquement, conformément à toutes les règles de la chimie, de la physique, de la balistique, du calcul intégral, que la cathédrale de Reims, celle d'Arras, sont périodiquement arrosées de mitraille, bombardées, livrées aux flammes. C'est scientifiquement, et selon les meilleures méthodes du professeur Ostwald, que Louvain, plusieurs de ses monuments, ses musées, ses bibliothèques, sans compter un nombre raisonnable de femmes et d'enfants, ont 'été brûlés. Ni la physique, ni la chimie, ni la Science, ni les sciences n'ont à adresser de reproches à ces messieurs ils furent de consciencieux ministres. Ils furent savamment barbares, des « monstres sensés », comme disait Thierry. L'envahissement de la Belgique, l'affaire du « chiffon de papier » furent des maladresses d'une incalculable portée mais ni la philosophie de Hegel, ni celle de Frédéric Nietzsche n'auraient désavoué le raisonnement du chancelier de l'Empire. « C'est réel, donc rationnel », eût observé le premier. « Jeux de héros », eût ricané le second.
Qu'est-ce que tout cela prouve?-Une chose d'importance une
vérité grosse de conséquence, qui est que plus de science ne nous fait pas plus hommes i, non plus que cinq pouces de taille supplémentaires. Cela est indifférent, et peut servir pareillement à assommer plus sûrement un voyageur inoffensif, ou à le protéger plus efficacement contre des malandrins. Et, d'autre part, si 100000 bacheliers de plus, pris dans l'élite des fils de nos paysans et de nos ouvriers, ne nous donnent pas nécessairement 100 ooo bons Français de plus, cela va sûrement nous priver de 100 ooo paysans et maîtres-ouvriers, nous doter probablement de iooooo budgétivores de plus; – Thierry ajouterait de quelques milliers de déracinés, de déclassés. Peut-être se tromperait-il. Je n'ai, pour mon compte, nul parti pris contre la juste ascension des élites populaires. Ce serait oublier ce que l'Eglise a fait pour elles depuis le jour où elle fut fondée par un Ouvrier de Nazareth, avec le concours de douze ouvriers de Galilée. M. Sarraut, qui a certainement appris l'histoire ailleurs que dans les « manuels scolaires », doit savoir le nombre considérable de bourses pour étudiants pauvres créées dans les collèges ecclésiastiques de l'ancien régime. La Révolution supprima cela, comme elle supprima les biens des corporations d'artisans. Madame Tallien fit son profit des dépouilles.
L'Église avait fait de la fondation des bourses pour étudiants pauvres une « œuvre pie ». Ce qui, parmi plusieurs avantages, offrait celui d'alléger d'autant le budget de l'instruction publique. L'Église ne craignait donc pas, en certains cas, de faire brûler les étapes. Seulement elle pouvait se permettre ces audaces Aux étudiants pauvres elle apprenait les belles-lettres, les sciences, et autre chose lés vertus de modération, de tempérance, d'humilité. M. Sarraut est-il bien sûr que nos jeunes boursiers trouveront ces mêmes enseignements, au même degré, sur les bancs de leur lycée? II serait bon d'y songer, avant de les inviter à quitter la blouse ou la cotte pour la jaquette. Le terrain est scabreux et, dans le doute, autant vaudrait songer à faire des économies. Il y a dans le Plateau central, dans la région des Causses si fertile en fonctionnaires, dès centaines d'hectares de terrain jadis couverts de vignes, maintenant livrés aux ronces. Il faudra songer à les défricher, ou du moins à les reboiser. i. Car, ainsi que le notait judicieusement Henri Poincaré « La science peut fournir des indicatifs, et non des impératifs. »
Et puis, M. Sarraut pense-t-il qu'il y ait intérêt, au point de vue des reconstructions de l'avenir, à supprimer la lutte, l'effort, par l'aplanissement de tous les chemins? Saint Ignace de Loyola adressa un jour à Dieu cette singulière prière que ses fils ne cessassent jamais de connaître les persécutions. (M. Sarraut sait si ce vœu continue d'être exaucé.) Par là, le fondateur de la Compagnie de Jésus vouait ses enfants à l'effort, au renouvellement par la lutte. Certains législateurs d. l'Université s'inspirent d'un principe opposé. Rien ne les agace comme la concurrence, et la nécessité de perfectionnement qu'elle appelle. Pour en revenir à nos boursiers, est-ce s'inspirer d'une bonne psychologie que de tout vouloir simplifier pour eux, pour leurs familles?- Cette lutte soutenue par une, plusieurs générations, pour ouvrir un plus large chemin à l'un des siens, n'est-elle pas pour le futur élu la meilleure école de caractère ?
N'est-ce pas cette lutte pour la vie, et la vie meilleure, qui crée autour de l'enfant un milieu de volonté, d'intelligence industrieuse ce qu'il faut pour créer un caractère, un homme? Qu'on relise l'histoire des grandes familles bourgeoises d'autrefois, celle des Bossuet, des Colbert, des Le Tellier. Aujourd'hui encore, quand une de ces puissantes familles anglaises, sur lesquelles repose la force conquérante du pays, veut donner à un de ses enfants la dernière forme, l'empreinte définitive qui en fera un homme, le right man, au lieu de l'entourer de langes, elle lui met un sac sur le dos, quelques livres sterling dans la poche et lui donne sa feuille de route pour le tour du monde. Elle l'envoie à ses risques et péril de Londres à Calcutta, d'Alexandrie au Cap, de Melbourne à Montréal.
A tout simplifier, je crains fort qu'on n'aboutisse à tout diminuer. Et c'est là, pour le dire en passant, un des contre-sens ou des non-sens psychologiques du socialisme. Si jamais, pour le châtiment de l'humanité et l'instruction des générations futures, un essai sérieux était tenté des doctrines collectivistes; ce serait non seulement une régression de dix-neuf siècles jusqu'à une société fondée sur l'esclavage, non seulement l'arrêt provisoire de tout progrès, la mort de l'industrie et du commerce dans la mort de toute volonté de puissance, mais encore une chute de l'intelligence dans le médiocre.
On va m'accuser de sortir du sujet. A tort. Cet appel inces-
sant à la sagesse de l'État, à la providence de.l'État, aux deniers de l'État, pour la solution de toute difficulté, ne s'inspire-t-elle pas, consciemment ou non, des utopies collectivistes? Et puis, M. Sarraut ayant voulu, et c'est son honneur, placer la question de l'école très haut, on ne saurait me faire un grief de la maintenir sur ces hauteurs.
Des enquêtes antérieures à la guerre ont recueilli des doléances dont M. Sarraut se fait plusieurs fois l'écho dans sa défense des disciplines classiques1. Elles venaient de tous les points de l'horizon social. Armée, enseignement, magistrature, barreau, milieux littéraires et industriels s'accordaient à constater un fléchissement de valeurs, un appauvrissement dû à l'envahissement par en bas, à ce que quelques-uns appelèrent « l'invasion primaire ».
M. Clemenceau constata le mal, le déplora comme lettré et Français, s'en réjouit comme républicain, au nom de sa définition de la démocratie « Le gouvernement des parvenus. » « Et des incompétents », ajoutaient Jules Lemaître et Émile Faguet.
Mais il n'y a pas que la démocratie et M. Clemenceau il y a la France.
Un inspecteur d'une de nos grandes administrations me disait ces jours-ci « Les bourses de lycée, le baccalauréat moderne ont déterminé chez nous une invasion des barbares. Jusqu'à ces dernières années, – exactement jusqu'au ministère de celui qu'on appelle chez nous le « niveleur » ou le « gâcheur », il était entendu qu'on ne recevait dans notre administration que des hommes sachant parler français, se tenir dans un salon, rédiger proprement un rapport. Aujourd'hui, 80 p. ioo des rapports qui me sont soumis sont écrits en charabia. J'ai dû renoncer, en désespoir de cause, à faire recommencer. Je dicte un brouillon, et puis corrige les fautes d'orthographe. Quant à l'éducation et à la tenue. Avez-vous fréquenté les journaliers de nos fermes de Gascogne? »
Conclusion n'allons pas trop vite. Une loi est vite faite. II est plus long d'en corriger les conséquences néfastes. 1. Voir, en particulier, avec la préface, p. ii-jo, 139-155, surtout i55 à i57 La défense des études classiques.
2. L'enseignement féminin.
Les sollicitudes universelles de M. Sarraut passent de l'enseignement populaire à l'enseignement féminin
Comment adapter l'enseignement secondaire féminin, naguère conçu comme désintéressé, et actuellement en évolution vers la culture classique, à toutes les nécessités d'action de l'avenir réparateur'? P
Me permettrais-je de signaler à l'ancien ministre un bon manuel sur la matière écrit, par ailleurs, ce qui ne gâte rien, en une claire et loyale langue française le Traité de l'éducation des filles, de Fénelon, et aussi le recueil des lettres de Joseph de Maistre? Mais je crains que M. Sarraut ne trouve là que peu de choses à son goût. Il s'agit pour lui de réserver à la femme, « dans le travail de la Cité, un rôle plus considérable ». Si je l'entends bien (car M. Sarraut, ici comme ailleurs, affectionne les généralités), ses vœux tendraient à nous enrichir de quelques milliers d'avocates, de doctoresses, de pharmaciennes, de femmes-auteurs, les méchants diront de quelques milliers de « bas-bleus ». Cela nous fera-t-il plus riches de quelques milliers de bonnes mères de famille, ayant pour premier et capital souci de donner à la France des enfants, de lui former laborieusement des hommes? plus riches d'une génération de femmes préparées par leur éducation à accepter allégrement les souffrances, les multiples sacrifices, les nobles charges de la maternité, les très humbles, mais très nécessaires besognes du foyer, du ménage, du pot-au-feu ?
Une évolution de l'enseignement féminin vers la « culture classique 5) n'y nuira pas, et bien au contraire; mais à la condition d'entendre sous ces mots autre chose que la cosmographie, la chimie, la morale neutre et le nietzschéisme. Toutefois, en fait de culture classique, j'avoue que le grand archevêque de Cambrai et même Joseph de Maistre m'inspirent plus de confiance que M. Sarraut. Pour eux, le meilleur livre à écrire pour une femme, ce n'est pas un roman, mais la vie vivante d'un homme.
M. Sarraut met en tête de son livre les deux mots tradition, patrie. La tradition française connut alors ces générations de i. V lotir uction publique et la Guerre, p. ix.
femmes qui donnaient à la patrie ce qu'elle leur réclame aujourd'hui au nom de son salut. Ce fut le grand siècle classique. La théorie de l'émancipation de la femme, de l'égalité des sexes, n'était pas inventée. En fait de lycées, on ne connaissait guère que des instituts chrétiens, des couvents où des religieuses, de pieuses femmes se vouaient à l'éducation des.jeunes filles comme on se.voue à un apostolat.
Ce déficit dans la formation de nos aïeules n'empêcha pas la France qui sortit d'elles de faire dans le monde assez belle figure par ses armes, sa littérature, ses arts. Les femmes de France, les premières éducatrices de ce grand siècle, collaborèrent humblement, mais très efficacement, à ce travail d'éducation. Elles ne songèrent guère à s'immiscer dans ces domaines que le bon sens et la nature réservent à l'homme. Elles ne furent ni médecins, ni avocats. Elles se moquaient des « femmes savantes », mais en très bon français, et plusieurs, dont Mme de Séyigné, eussent pu le faire en bon latin.
Passons sur l'enseignement supérieur1 pour arriver à la question brûlante de
3; L'enseignement professionnel.
« Résoudrons-nous à la fin le problème toujours posé de l'enseignement professionnel?
« A côté des techniciens supérieurs et des chefs d'industrie, nous devons former encore, en l'instruisant davantage, la cohorte des artisans, des employés, des contremaîtres que réclameront nos usines et nos maisons de commerce2. »
Malgré notre incompétence, sans doute égale à la sienne, nous ne voudrions pas imiter le Sénat qui vient, en quelques heures, de voter l'énorme projet de M. Astier. Nous éviterons donc d'aborder le fond de l'immense question, estimant naïvement que ces problèmes très spéciaux veulent être traités par des spécialistes. i. Loc. cit., ix. « Continuerons-nous, demande M. Sarraut, à loger le génie dans la pauvreté des palais vétustés P » Là-dessus, une simple remarque. Voici deux savants illustres M. de Lapparent et M. Branly, tous deux professeurs à l'Université catholique de Paris. S'est-on demandé ce que la République avait fait pour les « arracher à la pauvreté des palais vétustés », et leur apporter les généreux concours que l'intc'rêt de la pensée nationale, du bon renom français, réclamaient? P
a. Ibid., p. u-x.
Il s'agit, nous dit-on, de préparer des collaborateurs compétents à l'agriculture, au commerce, à l'industrie. Bien. Ceci posé, voici une phrase que j'eusse aimé trouver sous la plume de M. Sarraut « La France n'est pas si pauvre en hommes qu'on n'y puisse trouver des agriculteurs, des industriels, des commerçants, sachant leur métier et, par ailleurs, désireux de servir les intérêts de la France en même temps que ceux de leur corporation. Confions-leur donc l'étude, la solution de problèmes les intéressant au premier chef, sur lesquels, d'ailleurs, ils possèdent seuls des données d'expérience. Voit-on un maître bottier s'instituer arbitre dans la mesure du méridien terrestre, ou la taille des diamants, sous prétexte qu'il n'ignore pas la façon de mesurer la rondeur d'un mollet ou de tailler exactement une pièce de cuir ? » Un moment, je m'étais bercé de l'espoir de trouver ces pensées sous la plume de l'ancien ministre. Plusieurs pages courageuses, clairvoyantes, avaient fait naître en moi cette confiance. Parlant, par exemple, de la centralisation à outrance, si funeste à notre régime colonial; de la manie parlementaire, qui consiste à légiférer sur toutes choses avec une égale assurance, M. Sarraut écrivait
C'est de Paris que l'on gouvernait, que l'on dirigeait, que l'on ordonnait tout, l'ensemble et les détails, la politique générale et l'action locale, le régime administratif et le régime fiscal, sans parler du régime douanier aux assimilations meurtrières.
Notre état démocratique a encore beaucoup de ces sophismes. Par eux, les meilleures intentions du monde et les plus louables desseins aboutissent aux pires contradictions
Je crains bien que M. Sarraut ne se soit lui-même gardé que très imparfaitement, de ces contradictions. Cette centralisation outrancière, cette réglementation abusive et incompétente, dont l'ancien gouverneur de l'Indo-Chine condamne l'application aux colonies (parce qu'il eut lui-même à en souffrir), il trouve raisonnable, équitable avec son parti et son journal de l'appliquer à l'enseignement technique et professionnel. Serait-il vraiment persuadé que les lumières de M. Astier, même ajoutées à celles de M. Buisson et de la Ligue de l'enseignement, puissent suffire à éclairer des problèmes aussi délicats, aussi complexes? PourI. Op. cit., p. 193.
rait-il garder quelque illusion sur ce point alors que, dès igo5,Ie projet Astier soulevait contre lui de vives protestations de la part des vrais compétents congrès industriels, chambres industrielles, chambres de commerce? Aujourd'hui, ces compétences se taisent. Nos centres industriels les plus importants sont en pays envahi. Les vaillants industriels du Nord et de l'Est n'ont pu se défendre contre le Sénat, occupés qu'ils sont à défendre le Sénat contre les Allemands. Mais le moment est-il bien choisi de leur imposer des mesures législatives qu'ils estiment pleines de dangers ? Vat-on leur préparer, pour l'heure où ils aurontàréparerd'immenses ruines, le réconfort de nouvelles entraves légales, de nouvelles restrictions à leur liberté, de nouveaux témoignages de méfiance ? P Car voilà par quels mots, en fin de compte, surtout après la lecture des commentaires d'une certaine presse bien connue de M. Sarraut, vont se traduire dans leur esprit ces mesures prises sans leur aveu, sans leur conseil. L'expérience devait pourtant nous instruire. Nous avons lu les constatations d'Albert Thierry. Un des buts poursuivis, à grands frais de millions, par la création des écoles primaires supérieures, fut précisément de donner aux enfants du peuple une sérieuse formation professionnelle. Résultat une génération de parasites; un état de lutte, de mesquine concurrence entre l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire.
M. Sarraut constate le mal et l'échec. J'ai bien peur qu'il ne cherche le remède dans l'aggravation du mal.
Voyons, que réclame donc l'agriculture, que réclame l'industrie ? Des fonctionnaires? Des messieurs ? – Non de bons ouvriers, des maîtres-ouvriers d'abord, et qui sachent leur métier, qui l'aiment, ce qui est le meilleur moyen de l'enseigner. Des ouvriers aussi dont la main ne tremble pas, dont les yeux ne soient pas brouillés, dès huit heures du matin, par de trop nombreuses tournées à l'assommoir.
Des ouvriers Les nouveaux palais scolaires nous en donnerontils ? Des ouvriers 1 Avec M. Lefas et les chambres de commerce protestataires, nous craignons que, de cette nouvelle loi comme de plusieurs autres votées avec une pareille hâte, le résultat le plus clair ne soit une supplémentaire fournée de fonctionnaires, un nouveau massacre de libertés, un nouveau sacrifice au dieu-État. Nos corporations d'artisans, nos gildes du moyen âge avaient
trouvé une solution différente et même contradictoire l'organisation corporative, la formation du maître-ouvrier par l'initiation de l'ouvrier, par l'apprentissage progressif à l'intérieur de la corporation, par l'examen du « chef-d'œuvre » présenté par l'apprentimaître.
Ainsi avaient organisé les choses, non pas des avocats, des médecins, des instituteurs du pays de France réunis en parlement, mais des hommes qui tenaient, comme à leur honneur propre, à l'honneur de leur corporation, des hommes qui tenaient' au bon travail, et savaient l'apprécier. Si cette méthode coûtait d'utiles efforts à l'apprenti, elle ne coûtait rien au contribuable. Double bénéfice. Les résultats furent appréciables. Les tapisseries des Gobelins, les porcelaines de Sèvres, et, bien avant, les émaux de Limoges, les sculptures sur pierre et sur bois de Notre-Dame de Paris, la Sainte-Chapelle et tout ce que ce nom évoque de trésors d'art, de travail loyal, la cathédrale de Reims, la cathédrale de Chartres et des centaines de semblables merveilles semées sur notre terre, suf6sent amplement à prouver que les bons ouvriers abondaient dans l'ancienne France.
Mais ces corporations n'existent plus.
Est-il certain, M. Sarraut, qu'il soit si difficile de les faire revivre sous une forme adaptée à notre temps?
Si toute cette énergie législative, dont vous regrettez vous-même l'intempérance1, se dépensait à se créer des collaborateurs compétents et responsables, à multiplier les initiatives, à développer les autonomies corporatives strictement professionnelles, à « faire faire » ce qu'on ne peut faire que très mal soi-même, croyez-vous que la question de la profession, comme celle de l'enseignement, n'aurait pas fait un grand pas ?
M. Sarraut raisonne très justement en parlant des colonies. C'est au gouverneur général, écrit-il, « qu'il faut faire confiance, largement, pleinement, sans l'entraver d'incessantes lisières2 ». Pourquoi ne pas appliquer ces justes remarques à l'école, à la profession ?
i. « II y a. une surcharge du programme législatif. Une réforme de la méthode de travail parlementaire s'impose. » Op. cit., p. 178. « Le gouvernement direct des colonies par le ministère des Colonies est la formule la plus parfaite de l'incohérence, du gâchis et de la stérilité. » Ibid., p. i83.
a. L'Instruction publique et la Guerre, p. r95. On sait les résultats magnifiques obtenus au Maroc par le général Lyautey.
Car tout se tient. Le même principe de liberté et de profit, qui a dicté à l'Angleterre, à la Hollande, à la Belgique la législation scolaire libérale dont nous avons parlé, leur a fait pareillement chercher, en une large mesure, la solution du problème professionnel, dans l'initiative individuelle. Initiative toujours plus souple, plus féconde, moins coûteuse et plus hardie que les initiatives de l'État. Je n'aurai pas la cruauté de mettre en parallèle les résultats obtenus par ces méthodes et par les nôtres. Si M. Sarraut désire s'instruire en quelques heures sur ce que l'industrie individuelle peut faire en peu d'années sous un régime de large liberté, qu'il fasse le voyage de Liège, quand les Allemands se seront retirés. Qu'il demande à visiter l'École professionnelle, l'École d'apprentissage, les cours d'adultes, l'École d'arts et métiers du Collège Saint-Louis de Liége.
Les Pères Jésuites qui dirigent, organisent l'immense ruche, tout en abandonnant les services techniques à des ingénieurs, à des ouvriers choisis, le recevront fort aimablement. Ils lui montreront même par leurs diaires, des Français, des Allemands, des Russes, des Espagnols, des Portugais, des Chinois, des Japonais, venus à Saint-Louis pour s'initier à la théorie et à la pratique des plus modernes perfectionnements de l'industrie.
Il y verra quelques Jésuites, ingénieurs diplômés de l'Université de Liège ou de Bruxelles, passer, vêtus du sarrau de toile, du tableau noir aux tables de moulage, à la dynamo ou au cubilot de coulée.
»
Hélas! que le lecteur me pardonne. Je n'ai pas voulu me moquer de lui. Pourtant, de la première ligne à la dernière, mon travail pèche par ce que les logiciens appellent « l'ignorance du sujet; ignoratio elenchi».
Ni M. Sarraut, ni M. Astier, ni -M. Buisson n'iront à SaintLouis de Liège, même les Prussiens partis. Ni les uns ni les autres ne travaillent à développer chez nous la formation professionnelle par un plus large essor donné à l'initiative individuelle. Les uns et les autres comptent sur l'État, encore sur l'État, toujours sur l'État, pour multiplier les bons ouvriers comme pour multiplier les enfants, pour protéger notre industrie, et nos orphelins, et nos invalides, et nos. passereaux, dont M. André Godard plaide si éloquemment la cause pour organiser l'ensei-
gnement postsoolaire et même (singulier retour des choses d'icibas) la préparation militaire de la classe iga5l [
Un lecteur désintéressé, peu au courant des dessous politiques, s'étonnera, s'épouvantera. Mais enfin, cet État, ce nouveau démiurge, plus ou moins chargé de distribuer à trente ou quarante millions d'habitants, hommes, femmes, enfants, soldats, artisans, une juste dose de sagesse et de moralité, de science et de conscience, de savoir et de génie, d'où tirera-t-il, de quelles inépuisables mamelles, tout ce qu'on lui demande?
Car l'Etat, c'est vous et moi, aussi bien que M. Sarraut ou M. Buisson. Par quel illogisme nous suppose-t-on investis, comme citoyens, d'une sagesse qui nous ferait défaut comme individus1 ? P Et voilà où gît l'erreur fondamentale, l'erreur qui domine tous les problèmes de rénovation nationale, l'erreur qui fait qu'on perdra à peu près son temps et son encre à traiter loyalement, du seul point de vue français, ces questions nationales d'où dépend notre avenir. Oui, on perdra son temps jusqu'à l'heure où à une notion erronée de l'État aura fait place une conception vraie. Car l'État, dans la conception démocratique, ce n'est ni vous, ni moi, ni M. Sarraut, ni personne. Il se nomme proprement Nemo.
L'État est devenu chez nous une raison sociale de l'ordre logique. L'État, c'est la majorité, réelle ou fictive, un chiffre; mieux, un programme, un composé d'idées ou de mots destiné à déterminer une majorité de suffrages, à la maintenir, à la rendre, de fictive ou d'aléatoire, réelle et durable. D'où, une préoccupation dominante, imposée aux élus de cette majorité centraliser, capter toute vie et toute activité nationale, l'enserrer dans les mailles de plus en plus serrées d'un filet auquel rien n'échappe. Une revue écrivait dernièrement
Ces divers projets de loi enseignement professionnel, enseignement postscolaire, préparation militaire, loi sur les orphelins de la guerre, sur les œuvres d'assistance. ne peuvent se justifier par l'intérêt du pays. Si 1. Cela rappelle la piquante réflexion d'Herbert Spencer à propos du droit de l'État mis au-dessus des droits du père de famille dans l'œuvre de l'éducation « Cette thèse, dit-il, implique ce postulat paradoxal qu'un homme, & titre de père, est incapable de veiller avec compétence à la culture morale de son fils, mais que le même homme, à titre de citoyen associé, en un jour de vote, à d'autres citoyens, devient tout à fait capable de décider souverainement de la culture mentale et morale qui convient à tous les enfants du pays sana exception. »
nous gardions quelques doutes, nous n'aurions qu'à procéder au dépouillement de la presse qui a le plus impérativement réclamé ces lois, ou encore nous redire les noms, nous rappeler les antécédents de ceux qui s'en sont faits les promoteurs.
Tous (ces projets) visent l'éducation de l'enfant, la formation du jeune homme, tous ils n'ont qu'un seul objectif la mainmise de l'État sur l'enseignement à tous les âges et sous toutes ses formes. A l'école, après l'école, dans le métier, au seuil de la caserne, c'est l'encerclement t. Je ne veux pas examiner si ces paroles sont l'écho d'une réalité; elles expriment en tout cas, une certaine nécessité logique à laquelle s'est condamné l'État moderne.
Les idées que l'on veut inculquer dans l'esprit des jeunes générations (disait M. de Lamarzelle au Sénat, le 23 mars igi4) des citoyens futurs, ce sont les idées des hommes qui exercent le pouvoir.
Comme ces hommes changent, c'est donc la pensée de l'Etat qui va varier.
D'autre part, il peut arriver que ces gouvernements, au lieu de représenter l'État, ne représentent plus qu'un parti, et bornent leur ambition à se maintenir au pouvoir, employant dans ce but toutes les puissances d'État qu'ils ont entre leurs mains, au nombre desquelles est l'école. Ils se servent alors de l'école comme d'un instramentum regni, pour faire le mot n'est pas de moi,- non pas des citoyens, mais des électeurs, II
Voici où nous allons avoir, pour quelques instants, le plaisir de nous trouver d'accord avec M. Sarraut. Les parties de son ouvrage qui traitent de notre tradition classique sont certainement les plus importantes, les plus courageuses. La possibilité d'une pensée personnelle, et même nouvelle, s'y laisse entrevoir. Au nom de l'avenir de la France, l'ancien ministre de l'Instruction publique nous adjure de renouer avec notre culture classique. En des phrases vibrantes, il nous rappelle le magnifique effort réalisé par la France de io.i4-i9i5.
i Correspondance hebdomadaire du Comité catholique de défense religieuse, citée par la Croix, 17 juillet 1016. Même note dans la revue Dieu, Patrie, Liberté, sous la plume de M. J. Guiraud, le vaillant président des Associations des pères de famille. Il s'agit du discours prononcé le 21 mai 1916, par M. Painlevé, ministre de l'Instructioa publique, au congrès de la Ligue de t'enaeignement a Ne craignons pas de le dire, écrit M. Guiraud. Il se prépare contre l'âme religieuse de la jeunesse un assaut beaucoup plus acharné, beaucoup plus décisif, que celui qu'a dirigé, contre elle M,. Julej! Ferry avec sa loi sur l'enseignement laïque obligatoire. »
Surprise au milieu de ses rêves pacifistes, sans préparation suffisante pour faire face à un ennemi formidable, vaincue à Charleroi et à Morhange, envahie, elle perd « ses provinces les plus industrielles, 85 p. 100 de ses aciéries et fonderies, ses plus riches mines de fer et de charbon ». Pourtant la voici qui se relève, se reprend. En pleine invasion, la France se redresse, s'organise, fait face. Des vertus qu'elle s'ignorait la patieace, la ténacité, la méthode, jaillissent de sources inconnues. Comment expliquer ce miracle de reviviscence?
« Nous vivons de l'ombre d'une ombre, et du parfum que la liqueur a laissé dans le vase après qu'elle en a été répandue », disait Renan*. Ce,qui nous a fait vivre, c'est, dit de son côté M. Sarraut, ce qui nous restait d'esprit français, de tradition classique, malgré le long engouement que nous avions nourri pour les disciplines étrangères.
La cause de notre salut, il faut donc la chercher dans cette culture classique, dans cette forme de notre âme où se retrouve la clarté latine, l'ordre de la pensée grecque, la vigueur ordonnée de notre grand siècle, l'élan mystique des Croisades, de l'épopée de Jeanne d'Arc, de l'épopée de g3.
C'est la sève française qui sauva la France. Donc, si nous voulons que la France sauvée continue à vivre, demeurons fidèles à cette vieille sève. Ne l'appauvrissons plus, ne la diminuons plus, en renouvelant l'erreur qui nous fit si souvent sacrifier à des étrangers les maîtres, les fondateurs, les régulateurs de la pensée française. Je cité
J'ai dit aux maîtres. Développez l'enseignement du français, de l'orthographe, de la grammaire, de la littérature française-, travaillez avec des méthodes françaises! Que la langue et la pensée françaises soient l'élément fondamental de votre formation, la substance de votre savoir, la base puissante de votre équilibre intellectuel!
Dans ce torrent circulatoire qui sans trêve régénère et enrichit le corps de la race, qui donc a versé les sèves robustes de l'idée et qui, de leur sang magnifique, alimente cette tradition, sinon l'inépuisable don, qui depuis des siècles, depuis les initiations immortelles de l'antiquité grecque et latine jusqu'aux rénovations frémissantes des temps modernes, jette dans le couI Paul Painlevé, ministre actuel de l'Instruction publique, dans le New-York American, 3o juillet 191 6.
a. Et encore « Ce qui nous sauve, c'est te reste de christianisme inconscient qui est encore dans les âmes des habitants de ce pays. »
rant superbe la pensée, les ferveurs, les actes de loi, les lyrismes, les vérités des philosophes, des littérateurs, des moralistes, des savants, des poètes? Ce noble idéalisme dont ils ont ainsi composé notre tradition, c'est la sub.tance même de notre éducation classique, de notre culture, c'est son essence, et sa marque, et c'est sa valeur propre.
C'est de cette sève classique que nous restons imprégnés, imbibés, jusqu'au tréfonds de notre âme, et par les legs de l'hérédité aussi bien que par les influences du présent.
Nous lui devons d'avoir existé et résisté. Nous avons pu improviser des munitions. Nous n'aurions pu improviser des âmes. Elle nous les a préparées1.
D'où cette magnifique pléiade d'industriels, d'artisans, d'ingénieurs, de commerçants, de constructeurs a-t-elle donc pu tirer les facultés de ce « tour de force », sinon de l'intelligence précise et souple, de la sûreté de jugement, de l'ingéniosité, de la clarté de décision, de l'ampleur et de la lucidité d'observation que confèrent seules les gymnastiques intellectuelles de la culture classique2? P
Ce langage nous change tout de même de nos folies germanisantes « L'Allemagne, seconde patrie de tout homme qui pense. » M. Sarraut veut qu'on dise désormais « la France, seconde patrie de tout homme qui pense. » Entre notre culture et celle de l'Allemagne, « le conflit est, nous dit-on, inconciliable, irréductible, éternel3 ».
Il faut donc choisir. Et M. Sarraut, par une singulière volteface, fait un honneur à l'Université d'avoir choisi depuis longtemps. Il loue « la belle et vaillante fidélité de l'Université » à cette culture française*. Hélas! M. le Ministre, on oublie vite.
La culture française, dites-vous, est faite de clarté, de loyauté. Et bien, soyons clair et soyons loyal. Depuis vingt, quarante ans, quelle philosophie apprenaient nos enfants, du candidat à -l'agrégation au candidat du certificat d'études? Quelle philosophie enseignait-on à nos lycéens et à nos lycéennes, à nos sénateurs et à nos députés? Quel nom résuma, pour toute une génération nourrie des doctrines officielles, ce que doit croire tout esprit affranchi? D'où venait l'impératif catégorique chargé de fonder la morale, et de suppléer Dieu?
L'invasion fut si universelle, grâce à la complicité de ceux qui avaient pour mission de garder le trésor des traditions françaises, i. Op. cit., p. x, xv, xvii.
a. Ibid., p. xvm. – 3. P. r5. – 4. p. xvi.
qu'il en est peu parmi noua qui n'aient porté, au flanc et au cœir, pendant de longues années, le trait empoisonné.
L'Université aura-t-elle le courage, la fierté nationale de secouer le joug?
En pleine guerre de 1870, un des maîtres de cette Université, Renan, écrivait à l'Allemand Strauss « Je dois à l'Allemagne ce à quoi je tiens le plus, ma philosophie. Je dirais presque ma religioni. » Voilà bien le mot révélateur. Le germanisme n'a été accueilli avec une telle ferveur par Renan, et tant d'autres, que pour leur avoir fourni le moyen de remplacer le catholicisme, jusque-là identifié avec la plus pure tradition française. Le germanisme s'offrait de plus avec le prestige d'une pensée étrangère, le prestige d'une puissance matérielle qui nous avait écrasés, avec un vague relent de christianisme débarrassé de tout son appareil surnaturel, sacrifiant le dogme, mais prétendant garder la morale. Un enfant aurait vu que traiter le dogme en « chiffon de papier», c'était se réserver le droit de faire, à l'occasion, un pareil sort à la morale, laquelle tient au dogme comme le fruit à la fleur. N'est-ce pas là pourtant l'explication de l'inconcevable invasion consentie par nous, l'invasion de notre esprit, entre deux invasions de notre terre?
Comme si la perte de l'Alsace-Lorraine n'était pas une suffisante rançon à la défaite, nous offrions de nous-mêmes une autre et plus humiliante rançon notre âme et notre conscience réduite en servage. Le mot d'ordre fut l'Allemagne plutôt que l'Église, et Kant plutôt que le Christ.
M. Sarraut, qui aime à ne rien prendre au tragique, se rend-il compte de la profondeur du mal? Voilà quarante-cinq ans que des millions de petits Français, dont la plupart ignoreront toujours le nom de Kant, de Fichte, de Hegel, n'en ont pas moins été nourris au pauvre lait de leur logique arbitraire et imaginative. t. « Les esprits qui pensent, écrivait de son côté M. Auguste Sabatier, se peuvent aujourd'hui diviser en deux classes ceux qui datent d'avant Kant, et ceux qui ont reçu l'initiation et comme le baptême philosophique de sa critique. » Esquisse d'une Philosophie de ta religion, p. 359, Avec M. Sabatier, n'est-ce pas l'immense majorité des maîtres de l'enseignement officiel que la grâce du baptême kantien a libérés des pauvretés dont se contentaient Bossuet, Pascal ou Descartes? M. Viviani, ministre de l'Instruction publique, ne montait-il pas à la tribune du Sénat, en mars igi4, pour y développer le credo de l'école moderne, qui était celui du kantisme le plus authen.tique ? Et le Sénat- votait l'afûchage.
Se rend-il compte que, par ces étrangers, par les manuels qui les diluèrent, et mirent leurs lourdes thèses en claires et brèves formules de catéchisme, les notions essentielles sur lesquelles repose la vie intérieure et toute la noblesse d'une race:lesnotions de devoir, de patrie, de responsabilité, de justice, de Dieu, sont devenues un invraisemblable chaos, une matière sans forme, une chaîne purement illusoire, verbale, tendue dans le vide, ne s'accrochant à rien de concret et d'éternel ?
Pour corriger ces errements, il ne suffit pas de prononcer des mots fatidiques Traditions Sèves profondes! Grands classiques La question est d'ordre pratique et beaucoup plus simple. On a imprimé, distribué, inculqué à cinq ou six millions de nos enfants, des millions de petits et de gros manuels de morale, qui constituent pour la pensée allemande la plus formidable réclame qu'elle pût rêver.
Ces manuels, va-t-on les retirer? Les mettre au pilon ou sous séquestre, comme marchandise portant le Copyright de l'envahisseur ? Et si on ne les retire pas car, à côté de la question de fond, il y a la question des droits d'auteur-les expurgera-t-on? Mettra-t on autant de soin à biffer Kant qu'on en a mis à biffer Dieu? Et ensuite? Quand on chassait Dieu, il restait Kant. Celui-ci mis à la porte, par qui, ou par quoi nos auteurs vont-ils le remplacer? Par des blancs, avec la mention censuré, Made in Germany ? Par un retour sincère à la pensée française, à ces sèves classiques dont M. Sarraut constate la vigueur persistanle? Certes I mais où en trouver la source?Ici, l'auteur atermoie, et, pour n'avoir pas à préciser, il la met un peu partout. Dans l'âme des grands ancêtres de 89 et dans l'âme de Jeanne d'Arc. Tout cela ne nous promet ni beaucoup d'unité, ni beaucoup de clarté. Essayons d'être plus net.
M. Sarraut nous fournit ailleurs d'heureuses indications. Rappelant le mot de l'historien allemand Ranke en 1870 « Nous faisons la guerre à Louis XIV », il montre les Barbares s'efforçant dans le présenta à ruiner nos gloires du passé.
Il bombarde Reims, comme s'il pouvait ainsi, jusque dans la pierre qu'habitent le rayon de l'art éternel et l'éternel éclat de l'histoire, éteindre le dernier reflet du génie qui auréole l'univers 1.
1. Op. ci/ p 16.
Encore un pas, et M. Sarraut découvrirait la vérité totale, grâce à cette parole et à ce geste de l'ennemi traditionnel. Ces sources de notre tradition qu'il s'agit de retrouver, ces sèves qu'il s'agit de capter à nouveau, non pas appauvries mais riches de leur jeunesse, pures encore et sans alliage, les voici. Elles jaillissent dans ce prodigieux moyen âge où l'art français, la pensée française étaient la lumière du monde, où nos armées fondaient en Orient un empire français que les siècles n'ont pu ruiner tout à fait. Les voici en ce luxuriant treizième siècle, qui mit au front de la France un diadème plus durable que celui des conquêtes, celui de l'art et de la pensée, diadème unique que l'ennemi peut poursuivre d'une haine jalouse, d'une jalousie meurtrière, mais qu'il n'égalera pas, que nos propres mains seront impuissantes à restaurer en sa splendeur, si un de ses fleurons vient à être brisé le diadème de la terre de France, la forêt vivante, immuable, des pierres à qui le génie donna une âme et des ailes.
En ce temps-là, l'Université de Paris n'avait pas à se faire quémandeuse aux bords de la Sprée. Elle se savait assez riche pour enrichir le monde. En ce temps-là, l'Allemagne intellectuelle émigrait à Paris,pour écouter Thomas d'Aquin et Albert le Grand magnifier la raison humaine, comme nous allions hier à Berlin assister aux funérailles de la raison.
Elle vint encore à Paris, et le monde entier avec elle, au dixseptième siècle. Tout un cortège de princes et de rois Corneille, Descartes, Pascal, Racine, Bossuet,Fénelon, Bourdaloue, La Fontaine, cent autres, faisaient alors aux étrangers les honneurs de la maison.
Voilà nos sources, et la base précise de « notre équilibre intellectuel », et la « substance même de notre culture ». Là et pas ailleurs, du moins à ce point de vigueur et de pureté, « coulent les sèves robustes de ce noble idéalisme qui constitue l'essence et la marque et la valeur propre de notre tradition ». La France en ces heures fut plus grande qu'elle ne l'avait jamais été, parce qu'elle fut pleinement elle-même. Voici venir, en effet et peu après, le Genevois Rousseau, et Voltaire, courtisan très humble de Frédéric II, et la série des capitulations qui nous coûtent un empire colonial. Voici venir l'invasion de notre pensée par Kant, et nos frontières périodiquement violées; le crépuscule de la suzeraineté française parallèle au crépuscule de sa foi.
Pourquoi faut-il que, sauvés aux sombres heures de io,i4 par la petite étincelle qui veillait et vivait sous la cendre, nous ne puissions raviver la grande flamme? a
Cette flamme, M. Sarraut, vous le savez très bien, sans le dire jamais, cette grande flamme qui éclairait la France et par elle le monde, au treizième, au dix-septième siècle, celle que Jeanne d'Arc raviva au quinzième, c'était le christianisme diffus dans les pensées et les institutions, dans l'enseignement et dans les lois, qui l'avait allumée et l'alimentait. A tel point que la flamme baissait, s'éteignait, dès que la foi baissait ou s'éteignait dans les âmes, et qu'il nous fallait alors emprunter de pauvres lampes à ceux qui sont de l'autre côté du fleuve. On ne peut conserver l'arbre en l'amputant de ses racines. On ne ressuscitera nos richesses classiques, les traditions de notre génie et de notre puissance que par un retour sincère à leurs sources chrétiennes.
Or, ni M. Sarraut, ni son journal, ni son parti ne veulent entendre parler de ce retour. Et voilà pourquoi le livre que je viens d'analyser ressemble à un syllogisme où le moyen terme fait défaut, où, partant, la majeure reste en l'air, attendant une mineure et une conclusion.
Il faudra bien pourtant que la logique triomphe du préjugé et du parti pris et même des passions partisanes.
Demain, les petits demanderont du pain. Des millions d'enfants demanderont, au nom de ceux qui moururent pour leur garder leur héritage, à être nourris de pain de France. Ils ne voudront plus le pain des barbares qui ces jours-ci encore, dans les rues de Lille, faisaient des razzias de femmes et d'enfants, i. J'ai cité les paroles de Renan « Ce qui nous sauve, c'est le reste de christianisme inconscient qui est encore dans les âmes. » Rappelons celles de Taine « Le christianisme est encore pour quatre cents millions de créatures humaines l'organe spirituel, la grande paire d'ailes indispensables pour soulever l'homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés. Toujours et partout depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu'on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. Il n'y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel et de tout son poids originel notre race rétrograde vers ses bas-fonds. » M. Sarraut connaît les enquêtes de M* Henri Robert, de M. Félix Lohse sur l'effrayante progression de la criminalité chez les enfants, De 1906 à Ig07, le nombre des arrestations de mineurs dans le seul département de la Seine s'est accru de 34 p. 100. Il y a là peut-être une indication et une confirmation: des paroles de Taine.
comme en font au centre de l'Afrique les dernières tribus esclavagistes.
« Je pensais à moi et assez tristement, écrivait Ernest Psichari à son ami Maritain, en lisant cette belle page « Il semble « qu'en ce temps la vérité soit trop forte pour les âmes'. » Que Dieu nous donne des âmes assez fortes pour la vérité! N'avonsnous pas assez souffert de notre faim pour implorer cette aumône et, par là, la mériter?
M. Sarraut appartient à la génération qui s'accommoda de ne pas savoir et pactisa avec sa faim. C'est qu'elle ne sentait pas peser sur ses épaules les immenses destinées qui attendaient les plus jeunes. Mais ceux-ci, prévoyant confusément quels actes leur seraient demandés, ont voulu s'armer de toute la force française, .ils ont voulu les pures sèves et les pures traditions. Ils ont fait vers les sources le pèlerinage du Centurion.
M. Paul Bourget, recevant M. Émile Boutroux à l'Académie française, quelques mois avant la guerre, nous faisait assister à ce pèlerinage
Voici, disait-il, que des générations se lèvent pour qui le ciel est de nouveau peuplé d'étoiles, des générations dont les meilleurs témoins nous apprennent que, demandant, elles aussi, à la vie, la vérification de la pensée, elles se sont reprises à croire sans cesser de savoir, des générations qui se rattachent résolument, consciencieusement à la tradition philosophique et religieuse de la vieille France.
Même, elles vous dépassent sur quelques points. Beaucoup de ceux qui les composent ne se contentent pas d'avoir dépouillé le préjugé du scien tisme. Ils vont jusqu'où allait Pascal.
Or, de ceux-là, M. Sarraut écrit justement « Ils auront le droit de parler haut, ces grands frères sauveurs à qui nous devons tout-. » La plupart ne seront plus là demain pour nous faire entendre leur voix. Mais pour être dignes d'eux, nous voudrons écouter la voix de leur sang, et aussi celle de leurs enfants. Et je veux terminer par la page la plus belle de ce livre. Parlant devant le Comité Michelet, M. Sarraut disait
Il faut que l'Union sacrée survive à la guerre. Vous savez bien qu'il ne faut,pas, devant les enfants, dire des mots qui blessent leur âme. il faut i. La Vie d'Ernest Psichari, par Henri Massis, p. 19.
». L'Instruction publique et la Guerre, p. 207.
que le foyer de la famille, autour d'eux, crée une atmosphère de joie, de confiance et de beauté.
Eh bien, ce grand foyer, la France, va relrjuver bientôt deux enfants longtemps attendues. Alsace, Lorraine! Deux enfants qu'on nuus avait volées, dont l'absence avait broyé nos cœurs. Elles nous reviennent enfin. Il ne faut pas qu'elles entendent des paroles de discorde. Oh non, non, il ne le faut pas, il ne le faut pas.
Nous leur devons cela, cette doûceur d'une grande paix 1.
Cette « grande paix », seul, un régime de grande liberté scolaire, seul, un amoureux retour à nos traditions les plus authentiques les leur pourra donner. Par là se réalisera ce vœu exprimé par M. Maurice Barrès au commencement de la guerre la passion, le long calvaire de l'Alsace, de la Lorraine, nous rachèteront, quand notre propre sang les aura rachetées.
ALBERT BESSIÉRES.
i. Loc. cil., p. 2og-aio.
UN CHAPITRE INÉDIT DE DON QUICHOTE SES PENSÉES SUR LA GUERRE* s
A vrai dire, je ne donnerais pas une phalange de mon petit doigt pour soutenir l'authenticité du chapitre qu'on va lire. Il me semble l'avoir trouvé dans une vieille édition de Don Quichote. Il était manuscrit et intercalé et il faisait suite au chapitre lvi de la seconde partie, lequel raconte comme quoi Sancho Pança, dégoûté des honneurs et plus encore des batailles, était revenu, de son île en terre ferme, chez le duc, son gracieux et éphémère suzerain. Les événements ont rendu si actuel le sujet de ce fragment, qu'il m'a paru opportun de le publier 2. Aux érudits qui connaissent leur Cervantès et qui savent combien son héros était un judicieux penseur, il ne paraît pas nécessaire d'exposer quelles raisons établissent que ce chapitre est de lui.
Remis par une nuit de repos de ses dernières émotions, Sancho, assis sur son lit, tournait ses pouces et fixait le vide. Son regard ne reflétait nullement la flamme intérieure de sa pensée. Cependant il pensait.
« Quel démon inventa la guerre et pourquoi les hommes la font-ils? dit-il enfin, résumant, en cette question, le problème qui le tourmentait.
Pour manger! répondit sèchement Don Quichote, qui, levé avec l'aube, surveillait avec attention le lent réveil de son écuyer. Pour manger? dit, en sursautant, Sancho, auquel toute idée de bataille était plutôt l'appétit.
A qui pose de basses questions, reprit le chevalier des lions, je sers une réponse vulgaire. N'as-tu pas remarqué, ami Sancho, que le monde est un vaste champ de bataille toujours i. Ces pages eont probablement les dernières qu'ait écrites le P. Pierre Suau un mal foudroyant l'a frappé, le i5 août dernier. Les Études consacreront prochainement un article à leur cher et regretté collaborateur.
a. Du troisième centenaire de Cervantes, que vient de célébrer l'Espagne, cette publication tirera aussi quelque actualité.
rempli de combattants et que la guerre est la condition nécessaire de la vie ?
– En mon village, où l'on vit fort bien, dit Sancho, je n'ai jamais vu que la guerre fût la condition de la vie. Tu n'as pas vu! mais avant même que l'homme ne fût créé, ne sais-tu point que la terre vit la lutte prodigieuse des éléments et fut le théâtre d'un conflit effrayant de forces?
Comme je n'y étais pas. hasarda Sancho.
Le monde était une fournaise en ébullition, poursuivit Don Quichote. La vie y résultait d'une guerre incessante, dont l'effet fut le monde superbe que nous habitons. Encore la guerre n'en a-t-elle pas disparu. Les quatre éléments sont toujours en lutte. La grêle et les tonnerres, les volcans et les tempêtes, les avalanches et les inondations sont des indices de cette lutte. Pour moi, confirma Sancho, j'ai toujours cru que, quand partent les éclairs, on se bat quelque part.
Et le jour où, dans la terre devenue habitable, l'animal apparut, il ne fit qu'ajouter un aliment nouveau à l'universelle tuerie. Tu penses s'ils luttèrent pour vivre, ces grands poissons et ces grands serpents, s'ils s'entre-dévorèrent! Regarde plutôt comme ils continuent à se battre loups contre agneaux, brochets contre carpes. C'est le besoin de manger, Sancho, c'est-à-dire de vivre, qui est la cause première des guerres, et comme cette nécessité tient à l'état du monde, il faut bien reconnattre que celui qui a mis le monde dans cette nécessité est l'auteur de la guerre. Et celui-là n'est pas un démon comme tu le prétends, en hérétique que tu es, c'est Dieu. Dieu a donc fait la guerre.
Ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, marmotta Sancho. Et ne les crois pas méchants, les êtres qui luttent, reprit Don Quichote, seulement ils doivent vivre.
Mais, dit Sancho, le front ridé par l'effort de son attention, qu'il en soit ce qu'on voudra de la fournaise qui bout, des grands poissons et des serpents, et des loups et des puces, ce n'est pas Dieu qui a forcé les hommes à s'entre-manger comme des bêtes! Lève-toi, Sancho, répondit Don Quichote; tu comprendras mieux. Il ne sied pas, d'ailleurs, que le maître soit debout et le disciple couché. »
Il arpenta quelques instants la chambre, et, s'arrêtant devant son écuyer qui attachait ses grègues
« Si nous n'avions pas, pour nous instruire, les enseignements de notre sainte foi, dit-il, et de nos saints livres, nous pourrions oroire, ami Sancho, que l'homme, assujetti aux mêmes besoins queles animaux, doit trouver dans la guerre le seul moyen de se défendre et de vivre. Mais nous savons deux choses, et tu les as apprises, bien que tu sois entré peu avant dans les lettres, nous savons deux choses qui nous interdisent de confondre l'homme avec les animaux et avec les éléments, quand nous parlons de la nécessité divine de la guerre.
Sans offenser Votre Grâce, dit Sancho, je sens que je ne comprendrai rien si je ne suis assis. »
Don Quichote lui avança un tabouret, et, plus éloquent qu'un licencié de Salamànque
~« Sancho, dit-il, bien que tu n'en aies pas beaucoup, tu sais que l'homme a une raison.
– Et la femme? demanda Sancho.
– Qui dit l'homme, dit la femme, tête de bois. Ils ont une raison et une volonté libre. Ils ne sont pas, comme la matière, emportés par des forces fatales. Ils ne cèdent pas, comme l'animal, à la pression du besoin et de l'appétit. Ils ont le sens du juste et de l'injuste. Ils ont une conscience. Ils peuvent donc régler leur lutte pour l'existence, non sur leurs seuls besoins, mais d'après leurs devoirs et leurs droits. Pour l'animal tout est juste, qui est nécessité par le besoin et inspiré par l'instinct. Pour l'homme, cela seul est juste qui est approuvé par la conscience. Il y a, pour lui, des guerres justes et des guerres injustes. Et Dieu n'est pas l'auteur des injustices commises par l'homme libre. Il les tolère, car, ayant fait la liberté, il doit bien la laisser s'exercer sous peine d'arrêter l'histoire, mais il blâme ses excès, et, un jour, il les châtiera.
Ce sera bien fait, dit Sancho, et je pense qu'alors il châtiera dur ceux qui m'ont tant de fois battu. Mais, répondez-moi, Seigneur. Devant une outre de vin de Ciudad-Real, quand j'ai soif, suis-je libre de ne pas boire?
– Tu l'es, glouton.
– Et quand des malandrins lèvent sur moi leur bâton, suis-je libre de ne pas fuir?
– Tu l'es encore, poltron, à moins que la peur ne t'ait enlevé ta raison et ne t'ait changé en lièvre.
Que de fois, dit Sancho, j'ai été ainsi changé! Mais vous, Seigneur, quand vous pensez à la sans égale Dulcinée du Toboso, êtes-vous libre de ne pas attaquer les géants qui se présentent? Je le suis, Sancho. Mais si l'âme noble, quand elle voit le devoir, demeure libre de s'y dérober, une force intérieure irrésistible la pousse à l'accomplir. Elle cède à cette force et veut les exploits qu'elle inspire.
C'est exactement à cette force intérieure que je cède en l'approuvant, dit Sancho, quand je bois lorsque j'ai soif, et quand je fuis lorsqu'on me menace.
Par tes questions impertinentes, reprit Don Quichote, tu m'empêches de t'instruire. Je te répète, Sancho, que nous savons deux choses, et la première est celle que je t'ai dite, à savoir, que, si la guerre, étant l'état normal de la création, a, en quelque façon, Dieu pour auteur, l'homme, qui est le roi de la création. – Pauvre roi I pensa Sancho.
a, pour se conduire en cette guerre, la modérer, se l'interdire, une raison et une volonté, et qu'alors lui seul est responsable des injustices qu'il commet. De celles-là, il ne faut pas rendre Dieu coupable. Mais nous savons une autre chose qui justifie encore plus la sainte Providence de Dieu, et, cette chose-là, Sancho, mets toute ton attention à la comprendre. » Afin de fournir à son attention le secours nécessaire, Sancho étendit la main vers un sac d'où sortait une miche dorée, de laquelle s'emparant, il défendit son existence.
« Quand Dieu eut créé l'homme dans les champs fortunés de l'Eden, reprit Don Quichote, il le fit, non seulement raisonnable et libre, mais élevé à un état surhumain dont je ne suis pas qualifié à t'expliquer la grandeur.
C'est clair, dit Sancho il le fit chrétien.
– Tu es un sot, ami Sancho, répondit Don Quichote, mais tu dis plus vrai qu'il ne semble, puisque à nous, chrétiens, cet état surnaturel a été rendu. Seulement, suis-moi bien, avec cet état de grâce qui faisait de l'homme son fils, Dieu lui donna des privilèges miraculeux qui le dispensaient du besoin, de la souffrance, de la mort. Ce qui entretenait la guerre parmi les animaux le désir, la passion, les convoitises, la détresse, l'homme en était exempt. Radicalement affranchi des causes qui vouaient les autres êtres à la guerre, il n'avait pas à s'y livrer. Dieu ne l'y
condamnait pas. La lutte pour l'existence se fût accomplie, pour lui, dans un labeur heureux et dans la paix. II connut peu de temps cet âge d'or qu'ont célébré tous les poètes. Son esprit s'alimentait alors de vérité; les fruits des arbres, l'eau pure des sources suffisaient à le nourrir.
Pour être franc, dit Sancho, jamais je ne me serais fait à ce régime.» n
Don Quichote haussa les épaules.
« Par sa faute, continua-t-il, l'homme sortit de cet ordre providentiel. Il rompit l'équilibre moral qui lui eût assuré la paix. Du coup il fut dépouillé de ses privilèges miraculeux et assujetti à la loi commune du besoin, des passions et donc de la guerre. C'est lui qui s'est mis sous l'empire d'une loi qui n'avait point été portée pour lui. Dès lors, il devint le plus redoutable des carnassiers. II versa le sang et prit goût à le verser. Son intelligence l'aidant à soutenir la lutte que les autres livrent d'instinct, le rendit plus féroce qu'aucun fauve. Aux griffes et aux dents, armes des lions, il ajouta les flèches et les lances, les arquebuses etles canons, et Dieu sait ce qu'il n'inventera pas encore pour s'entre-tuer. « La guerre! Sancho, mais toute l'histoire n'est qu'une guerre. C'est la paix qui est exceptionnelle, et encore, en temps de paix, poursuit-on encore une guerre d'influence, de fortune, de crédit. Les éléments, les animaux, les hommes, tout se combat et le doit faire pour vivre, et qui ne sait tenir son rang dans l'inévitable bataille est condamné à disparaître.
Si ce n'est pas malheureux! dit Sancho, qu'un homme comme moi, qui jugeait mieux que Salomon, ait dû disparaître de son île pour n'avoir pas voulu tenir son rang dans l'inévitable bataille! Qu'ils soient voués à tous les démons ceux qui louent et propagent ce fléau, le pire de tous, la guerre, désespoir des familles, ruine des foyers, terreur des gens de bien, ressource des bandits, qui, de l'homme, fait une bête, où c'est le plus fort qui, à son gré, tue, pille, brûle, vole. Ah! laissez-moi redevenir gouverneur, ou seulement roi, je détruirai tout ce qui rappelle la guerre. Au feu, piques, épées, dagues, arquebuses; au gibet, ceux qui inventent armes nouvelles; aux champs et aux emplois utiles, soldats, routiers et autres gens d'armes; plus d'écharpes, de plumes et de ces casaques voyantes qui font admirer les soldats, et, en cas d'appel aux armes, défense d'y répondre.
Mais, interrompit Don Quichote, tu laisseras bien leurs épieux aux bergers pour tuer les loups ? P
Aux bergers, soit!
Et aux alguazils, pour repousser les brigands ? P
Encore.
Et aux honnêtes gens, pour se défendre des malandrins? C'est à voir.
Et, si ton pays est attaqué par un autre, tu permettras bien à tes sujets de sauver ta vie?
̃ – C'est clair.
– Car, si tu interdis aux soldats de ton pays de repousser l'oppresseur, eux et toi serez faits prisonniers et devrez ramer aux galères du vainqueur et servir dans ses troupes.
– Vous croyez, Seigneur?
– Certainement, Sancho, si bien que le mieux est de laisser leurs armes aux soldats et les soldats à leur pays, et même de fournir les soldats de bonnes armes et le pays de bons soldats. Mais alors, dit Sancho bouleversé, vous n'en finirez jamais avec les guerres?
Jamais, Sancho. Quand un voisin te fait du tort, le juge intervient. Quandun pays fait du tort à un autre, quel juge inter.: viendra? Le pins souvent, aucun. Il faut donc que ce pays prenne les armes. Or la condition des hommes esttelle, qu'il ne se passera jamais cinquante ans sans qu'un peuple cherche noise à un autre par devoir, par ambition ou par besoin.
Je ne vois pas, dit Sancho, quel devoir peut forcer les hommes à ressembler aux bêtes féroces.
Le devoir, Sancho, de sauvegarder son indépendance et son honneur, sa vie ou sa foi. Ne t'armerais-tu pas pour défendre ton foyer et tes enfants ?
Que Dieu ne me mette jamais en cette nécessité, répondit Sancho. Je serais certainement battu, et, alors, pourquoi me battre? Et puis, que ce soit fulano ou menganot qui s'emparent démon pays, pourquoi ajouter à ses malheurs en me faisant tuer? Tête de veau, s'écria Don Quichote, cœur de limande, ne sens-tu pas que la vie d'un homme n'est rien, quand l'honneur lui manque et la liberté ?
i. Expressions castillanes pour dire untel du un tel.
Quand il aurait l'honneur et la liberté sans la vie, ce serait moins encore.
Tais-toi, Sancho, et remercie Dieu de n'être pas chevalier. Tu recevrais mon épée dans la gorge.
Je ne suis pas chevalier, Seigneur, et n'ai pas la vocation de l'être, ne l'oubliez pas et ne m'empêchez pas de dire que la guerre est la plus infernale, la plus vilaine, la plus abominable des choses. C'est la plus sublime! repartitDon Quichote. Quand l'homme s'y jette par cupidité et par ambition, elle est coupable et infernale. Quand il s'y porte par le simple appétit qui tire le loup du bois, par besoin de prendre le bien du voisin, elle est laide et bestiale. Il y eut de ces guerres et il y en aura. Le peuple qui érige en droit de prendre son besoin de posséder, qui confond le juste et le profitable, ce peuple, fût-il grand par la force et l'orgueil, est l'opprobre du monde et la honte de l'histoire. Les serments qui le gênent, il les viole; les traités qui le lient il les méprise. Tout homme d'honneur, par devoir, par vertu, doit le combattre et le détruire. La guerre qu'on lui fait, c'est Dieu qui la bénit et qui constitue justicier et vengeur le soldat, champion du droit. « Mais qui dit justicier et vengeur, Sancho, ne dit pas oppresseur, ni barbare, ni bête fauve. La noble guerre a ses lois elle est humaine et pitoyable aux vaincus; tout moyen ne lui est pas bon. Dans sa fureur elle est courtoise. Parce que sa fin n'est pas de détruire, mais de sauver, elle s'interdit la cruauté et le pillage; elle s'incline devant le droit. Elle est loyale. Ce n'est pas la haine ou la convoitise qui l'inspirent, c'est l'amour de l'opprimé à délivrer, du sol natal à protéger, de l'ordre à maintenir. Dépositaire de la sainte justice de Dieu, le chevalier est le providentiel redresseur des torts et ce peuple est chevaleresque qui n'use de sa force que pour la défense du droit.
Cela s'entend encore, répondit Sancho, quand on est le plus fort, mais si l'on est le plus faible ? P
Si l'on est le plus faible, on meurt martyr du droit, et tu sais que sur la tombe des martyrs poussent toujours des moissons de victoires.
Dieu qui est tout-puissant, dit Sancho, peut faire de moi un martyr, mais pour ce métier je préfère avouer que je ne vaux rien. Ne sais-tu donc pas, béni Sancho, que tu es d'une race qui, pendant huit cents ans, lutta,- bien que plus faible, pour son indé-
pendance perdue, et que, pour l'avoir recouvrée, elle est devenue le plus noble des peuples? Temps heureux où tout hidalgo était chevalier, où tout laboureur laissait son champ pour saisir une épée, où, dans le cœur de tout Castillan, couvait le feu de la reconquête
« Est-il métier où s'exercent de plus belles vertus l'obéissance, le dévouement, le sacrifice? Pour son pays, le soldat donne son repos et sa vie. Il s'offre en victime au sacrifice nécessaire. On a raison de le parer de gloire et de l'exalter dans les écoles pour gagner les enfants à la contagion de l'héroïsme. Et je ne m'étonne pas que Dieu, dans sa sagesse, ait laissé la guerre se déchaîner dans le monde. Elle est le souffle bienfaisant qui dissipe les miasmes engendrés par la prospérité; elle est la grande semeuse des fortes vertus. Aux poètes elle fournit des thèmes immortels, aux hommes qu'engourdissait la lâcheté elle suggère des desseins généreux. Le bonheur et la paix corrompent; l'épreuve et la lutte régénèrent.
« Est-il, dans notre époque glorieuse, de gloire plus pure que celle qu'ont acquise nos armées en achevant, sur les mers, la ruine de notre antique oppresseur? Tel Castillan, dans sa pauvre vieillesse, se souvient avec fierté des années passées dans les batailles et dans les fers, et n'échangerait pas, pour une couronne, la cicatrice de blessures qui l'ont laissé mutilé1.
« Jamais notre noble peuple ne pensera qu'il faut céder au plus fort, et, quand s'allumera dans le monde une guerre d'indépendance, jamais il ne dira que le génie de l'organisation ou la puissance des armes méritent qu'on excuse le crime. Pour ne pas mentir à son histoire, il se dressera contre tout injuste agresseur et il n'acceptera qu'avec douleur, s'il peut même l'accepter, d'assister, sans y prendre part, à une guerre dont l'enjeu serait le droit.
Dieu! conclut Sancho, après s'être tant échauffée, que Votre Grâce doit avoir soif! » »
PttHRE SUAU.
i. Cerrantès fait ici une manifeste allusion à ses propres aventures.
IMPRESSIONS DE GUERRE' t
SOUVENIRS D'UN AUMONIER MILITAIRE
I. – Dans Lille envahie.
MON CHER ami,
Les grands événements m'ont empêché de vous dire les menus faits de ma vie, encore que je vous l'eusse promis à notre dernière entrevue. C'était, il vous en souvient, dans les premiers jours d'août igi4; je partais pour Calais, où je devais être prédicateurvicaire jusqu'à la fin de septembre vous regagniez, vous, votre chère Nouvelle-France, le Canada: Aujourd'hui enfin, au terme d'une trop longue convalescence, je rassemble mes souvenirs, je relis quelques notes et vous écris un peu à bâtons rompus, au hasard de ma plume. Les deux mois de prédications et de ministères divers à Calais n'offrent rien de spécialement intéressant; je vous aurai toutdit quand j'aurai noté les magnifiques auditoires, les longues prières, les communions, les conversions aussi (parfois de bien loin) et, soulevé par un puissant souffle surnaturel, le magnifique élan de tous.
Au début d'octobre, j'étais appelé à Lille, pour y reprendre du professorat; jusqu'au g, à part les escarmouches des 4 et 5 octobre aux portes de la ville, ce fut le calme, presque la sérénité, mais le vendredi g tout change, et nos élèves rentrés seulement depuis deux jours sont mis en vacances. Vers onze heures du matin, un Taube a lancé une bombe sur l'hôtel de Bretagne c'est l'hôtel des postes qui était visé. Vers midi, sur l'ordre de la préfecture, l'exode des mobilisables commence, foule immense qui ne cesse de se déverser par larue Nationale et la porte de Béthune sur les routes libératrices. Cent mille hommes, dit-on, de Lille, Roubaix, Tourcoing et pays environnants, ont passé alertes, résolus, bons Français. Précaution inutile, pensent quelques-uns; les plus sages songent à une absence de quelques jours à peine.
i. Voir Éludes depuis septembre ifii.
Le lendemain io, la ville est dans la plus grande agitation, des uhlans ont surgi dans le quartier de Saint-André, ils s'avancent, à une cinquantaine, vers la mairie où, dit-on, ils ont demandé le passage pour dix mille hommes, mais nos chasseurs qui viennent de patrouiller hors de la ville ont vu la présence de l'ennemi, ils s'élancent àsapoursuite le tuent,le blessentoule mettent en fuite. Dans la soirée, des parlementaires se sont présentés et de nouveau ont posé la question « Lille est-elle ville ouverte? » Le maire renvoie à l'autorité militaire. « Lille est ville fermée et sera défendue. Lille sera bombardée dès le lendemain à neuf heures, si libre passage n'est pas laissé. » Nous apprenons tous ces détails au collège, qui renferme soixante-quinze blessés français. Vite un service est organisé et nous descendons les plus malades dans les caves. Tout se fait gaillardement, joyeusement presque, car le bruit court que le commandement militaire ne demande à la ville que de résister vingt-quatre heures, le temps que nos troupes puissent monter jusqu'à nous.
Vers sept heures, des blessés nous arrivent, tous du 20e chasseurs à cheval; parmi eux, le colonel Clémençon, qui mourra dans la nuit du dimanche au lundi, et un jeune sous-lieutenant en apparence plus grièvement frappé, mais que Dieu et les bons soins dont il sera l'objet sauveront. Aidé de trois autres professeurs, je le transporte à l'infirmerie; persuadé d'abord que nous portons un mourant sinon un mort, je prononce les paroles de l'absolution et, de fait, l'excellent docteur D. dès qu'il a vu le blessé, me dit « Vite, Père, il n'a plus besoin que de votre ministère. » C'est un tout jeune homme; les traits sont d'une remarquable finesse, mais si pâles qu'ils semblent complètement exsangues et le regard voilé ne peut plusse fixer. C'est qu'il y a six heures déjà, àtroisheuresde l'après-midi, dansle guet-apens d'Ennetières – il me le dira après sa guérison – une balle a traversé sa poitrine et les Allemands l'ont laissé pour mort après l'avoir détroussé. Heureusement, le major du régiment a résolu de le soigner jusqu'au bout et de le sauver si possible, c'est lui qui l'a accompagné jusqu'ici, muni d'un sauf-conduit des autorités allemandes, qui croyaient Lille aux mains des leurs. Je m'agenouille près de lui et j'essaye des paroles de consolation, mais par un suprême effort le blessé arrêtant sur moi un regard énergique et presque dur m'interrompt « Monsieur l'Abbé, est-ce que je vais mourir? » Les médailles que
retient une chaîne d'argent me disent assez clair que j'ai un chrétien devantmoi; d'autre part, je me suis promis de ne cacher jamais à un malade la vérité sur son état, je réponds donc « Mon petit, il est possible, en effet, que le bon Dieu vous demande le sacrifice de votre vie pour la France le faites-vous volontiers? Oui, pour la France, pour ma mère,' mon père, mes sœurs, mes frères. » Je lui demande s'il veut se confesser. Rien ne trouble sa conscience, je renouvelle donc l'absolution et lui donne l'extrême-onction, qu'il reçoit avec la plus touchante piété, répétant avec cœur les invocations que je lui suggère. Cependant les infirmières admirables qui l'ont reçu, Mme D. P. et ses filles, supplient le docteur de déposer le cher moribond sur un lit et de le panser. « Avant tout, je me dois à son colonel qui, lui, a de sérieuses chances d'être sauvé
.» Et, de fait, il semble bien que
ce soit la fin. Mais nous insistons encore, et l'excellent docteur cède à nos prières. Nous déshabillons le blessé, dont tous les vêtements dégouttent de sang; un pansement est fait, puis une injection de sérum, et nous prions Dieu et Notre-Dame de Lourdes de faire un miracle s'il le faut, mais de guérir notre lieutenant, qui doit être comme le gage assuré de la protection divine sur nous. Ces dames font le vœu d'un pèlerinage à Lourdes; je promets, moi, une neuvaine de messe et je me retire. Je vais aux malades des caves que je dois veiller pendant la nuit. Cette nuit s'écoule calme, silencieuse; on m'apporte de temps en temps des nouvelles des blessés de l'infirmerie. Le colonel va assez bien, mais le lieutenant s'éteint.
Enfin, le jour parait; les derniers blessés sont descendus à là cave, à l'exception d'un seul qu'on déclare intransportable, c'est le lieutenant de chasseurs. Cependant, à neuf heures précises, le bombardement commence, les obus sifflent au-dessus de nos têtes, quelques-uns tombent dans notre quartier, tout près du collège, sur le collège même. Tous descendent dans les caves, mais le lieutenant? Le major du 20° chasseurs est d'avis de le transporter près des autres blessés. « N'est-ce pas le tuer certainement ? lui dis-je. Les soldats, Monsieur l'Abbé, savent ce que c'est que la mort; ils ne seront pas émus de voir l'un des leurs s'en aller. Avertissez donc notre malade.» Le major entre dans la chambrette, prend le pouls du blessé qui lui demande s'il peut
espérer « Mais oui, ça va, vous en sortirez, mais restez bien là au calme, on veillera sur vous », et en sortant il m'appelle « Monsieur l'abbé, c'est fini, cinq minutes encore peut-être; il ne faut pas songer à le transporter. » Refoulant mon émotion, je reviens au blessé, et je lui propose le viatique, qu'il accepte avec joie en me rappelant sa première communion. Vite je vais chercher la sainte eucharistie, et, pendant que le canon gronde et que les obus éclatent, je donne le pain des forts à ce vaillant. Ceux qui assistent à la pieuse cérémonie pleurent, moi-même je puis dire à peine les paroles sacramentelles.
Mais qui restera près du malade? Mme D. P. et l'une de ses filles, deux femmes fortes, bien françaises et splendidement chrétiennes, se sont offertes pour cet office à tour de rôle, et j'ai demandé au supérieur du collège, avec sa bénédiction, l'autorisation de veiller, moi aussi; je m'installe donc dans la chambrette du blessé, toujours entre la vie et la mort.
Et le bombardement continue avec des accalmies qui permettent aux Lillois d'aller jusqu'aux remparts, où tiennent vaillamment nos territoriaux et ce qui reste du 20' chasseurs.
La nuit du dimanche au lundi fut terrible;' les obus pleuvent littéralement sur la ville, plus spécialement sur le quartier de la gare; les sifflements sinistres, les éclatements tantôt plus sourds, tantôt plus formidables, les crépitements des incendies font de cette nuit une nuit infernale.
Vers minuit, je monte aux mansardes et j'aperçois les flammes gigantesques qui dévorent la Salpétrière et les maisons avoisinantes, et qui menaçent d'embraser toute la ville.
A cinq heures et demie, je dis ma messe dans la grande chapelle qui tremble, sur laquelle déjà un obus est tombé. Vers huit heures seulement, le bombardement cesse, mais pour reprendre plus terrible à dix heures.
Tous les habitants du collège vivent dans les caves; professeurs, dames de la Croix-Rouge, blessés et quelques réfugiés qui n'ont pas ou plus de quoi s'abriter chez eux. On nous apprend la mort du colonel Clémençon qu'on a essayé en vain d'arracher à la gangrène gazeuse. et le lieutenant vit toujours, plus fort, semble-t-il, à mesure que les minutes s'écoulent. Pourtant là-haut le repos n'est guère possible, un obus de gros calibre a démoli l'étude de la seconde division, un autre est venu éclater dans la cage de l'esca-
lier qui conduit à l'infirmerie, d'autres tombent sur les maisons voisines et envoient leurs éclats jusque chez nous. Dans la chambre où Mlle D. P. prépare les remèdes du malade, un geste providentiel l'a même préservée d'une blessure sérieuse, sinon de la mort. De temps en temps, le malade s'éveille et comme reprenant conscience « Les sauvages 1 » dit-il. Une fois, il me demanda « Y a-t-il un étage au-dessus de nous? Oui, mais fort petit; 5o à 60 centimètres nous séparent du toit. »
Vers trois heures, le bombardement redoublant d'intensité, les nerfs épuisés par deux nuits sans sommeil, je fus pris de cette vague crainte qu'ont ressentie tous ceux qui ont vécu sous le « marmitage ». Ce fut l'affaire de quelques minutes, mais je dus me raisonner et me maîtriser.
Enfin, le bombardement étant toujours plus violent, et, d'autre part, les forces revenant au blessé, on résolut de le descendre lui aussi dans la cave où il fut logé princièrement dans une cabine de bains, sur un matelas par terre, la baignoire recouverte de quelques planches, servant de table.
Dans la soirée cependant, de source très autorisée, on m'avertit que Lille va se rendre. Plus de munitions; à peine deux régiments de territoriaux, peu ou point de pièces d'artillerie, impossible de prolonger la lutte plus longtemps contre une armée toujours plus forte, car Anvers vient de céder, et les troupes qui l'assiégeaient sont libres.
La nuit du lundi au mardi n'en est pas pour cela moins terrible. C'est vers quatre heures seulement que le canon se tait, et que les Allemands, au chant de leur hymne national, un Gloria formidable et impressionnant, ont fait leur entrée triomphale. Des ruines, des incendies, du sang, il y a tout ce qu'il faut pour les réjouir; les incendies redoublent même d'intensité, car ils ont coupé les eaux et ils ne paraissent pas pressés de porter remède au mal.
Le matin du 13 octobre, pendant que je disais ma messe, une cérémonie bien touchante avait eu lieu; Notre-Seigneur avait été porté, de matelas en matelas, à nos blessés et à nos réfugiés. Les larmes coulaient de tous les yeux, douces et fortes, c'était le viatique, non pour le grand et dernier voyage, mais pour la traversée de la grande épreuve de l'occupation qui commençait et pour de si longs mois.
Ce que fut cette occupation, ses exigences plus ou moins licites, ses vexations, tout cela vous est connu par ailleurs, je m'en tiendrai donc à ce qui me concerne plus spécialement. En même temps que professeur de rhétorique, car nous reprîmes les classes quelques jours après l'entrée des Allemands, j'exerçais les fonctions de secrétaire du gestionnaire de l'ambulance SaintJoseph, car nous étions ambulance de la Croix-Rouge, et, de ce chef, je fus en relations quotidiennes, d'abord, avec nos blessés français, qui, hélas durent peu à peu quitter Lille pour l'Allemagne. Même, mais seulement après mon évasion, le cher lieutenant du 20" chasseurs, un beau type d'officier français, et si chrétien.
Le premier livre qu'il me demanda quand il put lire, fut Bossuet, son sermon sur la mort. Les officiers allemands qui le voyaient étaient gagnés par sa bonne grâce, sa modestie et son ardent patriotisme, car, même avec ses envahisseurs, on peut être patriote. Le baron de hospitalisé plusieurs mois à l'ambulance de Lille, disait à une infirmière « Nous n'aimons pas les Françaises trop aimables avec nous n, traduisez trop condescendantes. Alors, il pouvait aimer celle à qui il parlait, la dernière des filles de Mme D. P. Un jour qu'elle servait le repas de cet officier supérieur, un pair du royaume de Bavière, honoré plusieurs fois de la visite du prince Ruprecht que nous rencontrions assez souvent à l'infirmerie ou dans les corridors, il lui dit: « Que signifie, Mademoiselle, cette couleur bleue? » De la bavette de son tablier blanc portant une petite croix rouge sortait un filet d'étoffe bleue. « Ne voyez-vous pas, bleu, blanc, rouge? Mais, qu'est-ce que ce bleu? à quoi sert-il? Vous voulez savoir ? » Enlevant ,les épingles qui retenaient la bavette, elle montra, étalé sur sa poitrine, un fort joli drapeau français. « Mademoiselle, je vous félicite, vous êtes une vraie Française. » Mon emploi de secrétaire de la Croix-Rouge me mettait aussi en relations avec les soldats et les officiers allemands. Oh! bien peu avec les soldats, car, très vite, on avait eu peur dans l'administration de notre influence, témoin ce fait.
Je me promenais dans un corridor, quand un soldat allemand venant à passer me salue « Bonjour, Monsieur l'Abbé. Bonjour, où donc avez-vous appris le français ? – A l'Université de Grenoble, Monsieur, où j'ai fait toutes mes études de droit. » Et
nous nous mettons à causer, de la guerre, bien entendu. Mais voici qu'une porte s'ouvre brusquement, et deux sous-officiers de tonitruer contre le pauvre soldat qui, après avoir rectifié la position, s'en alla raide sans oser me dire au revoir. Le lendemain, le rencontrant, je l'arrête; tout effaré, il regarde à droite et à gauche. « Pourquoi donc aujourd'hui ne me parlez-vous pas? Cela nous est défendu. On a donc peur que vous connaissiez la vérité? Mais pourquoi deux mesures? Je vois chaque jour vos officiers et je m'entretiens avec eux longuement. »
De fait, nous avions presque tout de suite reçu la défense d'aller dans les salles où se trouvaient uniquement des blessés allemands, même le prêtre français, interprète allemand, même pour donner aux malades les secours spirituels que n'apportaient pas toujours à temps les aumôniers officiels de l'armée. Pour les officiers, la mesure était plus large; il est vrai que, bientôt, je fus à peu près le seul à user de la permission ou mieux, à prendre la permission de lier conversation avec tous nos hôtes. Quelques-uns firent sur moi une bonne impression. Je n'oublierai jamais la correction, la courtoisie, la délicatesse toute française d'un officier général catholique, commandant une division de cavalerie. 11 avait contracté une forte pleurésie, qui nécessita une opération et l'immobilisa dans notre ambulance environ trois mois. Deux jours après l'accident, sa femme, la baronne de était près de lui. C'était une très digne femme, excellente chrétienne, d'un christianisme austère, un peu inquiet, qui ignorait encore la communion fréquente et le culte du Sacré-Cœur, comme ses nombreuses compatriotes, du reste. Est-ce que le baron de à qui une infirmière proposait de communier un premier vendredi du mois, ne répondait pas « Qu'est-ce que le premier vendredi du mois? En Bavière, nous ne connaissons pas le Sacré-Cœur. » Il est vrai que ce même officier, fort galant homme, neveu d'un Père jésuite aîné de sa famille, dont l'entrée en religion l'avait fait pair de Bavière, disait à cette même infirmière: « En Allemagne, nous n'aimons pas les Jésuites, ils ne sontpas assez modernistes. » Le général* était bon Allemand, mais pas Prussien du tout, et détestant cordialement tout ce qui sentait trop son Berlin. Le 3 1 dé cembre, à minuit, pour saluer l'année de victoires qui s'ouvrait, les soldats imaginèrent de décharger une heure durant leurs fusils. Ce fut un fort beau tintamarre, mais aussi une source d'in-
quiétudes et de frayeur pour la population. Je vis dans la matinée le général, qui ne tarda pas à me dire « Ah! comme je regrette cette scène Si j'avais été valide, j'aurais été faire cesser cette chose abominable, mais je protesterai. oh! j'ai honte d'être un Allemand » Le lendemain, 2 janvier, il me rendait visite dans ma chambre de professeur, et la conversation s'engagea sur la guerre. « Pourquoi, disait-il, la France a-t-elle soutenu plutôt la Prusse avant 1870? Est-ce que la Bavière n'était pas son alliée depuis longtemps? Au moment de la guerre, elle hésita encore. Je n'aime pas la Prusse, elle n'est pas civilisée; je sais bien que, depuis 1870, elle a fait des progrès; tout de même, ce n'est pas la même civilisation que la nôtre. » Je ne pouvais que souscrire à de telles pensées rien de plus juste.
Mais ces idées ne l'empêchaient pas d'être bon Allemand. Quand je parlais de dislocation de l'empire, il protestait énergiquement et il affirmait que l'unité allemande en particulier sous le règne actuel avait été la source d'une grande prospérité surtout économique pour la Bavière. Il admirait fort, comme tous les officiers, le Kaiser « un homme intelligent et bon », disait-il; mais il ne jugeait pas de même son fils, le Kronprinz « un dandy ». Qualité fort peu allemande, le général était sobre. Un jour, je parlais de nos fermes espérances de victoire à son fils, lieutenant de cavalerie; puis, tout à coup, passant à un autre sujet, je lui dis ma stupeur de voir son père si sobre, alors que la sobriété est si peu vertu allemande. « Ah! ici, dit-il, je puis vous approuver; mais là où je ne vous approuve pas, c'est quand vous dites que vous serez vainqueurs. »
En effet, tous plus ou moins gardaient la conviction de la victoire. Un jour cependant, c'était vers décembre iqi4> il dit « Oh! ce sera un coup nul; match nul. »
D'autres officiers me parurent aussi fort corrects un professeur de Strasbourg, protestant mystique; un grand propriétaire de Galicie, cousin du prince-archevêque de Breslau; un autre protestant, qui vint écouter mes sermons à Notre-Dame-de-Consolation pendant la neuvaine de l'Immaculée-Conception. Avec lui, je discutais patriotisme; il me trouvait trop chauvin pour un catholique, du moins, après un sermon dans lequel je m'étais efforcé de relever le courage et la confiance des envahis. Il y en avait d'un autre genre par exemple, certain jeune sous-lieutenant
qu'on nous amena à l'ambulance pour une foulure du genou; il gémissait à la pensée de devoir passer quelques jours au lit et disait vouloir rejoindre ses hommes tout de suite mais, au fond, il s'accommodait fort bien de son repos, écrivant ses mémoires, buvant largement et faisant copieusement ses cinq repas par jour. II s'appelait Walter* j'ai oublié l'autre nom; il avait vingt-six ans, l'âge de son voisin d'en face, le lieutenant français. Balafré vingt fois au visage dans de stupides duels d'étudiants allemands, très fier de son titre de docteur en chimie, avec cela assez laid, la tête rasée, les oreilles mobiles, Walter ne nous inspirait guère d'intérêt. C'est lui qui, rentrant un soir vers huit heures, nous disait avoir appris de Son Excellence (il appelait ainsi Von Heinrich, le gouverneur de la ville) de bonnes nouvelles « Nous avons trois armées en France, une vers Paris, une autre vers Bordeaux. » Et nous ajoutâmes « La troisième sans doute vers Marseille. » Ne voyant pas l'ironie, il n'y contredit point. Il avait à la main un petit paquet « Qu'est-ce donc ceci? » lui demanda le major du 20' chasseurs, qui n'avait pas encore été emmené en Allemagne. C'est du jambon que j'ai acheté pour mon petit déjeuner; il y en a pour 4 marks, je l'ai acheté en sortant d'un restaurant, où je suis allé achever de manger après mon repas chez Son Excellence ». – « Le goinfre », pensâmes-nous. Il l'était, en effet. On l'avait amené à l'ambulance un jeudi soir; son ordonnance le suivait, portant religieusement un litre de fine champagne. vingt-quatre heures après, notre malade à lui seul l'avait vidé.
D'autres types me reviendront peut-être quand je vous parlerai de la mentalité allemande. Avant de le faire, je voudrais essayer de disculper un peu les Bavarois; on les a dit aussi barbares, aussi cruels, sinon plus que les Prussiens, Poméraniens et Brandebourgeois. Je dois dire que ceux-là que j'ai vus m'ont paru de meilleure nature. Il faut distinguer les officiers de bonne famille et les paysans, de certains Bavarois des villes, de Munich, par exemple, très contaminés par le pire socialisme, me disait le baron de Les mauvais catholiques ne le cèdent pour aucun mauvais coup aux farouches évangéliques de Saxe et de Prusse; les bons catholiques sont ce qu'ils doivent être, j'en ai vu d'excellents, dont le souvenir me reste très vif et profond. Il reste vrai que, là comme, partout, quelques catholiques n'ont guère de
catholique que le nom. Un aide-major que nous appelions entre nous « papier de verre », tant il avait la tête rasée de près, tout en se disant catholique refusait bien haut de croire au miracle, et il ne se gênait pas, je vous assure, pour manquer la messe dominicale.
Donc, ayant vu de près les Allemands, quelle idée me suis-je faite de leur mentalité? Un mot la caractérise. C'est une mentalité de parvenus. Après avoir été dans le monde peu de chose, ils sont devenus une .grande, une très puissante nation. Ils rêvent maintenant à l'empire du monde, à une Allemagne universelle. Du parvenu, ils ont sans doute quelques qualités l'allant, l'initiative, la confiance en eux-mêmes; il font voir surtout les défauts. C'est l'arrogance d'abord. En présence d'une faiblesse physique ou morale quelconque, ils s'affirment, ils s'emballent, ils commandent, ils terrorisent; les traits seraient à citer par milliers. Rencontrent-ils une résistance, si minime soit-elle, ils ont vite fait de baisser pavillon; menacent-ils de vous fusiller, le meilleur moyen de ne point l'être, c'est d'en accepter gaillardement la menace, en faisant comprendre que ce crime nouveau ne créera pas le droit qu'on leur dénie. Donc le sang-froid leur impose; devant la vaillance, ils capitulent. Voici à ce sujet deux faits personnels. Vers la fin d'octobre, une sorte de général inspecteur de santé venait visiter le collège; il fut reçu par le supérieur. Sans faire aucun signe de politesse, il se mit à parcourir le rezde-chaussée, examinant les classes et donnant son appréciation à l'officier qui l'accompagnait, mais pas un mot au maître de la maison. Indigné de cette attitude, je m'approchais un peu plus près et je dis ces simples paroles « C'est le supérieur; on ne fait rien ici sans lui; il faut le saluer. » L'inspecteur me regarda étonné, me salua et salua le supérieur. Je n'étais rien dans la maison, cependant un regard, un mot de résistance avaient adouci et ramené à la plus élémentaire politesse ce grand homme. Voilà l'autre fait. Nous avions à la tête de l'ambulance SaintJoseph, depuis l'occupation allemande, un gros major prussien dont le nom nous échappait, je l'appelais « Thersite », parce qu'il me rappelait le héros d'Homère, l'homme à la tête en pain de sucre. D'autres, peut-être plus irrévérencieusement, l'appelaient « Tête de veau ». Ce n'était point un méchant homme, l'événe-
ment me le montra bien quand, après de longues semaines de supercherie, je traçais chaque jour une courbe déconcertante de fièvre à l'actif du cher lieutenant de chasseurs, -il fallut obtenir un nouveau délai, une simple carte de moi obtint la faveur. Thersite, donc, s'en fut un jour au collège et demanda à voir la salle de théâtre et d'autres salles encore; je le conduisis. Aussitôt, s'adressant à un sergent, il affecta l'une ou l'autre de ces salles au service de ses malades. Je protestai un peu véhémentement, trop peut-être au gré de mon compagnon, qui me fit remarquer que je pouvais les exaspérer et qu'il valait mieux céder. A la réflexion, je me dis qu'enfin il pourrait m'en cuire et je me promis d'être plus calme. Mais ma première manière était décidément la bonne, à en juger par la suite. Thersite, après ma résistance, commença à être pour moi le plus aimable des hommes, il m'annonçait les nouvelles (toujours évidemment favorables à l'Allemagne), il me parlait de lui, de sa famille et, je l'ai dit, il m'accorda plus tard de retarder le départ pour les prisons d'Allemagne de notre cher officier français.
Une seconde note de la mentalité alllemande, c'est la confiance, une confiance naïve et insolente en leurs propres forces, une véritable présomption. Dans tous leurs raisonnements, ils posent en majeure cet axiome « L'Allemagne est invincible; rien ne lui est impossible; tout lui est permis. » Ce que vous avez pu lire longuement développé dans les livres de Tannenberg, de Bernhardi et du prince de Bülow. Que répondre? Je vous ai dit tout à l'heure avec quelle assurance le lieutenant Walter parlait des armées allemandes opérant vers Marseille. Il est vrai que les insuccès, quand ils sont tangibles, brisent un peu cette belle confiance. Je me rappelle l'angoisse, l'effroi, le découragement même de certain officier de réserve revenant de l'Yser. « C'est terrible, disait-il; des cadavres, du sang, la mort partout »; et il ajoutait (c'était vers le i5 ou 16 décembre) « Là-bas, nous perdons chaque jour, comme morts, quatre mille hommes. » Faites le calcul d'après ces données, et vous vous expliquerez les terreurs des soldats appelés sur l'Yser. Mais quelle résistance à toutes mes insinuations sur la victoire de la Marne J'avais beau leur montrer sur la carte le recul miraculeux de leurs troupes. « Non, il n'y a pas eu de victoire pour vous; c'est notre cavalerie qui s'était approchée un peu trop près et trop vite »; ou bien « C'est von
Kluck qui a manœuvré sans réflexion, celui-là sera jugé plus tard », etc. Et, pour finir, le même mot « Nous ne pouvons pas être vaincus », auquel fait écho cette parole d'un Franciscain, infirmier volontaire, avec qui je discutais sur l'issue de la guerre « Credo in victoriam nostram sicut credo in Deum Je crois à notre victoire comme je crois en Dieu!» »
Enfin, il y a le bluff, suprême caractéristique de cette mentalité, et le bluff allant jusqu'au mensonge, de toutes façons. A peu près chaque semaine apparaissaient sur nos murs de nouvelles affiches, d'une couleur différente pour attirer notre attention; elles relataient des victoires toujours, la destruction complète des .armées russes, la prise d'Ypres ou de Verdun, que les officiers fêtèrent à ma connaissance au moins trois fois (c'était en igi4-igi5) par de copieuses libations de champagne 1 Ah ils ne regardaient pas de très près à la vraisemblance. Un jour, me promenant rue Nationale, j'aperçus un groupe de brave gens lisant attentivement une nouvelle affiche. Je m'approche, je lis avec eux et je m'esclaffe. « Voulez-vons connaître la valeur de ces nouvelles? Tenez, lisez cette dernière victoire » (une prise de Verdun quelconque, je ne me rappelle pas). Elle avait été remportée le 3i novembre (sic).
Aussi les Lillois n'étaient point dupes et le mot d'un brave afficheur mè paraît donner la note exacte de confiance des habitants « Quec té fais là?» disait un brave ouvrier à l'afficheur. –Ach' momin chi ech su el pu gran minteux d'Lillet. » Les Allemands mentaientou bluffaientencore quand ils faisaient sonner les cloches pour annoncer leurs succès. C'était, si je ne me trompe, un des derniers dimanches de décembre; je sortais de la Maternité, place de Sébastopol, quand tout à couples cloches de la ville, muettes depuis plus de deux mois, se mettent à sonner. De tous côtés, on court, on s'interpelle « Sont-ce les Alliés? N'est-ce pas un nouveau bombardement? Il faut se réfugier dans les caves, n'est-ce pas? » Et les plus timides se terrent déjà. Me voyant passer, les gens s'adressent à moi; un curé ne doit-il pas savoir pourquoi on sonne dans les églises? Je l'ignorais, comme tout le monde, comme bon nombre d'Allemands eux-mêmes, témoin ces officiers qui se présentèrent furieux chez Mgr Carton, doyen t. Que fais-tu là – En ce moment, je suis le plus gtand menteur de Lille.
de Saint-Pierre-Saint-Paul « Pourquoi faites-vous sonner? Je ne fais pas sonner. – Vous n'entendez donc pas? Si, mais ce sont vos propres soldats qui sonnent sur l'ordre de la Kommandantur » La Kommandantur avait, en efïet, rêvé le mot n'est pas trop fort une kolossale. victoire sur les Russes et avait fait avertir Mgr Charost que toutes les cloches devaient s'ébranler dans la demi-heure.
Le bon Thersite m'accueillit à ma rentrée au collège par ces paroles: « Nous venons de remporter une grande victoire en Russie" un demi-million de prisonniers. » A quoi, ironique, je répondis « Mais bientôt, docteur, vous n'aurez plus de place pour caser vos prisonniers ». Et lui, sans comprendre la plaisanterie, de repartir « Aussi les laissons–nous en Russie. » Le lendemain, par le général X. nous savions l'exacte vérité; c'était, je crois, i3ooo prisonniers en deux fois, 5000 et 8000. Fatigué d'ouïr et de lire ces nouvelles « kolossales »., un Roubaisien compléta un jour une afliche « Le général Joffre est prisonnier avec 5oooo hommes et le gouvernement français s'est retiré à 12 kilomètres au sud de Marseille. » On dit que la plaisanterie coûta cher 5oooo francs d'amende à la ville.
Les affiches, les cloches; tout cela ne nous émouvait guère. Il y eut autre chose; les promenades de prisonniers français à travers la ville, les mêmes quatre et cinq, fois de suite. Un officier français ne chuchotait-il pas en passant, à ceux qui étaient là navrés offrant chocolat, cigares et autres douceurs « Ne vous troublez pas, c'est la septième fois qu'on nous fait défiler. » On se racontait alors avec grand plaisir cette histoire amusante, si non e vero e bene trocato! Des officiers allemands faisaient sonner bien haut leurs prouesses « Toutes les villes de France devant lesquelles nous nous présentons tombent en notre pouvoir et ils citaient Laon, Cambrai, Saint-Quentin, Lille, Verdun peut-être. Nous- savions, je vous dirai comment tout à l'heure, les nouvelles vraies; un Français répliqua donc « EtDunkerque ?-Dunkerque à nous. Et Calais ? Calais à nous. Oh sapristi 1 Sapristi à nous. » C'était vraiment, et plus encore, prendre le Pirée pour un homme.
J'ai.dit que nous savions les nouvelles, mais oui. D'abord, mais fort peu de temps, par la T. S. F. nous arrivaient les comiun-
niqués français qui ne mentent pas s'ils pèchent quelquefois par omission; puis les avions survolaient la ville, nous laissant tomber, dans un drapeau français, belge ou anglais, les journaux de France qu'on se passait avec précaution le matin après les avoir transcrits pendant la nuit. Quelle joie de lire, tête reposée, même trois ou quatre jours après léur apparition, l'Écho de Paris, le Petit Journal, etc. Cette bonne fortune m'advint, le 3i décembre, dans une réunion intime que je ne saurais oublier. Nos journaux étaient du 25 et du 26. Et comme mes élèves écoutaient recueillis en fin de classe les morceaux sensationnels, le discours de Poincaré remettant la médaille militaire au généralissime, les articles de Barrès, etc.; c'était la même attention qu'ils apportaient à m'entendre expliquer d'une voix sourde-car les Allemands passaient sans cesse dans le corridor et parfois ils entr'ouvaient la porte de la classe certain passage de César sur les moeurs des Germains ou refaire le commentaire si actuel de la phrase de Mirabeau « La guerre est l'industrie nationale de la Prusse. » Mais la joie n'était pas moins grande, dans l'âme et sur les traits des hommes faits, à entendre parler bien de la patrie. Quelle attention émue ne montraient pas ceux devant qui je lisais d'un bout à l'autre la splendide lettre du cardinal Mercier, quelques jours avant mon départ de Lille.
Mais, avant que je vous raconte comment je pus en grand secret quitter cette bonne ville, laissez-moi vous dire rapidement ce que pensaient quelques Allemands avec lesquels j'ai pu causer. Des Français, je puis dire qu'ils pensent bien; ils nous admirent et, des ressources de notre race, insoupçonnées par eux plus encore que par nous, ils demeurent stupéfaits. Je ne crains pas de dire qu'ils regrettaient au moins implicitement la déclaration de la guerre; telles paroles d'officiers semblaient bien dire qu'ils n'auraient pas fait cette guerre s'ils avaient su. Pour eux, nous sommes braves, nous sommes bons, nous sommes chevaleresques et bientôt nous serons leurs alliés; vous devinez, n'est-ce pas, contre qui?
Ils admiraient nos soldats, nos officiers, en particulier, dans leurs rapports avec les hommes « Nous ne pourrions pas agir ainsi » disaient-ils.-Ils ne tarissaient pas d'éloges, au moins tels d'entre eux, sur nos généraux Joffre, Castelnau, Foch; ce sont ceux qu'on connaissait surtout alors.
Et puis, quelle estime de notre artillerie, du 75. « Terrible, terrible », répétaient-ils. Ayant appris à nous connaître, ils nous jugeaient mieux aussi comme catholiques nous n'étions plus pour eux la nation athée, corrompue. Nos églises de l,ille pleines de fidèles, hommes et femmes, priant et communiant, leur étaient comme une révélation. Ainsi le franciscain dont j'ai parlé me répétait-il Putabam Galliam pejorem, c'est-à-dire je ne savais pas la France si bonne, et cette constatation gênait ses espoirs de plus grande Allemagne; car il m'avait dit auparavant que la Prusse n'était guère tendre au fond pour le catholicisme et qu'elle ne pouvait que répandre son autoritarisme luthérien dans les.pays conquis Non potest nisi prussianizare, disait-il. Pourtant, il espérait que la Belgique resterait allemande Prussia eam tenet et in aete.rnum tenebit. Au sujet de la Belgique, un aumônier jésuite était moins affirmatif. Je lui avais dit « Mon Père, mettons-nous pour le moment sur le seul terrain de la gloire de Dieu et des intérêts de l'Église; que devient la Belgique, terre classique de liberté; que deviennent les congrégations religieuses, la liberté de l'enseignement? » Il baissait la tête et, faisant une curieuse diversion, il ajoutait «L'Allemagne ne gardera qu'Anvers et Lîége; le reste sera pour la France. » N'était-ce point implicitement avouer que, pour être terre de liberté religieuse, un pays, s'il n'est lui, doit être français ? Cependant les idées fausses demeurent légion, ainsi ne soyez pas trop étonné de voir les catholiques allemands si fermement attachés à l'empire, si injustes, par exemple, pour les Belges.
Un Père du Sacré-Cœur, aumônier militaire, me disait un jour u Cette misérable Belgique, qui aurait cru pareille chose? Nous donnions toujours ce pays comme le modèle des pays catholiques, pays d'honneur, de charité! Que diront nos protestants, maintenant que ces Belges ont été si terribles, tuant les blessés, arrachant les yeux des prisonniers, etc? »
Je demeurai stupéfait et j'essayai de faire entendre raison à mon interlocuteur, ce fut peine perdue, rien ne put l'en faire démordre; il avait été formé, ou plutôt déformé, par la presse allemande, qui, dès les premiers jours, prit les devants, et attribua à ses adversaires toutes sortes de cruautés.
J'ai dit tout à l'heure qu'en général les Allemands pensaient relativement bien des Français; par contre, quelle haine vio-
lente, sauvage, contre les Anglais, « peuple traitre et parjure; sans conscience; soldats mercenaires, etc. » Aussi traitaient-ils en conséquence les prisonniers anglais. C'était, si je ne me trompe, un jeudi soir; il nous arriva à l'ambulance, avec d'autres blessés, six Anglais. Vite je m'approche d'eux, je leur dis quelques paroles de consolation et me mets en devoir de les soulager. Thersite m'arrêta « Rien pour ces sales Anglais » et les malheureux n'avaient reçu aucun soin depuis le lundi soir où ils avaient été blessés. Cette haine de l'Anglais se manifestait aussi par des tentatives sournoises de désunion entre Alliés. Certaine affiche portait ce passage dont je garantis le sens « Les prisonniers français que nous avons faits disent que les Anglais les maltraitent beaucoup ils les forcent à marcher en première ligne, ils ne leur donnent à manger que du pain noir, se réservant les meilleurs vivres. » Cette haine n'a pas diminué. Dans cette dernière attaque de la Somme, on m'écrivait que les officiers prisonniers n'avaient qu'un mot « C'est l'Angleterre. »
Ils admiraient singulièrement le soldat russe, brave entre tous; mais, sur la foi de je ne sais quels racontars ou de quelles réputations de la guerre russo-japonaise, ils n'appréciaient guère les officiers c( Ils n'ont d'inférieurs, disait un officier allemand en souriant, que les officiers autrichiens. » On n'est pas plus aimable pour ses amis.
L'Italie n'était pas encore en guerre, mais déjà ils lui reprochaient ce qu'ils appellent cc sa traîtrise ». « Après la paix, nous nous en souviendrons et nous aurons vite fait de nous venger. » Jugeant son. entrée en scène possible, les uns s'en moquaient, d'autres en étaient plus préoccupés, témoin cette parole « Si l'Italie s'ajoutait à la Triple-Entente, nous ne pourrions pas continuer.la guerre. »
Voilà, mon cher ami, le fruit de mes observations et de mes conversations quotidiennes pendant à peu près quatre mois; car je suis resté jusqu'à la.fin de janvier ip,i5 en pays envahi, attendant de jour en jour la délivrance que la voix des canons, plus forte à certaines heures, nous faisait présager toute proche. II. Par la Belgique.
Mais enfin, las d'attendre, je résolus de partir, d'autant que je
venais d'apprendre la mort héroïque du P. de Gironde, les prouesses héroïques aussi du P. Soury-Lavergne et j'entendais dire que le P. D. (c'était inexact) cherchait des aumôniers volontaires. Je réfléchis donc et je patientai encore, et puis mon parti fut pris. Le départ n'était pas si facile, il ne fallait pas compter sur un passeport même pour une ville de Belgique, et les autorités militaires redoublaient de vigilance.
Évidemment, sous peine de ne pas réussir, le secret absolu devait être gardé. Au dernier moment, une dame fut mise au courant sous le secret. Ce secret fut gardé à peu près comme celui dont parle La Fontaine il n'était que temps de partir. Un lundi matin de la fin de janvier, sans que personne fût averti, le chapeau sur la tête, le bréviaire sous le bras, je sortis comme pour une promenade ordinaire dans la ville et j'allai prendre le tramway, non sans appréhension, car le bruit courait depuis l'avant-veille que pour franchir les portes de la ville, même pour se rendre dans les faubourgs, il fallait un permis de circuler. Il n'en était rien heureusement. Bientôt j'étais à Tourcoing, place Saint-Christophe. A partir de la Croix-Rouge je vais à pied; les rues sont peu animées, je rencontre deux soldats bavarois qui me saluent en allemand « Loué soit Jésus-Christ! » Je réponds « A jamais! » je fais un signe de la main et je passé la frontière, je suis à M. Vers deux heures, je prends le chemin de fer vicinal qui doit me conduire à X. d'abord, puis dans la direction de Bruxelles, par quel chemin, j'hésite encore.
« A-t-on besoin de passeport pour voyager? ?demandai-je. – Oui, Monsieur, et les officiers allemands peuvent le réclamer; moimême je dois le demander. -– Me le demanderez-vous? Non, et je vous avertirai quand il faudra descendre. » Ainsi fut fait, i5 à i8oo mètres avant X. le train ralentit et je descendis. Gravement, je me mis à dire ou à paraître dire mon bréviaire et j'entrai en ville, au moment où les Allemands examinaient les passeports des voyageurs.
A X. je fus reçu cordialement par des amis et j'essayai de me procurer une carte d'identité qui m'aurait permis de demander un passeport au moins pour Bruxelles. Mes démarches furent vaines; la plus grande prudence était plus que jamais nécessaire; la ville était pleine de soldats; c'était, sije ne me trompe, l'époque des attaques de Y. et autres lieux environnants, et la sur-
veillance se faisait rigoureuse. Je quittai donc X. sans aucun papier, mais non sans avoir pris la précaution d'échanger mon chapeau ecclésiastique français, qui trahissait trop mon origine, contre un chapeau belge, ni sans m'être promis d'être sur mes gardes. Je ne sais quel brave homme trouvait que j'avais « l'accent français » (sic) et j'avais entendu chuchoter que je pourrais bien être un officier déguisé. Ce soupçon ébruité pouvait amener de grosses difficultés là sur la ligne de feu, sans que je puisse même exhiber une carte d'identité.
Au lieu de prendre le train à X. même, je sortis de la ville et, à la. première halte, après m'être assuré que tout était normal dans les environs, je montai dans un compartiment. A peine étais-je installé que deux officiers allemands se présentaient. L'un vint à moi, l'autre resta sur le quai « Passeport. » Je fis l'étonné, l'homme qui ne comprend pas, il insista cc Passeport, il faut un passeport pour voyager. » J'eus l'air de comprendre moins encore. Alors mon bourreau (car j'étais au supplice, me demandant ce qui allait sortir de là) d'insister d'un ton qui n'admettait pas la réplique. Machinalement, j'ouvris mon bréviaire et je montrai, sur un papier extrait de l'Indicateur des chemins de fer belges, le nom d'un bourg que j'avais l'intention de traverser « A. ajoutant, c'est là que je dois aller. » L'officier se fâcha pour de bon et frappant du pied avec colère il m'ordonna de le suivre « Nous allons vous examiner, venez à la Kommandantur. » Intérieurement, je me mis à prier les bons anges et je le suivis. Dès qu'il fut descendu, il héla son compagnon et lui expliqua mon affaire, répétant avec de grands gestes qu'il fallait me conduire à la Kommandantur. Cependant, j'étais resté debout sur le marche-pied du compartiment. Tout à coup est-ce une attention du ciel ou peut-être une attention très consciente du conducteur qui voyait mon embarras? je sentis le train s'ébranler. Alors, résolument, je rentrai dans le compartiment et revins m'asseoir, stupéfait de mon audace, pendant que les deux officiers faisaient de grands gestes de dénégation. Le train en marche, sans plus penser à autre chose, je me mis -à réciter mon bréviaire, que le contrôleur, quelques minutes après, me fit interrompre « Ils vont envoyer à votre poursuite ou téléphoner, qu'allez-vous faire? Attendons un peu, mon cher ami, laissezmoi réfléchir. » Je réfléchis, et la conclusion fut que, quelques
kilomètres plus loin, je descendis et commençai à pied mes périgrinations évitant les routes trop fréquentées, surtout les passages à niveau et les ponts à la nuit tombée. Quand j'arrivais dans un village, de l'air le plus naturel du monde, je récitais mon bréviaire, puis j'allais droit à l'église, où j'attendais l'occasion de me renseigner. Le premier soir, je reçus l'hospitalité chez un brave curé que j'avais connu dans son ancienne paroisse, à T. où moimême j'avais habité. L'accueil fut extrêmement cordial, si la chère fut modeste.
C'est qu'il n'était guère facile de se ravitailler, et puis, même de chez les curés, le vin avait disparu, réquisitionné par les Allemands, qui font la chose en grand. Trois cents soldats occupaient le village, assez tolérants pour l'instant, mais combien terribles au début; un de leurs chevaux ayant été tué par des soldats belges qui se retiraient pied à pied, ils avaient exigé que les notables du pays, une vingtaine de bons propriétaires, chantassent autour du cadavre, un cierge à la main, les prières des funérailles catholiques.
Après une bonne nuit et la sainte messe dite, vers sept heures et demie, je me remis en route vers C. où un excellent curé me fit déjeuner copieusement. Je garde de cette charité si délicate un souvenir tout embaumé, d'autant plus que des deuils multipliés et récents l'avaient fort attristé; son bonheur eût été de dépenser ses forces au service des soldats belges.
Vers midi, j'étais à A. où je me rendis chez un haut personnage, espérant me faire délivrer une carte d'identité. L'accueil ne fut guère encourageant « N'allez pas plus loin, vous rencontrerez chaque jour de plus grandes difficultés, et vraiment vous risquez trop! » J'écoutai respectueusement, je remerciai et je partis. C'était l'heure du dîner; il me fut offert cordialement à Z. dont les hôtes furent charmants,
Restauré, je repris mon bâton de pèlerin (c'est une métaphore; je n'avais même pas de parapluie et il commençait à pleuvoir). Après quatre bonnes heures de marche et une courte halte à Y. dont le vicaire m'indiqua le village suivant comme très hospitalier, « c'est, me dit-il, à une demi-heure » (en réalité, c'était à plus d'une heure), j'arrivai à W. un petit bourg perdu, tout sombre, c'était six heures et demie du soir à la fin de janvier. Je trouvai là un excellent curé, bien vieux, depuis cinquante ans
peut-être dans sa paroisse. Il me. reçut avec tout son cœur et, en compagnie de son vicaire, nous passâmes la soirée. On me dit les exigences, les injustices, les brutalités des envahisseurs, qui n'admettent jamais la moindre observation, fût-elle La plus justifiée du monde, et qui prennent prétexte de tout pour réquisitionner, c'est-à-dire, en fait, pour voler.
Le lendemain, mercredi, pour gagner du temps j'acceptai de chanter la messe des morts à six heures et, après avoir remercié mes hôtes qui me faisaient promettre de revenir bientôt et de ramener les Alliés « Vous verrez comme vous serez bien reçus! Ils ont tout pris, mais nous trouverons encore pour les Français quelques bonnes bouteilles de bourgogne » je partis sous une tempête de pluie. De temps en temps, embarrassé dans ma soutane mouillée, et très désireux d'échapper à la houe gluante de la route,je jetais en arrière un regard,interrogateur. Enfin, une misérable carriole se montra, dans laquelle on voulut bien me donner asile, et j'arrivai à X. Là, moyennant finance, je pus faire atteler une non moins lamentable charrette. Nous n'étions pas seuls; deux jeunes gens et une femme nous accompagnaient, craintifs, gênés. Quelles angoisses, que trahissait la pâleur de leurs visages, quand soudain apparaissait une auto « Que vont dire les Boches? Vont-ils nous arrêter? » Personne ne nous arrêta et, à midi, j'étais à Z. Vite, un brin de toilette chez le coiffeur; et j'entrai dans une chapelle en attendant le tramway. La communauté des Sœurs était en prière. Au bout de quelques minutes, une religieuse sortit et, au nom de la supérieure qui m'avait reconnu, je fus invité à dîner. Charité vraiment chrétienne qui donne avec tant de délicatesse qu'on la dirait « l'obligée »! On me fit là des confidences. La guerre avait mis en péril l'union de la famille religieuse; une sœur allemande recevait la visite de ses compatriotes, elle parlait un peu haut de leurs victoires et la joie des récréations s'en était allée. On n'osait pas, devant elle, stigmatiser les forfaits de l'envahisseur ni chanter les espérances de demain. Je consolai de mon mieux, je promis des prières et je partis. Vers cinq heures, j'étais à Bruxelles. Je trouvai la grande ville calme, digne, confiante, et cette confiance brillait dans les yeux des hommes plus grande, plus inébranlable que jamais, car la lettre historique du cardinal Mercier venait d'être lue dans les églises, en dépit 4e tant d'ob-
stacles. Tous, les moins cléricaux au premier rang, avaient applaudi à ce grand acte. Je restai à Bruxelles trois jours, que j'employai à me renseigner et à mettre ordre à mes affaires. Comment je pus me procurer une carte d'identité qui me faisait citoyen d'une ville où il n'était guère possible aux autorités allemandes d'enquêter, je n'ai pas à le dire aujourd'hui. Le fait est que j'étais en règle, et que je pouvais désormais demander un passeport pour une ville frontière. Pourtant, je ne demandai rien les envahisseurs, en effet, considéraient toujours les prêtres comme l'âme de la résistance et, en général, ils n'accueillent pas volontiers leur demandes. Pour le moins, il m'aurait été nécessaire d'attendre huit jours, c'était trop, à mon gré. Donc, muni de ma simple carte d'identité, je m'en vins prendre le train vicinal à la place D. La foule était grande, car ce petit train était alors la seule ressource des voyageurs. En attendant le départ, ils causaient des événements du jour. J'appris là que, la veille, les Allemands avaient fait stopper le train, avaient réclamé les passeports et avaient ramené prisonniers à la caserne Dailly ceux qui n'en avaient point. Je me dis à part moi que ce qui se fait le vendredi, ne se recommence pas nécessairement le samedi et je pris ma place. Hélas! j'avais compté sans la persévérance allemande; à ao kilomètres environ de Bruxelles, une patrouille commandée par deux officiers se présenta. L'un d'entre eux monta d'abord dans mon compartiment « Passeport! » Je connaissais depuis X. l'angoissante question. « Je n'ai point de passeport; mais ma carte d'identité est parfaitement en règle, je suis, du reste, tout prêt à payer le passeport. » Le lieutenant prit ma carte, l'examina, et me la rendit « Vous n'êtes point en règle; descendez, vous êtes condamné à l'amende et vous ne pourrez plus voyager. » Je descendis, mais pour remonter subrepticement dans un autre compartiment; malheureusement j'avais été vu par des soldats qui me firent redescendre. Alors, j'allai trouver le second officier qui recevait les amendes et prenait les noms des délinquants il me réclama 3 marks, que je payai de suite, en demandant de poursuivre mon chemin. Cet officier était sec, dur; manifestement, il n'avait aucune sympathie pour la soutane; il ne me répondit même pas. Mais comme il autorisait quelques dames à continuer leur route, j'insistai de nouveau et, devant son mutisme si peu bienveillant, je lui dis un peu vivement a Cette
manière d'agir ne contribuera pas beaucoup à faire aimer l'Allemagne. » Il prit fort mal ma réplique, appela deux soldats, me confia à leur garde en ajoutant « Nous allons vous examiner. » Je restai donc sur le quai entre ces deux soldats, qui me mettaient la main sur l'épaule pour me retenir, dès que je faisais mine de m'écarter. Cependant, le train qui m'avait amené était reparti, un second, et dernier pour la journée, il n'était pourtant que onze heures et demie, venait d'arriver dont les voyageurs me regardaient avec compassion. Un monsieur décoré de l'ordre de Léopold vint même à moi et offrit de me prêter de l'argent si c'était nécessaire, et de faire avertir mes amis. Je répondis que j'espérais m'en tirer, et le train se remit en route.
Je n'avais pas perdu mon calme ni ma bonne humeur, et je répondais en souriant, presque en me moquant, aux plaisanteries des soldats heureux de tenir un prêtre; j'avais confiance dans les bons anges. Tout à coup, je me souvins que si j'avais été très prudent en quittant Lille (je n'avais emporté aucun papier, mais quelques commissions notées au hasard dans mon bréviaire), je l'avais été moins à Bruxelles. Très fier de posséder une carte d'idendité, j'avais accepté un paquet de lettres venant du front et un certain papier pelure roulé en cigarette qui contenait des renseignements intéressants. Surtout, m'avait dit l'ami qui me le remettait, ne le faites pas prendre, il y va de votre tête. Or, j'avais ces papiers précieux là, dans ma poche de manteau, je les sentais et si jamais, comme il avait été dit, j'étais examiné, ces papiers étaient les premiers saisis et mon affaire réglée. Je réfléchis un instant et je fis signe aux deux soldats de me conduire au premier officier, qui m'avait paru plus abordable. « Mon lieutenant, lui dis-je, je dois être à X. le plus tôt possible, dès ce soir; je suis suffisamment puni puisque je ne puis plus prendre le chemin de fer. Laissez-moi donc partir à pied. » II ne me répondit pas, mais se retourna vers son collègue qui était oeccupé avec les autres soldats, puis il parut hésiter. Profitant de cette hésitation plutôt favorable, je lui dis vivement « Mon lieutenant, je vous remercie de tout coeur », et je m'en allai. Une brave femme était à 20 mètres, près d'une petite auberge; elle me dit sans m'arrêter « Prenez cette voyette, et vous arriverez au presbytère. » J'allai donc au presbytère, où je trouvai un excellent curé à qui j'expliquai mon cas « Monsieur le Curé, je
vais à Paris prendre du service dans l'aumônerie, pouvez-vous m'indiquer mon chemin? » Il se mit à rire, alla chercher à l'église un religieux qui préparait sa paroisse à la fête de l'Adoration, m'offrit un verre de vin, je ne pouvais prendre le temps de déjeuner, et il m'indiqua un chemin légèrement raccourci et peu fréquenté pour W. C'était à une vingtaine de kilomètres. Vers quatre heures, j'étais arrivé, heureux d'avoir fait la dernière étape perché sur les tonneaux de bière de la charrette d'un brasseur.
A W. un prêtre flamand me reçut. « Ah! Révérend Père, me hurla-t-il, nous étions germanophiles parce que nous croyions la France irréligieuse, immorale, barbare; mais, depuis que nous avons vu les Allemands, nous sommes et pour toujours francophiles »; et il me raconta maint trait de cette fureur teutonique dont j'avais vu les traces sur mon passage. Car c'est dans le nord de la Belgique que les soldats du Kaiser ont surtout montré ce qu'ils sont. Ils ont employé là leur première manière; celle qu'ils jugeaient nécessaire à leurs desseins de terrorisation. C'est seulement deux mois plus tard, après la victoire de la Marne, que, se rendant compte de la difficulté, ils adoptaient une attitude moins inhumaine, celle qu'ils montrèrent à Lille par exemple, du moins, dans les premiers mois de l'occupation, car depuis! Après m'être restauré, je me rendis à la Kommandantur « Je désire un passeport. tVous avez votre carte d'identité? » J'exhibai mon papier « Comment se fait-il qu'étant né à N. et domicilié à Bruxelles, vous veniez chercher ici un passeport? » Je répondis textuellement ces mots « C'est que les circonstances m'ont amené à faire la première partie de mon voyage à pied. » Le brave sergent me regarda, je le regardai; il sourit, je souris, et il rédigea mon passeport « Pour combien de temps le voulez-vous? Une dizaine de jours me suffiront. » II le fit jusqu'au 10 février.
Je passai la nuit à W. que je visitai le lendemain après ma messe célébrée dans une communauté française, abordé souvent par de jeunes Belges tout dépaysés, hésitants, mais que la vue de la soutane rassurait « Savez-vous, Monsieur le Curé, où on pourrait passer.? » car l'ordre de réunir les jeunes classes venait d'être donné, et nombreux étaient ceux qui voulaient venir servir la Belgique en France.
De W. à Y. mon voyage fut assez normal en tramway d'abord, puis à pied, puis en voiture, grâce à l'obligeance d'un brave fermier. Mais plus que jamais la surveillance est intensive, le passeport est nécessaire pour les moindres déplacements; c'est un moyen pour l'autorité allemande de se créer des ressources. Une bonne femme disait devant moi « Quand on paie en or, le passeport coûte 2 marks; si on paye en argent, c'est4 marks, et 6, si on n'a que du papier-monnaie. » A Y. je laissai le soir tomber et, à la nuit, je me rendis dans une maison amie. Le lendemain, une voiture m'emmenait jusqu'à la frontière. Là un ami voulut bien nous accompagner, non sans douter du succès « Ils sont plus difficiles maintenant, tous les sentiers sont gardés, partout des fils de fer barbelés; il y a deux jours, vingt-six jeunes gens furent arrêtés. »
A 200 mètres de la frontière nous trouvons une première porte; la route est barricadée tout juste le passage pour une voiture. Deux sous-officiers se présentent; le cocher montre son passeport et sa carte d'identité, c'est en règle. Moi cependant je regarde apparemment le paysage; intérieurement je prie. L'ami qui m'accompagne et qui sait parfaitement l'allemand distribue largement des paroles aimables, il offre des cigares: « Mais ce ne sont pas des passeports cela, fait remarquer un des deux soldats. Sans doute, mais voyez. » Ici, une explication très simple est donnée, que les Allemands acceptent avec les cigares. et que je ne puis redire, et nous passons. Au deuxième poste, il y a un brave sous-officier que mon ami a rencontré plusieurs fois; là encore quelques paroles aimables et un paquet de cigares et nous sommes en Hollande C'était la liberté et l'assurance de me trouver bientôt en France. Déjà partout c'est la sympathie, sinon pour notre pays, du moins pour la Belgique et pour les Français individuellement.
Je n'avais plus qu'à me faire rendre ma nationalité française, ce fut fait à Rotterdam sur le certificat du directeur d'un établissement français, car je n'avais aucun papier. Puis en avant de Rotterdam à Flessingue, de Flessingue à Folkestone, Boulogne et Paris; où j'arrivai dans les premiers jours de février. J'avais mis quatorze jours pour faire mon voyage. Huit jours plus tard, arrivait de Lille un jeune homme à qui j'avais de mon mieux préparé les voies et qui n'eut pas de moindres difficultés à réussir son
évasion. C'était un jeune brigadier du 20e chasseurs, dont l'histoire mériterait d'être racontée. Qu'il me suffise de dire ici que, peut-être imprudemment, mais en tout cas très cordialement, je lui avais donné en un jour d'alerte, à l'insu de tous, l'hospitalité dans ma propre chambre, après qu'il eut tenté tous les moyens de traverser les lignes ennemies. Grâce à un asile très sûr qu'il eut bientôt, il put attendre l'occasion de rejoindre la France par la Belgique et la Hollande. Trop longtemps à son gré; mais j'hésitai à lui conseiller ce long détour, n'allait-il pas manquer l'entrée des Alliés à Lille? Maintenant maréchal des logis, il a repris son posté dans un régiment reconstitué et bien sympathique aux Lillois.
A Paris, je fus bien vite assailli par les visiteurs, réfugiés et parents de réfugiés, tous avides de nouvelles. C'est pour eux que j'écrivis quelques impressions _dans le Bulletin des Réfugiés du Nord du 6 mftfs 1916.
Puis je côirimeriçai les démarches pour m'engager dansl'aumônerie, elles aboutirent le 20 mars par ma nomination d'aumôniér volontaire au G. B. D. de la N9 division territoriale. J'allais -commencer un ministère ardemment rêvé, trop peut-être pour mes forces 1
REVUE DES LIVRES
Saint Jérôme. – Lettres choisies, avec introduction et notes par M. l'abbé Laurand, docteur ès lettres. Paris, de Gigord, 1916. i&a pages.
« S'il est utile de joindre à l'explication des auteurs païens, dans les classes, quelques textes empruntés aux Pères de l' glise, peu d'oeuvres ont autant de titres à être choisies pour l'éducation de la jeunesse que les lettres de saint JÉRÔME. » (P. 1.)
Ainsi débute la préface d'un petit livre que vient de publier la librairie de Gigord dans sa collection d' « éditions classiques ». Il contient douze lettres, éditées et'an notées par M. l'abbé L. Laurand. Si le choix du sujet est heureux, l'exécution de l'ouvrage l'est peut-être davantage encore. Grâce à ce mince volume de cent cinquante pages à peine, les écoliers pourront être mis de bonne heure en contact avec la littérature chrétienne, sans compromettre leur goût ni leur formation littéraire. En effet, le style de ces lettres « est relativement pur; car chose étrange et pourtant certaine, il s'éloigne, en somme, moins de celui de Cicéron que le style de Tacite c'est que saint Jérôme a beaucoup étudié la latinité la plus classique ». (P. 1). A entendre citer si souvent, à côté de la sainte Écriture et des Pères, les grands auteurs profanes, surtout Cicéron et Virgite, Téronce aussi et S.illnste, voire même Ennius et Turpilius, l'élève ne perdra pas,de vue la littérature latine, et il y a tout parier que dans les notes érudites, brèves, toujours intéressantes, qu'il lira au bas des pages, il trouvera beaucoup à apprendre. Ce commentaire sobre et instructif, outre le rare mérite d'une entière originalité, a celui de piquer la curiosité par des renseignements variés et utiles1 (réduits aux justes limites de rapides, mais suggestives indications) sur l'hagiographie, l'ascétisme, la liturgie, etc. Parfois, il offre un caractère discret d'actualité; ainsi page i34, ces malheureux exsudes qui ont fui devant les crimes des Barbares, deviennent des s réfugiés », qu'il nous semble avoir rencontrés, accueillis sur la terre de France ou en pays anglais, nouvellement arrivés de Reims, de Lille, d'Ostende ou d'Anvers. L'Introduction nous renseigne agréablement sur la vie et les œuvres de saint Jérôme en général, sur ses lettres en particulier leur intérêt, leur utilité morale, leur influence dont l'étendue est prouvée par des 1. C'eet ainsi qu'on verra le véritable sens du fameux Per calculant perge patrem, réminiscence de l'école dei rhéteurs. Cf. Sénèque, Controv., I, 8, i5, déclamation de Porcius Latro.
témoignages nombreux et illustres où se rencontrent sainte Thérèse et sainte Chantai, le bienheureux Guigues et saint François de Sales, saint Jean Berchmans et le bienheureux Pierre Canisius. Suivent une quinzaine de pages consacrées à de très utiles remarques sur la langue et la grammaire de saint Jérôme, ainsi qu'à la bibliographie. A ce petit livre destiné aux élèves, on peut, sans témérité, promettre d'autres lecteurs. Guidés par ce commentaire facile et savant, ils prendront goût aux écrits du saint docteur lu dans sa propre langue. Alors leurs préventions, s'ila en ont encore, tomberont d'elles-mêmes et pour eux aussi se réalisera le souhait de M. Laurand (p. 3) « Nous serions heureux si parmi ceux qui auront, dans leur jeunesse, parcouru ces extraits, quelques-uns, arrivés à l'âge mûr, se souvenaient des enseignements qu'ils y ont trouvés et prenaient en main les éditions complètes, pour mieux connaître et méditer longuement les grandes leçons contenues dans ces lettres admirables. »
Canterbury. P. d'HÉnouviixE. P. de NADAILLAC, S. J. Étincelles de Foi et d'Amour. Une quarantaine de préparations et d'actions de grâces. 5e édition, revue et augmentée! Paris, Beauchesne. In-«4, 356 pages. Prix i fr. 5o. Excellent opuscule que celui du P. de NADAILLAC. A ne connaître que le titre, on serait peut-être tenté de le ranger, sans plus, à la suite des nombreux recueils d'aspirations pieuses qui furent composés, ces dernières années surtout, pour aider les fidèles dans la préparation de leurs communions.
Non pas. Les Étincelles de Foi et d'Amour méritent une place à part au milieu de ceux-là, et le fait seul qu'en trois ans, elles en soient déjààtleur cinquième édition prouve que notre jugement est d'accord avec celui du grand nombre.
Expression toute simple, sans affectation, sans recherche, style suave répondant bien à l'intimité de la sainte communion; mais sous cette suavité,doctrine toute ferme et solide, appel auxplus généreuses résolutions. Il y a, dans le fond de ce petit livre, du saint Ignace et avant tout de l'Évangile; et dans la forme, il y a du saint Bonaventure et du saint François de Sales. R. de J. Abbé de Tockvillb. Pensées diverses tirées de « Piété confiante ». Paris, Gabalda, 1916.
Cet opuscule est un recueil de « paillettes d'or n extraites de PiétéConfiante et rangées sous vingt rubriques générales, telles que « la Vie » « Simplicité »; « Dieu nousaime »; « Souffrance », etc. L'impression debel optimisme que dégage la correspondancede l'abbé de TOURVILLE, est ainsi d'autant plus précise et plus forte; la hauteur des vues et l'originalité de son âme en sont d'autant plus marquées. Excellent yade-mecum à suggérer aux piétés inquiètes, assombries, renfrognées,
dont la formule maîtresse devrait être celle qu'on lit à, la page x33 « Se confier désespérément en Dieu. » Henry Courbe. Henry dePuii,Y. L'Ame existe. I. L'Ame est Spirituelle.Aux Epouses et aux Mères qui pleurent. Paris, Beauchesne, 1916. In-18, 107 pages. Prix t fr. 25.
Cette étude sur la spiritualité de l'âme ser,a prochainement complétée par une autre sur sa liberté.
L'ouvrage est dédié « aux, épouses et aux mèçes qui pleurent ». C'est bien, en effet, pour elles un des plus sérieux réconforta que de fonder solidement leur croyance en l'existence dç l'âme immortelle des chers 3 disparus. Mais l'ouvrage de M. de Pijuï est, ayant tout, celui d'un philosophe. En un style clair, imagé, varié, il donne les preuves de la spiritualité de l'âme, preuves provenant surtout de la vie intellectuelle, de la vie volontaire, de la vie affective; et c'est plaisir de trouver exposées ainsi avec la plus grande netteté les questions primordiales de notre philosophie catholique. Je crains seulement que ces pages demeurent un peu ardues pour celles à qui elles sont dédiées. R. de J.
B. Pocqdbt du HAET-JuasÉ, membre de: l'École française de Rome. –La Vie temporelle des Communautés de. Femmes à Rennes an XVIP et au XVIII" siècle, avec une table alphabétique des noms propres. Paris, Champion, igi6. In-8, i76.pages.
M. B. Pocquet DU Haux-Jussé a puisé. les. éléments de son étude aux sources originales archives mêmes des anciennes communautés de Rennes dont il subsiste près de quatre cents liasses ou registres aux Archives départementales d'Ille-et-Vilaine, fonds de l'Intendance, Archives de la ville de Rennes. Les matériaux ont été employés avec beaucoup de sagacité, d'ordre et de méthode.
Grande est, la place qu'occupaient dans la vie de Rennes au dixseptième et au dix-huitième siècle, les communautés de femmes. « Importantes par leur nombre – r on en comptait dix-sept comprenant environ, quatre cents sujets, – elles tenaient par mille attaches à toutes les familles de la ville, tant à cause de leur recrutement purement locaj, qu'en; raison des. oeuvres éminemment utiles auxquelles plusieurs d'entre elles se consacraient. Leurs dates de fondation s'échelonnent de i6i4 à 1724. » Beaucoup sortirent du mouvement de renaissance religieuse qui, marqua la première moitié du dix-septième siècle. Les anciennes abbayes ne répondaient plus aux ambitions spirituelles des âmes- ferventes, moins à.cause de leur recrutement rigoureusement aristocratique que de l'esprit du siècle qui les aurait peu àa peu envahies. Beaucoup restaient dans le monde. Toute. une pléiade de. femmes chrétiennes illustrent les règnes de Henri, IV et de Louis XJ1L Puis de nouveaux ordres s'ouvrent, pour satisfaire le besoin
d'une vie plus disciplinée. Ce sont d'abord des institutions contemplatives, telles à Rennes les Carmélites de l'observance de la bienheureuse Françoise d'Aniboise, les Calvairiennes du Père Joseph, les Catharinettes. A leur suite, viennent les institutions enseignantes, Ursulines, Religieuses de la Sagesse, Religieuses de l'Enfant-Jésus; les fondations hospitalières, Augustines de la Miséricorde, Sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve, Soeurs de l'Hospice des Incurables; les congrégations pour les « Magdeleines », la Trinité, le Bon-Pasteur. Il ne faut pas oublier la maison si intéressante des Dames Budes, où étaient reçues les personnes qui désiraient passer quelque temps dans la retraite.
Nous voyons successivement ces communautés dans leurs relations avec les fondateurs, l'évêque, la ville, le roi, le Parlement, la Chambre des comptes. Nous apprenons quelles étaient leurs ressources et aussi leurs charges. A l'égard des biens, l'auteur établit deux points importants aux derniers siècles, chez les communautés religieuses, les titres mobiliers sont beaucoup plus importants que les immeubles possédés; le revenu le plus sûr, souvent le plus considérable, est celui qu'elles tirent de leurs dames pensionnaires ou de leurs élèves, conséquemmênt de leur travail.
En tout cela, bien des traits de moeurs curieux, indiqués d'un trait. On raconte avec quelque détail la fin des Calvairiennes et des Catha* rinettes, supprimées pour cause de jansénisme. Pour finir, quelquea figures plus originales. Telle cette Visitandine, Marie-Henriette de Prunelay, de qui la conversation a tant de charme que des dames viennent la voir et l'entretenir, elle simple portière, de préférence à la supérieure, si menue, qu'elle se faufile sous les lits pour balayer; et à cela elle met tant de zèle qu'on disait que si on l'eût voulu peindre, il eût fallu lui mettre en main un balai et un torchon. Trop rares sont même, à notre gré, ces portraits. Mais ce sont plutôt des hors-d'œuvre dans le plan de l'auteur. Au moins rien de ce qui regarde la vie temporelle de ces communautés à Rennes n'est oublié. Et il faut savoir d'autant plus de gré à M. B. Pocquet du Haut-Jussé de nous en avoir donné un tableau si étudié et si précis que, selon la remarque qu'il en fait lui-même, ce tableau d'histoire locale pourrait s'appliquer, dans ses grands traits, à nombre de villes de France. Lucien ROURE.
S. COUBÉ. Alsace-Lorraine et France Rhénane. Exposé des droits historiques de la France sur toute la rive gauche du Rhin. Avec pré- face de M. Maurice Barrès. Paris, Lethielleux, igi6. In-12, xn181 pages.
Au delà de nos frontières de l'Est où sont fixés tous les regards, se trouvent des terres qui, nôtres autrefois, demandent à l'être encore. Et ce n'est pas seulement affaire de sentiment, mais de justice. Res clarmt domino, pourrait-on dire. Cfe mot seinble résumer en partie le
livre où M. l'abbé Coubé montre la solidité des droits de la France sur les provinces de la rive gauche du Rhin. Possession ininterrompue jusqu'au dixième siècle; luttes et protestations des rois de France et des hommes d'Etat dès que l'envahisseur paraît ou qu'un partage politique semble donner raison à son ambition; revendications très nettes se succédant avec les princes depuis Philippe le Bel jusqu'à Louis XIV et même sous le régime révolutionnaire, qui poursuit en cela l'oeuvre de la monarchie; attachement de l'Alsace-Lorraine pour la France malgré l'annexion allemande, en 1871 autant de sujets vigoureusement traités en de courts chapitres, qui nous conduisent à la seule conclusionprogramme possible reconquête définitive de l'Alsace-Lorraine et de la rive gauche du Rhin.
C'est ce que nous promet la présente guerre.
Et la Belgique? Elle verra, au moment du traité de paix, à demander la partie de la Prusse rhénane située au nord de l'Eifel, avec Aixla-Chapelle, Cologne, Crefeld. C'est, du moins, la solution proposée par l'auteur. Que si la Belgique voit un danger, dans l'annexion à son territoire, d'un pays de race teutonique, élément hostile, cause possible de troubles fréquents, il lui appartiendra, bien entendu, d'examiner et de trancher la question. Quant à nous, qui avons de bonnes raisons pour n'être point rebelles à l'élargissement de nos frontières, nous ferons repasser le Rhin aux Allemands et nos sentinelles, sur ses bords, monteront une garde éternelle.
Ce livre, qui devient de plus en plus actuel, à mesure que les bonnes nouvelles arrivent du front oriental, faisant pressentir la victoire finale, n'est pas seulement pour les connaisseurs. Il s'adresse à la foule. Si quelqu'un, durant les longs mois écoulés, avait senti faiblir son ardeur patriotique, il la ranimerait sûrement dans ces pages, en analysant les justes revendications de la France. J. LEDROIT. Léon BOCQUET et Ernest Hosten. – L'Agonie de Dixmude. Paris, Jules Tallandiur, 1916. In-ia, 270 pages, illustré par Léon Cassel. Prix 3 fr. 5o.
Les descriptions complémentaires de MM. Charles Le Goffic, Willy Breton et Pierre Nothomb nous avaient donné déjà, des batailles de l'Yser et, en particulier, de la défense de Dixmude, une idée exacte et pathétique. Mais ce prodigieux fait d'armes, accompli par la brigade des fusiliers marins français, et les n" et ia' régiments de ligne belges, aux ordres du colonel (depuis général) Meyser, sous la direction de l'amiral Ronarc'h, ne cessera pas de si tôt d'attirer, avec l'admiration de nos contemporains, les commentaires des historiens. Après les beaux ouvrages cités plus haut, après le Journal d'un officier de fusiliers s marins publié ici même en articles, réunis depuis en volume chez Perrin', MM. Léon Bocquet, de Lille, et Ernest Hosten, de Dixmude, t. Claude Prieur, De Dixmude à Niaiporl, Journal de campagne d'an officier de fusiliers marins (octobre 1916-mai igi4). Je ne me souviens pas d'avoir vu citer par
ont pensé qu'un tableau d'ensemble restait à faire. Tracé par deux Flamands – de France et de Belgique illustré par les évocatrices images de Léon Cassel, le peintre attitré et ordinaire, pourrait-on dire, de Dixmude, ce tableau se présente avec les garanties les plus sérieuses. Il comporte, avec une description minutieuse et un raccourci de l'histoire de Dixmude, le récit détaillé des derniers jours l'avantguerre en ce paisible pays, l'attente fiévreuse, mais encore sceptique,, les passages d'expulsés, d'émigrants, de soldats; la défense décidée, organisée, accomplie, les combats surhumains, le bombardement, l'incendie, l'agonie -on pourrait dire, si les villes mouraient, la mort de la jolie et antique cité flamande. Car Dixmude a une histoire, artistique, religieuse et même militaire, et Turenne, en i658, l'avait déjà victorieusement défendue, à l'aide surtout de marins bretons. Cet épisode est raconté, d'après les documents authentiques, dans une appendice de l'Agonie de Dixmude (p. 252-263).
La physionomie de la ville et du pays, que Ch. LeGofGc avait résumée en quelques traits caractéristiques, si heureusement choisis, est détaillée ici avec la richesse de nuances, la largeur de touche, le copieux et la truculence qui sont les marques ordinaires du génie flamand. Et cela fait un contraste, d'autant plus impressionnant qu'il est moins cherché, entre la tranquille richesse de cet heureux pays, terre de lait, de beurre et de miel, d'herbages plantureux et de fines dentelles, de béguinages recueillis et d'églises opulentes, de bourgeois cloîtrés et de fermiers cossus; entre les habitudes d'abondance un peu molle, de paix imperturbable, d'archaïques et festivales coutumes, et le choc imprévu, brutal, forcené, les grondements féroces du canon, la sournoise montée des eaux salées, les appels stridents du « coq rouge »*, les visions d'horreur ^t d'héroïsme qui bouleversèrent et rendirent immortel, en quelques semaines, ce coin de Flandre belgique. L'effort militaire avait été si nettement décrit par leurs prédécesseurs que MM. Bocquet et Hosten n'ont guère pu qu'ajouter quelques traits à un tableau déjà presque achevé; ils se sont attachés de préférence, avec grande raison, aux malheureux habitants de Dixmude, et à ses monuments. Ils ont, dans ce but, recueilli des témoignages minutieux, à la fois poignants et savoureux, où l'horreur des impressions se tempère parfois d'un sourire, comme dans la réalité- de ces jours tragiques. Sous ce rapport, les chapitres tx et x (la Ville en feu, les Catacombes) sont particulièrement riches en détails inédits. L'épisode de la mort de la vieille supérieure des Béguins, « la Grand 'Demoiselle2 »; l'enterrement sous les obus du commandant Peuplier par le colonel MM. Bocquet et Hosten ces pages d'une exactitude rigoureuse et d'une sobre éloquence, l'un des témoignages les plus considérables et les plus sûrs qu'on puisse alléguer. C'est une lacune fort regrettable dans une documentation par ailleurs très complète. i. C'est ainsi que les Allemands appellent l'incendie, et le mot revient dans les carnets des soldats teutons, publiés par MM. J. Bédier et Jacques de Dam pierre, i. P. i58-i5q.
Jacques, l'aumônier Brauwers et les. marins*, sont dea scènes épiques, d'une beauté troublante et superbe.
Quatre appendices précisent des souvenirs importants à divers titres, anciens ou contemporains. Louis des Brandes. Les Dessous de la Politique en Orient, par Un Allemand. Traduit de l'anglais, avec Préface, par Henry Bonnet. Paris, Plon, i£)i5. In-16 couronne, XLi-269 pages. Prix 3 fr. 5o.
L'auteur de cet ouvrage (traduit de l'anglais) nous est présenté comme un agent secret de. la diplomatie officieuse de Guillaume II (un confident du Secret du Roi, comme on aurait dit au temps de Louis XV) le négociateur allemand, révolté par les méthodes machiavéliques de son impérial maître, libérerait sa conscience en dévoilant les machinations allemandes qui ont été connues de lui et en démontrant avec une clarté nouvelle combien astucieuse fut, chez les gouvernants de Berlin, la préméditation d'une guerre criminelle. Sur cette provenance du texte, sur cette attribution du présent volume à un agent secret de l'Allemagne, on nous demande un acte de foi (de foi humaine, s'entend) qui n'est appuyé par aucun signe certain de crédibilité. Néanmoins, la critique interne, loin de fournir le moindre indice défavorable, permet de tenir pour « admissible », avec une probabilité sérieuse, l'authenticité du document. Toutes les informations poli.tiques contenues dans le volume et dont le contrôle est possible, répondent exactement aux faits de la plus récente histoire des Etats européens, y compris les événements survenus depuis que le texte est publié. L'auteur mystérieux mérite donc quelque créance, quelque assentiment raisonnable, encore que prudent et réservé, sur les questions de fait au sujet desquelles son témoignage est (pour nous) invérifiable. Nous disons uniquement son témoignage et non pas ses conjectures; car il risque, sur les vraies causes de la mort du roi Georges de Grèce et de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche, une conjecture discrète qui manque un peu trop d'attestations fermes non moins que de vraisemblance.
Les Dessous de la Politique en Orient nous permettent de lier connaissance plus intime avec Abdul-Hamid, Mahomet V, Enver Pacha, le feu roi Carol de Roumanie, les Obrenovitch et les Karageorgevitch de Serbie, le roi Georges et le roi Constantin de Grèce, le roi Nicolas de Monténégro, le tsar Ferdinand de Bulgarie et sa mère la princesse ̃«Clémentine d'Orléans. La politique tortueuse, mais tenace, mais perspicace de Guillaume II et des agents officiels ou officieux de la diplomatie allemande dans les Balkans tend à détacher de la Russie chacun des Etats du Danube ou des Balkans, à enchaîner pour toujours le sort de la Turquie aux destinées de l'Allemagne, et, dans l'éventualité d'une guerre européenne, à organiser une diversion turque sur le Caucase 1. P. i38 sqq.
contre la Russie et une autre diversion turque, celle-là en Egypte, contre l'Angleterre.
L'auteur, qui parait être un protestant allemand, est peu au courant des choses du catholicisme. D'abord, il confond perpétuellement les Jésuites et les Assomptionnistes, en donnant le nom de Jésuites aux religieux catholiques qui, jusqu'à l'automne de igi5, dirigeaient des missions et des écoles françaises en Bulgarie. Mais surtout il raconte les circonstances de l'introduction sacrilège du prince Boris de Bulgarie dans le schisme oriental en des termes qui défigurent avec une inexactitude injurieuse l'attitude de Léon XIII et celle des Assomptionnistes. Les deux points d'histoire sur lesquels le présent volume nous semble apporter les plus utiles éclaircissements seraient la chute d'Abdul-Hamid, en 1909, et l'entrevue de Konopicht, en 1914. Le public crédule put croire que l'avènement des Jeunes-Turcs et le renversement du vieil Hamid signifiait la substitution de l'amitié anglo-française, incarnée par les Jeunes-Turcs, à l'amitié allemande, incarnée par Abdul-Hamid. Or, la vérité vraie, dès cette époque, était que Guillaume Il, par des moyens diplomatiques d'une ingéniosité particulière, avait simultanément partie liée avec Abdul-Hamid etavec les Jeunes-Turcs.
D'autre part, l'entrevue de Konopicht ne manifesta nullement, au sujet de la future guerre européenne, un accord de vues entre Guillaume II et le prince qui était alors héritier présomptif de la couronne des Lorraine-Habsbourg; mais, tout au contraire, accentua la divergence entre les intentions pacifiques de François Ferdinand (et de la duchesse de Hohenberg) et les visées belliqueuses du César de Berlin. Répétons-le ce petit livre pourrait bien être un témoignage de valeur et d'importance dont devront tenir compte des historiens de l'avenir. Yves de la BRIÈRE. Henry Richard. La Syrie et la Guerre. Paris, Chapelot. 191 6. Petit in-8 carré, i3i pages, avec carte. Prix 2 francs.
Ce petit volume expose les titres de la France à revendiquer toute la grande Syrie, du Taurus au golfe Persique (Palestine comprise), dans l'éventualité d'une dislocation de l'Empire turc en Asie. L'auteur étudie ensuite les richesses de tout ordre que possède le terroir syrien et que devra mettre un jour en pleine valeur la domination française. Il propose enfin aux méditations des politiques et des diplomates up système d'organisation autonome de la Syrie nouvelle sous le contrôle et la haute direetion des autorités françaises aux Échelles du Levant. Les idées de M. Riohahd sur la question syrienne concordent visibiement, quant à l'essentiel, avec celles qu'a défendues, ici même, notre collaborateur M. Paul Dudon, et, pareillement, avec celles que propage persévéramment M. le comte Cressaty, avec celles qu'ont adoptées et recommandées le comité de l'Asie française, les chambre de commerce de Lyon et de Marseille. Yves de la Brière.
René Pinon. La Suppression des Arméniens. Paris, Perrin, 191G. Brochure in-i2, 76 pages. Prix i franc.
Depuis de longues années, M. René Pi non est familiarisé avec la question d'Orient; il apporte, dans l'étude des problèmes de l'histoire la plus contemporaine, des méthodes exigeantes.
Sa probité bien connue donnera tout crédit à la brochure qu'il vient de publier sur les récents massacres d'Arménie.
Les témoignages invoqués, sans être nombreux, sont graves. Ce n'est qu'après la guerre, qu'une enquête méthodique et complète permettra de préciser les responsabilités. Mais déjà, il en est de certaines. Les conclusions de M. Pinon sont résumées dans le sous-titre de son écrit Méthode allemande, travail turc. Ce résumé est indiscutable. Paul Dudon.
Charles MAURRAS. Quand les Français ne s'aimaient pas. Chronique d'une renaissance 1890 igo5. Paris. Nouvelle Librairie nationale, 1916. In-i6 double-couronne, xxit-3o8 pages. Prix 3 fr. 5o. La préparation morale de l'élite intellectuelle de la jeunesse française aux efforts et aux sacrifices de la grande guerre fut, avec ie renouveau de la foi religieuse, la renaissance patriotique et traditionaliste qui s'est accomplie avec tant de succès dans les jeunes intelligences depuis une quinzaine d'années. Les idées de fierté patriotique, de hiérarchie et de tradition nationale jouissent aujourd'hui d'un tel prestige que beaucoup de nos compatriotes semblent avoir oublié déjà que, vers 1890 et 1895, 1900 et igoÈ, ces mêmes idées subissaient une éclipse et qu'elles étaient alors bafouées par la plupart des guides intellectuels de la jeunesse et de l'opinion française. C'était la mode des admirations slaves et anglo-saxonnes et, plus encore, germaniques et scandinaves. Le snobisme des importations exotiques se juxtaposait à une sorte de mysticisme pacifiste, égalitaire, humanitariste, dérivé de l'Evangile des Droits de l'Homme et de la Révolution. De ce temps-là, les traditions nationales et politiques, littéraires et artistiques de la vieille France et même de la France tout court étaient plus ou moins en disgrâce. De ce temps-là, peut-on dire, les Français ne s'aimaient pas.
Tel est le courant intellectuel contre lequel s'est produite, avant, pendant, après l'affaire Dreyfus, la réaction (aujourd'hui victorieuse) des tendances nationalistes et traditionalistes représentées, «des degrés divers, par les écrivains qui ont conquis ou reconquis, à la barbe des ppntifes officiels de l'Université, la confiance de la jeunesse française Paul Bourget, Jules Lemaître, Maurice Barrés, Charles Maurras, Henri Vaugeois, Edouard Drumont, Georges Goyau et plusieurs autres avec eux. Dans le présent volume, nous trouvons la chronique de cette renaissance nationaliste, entre i8go et igo5 (aux temps héroïques 1), chronique rédigée par M. Charles Maurbas qui
prit incontestablement une part si considérable à la formation du nouvel état d'esprit que, chez les jeunes Français, nous décrivait, à la veille même de la guerre, le sage Agathon.
Pour comprendre à quel degré d'aberration atteignit, dans la haute Université de la troisième République, l'admiration de la pensée allemande, de la politique allemande, du militarisme allemand, de l'Empire allemand des Hohenzollern, il faut lire et relire les pages déconcertantes, invraisemblables, de l'un des principaux régents officiels de l'enseignement historique, Gabriel Monod, que reproduit M. Charles Maurras, et qui motivèrent, de la part de l'écrivain nationaliste de l'Action française, voilà déjà douze ans, une protestation vengeresse (p. 79 à 98).
Parmi les autres fragments qui datent de l'époque où les Francais ne s'aimaient pas, nous citerons avec un plaisir particulier une exécution de Fichte (p. 28 à 4a) et surtout une exécution de Nietzsche (p. ia6 à i38), accomplies toutes deux par M. Charles Maurras la première, en i8g5 et la seconde, en igo3.
Mais il faut mentionner, en terminant, un autre chapitre, qui date de décembre 1901 et qui fut écrit à propos de. l'ouvrage du feu duc de Broglie, le Dernier Bienfait de la Monarchie (ou « la Belgique neutralisée »). Ce chapitre n'offre pas seulement l'intérêt d'une belle étude d'histoire politique et diplomatique, mais il emprunte aux événements de l'histoire de Belgique, en 191/I, une signification émouvante, et surtout il nous ramène à l'époque meilleure où les Français ont appris à s'aimer davantage. Il a pour titre l'Art~d'aim.er sa Patrie. Yves de la Bribbe.
L. Fougerat. – La Pelleterie et le Vêtement de fourrure dans l'antiquité. Lyon, Georg, 1914. Grand in-8, xi-353 pages, orné de n3 gravures. Prix a 5 francs.
Heureux ceux qui parlent de ce qu'ils savent Bien des gens écrivent, sans honte, sur des sujets qu'ils ignorent mais les savants consciencieux regrettent souvent d'avoir à expliquer des textes pour l'interprétation desquels certaines connaissances techniques leur manquent. Tel est le càs des philologues, quand ils rencontrent dans Homère ou Cicéron des passages où il est question du commerce et de l'industrie antiques.
Par bonheur, un homme du métier vient de leur expliquer tout ce qu'ils ont besoin de savoir pour comprendre les nombreuses mentions faites par les anciens des pelleteries et de leur préparation. Voilà donc au moins une technique qui, désormais, ne sera plus incomprise. M. FouGERAT est pelletier, comme il nous l'apprend dans sa préface. Il a eu la curiosité de remonter dans le passé pour connaitre les origines de l'industrie qu'il exerce; et le fruit de ces recherches est une ample moisson de faits curieux et intéressants, qu'il éclaircit avec une
Gàston SORTAIS.
compétence toute particulière. Utilisant pour la période préhistorique le célèbre Manuel de Déchelette, il apporte des précisions nouvelles à ce que l'on savait des époques appelées chelléenne, acheuléenne, moustérienne, etc. puis il retrace l'histoire de la pelleterie chez les Chinois, les Indiens, en Egypte, dans les civilisations orientales, chez les Barbares, dans la Grèce antique et chez les Romains. Il nous donne aussi une liste des animaux à fourrure connus dans l'antiquité il indique leur distribution géographique et les usages auxquels ils étaient employés.
Nous ne saurions dire combien de passages d'Homère, d'Hésiode, d'Aristophane, de Cicéron, de Pline, de bien d'autres auteurs nous ont paru s'éclairer d'un jour tout nouveau. Depuis que nous avons lu le livre de M. Fougerat, chaque fois que nous rencontrons dans les auteurs anciens, les mots pelles., mastruca, melota, etc., nous remarquons au passage des détails curieux qui, autrefois, nous auraient échappé. Il nous est malheureusement impossible de donner, dans un simple compte rendu, une idée complète de cet ouvrage. Mais nous devons au moins remarquer la sûreté avec laquelle l'auteur a su choisir les principaux ouvrages français et étrangers qui pouvaient le mieux le renseigner sur l'état de chaque question il a pu faire progresser la science, parce qu'il l'a prise exactement au point où elle en était avant lui. Il s'est d'ailleurs référé aux textes originaux et les minimes chicanes qu'on pourrait lui chercher sur telle citation ou l'orthographe de tel nom propre méritent à peine d'être mentionnées. M. Fougerat promet un autre volume sur le moyen âge et les temps modernes. Puisse-t-il l'achever bientôt 1 Nul doute qu'on ne trouve aussi grand plaisir et grand profit à le lire. L. LAURAND. A. Vehturi. Storia dell' Arte italiana. T. VII. La Pittura del Quattrocento. Parte IV. Milan, U. Hoepli, igi5. In-8, xliv-ii56 pages, avec 817 illustrations. Prix 3a francs.
Avec cette volumineuse quatrième partie du tome VII, s'achève l'histoire de la peinture italienne au quinzième siècle. L'auteur nous présente d'abord Antonello de Meseine et nous conduit, avec ses disciples, en Sicile et à Naples, où se fait aentir aussi l'influence des artistes flamands et des artistes espagnols; il étudie ensuite les Vénitiens Gentile et Giovanni Bellini, Bastiani, Vivarini, Vittoie Carpaccio ce dernier marque l'avènement de l'art du Cinquecento. L'ouvrage se tersaine par une vue d'ensemble sur la peinture à Vérone, en Lombardie, en Ligurie et dans le Piémont.
Jusqu'à M. VENTURI, personne n'a traité cette période si intéressante de l'art italien avec une compétence égale, une telle ampleur, une pareille richesse d'illustrations utiles et agréables.
ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS D'AOUT 1916
ASPECT D'ENSEMBLE DES OPÉRATIONS MILITAIRES i° L'avance lente des Alliés se poursuit méthodiquement sur le front de la Somme, marquée par des gains continus de terrain (200 à 800 mètres sur un front variant de 2oo mètres à 6 kilomètres), et par la capture d'hommes en bon état (parfois plus de i 5oo). A signaler la prise de Maurepas par les Français, et la progression anglaise dans la région de Thiepval.
On observe différents signes caractéristiques de lassitude chez l'ennemi ses ripostes se font longuement attendre et donnent d'ailleurs rarement les résultats escomptés elles n'arrivent souvent pas jusqu'aux tranchées des Alliés, brisées qu'elles sont par le feu de nos mitrailleuses et de nos fusils.
Enfin, on signale un nombre croissant de désertions. La presse allemande avoue à demi-mot le danger en laissant pressentir, de notre part, des attaques de plus grande envergure, et la Gazette de l'Allemagne du Nord déclare que le pire qu'on puisse redouter, serait que les Allemands fussent forcés « à abandonner comme sur la Marne, il y a deux ans, une partie du terrain conquis, pour raccourcir le front ».
Des cent vingt-deux divisions qu'elle maintient sur notre front, l'Allemagne en a fait « meurtrir » sur la Somme une quarantaine, sans pouvoir arrêter notre marche en avant.
Au nord de Verdun, nous avons reconquis Fleury, et c'est nous qui gardons l'initiative des attaques.
a" Jusqu'au i5 août, les Russes remportent des avantages appréciables (Monasterzyska, Zalozce, région de la Zlota Lipa) et, en dix jours, font plus de 80000 prisonniers. Depuis, leur situation reste stationnaire.
3° Par contre, ils subissent, dans la première dizaine d'août, un échec à la frontière de Perse et en Arménie, à Mouch; mais ils reprennent, le a4, cette ville et infligent, à Rayatt, de sérieux revers à l'armée turque ils y détruisent une division, capturent
deux régiments et menacent de couper la route de Bagdad. Il semble donc que le grand mouvement offensif tenté par les Turcs sur la gauche russe ait totalement échoué. Il ne pouvait, du reste, en être autrement, car ce n'est ni de généraux turcs ni des débris d'une armée qu'on pouvait attendre la réalisation d'un plan d'aussi vaste envergure. Ainsi, l'aile marchante du mouvement tournant turo est brisée, aussi bien sur le front Mouch-Bitlis que sur le front de Mossoul; et nos alliés reprennent partout l'offensive. Ces échecs ne seront pas sans contre-coup sur la situation militaire de la Turquie, qui devient de plus en plus précaire. Des 48 divisions qu'elle maintient péniblement sous les armes, 28 sont accrochées par les Russes, to sont retenues par la révolte d'Arabie; des 10 autres, 2 sont signalées depuis une quinzaine de jours en Galicie, 4, dit-on, aideraient les Bulgares sur la frontière roumaine. 'On voit combien sont maigres, surtout avec des dépôts dès longtemps épuisés, les disponibilités de la Turquie pour faire face aux éventualités nouvelles que va lui créer l'entrée en campagne de la Roumanie.
4* Tous les efforts de l'armée italienne se sont concentrés jusqu'au 9 autour de Goritz qu'elle a brillamment conquise. JElle continue à se battre aux environs, bombardant en particulier les forts de Monte Santo, San Gabriele, San Daniele et San Marco. Le 27 août, le gouvernement italien déclare la guerre à l'Allemagne.
5° Sur le front bulgare, les Alliés ont pris l'offensive et remportent des succès à l'ouest du lac Doiran. Les Bulgares, toutefois, occupent plusieurs positions (Banica, Demir-Hissar) et menacent Cavalla. Ils entrent sans résistance dans plusieurs places grecques; d'autres, au contraire, en particulier Sérès, se défendant, sous la conduite de chefs comme le colonel Christodoulos. Le 27 août, une imposante manifestation en l'honneur de M. Venizelos réunissait près de cent mille personnes d'Athènes et du Pirée. M. Venizalos a prononcé un discours. Après avoir fait un tableau de la situation, il a recommandé, pour le salut de la patrie, la formation d'une délégation qui présenterait au souverain une motion déclarant que le peuple n'approuve pas ce qui a été fait et demandant au roi de le débarrasser de l'influence néfaste des exploiteurs de la couronne. Retenons du long télégramme adressé au roi,.le passage concernant les Alliés « Permettez que votre
gouvernement oriente sa politique définitivement du côté de l'Entente. Occupez-vous vous-même de votre gouvernement, et, aidé par nous tous, relevez le sentiment national qui a été abaissé par la propagande allemande dans les casernes. Ainsi, la Grèce retrouvera son armée et sera capable, si les circonstances l'exigent, comme nous en sommes sûrs, de protéger ses intérêts nationaux, car il est encore possible qu'elle soit capable de coopérer avec les Alliés, qui sont ses protecteurs et ses bienfaiteurs traditionnels. »
6° La Roumanie déclare la guerre à l'Autriche-Hongrie. L'Allemagne répond par une déclaration de guerre à la Roumanie. L'armée roumaine comprend un effectif d'environ 50oooo hommes. DATES DES PRINCIPAUX ÉVÉNEMENTS
i. Second anniversaire de la déclaration de guerre. Lettres de M. R. Poincaré, du roi George V, du général Roques, de Sir Douglas Haig et de M. Lloyd George.
Sur le Stokhod, les Russes font prisonnier le 3i" régiment de bonwed (hongrois). Dans la direction de Kovel, l'armée Sakharof, opérant du nord au sud, atteint le Sereth et son affluent, la Graberka.
2. Le gouvernement français répand chez les neutres une relation concernant les traitements infligés par l'Allemagne aux populations des départements occupés.
Au nord de Verdun, nous faisons 600 prisonniers; l'ennemi gagne un peu de terrain dans le bois de Vaux-Chapitre et au Chesnois; l'artillerie anglaise détruit sept emplacements de batteries et six dépôts de munitions près de Grandeoourt. Les Russes pénètrent dans la région de Monasterzyska. 3. Les Français réoccupent la majeure partie de Fleury, ramènent 1 750 prisonniers valides et reprennent temporairement l'ouvrage de Thiaumont.
Le commandement suprême des forces austro-allemandes sur le front oriental est confié au maréchal von Hindenburg; durs combats sur le Stokhod et au sud de Brody.
4. Échange de télégrammes entre le président de la République française et le roi d'Angleterre à l'occasion du second
anniversaire de la déclaration de guerre en Grande-Bretagne. Les Français reprennent l'ouvrage de Thiaumont et s'y maintiennent.
Dans le Trentin, lutte ardente au nord d'Arsiero. A Mexico et à Washington sont désignés des commissaires pour régler les questions pendantes entre les deux pays. 5. Avance britannique au nord et à l'ouest de Pozières (front de 3 kilomètres, profondeur de 4oo à 600 mètres). – En Egypte, des forces turques évaluées à i4ooo hommes attaquent les positions anglaises à l'est de Port-Saïd. 6. Les Anglais cèdent momentanément aux attaques allemandes au nord-ouest de Pozières, puis regagnent, sauf 4o mètres, leurs positions antérieures; à l'est de cette localité, ils avancent d'une façon continue quoique lente..
Les Russes font 600 prisonniers et s'emparent de Zalozce à moitié chemin entre Brody et Tarnopol.
Offensive autrichienne dans le val Sugana et à l'ouest de la vallée d'Ampezzo.
– La Suède, par son ministre à Berlin, demande des explications relatives à plusieurs navires coulés la semaine précédente, spécialement au Commerce (638 tonnes) et au Hudiksvall (48 tonnes). Elle retient dans le port de Slite le Thémis, navire allemand, qui avait été obligé de s'y arrêter.
7. Le Congrès socialiste français réprouve, par deux tiers de ses membres/ la reprise immédiate des relations internationales avec les socialistes des pays belligérants.
Les navires allemands réquisitionnés par le Portugal sont loués à l'Angleterre; la Chambre portugaise vote la participation de ses troupes aux opérations militaires.
– Entente entre la Russie, l'Angleterre et la Perse, sur l'organisation financière et militaire de la Perse.
Nouvel accord entre le Japon et la Russie, qui lui rend une partie de la voit ferrée de Mandchourie.
En France, combats heureux d'avions. L'ennemi regagne progressivement l'ouvrage de Thiaumont.
Les Italiens reprennent l'offensive sur l'Isonzo.
En Arménie, les Russes perdent du terrain près de Mouch, et la yjlle elle-même; sur la frontière de Perse, ils doivent se retirer à l'est de Kermanchach.
A l'est de Port-Saïd, les Anglais repoussent les Turcs à une distance de 18 milles.
8. Brillante victoire italienne dans le Trentin. Les Autrichiens doivent évacuer, sur la rive ouest de l'Isonzo, les positions qui protégeaient Goritz. En deux jours, les Italiens ont fait 8000 prisonniers, capturé i canons et une centaine de mitrailleuses. Les Russes arrivent jusqu'au chemin de fer de Stanislau à Koloméa.
9. Lord Grey proteste officiellement auprès de l'ambassade des États-Unis à Berlin contre l'exécution du capitaine Fryatt. Il demande communication du procès-verbal des audiences tenues par le conseil de guerre qui l'a condamné.
L'armée italienne est entrée à Goritz.
10. M. de Bethmann-Hollweg et de Jagow sont reçus à Vienne au ministère des Affaires étrangères et chez l'empereur. L'Allemagne a autorisé les États-Unis à publier la note remise à Washington, il y a six mois, et d'après laquelle elle reconnaît sa responsabilité dans le torpillage du Lusitania. Les négociations commerciales franco-suisses n'aboutissent pas au gré de la Suisse.
Combats de l'armée Sakharof au sud de Zalozce contre l'aile nord de Bothmer. Les troupes de Bothmer sont en retraite vers la Zlota Lipa.
Sur le front serbe, les troupes alliées occupent Doiran. ii. Les Italiens s'emparent de tout le plateau de Doberdo jusqu'au Vallone; les Russes, de Stanislau, Monasterzyska, Delatyn. Ils dépassent la Zlota Lipa à son embouchure et au sud. 12. Appel du comité directeur allemand en faveur d'une paix honorable.
Sur un front de 6 kilomètres, les Français avancent de 5oo à 1 000 mètres. Ils entrent à Maurepas et font 1 000 prisonniers, capturant 3o mitrailleuses.
Succès russes de Brody aux Carpathes.
i3. On agite en Allemagne et en Autriche la question de l'indépendance de la Pologne.
– Les Italiens occupent toute la dépression du Vallone; ils se rendent maîtres des Nad Logem, faisant ir 363 prisonniers dont 57 offioiers, 2 canons et quelques mitrailleuses. Depuis le 6 août, i53g3 prisonniers sont tombés entre leurs mains.
Du Ier au ii, plus de 80000 ont été faits par les Russes. i4- La vente des Antilles danoises aux États-Unis est subordonnée à un vote ultérieur du Parlement danois.
Activité des Français dans les secteurs de Lihons, Belloy et Estrées.
– Les Russes, entre le Sereth supérieur et la Strypa, sont arrêtés par un violent feu d'artillerie; près du Dniester, Mariampol est occupée.
15. Mort du marquis de Ségur, de l'Académie française, âgé de soixante-trois ans, au château de Villiers (Poissy). Les Anglais enlèvent des tranchées au nord-ouest de Bazentin-le-Petit vers Martinpuich, et, au nord-ouest de Pozières, avancent de 3oo à lioo mètres sur une longueur d'environ 1600 mètres.
Sur le Carso, 1 5oo nouveaux prisonniers autrichiens. 16. Le Pape obtient l'assurance, en faveur des déportés du Nord, que les aoooo jeunes gens de Lille, Roubaix, Tourcoing seront rendus à leurs familles dès la moisson terminée. Accord anglo-italien procurant à l'Italie livraison de charbon et de munitions suivant ses besoins.
– Les Français avancent entre Guillemont et Cléry et au sud de Belloy-en-Santerre.
Entre le Dniester et les Carpathes, l'armée russe franchit la Zlota Bistrytza.
17. Arrêt momentané dans les opérations italiennes sur l'Isonzo.
– Avance des troupes britanniques dans l'Est-Africain allemand les Belges occupent Karema sur la rive occidentale du lac Tanganyka.
18. Remaniements dans le cabinet anglais (notamment à l'Instruction publique et au sous-secrétariat des Affaires étrangères).
Près de Verdun, réoccupation complète de Fleury par nos troupes.
L'aviateur français Guynemer abat son quatorzième avion ennemi; les Anglais sont désormais pourvus de dirigeables nouveaux.
L'armée Bothmer attaque avec des forces importantes sur la Zlota Lipa. Elle est repoussée.
Les troupes alliées prennent l'offensive sur le front bulgare. ig. Avance britannique de 800 mètres entre Ovillers et Thiepval. Les Anglais sont à 700 mètres environ de Ginchy et occupent les abords ouest de Guillemont.
Rencontre des Serbes et des Bulgares à Banica; succès des Alliés à l'ouest du lac de Doiran. Les Bulgares occupent à Lisé et à Starciska les forts grecs.
20. Les Bulgares prennent Banica à l'est de Florina et Biklista au sud du lac de Prespa.
La flotte allemande de haute mer sort, mais évite la rencontre des forces anglaises.
21. Les Bulgares occupent Demir-Hissar.
Les Russes s'emparent de hauteurs fortifiées sur la route de Diarbékir.
22. Les Anglais portent leur ligne de combat à 1 kilomètre environ de Thiepval.
A Salonique, les forces franco-anglaises se sont repliées derrière la Strouma, les Serbes au sud du lac d'Ostrovo. – Les Russes occupent une. notable partie de la région située à l'ouest du lac de Van.
a3. On annonce de nouveaux massacres d'Arméniens dans lé Taurus, près du tunnel de Bozanti.
Sur le front de la Somme, violentes contre-attaques allemandes.
Les Italiens bombardent les forts de Monte Santo, San Daniele et San Marco.
A Salonique, les Serbes gagnent du terrain au nord de Strupino dans le massif boisé de Kukuruz.
2^. Retour du Dehtachland à Brème.
Lés Français reprennent la partie de Maurepas restée aux mains des Allemands et avancent de 200 mètres sur un front de a kilomètres.
En Arménie, les Russes réoccupent Mouch; dans la vallée du Tigre, sur la route de Mossoul, ils cernent la 4* division turque à Rayatt.
a5. Sur le front de la Somme, les Anglais font environ 800 prisonniers.
Raid de zeppelins sur l'Angleterre, et en particulier, sur un faubourg de Londres où ils font huit morts et trente-six blessés.
a6. Contre-attaques allemandes avortées sur les différents points du front.
Les Bulgares se répandent dans le territoire grec et occupent, sauf un, les forts qui entourent Cavalla. On signale la résistance du colonel Christodoulos.
Déclaration de guerre à l'Autriche-Hongrie de la Roumanie qui n'avait vu, dans l'accord passé avec la Triple-Alliance, que son but défensif et reprend aujourd'hui sa liberté d'action. Déclaration de guerre de l'Italie à l'Allemagne, à raison des actes d'hostilité de la part du gouvernement allemand qui « se succèdent avec une fréquence croissante » (fournitures d'instruments de guerre à l'Autriche-Hongrie; participation non interrompue des Allemands aux opérations dirigées contre l'Italie).
A l'état-major grec, le général Dousmanis est remplacé par le général Moschopoulos, qui n'est pas inféodé à l'Allemagne. A Athènes, grandiose manifestation en l'honneur de M. Venizelos. Avance russe vers la Hongrie aux sources du Pruth. Petits engagements au sud de Brasso (Kronstadt) par lesquels les Roumains cherchent à s'assurer les voies ferrées qui vont de Bucarest en Hongrie.
28. Déclaration de guerre de l'Allemagne à la Roumanie à raison de la rupture du traité conclu avec l'Autriche-Hongrie. 29. La mobilisation générale est décrétée en Roumanie. 30. L'empereur d'Allemagne remplace le chef d'état-major général, général von Falkenhayn, par le maréchal von Hindenburg, auquel est adjoint, comme premier quartier-maître général, le général von Ludendorf.
L~T~ I~~S. ÉM. LE CARDINAL SECRÉTAIRE D'ETAT
'i'
Le 'recueil des articles consacrés, par l'un de nos collaborateurs, au mouvement religieux dans ses rapports avec la guerre, ayant paru sous. le titre Luttes de l'Église et Luttes de la Patrie, une main amie l'a présenté à Sa Sainteté au cours d'une récente audience. Le Saint-Père'a bien voulu agréer cet hommage de vénération filiale, et^re l'ouvrage. Il daigne faire répondre par la lettre suivante de S. Ém. le Cardinal Secrétaire d'État.
Dal Vaticano, 23 août 1916.
MON Révérend PÈRE,
Le Souverain Pontife a accueilli avec une satisfaction toute particulière l'hommage du Recueil de vos articles parus dans la si méritante revue des Études, sur les Luttes de l'Église et les Luttes de la Patrie.
Fidèle à de nobles, traditions paternelles et au plus pur esprit de votre vaillante Compagnie, vous pouvez vous rendre le témoignage d'avoir efficacement travaillé pour votre part à propager des idées saines, à redresser des préjugés sans fondement, afin de bien servir, comme elles demandaient de l'être, les causes de la Papauté et de la France, toujours si intimement unies dans l'histoire.
Le Saint-Père me charge donc de vous féliciter de ce beau et bon travail, et de vous encourager à continuer avec pleine confiance ces pacifiques combats pour le bien et la vérité, dans la brillante phalange, si romaine et si française, des rédacteurs actuels des Études.
Heureux d'être en cette circonstance l'interprète des sentiments du Souverain Pontife, je vous prie d'agréer, mon Révérend Père, l'assurance de mon religieux dévouement en Nôtre-Seigneur. P. Card. GAspZnni.
P. Card. Gaspârri.
Rév. Père Yves de la Brière,
Paris.
GASTON MASPERO (1846-1916)
Le 3o juin 1916, en fin de séance de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, M. Maspero commençait d'énumérer les ouvrages offerts à la Compagnie. Il s'arrêta presque aussitôt et ne put que dire « Mes chers confrères, je vous prie de m'excuser. je ne me sens pas bien. », et, portant la main à son front, il s'affaissa dans son fauteuil, la tête renversée sur le dossier. On s'empressa autour de lui. Tout fut inutile, et, quelques instants après, devant Mme Maspero accourue tout en larmes, le grand égyptologue succombait sans avoir repris connaissance'.
Deux ans plus tôt, il avait quitté définitivement l'Egypte ses confrères le choisirent pour leur secrétaire perpétuel, le 26 juillet 1914. Des années de travail semblaient lui être réservées. Et les amis de l'Egypte Ven réjouissaient. Mais la guerre éclata. Son fils Jean, jeune savant plein de promesses, fut tué à Vauquois (17 février igi5), et cette mort atteignit le père en plein cœur. Une première congestion cérébrale, puis une deuxième ne présagèrent que trop le fatal dénouement. « Et, pour tous ceux qui savaient l'immensité de sa douleur, le père a partagé la mort du soldat2. » Gaston-Camille-Charles Maspero naquit à Paris, le 23 juin i846, d'un père d'origine lombarde. Il fit de brillantes études à Louis-le-Grand (i853-i865). puis à l'École normale supérieure (1865-1867). L'histoire surtout l'attirait, plus particulièrement le Livre de cette mystérieuse Égypte dont Champollion avait brisé les sceaux' et où lisaient toujours plus avant les. Mariette, les Chabas et les Rougé. A la suite de 1. Notons qu'un prêtre assistait à ce drame rapide le P. Scheil, autrefois l'élève de Maspero, devenu son confrère à l'Académie.
a. Montorgueil.
tels maîtres, il se dit que, lui aussi, il serait hiérogrammate. Le voilà à l'oeuvre dès sa rhétorique, ne s'effrayant point des premières difficultés. C'est d'expérience qu'il dira plus tard à un postulant à l'égyptologie « Travaillez ferme I Viendra un moment de dégoût, surmontez-le, et vous aurez le pied à l'étrier. » II continue à la rue d'Ulm, mais dans le secret de ses loisirs, car, nous conte-t-il lui-même, a les langues orientales n'étaient pas en faveur à l'École. J'étais obligé de me cacher de mes directeurs pour me livrer à ma passion égyptienne. » Egger, son maître et son ami, était toutefois au courant de ses « ambitions égyptologiques » et les encourageait. Il lui ménagea même, en 1866, une entrevue avec Emmanuel de Rougé. Celui-ci reconnut dans le jeune normalien une véritable vocation, lui donna plusieurs de ses propres ouvrages, sourit aux enthousiasmes du candidat, disant « Le canard des hiéroglyphes est une bête singulièrement venimeuse. Dès qu'il vous a mordu, on en a pour la vie. »
L'année suivante, une autre rencontre, assez imprévue, hâta les débuts de Maspero et montra que le canard mordait ferme. Mariette se trouvait à Paris et préparait l'Exposition. « Un jeudi soir du mois d'avril, nous dit Maspero, j'appris une étrange nouvelle. Deux de mes camarades, invités par M,. Desjardins à dîner avec Mariette, lui avaient parlé de moi et de l'amour immodéré que je marquais pour les hiéroglyphes. Ils lui avaient raconté que je travaillais seul avec deux ou trois livres de Chabas et de Bougé, et sans autre recueil de documents que les Monuments de Champollion et la Description de l'Égypte; je m'étais fabriqué une grammaire et un dictionnaire, et je leur expliquais sans hésiter tout ce qu'il y avait, les uns disaient sur l'Obélisque, les autres:, sur les Stèles du Louvre. Mariette s'était montré assez sceptique à mon égard; mais M. Desjardins était venu à la rescousse, et il avait déclaré que j'étais capable de traduire n'importe quel texte inédit en huit jours, d'un bout à l'autre on me rapportait la copie de la Stèle du Songe1. et on me sommait de tenir son engagement pour l'honneur de t. Stèle découverte par Mariette, en i863, an Gebel-Barkei, dans les ruinea de Napata, capitale du royaume éthiopien.
l'École. Huit jours après, la traduction était prête, et Mariette, un peu étonné de trouver de l'égyptologie dans un normalien, écrivait à M. Desjardins « J'ai reçu de M. Maspero sa traduction de la Stèle du Gebel-Barkal. Ce jeune homme promet un égyptologue de première force, au moins comme philologie. Il faut qu'il contmue. En attendant, je vais le pousser à composer un travail que je m'engage à faire imprimer dans la Revue. » Un souhait de Mariette était un ordre j'avais eu ces quelques lignes le 27 avril, et le 10 mai le mémoire était achevé. » C'était le traité sur la Grande Inscription d'Abydos l.
Sur ces entrefaites, le 29 juin 1867, Sainte-Beuve se fit au Sénat l'apôtre de la libre pensée et du libre examen. Les élèves de l'Ecole normale, prenant fait et cause pour lui, écrivirent une lettre, dont un paragraphe, aussitôt connu, amena d'abord le renvoi de l'élève qui avait tenu la plume, puis le licenciement de l'École. Maspero nous dit « Je dus m'exiler au Rio de la Plata. » Il était de retour à la fin de 1868. Il vit au Louvre M. de Bougé qui le complimenta sur ses travaux, notamment sur sa traduction de l'Inscription dédicatoire d'Abydos. Quelques jours après, M. de Rougé l'appelait auprès de lui. « Il me demanda, dit Maspero, si je consentirais à lui servir de répétiteur dans cette École des Hautes-Études que Duruy avait fondée. Comme j'avais quitté Montevideo exprès dans l'espoir d'obtenir cette place, j'acceptai sans hésiter. C'est donc à M. de Rouge que je dois ma carrière. Au moment où il me proposait au gouvernement impérial pour le poste de répétiteur, il me parut que je ne devais pas lui laisser ignorer que, sur le point de la religion et sur bien d'autres, me s opinions étaient contraires s aux siennes; il voulut bien me répondre que cela ne changeait rien à sa résolution d? m'aider et qu'il me prierait seulement de m'enfermer dans les questions de grammaire ou d'histoire, où nous ne pouvions qu'être du même avis. Comme je craignais que, malgré tout, on ne lui reprochât d'avoir choisi pour être son auxiliaire un jeune homme accusé d'irréligion, il m'interrompit avec une certaine vivacité 1. L'inscription dédicatoire que Ramsès II, après avoir achevé le temple de son père Séti, fit graver en cent vingt lignes verticales lùr la façade de l'édifice.
« Ceci, dit-il, est mon affaire, et si, après que j'ai votre promesse, on touche à ces questions, j'irai, en cas de besoin, vous défendre auprès de l'archevêque de Paris. » Il n'eut pas besoin de se porter à cette extrémité, et ma nomination s'accomplit sans opposition, mais la largeur d'idées dont il fit preuve ce jour-là n'est pas assez fréquente, pour qu'on ne me pardonne pas de me la rappeler avec reconnaissance1. » Cette longue citation aura du moins, pensons-nous, le mérite d'une présentation de Maspero par Maspero luimême.
Désormais, et pendant quarante-huit ans, son activité scientifique va se manifester et marcher de triomphe en triomphe. Il y sera puissamment aidé par ses dons naturels, une vive intelligence et une mémoire prodigieuse; par sa forte éducation littéraire et une étude approfondie du mécanisme des langues anciennes; par sa connaissance de presque toutes les langues modernes; par les circonstances aussi. Le voilà donc, à vingt-trois ans, un maître déjà. Ses élèves sont tous plus âgés que lui. Sa manière est celle de Bougé il presse chaque terme, afin d'en justifier la valeur et d'en saisir exactement la portée; il analyse, il pèse, il compare. Il a l'intuition des dessous et des entours; déjà il ressuscite l'histoire. Qu'on lise son Hymne au Nil (1868), Une enquête judiciaire à Thèbes au temps de la XX° dynastie (18691871), Du genre épistolaire chez les anciens Égyptiens, qui lui servit de thèse pour le doctorat ès lettres (1872), Mémoire sur quelques papyrus du Louvre (1875), un certain nombre de ses leçons réunies plus tard dans ses deux volumes d'Études égyptiennes, et l'on verra combien il s'y révèle déjà paléographe habile, grammairien très averti, et traducteur inspiré du génie de la langue égyptienne. Chabas lui même, si difficile pour les traductions des autres, s'inclina devant celles de Maspero. Celui-ci, rendant compte un jour d'un ouvrage2 composé par un partisan de l'école de Berlin, pourra dire sans vaine fatuité « Il n'indique à propos des inscriptions de Matonou (Amten) que les textes reproduits dans Lepsius, I. Notice biographique du vicomte Emmanuel de Rougé, p. cl-cli, dans Bougé, Œuvres diverses, t. I.
». H. Breasted, Ancienl Records.
Schaefer et Sethe, tous allemands, sans ajouter qu'il existe une traduction française avec commentaire qui contient plus de deux cents pages1 il ne paraît pas en soupçonner l'existence et c'est fâcheux, car il y aurait trouvé peut-être l'indication du sens de plusieurs passages qu'il n'a pas essayé de rendre. » Plus il avancera, plus Maspero ira au cœur de la langue et en saisira les règles générales plus aussi il distinguera les formes particulières à chaque auteur. Et c'est, guidé « par le tact et par la sympathie littéraire », qu'il abordera les textes, qu'il en restituera « la signification réelle et la couleur ». D'un traducteur, bon grammairien rigide, mais rien que cela, l'ancien élève de l'École normale écrira « (II) a dégagé des manuscrits où elle dormait la momie inerte de l'œuvre, mais il ne lui a pas rendu l'âme. » Par contre-coup, il nous livre son secret et sa maîtrise à lui.
Le 27 décembre 1872, E. de Rougé mourait prématurément. Maspero lui succéda au Collège de France, comme chargé de cours, et, bientôt après, comme professeur titulaire (187A). Mariette, Chabas et Revillout2, engagés dans des tâches particulières, s'étaient en quelque sorte effacés devant lui, le désignant au choix du gouvernement. Maspero devenait ainsi, à vingt-sept ans, le véritable chef de l'Égyptologie française, un chef écouté3. Il groupa autour de sa chaire ceux qui allaient marquer à divers titres dans l'Égyptologie Maxence de Rochemonteix, Urbain Bouriant, Victor Loret, Emile Amélineau, Philippe V-irey, Eugène Grébaut, tous imbus des mêmes principes et agissant sous une même impulsion. C'est dans cette période, malgré une collaboration incessante aux revues françaises ou étrangères, que Maspero ressuscita (187g) le Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes, fondé par Rougé en 1870 et aussitôt interrompu par la guerre. Il continuait donc glorieusement l'œuvre de ses devanciers. Sur un point, il la dépassa le premier, il tenta de construire 1. Etudes égyptiennes, t. Il, p. n3 et seiv. La Carrière administrative de deux hauts fonctionnaires égyptiens.
2. Cf. Revue égyptologique, t. IX, p. igs.
3. Revillout, toulefoie, ce travailleur infatigable, si versé dane le démotique et dans le droit égyptien, demeura son adversaire constant par tempérament et divergence d'idées.
l'histoire de l'Égypte en la situant dans l'antiquité orientale. De là l'Histoire ancienne des peuples de l'Orient (1875). Sans doute, le livre n'était pas parfait, il ne pouvait pas l'être trop de points demeurent obscurs, trop de lacunes interrompent la trame des événements; il restait trop de marge à une imagination littéraire qui s'oublie. Mais quelle divination parfois, et quelle mise au point de ce que l'on commençait à mieux savoir, grâce aux découvertes qui ont renouvelé la connaissance de la Chaldée, de l'Assyrie, de la Judée et de la Perse, aussi bien que de l'Égypte 1 Le tableau des destinées générales de l'Égypte, une fois dressé dans ses grandes lignes, Maspero ne le perd plus de vue. Il le retouche par le détail, dans ses cours, dans une série de mémoires, passant des questions de grammaire aux questions de géographie et d'histoire, se reposant des unes par les autres1. Et l'Égypte qui, depuis les plus anciens temps, va au loin chercher la pierre et qui bâtit ses temples et ses tombes ou « demeures éternelles »; l'Égypte qui organise des expéditions aux mines d'or, :aux échelles de l'encens, au pays de la turquoise; l'Égypte féodale du Moyen Empire, l'Égypte en Syrie, en Éthiopie; l'Égypte intime qui se plaît aux contes et chante ses peines de cœur; l'Égypte est étudiée dans ses sources de plus en plus nombreuses. Elle sort de l'ombre avec ses dieux, ses pharaons, ses grandeurs et ses infortunes, ses conceptions de la vie d'outretombe, sur les deux rives de son fleuve, le long de cette immense avenue de temples qu'est le Nil.
Par ailleurs, les éditions de l'Histoire ancienne se suivent et, à chaque fois, l'auteur modifie, complète, s'inflige des repentirs, sans même nous prévenir. Quand plus tard (18921899), il reprendra son œuvre en grand, il élèvera un véritable monument, une histoire synchronique de l'Orient2, où il renfermera le tout d'une science qui avait marché à pas de géant, et cela avec des dons littéraires de plus en plus remar1. Il ne peut être question ici d'énumérer tout ces travaux. Ce qui en a été recueilli le trouve dans Études égyptiennes, et dans Etudes de mythologie, etc., dont le huitième volume paraissait à la veille de sa mort.
3. Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, parue d'abord en livraison», puis en trois forll ♦olumes in-8 richement illustrés (1895-1899).
quablcs, avec un esprit encyclopédique, une puissance d'assimilation vraiment extraordinaires. Quelle galerie de tableaux, de grandes fresques, où revivent à nos yeux les Origines, les premières Mêlées des peuples, les grands Empires, les hautes figures des conquérants, sous le pinceau du peintre le plus hardi, le plus dominateur, parce qu'il a tout sondé, parce que son instrument égale son savoir 1 Pourquoi faut-il ajouter qu'il n'a vu la-Bible et le peuple juif qu'avec les yeux des exégètes et des historiens rationalistes? Il ne manquait plus à Maspero que d'être allé en Égypte et d'avoir goûté ce qu'il appelle lui-même « cette sensation que procure à l'archéologue ou à l'historien un séjour dans le pays et le contact direct avec les monuments ». Déjà en 1873, il avait proposé au gouvernement de fonder au Caire une école analogue à celle qui existait à Athènes pour les monuments grecs. Le projet alors rejeté fut repris en 1880 par M. Xavier Charmes, directeur des missions scientifiques. La France eut sa Mission permanente du Caire et, le i3 novembre, Maspero en était nommé directeur. Le moment était critique. Les jours de Mariette étaient comptés, on le savait, et l'Allemagne, par son consul général, M. de Saurma, intriguait pour s'emparer de la direction du Musée et des fouilles Avec deux de ses meilleurs élèves de l'École des Hautes-Études, Urbain Bouriant et Victor Loret, Maspero arriva au Caire, le 5 janvier 1881. Le 18, il assistait à la mort de Mariette, et le 8 février suivant, grâce à l'appui de M. de Blignières, ce fut à lui, et non au Berlinois Henri Brugsch, qu'échut la place laissée vacante. Il n'en gardait pas moins la direction réelle de la Mission, bien que la direction apparente en fût officiellement confiée à M. Eugène Lefébure (1881-1883), puis à Grébaut (i883-i886). Maspero avait montré jusque là sa maîtrise comme grammairien et historien. Serait-il d'emblée un archéologue? t~ Ferait-il sortir de terre les monuments? Après Mariette, le découvreur génial, avec des ressources matérielles très réduites par le mauvais état des finances égyptiennes, ne 1. C'est ce qu'on appelle < organiser la science », là-bas, de l'attre côté du Rhin.
risquait-il pas d'échouer, à tout le moins de faire œuvre médiocre? « Eh bien pourra écrire Gabriel Charmes, Maspero a fait au Caire ce qu'il avait déjà fait à Paris il a continué immédiatement Mariette, comme il avait continué M. de Rougé. » Sans arrêt, il organise plus méthodiquement la main-d'œuvre et la garde des sites. A la couffe traditionnelle est substitué peu à peu le système des wagonnets, qui se développera dans la suite. Le pays est divisé en sept circonscriptions qui auront chacune leur inspecteur et leurs surveillants. Et ce n'est pas petite affaire que de protéger les richesses archéologiques de l'Égypte contre les Égyptiens eux-mêmes qui, par l'appât du gain, sous l'incitation d'agents de toute farine, revendeurs ou pourvoyeurs, vident des nécropoles entières, dépècent les chapelles, brisent les monuments trop lourds. Maspero à l'œil à tout. Chaque hiver, avec ses élèves et l'un ou l'autre ami, il s'installe sur le Menchieh, une vieille galiote plate, réparée, puis abandonnée au service du Musée; il remonte le Nil lentement, le redescend de même, touchant aux moindres sites, s'attardant aux plus importants. Aucun obstacle ne l'arrête ni les longues courses à âne, ni le feu du ciel ou la poussière embrasée qui brûlent les yeux, ni le sable mou du désert qui alourdit la marche, ni les rochers abrupts surchauffés, ni les ténèbres épaisses des caveaux et des puits où on le descend au bout d'une corde, parmi l'essaim effaré des malodorantes chauves-souris. Le soir, revenu au fleuve et à sa case flottante, presque sans repos, à côté de ses compagnons fourbus, il note ses observations travaux à pousser, fouilles nouvelles à entreprendre; il prévoit la journée du lendemain. Puis, dans le calme de la nuit,' penché sur les textes recueillis, l'âme illuminée par les tableaux contemplés dans les temples ou les tombes, il prolonge son entretien solitaire avec la vieille Égypte.
Quelles années fécondes que ces première années 1 Travaux de Mariette poursuivis en Abydos (1881-1886), au grand temple d'Edfou (1884-1885); entreprises de nouveaux travaux pour consolider Karnak (i884-i885), arracher le Sphinx de Gizeh à l'oppression des sables (1886), amorcer le dégagement de Medinet-Habou (i885). A Louxor, l'édifice d'Amé-
nophis III et de Ramsès II avait été de longue date envahi par les huttes successives des fellahs, montant toujours plus haut, sur les débris accumulés. Parmi les masures, une mosquée écrasait les parties orientales du pylone et de la cour de Ramsès; l'agence consulaire britannique voisinait avec les chapiteaux de la grande colonnade; les bureaux de la poste, ceux de la police et la Maison de France1 couvraient les terrasses du sanctuaire et de ses dépendances. Grâce à de longues négociations, grâce surtout à une souscription ouverte en France et en Angleterre, Maspero parvint à reconquérir l'aire du temple, à l'exception du point occupé par la mosquée. Aussitôt commença le déblaiement qui allait nous rendre une des plus belles œuvres de l'architecture égyptienne (1882-1884).
Au même temps, les découvertes se succédaient: à Gizeh, une nécropole contemporaine des grandes Pyramides (1882); à Saqqarah, à Licht, à Dahchour, autres nécropoles de la Ve et de la XII° dynastie (1 883- 1886). Mariette avait toujours pensé que les pyramides étaient muettes. Celles de Gizeh se taisant, pourquoi les autres auraient-elles parlé? Maspero était d'un autre avis. Par son inspiration, le gouvernement français, allouant une subvention à Mariette en 1880, y mit comme condition qu'il ouvrirait quelques-unes des pyramides sises à l'ouest de Saqqarah. L'épreuve fut décisive on rencontra des couloirs couverts de beaux hiéroglyphes, dont on porta des estampages à Mariette et qui lui causèrent, sur son lit d'agonie, sa dernière joie scientifique. « Il y a donc, malgré tout, dit-il, des pyramides écrites; je ne l'aurais jamais cru »Maspero acheva ce qu'il avait inspiré (i88i-i88<i). Les pyramides de Merenra, d'Ounas et des deux Pépi lui fournirent une ample moisson de textes religieux remontant aux premier âges.
Une autre prévision avait en même temps un résultat inespéré. Depuis 1876, on rencontrait sur les marchés européens des objets funéraires variés datant de la XVIII" dynas- tie et des suivantes. Il y avait donc quelque part, à Thèbes, 1 On appelait ainsi la maieon construite pour les officiera de marine, chargés de ramener à Paris l'obélisque de la place de la Concorde. Elle servait depuis lors de logement à l'agent consulaire de France.
une cachette exploitée secrètement, se disait Maspero. Dès son arrivée en Égypte, il fit une enquête qui n'aboutit pas d'abord. Mais les profiteurs du trésor, cinq frères, se brouillèrent pour quelques questions d'intérêt, et l'un d'eux trahit ses comparses. Du puits de Deir el-Bahari, où les prêtres d'Amon les avaient dissimulées, sortirent les momies des principaux pharaons qui avaient fait la grande histoire du Nouvel Empire Ahmès I, le libérateur, Aménophis I, Thoutmès I, Thoutmès III, Séti I, Ramsès II, Ramsès III, et trente autres princes ou princesses. Leur réunion au Musée du Caire, où d'autres sont venus les rejoindre plus tard, forme aujourd'hui le plus émouvant cénacle funèbre de rois et de reines.
Ainsi, dans l'espace de moins de six ans, malgré la révolte d'Arabi-Pacha, en 1882, et la grande épidémie de choléra, en i883, Maspero avait déployé une très grande et très féconde activité, assignant au surplus leurs tâches à ses aides, s'inquiétant de la littérature et de l'art coptes trop dédaignés jusque-là, donnant l'essor aux Mémoires que la Mission française allait publier, associant les étrangers aux fouilles, en particulier l'Egypt Exploration Fund qui devait rendre tant de services au pays. Il pouvait être fier des résultats, fier du Service des Antiquités mis sur un pied de progrès rapide et brillant. Mariette revivait en lui, un Mariette plus ordonné, plus large d'idées, plus organisateur. Mais il avait compté sans le climat de l'Égypte, qui ne pardonne pas au prodigue de ses forces.
La fatigue se faisait sentir. Il rentra en France, le i*r juillet 1886. Il avait quarante ans. Il était membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres depuis i883.
A Paris, Maspero reprend ses cours du Collège de France et des Hautes Études. Il prépare une génération nouvelle d'égyptologues Georges Bénédite, Jules Baillet, Dominique Mallet, le Père Scheil, Georges Legrain, Alexandre Moret, d'autres encore. L'énorme labeur de sa grande histoire ne l'absorbe pas tout entier. Tour à tour paraissent les Momies royales de Deir-el-Bahari, les Contes populaires de l'ancienne Égypte, l'Archéologie égyptienne, et, échelonnées sur dix
années, les Inscriptions des Pyramides de Saqqarah, pour ne citer que les principales d'entre ses publications. La traduction qui accompagnait le texte des pyramides, à la langue fruste, aux concepts obscurs, aux mots sans déterminatifs, enleva tous les suffrages, et demeure, malgré tout, un de ses plus beaux titres scientifiques. En tout cas, pour copier, publier, comprendre les quatre mille lignes d'inscriptions qui couvrent encore les pyramides, « je ne pouvais y parvenir, écrit-il lui-même, qu'à la condition de connaître par le détail les autres textes religieux de genre analogue. Les dix-neuf vingtièmes de ce travail me restent- entre les mains, et je n'ai le plus souvent publié que les résultats sans indiquer les procédés employés pour les obtenir1. » De là, une connaissance étendue des idées égyptiennes sur la survivance de l'âme, sur les conditions de cette survivance, sur le rôle des dieux, sur l'influence des capitales religieuses et de leurs écoles de théologie, sur les cultes populaires, sur la magie. De là aussi, ces théories tirées de la réalité que, successivement et sans relâche, Maspero va développer, les amendant, les corrigeant en cours de route, surtout dans la Revue critique, dans la Revue des religions, et qu'il fera prévaloir*.
Cependant, il prêtait l'oreille aux bruits venus du monde égyptologique. Sur les rives du Nil, son œuvre, suivant son cours, avait transformé le pays en un vaste chantier. Sous la pioche de Petrie, de J. de Morgan, d'Amélineau et de Quibell, les premières dynasties sortaient de terre en même temps qu'un long passé de préhistoire. Aux théoriciens impatients, il dit de ne pas céder trop vite à l'attrait de la conjecture. Amélineau, nouvel Evhémère, prétend que les dynasties de l'Egypte légendaire furent une série de rois humains divinisés dans la suite, et que ce sont les tombes de ces rois qu'il vient de déterrer en Abydos, notamment la tombe d'Osiris et la sépulture commune de Set et d'Horus. Il lui crie résolument « Casse-cou 1 » II fera de même contre i. Études de mythologie, etc., t. 1. Avertissement, p. vi.
a. Cf. loc. cit., t. I, p. a83-387 le Rituel funéraire, le Livre des morti t. II, p. i et suiv. le. Hypogées royaux de Thèbes; t. VI,, p. 3a et suiv. la Table d'offrandes des tombeaux égyptiens, etc.
Borchardt qui, pour des raisons astronomiques à priori, raccourcit trop le premier empire thébain et force les historiens d'entasser une centaine de rois, plus ou moins, dans l'espace de deux siècles; contre Sethe qui, avec « une ingéniosité décevante», imagine « une batterie de quatre Sésostris » et des « chasses-croisés » entre les trois premiers Thoutmès et Hatchepsou.
Tout cela tombera sans doute un jour, « comme une demidouzaine d'autres théories à grande envergure proposées depuis vingt-cinq ans par l'école de Berlin; mais, gémit-il avec raison, que de temps perdu pour en débarrasser la science » Le i'r novembre 1899, après treize années d'absence, Maspero venait reprendre sa place en Égypte. Les conditions n'étaient pas les mêmes qu'autrefois. Un comité consultatif international, d'accord avec le directeur, présidait aux destinées du Service des Antiquités. Le pays avait été réparti entre ,deux, bientôt entre cinq inspecteurs généraux, secondés par onze inspecteurs locaux, et un nombre toujours croissant de gardiens. Ces derniers, en 1910, étaient au nombre de deux cent soixante-dix. Sociétés savantes, Instituts de toutes nations, même des particuliers, prenaient part aux fouilles qu'il fallait assigner, contrôler, et dont une part allait au Musée. D'un autre côté, si l'on voulait sauver les monuments de la ruine, il était besoin de les consolider, le désastre de la salle hypostyle de Karnak. ne le prouvait que trop le 3 octobre précédent, onze colonnes s'étaient écroulées. Par la force des choses, voilà donc Maspero mis à la tête d'une sorte de vizirat très compliqué, où la vie de bureaux, de commissions, de rapports, de démarches, parmi les intérêts politiques les plus mêlés et les soucis d'un budget s'enflant d'une année à l'autre, semblait défier les forces d'un seul. Comme toujours, il est supérieur à la tâche, et il l'est avec aisance, à la satisfaction de l'Égypte et des étrangers, on peut le dire. Appuyé sur un personnel de choix, très dévoué, appuyé aussi sur le comité et, par celui-ci, sur les pouvoirs publics, il triomphe de toutes les difficultés. II dira bientôt du comité « Grâce à la compétence spéciale de chacun de ses membres, j'ai réussià surmonter bien des obstacles qui m'au-
raient arrêté, si je les avais abordés avec nos seules forces. » Chose merveilleuse, ce travail d'administration n'épuise pas, il s,'en faut, l'activité de Maspero. Les collections du Musée se sont accrues. Déjà, en 1891, elles avaient passé de Boulak au palais de Gizeh; elles doivent maintenant (1902)émigrer dans l'édifice construit spécialement au Kasr-en-Nil, être classées, cataloguées par séries et par dates, expliquées au grand public Au milieu de cette rude et longue besogne, Maspero trouve le moyen de doter le Musée d'une riche bibliothèque, de publier le Guide du visiteuv eu Musée du Caire,. un véritable traité de la religion et de l'archéologie égyptiennes. Il active, d'autre part, à l'usage des érudits, le Catalogue général des Antiquités égyptiennes eu Caire, à peine commencé' alors, et qui comprend aujourd'hui déjà une soixantaine de volumes in-folio.
n retrace les destinées millénaires de l'art égyptien dans son admirable Egypte (1912), écrite pour la collection Ars Unsb.. Il y résume les vues, reprises à dix fois et de dix manières, différentes, sa vie durant, et qu'il a fini par faire adopter presque universellement. Le livre pourra, devra même être corrigé dans les détails, mais ses parties essentielles, demeureront.
Simultanément, les fouilles ne chôment pas sur les deux points que s'est réservés le Service les nécropoles de Saqqarah, d'Abousir à Dahchour, et les temples de Karnak. Sur ce dernier site, Maspero veut que l'on défonce uniformément le sol à la profondeur de 4 ou 5 mètres, et même plus bas s'il est nécessaire. Il y a tant à retrouver et à relever En vertu de cette méthode, M. G. Legrain met la main sur une cachette d'où sortent, de- igo3 à 1906, les objets par milliers, entre lesquels on compte plus de six cents statues ou statuettes, le plus souvent écrites, et toute une armée d'Osiris. A Saqqarah, où les monuments d'âges différents s'enchevêtrent et, se superposent, Maspero ordonne « un déblaiement durable qui, enlevant le sable jusqu'à un niveau déterminé, ramène à la lumière les quartiers de tombes ensevelies depuis des siècles » C'est ainsi que sont dégagés les abords de la pyramide d'Ounas, et les; savants peuvent aujourd'hui étudier librement l'ensemble d'édifices dont la
pyramide n'est que le noyau, et en suivre l'histoire jusqu'aux débuts de la conquête arabe. C'est ainsi encore que le terrain, autour de la pyramide de Téti, est rendu tel qu'il était vers la fin de la VI8 dynastie; que le couvent de saint Jérémie, dont parlaient les papyrus, est découvert et désensablé. Tout le plateau doit être suivi pas à pas et restitué de la sorte. « C'est une œuvre de longue haleine, écrit Maspero, et dont je ne verrai pas l'achèvement; mais si les directeurs passent, le Service demeure, et ce que j'aurai amorcé à peine j'espère que d'autres le continueront. »
Cependant, chaque année, il consacre les trois mois d'hiver plus ou moins à sa grande inspection de l'Égypte et de la Nubie. La Miriam, une vieille dahabieh princière, a remplacé le Menchieh d'autrefois. « Je la remorque d'une seule traite, nous dit-il, jusqu'à l'extrême limite de sa course, Assouan ou Ouadi-Halfah, et, de là, je m'abandonne au fil de l'eau, secondé quelquefois par le vent, le plus souvent combattu par lui et luttant à la rame jour après jour, afin de gagner quelques kilomètres. » Cela lui vaut de pouvoir explorer les sites secondaires et de rapporter des impressions d'Egypte qui l'aident « à mieux comprendre l'Égypte ancienne ». Tout cela est noté, de voyage en voyage, au soir de journées fatigantes, après l'expédition des affaires ou quelque étude plus ardue. Il en détache à l'usage des profanes ces chroniques si pittoresques, si pleines de bonne humeur, dont la réunion en volumes, Causeries d'Egypte (1907), Ruines et paysages d'Egypte (1910), formera « un tableau vivant des recherches qui se sont poursuivies et des progrès qui se sont accomplis depuis quinze ans dans le domaine de l'Égyptologie ». Touchant son premier séjour en Égypte, Maspero a dit de lui-même à la troisième personne « II s'attacha à faire œuvre d'administrateur autant et plus que de savant, ainsi que son devoir envers l'Égypte l'exigeait. » Cela n'est pas moins vrai de son second séjour. Le savant et l'administrateur en sortent singulièrement grandis. Mais cette vie en partie double avait usé ses forces; les années aussi étaient venues et avec elles le besoin de repos. Dans une lettre écrite i, Caastrkt. Avertissement.
du Caire, le 7 mars 191/I, il disait « Mes ailes commencent à se fatiguerdepuis soixante-huit ans bientôt qu'elles tiennent l'air, et je vois approcher le moment où il faudra que je les replie. C'est avec ce sentiment de la fin inévitable que je tâche de terminer, sinon tout ce que j'avais songé à faire, du moins presque tout ce que j'avais commencé. Malheureusement les jours n'ont que vingt-quatre heures et la corvée administrative me les écourte tant, que j'ai grand'peine à trouver de temps à autre les quelques heures dont j'aurais besoin pour mener à bonne fin tous ces travaux. Il en sera d'eux probablement ce qu'il en est de bien des choses humaines, beaucoup d'ambitions pour peu de profit. » O Maître, beaucoup d'ambitions et d'ambitions nobles, soit; mais peu de profit, que non pas 1
Somme toute, l'heure de la retraite pour Maspero sonnait l'heure de la victoire. Il laissait derrière lui une œuvre considérable les principales nécropoles en train d'être revisées systématiquement; une centaine de tombes nouvelles dégagées à Thèbes, étayées, aérées, fermées de portes solides; le Ramesseum et sa ville déblayés et clos de murs ainsi que la chapelle de Thoutmès III; le pourtour de Medinet-Habou délivré de ses décombres; Deir-el-Medinet remis en état; Kom-Ombo restauré; Edfou débarrassé de la butte qui en masquait la façade et reprenant possession de son mammisi; le naos d'Esneh déterré; le monceau de débris qui emprisonnait la façade de Denderah disparu et la porte de la ville rétablie dans son état ancien avec ses deux fontaines publiques; la grande salle hypostyle de Karnak rebâtie; Philae armée contre la noyade; trois temples reconstruits en Nubie, cinq autres déblayés, Ibsamboul, « la merveille de l'art pharaonique », sauvée du sable. Et nous sommes loin de tout rappeler. Dès igio, il pouvait écrire « Une dizaine d'années seulement de persévérance, et les ruines les plus précieuses auront été fortifiées de telle manière que leur existence en soit assurée pour de longs siècles. » L'homme, dans Maspero, nous intéresse autant et plus que le savant, que l'administrateur. Esprit large, souple, pénétrant, plus attentif aux qualités qu'au défauts, plus sym-
pathique que critique, en dehors de rares cas de légitime défense, il excellait à manier les hommes et à rendre à chacun ce qui lui était dû. « J'estime que, lorsqu'on a sous ses ordres des hommes d'éducation variée, dit-il, la sagesse veut qu'on s'en remette à chacun d'eux d'employer les procédés qui conviennent le mieux à son tempérament et à son savoir; à leur imposer l'uniformité des moyens, on risquerait de les dérouter et de ne pas tirer d'eux le maximum d'utilité dont ils sont capables. » Nous ne voulons pas dire qu'il n'eût ses moments de vivacité et une certaine tendance à s'attribuer le mérite exclusif de tout ce qui s'accomplissait sous ses ordres. Mais comme tout cela était racheté par la bonne grâce du second mouvement, par le soin de faire valoir ses collaborateurs, à toute occasion 1 Il n'en est pas un dont on ne' l'ait entendu faire l'éloge. Il a su de même rendre justice à ses devanciers et à ses maîtres. « On critique ses actes, dira-t-il de Mariette; il n'est si petit regratteur d'hiéroglyphes qui ne s'imagine volontiers qu'à sa place, il eût mieux fait que lui. Mariette était l'homme qui convenait au temps ses défauts mêmes l'ont servi dans le milieu étrange où sa fortune l'avait jeté, et c'est avec eux autant peut-être qu'avec ses qualités qu'il réalisa cette oeuvre admirable, notre Musée égyptien. » Pour Emmanuel de Rougé, c'est toujours « l'admirable de Rougé ». Pour tous, c'est le soin jaloux de ne pas laisser tomber leurs mérites ou leur gloire. Dans ce but, il publia la Bibliothèque égyptologique, qui compte déjà plus de trente volumes. « Il avait remarqué, dit-il, au cours d'une carrière déjà longue, que la plupart des œuvres écrites par les maîtres de l'égyptologie, depuis Champollion, étaient comme perdues dans des livres tirés à petit nombre d'exemplaires, ou dans des revues et des journaux disparus depuis longtemps; il résolut donc d'aller les rechercher où elles étaient et de les réunir dans une collection accessible à tous. C'était rendre service aux jeunes, qui ne se trouveraient plus exposés à présenter comme neuves des idées déjà vieilles, et aux anciens, dont on pouvait ainsi saisir aisément le travail et apprécier à sa juste valeur l'influence exercée au développement de la science. »
Il se montra, d'autre part, toujours prêt à favoriser les
travailleurs, leur ouvrant les richesses du Musée et des monuments qui couvrent le pays, les recommandant à ses inspecteurs, les aidant au besoin de ses conseils. Pendant quarante-sept ans, il a rendu compte des ouvrages d'égyptologie, dans la Revue critique. Il s'ingénia toujours à faire ressortir les qualités des auteurs et les promesses qu'annonçait leur œuvre. « Je puis me rendre ce témoignage, dit-il, que je n'ai découragé aucune vocation véritable par une sévérité pédante, vaniteuse ou déplacée. »
Venons enfin à son attitude à l'égard de la vérité. Maspero a toujours été officiellement tel qu'il s'est présenté à nous au début de sa carrière un homme qui n'avait pas la foi de son maître de Rougé. A l'occasion, il prend soin de le marquer. Il traitera donc toutes les religions sur le même pied; il ne verra que des faits humains; son point de vue est la science pure, sa disposition, la table rase, du moins, il l'imagine ainsi; il partage cette erreur, qui lui est commune avec beaucoup d'autres savants, qu'un catholique, par exemple, retenu par ses croyances, risque d'être diminué sur le terrain des recherches. D'autre part, il était demeuré pour un certain nombre l'homme de l'École normale de 1867 un suspect d'irréligion. Il sentit plus d'une fois la défiance à son égard, il en souffrait, il riposta, en accusant davantage sa position, même, étant plus jeune, par de rares pointes aiguisées. Tous ces faits, fortifiés les uns par les autres, ont amené un tenace malentendu réciproque et la légende d'un Maspero sectaire. Pourtant, il n'en voulut jamais à la foi de personne, il ne mérita pas qu'on le comparât à Renan, comme cela est arrivé. Assurément, il est très regrettable qu'un tel historien, pour se garder des méprises, des autorités sujettes à caution, n'ait pas ajouté à ses lumières naturelles la lumière supérieure de la foi et agrandi d'autant son horizon. On voit ce qu'y aurait gagné son oeuvre.
On insiste, je le sais bien, et l'on cite le cas d'Amélineau, pour en induire que Maspero se fit un centre d'incroyance. D'abord, il y eut d'autres prêtres autour de Maspero, et dignes de tout respect. Le malheureux Amélineau n'avait besoin des conseils de personne pour jeter aux orties un habit qui lui pesait depuis longtemps. Afin de s'excuser auprès de
certains, il eut le tort, pour ne pas dire la lâcheté, d'avancer que Maspero lui avait conseillé la chose. C'était précisément le contraire de la vérité. Longtemps après encore, nous entendrons Maspero relever l'odieux mensonge avec indignation.
On s'est aussi demandé s'il ne cachait pas des documents favorables à la Bible. Cela ne mérite pas de réponse la loyauté scientifique de Maspero estau-dessus de tout soupçon. Sur le sujet particulier de la momie de Méne phtah, le pharaon très problématique de l'Exode, il a noté lui-même les joyeusetés épistolaires, faites d'ignorance et de soupçon, venues à lui des « peuples parmi lesquels lu Bible conserve ses lecteurs les plus assidus1».
Ceci posé, qu'a-t-il pensé du monothéisme égyptien, si monothéisme il y a? Nul mieux que lui ne peut nous renseigner là-dessus.
Je suivais, au début, la route tracée par les grands égyptologues. Je croyais vraiment à l'unité du Dieu égyptien, à son immatérialité, à la sublimité de l'enseignement que donnaient ses prêtres tout était Soleil pour moi comme pour mes maîtres et l'axiome Nomina Numina me paraissait être la règle certaine de toute recherche sérieuse. Le contact direct des monuments ébranla d'abord, puis détruisit ma foi égyptienne; je dus reconnaître que les Égyptiens eux-mêmes ne semblaient jamais avoir professé, ni seulement soupçonné la plupart des belles doctrines qu'on leur prêtait si généreusement. On s'est étonné d'abord, et peut-être scandalisé, de voir ce que devenait entre mes mains la vieille sagesse égyptienne, puis on s'est habitué à l'envisager de plus près et l'on a trouvé que, somme toute, le vrai l'emportait dans le jugement que j'en prononçais1.
Maspero s'est rencontré maintenant avec ses maîtres. Ensemble ils tiennent leurs Dialogues des Morts. Nous croyons entendre Maspero et Rougé.
Rougé. – Je suis ravi de vous voir. Quelle gloire pour moi d'avoir aidé vos premiers pas dans notre carrière I MASPERO. Maître, je n'aurai pas trop de l'éternité pour vous montrer ma reconnaissance.
Rougé. Vous avez beaucoup parlé de la religion égyptienne.
i. La Momie de Ménephtah, feuilleton du Journal des Débats du 18 décembre 1907. a. Études de mythologie, t. I. Avertissement.
MASPERO. « Je ne me suis pas adonné par goût aux études religieuses; les circonstances m'ont obligé à m'y livrer. Mes cours touchaient souvent à la mythologie de l'Égypte. Il fallait expliquer les épithètes et le rôle des dieux1. » Rougé. Et vous en êtes venu à conclure que « l'Égypte connut autant de dieux uniques qu'elle avait de grandes cités et même de temples importants elle n'accepta jamais le dieu unique, Dieu ». Je vous l'accorde, l'Égypte n'a pas connu la nature de notre Dieu, le Dieu de la philosophie et de la théologie chrétiennes. Moi-même, plein encore du tableau que Bossuet a tracé de la sagesse des Égyptiens, je leur ai prêté des vues trop sublimes, même la connaissance de certains de nos mystères. Mais pensez-vous que l'idée d'un être suprême, auteur et conservateur. de toutes choses, rémunérateur, soit absente de la religion égyptienne?
Maspero. Non. Mais elle naît au cours des âges, se développe, sans aboutir jamais. Je l'ai écrit « Les monuments nous montrent d'assez bonne heure les théologiens occupés à réunir en un seul être les attributions que leurs ancêtres avaient dispersées sur mille êtres divers. » Rougé. –'Ah, oui! l'évolution, n'est-ce pas? Mot fallacieux Si haut que les documents nous permettent de remonter, nous trouvons cette idée enfermée dans la gangue du paganisme. Celui-ci l'entraîne dans son torrent alluvionnaire tantôt elle paraît et disparaît, tantôt elle brille plus ou moins, suivant le. flot qui la pousse. Elle n'évolue donc pas; elle est la même de tout temps. Avant de quitter la terre, vous avez eu le temps de lire ce fragment d'hymne qui nous ramène à l'Ancien Empire. Un père s'adresse au roi, son fils « Tu commandes aux hommes, troupeaux de Dieu qui a fait le ciel et la terre à leur désir. Il a fixé une limite à la masse des eaux et créé l'air qui donne la vie à nos narines. Les hommes sont ses propres image* » Vous connaissez le morceau. Comme le Dieu biblique, le dieu de l'auteur égyptien a établi et jeté les fondements de la terre. 11 a dit à la mer tu viendras jusqu'ici et tu ne pousseras pas plus loin. Il a fait l'homme à sa ressemblance et à son image. Il i. Loc. cit.
a. Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique, t. I, p. i5n.
a mis à son service la création entière pour le nourrir. Et il le gouverne, le protège, le prend en pitié dans ses épreuves, l'arme contre le mal et se sacrifie à son bonheur. Les hymnes de la XVIII* dynastie, que quelques-uns donnent comme l'explosion du monothéisme en Égypte, comme le sommet de son évolution – toujours ce mot 1- contiennent-elles rien d'aussi clair et d'aussi beau J'en conclus, moi, que la religion égyptienne fut peut-être plus simple à l'origine, plus proche de la vérité et qu'elle n'exclut jamais l'idée d'un être suprême. MASPERO. J'aime votre peut-être. Vous me ménagez. Rougé. Je me rappelle ce que vous avez écrit « Nous avons beau nous avancer très loin dans le passé, nous n'arrivons pas encore à des siècles si reculés que nous surprenions la religion égyptienne à l'état naissant. » Vous ajoutiez « Si j'avais à écrire un ouvrage sur la religion égyptienne, je me bornerais à prendre les éléments tels qu'ils nous apparaissent aujourd'hui, à les définir, à déterminer les rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres; je remettrais les investigations des origines à ceux qui viendront après nous. » Il est bien vrai, nous n'atteignons le fleuve qu'en cours de route; ses sources se cachent dans des profondeurs inconnues. Mais ce qu'il porte là où nous le surprenons, ce qu'il roule ensuite, ne nous révèle-t-ilpas la nature des apports premiers? Le savant, doit-il donc s'emprisonner dans les faits et ne pas se risquer à conclure du connu à l'inconnu d'où il procède ? Quel est le plus raisonnable ou d'oser ce que j'ose, ou avoir recours pour se tirer d'affaire au totémisme, à l'animisme, au fétichisme, toutes choses si fragiles, si obscures, plus obscures que ce que l'on veut démontrer par elles? P Comme vous les avez raillées supérieurement ces hypothèses à finale en Asme dont on use « comme d'un tarte à la crème, disiez-vous, avec lequel on répond à toutes les questions 1 » Maspero. – Nous en recauserons.
Rougé. – J'aurais bien encore à vous demander des explications sur la manière dont, suivant vous, les Égyptiens concevaient leur ciel et la vie qu'on y menait. N'imaginaientils la vie, future que comme « un décalque de la vie présente » ? P J'en doute. Mais Chabas vous attend, même Revillout, qui vous aimera enfin ici. Ils ont bien des questions à débattre
avec nous, loin des préjugés de la terre. Champollion présidera nos assises. Je veux, toutefois, relire avec vous auparavant votre admirable page sur la Confession négative récitée par le défunt devant le juge Osiris et ses quarante-deux assesseurs « Toute notre morale s'y montre en germe, avec des raffinements de délicatesse que n'ont pas eus des peuples de civilisation plus complète et moins éloignés de nous. Le Dieu n'y réserve pas sa tendresse aux heureux et aux puissants de ce monde, mais les faibles en obtiennent leur part il veut qu'on les nourrisse, qu'on les habille, qu'on les exempte des tâches trop lourdes, qu'on ne les pressure point, qu'on leur épargne les larmes inutiles. Si ce n'est pas encore l'amour du prochain tel que nos religions le prêchent, c'est du moins la sollicitude ingénieuse qu'un bon seigneur doit à ses vassaux, et sa pitié s'étend jusqu'aux esclaves non seulement il, entend qu'on ne les maltraite pas soi-même, mais il défend qu'on les fasse maltraiter par leurs maîtres. Cette profession de foi, l'une des plus nobles que le vieux monde nous ait léguées, est d'origine fort ancienne. On en lit les morceaux épars sur les monuments des premières dynasties, et la façon dont les rédacteurs d'inscriptions en manient les idées nous prouve qu'on ne la considérait plus comme nouvelle c'était, dès lors, un texte si bien connu et de si longue date que les formules en circulaient naturellement dans toutes les bouches et avaient leur place marquée dans les épitaphes. »
« Champollion avait déchiffré les écritures, et il avait découvert les affinités linguistiques de l'égyptien antique; Rougé nous a donné la méthode qui nous a permis d'utiliser et de porter à la perfection la découverte de Ghampollion1. » Qui surtout porta à la perfection l'oeuvre française des grands devanciers, si ce n'est Maspero? Il a /ait plus encore il a organisé la nouvelle science et l'a régularisée aux mains d'une école française, désormais « en possession, suivant son mot, des instruments nécessaires à la formation des génération futures ».
Camille LAGIER
i. Notice biographique da vicomte Emmanuel de Rougi, fin.
VOLTAIRE LE PACIFIQUE
Voltaire écrivait en pleine guerre de Sept ans Si vous savez quelques bagatelles du Rhin, de l'Elbe, du Niémen, ayez la bonté d'en faire part aux solitaires des Délices. Il faut regarder tous ces événements comme une tragédie que nous voyons d'une bonne loge où nous sommes très à notre aise.
Le Raminagrobis (Frédéric II) enverra vingt mille de ces grands coquins qui tirent sept coups par minute, et qui, étant plus grands, plus robustes, mieux exercés que nos petits soldats, et de plus, ayant des fusils d'une plus grande longueur, auront autant d'avantage avec la baïonnette qu'avec la tiraillerie. Que faire à tout cela, Madame ? Cultiver son champ et sa vigne, se promener sous les berceaux qu'on a plantés, être bien logé, bien meublé, bien voituré, faire très bonne chère, lire de bons livres, vivre avec d'honnêtes gens, au jour la journée, ne penser ni à la mort, ni aux méchancetés des vivants. Les fous servent les rois, et les sages jouissent d'un repos précieux. Faites comme il vous plaira, Messieurs, mais nous allons nous réjouir pour oublier vos tribulations'.
Comment prendre ces singulières paroles ? A la lettre ou bien cumgrano salis Avons-nous là le fond de Voltaire, ou joue-t-il un rôle, indécent à la vérité, mais dont l'indécence est le fait moins du personnage que de son temps P C'est en examinant ce petit problème que la pensée nous est venue d'étudier les vues du patriarche sur la guerre et sur la paix.
Non pas que ces vues aient rien de rare ce n'est pas pour leur beauté que nous en parlons. Elles tiennent en trois points la guerre est,un mal affreux, inévitable, mais qu'on peut atténuer; c'est tout.
Sur ce thème facile, en vers et en prose, Voltaire a fait un certain nombre de variations. C'est un motif, entre plusieurs autres, dans le tapage à grand orchestre qu'il a mené durant des années autour des idées de tolérance et d'humanité. Ce .1. 6 avril et 4 juin 17B7, 4 avril 176a.
qui nous intéresse n'est pas la musique, c'est le virtuose luimême. La musique estunlieu commun de morale, sur lequel, à moins d'être un Machiavel, tout le monde s'entend. C'est, pour le fond, le même air que chantait Bossuet, que chantait Fénelon, que chantait Montesquieu. Mais il y a la manière. Le virtuose est un être de flamme et de passion, de nerfs et de bile, qui, durant cinquante ans, a donné la comédie à ses contemporains, et parfois sans le vouloir. Il n'est que de le regarder chanter. Ses gambades de singe (la comparaison est de lui) sont déplaisantes le plus souvent mais ce sont elles qui nous importent ici, les gestes, les procédés, les grimaces. Il en fait tant qu'on se demande avec toutes ces ironies, ces colères, ces mensonges, ces contradictions, ces désinvoltures, où est la sincérité? P
Elle existe. On ne saurait dire s'il aime la paix davantage, ou s'il déteste davantage la guerre ce n'est pas la même chose; mais c'est- le plus sincèrement du monde que relevant chez Pascal cette réflexion « Se peut-il rien de plus plaisant qu'un homme ait le droit de me tuer parce qu'il demeure au delà de l'eau ? P » il met en note « Plaisant n'est pas le mot propre, il fallait démence exécrable1. » II la déteste certainement en propriétaire qui n'aime pas à voir ses rentes compromises. La guerre le ruine, soit en détruisant les vaisseaux de la Compagnie des Indes dont il est un riche actionnaire, soit en réduisantde moitié la valeur de ses titres sur le trésor royal, soit, enfin, en suspendant le payement de ses pensions. Et nous n'irons pas lui faire un crime de ces vues intéressées. Puis il arrive qu'on a les idées de son tempérament, et il y a des gens qui sont pacifiques, ou même pacifistes, par peur instinctive des coups. Pacifiste, il ne l'est pas il estime le rêve d'une paix perpétuelle, à la façon du doux abbé de Saint-Pierre, un « projet plus chimérique encore que celui d'une langue universelle3 ». Mais il déteste la guerre, autant, et surtout peuti. Dernières remarque» sur Pascal, 1778, n. 47.
9. La Taclique, satire, notes. De la paie perpétuelle, 176g.
être, par principe humanitaire. La « guerre à la guerre » rentre dans son programme d'amélioration sociale, au même titre que la réforme du Code criminel et la suppression de la torture.
On l'a beaucoup chicané sur son humanité. « Je ne croirai jamais, écrivait Brunetière, qu'il fût ému jusque dans les entrailles, l'homme qui semait de plaisanteries indécentes non seulement son Traité de la tolérance, mais son mémoire même pour Jean Calas'. » II voulait se faire passer pour plus sensible qu'il n'était. Nous ne l'en croyons point, mais point du tout, quand il assure que l'anniversaire de la SaintBarthélemy lui cause tous les ans des défaillances. Et pas davantage quand il disait à Mme Suard « Ah! Madame, pendant onze ans, j'ai sans cesse été occupé de cette malheureuse famille (de Calas) ou de celle des Sirven, et, pendant tout ce temps, je me suis reproché -comme un crime tout sourire qui m'est échappé*. » Mais l'incomparable comédien n'avait pas son pareil pour jouer de ses nerfs. Rien que de penser à ce que d'autres enduraient dans leur chair lui donnait le frisson il le dit du moins. « Quand il parcourait l'histoire et qu'il en voyait, avec les yeux de l'esprit, le sang souiller toutes les pages, une indignation toute physique, si je puis dire, s'élevait dans son cœur, montait à ses lèvres et se répandait en injures3. »
Il déteste la guerre, et il prend l'habitude de traiter de « meurtriers mercenaires » tous ceux qui la font, quels qu'ils soient. Il répète à satiété que ses grands hommes à lui, ce ne sont pas les ravageurs de provinces, mais les inventeurs, les savants, les philosophes, les législateurs4.
Il voudrait éliminer la guerre de l'histoire. Il s'est laissé entrainer à conter les aventures de Charles XII, ce conquérant déséquilibré. Il croit devoir s'excuser dans le discours préliminaire « Certainement il n'y a pas de souverain qui, en lisant la vie de Charles XII ne doive être guéri de la folie des conquêtes. » Au prince royal de Prusse (Frédéric II), il écrit en mai 1737
1. Éludes criliques, t. I, p. 336.
a. Suard, Mélanges, t. Il, p. 38. 3. Brunetière, Éludes critiques, t.IV, p. 312. 4. A Schowalow, 17 juillet 1758.
Je me reproche fort d'avoir barbouillé deux tomes pour un seul homme, quand cet homme n'est pas vous. J'ai honte surtout d'avoir parlé de tant de combats, de tant de maux faits aux hommes; je m'en repens d'autant plus que quelques officiers ont dit, en parlant de ces combats, que je n'avais pas dit vrai, attendu que je n'avais pas parlé de leurs régiments. J'aurais bien mieux fait d'éviter tous ces détails de combats donnés chez les Sarmates, et d'entrer plus profondément dans le détail de ce qu'a fait le czar pour le bien de l'humanité. Je fais plus de cas d'une lieue en carré défrichée que d'une plaine jonchée de morts.
Aussi, abordant le Siècle de Louis XIV et l'histoire universelle depuis Charlemagne, est-il décidé à faire aux opérations militaires la part aussi petite que possible. Il rédigera, par devoir d'historiographe, le récit de la guerre de 17^1 mais ce sera une histoire aussi peu belliqueuse que possible. Il en écrit à Frédéric II
Je suis très loin d'entrer dans cet horrible etennuyeux détail de journées, de sièges, de marches, de contre-marches, de tranchées relevées et de tout ce qui fait l'entretien d'un vieux major et d'un lieutenantcolonel retiré dans sa province. Il faut que la guerre soit par elle-même quelque chose de bien vilain, puisque les détails en aont si ennuyeux. J'ai tâché de considérer cette folie humaine en philosophe. J'ai représenté l'Espagne et l'Angleterre dépensant 100 millions à se faire la guerre pour g5ooo livres portées en compte; les nations détruisant réciproquement le commerce pour lequel elles combattent; lla guerre au sujet de la Pragmatique devenue comme une maladie qui change trois ou quatre fois de caractère, et qui de fièvre devient paralysie, et de paralysie convulsion; Rome qui donne la bénédiction et qui ouvre ses portes aux têtes de deux armées ennemies en un même jour; un chaos d'intérêts divers qui se croisent à tout moment ce qui était vrai au printemps devenu faux en automne tout le monde criant la paixl la paix 1 et faisant la guerre à outrance; enfin tous les fléaux qui fondent sur la pauvre race humaine*.
Qu'il le veuille ou non, la guerrre est malheureusement partout. Elle force l'historien à lui consacrer beaucoup plus de chapitres qu'il n'eût voulu, vingt-quatre sur trente-neuf dans le seul Siècle de Louis XIV. Il faut même lui faire sa place dans les romans, cette peinture idéalisée de la vie. Et, t. Siècle de Louis XV. a. g février 1747.
comme l'idéalisation chez Voltaire consiste ordinairement à caricaturer, nous pouvons nous y attendre, il verra dans la guerre, avant tout, son absurdité. Il reprendra pour son compte le mot de Pascal « Se peut-il rien de plus plaisant ?. »
Caricatures, les descriptions de la vie militaire dans Candide, cette somme de toutes les démences, de tous les crimes, de toutes les souffrances dont est faite la vie humaine. Candide, dans le vieux château de. Westphalie, apprenait de son « bon maître », l'imbécile Pangloss, que tout est pour le mieux dans le-meilleur des mondes, cela d'après la plus pure doctrine leibnitzienne interprétée par Voltaire. Chassé pour fredaines, à peine a-t-il fait quelques lieues dans le vaste monde qu'il est enrôlé par fraude dans l'armée bulgare. Il se sauve, est repris, et, comme déserteur, fouetté à en mourir. Puis guerre entre Bulgares et Abares. Candide est de la bataille.
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons faisaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes.
Suivent des descriptions de villages brûlés « selon les lois du droit public ». Abares et Bulgares, en fait d'atrocité, se valent. Autres scènes sanglantes, au Maroc, en Crimée, au Paraguay, dans l'Atlantique, partout, avec assaisonnement d'anthropophagie, de débauches, de superstitions. Mais, mon Révérend Père, dit Candide (à un derviche), il y a horriblement de mal sur la terre. – Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien P Quand Sa Hautesse (le sultan) envoie un vaisseau en Egypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? – Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. –Te taire, dit le derviche.
Voilà, pour Voltaire, toute la mystique du sujet. Dans un autre conte, le Monde comme il va, vision de Babouc, les génies qui président aux empires se demandent
s'il faut détruire Persépolis pour ses crimes ou simplement la châtier, et ils envoient le sage Babouc, un Scythe, faire une enquête. Babouc, en chemin, rencontre l'armée perse qui marchait contre l'armée indienne. Il s'informe auprès d'un mercenaire sur la cause du conflit.
« Je n'en sais rien, dit le soldat, mon métier est de tuer et d'être tué pour gagner ma vie. Il n'importe qui je serve. Si vous voulez savoir pourquoi l'on ae bat, parlez à mon capitaine. » (Le capitaine n'en sais pas plus long.'Mais un général confie à l'enquêteur) « La cause de cette guerre qui désole depuis, vingt ans l'Asie, vient originellement d'une querelle entre un eunuque d'une femme du grand roi de Perse, et un commis d'un bureau du grand roi des Indes. Il s'agissait d'un droit qui revenait à peu près à la trentième partie d'une darique. La querelle s'échauffa. On mit de part et d'autre en campagne une armée d'un million de soldats. Le meurtre, les incendies, les ruines, les dévastations se multiplient. Notre premier ministre et celui des Indes protestent souvent qu'ils n'agissent que pour le bonheur du genre humain; et à chaque protestation, il y a toujours quelques villes détruites et quelques provinces ravagées. » Puis description d'une bataille les principaux satrapes trahissent pour faire battre leur chef, les officiers sont tués par leurs propres soldats, les soldats achèvent d'égorger leurs camarades pour les piller; dans les hôpitaux, les blessés expirent par la faute des gens payés pour les soigner. L'armée indienne n'est pas plus belle. Cependant Babouc s'informe avec plus de détail. On lui conte des faits de générosité qui le ravissent. cc Inexplicables humains, comment pouvez-vous réunir tant de bassesses et de grandeur, tant de vertus et de crimes? » »
Conclusion Si tout n'est pas pour le mieux, tout est passable. Nous n'avons jamais prétendu que Voltaire fût un penseur profond.
Écoutons-le maintenant raisonner sur le fait même de la guerre, ce fait infernal, contraire à la nature, absurde, bestial, inexplicable, qui est partout, qui est de tous les temps, qui « fait périr, année courante, quarante mille hommes sur cent mille ».
i. Diclionnaire philotophique, art. Guerre.
Il est partout cela n'est pas tout à fait vrai. Il y a des sociétés qui l'ignorent, les Brahmes, les Pythagoriciens, les Esséniens, les Troglodytes, les Quakers. Énumération qui, dans sa pensée, n'a rien de plaisant; on pourrait s'y tromper. Il met dans ses Lettres philosophiques (n. i) la déclaration suivante sur les lèvres d'un bon quaker
Nous n'allons jamais à la guerre, ce n'est pas que nous craignions la mort, au contraire; nous bénissons le moment qui nous unit à l'Étre des Êtres mais c'est que nous ne sommes ni loups, ni tigres, ni dogues, mais hommes, mais chrétiens. Notre Dieu qui nous a ordonné d'aimer nos ennemis et de souffrir sans murmure, ne veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos frères, parce que des meurtriers vêtus de rouge, avec des bonnets hauts de a pieds, enrôlent des citoïens en faisant du bruit avec deux petits bâtons sur une peau d'âne bien tendue; et lors qu'après des batailles gagnées tout Londres brille d'illuminations, que le ciel est enflammé de fusées, que l'air retentit du bruit des actions de grâces, des cloches, des orgues, des canons, nous gémissons en silence sur ces meurtres qui causent la publique allégresse.
« Je n'ai jamais lu, dit encore cet extraordinaire observateur, que la république de San Marino ait jamais fait la guerre. » La guerre est très rare chez « les nations qui vivent au delà du Gange », chez « les peuples de l'Indus et de l'Hydaspe ».
A ce point de vue l'Asie est bien plus raisonnable que l'Europe; et on pouvait s'y attendre les païens bien plus que les chrétiens et les juifs. Plusieurs peuples de l'Amérique n'avaient jamais entendu parler de ce péché horrible, quand les Espagnols vinrent les attaquer l'Évangile à la main. Et pas davantage les Chananéens, « quand une horde de Juifs parut tout d'un coup, mit les bourgades en cendres, égorgea les femmes sur les corps de leurs maris et les enfants sur les ventres de leurs mères1 ». Ces nations pacifiques sontl'exception: la règle, hélas 1 c'est la guerre. Les peuples sont sujets à des crises périodiques de folie furieuse. C'est « une maladie affreuse qui saisit les nations les unes après les autres et que la nature guérit à la longue ». Il faut expliquer ces accès « comme les médecins i. Dialogues A B C, p. xi; Pria de la justice, art. 3.
rendent raison de la peste, des deux véroles et de la rage. Ce sont des maladies attachées à la constitution de nos organes. On n'est pas toujours attaqué de la rage et de la peste et il suffit souvent qu'un ministre d'État ait mordu an autre ministre, pour que la rage se communique dans trois mois à quatre ou cinq cent mille hommes1 ». Pourquoi la guerre? l'homme est fait comme cela. Décidément Voltaire est pour les solutions simples.
Quant aux raisons prochaines de guerre, il n'y a pas à chercher loin.
Pourquoi est-on en guerre depuis si longtemps, et pourquoi commet-on ce crime sans aucun remords? On fait la guerre uniquement pour moissonner le blé que d'autres ont semé, pour avoir leurs moutons, leurs chevaux, leurs bœufs, leurs vaches et leurs petits meubles c'est à quoi tout se réduit; car c'est là le seul principe de toutes les richesses. Il est ridicule de croire que Romulus ait célébré des jeux dans un misérable hameau, entre trois montagnes pelées, et qu'il.ait invité à ces jeux trois cents filles du voisinage pour les ravir. Mais il est assez certain que lui et ses compagnons prirent les bestiaux et les charrues des Sabins. Dans toutes les guerres, depuis celle de Troie jusqu'aux nôtres, il ne s'agit que de voler. Charlemagne fit la guerre trente ans aux pauvres Saxons pour un tribut de cinq cents vaches. Cela est si malheureusement vrai que les noms de soldat et de voleur étaient autrefois synonymes chez toutes les nations. Consultez le Miles de Plaute « Latrocinatus annos decem mercedem accipio. J'ai été voleur dix ans, je reçois ma paye. » Voyez l'Ancien Testament Jephté. Abimelech. David, etc.9.
Bien entendu, nous laissons à Voltaire la responsabilité de ses assertions historique.s. Il a une façon qui est à lui de lire les textes et d'arranger les faits. « Il ment, disait Brunetière, et il sait qu'il ment. >̃>
On ne fait la guerre que pour voler mais les procédés changent. Autrefois, les nations, assemblées «pour leur bien commun », décidaient des expéditions à entreprendre. « La diète des Grecs déclarait à la diète de Phrygie qu'elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs pour aller les i. Dialogues A B C.
s. Dieu et les hommes.
exterminer si elle pouvait. Le peuple romain assemblé jugeait qu'il était de son intérêt d'aller se battre avant la moisson contre le peuple de Véies ou contre les Volsques. Il n'en est pas] de même aujourd'hui t. » Les guerres sont luttes de princes, et non luttes de peuples.
Un généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans, avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d'apop:le 'xie: le prince et son conseil voient son droit évident Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de là, a beau protester qu'elle ne le connaît 'pas, qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui, que, pour donner la loi aux gens, il faut au moins avoir leur consentement; ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d'hommes qui n'ont rien à perdre; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune, borde leurs chapeaux avec de gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq ou six sous, par jour à gagner pour eux, s'ils veulent être de la.partie; ils se divisent aussitôt en deux bandes, eomme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer. Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit*.
Il n'y a pas de guerres justes, tranche Voltaire. Une guerre juste est chose contradictoire.
Quoi, lorsque le pape Alexandre VI et son infâme fils Borgia pillaient la Romagne, égorgaient, empoisonnaient tous les seigneurs du pays en leur accordant des indulgences. ? P
Notons le choix des exemples. Des spécimens de guerres injustes, Voltaire en trouvait partout, et comme à portée de la main. Mais il lui faut éclabousser le christianisme, dût-il recourir à des histoires de mélodrame. Il répond: Ne voyez-vous pas que c'étaient ces monstres qui faisaient ïa. guerre Ceux qui se défendaient la soutenaient. Il n'y a certainement i. Dki. phiL, art. Guerre. 2. Ibid.
dans ce monde que des guerres offensives la défensive n'est autre chose que la résistance à des voleurs armés.
Allons 1 il n'est que de s'entendre. Ordinairement, on distingue « gueFre offensive et guerre défensive ». Voltaire aime mieuxdistinguer faire la guerre et soutenir la guerre». C'est un peu moins clair, voilà tout.
S'il s'élève un litige entre deux princes? Qu'ils se battent en champ clos. Qu'ils s'en rapportent au désir du peuple sur lequel ils veulent régner. Et si le peuple lui-même est divisé ? P Rien à faire. C'est la crise de fièvre chaude à laquelle il faut toujours s'attendre.
Alors la nation et ceux qui entrent dans la querelle sont malades de la rage. Les horribles symptômes durent douze ans, jusqu'à ce que les enragés, épuisés, n'en pouvant plus, soient forcés de s'accorder. Le hasard, le mélange des bons et des mauvais succès, les intrigues, la lassitude, ont éteint cet incendie, que d'autres hasards, d'autres intrigues, la cupidité, la jalousie, l'espérance avaient allumé. La guerre est comme le mont Vésuve; ses éruptions engloutissent des villes, et ses embrasements s'arrêtent. Il y a des temps où les bêtes féroces descendues des montagnes dévorent une partie de nos travaux, ensuite elles se retirent dans leurs cavernes.
Quelle funeste condition que celle des hommes I
Celle des perdrix est pire les renards, les oiseaux de proie les dévorent, les chasseurs les tuent, les cuisinières les rôtissent: et cependant il y en a toujours. La nature conserve les espèces, et se soucie peu des individus
Ici Voltaire rencontre Montesquieu sur son chemin2. L'auteur de l'Esprit des lois lui était ;peu sympathique. Il le loue en gros, avec force hyperboles, mais il l'exécute en détail, et nous ne voudrions pas soutenir qu'il n'ait jamais raison. Reste que, sur le fond des choses, pour ce qui est de la guerre, ils étaient et ne pouvaient qu'être du même avis, ennemis tous deux des guerres de conquête. Il y avait cette différence pourtant que Montesquieu, dans ses Lettres persanes, et ailleurs, blâmait ouvertement les ambitions de i. Dialogues ABC, lac. cit.
a. Dût, phil., art. Guerre. Commentairu sur l'Esprit des lois, p. 5.
Louis XIV, et l'on peut considérer ces lignes de l'Esprit des lois, comme une critique du précédent règne
Le droit de la guerre, dérive de la nécessité et du juste rigide. Si ceux qui dirigent la conscience ou les conseils des princes ne se tiennent pas là, tout est perdu; et lorsqu'on se fondera sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance, d'utilité, des flots de sang inonderont la terre. -Que l'on ne parle pas surtout de la gloire du prince sa gloire serait son orgueil; c'est une passion et non pas un droit'.
Voltaire est beaucoup plus réservé. En vain chercherait-on dans son Siècle de Louis XIV, un mot de blâme franc pour l'ambition royale, une déclaration qui pût servir de commentaire au regret du prince « J'ai trop aimé la guerre. » Voltaire courtisan n'a pas osé.
Mais il se compense en disant son fait à Montesquieu. Lisant donc l'Esprit des Lois, il y voit que, si les individus ont le droit de tuer pour défendre leur vie, les sociétés ont un droit semblable. Mais il y a une différence capitale Entre les citoyens, le droit de la défense naturelle n'emporte point avec.lui la nécessité de l'attaque. Au lieu d'attaquer, ils n'ont qu'à recourir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exercer le droit de cette défense que dans les cas momentanés où l'on serait perdu, si l'on attendait le secours des lois. Mais, entre les sociétés, le droit de la défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d'attaquer, lorsqu'un peuple voit qu'une plus longue paix en mettrait un autre en état de le détruire8.
Arrivé là, Voltaire s'arrête. Son sang-ne fait qu'un tour. Il met un etc., et s'écrie
Si c'était Machiavel qui adressait ces paroles au bâtard abominable de l'abominable pape Alexandre VI (encore!), je ne serais point étonné. C'est l'esprit des lois de Cartouche et de Desrues. Mais que cette maxime soit d'un homme comme Montesquieu on n'en croit pas ses yeux 3.
-Allons calmez-vous 1 et lisez la suite. Montesquieu ajoute « et que l'attaque est dans ce moment, le seul moyen d'empêcher cette destruction ».
t. Liv. X, chap. n. a. Esprit des lois, liv. X, chap. n.
3. Commentaires, loc. cil.
Mais Voltaire ne veut rien entendre. La restriction est chimérique Si vous ne tombez sur votre voisin que dans le seul moment où il va vous détruire, c'est donelui qui vous attaquait, en effet. Vous vont êtes donc borné à vous défendre contre votre ennemi. Je crois que vous vous êtes laissé entraîner aux grands principes du machiavélisme « Ruinez qui pourrait un jour vous ruiner; assassinez votre voisin qui pourrait devenir assez fort pour vous tuer; empoisonnez-le au plus vite, si vous craignez qu'il n'emploie contre vous son cuisinier. » Voltaire est parti, on ne l'arrêtera pas. Il découvre dans le texte de Montesquieu une sorte de repentir Vous avez voulu d'abord n'écrire qu'en homme d'État, et vous en avez rougi; vous avez voulu réparer en vous remettant à écrire en honnête homme, et vous vous êtes trompé dans votre calcul'. Et ailleurs
S'il y eut jamais une guerre évidemment injuste, c'est celle que vous proposez c'est d'aller tuer votre prochain de peur que votre prochain (qui ne vous attaque pas) ne soit en état de vous attaquer c'est-à-dire que vous hasardiez de ruiner votre pays dans l'espérance de ruiner sans raison celui d'un autre; cela n'est assurément ni honnête ni utile, car on n'est jamais sûr du succès; vous le savez bien. Si votre voisin devient trop puissant pendant la paix, qui vous empêche de vous rendre puissant comme lui? S'il fait des alliances, faites-en de votre côté. Si, ayant moins de religieux, il en a plus de manufacturiers et de soldats, imitez-le dans cette sage économie, etc. Mais, d'exposer votre peuple à la plus horrible misère, dans l'idée si souvent chimérique d'accabler votre cher frère le sérénissime prince limitrophe, ce n'était pas à un président souverain d'une compagnie pacifique à vous donner un tel conseil3.
Beaucoup de bruit pour rien. La pensée de Montesquieu est ctaire pour qui ne lit pas au galop. « H y a des guerres offensives en apparence, défensives en réalité, des guerres préventives, si l'on veut, mais qui ne sont légitimes que dans le cas de nécessité extrême et;prochaine ». Montesquieu, qui connaissait son homme, disait « Voltaire a trop d'esprit pour m'entendre tous les livres qu'il lit, il les fait après quoi, il approuve ou critique ce qu'il a fait 3. »
x. Commentaires, lac. cit. – â. Dict. phll., art. Qaerre.
i. A Guasco, 8 avril 176a.
Dans ce qui précède, le christianisme a déjà reçu des coups. Voltaire lui en réserve beaucoup d'autres. Ce que le cbristianirme a pu tenter pour adoucir les mceurs, rendre les guerres plus rares et moins meurtrières, il l'ignore. Nous ne croyons pas qu'il parle, dans son Ess'ai sur les moeurs, de la Trêve de Dieu,. ni qu'il ait essayé de comprendre le caractère religieux de la chevalerie. Que les docteurs aient écrit sur ce sujet et posé des limites rigoureuses au droit de guerre, il n'en veut rien savoir. Par contre, il trouve le moyen de rejeter sur l'Eglise toutes les guerres qui se sont livrées en Europe depuis mille ans, et il aboutit au chiffre fantastique de cinquante millions de victimes. Il en rabat quelquefois, mais c'est pour établir des statistiques et établir une accusation précise 9468000 hommes tués par le fanatisme chrétien1.
Laissons ces fantasmagories. Il ne peut tout de même rejeter surl'Église la responsabilitédes guerres de Louis XIV. Sans doute, mais l'Église est toujours complice. Le merveilleux de cette entreprise infernale, dit-il, c'est que chaque chef de meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain. Si un chef n'a eu que le bonheur de faire égorger deux à trois mille hommes, il n'en remercie point Dieu mais lorsqu'il y en a eu environ dix mille d'exterminés. alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances ainsi que pour les meurtres ce qui n'est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour ses chansons nouvelles.
La religion naturelle a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Mais la religion artificielle encourage k toutes les cruautés qu'on exerce de compagnie; conjuration?, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres ». Nous recommandons ce petit passage aux professeurs de rhétorique chargés d'expliquer les auteurs français. Voilà I. Dieu el les Hommes, chap. xlii Traité de la Tolérance, chap. xvii Dict, phil., art. Athée, etc.
a. Dict. phil-, art. Guerre.
du vrai Voltaire, pas celui des Morceaux choisis, mais du Voltaire pris eh pleine masse, du Voltaire nature, si je puis dire, sans coquetterie ni toilette. Ce qui suit encore est du pur esprit de Ferney.
Après les Te Deum, les panégyriques. Parmi les harangueurs
.les uns sont vètusd'un long justaucorps noir chargé d'un manteau écourté, les autres ont une chemise par-dessus une robe quelquesuns portent deux pendants d'étoffe bigarrés par-dessus leur chemise. Le reste de l'année, ces gens-là déclament contre les vices. Ils prouvent en trois points et par antithèses que les dames qui étendent légèrement un peu de carmin sur leurs joues fraîches seront l'objet éternel des vengeances éternelles de l'Eternel que Polyeucte et Athalie sont des ouvrages du démon qu'un homme qui fait servir sur sa table pour aoo écus de marée un jour de carême fait immanquablement son salut, et qu'un pauvre homme qui mange pour deux sous et demi de mouton, va pour jamais à tous les diables.
Tous ces sermons, à part trois ou quatre déclamations d' « un Gaulois nommé Massillon », ne se lisent qu'avec dégoût. On n'y trouve jamais rien
contre le fléau et les crimes de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. Les malheureux harangueurs parlent sans cesse contre l'amour, qui est la seule consolation du genre humain, et la seule manière de le réparer; ils ne disent rien des efforts abominables que nous faisons pour le détruire.
Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l'impureté, ô Bourdalouel mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Misérables médecins des âmes, etc.
Voltaire jugeait cette petite invective d'un bon effet, car il y revient ailleurs, dans ses Dialogues, dans ses vers sur la Tactique, jusque dans son Éloge 'des officiers morts dans la guerre de 1741. Elle est d'une bonne foi douteuse; car Voltaire devait savoir que des sermons sur la guerre sont pour le moins inutiles devant les fidèles ordinaires, et qu'à la cour, on eût vite fermé la bouche au prédicateur qui eût donné des leçons trop directes. Il avoue Massillon mais l'auteur du Petit Carême pouvait oser. Parler contre l'ambition belli1. Dict. phil., art. Guerre.
queuse en 1718, devant Louis XV enfant, c'était faire la critique de l'aïeul, et nul ne s'en privait. Quant aux leçons indirectes, elles sont peut-être moins rares qu'on ne pense dans les sermons réellement donnés devant le roi. Tels éloges de Bourdaloue pour des victoires ne sont que des appels à la paix (péroraison du sermon sur Noël, dans le premier avent). « Du haut de la chaire chrétienne, les prédicateurs multiplient les panégyriques de saint Louis et proposent à tous les rois l'exemple de ses vertus mais c'est à un surtout qu'ils pensent et plus d'une discrète leçon est enveloppée à son adresse dans les louanges qu'ils décernent à son pieux ancêtre. Bourdaloue, tout en glorifiant « l'incomparable monarque » qui a « tant de fois paru à la tête de ses armées en conquérant, pour soutenir les droits de son empire et confondre les projets de tant de nations ennemies », le loue de mettre toute sa gloire à être reconnu roi pacifique, et demande ardemment à Dieu « cette paix si désirée qui doit pacifier tout le monde chrétien ». Dans un sermon pour la fête de tous les saints, à l'occasion de la paix de Ryswick, Bourdaloue félicite le roi de vouloir être « le père de son peuple' ». Louis XIV était intelligent.
Mais il n'y a pas que le sermon pour faire parvenir les rudes vérités aux consciences royales. Les confessionnaux gardent leurs secrets; nous savons pourtapt qu'un confesseur de Louis XIII, le P. Gaussin.fut disgracié par Richelieu pour avoir blâmé l'excès des guerres. Voltaire avait lu le Télémaque, ce véritable sermon à l'usage du roi~futur avec ses développements sur la paix et la guerre. Un sermon encore, et terrible, d'une audace et d'une précision que l'auteur du Dictionnaire philosophique ne connaît pas, le fameux Examen de conscience pour un roi. Je ne parle que des ouvrages que Voltaire avait pu lire2.
Quels remèdes à la guerre et aux maux dont elle est insé1. Lange, La Bruyère, critique des conditions sociales, p. 236.
a. Voir Études, 191B, t. II, p. 68 et 1S9, Bossvet et la Guerre, par P. Fernessole; le Correspondant, iQi5, t. Itr, p. 65; Fênelon et la Guerre, par H. Bremond. L'Examen de conscience fut publié en 1734 et 17(7.
parable P Ces harangueurs qui font bâiller le sire de Ferney, en ont qu'ils disent efficaces, le retour à la loi de Dieu, l'instinct de la justice, la charité chrétienne, l'amour de Dieu et du prochain. « Un roi qui aime Dieu, écrivait Bossuet à Louis XIV, aime tendrement ses peuples, à cause de celui qui les a mis en sa main pour les garder, et prend pour ses sujets un cœur de père. Il reconnaît qu'il est roi pour faire le bien, autant qu'il le peut, à tout l'univers, et principalement à ses sujets et que c'est là le plus bel effet de sa puissance, etc.i. »
Voltaire, lui, en fait de remèdes préventifs, ou autres, ne nous donne rien de précis. Pour chaque guerre en particulier, une fois la crise déclarée, il faut agir comme les médecins avec les malades, laisser faire la nature l'accès finira par passer. Tant qu'il dure, on peut compter sur deux calmants, et même trois. D'abord comme dans les tragédies, mais l'auteur de l'Essai sur les moeurs est aussi l'auteur de Zaire la terreur et la pitié. « L'une, dit-il, qui oblige souvent à faire la paix, l'autre qui fait qu'ôn ne traite pas toujours les vaincus à toute rigueur. » Puis l'intérêt. Il faut que les vaincus servent sans trop de répugnance leur nouveau maître donc le vainqueur se doit d'être bon. « J'ai dompté un cheval si je suis sage, je le nourris bien, je le caresse, et je le monte; si je suis un fou furieux, je l'égorgé*.» A ce propos, on parle quelquefois des lois de la guerre, du droit de la guerre. Mots vides de sens, et Grotius est un mystificatéur.
Le droit de la paix, je le connais assez, c'est de tenir sa parole, et de laisser tous les hommes jouir des droits de la nature; mais pour le droit de la guerre, je ne sais ce que c'est. Le code du meurtre me semble une bien étrange imagination. J'espère que bientôt on nous donnera la jurisprudence des voleurs de grand chemin3. Ce qu'on appelle les lois de la guerre, trêves pour ensevelir les morts, capitulations accordées aux villes assiégées, politesse rendues aux officiers blessés et prisonniers, etc. ce sont, en fait, les lois de la paix qui s'imposent, de par la i. Instruction donnée à Louis XIV, 1676.
t. Dialoguea A B C. 3. <6M.
nature, en pleine guerre. L'humanité gagne du terrain. Voltaire cite quelque part des exemples de certaines choses qui ne se pratiquent plus. Les Turcs eux-mêmes, aujourd'hui, ne feraient plus écorcher un Brangadini, gouverneur de Famagouste, pour avoir bien défendu sa ville. Si on fait un prisonnier, on ne le charge plus de fers, on ne le plonge point dans un cachot. On n'assassine plus les ambassadeurs. Les lettres ont enfin adouci les mœurs. Il y a bien moins de cannibales dans la chrétienté qu'autrefois' » Ailleurs, il enregistre de ces traits d'humanité qui, paraît-il, sont moins rares maintenant Marlborough faisant protéger les domaines de Fénelon, le vainqueur de Rosbach achetant lui-même du linge pour les blessés français, etc. Donc, adoucissement des mœurs
Autres progrès :les armées permanentes. Elles sont un mal assurément, et beaucoup plus grand que ne croyait Voltaire. Montesquieu, s'il l'avait lu avec attention, aurait pu lui apprendre qu'il y avait là pour l'Europe une cause de misère et de ruine; il lui aurait montré le système des armées modernes conduisant au militarisme général, maintenant l'équilibre entre peuples, mais « éreintant » les grandes puissances3. Voltaire ne voit pas si loin il n'a pas l'étoffe d'un prophète. Pour lui, les armées modernes sont un mal nécessaire, mais un moindre mal.
Un mal nécessaire, car « l'univers a toujours appartenu au plus fort n. Quel est le peuple actuel qui n'est pas le résultat d'une conquête? Donc, il faut être sur ses gardes, et c'est pourquoi 1 200000 mercenaires en Europe font aujourd'hui la parade tous les jours en pleine paix. Qu'un prince licencie ses troupes. qu'il passe son temps à lire Grotius, vous verrez si dans un an ou deux il n'a pas perdu son royaume. Il faut se mettre en état d'être aussi injuste que ses voisins. Alors l'ambition est contenue par l'ambition; alors les chiens d'égale force montrent les dents, et ne se déchirent que lorsqu'ils ont à disputer une proie'.
Moindre mal aussi que ces armées. Grâce à elles, les peuples nese mêlent plusde la guerre que se font leurs maîtres; i. De la paix perpétuelle, n. 2.
2. Tactique, note. 3. Esprit des lois, liv. XIII, chap. xvu.
4. Dialogues A B C.
les citoyens des villes assiégées passent souvent d'une domination à une autre sans qu'il en ait coûté la vie à un seul habitant ils sont seulement le prix de celui qui a eu le plus de soldats, de canons et d'argent'.
Les guerres se font pour ainsi dire en douceur. Et Voltaire, qui ne prévoyait ni le service militaire universel, ni le retour aux guerres de races, ni les crimes des héritiers de son roi, à lui, Frédéric, écrivait en 1773, ces lignes qui font rêver un lecteur de 1916
Nos peuples ne font plus la guerre. Des rois, des évêques, des électeurs, des sénateurs, des bourgmestres ont un certain terrain à défendre. Des hommes qui sont leurs troupeaux paissent dans ce terrain. Les maîtres ont pour eux la laine, le lait, la peau et les cornes, avec quoi ils entretiennent des chiens armés d'un collier pour garder le pré, et pour prendre celui du voisin dans l'occasion. Ces chiens se battent mais les moutons, les bœufs, les ânes, ne se battent pas ils attendent patiemment la décision qui leur apprendra à quel maître leur lait, leur laine, leurs cornes, leur peau, appartiendront. Quand le prince Eugène assiégeait Lille, les dames de la ville allèrent à la comédie pendant tout le siège; et dès que la capitulation fut faite, le peuple paya tranquillement à l'empereur ce qu'il payait auparavant au roi de France. Point de pillage, point de massacre, point d'esclavage, comme du temps des Huns, des Alains, des Visigoths, des Francs a.
Les Huns sont revenus et les « dames de Lille » en savent quelque chose.
Il est à croire que le progrès signalé par Voltaire avait été rapide, car quinze ans auparavant Frédéric lui écrivait 11 semble qu'on ait oublié dans cette guerre-ci ce que c'est que les bons procédés et la bienséance. Les nations les plus policées font la guerre en bêtes féroces. J'ai honte de l'humanité j'en rougis pour le siècle. Avouons la vérité les arts et la philosophie ne se répandent que sur le petit nombre la grosse masse, le peuple et le vulgaire de la noblesse reste ce que la nature l'a fait, c'est à dire de méchants animaux3.
Voltaire est persuadé encore que les progrès de l'artillerie servent au progrès de l'humanité. Elle abrège les ba1. Essai sur lis moeurs, chap. cxcvii.
3. Tactique, note. 3. JI avril x759.
tailles « Une seule place frontière munie de canons arrêterait les armées des Attila et des Gengis Quelques canons suffirent à la bataille de Fontenoy pour faire retourner en arrière toute la colonne anglaise déjà maîtresse du champ de bataille. » Mais non, ils ne suf firent pas la bataille fut gagnée grâce à l'emploi simultané des fortifications rapides et de l'artillerie. Voltaire est le plus intrépide des simplificateurs.
Il écrit encore vers 1760
Les combattants ne s'approchent plus le soldat n'a plus cette ardeur, cet emportement qui redouble dans la chaleur de l'action lorsqu'on combat corps à corps. La force, l'adresse, la trempe des armes même, sont inutiles. A peine une seule fois dans une guerre se sert-on de la baïonnette au bout du fusil, quoi qu'elle soit la plus terrible des armes.
Dans une plaine souvent entourée de redoutes munies de gros canons, deux armées s'avancent en silence; chaque bataillon mène avec soi des canons de campagne'; les premières lignes tirent l'une contre l'autre, et l'une après l'autre. Ce sont des victimes qu'on présente tour à tour aux coups de feu. On voit souvent sur les ailes des escadrons exposés continuellement aux coups de canon en attendant l'ordre du général. Les premiers qui se lassent de cette manœuvre, laquelle ne laisse aucun lieu à l'impétuosité du courage, se débandent, et quittent le champ de bataille. On va les rallier, si l'on peut, à quelques milles de là. Les ennemis victorieux assiègent une ville qui leur coûte quelquefois plus de temps, plus d'hommes, plus d'argent que plusieurs batailles ne leur auraient coûte. Les progrès sont très rarement rapides; et au bout de cinq ou six ans, les deux parties également épuisées sont obligés de faire la paix.
Ainsi, à tout prendre, l'invention de l'artillerie et la méthode nouvelle ont établi entre les puissances une égalité qui met le genre humain à l'abri des anciennes dévastations, et qui par là rend les guerres moins funestes, quoi qu'elles le soient encore prodigieusement1.
Nous abandonnons ces hautes considérations aux gens du métier. Que pouvait bien en penser Frédéric Il? Il lui écrivait à propos d'un article voisin sur les Bataillons Quoi que je vous connusse grand littérateur, grand philosophe, grand poète, je ne savais pas que vous joignissiez à tant de talent les connaissances d'un grand capitaine. Les règles que vous donnez de la i. Dici. phil., art. Armes, armées.
tactique sont une marque certaine que vous jugez cette fièvre intermittente des rois, la guerre, moins dangereuse que de certains auteurs ne la représentent'.
Et moins infernale aussi sans doute, car tout pacifique qu'il était, notre homme ne demandait qu'à y collaborer3.
C'est au commencement de la guerre de Sept ans. D'où lui vint l'idée saugrenue de ressusciter dans les armées modernes l'usage des chars de guerre « à la mode assyrienne Il Nous le soupçonnons de l'avoir prise dans les œuvres de dom Calmet, le docte abbé de Senones, chez lequel il avait fait un séjour en juin 1754. Il était familier avec les Commentaires et le Dictionnaire du bénédictin, publiés en 1724 et en 1728. Il y trouvait même le meilleur de ses objections contre la Bible. Il avait pu y lire tous les détails désirables sur cette admirable invention3? Son correspondant de guerre en ce temps-là, si l'on peut ainsi parler, était le maréchal duc de Richelieu, « mon héros », comme il l'appelle. En novembre 1756, il commence à lui rebattre les oreilles de sa trouvaille. On dit « que le roi de Prusse mêle actuellement les piques de la phalange macédonienne à sa cavalerie. Je ne suis pas du métier, mais j'écris qu'il y a une. machine bien plus sûre, bien plus redoutable. » Il en a parlé à un officier, le marquis de FIorian, oncle du fabuliste. Florian en a parlé à M. d'Argenson. Voltaireadessinéun modèle, onl'exécute en petit, onlemontrera au roi. « Si cela réussit, il y aura de quoi étouffer de rire que ce soit moi qui soit l'inventeur de cette maçhime destructive, je voudrais que vous commandassiez l'armée ou que vous tuassiez force Prussiens avec mon petit engin 4. » Ainsi Voltaire fait céder sa haine de la guerre à ses rancunes. Quelle joie, s'il pouvait collaborer à quelque bonne 1. janvier 1771.
3. L'histoire de l'épisode qui suit a été racontée avec quelque détail par A. Britach, foliaire inventeur militaire, Correspondant, igi5, t. HT, p, 353-357. 3. Commentaires, t. III, p. 528. Dicl., t. III, p. iio.
4. 1" novembre 1756.
défaite de Frédéric, une revanche des aventures de Francfort 1 II a bien quelque scrupule, lui « barbouilleur pacifique, de songer à des machines de destruction; mais c'est pour défendre les honnêtes gens qui tirent mal, contre les méchants qui tirent trop bien. On verra malheureusement et trop tard, qu'il n'y a pas d'autre ressource Il
Sa « petite drôlerie » a tant d'avantages 1
Cela ne coûte presque point de frais; il faut peu d'hommes, peu de chevaux le mauvais succès ne peut mettre le désordre dans une ligne; quand le canon ennemi fracasserait tous nos chariots, ce qui est bien difficile, qu'arriverait-il ? Ils nous serviraient de rempart, ils entraveraient la marche de l'ennemi qui viendrait à nous. En un mot cette machine peut faire beaucoup de bien et ne peut faire aucun mal je la regarde, après l'invention de la poudre, comme l'instrument le plus sûr de la victoire'.
A Richelieu
Donnez-vous le plaisir, je vous prie, de vous faire rendre compte par Florian de la machine dont je lui ai confié le dessin. Il l'a exécuté, il estconvaincu qu'avec 600 hommes et 600 chevaux on détruirait en plaine une armée de 10 000 hommes. Je lui dis mon secret au voyage qu'il fit aux Délices l'année passée. Il en parla à M. d'Argenson, qui fit sur le champ exécuter le modèle. Si cette invention est utile, comme je -crois, à qui peut-on la confier qu'à vous? Un homme à routines, un homme à vieux préjugés, accoutumé à la tiraillerie et au train ordinaire, n'est pas notre fait. Il nous faut un homme d'imagination et de génie, et le voilà trouvé. Je vois très bien que ce n'est pas à moi de me mêler de la manière la plus commode de tuer des hommes. Je me confesse ridicule mais enfin, si un moine, avec du charbon, du soufre et du salpêtre, a changé l'art de la guerre dans tout ce vilain globe, pourquoi un barbouilleur de papier comme moi ne trouverait-il pas à rendre quelque petit service incognito? Je m'imagine que Florian vous a communiqué cette nouvelle cuisine. J'en ai parlé à un excellent officierqui se meurt et qui ne sera pas par conséquent à portée d'en faire usage. Il ne doute pas du succès; il dit qu'il n'y a que cinquante canons tirés bien juste, qui puissent empêcher l'effet de ma petite drôlerie, et qu'on a pas toujours cinquante canons à la fois sous sa main dans une bataille. Enfin, j'ai dans la tête que cent mille Romains et cent mille Prussiens ne résisteraient pas. Le malheur est que ma machine n'est bonne que pour une campagne, et que le secret connu devient inutile; mais quel plaisir de 1. A Florian, mai 1757.
a. A Mme de Fontaine, 3i mai 1707.
renverser à coup sûr ce qu'on rencontre dans une campagne I Sérieusement, je crois que c'est la seule ressource contre les Vandales victorieux. Essayez, pour voir, seulement deux de ces machines contre un bataillon ou un escadron. J'engage ma vie qu'ils ne tiendront pas*. En quoi consistait au juste le char de Voltaire? Quelque chose comme nos automobiles blindés peut-être. Il avait l'idée d'y adapter une caisse de doubles grenades. Evidemment, avoue-t-il, l'invention a ses inconvénients2. Elle ne peut servir qu'une fois. Elle ne peut servir qu'en pays de plaines. Mais il y a de belles plaines en Europe où elle ferait un effet merveilleux. Sur quoi il hausse les épaules en songeant à ce que la Bible nous dit ce sujet. Il s'agit de Sisara, grand vizir du roi Jabin, roi du village d'Azor, lequel avait plus de troupes que le Grand Turc. C'est au pied du mont Thabor auprès du torrent de Cison, que sedonna la bataille. Le mont Thabor est une montagne escarpée dont les branches un peu moins hautes s'étendent dans une grande partie de la Galilée. Entre cette montagne et les rochers voisins est une petite plaine semée de gros cailloux et impraticable aux évolutions de la cavalerie. Cette plaine est de quatre à cinq cents pas. Il est à croire que le capitaine Sisara n'y rangea pas ses trois cent mille hommes en bataille; ses trois mille chariots auraient difficilement manœuvré en cet endroit 3.
Admirons en passant l'érudition de l'exégète.
La vallée du Cison, dont il s'agit, est en réalité la plaine d'Esdrelon où se livrèrent tant de grandes batailles dans l'antiquité, au moyen âge et dans les temps modernes. Quant aux 3ooooo hommes, ils sont de l'invention de Voltaire et les 3ooo chars n'étaient que 9004.
Mais les gens du métier, tout en l'écoutant avec déférence, comme il sied quand on reçoit la communication d'un tel homme, n'en tiennent pas compte, et Voltaire s'étonne. Pourquoi ne veut-on pas de ses chars? Sans doute, ils heurtent les routines, « le préjugé grossier et dangereux du train ordinaire». Ah si le maréchal de Saxe vivait encore I Comment Richelieu n'arrive-t.-il pas à comprendre « la 1. a8 juin 1766. 2. A Florian, mai 1757.
3. Dict. phil., art. Barac et Debora, et, par occasion, des Char. de guerre. à. Juges, chap. îv.
curiosité, la rareté de la tactique assyrienne et persane »? On a peur du ridicule, voilà toutl.
Entre temps et comme pour en appeler à la postérité, il se décernait à lui-même une manière de brevet d'invention, écrivant dans son Dictionnaire philosophique*
On proposa dans la guerre de 17^1 3, de renouveler cette ancienne invention et de la rectifier. Un ministre d'Etat fit construire un de ces chariots qu'on essaya. On prétendait que dans les' grandes plaines comme celle de Lutzen, on pourrait s'en servir avec avantage, en les cachant derrière la cavalerie dont les escadrons s'ouvriraient pour les laisser passer et les suivraient. Les généraux jugèrent que cette manœuvre serait inutile et même dangereuse, dans un temps où le canon seul gagne les batailles. Il fut répliqué qu'il y aurait dans l'armée à chars de guerre, autant de canons pour les protéger, qu'il y en aurait dans l'armée ennemie pour les fracasser. On ajouta que ces chars seraient d'abord à l'abri du canon derrière les bataillons ou escadrons, que ceux-ci s'ouvriraient pour laisser courir ces chars avec impétuosité, que cette attaque inattendue pourrait faire un effet pro.digieux. Les généraux n'opposèrent rien à ces raisons mais ils ne voulurent point jouer à ce jeu renouvelé des Perses.
Nous ne sommes pas au bout, on le verra tout à l'heure car Voltaire n'était pas homme à lâcher une marotte pour si peu. Il n'avait pas son pareil, tout redoutable railleur qu'il était, pour s'enferrer sur une sottise. Il y a trois circonstances dans lesquelles Voltaire s'est immortalisé dans le ridicule son conflit avec Buffon à propos de fossiles, sa querelle avec le président de Brosses sur un cent de fagots, et ses chars assyriens.
L'horreur de Voltaire pour la guerre avait donc ses intermittences. Il n'eût pas refusé, à l'occasion, de collaborer, en ingénieur, pas en soldat au métier de « meurtrier mercenaire ».
Ce serait ici le lieu de le voir en face, non pas des guerres 1. 26 mai 1759. a. Art. Barac et Dcbora.
3. Le texte porte bien 1741. Mais c'est beaucoup plus tard que la correspondance parle du projet et des avances laites aux ministres. Voltaire aurait-il voulu dérouter son lecteur et particulièrement Frédéric Il, lequel eût été peu satisfait de voir que l'invention était, ses origines, dirigée contre lui?
de Charlemagne ou des croisades, mais devant celles de son temps. Il put assister à de multiples conflits successfon de Pologne, 1733-1738; succession d'Autriche, 1740-1748; guerre de Sept ans, 1756-1763; guerres russo-polonaises et russoturques, 1768-1774. Plusieurs de ses amis et correspondants y jouèrent des premiers rôles, Frédéric II et la tsarine, le maréchal duc de Richelieu, sans parler, des ministres d'État, des diplomates et de multiples comparses. Il eut donc plus d'une fois l'occasion de dire son mot sur les guerres du jour, et cela aux grands responsables, très particulièrement au roi de Prusse. L'étude un peu détaillée de sa correspondance nous mènerait trop loin, un mot suffit.
Assurément, il réclama la paix, et avec insistance, par exemple durant la guerre de succession d'Autriche. Qu'on lise ses lettres de 17^2. Il prêche à sa façon, enveloppant ses conseils de flatteries et d'applaudissements pour les victoires, mais enfin il prêche. Une citation seulement pour qu'on voie la manière w
Je conçois quelque espérance que Votre Majesté raffermira l'Europe comme elle l'a ébranlée, et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré. Ce qui me donne une sécurité parfaite, c'est une douzaine de faiseurs ou de faiseuses de cabrioles que Votre Majesté fait venir de France dans ses États. On ne danse guère que dans la paix. Il est vrai que vous avez fait payer les violons à quelques puissances voisines; mais c'est pour le bien commun et pour le vôtre1. Mais Voltaire a prêché la guerre aussi quelquefois Lire sa correspondance de 1756-1757 Il fait tout pour ameuter la France et la Russie contre Frédéric II. Son ancien protecteur, devenu son ennemi, est, du même coup, l'ennemi du genre humain. Lui, va être vengé de ses humiliations de Berlin, de ses aventures de Francfort et de l'immortel sieur Freitag.
Mme Denis espère que a4 000 Français passeront bientôt par Francfort elle leur recommande un certain M. Freitag, agent du Salomon du Nord. On dit que Marie-Thérèse est actuellement l'idole de Paris, et que toute la jeunesse veut actuellement s'aller battre pour elle en Bohême. Il peut résulter de là quelque sujet de tragédie. Je ne me 1. i5 mai.
soucie pas que la scène soit bien ensanglantée, pourvu que le bon M. Freitag soit pendu .1.
Qu'arrivera-t-il.P Mais, quoi qu'il arrive, l'amour-propre de Voltaire aura son compte. Si « le diable de Salomon. est toujours heureux et plein de gloire, je serai justifié de mon ancien goût pour lui; s'il est battu, je serai vengé2 ». On dira en 1756,, Voltaire a eu comme une crise de patriotisme. Le patriotisme n'était pas son fort; il l'était même si peu que l'on a pu écrire « Peu de goût pour sa patrie, et peu de jgoût pour ceux qui aiment la leur, c'est tout Voltaire relativement à cette question de l'idée de Patries. » Mais enfin, son amour-propre aidant, et son intérêt, et ses rancunes, pourquoi n'aurait-il pas eu, de temps â autre, par intermittences, des poussées de patriotisme P et alors son horreur pour la guerre comme chez tous les pacifiques bien nés – aura passé au second plan.
Soit mais quelques années plus tard, c'est aux Turcs et aux Polonais qu'il en veut. C'est contre eux qu'il anime et le roi de Prusse, et l'empereur, et la tuarine. Les Polonais ont le tort de défendre leur patrie, leur indépendance et leur religion. Catherine TI a envoyé quarante mille soldats « prêcher la tolérance chez eux, la baïonnette au bout du fusil ».; Et Voltaire applaudit. Vous avez, écrit-il aux confédérés de Kaminieek, tiré fort imprudemment sur des petits détachements de soldats qui n'étaient envoyés que pour protéger la liberté et la paix. Sachez que les Russes tirent mieux que vous; n'obligez pas vos protecteurs à vous détruire, ils sont venus établir la tolérance en Pologne, mais ils puniront les intolérants qui les reçoivent à coups de fusil. Vous savez ̃que Catherine 11 la tolérante est la protectrice. du genre humain4, etc. »
Quant aux Turcs, alliés des Polonais, ce sont de « plats ».. A d'Argental, i3 septembre 17&6. – ̃.». i*f npwmbre.
3.. Faguet, .Politiqué comparée de Montesquieu, Voltaire et Rousseau, p. 12. Discours aux confédérés catholiques de Kaminieck, 1768. Les Polonais, pour remédier à l'anarehie dont ils mouraient, voulaient remplacer la monarchie élective par une monarchie héréditaire, et supprimer le liberum veto. Pour cela il fallait maintenir l'exclusion >de :1a diète dss dissidents non cathodiques- Cathegipe Jjl voulait .forcer la Pologne à ouvrir leur diète à tous.
barbares '», pas persécuteurs, mais abrutisseurs, ce qu revient au même1. En quel état ont-ils réduit les pays de Périclès et de Platon 1 A-t-on idée de ces gens-là qui, depuis soixante ans, font venir des montres de Genève et ne savent pas encore en faire, ni même les régler*! I
La tsarine est en guerre avec eux. Pourquoi Frédéric nefait-il rien? Si l'empereur, si le roi de Prusse Técoutaient, lui, le pacifique Voltaire, pour qui toute guerre est un acte de brigandage, comme ils en finiraient avec l'Empire ottoman I « Ils s'arrondiraient, attendu qu'en philosophie la figure ronde est la plus parfaite. Vous devriez bien vous arranger pour attraper quelque dépouille de ce gros cochon (Moustapha) ce serait rendre service au genre humain3. » Et voilà Voltaire qui prêche la croisade le Tocsin des Rois (1771) est un violent appel à la guerre. Il faut en finir avec les Turcs.
Frédéric s'amuse de ces humeurs guerrières chez le pacifique patriarche.
Comment, Monsieur le saint, lui répond-il, vous vous étonnez qu'il y ait une guerre en Europe dont je ne suis pas. Cela n'est pas trop canonique. Sachez donc que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ce qu'ils appellent brigands mercenaires, m'ont rendu pacifique. L'impératrice de Russie peut guerroyer à son aise; elle a obtenu de Diderot, à beaux deniers comptants, une dispense pour faire battre les Russes contre les Turcs. Pour moi qui crains les censeurs philosophiques, l'excommunication encyclopédique, et de commettre un crime de lèse-philosophie; je me tiens en repos. Je suis en règle vis-à-vis de ces précepteurs du genre' humain qui s'arrogent le droit de fesser princes, rois et empereurs qui désobéissent à leurs règles*.
Catherine II est seule à combattre ces .imbéciles de Turcs, et Voltaire lui écrit des lettres délirantes
Ces barbares méritent d'être punis par une héroïne, du peu d'attention qu'ils ont eu jusqu'ici pour les dames. Il est clair que des gens qui négligent tous les beaux arts et qui enferment les femmes, méritent d'être exterminés. J'espère tout de vôtre gloire et de votre destinée.
1. A d'Alembert, 4 septembre 176g. 3 A Frédéric, 1" mai 1771. 5. la et 35 avril 1770. 4. »4 mai 1770.
Madame, Votre Majesté impériale me rend la vie en tuant les Turcs. La lettre dont elle m'honore me fait sauter hors de mon lit en criant Allah 1 Catharina Dieu et nos troupes victorieuses m'avaient donc exaucé quand je chantais Te Catharinam laudamus, te dominam confitemuri.
Et voilà tout à coup Voltaire qui revient à ses chars de guerre. On n'en a pas voulu contre les Prussiens, mais contre les Turcs ?
Je vous supplie de me pardonner si j'ose insister encore sur les chars de Thomyris. Ceux qu'on met à vos,pieds sont d'une fabrique toute différente de ceux de l'antiquité. Je ne suis point du métier des homicides. Mais hier deux excellents meurtriers allemands m'assurèrent que l'effet de ces chars était immanquable dans une première bataille, et qu'il serait impossible à un bataillon ou à un escadron de résister à l'impétuosité et à la nouveauté d'une telle attaque. Les Romains se moquaient des chars de guerre, et ils avaient raison; ce n'est plus qu'une mauvaise plaisanterie quand on y est accoutumé; mais la première vue doit certainement effrayer et mettre tout en désordre. Je ne sais d'ailleurs rien de moins dispendieux et de plus facile à manier. Un essai de cette machine avec trois ou quatre escadrons seulement, peut faire beaucoup de bien sans inconvénient. Il y a très grande apparence que je me trompe, puisqu'on n'est pas de mon avis à votre cour. Mais je demande une seule raison contre cette invention. Pour moi, j'avoue que je n'en vois aucune. Je voudrais avoir contribué à vous tuer quelques Turcs; on dit que pour un chrétien, c'est une œuvre fort agréable à Dieu. Cela ne va pas à mes maximes de tolérance, mais les hommes sont pétris de contradiction, et d'ailleurs Votre Majesté me tourne la tête s.
Et maintenant, pour conclure, nous posons un simple point d'interrogation.
Dans la haine de Voltaire pour la guerre, jusqu'où s'étend la sincérité Où commence le rôle P
A. BROU.
1. i5 novembre 1768, 3o octobre 176g.
2. 10 avril et 10 août 1770.
LA COURBE DE LA POLITIQUE ITALIENNE `
En songeant aux décisions du cabinet Salandra, on ne peut s'empêcher d'évoquer les souvenirs plus lointains de l'année terrible. En ce temps-là aussi, il s'agissait de savoir pour qui l'Italie prendrait parti pour la France ou pour la Prusse P Et les ministres n'étaient pas d'accord; le plus influent, Sella, était acquis à la Prusse; Garibaldi faisait chorus, ainsi que les parlementaires de gauche. Dans une lettre publique, le fameux condottiere n'hésitait pas à affirmer que « pas un Italien ne se soumettrait au service du scélérat » qu'était Napoléon III. Des garibaldiens parcoururent les rues de Florence, hurlant Vive Rome Vive la Prusse 1 A bas la Francel Et pour ménager leurs poumons sans faire- taire leurs haines, leurs mains arboraient des pancartes où étaient écrits ces vœux de leurs cœurs reconnaissants Gaerrs ai Francesîl 1 Crispi, dans son journal, la Riforma, applaudissait à ces manifestations, selon lui décisives, contre une « politique francisée » qui consisterait à soutenir Napoléon III -contre Guillaume Ier. Les proclamations qui convoquaient les Italiens à manifester contre la France disaient en toutes lettres « La Prusse nous a donné le quadrilatère, grâce à la bataille de Sadowa; la Prusse garantit notre indépendance; la Prusse n'a jamais offensé la dignité italienne; les Italiens ne doivent avoir qu'un cri Neutralité Rome\ 1 » Quel contraste 1 Et comme le temps change les battements des cœurs I Parmi cette foule qui, en mai igi5, criait Vive la guerre 1 Vive la France I les plus fanatiques étaient les garibaldiens. Nantis de Rome, voyant installée en France une République laïque et qui a rompu avec le pape, ils trouvaient digne d'eux une fraternité d'armes qui leur faisait horreur en 1869.
Tous les démocrates italiens sont venus à nous, avec une 1. Voir les Éiudes du 5 septembre.
ferveur analogue, comme au pays de 89 et de l'émancipation des peuples.
Les politiques et j'entends par là ceux du gouvernement et ceux des classes cultivées ont cédé à l'évidence de l'intérêt. Et tout en prenant leur parti de la guerre, avec résolution, ils ont décidé, dans la sagesse de leurs pensées calculatrices, qu'il fallait faire une guerre italienne. La formule de l'egoismo sacro n'a pas exactement la même portée chez tous ceux qui la proclament comme la règle suprême de l'intervention autres sont les limites des hommes qui ont la responsabilité des affaires, autres celles des écrivains qui remuent uniquement des théories; combien même diffèrent entre eux, soit les nationalistes qui gouvernent, soit les nationalistes qui répandent des idées. Que de degrés 1 que de nuances 1 dans la manière de concevoir le rôle de l'Italie au milieu de la Quadruple-Entente. On le saura un jour, quand sera connue l'histoire diplomatique de l'expédition des Dardanelles et de l'armée de Salonique, et quand on dépouillera les lettres intimes où les grands conducteurs de l'opinion s'expliquaient librement sur la détresse serbe et monténégrine.
Parmi ces Italiens qui veulent tous la sécurité et la grandeur de leur pays, nuls ne sont plus hardis dans leurs projets, et plus âpres à en presser l'exécution, que les rédacteurs de l'ldea nazionale. Leurs bureaux sont le foyer où l'egoismo sacro est à la plus haute température. Et comme la dialectique est pour leur esprit un besoin en même temps qu'un plaisir, ils excellent à fouetter l'opinion, à l'entraîner à toute allure, sur un chemin rectiligne, au bout duquel une logique très subtile et un sens réaliste très aigu montrent d'accord les profits italiens à réaliser1.
Les catholiques, dès la première menace, prirent une attitude qui ne s'est jamais démentie. La neutralité avait leurs. préférences*; mais si le gouvernement jugeait à propos de i. Sur l'amoralisme de ces ardeurs impérialistes et la distance qui sépare le vrai patriotisme de ce nationalisme païen, voir deux articles de la Civiltà caltolici (8 janvier, 10 février igiS).
2. Voir, en ce sens, la Civiltà cattolica (i mars igi5) sur les excitations de la, presse quotidienne et (a 5 mars) sur la doctrine catholique de la guerre.
combattre, ils le suivraient sans arrière-pensée. Tout l'épiscopat fut unanime avec tout le clergé, pour indiquer la ligne de conduite tracée par le cardinal-archevêque de Pise « Faites le ferme propos de la discipline la plus sévère, de l'amour le plus sincère envers votre patrie, à l'heure où la concorde est le devoir suprême. » Ni les défiances à l'égard de la France anticléricale, ni la crainte que l'Italie fût insuffisante à l'effort demandé, ni la perspective des conséquences inconnues qui suivraient la lutte, rien ne troubla la fermeté de décision. Après un an, elle est entière comme au premier jour. Les deuils, les sacrifices, les privations que quinze mois de guerre ont imposés à toutes les familles tout est accepté comme le devoir évident de l'heure. En soulignant le jour anniversaire de la déclaration de guerre à l'Autriche, la Scuola cattolica de Milan écrit « Nous n'avons aucun motif de changer notre pensée du premier jour1. » La présence de M. Meda dans le conseil des ministres peut être regardée comme un symbole du loyalisme des catholiques italiens. Seuls, dans toute la nation, les socialistes qui se réclament de l'Internationale ont persisté dans leurs systèmes pacifistes ils continuent de maudire les frontières, et les canons qui les défendent, et les hommes d'État qui décident l'heure des tueries humaines.
En face de cette union sacrée autour des ministres qui déchiraient le pacte de 1882, la colère de l'Allemagne et de l'Autriche s'exhala en cris furieux, au sujet desquels la Civiltà cattolica fit cette juste réflexion « Il eût été d'une meilleure politique de ne pas montrer ce vif ressentiment. on s'est cru obligé de faire parade de sa force; cette véhémence de langage, en dépassant la mesure, a compromis la dignité et perdu de sa valeur. » L'Autriche et l'Allemagne croyaient avoir affaire à une Italie bruyante, mais qui ne prendrait jamais les armes; à une Italie que l'on pouvait arrêter en répandant quelques millions et en s'interposant, par des manœuvres inavouables, entre le gouvernement et le peuple. Erreurl 1
La presse des Empires centraux ne dédaigna pas de 1. Scuota eatlolieà, i" juilet 1916. Dopo un annom
prendre en main avec empressement les intérêts du pape, afin de brouiller les Italiens entre eux. La Nouvelle Presse libre de Vienne et la Gazette de Cologne mêlaient leurs larmes et leurs craintes, sur les malheurs que la guerre pouvait déchaîner contre le Vatican et déploraient l'infortunée condition du vicaire de Jésus-Christ. Des hommes considérables du centre, dans leur pays et à Rome même, n'hésitèrent pas à répéter les mêmes thèmes, pour les mêmes fins.
Rien ne put rompre le faisceau des volontés unies. « Nous ne sommes plus au jour des partis, s'écriait M. Salandra, à Milan, le 5 novembre 1916; nous sommes au jour de la patrie. De même que ceux qui se battent et meurent sur les Alpes et sur l'Isonzo. oublient tout ce qu'ils furent pour se souvenir seulement de leur sublime mission, de même nous tous. nous avons le devoir d'oublier les divisions et les luttes d'autrefois pour coopérer tous au bien commun. L'heure des partis reviendra sans doute. Nous reprendrons alors nos batailles civiles. Mais nous serons devenus meilleurs. Le parti libéral sera, je l'espère, émondé de ses rameaux secs, plus large d'idées: je veux dire qu'il aura conscience que tous les Italiens ont conquis le droit au pouvoir en versant leur sang sur les champs de bataille. » Cet homme qui parlait si bien, et qui avait si bien agi entre le 4 août 1914 et le 3, mai 1915, fut bientôt un homme contesté. Les phénomènes parlementaires que nousavons connus en France se produisirent en Italie. Des rivalités personnelles, des vues diverses en matière diplomatique et militaire, le simple retard des victoires décisives que tout le monde souhaite, suffirent à rompre, à Monte Citorio, la concorde que les députés proclamaient les premiers comme le devoir de tous.
Le ministère Salandra avait pourtant grandi en prestige, au contact des Alliés. M. Asquith et M. Briand étaient venus à Rome. Dans les conférences de Paris (conférences militaires, politiques, économiques), le chef du cabinet italien avait pris sa place et l'avait tenue avec distinction. Il avait réussi trois emprunts nationaux, obtenu toujours des votes
de confiance à peu près unanimes. Certes, les critiques ne manquaient pas. Mais elles étaient contradictoires les uns trouvaient que M. Salandra ne causait pas assez avec le Parlement, les autres estimaient qu'il faisait au public trop de confidences; ceux-ci auraient voulu une conduite de la guerre plus active et plus hardie, ceux-là, au contraire, conseillaient de restreindre l'effort à la défense des frontières certains désiraient une déclaration de guerre à l'Allemagne et certains estimaient ridicule que le gouvernement eût déclaré la guerre aux Bulgares et aux Turcs sans jamais rien tenter contre eux. Mais, en ces manifestations opposées de l'opinion, rien ne ressemblait à des coups de catapulte capables de renverser le ministère. Au surplus, personne n'ignore que c'est uniquement dans les chausse-trapes perfidement établies à Monte Citorio que le gouvernement pouvait perdre pied et choir. Une première fois, en mars 1916, M. Salandra évita le piège. Malgré une campagne de défiance et des menaces de crise, il réussit à garder à ses côtés une majorité très imposante (394/171). Le discours tranquille et ferme de M. Sonnino, à la fin d'avril, n'obtint que de chaleureux applaudissementsjpour la politique étrangère du cabinet. Le io juin, M. Salandra n'en fut pas moins mis en minorité de 39 voix, sur une question de crédits, et sans discussion, peut-on dire.
L'offensive violente qui avait permis aux Autrichiens d'envahir la Péninsule, si elle a été une occasion pour les manifestants de réunir leurs efforts contre le ministère, n'a pas été la cause de sa chute. Rien ne le montre mieux que la composition du ministère nouveau. Son président M. Paolo Boselli est de ceux qui ont soutenu M. Salandra jusqu'au 10 juin inclusivement; les ministres du Trésor, de la Guerre, de la Marine, des Affaires étrangères sont ceux du cabinet précédent; le ministre de l'Intérieur, M. Orlando, en faisait aussi partie. Qu'y a-t-il de changé? Une chose et c'est que le ministère a maintenant des représentants de l'extrême gauche deux socialistes réformistes, un républicain et deux radicaux Est-ce donc pour satisfaire à des ambitions de parti que la crise a été provoquée? Probablement. La fièvre des portefeuilles sévit dans toutes les assemblées
politiques. Malgré tout, il est très vraisemblable que, si M. Salandra l'avait voulu, il dirigerait encore la politique de son pays. Le 10 juin, il n'a rien fait pour se défendre; dès les premiers mois de 1916, il avait laissé entrevoir, en ses discours de Turin et de Gênes, une certaine lassitude, sinon des responsabilités et des travaux, au moins des ennuis du pouvoir. Le dégoût des critiques et des exigences injustes a fini par l'emporter, dans l'âme d'un homme trop fier pour s'abaisser à des intrigues. Quitter les affaires en des circonstances pareilles n'est qu'honorable. D'autant que le départ de M. Salandrane pouvait rien changer à la politique de l'Italie. Pour arrêter les troupes autrichiennes qui menaçaient de descendre dans la plaine lombarde, qui eût osé penser qu'il suffirait de multiplier les ministres, ou de faire porter à la tribune, par un nouveau président du Conseil, la promesse que la guerre continuerait à outrance? Les parlementaires eux? mêmes qui avaient renversé M. Salandra, ne pouvaient avoir de pareilles illusions. Tous, dans l'angoisse créée par un péril évident et grave, tournaient les yeux vers les Alliés. Même ceux dont l'égoïsme sacré avait contenu l'élan spontané de sympathie qui les aurait portés à secourir la Serbie et le Monténégro envahis, disaient « L'unité du front, c'est le salut. » L'offensive russe, large et rapide comme un torrent qui s'échappe des montagnes, entraîna les armées autrichiennes de Galicie dans une déroute qui dure encore. L'Italie de l'arrière respira. Celle qui se bat reprit son élan. Elle vient de franchir l'infranchissable dans la région de l'Isonzo et de prendre Goritz. L'armée, que les Allemands méprisaient presque à l'égal de l'armée anglaise, demeure l'espoir suprême du pays dans une lutte où l'héroïsme est la loi de tous le.s jours depuis quinze mois.
Forte de 3ooooo hommes seulement sur le pied de paix, elle a été portée, par laguerre, à 700 000 hommes de première ligne. Son état-major, sous la direction du général Cadorna, a mis à profit, durant les neuf mois qui ont précédé la rupture avec l'Autriche, les leçons que les événements donnaient au loin. Canons, munitions, moyens de transport, routes, concentration des forces, iormationde recrues, solides, endurantes, ardentes tout a été prévu avec soin et organisé
avec rapidité. Le principal effort du général Cadorna visait Trieste. Les premières opérations furent heureuses; la frontière fut vite franchie; mais les défenses de Goritzne purent être forcées; pendant un an, Italiens et Autrichiens demeurèrent en face, échangeant des coups, rivalisant de patience et d'audace dans une guerre de montagne difficile et dure. Le mois d'août iç)i4 a vu tomber la ville que le général Cadorna aurait voulu prendre l'été dernier, pour couper Trieste de toutes ses communications. Son plan va maintenant se dérouler. Dans le Trentin, comme dans les Alpes Carniques, les conditions de l'offensive étaient plus pénibles encore; dans la muraille haute des montagnes, les passes sont étroites, élevées, gardées par des forts qui les tiennent sous leurs feux. Les troupes italiennes, malgré leur bravoure et leur ténacité, ne remportèrent que des avantages partiels et sans conséquence. Peut-être un commandement plus hardi, au début de la campagne, aurait-il pu-faire dans le Trentin, une trouée décisive; peut-être aussi une vigilance plus active, en mai dernier, aurait-elle pu retenir l'avalanche autrichienne qui, un instant, menaça de dévaler par l'Astico et la Brenta, jusque sur Bassano et Vicence. Dans une guerre aussi compliquée que la guerre moderne, les fautes les plus légères ont de graves conséquences et les initiatives géniales, qui d'ailleurs sont rares, ne peuvent se produire avec la libre rapidité d'autrefois. Cela s'est vu sur tous les fronts, et à plusieurs reprises, depuis le début des hostilités. Il était inévitable que l'armée italienne payât son tribut à la faiblesse humaine. Comme les armées alliées, il lui faut attendre un plus grand affaiblissement de l'ennemi pour obtenir des triomphes éclatants. Mais ceux-ci sont immanquables.
En Italie, comme en France et plus tôt qu'en ;France, la laïcisation a fait son œuvre dans l'armée. Dès i865, la suppression des aumôniers militaires commença sous prétexte d'économies budgétaires; en i873, la suppression était complète pour les troupes de terre; pour la flotte, elle s'acheva en 1878. Cependant l'article 25 du décret qui supprimait les
aumôniers de marine, rappelait au ministère compétent qu'il devait pourvoir au service religieux des hôpitaux et du bord « selon les besoins ». Les Instructions, rédigées en i883, pour la mobilisation et la mise de l'armée sur le pied de guerre étaient plus clair.es; elles prévoyaient le statut des ecclésiastiques employés au service de santé. Cependant, durant les guerres d'Abyssinie, les troupes italiennes n'eurent pas de secours religieux assurés. C'est seulement en Chine (1900) et en Tripolitaine (1911-1912) que les soldats virent des aumôniers. Dès le 9 mars igi5, un décret royal confirma, en les modifiant, les Instructions de i883 un autre décret suivit trois mois après (27 juin 1915) qui, en instituant la charge de grand aumônier, donna au service religieux son organisme central indispensable.
L'évêque grand aumônier a trois vicaires généraux et un coadjuteur. II a sa résidence auprès de l'intendance générale de l'armée. La nomination et la direction de tous les aumôniers de terre et de mer est de son ressort; il cumule l'autorité civile d'un chef de service et l'autorité ecclésiastique d'un dépositaire de la juridiction spirituelle. Il a le grade et les insignes de major général. Parmi les aumôniers, il faut distinguer trois catégories ceux de la marine, ceux des troupes mobilisées, ceux des hôpitaux; ni les grades, ni la solde ne sont les mêmes. Tous doivent porter la soutane et le brassard de la Croix-Rouge. Mais les aumôniers des unités de combat, sont tenus, pendant le combat, de revêtir la tenue du soldat; leur tunique est décorée à gauche, sur la poitrine, d'une grande croix rouge de 10 centimètres.
Il y a un aumônier par régiment, un par bataillon pour les Alpins; un pour quatre cents lits dans les hôpitaux. Dans les formations dépourvues d'aumôniers attitrés, le service religieux est assuré par l'unité d'infanterie avec laquelle ces formations se trouvent en contact tactique.
Les aumôniers ne sont nommés que sur certificat émanant de la Province ou de l'État. Les choix sont faits selon les dignités obtenues dans la carrière ecclésiastique, et aussi à l'ancienneté. On emploie sur le front les aumôniers qui appartiennent aux classes de l'armée active et de la réserve dans les trains sanitaires ou dans les hôpitaux de l'arrière,
ceux qui appartiennent à l'armée territoriale. Les Instructions officielles de igi5, disent que les prêtres catholiques. mobilisés sont « de préférence » appelés aux fonctions d'aumôniers. Mais d'après les statistiques parues dans les journaux, le chiffre des aumôniers ne dépasserait pas 745, tandis qu'il y aurait 19320 prêtres dans l'armée.
Il faut noter que le gouvernement italien assimile aux aumôniers militaires officiellement nommés ceux que la, Croix-Rouge et l'Ordre de Malte délèguent1.
En Italie, comme en France, la présence au milieu de& combattants de si nombreux ministres de Dieu, a les plus. heureuses conséquences religieuses. Le grand aumônier, Mgr Bartolomasi, et les évêques s'en applaudissent. Et je ne pense pas que le gouvernement s'en soit inquiété. Les dispositions légales qu'il a prises, indiqueraient plutôt son désir de faciliter à tous les Italiens sous les armes l'accomplissement de leurs devoirs de catholiques.
Malgré tout, le gouvernement, en tant que tel, demeure areligieux. Il ne nomme pas Dieu, il ne prie pas, il n'entre pas à l'église. Pense-t-il, avec Luigi Luzzati, qu'il vaut mieux laisser à Guillaume II l'abus des considérations religieuses^ il- Dans un article du Corriere della sera (3o novembre iqi4), le célèbre homme d'État écrivait
Laissons en paix le Dieu de toutes les nations. Il a confié à la nature les germes qui recèlent les évolutions possibles des mondes selon leslois que la science découvre lentement de même il punit les fautes et récompense les vertus des pères dans les générations à venir et il n'a donné à personne le droit de le représenter ou de confisquer sa toutepuissance, dans la tragédie de la guerre. La guerre est le deuil, le remords, l'expiation de l'humanité, et elle se justifie alors seulement que la civilisation triomphe de la barbarie, la nationalité de la force, la liberté de la tyrannie.
Il est probable que cette philosophie de la Providence ne rallie pas les suffrages de tous les hommes politiques qui composent le gouvernement royal. Ils sont trop divers, pour ressembler tous à M. Luzzati. Mais tous, même ceux d'entre i. J'ai emprunté tous ces détails à une intéressante étude de M. le professeur Adriano Bernareggi sur « le Clergé aux armées dana les différents pays ». Scuola catlolica, i" avril 19 16.
eux qui peuvent être catholiques pratiquants, pratiquent officiellement l'abstention. Ils pensent que c'est l'inévitable condition d'un gouvernement moderne, le catholicisme fût-il la religion de la presque unanimité des citoyens. Cette manière de raisonner heurte la logique très fortement. Quand le 18 juin 1800, après Marengo, Bonaparte entra dans la cathédrale de Milan, pour un Te Deum solennel, il montrait plus d'esprit. Il est vrai qu'en ce temps-là il pensait à traiter, avec le pape, de ce Concordat qui allait replacer la France de l'an VIII dans le chemin d'autrefois.
La question romaine, qui hantait la pensée du premier Consul, n'est jamais absente de la tête de ceux qui gouvernent l'Italie de Victor Emmanuel. Tout les y ramène, dans cette Rome où le Pontife, successeur de Pierre, est toujours une puissance souveraine, auprès de laquelle nombre d'États, des deux mondes, ont leurs ambassadeurs accrédités. Dans son fameux discours de Palerme (2 novembre io,i5) destiné à expliquer les raisons et les caractères de la guerre où venait de se jeter l'Italie, M. Vittorio Emmanuele Orlando a consacré au pape un alinéa très médité. Le voici
La spéciale souveraineté du suprême Pontife est reconnue par une loi fondamentale de l'État dont l'application loyale aura dépassé prés ̃d'un demi-siècle. Cette loi ne vise pas expressément le cas d'une guerre. L'omission n'estpasdue à l'imprévoyance, mais plutôt, comme en témoignent les actes parlementaires de l'époque, à l'hésitation, aux perplexités que produit la seule perspective des complications qu'entraînerait la guerre dans une situation déjà difficile. Eh bien nous avons affronté et surmonté les difficultés qui avaient tenu en suspens de si grands hommes. Sous le seul couvert d'une scrupuleuse observation de la loi, non seulement nous avons maintenu toutes les garanties qu'elle stipule, mais aux lacunes révélées par l'expérience nous avons pourvu, dans un esprit de large interprétation du principe fondamental de la loi, qui est de reconnaître et de garantir cette forme spéciale de souveraineté spirituelle.
Et par là même, tandis qu'en d'autres luttes gigantesques d'instincts et de peuples, le caractère sacré du chef de l'Église n'avait pu empêcher que le souverain temporel souffrît persécution et violence, prison et exil, de Grégoire VII à Boniface VIII et à Pie VII; dans l'épouvantable ouragan qui aujourd'hui n'a pas épargné les principes les plus indiscutables, ni les empires les plus puissants, et où est apparu le peu que valent les traités internationaux les plus solennels, le Souverain Pontife gouverne l'Église et exerce son très haut ministère, avec une plé.
nitude de droits, une liberté, une sécurité,. un prestige tels que les revendique l'autorité vraiment souveraine qui lui appartient en matière spirituelle.
Au Consistoire du 6 décembre 1915, Benoît XV rendit hommage à la « bonne volonté » de ceux qui gouvernent le royaume, à leur désir de remédier aux « inconvénients » qui résultent, pour le Souverain Pontife, de sa situation même. Mais des intentions aux actes, il y a loin quelquefois. Précisément parce que le Pape est souverain, il a des ambassadeurs auprès de lui. Ceux d'Autriche, d'Allemagne et de Bavière étaient partis après la déclaration de guerre. Pourquoi? Les journaux ne se privèrent pas de dire que Benoît XV avait demandé à leurs souverains de mettre en congé provisoire ces diplomates. Le soir du 6 décembre, et comme pour répondre à l'allocution consistoriale, parut dans la presse une note officieuse où il était déclaré que « les représentants des Empires centraux avaient quitté Rome d'eux-mêmes, malgré les assurances les plus explicites du gouvernement qui entendait protéger leurs personnes et leurs droits » selon la loi des garanties. La vérité est autre. C'est le Pape qui l'a dite, et avec discrétion encore, dans son allocution « Quelques ambassadeurs accrédités auprès de Nous ont été contraints de partir pour défendre leur dignité personnelle et les prérogatives de leur charge. » Comme l'expliqua l'Osservatore romano du 9 décembre, le gouvernement italien avait consenti à ce que les diplomates en cause pussent rester à Rome et correspondre librement et en chiffre avec leurs pays, à la condition que le Souverain Pontife prît sous sa responsabilité le contrôle de cette correspondance. Aucune subtilité juridique ne parviendra à établir qu'une pareille exigence soit d'accord avec le- principe de la souveraineté que la loi des garanties est censée reconnaître.
Tant il est vrai que la loi des garanties, alors même qu'on la considérerait comme une loi immuable ce que bien des juristes italiens n'admettent pas ne suffit pas à mettre hors de péril l'indépendance qui, de fait, est indispensable au chef suprême de l'Église. Pour l'honneur de la sagesse latine, quoi qu'en pense M. Luigi Luzzati, il faudra, si l'on
veut résoudre la question romaine, définir un autre statut légal. Et pour aboutir sûrement, le bon sens indique qu'il en faudra délibérer avec le Pape lui-même.
Après les commotions suprêmes où s'abîma l'Empire de Napoléon, le captif de Fontainebleau reprit le chemin de Rome, et Consalvi, son fidèle ministre, défendit au congrès de Vienne le patrimoine de saint Pierre. Au congrès de la paix qui suivra la victoire, le pape sera-t-il admis? Les publicistes catholiques d'Italie le souhaitent et ils donnent leurs raisons. Que dira le Consalvi du vingtième siècle dans l'assemblée qui aura pour tâche de refaire la carte de l'Europe? Dès le début du pontificat de Benoît XV, la Nuova Antologia publia un article anonyme des plus tendancieux. En traçant au nouveau pape son programme d'action ou d'inaction -dans la question italienne, en opposant « l'évangélique » désintéressement de Pie X à la « vanité » de Léon XIII poussé par « l'ambition aveugle ». du cardinal Rampolla à l'obstinée revendication du pouvoir temporel. Les injures, les incorrections, les perfidies et les ignorances de ces pages sans signature furent relevées vivement par la Civiltà cattolica}. La vaillante revue concluait ainsi « La question romaine est encore aujourd'hui vivante, elle réclame impérieusement une solution. Le Souverain Pontife, le Père de tous les fidèles, se trouve dans une condition intolérable, il est condamné à un vrai domicile forcé et donc parler d'une « pure apparence de persécution » et représenter le pape comme l'homme le plus libre de ses mouvements n'est qu'une cruelle dérision. »
La Civiltà aurait pu ajouter que « l'évangélique » Pie X dans le Livre blanc qui a suivi la Séparation de l'Église et de l'État, en France a couvert de son autorisation ces lignes décisives « Il y a pour le Pontife romain un intérêt vital à ce qu'il soit, en réalité, et pour l'opinion publique, partout et toujours, indépendant de n'importe quel pouvoir civil; et pour obtenir ce résultat, on n'a pas trouvé jusqu'ici d'autre moyen que celui d'un territoire propre et indépendant. »
i. 8 octobre 191t. p. 303-309.
Quoi qu'il advienne au congrès de la paix (que le pape y figure ou non, que son plénipotentiaire y soit ou non heureux) le principe susénoncé demeure ferme. Et personne n'a encore réfuté, si ce n'est par des impertinences, la belle lettre au cardinal Rampolla (du i5 juin 1887) dans laquelle Léon XIII a résumé, sur le pouvoir temporel, les leçons de la théologie, de l'histoire et du droit public.
En attendant de régler les conclusions de ce troublant problème, le roi Victor-Emmanuel s'occupe de sa famille et de ses soldats. Bien qu'il n'ait pas une grande renommée de dévotion et que- la reine d'Italie soit venue du Monténégro schismatique, les enfants de Savoie sont élevés dans la religion catholique. Le 25 mars 1915, dans la chapelle royale de la villa Ada, Mgr Beccaria, grand chapelain de la cour, baptisa la princesse Marie, confessa et communia les princesses Yolande et Mafalda ainsi que le prince héritier. Puis, le moment de la bataille venu, le roi, fidèle aux meilleures traditions de sa race, partit pour la frontière. Depuis il ne quitte pas l'armée, partageant ses travaux et encourageant sa bravoure.
Les ministres sont absorbés par le devoir de nourrir la guerre devoir multiforme et formidable qui consiste, en Italie comme ailleurs, dans la chasse aux millions, dans la création, l'extension, la surproduction des industries de guerre, dans la protection des intérêts économiques, le maintien du domaine colonial et l'élaboration des projets agricoles et commerciaux de demain, dans la vigilance sur les relations internationales et la préparation de la paix future. Sur ce dernier point, un mois avant la rupture avec l'Autriche, le Giornale d'italia organe de M. Salandra et de M. Sonnino formulait déjà les revendications essentielles de l'Italie le Trentin, Trieste, toute la Dalmatie, de Zara à la frontière monténégrine, et l'archipel dalmate. C'est là une assez belle part d'héritage. Mais les nationalistes italiens, avec cette franchise violente qui leur est propre, marquent des prétentions plus étendues encore. La
maîtrise de l'Adriatique ne leur suffit pas la Méditerranée orientale, avec le Dodécanèse qui la constelle de ses îles et les côtes sud de l'Asie Mineure qu'elle baigne, doit être dominée par le pavillon national. Ne parlez à ces impérialistes imperturbables ni de Slaves, ni de Grecs, ni des. malheurs de l'héroïque Serbie, ni des efforts gigantesques des Russes. A toutes les objections ils ont une réponse « les nécessités dynamiques » de l'Italie. Voilà la clef de l'avenir, la formule qui doit dominer les traités de demain, le dogme dont l'épée des Alliés doit assurer le triomphe. Il y a beau temps que des publicistes pressés ont commencé, en France, à tracer la carte de l'Europe future. La liquidation des Empires ottoman ou autrichien a particulièrement occupé les prophètes politiques. Sont-ils d'accord avec les diplomates de Pétersbourg, de Londres et de Paris? L'événement le dira. En général les diplomates goûtent peu le concours des discoureurs sans responsabilité; les projets de partage d'origine officielle ont seuls les grâces qui forcent leurs sympathies; le reste ne vaut guère d'être connu que pour provoquer des sourires et des haussements d'épaules. En tout cas, il n'a pas manqué d'hommes courageux pour hasarder les articles précis de la paix de 1917. M. Charles Vellay par exemple, M. Chéradame et M. Louis Leger ont indiqué comment ils comprenaient l'équilibre adriatique. Selon leurs vues, un État iougo-slave serait formé aux dépens des provinces méridionales de l'Empire des Habsbourg. De telles conceptions agréent peu aux Italiens. Un Italicus senator ainsi a-t-il signé sa brochure a pris la plume pour démontrer la fragilité statistique, géographique, historique, politique d'une pareille conclusion. Pour lui, « la mer Adriatique est la continuation de la plaine du Pô et fait partie de l'Italie n; l'histoire ancienne le prouve par les monuments sans nombre que la domination romaine ou vénitienne a laissés sur la côte dalmate l'histoire d'aujourd'hui le confirme par le péril évident où l'Autriche a mis les intérêts italiens malgré la Triplice; il n'est pas jusqu'aux AlpesDinariques, qui, en séparant l'hinterland balkanique, de son rivage sud-occidental par une haute muraille de granit, n'expriment le vœu de la nature l'Adriatique à l'Italie.
Les objections ne manquent pas contre cette thèse la première qui doit venir à l'esprit, c'est le principe même des nationalités. En 1912, comme je quittais Rome, dans le couloir silencieux de mon wagon d'où je regardais, aux feux du soleil couchant, la paix de la campagne romaine, j'entendis un touchant dialogue politique. Les deux interlocuteurs, autant que j'en pouvais juger par leurs habits, leurs allures et leur langage, appartenaient à ces classes moyetfnes où M. Giolitti, alors dans sa gloire, mettait l'inébranlable appui de son parlementarisme. La conversation, déjà entamée dans le compartiment voisin du mien, avait fini par chercher dans le coùloir plus d'espace et de liberté. Par les portières dont les vitres étaient baissées, l'air du soir entrait à pleins souffles, comme pour aviver le feu de la discussion. La question était brûlante il s'agissait de savoir si l'Italie devaitêtre francophile. Le plus jeune des parleurs, le fils, appartenait à cette génération que M. Guglielmo Ferrero vient de portraiturer dans sa Guerre européenne, génération réaliste, chatouilleuse dans son orgueil, féroce dans ses ambitions, à l'instar de cette race germanique où elle cherche son idéal. Ce futur homme d'État déclarait donc que l'Italie n'avait rien à faire avec la France. La France n'était qu'une rivale dédaigneuse et tyrannique; il en était déjà ainsi au temps de Napoléon III; d'ailleurs, tout le monde le savait, cet empereur n'avait été qu'un traître pour l'Italie. La voix était rude, le geste emporté, le ton résolu. Pour mieux marquer la portée de son réquisitoire, le jeune homme répéta trois fois, dans un crescendo appassionato, le cri de sa rancune contre Napoléon III Si, un traditore. Le père, que ces juvéniles colères contrariaient visiblement, posa ses deux mains sur les épaules de son héritier, et dit avec une conviction solennelle. No, figlio, no, questo non e vero; la Francia, ed anche Napoleone, hanno fat ta l'Italia. Le fils se débattait, secouant le joug des mains et des affirmations paternelles qui voulaient s'imposer à lui. Mais le père tenait ferme et les épaules de son interlocuteur et son opinion sur le point d'histoire disputé. Il reprit avec force, et en martelant les syllables No, figlio, no. Et il ajouta avec une satisfaction marquée: ma l'abbiamo pagata. Nizza e la Savoia. Cette réflexion
inattendue apaisa le conflit. La cession de Nice et de la Savoie à la France avaient liquidé les dettes de l'Italie; c'était évident là-dessus le père et le fils étaient d'accord. Ils regagnèrent leur compartiment.
Je m'enfonçai dans le mien; la tête renversée sur le dossier de mon siège, les yeux clos, j'évoquai l'histoire du second Empire Plombières, Solférino, Villafranca, Biarritz, Nikolsbourg, le mariage de Jérôme avec la princesse Clotilde. Comment contester à Napoléon III son œuvre? Sans lui, ni Cavour, ni Victor Emmanuel n'eussent jamais fait l'unité italienne. Et cette unité, dans la pensée de l'empereur des Français, que fut-elle autre chose, que le triomphe du principe des nationalités?
Dès 1839, dans sa fameuse brochure des Idées napoléoniennes, Louis-Bonaparte avait résumé, en cette phrase, l'oeuvre de l'empereur par-delà les Alpes « Le nom si beau d'Italie, mort depuis tant de siècles, est rendu à des provinces jusque-là détachées; il renferme en lui seul tout un avenir d'indépendance. » Devenu le successeur de son oncle, il reprit à sa manière l'œuvre détruite par le congrès de Vienne. Le principe des nationalités a engendré l'unité italienne. Les nationalistes italiens d'aujourd'hui ne le contestent pas. Mais ils prétendent qu'il y a manière d'expliquer ce principe. Ni le chiffre de la population, ni la majorité de l'opinion fût-elle consacrée par un plébiscite, ne sont des éléments indispensables, et par- eux-mêmes suffisants, pour décider à quelle nation doit se rattacher un peuple hétérogène et dont le sort politique est controversé. L'arithmétique qui compte les habitants-ou additionne les votes est chose trop simple. Si on veut résoudre au mieux de pareils problèmes, la géographie, l'histoire, l'économie politique, la stratégie, la valeur civilisatrice et les besoins politiques des divers concurrents à l'hégémonie doivent nécessairement entrer en ligne de compte.
La thèse ainsi comprise exclut les Serbes, les Croates, les Autrichiens des bords de l'Adriatique. Mais dans cette argumentation, n'est-il pas manifeste que la conclusion dicte les prémisses ? Dans l'histoire du Risorgimento, trouverait-on une conception aussi complexe du principe des nationalités?
C'est peu probable. En tout cas, au moment où allait se conclure la Triple-Alliance, les hommes les plus considérables du Parlement étaient à cent lieues des théories exposées par l'Italicus senator d'aujourd'hui. Minghetti engageait le gouvernement d'alors d'effacer jusqu'à la trace des projets d'expansion que l'Europe prêtait à l'Italie. La Nuova Antologia déconseillait de « faire d'un lambeau de terre le pivot de la politique extérieure ». M. Sonnino qui l'eût cru? écrivait, dans la Rassegna settimanale, que si Trente était sans conteste une terre italienne, « revendiquer Trieste comme un droit serait une exagération du principe des nationalités ». Tout ceci donne lieu de craindre que la croissance de l'Italie, depuis quinze ans, n'ait augmenté son appétit, et que ses doctrines politiques n'aient par la suite cherché des raisons savantes à une voracité qui était uniquement le signe et la conséquence de la force.
Là est la vérité. Bien avant la Triplice, les Italiens d'après 1870 regardaient vers la Méditerranée orientale. Les seules traditions de Gênes, de Venise et de Pise snffisaient à les y faire penser. Un mouvement commercial et même colonial occupait les rêves de tous ceux qui voulaient la grandeur politique du nouveau royaume. J'ai dit plus haut que cet état d'esprit avait aidé à faire l'alliance de 1883. Mais la mattrise de l'Adriatique (à l'exclusion de l'Autriche, de la Croatie et de la Serbie) est un dessein d'hier. Les événements de 1910 à nos jours l'ont fait éclore. La guerre présente lui a donné tout son élan. Les victoires qui suivront celle de Goritz mettront aux espérances des ailes rapides. Beaucoup pensent déjà qu'il n'est pas plus difficile de dominer l'Adriatique que de confisquer le palais de Venise bâti par Paul II où l'Autriche logeait son ambassadeur auprès du Vatican. Dès le 8 août, l'Idea nazionale publiait un article, signé de la rédaction, où les convoitises s'échappent, bien au delà de l'Adriatique, vers les terres de l'Asie Mineure, de Smyrne à Alexandrette inclusivement. La France et l'Angleterre, dit l'Idea nazionale, sont des puissances océaniques; l'Italie seule est une puissance méditerranéenne. Il est vrai que l'Angleterre possède Chypre et l'Égypte, aussi bien que
Malte et Gibraltar; la France, déjà souveraine à l'Occident par ses colonies de l'Afrique du Nord, prétend, en Syrie, à de nouveaux domaines. Soit. Mais l'Italie doit avoir sa part. Il faut que les Alliés lui payent « son intervention volontaire » dans la guerre. Et d'ailleurs, par ses ingénieurs, ses terrassiers, ses commerçants, sa marine marchande, ses écoles, ses hôpitaux, ses missionnaires, est-ce que, depuis quinze ans, l'Italie n'a pas grevé l'Asie Mineure d'une formidable hypothèque? Ces intérêts sont des droits. Ces droits doivent avoir leur consécration et leur garantie dans les traités de demain. Ainsi parle le nationalisme italien, exalté par une bataille gagnée. Que sera-ce après la victoire finale? P Pour revenir au problème de l'Adriatique, il apparaît plus complexe que les rédacteurs de l'Idea nazionale et l'Italicus senator n'en veulent convenir. Déjà, en 1901, dans un livre très suggestif, M. Charles Loiseau avait plaidé la cause de l'Italie avec une chaleur à laquelle les intéressés n'étaient pas demeurés insensibles. Mais si M. Loiseau repoussait avec force les prétentions pangermanistes qui voulaient faire de Trieste un port allemand, s'il stimulait les Italiens à disputer à l'Autriche l'empire de l'ancien golfe de Venise, il n'hésitait pas à conclure que l'équilibre de l'Adriatique n'avait théoriquement qu'une seule manière de s'établir: la création d'un État iougo-slave servant de rebord aux couches allemandes et magyares, d'un État plus apte au commerce qu'à la guerre maritime, et placé sous la garantie internationale t.
Les événements dont les Balkans ont été le théâtre tragique depuis 191 n'ont fait qu'emmêler l'imbroglio qui décourageait la perspicacité de M. Loiseau. Les Italiens pensent-ils qu'on puisse écarter aujourd'hui la Serbie de la mer, surtout s'il lui revient une part de la Bosnie et de l'Herzégovine P En outre, et quelque résolus que soient les vainqueurs.à châtier l'Autriche, dont la politique a déchaîné l'effroyable guerre de 1914, n'y a-t-il pas les raisons les plus graves d'affirmer que ce pays est nécessaire à l'équilibre européen? Les Italiens sont les premiers à le penser; depuis longtemps, on parle, chez eux, du « coussinet autrichien » i. LÉquiUbre adrialique, p. a3a.
indispensable. L'entité de ce « coussinet » a ses conditions économiques, etcelles-ci s'accommoderont bien malaisément, semble-t-il, de frontières continentales qui réduiraient l'empire des Habsbourg à n'être qu'une autre Suisse. Dans ces hypothèses qui s'imposent, le rêve du nationalisme italien se réservant l'Adriatique est bien compromis.
Quant au Dodécanèse, il- est, dans la pensée de l'Italie, le point d'appui des- futurs établissements en Asie Mineure. Pour la même raison sans doute, à la conférence de Londres de 1912, sir Edward Grey aurait voulu des promesses d'évacuation éventuelle. Il ne réussit pas. La Conférence régla que l'Italie conservait provisoirement les îles conquises pendant la guerre italo-turque. Le ministre anglais ne se tint pas pour battu et ses efforts' continuèrent, non sans .qu'il en transpirât quelque chose dans le public. En mai 1914! le marquis de San Giuliano demanda au Foreign Office des explications. Les principes du gouvernement italien étaient connus. San Giuliano les avait affirmés (23 mai igi3) en ces paroles significatives « La Méditerranée étant devenue le centre et le croisement des communications de l'Europe avec tous les océans et continents. est et doit rester la libre voie des nations; aucune ne peut ni ne doit en avoir la maîtrise, toutes doivent en avoir la jouissance et parmi les puissances, une des premières places a été conquise et sera gardée par l'Italie. » San Giuliano est mort, mais M. Sonnino ne parait pas homme à lâcher prise facilement. Par ses origines mêmes, il est mieux préparé qu'un autre a sentir l'importance des questions orientales. Et peut-être le sang anglais, qui se mêle dans ses veines au sang italien, lui vaudra-t-il la grâce de convertir sir Edward Grey. D'autant que les Grecs, qui auraient pu disputer à l'Italie leDodécanèse, n'ont guère mérité les faveurs de la Quadruple-Entente. En tout cas, il convenait de marquer l'opposition assez tenace que le Foreign Office a faite jusqu'ici à la politique italienne dans la question des îles de la mer Egée.
En Asie Mineure, l'Italie, depuis de longues années déjà, jette des émigrants. Sur lès côtes de Smyrne notamment, ses commerçants trafiquent. De là à un établissement définitif le pont est jeté. Le nationalisme italien l'a franchi et j'ai rappelé
qu'il porte ses ambitions jusqu'au port d'Alexandrette. Difficilement ces vœux ardents seront exaucés. Pour lui mesurer l'espace en Asie Mineure, en face d'elle l'Italie trouvera la Russie et la France la Russie qui touche enfin à l'exécution de ce que l'on appelle le Testament de Pierre le Grand, et la France dont la langue, les bienfaits et les souvenirs dominent en Syrie depuis des'siècles. Il n'est pas dit que l'Angleterre, maîtresse de Chypre, ne veuille pas encore ici intervenir comme pour le Dodécanèse. Les nationalistes italiens Il osent assurer que nul État n'a fait pour la guerre un effort semblable au leur. Personne ne le croira. Les faits sont trop clairs. L'Italie a travaillé avec énergie, mais pour elle. Il lui a fallu beaucoup de temps pour se ranger à une action véritablement internationale sa déclaration de guerre à l'Allemagne est du 27 août 1916; depuis on a vu des soldats italiens à Salonique et des marins italiens parmi l'escadre anglo-française qui tient en échec la politique évasive du roi de Grèce; les communiqués du général Cadorna nous donnent même quelques nouvelles des prouesses des bersaglieri en Albanie. Le ministère Boselli a compris qu'il ne pouvait se désintéresser des Balkans, à l'heure où la Roumanie y jetait ses armées. Nous apprécions cette détermination à sa valeur. Cependant, il nous sera permis de l'observer sans jactance, la France, depuis le premier jour, a porté le plus grand poids de la guerre. Si une nation a droit de parler haut dans le conseil de l'Europe, c'est elle. Et lorsqu'il s'agit de l'Asie Mineure, comment contester à la Russie des titres à en régler le sortP D'Erzeroum à Mossoul, quels soldats ont brisé les armées turques et ravi à l'Allemagne les terres dont elle s'apprêtait, par le Bagdad, à drainer les richesses? Personne ne songe, croyons-nous à contester à l'Italie quelque établissement dans la région de Smyrne. Mais les nationalistes de l'Idea nazionale ne préparent à leur pays que des déceptions, en affichant sur les côtes de la Méditerranée orientale des prétentions démesurées. Les Alliés, dans la lutte qui dure depuis plus de deux années, ont fait une œuvre commune. La cause du droit a été soutenue par eux contre un impérialisme tyrannique, vio-
lent, intolérable. La défaite de l'Allemagne sera le châtiment de son orgueil insensé. La victoire des Alliés, comme toute victoire, aura son butin. La Belgique et la Serbie doivent être les premières à en bénéficier les diplomates qui n'en conviendraient pas ne mériteraient pas de figurer au congrès de la paix. Les nations combattantes viendront ensuite, à leur rang, selon leurs mérites et leurs convenances, dans une pensée d'union, qui ramène à ses justes bornes cet egoismo sacro dont parlait M. Salandra, alors que l'attitude de l'Italie demeurait encore incertaine.
Les cent dernières années de l'Empire ottoman offrent une lamentable histoire; l'histoire des réformes promises par la Porte sous les injonctions de l'Europe et jamais assurées l'histoire des jalousies qui ont empêché les puissances de remédier aux misères de la Turquie et de châtier la nonchalance hypocrite de son gouvernement. Gette politique a mené la diplomatie à la tragédie sanglante qu'elle contemple aujourd'hui avec horreur. Dieu veuille que ce spectacle lui inspire des conseils meilleurs que ceux du passé. Ils le séront, dans la mesure où l'équité et le courage prendront le pas sur les rivalités d'autrefois.
EMILE FAGUET
I/éorivain politique1 t
« Pour moi qui ne suis nullement l'ennemi de la
Démocratie et qui aimerais même une Démocratie
libérale et qui ne suis en défiance envers la Démo-
cratie que parce que je doute que libérale elle
puisse être, je raisonne sur ces -choses. »
Émile FAGUET, Discussions politiques, p. sg3 •
« Quoi de plus admirable, dit un vieux texte chinois, que les voyages politiques de Hiouen-Thsang à travers les royaumes de l'Inde au temps des Soeil L'empereur lui enjoint de ne pas franchir les frontières de la Chine; il se compose un déguisement, il voyage par les nuits sans étoiles, guidé par le seul rayon de sa pensée. Rien ne l'arrête, ni les cinq tours à signaux dressées sur les confins de l'Ouest, ni les flèches vigilantes des sentinelles, ni les pics escarpés des monts, ni les abîmes, ni les. déserts, ni les lianes des forêts, ni les fatigues du cœur, ni les convulsions de l'estomac. Il passe seize années dans l'Inde, étudiant les lois, les mœurs, les coutumes, les traditions vénérables, tout ce qui unit les hommes entre eux, tout ce qui définissant les rapports de vie et réglant la marche des sociétés rapproche leur gouvernement du gouvernement des sphères célestes. Hiouen-Thsang vécut des heures délicieuses dans ce commerce avec les sages Hindous; il connut les hommes et l'art de les conduire; puis, il revint dans sa patrie rapportant six cent cinquante-sept ouvrages sur vingt-deux chevaux. Lui-même condensa son savoir en un petit opuscule qui brille parmi les traités des doctes comme brille, parmi les sables d'or du rivage, la perle éblouissante de l'Orient. »
Émile Faguet serait le Hiouen-Thsang contemporain, s'il r. Voir Étude» des 5 et 20 août et du S septembre.
avaitcondensé la substance étendue de ses écrits politiques en un petit volume, qui serait un joyau de grand prix. Car, sans courir les pays étrangers, à fréquenter seulement dans les livres les rajahs de la pensée ou les princes de la philosophie antique, à étudier au coin de l'âtre les mages modernes de la politique, à écouter à la Chambre ou au café ou à l'Académie les leaders des partis ou les membres influents du Parlement, on peut dire qu'il avait fait le tour non seulement de l'Inde, mais du monde politique, et s'il n'avait pas rapporté de ses explorations à travers tous les siècles six cent cinquante-sept ouvrages sur vingt-deux chevaux, il avait lu, et eomme lui seul savait lire, à peu près tout ce que les bibliothèques de Paris contiennent de volumes marquants, de solides traités sur la science des gouvernements et la philosophie des peuples. Hiouen-Thsang, à coup sûr, n'était qu'un petit bachelier à côté de ce maître ès sciences politiques et sociales.
De tout temps, la politique l'avait attiré. Étudiant, il est déjà, comme presque toute la jeunesse universitaire, du parti qui se dresse contre l'Empire; jeune professeur, il débute dans le journalisme en soutenant les candidatures d'opposition contre les candidatures officielles; dès son arrivée à Paris, il collabore au Siècle sous la direction dé Sarcey, et bientôt à divers journaux républicains ou royalistes, car il aime à planer au-dessus des partis.
Surtout il étudie avec une attention passionnée les ouvrages des penseurs qui ont traité spécialement les questions sociales s et politiques, et son œuvre la plus originale, comme aussi la plus forte, est celle qu'il a consacrée aux Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle. Mais c'était là encore de la critique littéraire. Vint le moment où, des théories analysées, des doctrines examinées, il dégagea lui-même les Fdées directrices qui inspirèrent ensuite ses appréciations sur les hommes et les choses de'la politique contemporaine; et quand la crise ouverte en France par la volonté ténébreuse de Waldeck-Rousseau éclata, Émile Faguet préoccupé tristement de l'avenir du pays et fort ému de ce soulèvement furieux des passions démocratiques, tout en protestant avec énergie contre l'iniquité et la vilenie des mesures de violence,
crut opportun de faire entendre aux hommes de sens rassis la voix de la sagesse et de montrer aux plus aveuglés vers quels abîmes se ruait la démocratie déchaînée. De là ses écrits politiques.
C'est l'obligation, c'est la grandeur de la science politique de dominer les faits en les acceptant. Il ne lui suffit pas d'en saisir le sens ou la filière historique; elle cherche, en s'élevant à la philosophie des institutions ou des lois, le caractère rationnel qui permettra aux constitutions, aux régimes, de trouver la durée dans la sagesse des réformes.
Emile Faguet ne comprit pas autrement sa tâche. Des théoriciens impérieux ont tenté, à tous les âges, d'asservir la réalité à leurs spéculations hardies il les avait lus tous, et Platon, et Rousseau, et Jaurès, pour ne nommer que les plus grands; il n'était pas de leur école, et il en voulait à ces rêveurs d'avoir égaré l'esprit humain en dehors de la voie des faits, la seule qui compte quand il s'agit d'apprécier ce qui est et de prévoir, autant qu'il se peut, par ce qui a été, ce qui sera. La politique ne peut être que la science des faits élevée jusqu'à la philosophie des faits, et l'esprit politique ne peut consister qu'à dégager les leçons de l'histoire, à étudier avec une souveraine exactitude les hommes et les choses, non pas pour s'y tenir, mais pour faire sortir de la réalité même les inductions justes et fécondes qui seront, pour la société, la lumière de vie.
L'esprit politique n'est ni intolérant ni dogmatique à outrance il n'est pas borné, unilatéral il s'inspire du siècle, et il trouve matière à observer partout, comme il trouve à s'instruire auprès de tous les partis, même de ceux qui ne savent rien et ne veulent rien savoir. Il observe les flots de la vie humaine pour voir où ils se portent, et s'ils s'avancent comme une menace ou une promesse; il est attentif aux idées, aux courants d'idées, car de là peut sortir un jour la confusion et la tempête. Afin de mieux connaître les tendances, les vœux, les sympathies du pays, il ne se placera pas aux extrêmes, mais au centre de la vraie majorité nationale c'est elle qu'il doit aspirer à servir. L'esprit politique
est donc tout à la fois un esprit de tradition et de progrès « il vise à améliorer et à maintenir.
Je ne sais si M. Faguet s'est fait quelquefois ces réflexions. Ce psychologue remarquable, qui nous a laissé tant d'inimitables portraits, n'a tracé nulle part le portrait de l'homme politique tel que le concevait son idéal nul doute qu'il l'eût tracé dans ce même sens, et ce portrait, à peu de chose près, eût été le sien.
Car toute son œuvre s'inspire de ces vues. Ce n'est ni un exalté, ni un homme'de parti, ni un client de l'utopie; c'est un esprit droit et une âme droite, qui cherche uniquement le vrai et qui se moque des jugements hostiles, quand il croit l'avoir trouvé. Disciple d'Aristote qu'il honore comme le prince du bon sens, et de Montesquieu qu'il révère comme un libre esprit, exempt de préjugés et de passions, il cherche en tout le juste milieu, seul critère de la vérité politique comme de la vertu.
Mais c'est un disciple qui applique les doctrines de ses maîtres sans répéter leur leçon. Il s'inspire des principes, il ne les discute pas, si ce n'est à l'égard de lui-même pour en éprouver la valeur; mais il élimine de son œuvre toute discussion spéculative, du moins toute discussion abstraite. L'idée de droit, l'idée de devoir, l'idée de loi ou de sanction sont acceptées par lui pour leur valeur courante, comme les accepte le commun des esprits nulle envie ne le prend de soumettre à un examen sévère leur contenu, et le criticisme de Kant lui semblait jeu d'Allemand qui raffine, n'étant point assez fin pour ne point raffiner. Certes, en matière de lettres pures et surtout de théâtre, il ne serait pas tout à fait injuste de lui reprocher à lui-même quelques-uns de ces excès de raffinement, où son esprit alerte, agile, subtil, se jouait, triomphait mais précisément, c'était là jeu d'esprit, et là même est l'excuse, sinon le charme. Par contre, la politique le saisit gravement il ne joua point avec elle, et par elle il fut attristé souvent. D'ailleurs,' son but était l'action, et c'est pourquoi aussi il ne s'attarda point à la spéculation. Au reste, ce fut peut-être tout gain pour lui. Si la maîtrise des hautes questions spéculatives lui échappe, si la mise au point des théories révèle çà et là quelque faiblesse, par
exemple, quand il n'accorde à l'homme aucun droit pour concéder tous droits à la société, ce qui est faire bon marché du droit naturel; fondement des sociétés, il résulte aussi de là que ce fut sagesse très avisée de sa part de se tenir exclusivement sur le terrain pratique. Observateur extrêmement perspicace et psychologue des plus déliés, il excellait à l'analyse et à la juste appréciation des réalités vivantes; l'idée pure, si curieux qu'il en fût, l'abstraction dégagée de toute attache solide, ne lui disait rien, peut-être parce qu'elle lui disait trop de choses, et elle lui disait trop de choses précisément parce qu'il l'interrogeait non pas comme une abstraction, mais comme une réalité ayant vie il la suivait dans tous ses prolongements au lieu de couper les attaches. De là autant de jugements que de points de vue, et aucun jugement définitif. Émile Faguet, scrutant une idée, ressemblait assez à ces anges psychopompes qui pèsent scrupuleusement les âmes dans le plateau de leur balance légère on voit bien qu'ils voudraient les sauver toutes. Ce critique indulgent, ce bon juge faisait de même toutes les idées qui passaient sur le plateau de sa balance, il les introduisait bénignement en son saint paradis.
Voilà donc l'homme qui va soumettre la politique au contrôle de sa raison il la jugera non point d'après une idée préconçue, mais sur les faits; et ce n'est pas un hommé qui soit enclin à condamner, mais tout au contraire à absoudre. On sera très sûr par ailleurs qu'il aura en main toutes les pièces d'information et documents authentiques capables d'éclairer les questions. Lui-même, comme le sage de Lucrèce, se tient à l'écart de tous les orages, de toutes les passions et de tous les intérêts de partis il domine le tumulte des flots; il voit de haut, et au loin, avec sérénité. Quel témoignage pourrions-nous trouver plus averti, plus libre, plus solidement établi que le sien? Évidemment la politique qu'il condamne est une politique condamnable. Et nous allons le voir.
Émile Faguet n'est pas un ennemi de la démocratie. Mais ce n'est pas non plus un démocrate. Républicain de vieille date, et déjà sous l'Empire, il est resté jusqu'au bout, je ne
dis pas républicain zélé, mais, tout de même, républicain fidèle. Non qu'il réprouve par principe la monarchie il la trouve excellente pour certains pays, comme de nos jours la Russie, et il n'ignore pas ni ne cache qu'elle a fait la grandeur de la France. Mais il constate ce fait d'observation universelle et qui domine l'histoire contemporaine l'avènement, plus ou moins régulier, plus ou moins rapide, mais nettement caractérisé et marquant un état social nouveau, de la démocratie dans le monde.
Lui, prend le fait, sans discuter ce qu'il vaut, pour ce qu'il est. La République existe en France depuis bientôt un demisiècle elle est même fortement implantée dans le cerveau des masses. Un changement de régime serait dangereux, et rien n'autorise à croire qu'il nous donne le mieux rêvé, surtout à l'heure critique où les vieilles monarchies sont battues à leur tour par le flot montant et menaçant de la démocratie. Donc, comme Mac-Mahon sur le bastion de Sébastopol ou comme Clemenceau sur le tremplin de l'incohérence, un peu comme l'un, un peu comme l'autre J'y suis, j'y reste. Seulement, faut-il encore que cette, République soit habitable et qu'on y puisse rester autrement que dans une geôle et sans crainte que ses débris ne nous tombent sur la tête pour nous ensevelir, corps et biens, avec elle. That is the question*. Car la démocratie, par la seule force illimitée de son principe, la démocratie telle que l'entendent et la pratiquent nos démagogues suivant l'Évangile de Rousseau, c'est-à-dire d'après le dogme sacro-saint de la souveraineté nationale s'exprimant parle suffrage universel et d'après les doctrines les plus pures de l'égalité politique et sociale, aboutit fatalement, en vertu des lois les plus élémentaires de sa logique interne, à la ruine de toutes les libertés et par là i. a II convient donc que la France reste en République et ce serait, à mon avis, un immensorable dernier malheur pour elle qu'elle épuis&t ses forces dans un essai de restauration monarchique contesté, traversé, entravé et très probablement éphémère et qui, s'il n'était pas éphémère, prolongerait les luttes, les traverses, les discordes intérieures et la déperdition des forces. Soyons donc républicains; mais qui dit républicain ne dit pas démocrate, ni surtout démocrate borné et superficiel, 'pour se servir des expressions de Renan. Il s'agit de faire une république viable -et c'est-à-dire une république qui, comme toutes les républiques qui ont vécu, ait une base démocratique et contienne un élément aristocratique. a L'Horreur des responsabilités, p. 181.
même à la suppression de tout gouvernement, car on ne gouverne ni des esclaves, ni des machines. C'est à peu près ce que dit Aristote dans sa sagesse finement assaisonnée d'humour « Ceux qui s'imaginent avoir trouvé la base d'un gouvernement poussent les conséquences de ce principe à l'extrême ils ignorent que si le nez, tout en s'écartant de la ligne droite, qui est la plus belle, pour devenir aquilin ou retroussé, conserve encore une partie de sa beauté, cependant si l'on poussait cette déviation à l'excès,, on ôterait à cette partie de la personne la juste mesure qu'elle doit avoir, sans compter qu'en un certain cas, on pourrait arriver à ce résultat qu'il n'y aurait plus de nez du tout. » Émile Faguet ne dit pas autre chose. « Prenez garde 1 s'écrie-t-il. Vous avez remplacé la monarchie par la démocratie. Vous avez cru détruire un despotisme pour établir le règne de la liberté. Vous avez simplement remplacé un despotisme par un autre, et qui plus est un despotisme relatif par un despotisme radical. En poussant à l'extrême ce principe du gouvernement du peuple par lui-même, c'est-à-dire la démocratie pure, exempte de tout frein, de tout élément modérateur, vous êtes en train d'ériger contre nous la plus insolente et la plus formidable des tyrannies, celle de la multitude aux myriades de têtes, non pas de têtes qui pensent, mais de têtes qui dévorent, et vous ouvrez la voie royale au socialisme qui s'avance et qui tient en réserve contre vous les forces les plus despotiquement organisées du despotif le plus absolu. La meule est là, la meule moderne, pour les esclaves. » Si ce n'est point le texte d'Émile Faguet, c'est du moins sa pensée et l'exact résumé de tous ses textes, au regard de l'idée d'ensemble.
Et voici maintenant le procès en détail. Ce n'est pas le président Magnaud qui conduit les débats.
D'abord l'état civil de l'accusée.
Vos nom et qualité?
Démocratie parlementaire. Sans qualité.
Bien. Nous vérifierons. Votre âge? P
– 127 ans. Née en T789.
Ohl 1 dit le président. C'est la première fois que l'on voit une accusée renchérir ainsi sur son âge et se vieillir à
souhait au lieu de se rajeunir. Mais à quoi bon ? Tout le monde sait bien que vous êtes de i83o. Et c'est déjà un âge. Mais passons. Votre profession?
– J'exerce la Souveraineté nationale.
– Précisément. Il s'agit de savoir comment vous l'exercez et vous aurez à répondre aux charges portées contre vous. Quels sont vos titres à cette profession? P
Je les tiens de la nature et de la Déclaration des droits de l'homme. Dans la nature, nous voyons les abeilles, les fourmis, les castors.
– Vous voyez beaucoup trop de choses pour le moment. Nous reviendrons aux castors, aux fourmis et aux abeilles. Pour le quart d'heure, nous sommes tout à l'acte d'accusation. Voici la liste des griefs formulés contre vous. Vous vous donnez comme démocratie parlementaire, et vous gouvernez, en effet, non par vous-même, mais par vos représentants. On vous accuse, au premier chef, de choisir vos représentants non pas sur leur mérite, mais au su de leurs opinions, et de nommer ainsi, sauf exceptions de hasard, des hommes parfaitement incompétents qui n'entendent rien, ou si peu de chose, à la jurisprudence comme à toutes les sciences dont relève la législation; de plus, des gens qui se mêlent de tout, pour tout gouverner, c'est-à-dire pour tout brouiller et opérer une merveilleuse confusion des pouvoirs, tenant à leur merci et le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire et l'administratif pour les plier à toutes vos voloatéB et à tous vos caprices, si bien qu'il n'y a plus qu'un seul pouvoir en France, le parlementarisme, qui consiste à beaucoup parler pour ne rien dire du tout et à empêcher d'agir ceux qui ont mission de le faire pour le bon ordre du gouvernement. On vous accuse, en second lieu, dans votre gestion des pouvoirs publics, de vous soucier non pas de l'intérêt du pays, le seul qui devrait être en jeu, et le seul qui ne l'est pas, mais des intérêts de votre clientèle électorale, de telle sorte que la France est livrée aux partis qui s'excluent et qui se frappent, qui entretiennent la guerre civile au lieu de la fraternité, et préparent ainsi, car les violences profitent aux violents, l'avènement du collectivisme, qui sera la fin de tout. En attendant, tout se désorganise et se morcelle. Rien ne va.
Et la vie du pays, de notre grand et beau paya, jadis si prospère, ressemble, hélas 1 à celle des mares stagnantes, où tout croupit et rien ne vit, du moins de ce qui pourrait assainir et rendre limpide ce milieu putride et troublé.
Accusée, qu'avez-vous à dire pour votre défense? Monsieur le président,, je suis la Souveraineté nationale et je fais ce que je veux. Ma volonté est la seule loi, la seule justice. Et vous, pour vous apprendre qui je suis et quel crime est le vôtre, vous allez passer à la Haute Cour. Ahl c'est la plus basse de toutes 1
Qu'on ne m'accuse point à mon tour, et Dieu me garde de dénaturer ou de trahir la pensée d'Émile Faguet. J'ai résumé et fidèlement. Voici toutes preuves à l'appui, avec emprunts directs au texte même de l'écrivain. Qu'il soit bien entendu seulement, une fois encore, pour éviter toutes les méprises et pour écarter toutes les questions de doctrine, que M. Faguet ne combat nullement le principe démocratique pris en lui-même il l'admet, il le défend, et, ne voudrait que le limiter et le renforcer par l'adjonction du principe aristocratique, tel qu'il s'exerça, par exemple, dans la République romaine. Ge qu'il condamne, ce sont les abus et les excès du régime; c'est la démocratie telle que l'avaient faite en France ceux-là mêmes qui en avaient la garde, celle que noua avions sous les yeux depuis Waldeck et depuis Combes, avant la guerre, avant « l'union sacrée », et qui ne répondait plus en rien à l'esprit de la Constitution de 1875, pas plus qu'elle ne répondait, d'ailleurs, à l'idée saine d'une république, n'étant plus elle-même que l'exploitation de la démocratie par ses commettants.
Cela dit etnettement posé, revenons aux principaux griefs contre cette démocratie de l'ostracisme, de la démagogie et du scandale, ils s'articuleront sans tendresse aucune. Quelques erreurs, au préalable, à redresser. C'est un des principaux soucisde la démocratie de se légitimer elle-même aux yeux du peuple. On est encore français, en France, et très français il importe de faire remonter très haut le régime démocratique et dans les traditions et dans la volonté de la France; c'est lui donner la consécration nationale.
Voilà pourquoi les discours de nos politiciens ne cessent de faire appel à la France de 178g; il n'est harangueur de club, de comice agricole ou de réunion électorale, il n'est ministre en tournée officielle, sénateur ou député en quête d'un effet oratoire, qui n'aient à la bouche les « immortels principes de 89 ».
Les « immortels principes », c'est vraisemblablement, pour la démocratie, la liberté politique et l'égalité politique. Or, il n'en est nullement question ni dans les cahiers de 1789, ni même dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, charte de la liberté individuelle, si l'on veut, mais non pas de la liberté politique, de l'égalité civile, mais non pas de l'égalité politique. Ni l'égalité politique ni la liberté politique n'ont été octroyées au peuple français par la Constituante, et la France de 1789, celle qui a fait connaître ses doléances et ses désirs par l'organe des États généraux, n'y songeaient même pas. Sur ce point, Émile Faguet ramène à sa juste norme le caractère de la Révolution française. Il n'éprouve aucune difficulté à reconnaître que, dans les vœux des hommes qui l'ont commencée, aussi bien que dans les résultats par où elle a fini, elle ne fut qu'une révolution d'ordre purement économique et administratif, et ce loyal serviteur de la vérité s'en voudrait à lui-même d'obnubiler d'aucun nuage ou d'atténuer de quelque palliatif sa pensée.
Elle n'a rien d'idéaliste, rien de philosophique, rien de religieux, rien de sublime, rien in excelsis. Elle est très terre à terre. Les hommes qui l'ont commencée, sont très réalistes. Ils n'avaient pas de principes. Les principes de 1789P il n'y en a pas. Les hommes qui ont voulu la Révolution et qui l'ont commencée, n'avaient pas lu la Révolution d'Edgar Quinet. Ils étaient aussi loin que possible de l'avoir lue et de l'écrire. Tout simplement ils mouraient de faim et désiraient cesser de mourir. Il n'y a pas autre chose dans les Cahiers de 1789 Ceci, M. Edme Champion me semble l'avoir irréfragablement établi, toutes pièces en main 2 mais il est infiniment curieux d'observer, si on se rend bien compte de l'inextricable complexité du problème, que M. Faguet, nourri jus1. Questions politiques, p. 3.
a. La France d'après 1«» Cahier* de 1789.
qu'à la moelle de la lecture des philosophes du dix-huitième siècle, arrive par la voie des idées à cette même conclusion où aboutit l'historien par la voie des faits; il coupe court dans sa racine, au nom même de la critique des doctrines, à cette vivace légende, éclose dans l'imagination des hommes de i83o, d'une révolution issue généreusement, magnifiquement, de la pensée et du cœur de la France. La France a tressailli un jour, il est vrai, de la passion de la liberté; mais c'était en i83o. Elle à vu passer dans son rêve l'égalité semant le bonheur sur le monde; mais c'était en i83o. Politiquement, elle s'est éprise du principe des nationalités, qu'elle a mis en cours mais c'était aux approches de 1848. Idéaliste, elle l'a été, et sans frein, toute prête à verser son sang, et elle en a versé, pour les « immortels principes »; mais c'est de i83o à i85o. Les principes de 89 sont devenus un dogme; mais la définition est de i83o; et non seulement la définition, mais encore les éléments mêmes de ce dogme. – La France de 1789 demandait deux choses seulement une réforme administrative qui lui permît de vivre, et une législation stable, nette, uniforme, qui lui permît de vivre paisiblement. Pas la moindre allusion, dans les Cahiers, au régime parlementaire; pas une ombre de revendication en faveur de la liberté ou de l'égalité. La Déclaration des droits. de l'homme n'a pas eu plus d'influence sur la marche de la Révolution que sur sa genèse. C'est la misère qui a dressé le peuple contre les abbayes et les châteaux, rien de plus; et le brillant manteau d'idéalisme et de haute philosophie politique dont fut drapée ensuite cette Révolution de la faim sort, avec tous ses enjolivements, des ateliers romantiques. – C'est toujours une légende de moins.
Après l'erreur historique, l'erreur scientifique. 11 y a longtemps que celle-ci court les rues de la cité démocratique, et on ne l'arrêtera pas de si tôt, car la sottise humaine est un cordial inépuisable qui renouvelle indéfiniment ses forces pour la course. Elle est sortie de la caverne préhistorique de Jean-Jacques et prétend régir les civilisations modernes en les ramenant à la sauvagerie soi-disant primitive. Rousseau a dit-: « Tous les hommes sont égaux par nature », et
les Constituants ont répété dans leur Déclaralion des droits de l'homme et du citoyen « Tous les hommes sont égaux par nature », sans vouloir prendre la peine d'observer que la nature elle-même donne aux prétentions de la démocratie un démenti par naissance. L'un naît robuste et l'autre rachitique l'un sera intelligent, l'autre sera un idiot. L'axiome égalitaire n'en persiste pas moins Tous les hommes sont égaux par nature. Et ce sont des hommes intelligents qui le disent, probablement à l'usage des idiots qui le croient. Mais le prestige de la science est si imposant aujourd'hui que la démocratie cherche de ce côté des titres plus sérieux. Elle évoque les abeilles, les fourmis, les castors, qui vivent en régime démocratique; elle fait appel au témoignage des fauves chez qui triomphe le principe individualiste, ou encore à la loi générale des .êtres vivants, qui est la loi du nombre.
Les castors se divertiraient fort, si on pouvait les instruire de cette sociologie que récuserait M. de Bièvre, et la reine des abeilles ne serait pas peu surprise d'apprendre qu'elle porte, au lieu d'une couronne, le bonnet démocratique. M. Faguet, qui trouve avec raison que nous avons beaucoup à apprendre de nos sages frères les animaux, les défend ici faiblement. Sans doute les a-t-il jugés assez forts pour se défendre eux-mêmes, car il se contente de conduire M. Bouglé sur les confins d'une fourmilière, en lui disant « Regardez. Quand la démocratie en sera à cette perfection dans la police de l'ordre et dans la ponctuelle observation des lois, quand elle pratiquera, comme la fourmi noire ou la maçonne, le principe politique de la séparation des pouvoirs, elle pourra se réclamer de ces hyménoptères en attendant, elle a tout à apprendre d'eux, et il n'est colonie animale qui -ne périsse à son régime ».
Quant aux vues générales sur la loi du nombre et l'individualisme dans la nature, encore un leurre. Aristocrates et démocrates invoquent à l'envi les sciences naturelles ou la philosophie de la nature. Mais la nature ne connaît que la force; et c'est tantôt la force de l'individu, et tantôt la force du nombre. Elle n'a pas de système c'est l'aristocratie et c'est la démocratie; et c'est donc, en somme, l'équilibre
entre les deux. Il est vrai que le lion l'emporte sur les moutons mais il succombe sous les poux; il est vrai que le grand arbre tue sous lui les végétaux inférieurs; mais il succombe sous le lent assaut de microbes qui constituent une maladie ou de ses racines, ou de son écbrce, ou de ses feuilles. Toujours le fort isolé triomphe des faibles isolément attaqués; mais toujours aussi le groupement des faibles finit par avoir raison de l'isolement des forts, et l'harmonie entre la faiblesse et la force se révèle comme l'une des plus admirables merveilles du monde de la nature. C'est pourquoi la politique cherchera vainement dans ce domaine un système préféré de gouvernement. Les fauves pourront lui donner d'utiles leçons, si elle sait et surtout si elle veut les entendre. Mais qu'elle les invite dans leurs fourrés à une consultation électorale, ce qui sortira du scrutin, ce n'est ni l'aristocratie ni la démocratie, ni le socialisme ni l'absolutisme ce serait bien plutôt l'affirmation de la monarchie divine qui soumet l'infinie variété des êtres à la plus parfaite unité de plan et de conduite, et dans cette harmonie plus merveilleuse encore que celle des cieux étoilés, nos législateurs découvriront sans peine la notion de l'État-Providence qui s'occupe des intérêts de tous, au mieux de chacun. Mais qu'importe ceci à des politiciens qui font de la politique une affaire, leur affaire ? p
Je ne crois pas forcer la pensée de M. Faguet en affirmant que la démocratie pure, pour laquelle, encore une fois, il n'éprouve aucune aversion – et qui lui plairait même plus que toute autre forme de gouvernement, si elle était libérale à son gré, ne lui apparaît investie d'aucun titre légitime à prendre rang dans. le monde. Il l'exclut déjà, nous venons de le voir, au nom des principes de 89; il l'exclut ici au nom de la science, et comme un retour à la loi de nature; à moins que, levant les yeux plus haut, l'on ne prétende ramener la marche des sociétés humaines à ce principe d'ordre, resplendissant et silencieux qui gouverne tout le monde astronomique avec l'alternance rythmée des jours et des nuits, le cours régulier des astres, la procession mathématique des saisons. Mais l'ordre, c'est la stabilité et la démocratie pure, avec son régime de suffrage universel
fondé sur l'opinion, c'est l'instabilité. Les deux principes s'opposent même directement l'un à l'autre la démocratie, c'est le gouvernement du hasard c'est la négation même de l'ordre i.
Il l'exclut encore, et ceci est plus grave, à l'examen de sa nature à elle, parce qu'elle représente un minimum d'organisation tout à fait insuffisant pour le rôle qu'elle aspire à jouer dans le monde. Essentiellement ennemie de la séparation des pouvoirs et de la différenciation des organes, elle est bien une puissance de vie, mais une puissance amorphe et pour en revenir à la politique zoologique, Émile Faguet la nomme très justement quelque part une organisation amibienne. Les animaux supérieurs ont un système nerveux pour sentir, un système musculaire pour se mouvoir, des poumons pour respirer, un estomac pour digérer, un cœur pour distribuer la vie aux organes, des sens et un cerveau pour percevoir, et c'est pour toutes ces causes, c'est en vertu de cette harmonieuse complexité de la vie qu'ils sont des animaux supérieurs. Ainsi un État fortement organisé, monarchie ou république. La démocratie n'a pour elle que sa masse protoplasmique qui, par elle seule, absorbe, respire, sent et se meut, sous une forme constamment variable ce n'est pas même un artiozoaire, c'est un protozoaire, une amibe. Elle s'en fait gloire. Rousseau n'a pas assez de railleries à l'adresse de ceux qui demandent à l'État une séparation normale des pouvoirs et la distribution rationnelle des fonctions il lui faut cette simplicité rudimentaire de fonctionnemeht qui assure à la masse protoplasmique, c'est-à-dire à l'élément démocratique, sa raison d'être .et de vivre. « Nos politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, déclare le Contrat social, la divisent dans son objet; ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive, en droits d'impôt, de justice et de guerre; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l'étranger tantôt ils confondent toutes ces parties et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un i. Cf. La Démocratie devanlla science, Discussions politiques, p. n3, sqq.
être fantastique et formé de pièces rapportées; c'est comme s'ils composaient un homme de plusieurs corps, dont l'un aurait des yeux, l'autre des pieds, l'autre des bras, et rien de plus. Les chàrlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs; puis, jetant en l'air tous ses membres l'un après l'autre, ils font retomber l'enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques; après avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment. » Sophisme grossier qui suffirait à lui seul ,pour discréditer une doctrine et que M. Faguet n'a aucune peine à retourner contre son auteur en démontrant, après Montesquieu, que la séparation des pouvoirs est pour un État la sauvegarde même de la liberté publique et des droits de l'homme'. L'exemple de la démocratie athénienne sous Périclès n'est point pour desservir sa cause, et cette fois encore son maître Aristote lui eût donné raison. Car il s'en réfère, lui aussi, à la nature pour condamner, très attiquement, le principe démocratique. « Elle ne procède pas mesquinement, observe-t-il, comme les couteliers de Delphes, dont les couteaux servent à plusieurs usages; elle procède pièce par pièce et le plus parfait de ses instruments n'est pas celui qui sert à plusieurs travaux, mais à un seul. » <c A Carthage, dit-il encore, c'est un honneur de cumuler plusieurs emplois; cependant un homme ne fait très bien qu'une seule chose le législateur doit prévenir cet inconvénient et ne pas permettre au même individu de faire des souliers et de jouer de la flûte. Mais les temps ont marché, et la démocratie moderne, avec ce sens aigu des réalités qui la distingue dans l'histoire, pas une fois ne manquera de confier ses empeignes au joueur de flûte et la flûte au cordonnier. Soufflez à perdre haleine, ô pauvre cordonnier f i. « L'aristocratie est une volonté de puissance et la démocratie une volonté de faiblesse. Un peuple qui s'organise aristocratiquement, c'est un peuple, tout simplement, qui s'organise, qui se hiérarchise, qui se discipline, pour être fort un peuple qui se démocratise, c'est un peuple qui ne tient pas à être organisé fortement et qui tient même à être faible. En d'autres termes, un peuple qui s'organise aristocratiquemerit – bien entendu, il y a vingt formes diverses d'aristocratie c'est un peuple qui se constitue en peuple, et un peuple qui glisse à la démocratie est un peuple qui, au lieu de se constituer, se destitue. » Discussions politiques, p. i5/i.
Et vraiment, les faits sont là, les faits vivants, actuels, palpables, constants. Il suffit de jeter un coupd'œil sur le fonctionnement du régime démocratique, même porté à son plus haut point de perfection organique, c'est-à-dir.e muni du parlementarisme et de la séparation des pouvoirs tels que la Constitution de 1875 les a établis en France, pour se rendre compte, à l'évidence, des imperfections du système. Quelques faits seulement, les plus saillants, pour n'épuiser point la matière, qui serait-d'ailleurs inépuisable. La démocratie française nomme ses représentants. Comment les nomme-t-elle? Fermons les yeux sur les inconvénients, trop souvent scandaleux, des campagnes électorales, sur les moyens de pression et d'intimidation mis en jeu par les préfets, les sous-préfets, les instituteurs, les fonctionnaires de tout ordre, les influences occultes ou déclarées des comités régionaux et locaux, les marchés conclus, le trafic des votes, le rôle prépondérant des marchands de vin et l'alcoolisation des suffrages, « car il est un jour tous les quatre ans où le peuple est souverain, et l'on voudrait qu'il fût ivre ce jour-là laissons ces choses, d'autres encore, et examinons de près non plus l'accidentel, mais l'essentiel le choix de l'électeur. Qui nommera-t-il » Et pourquoi l'aura-t-il choisi? La psychologie politique de M. Faguet nous fournira toute lumière.
L'idée démocratique est celle-ci tous les hommes se valent et l'on n'a pas besoin d'être dirigé; on a besoin d'être administré selon des lois fixes pour qu'il y ait de l'ordre; et voilà tout. A cela suffisent soit des administrateurs et législateurs tirés au sort, puisque tous les hommes se valent, soit nommés à l'élection pour qu'ils légifèrent et administrent selon les passions de la majorité, chose qui nous est agréable. Voilà tout. Quant à constituer un cerveau, c'est une idée oligarchique au premier chef, puisque c'est l'idée d'un pouvoir spirituel. Nous ne tenons pas du tout à constituer un pouvoir spirituel; nous ne tenons pas du tout à créer un cerveau, même avec latitude de le faire, défaire et refaire à volonté, puisque notre idée est que les hommes ont autant de cerveau les uns que les autres. Nous nous défions même de ceux qui affectent d'être plus cérébraux que les autres, d'abord parce que c'est une erreur, ensuite parce que c'est une prétention et que ceux-ci, ouvertement ou secrètement, nous méprisent
et sont de la graine d'aristocrates. Voilà pourquoi, quand nous choisissons des représentants, nous ne les choisissons jamais pour leur intelligence. Nous choisissons, intentionnelle ment, des médiocres ou nous choisissons des hommes intelligents qui mettent leur intelligence au service de nos passions; car que nos passions soient exprimées avec éloquence, cela nous flatte; mais un homme choisi par nous uniquement parce qu'il est intelligent, c'est ce qui n'est arrivé jamais. C'est précisément le cerveau national que nous ne voulons pas constituer1.
Certes oui, nous touchons au vice radical qui a tué d'ailleurs, par ses excès mêmes, toutes les démocraties défiance, par jalousie ou par crainte, à l'égard de toutes les supériorités. Par suite, ostracisme contre d'illustres serviteurs de la patrie, et dans le cas qui nous occupe, exil à l'intérieur des citoyens dont le mérite porterait ombrage ou semblerait un reproche. Place aux incompétents 1 En arrière, ceux de l'avant, et en avant, ceux de l'arrière 1 Démos le veut ainsi, ou il ne serait plus Démos.
Que veut le peuple quand une fois la tarentule démocratique l'a piqué P Il veut d'abord que tous les hommes soient égaux et, par conséquent, il souhaite que toutes les inégalités disparaissent, tant artificielles que naturelles. Il neveut pas des inégalités artificielles, noblesse de naissance, faveurs du roi, richesse de naissance et il est pour l'abolition de la noblesse, de la royauté et de l'héritage. Il n'aime pas non plus les inégalités naturelles, c'est-à-dire un homme plus intelligent, plus actif, plus vaillant, plus habile qu'un autre. Ces inégalités-ci, il ne peut pas les détruire, puisqu'elles sont naturelles, mais il peut les neutraliser, les frapper d'impuissance en écartant des emplois dont ils disposent ceux qui les possèdent. Il est donc âmené tout naturellement, forcément pour ainsi dire, à écarter les compétents précisément comme compétents, ou, si vous voulez et comme il dirait, non comme compétents, mais comme inégaux, ou, comme il dirait encore, s'il voulait s'excuser, non comme inégaux, mais comme suspects, parce qu'ils sont inégaux, d'être antiégalitaires; et tout cela revient bien précisément au même. C'est ce qui faisait dire à Aristote que là où il y a mépris du mérite, c'est la démocratie. Il ne s'exprime pas formellement ainsi mais il écrit « Partout où le mérite n'est pas estimé avant tout le reste, il n'est pas possible d'avoir une constitution aristocratique solide », ce qui revient à dire là où le mérite n'est pas estimé, on entre en régime démocratique et l'on y reste2. Discussions politiques, p. 1S0.
a. Le Culte de l'incompétence, p. 37.
Voilà donc le pouvoir législatif constitué en vertu du principe égalitaire, qui est le principe du nivellement. Le peuple, simpliste par nature, s'imagine, en confiant le mandat, confier aussi la compétence nous la chercherons vainement. Il est vrai, M. le député et M. le sénateur ont la charge de faire les lois. Les feront-ils P Et quelles lois feront-ils a Ils en feront le moins possiblé, et sans doute ont-ils parfaitement raison. Le Sénat n'en fait point, parce qu'étant vieilli, il se repose. Et la Chambre n'en fait pas davantage, parce qu'étant jeune et active, elle a mille occasions de dépenser d'autre sorte son activité et ne prend plus le temps de penser.
Le Sénat pense, et il prend son temps pour cela. Mais réfléchissant, suivant les vraisemblances, qu'il ne peutpenser tout seul, il regarde du côté de la Chambre des députés, et il attend.
Le Sénat semble s'être donné pour occupation de regarder la Chambre des députés et de l'attendre. Il la regarde, il la voit préparer la chute des ministères et les renverser en effet; et cela fait la matière des entretiens de nos sénateurs. D'autre part, il l'attend il attend qu'elle ait fait une loi, et cela est long; et quand la loi est faite, il s'y met, sans hâte, à son tour; il attend qu'elle ait établi le budget, et cela est long, et quand le budget est établi, il le revise, avec rapidité, du reste, et un esprit de précision très remarquable. Et voilà tout, presque absolument tout. Le Sénat presque oublié qu'il a l'initiative des lois tout comme la Chambre, et que, puisque la Chambre ne trouve jamais le temps d'être législative, ce serait à lui d'accomplir, ou, tout au moins d'entreprendre, par voie législative, les réformes utiles au bien public. Or, il est excessivement rare que le Sénat prenne l'initiative d'une loi quelconque'.
D'où, lui vient donc cette atonie P De la trépidation de sa voisine, la Chambre des députés, qui, elle, prend peut-être un peu trop de toniques. L'un semble paralytique; l'autre a la danse de Saint-Guy. Et tous deux font cependant bon ménage, le choréique n'ayant rien à craindre du perclus, et le perclus souffrant bien que le choréique lui danse parfois sur les pieds.
w Que faut-il de plus?. Et ainsi les sénateurs ne font rien i. Problème» politiques, p. 6.
du tout, pendant que les députés font semblant de faire quelque chose. C'est toujours M. Faguet qui parle; c'est lui qui observe; et ses observations ne sont pas tendres pour nos députés.
Que font-ils donc de leurs huit mois de présence ? Comme le personnage de la comédie, ils ne font rien, mais ils agissent. Ils se démènent énormément sans aucun résultat. C'est une espèce de gymnastique. Ils interpellent, ils parlent, ils crient, ils vocifèrent sur les affaires quotidiennes. Ils semblent être jaloux de la presse et n'avoir pas d'autre objet que de reproduire par la parole le tableau que la presse donne au monde par ses moyens particuliers.
Aussi bien, l'évolution est la même des deux côtés. Ce sont évolutions parallèles et similaires.- Les journaux ont augmenté leurs formats, gonflé leurs personnages, se sont imprimés sur voiles de vaisseaux, ont donné à leurs lecteurs six pages, huit pages et des suppléments. Tout de même les sessions parlementaires se sont allongées, les séances se sont allongées, les séances de nuit se sont ajoutées aux séances diurnes agrandissements de format, suppléments, deux éditions par jour, sans jamais, du reste, que le journal parlementaire soit imprimé en caractères neufs.
Evidemment, le Parlement est jaloux de la presse, et cette jalousie est une de ses raisons de vivre et une des raisons de la manière dont il vit. Le député français est exactement un Athénien du temps de Philippe.
S'ils ne sont pas d'Athènes
D'où sont ces messieurs-là ? i*
disait le refrain d'une chanson de 1818 ou i8ao. Les députés français sont d'Athènes excellemment. Se réunir le matin sur la place publique, et n'en point sortir, et y causer, intarissables, en écoutant ou en n'écoutant point des orateurs intarissables eux-mêmes, c'est le 'rêve, quotidiennement réalisé, de nos honorables'.
Et voilà. En tant de séances, et par tant d'éloquence, que font donc nos représentants P – Ce que font les représentants ? Ils donnent des représentations.
De lois, point. Pourquoi nos législateurs feraient-ils des lois Et comment, pour en faire, feraient-ils P L'étude des k législations comparées, du droit civil et criminel, des sciences sociales et politiques est, le plus souvent, en dehors de leur compétence, et l'étude des besoins du peuple en dehors de 1. Problèmes politiques, p. 7.
leur programme. Feuilletons l'oeuvre législative de la troisième République, combien d'années seront marquées non point par des pierres blanches, mais par des pages blanches 1 Et combien de projets de loi sont endormis dans les cartons de la Chambre ou du Sénat, qui n'en sortiront plus. Ce que nous trouverons cependant, et sans chercher beaucoup, ce sont des lois de circonstance et des lois d'exception. Celles-ci sont en faveur, mais elles condamnent un régime. Car si le propre d'une république estd'obéir à des lois, c'està-dire à la sagesse et aux traditions du passé, le propre de la démocratie est de se mettre au-dessus des lois et de fabriquer, au jour le jour, des décrets, comme s'exprimaient les anciens, ou des lois de circonstance, comme nous disons aujourd'hui, qui sont tout l'opposé des lois. C'est sa tendance, et c'est un besoin pour elle, et comme une nécessité de vivre. Semblable au guerrier barbare dont parle Démosthène, qui se défend toujours du côté du coup qu'il vient de recevoir, et, frappé à l'épaule, porte son bouclier à son épaule, puis frappé à la cuisse, le porte vivement à sa cuisse, le parti au pouvoir ne fait des lois que pour se défendre contre l'adversaire dont il reçoit ou pourrait recevoir des coups, et il se couvre ainsi de boucliers jusqu'à ce qu'il en soit recouvert.
Un général est-il nommé député dans un trop grand nombre de circonscriptions, vite une loi contre cet « aspirant à la tyrannie », comme on disait sur la Pnyx d'Athènes, une loi interdisant les candidatures multiples. Et ce n'est point assez encore. Mesurons les suffrages à cet homme redouté; étouffons la voix publique, si la voix du peuple est pour lui.. Et vite une nouvelle loi remplaçant le scrutin de liste par le scrutin d'arrondissement. Blessée à la cuisse, blessée à l'épaule; bouclier à droite, bouclier à gauche. La Démocratie se défend.
Une accusée, fort élégante, il est vrai, se plaint du juge d'instruction qui, dit-elle, l'a malmenée; du président qui, dans son interrogatoire, n'a pas eu toute la courtoisie requise par la dame; enfin, et surtout, du ministère public qui a bien maladroitement agi en l'accusant vite, pour complaire à l'accusée présente et pour ne plus encourir les reproches
des accusées futures, vite une réforme radicale de toute la procédure criminelle. La royauté avait jadis le droit de grâce, la démocratie est toute grâce c'est la grâce prévenante. Ainsi en toutes choses. Etl'on en voit d'étranges au PalaisBourbon. Mais la seule chose qu'on n'y voie point, c'est un recueil de lois bien faites. Solon se sentirait quelque peu ahuri au milieu de nos législateurs et nos législateurs expulseraient Solon. Un sage qui veut faire des lois Il faut être fou pour cela 1 Et ceci est vrai en démocratie pure. Le mandat de nos démagogues est pourtant de faire des lois. Hélas 1 ils ne veulent, ni ne peuvent. Ils ne peuvent, parce que, sortis de l'urne électorale par le choix aveugle du peuple, ils ont bien reçu le pouvoir, mais non les capacités, un pouvoir qui ne peut pas. Ils ne veulent, parce qu'ils ont autre chose à faire, autre chose qu'ils ne devraient point faire, mais qui est la seule qu'il leur plaise de faire et qu'ils soient en quelque sorte forcés de faire s'ils tiennent à vivre gouverner et administrer.
A cela, ils s'emploient de toute leur âme et de toutes leurs forces, jusqu'à tenir à leur complète discrétion le pouvoir exécutif qui est toujours aux ordres des commissions et de la Chambre et n'a plus en rien la liberté de ses mouvements. De sorte que nous avons, par-le vice du système, un gouvernement qui ne gouverne pas et une Chambre législative qui ne légifère pas, mais qui gouverne au lieu et place du gouvernement. Elle gouverne par la voie oblique des interpellations et des crises ministérielles. Et par là elle est omnipotente.
Pendant huit mois, la Chambre des députés gouverne. Il n'est si mince et si obscur incident politique sur quoi, immédiatement, la Chambre ne traduise le ministère à sa barre pour le sermonner, pour lui donner ses instructions, pour lui indiquer par le menu toute la conduite qu'il doit tenir, sous peine de révocation. Les ministres ne sont pendant huit mois, que des chefs de bureau qui sont sonnés tous les matins par leur directeur et qui reçoivent de lui indications, conseils, avis, ordres et tâche minutieusement préparée avec la manière dont ils auront à l'accomplir. L'interpellation à jet continu n'est pas autre chose que le gouvernement transporté tout entier au palais Bourbon et les ministres transformés en agents purset simples dupou-
voir législatif Un fonctionnaire, je le connais, est désigné à la nomination du ministre par ses chefs immédiats et par ses pairs. Le ministre le- fait appeler « Je ne puis pas vous nommer j'aurais une interpellation. » Les ministres, pendant les sessions, sont les employés de la Chambre des députés. Ils prennent leur revanche, timidement ou violemment, selon leur caractère dès que la session est close; et il n'y a rien qui ressemble plus à l'anarchie que cette alternance, que la présence dans le pays de deux gouvernements, différents et rivaux, qui gouvernent chacun. à son tour'.
Il n'est que trop vrai nous avons un gouvernement à éclipses. C'est Proserpine passant six mois dans les enfers et sixmois à la lumière du soleil; mais les six derniers mois ne se ressentent que trop des six premiers. Ainsi la France qui se trouve, théoriquement, en régime démocratique, se trouve, en fait, partagée entre l'oligarchie parlementaire et le despotisme ministériel six mois d'oligarchie, et six mois de despotisme.
Conclusion le pouvoir exécutif n'est plus, ou, du moins, il n'est plus ce qu'il doit être. Sa mission est de chercher et de réaliser les perfectionnements. Mais il n'a aucun loisir pour cela. Les commissions étudient les réformes; un projet de loi attend, tout prêt. Mais le ministre chargé de l'étudier à son tour, et de le proposer ou de le rejeter, a déjà disparu dans une tourmente ministérielle et le nouveau ministère a bien autre chose à faire que de se mettre à l'étude de ce vieux projet de loi, jugé dès lors et enterré. II arrive parfois qu'une réforme passe. Petit coup de surprise heureuse négligence d'un ministre qui l'a signée sans en avoir pris connaissance.
Que devient pendant ce temps l'administration? Son sort est tout pareil nos ministres, en fait, n'administrent pas. Le voudraient-ils qu'ils ne le pourraient. Leurs préoccupations sont ailleurs. Et ils ont tant à faire, les ministres, qu'ils ne peuvent guère avoir la tête à ce qu'ils font, moins encore à ce qu'ils devraient faire.
Sans même parler des réformes continuellement entravées, il y a ceci qui est grave les ministres n'administrent pas; les ministres ne i. Sur noire régime parlementaire, p, 8.
surveillent même pas l'administration telle qu'elle est et comme elle marche; les ministres ne peuvent pas être des administrateurs. Ils ne font, ils ne peuvent faire que de la politique. Toujours tendus vers ce seul objet, rester au pouvoir, ne pas être renversés, ils ne s'occupent que de bruits de couloir et de rumeurs d'hémicycle, et de la question de ce matin, et de l'interpellation de demain soir; ils habitent le PalaisBourbon, de fait le jour, de pensée la nuit, de toute leur âme toujours. Ils perdent tout leur temps et consument toutes leurs forces en des conciliabules et des manœuvres offensives et défensives. Un ministère français a les airs d'une association de conspirateurs, et, en vérité, il en a les occupations'.
Au reste, ils ne sont pas nommés non plus pour administrer, et il faut bien reconnaître qu'ils entendent peu de chose à l'administration. II n'est pas inouï, mais il est rare, très rare, qu'un ministère soit confié à un homme de quelque compétence, en quel cas c'est le hasard qui s'amuse. Parcourons les innombrables listes ministérielles qui se succèdent, avec la régularité et la diversité des saisons, nous verrons généralement le ministère de l'Instruction publique attribué à un avocat, le ministère du Commerce à un homme de lettres, le ministère de la Guerre à un médecin, le ministère de la Marine à un journaliste, bref, cela à celui-ci, ceci à celui-là, au gré des occurrences, des convoitises et des exigences des partis, si bien que Beaumarchais a donné la formule beaucoup plus de la démocratie que de la monarchie absolue en disant: « Il-fallait un calculateur; ce futun danseur qui l'obtint?», et que chaque ministre, en fin de compte, s'installe dans son département comme dans un ministère des Affaires étrangères.
Pourquoi cette bigarrure, ces choix bizarres ? Parce que la démocratie est un régime de partis et que la majorité, pour se maintenir au pouvoir, est bien forcée de semer les portefeuilles à travers les groupes pour rallier tout son monde et de distribuer les rôles non point d'après les convenances professionnelles, car tous les groupes ne sont pas nantis d'hommes d'État pour tous les ministères, mais d'après les convenances politiques, qui sont d'ailleurs, pour des politiciens, à peu près les seules convenances.
i. Problèmes politiques, p. J 8.
a. Le Culte de l'incompétence, p. 86.
Ainsi l'exige, au surplus, le principe même de la démocratie directe qui entend faire toutes choses par elle-même ou, dans un grand pays, par ses représentants. Et ceux-ci tiennent, en effet, sous leur coupe presque tous les fonctionnaires de France. Il n'est juge de paix, agent voyer, can-*didat à la gendarmerie ou commis des contributions indirectes, qui ne dépende pour son gagne-pain de la Chambre des députés et du Sénat, qui puisse arriver en place ou y rester sans la protection d'un parlementaire, maître effectif de toutes les nominations, révocations, déplacements, avancements, échanges, en un mot de toute la manipulation administrative soit dans son département, qui est son fief, soit dans l'administration centrale. Donc un gouvernement occulte, irresponsable, et très réel, et très actif, auprès de l'autre, qui n'en peut mais.
Pendant ce temps, l'administration roule son petit train cahin-caha, suivant l'ornière, et si tranquille en son repos, si libre de son temps derrière ses cartons, que tout le monde aujourd'hui aspire à être fonctionnaire. Autre plaie. Poursuivant ses empiétements et travaillant de toutes ses forces à la confusion, ou, si l'on veut, à l'unification des pouvoirs, la démocratie veille à bien tenir en main la magistrature et à mettre sous sa dépendance la justice.
La magistrature est inamovible, et il faut qu'elle le soit pour sa dignité, pour le maintien de son indépendance. La démocratie voit de très mauvais œil cette inamovibilité si manifestement contraire au principe de la souveraineté nationale. Elle a supprimé, d'un vote rapide, les sénateurs inamovibles, comme un reste d'aristocratie. Elle n'a pas encore oflé rayer de nos mœurs politiques l'inamovibilité de la magistrature. Mais elle y tend. Elle attaque ce principe. Sous prétexte d'épuration, elle l'a suspendu suivant son bon plaisir, et dès que les magistrats parlent de juger suivant leur conscience, elle menace de le suspendre encore et de faire tomber sur les coupables les foudres de la révocation i. « En 1902, un tribunal de province acquitta un Jésuite qui aurait commis le délit de prêcher. Le gouvernement prétendait, par l'organe du ministère public, que la loi contre les congrégations enlevait à un Jésuite le droit de prêcher. Le tribunal
Il lui faut des héliastes partout, et partout à ses ordres. Elle les a, encore que ce ne soit pas partout. Elle les a jusque dans les rangs de la magistrature civile. Car, en s'appliquant à transformer la justice en une pure administration de même nature et de même fonctionnement que les autres, elle arrive peu à peu à faire de ses juges, non plus un corps de l'État, indépendant et autonome, mais ce qu'elle veut qu'ils soient un corps de fonctionnaires dressés despotiquement à obéir au moindre signe. C'est elle qui les nomme et qui les paye, et par là elle les tient; c'est elle qui dispose des promotions, des récompenses et des faveurs, et par là elle fait marcher tous les jeunes et vieux marcheurs qui ne demandent qu'à avancer. Il en est bien quelques-uns. Et quelques autres. Eh bien, l'avancement sera pour eux. A quoi bon rappeler, comme preuves péremptoires, la condamnation du cardinal Luçon, l'affaire Dreyfus, d'autres encore? Le débat, tel qu'il est établi et conduit par M. Faguet, porte sur les institutions, non sur les faits, ou si les faits sont euxmêmes indirectement atteints, c'est comme efflorescence des institutions et comme illustration du principe. Mais le principe, ici, est assez fulgurant, et la magistrature nouvelle s'illustre assez par elle-même.
Elle les a aussi, ses héliastes, dans l'institution essentiellement démocratique du jury, qui absout et condamne tout à la fois, comme Busiris, ou bien soumet la logique à d'étranges tortures. Tel ce jury de la Côte-d'Or qui, jugeant un meurtrier, déclare, en novembre igog ce n'est pas au moyen âge – 1° que cet homme n'a pas porté de coups 2° que les coups qu'il a portés ont entraîné la mort. Tel encore, dans l'affaire Steinheil, le jury de la Seine déclarant que personne n'a été assassiné dans la maison Steinheil, et, plus éperdument encore, que Mme Steinheil n'est pas la fille de Mme Japy. La démocratie, qui n'aime pas la peine de mort et qui a pour jugea que la loi contre les congrégations enlevait au Jésuite le droit de vivre en congrégation, mais non pas aon caractère de prêtre catholique et son droit de monter en chaire. Le gouvernement en appela. La Cour de Paris ratifia la sentence des premiers juges. Il y eut surprise universelle, et dès le lendemain, dans tons les journaux du gouvernement, et le surlendemain dans plusieurs conseils généraux, le voeu et presquela sommation qu'une nouvelle épuration de la magistrature fût faite immédiatement. » Le Libéralisme, p. 53.
les criminels de maternelles douceurs, aime beaucoup le jury, qui ne sauve pas les principes, mais qui sauve les accusés. A ce régime, nul ne sera condamné de ceux qu'elle ne veut point voir condamnés. Et voilà pourquoi encore, elle abomine les tribunaux d'exception, une des forces de l'ancienne monarchie et pourquoi elle s'en est prise si violemment aux conseils de guerre, qu'elle entend bien abolir un jour.
Peut-être les résultats premiers de cette évolution ne sont-ils pas des plus encourageants
Tout compte fait, il n'y a pour être contents de la translation des procès criminels des juges au jury, que les juges et les criminels, les juges, parce que cela les débarrasse d'une lourde responsabilité, les criminels, parce que, aux chances qu'ils ont de n'être pas pris 5op. 100 – cela ajoute la chance d'être acquittés par le jury – 75p. ioo. Cela est rassurant et, dans une certaine mesure, encourageant. Étant donné que sur 100 crimes, 5o p. ioo restent inconnus; que sur les 5o qui restent, 5o p. 100 des auteurs ne sont pas découverts; que sur les 25 quirestent, 75p. 100 des auteurs sont acquittés onpeutcalculer sans aucune exagération, et au contraire, qu'un criminel, quand il commet un crime, a gà chances contre 6 de n'être pas puni, ce qui fait l'industrie criminelle beaucoup moins aléatoire que celle du petit boutiquier, 5o p. 100' des petits boutiquiers faisant faillite, 6 p. 100 seulement des industriels de la criminalité faisant mal leurs affaires'. Ainsi s'expliquent, en effet, au dire des criminologistes, et par une logique fatale, les rapides et effrayants progrès de la criminalité en France. Ce n'est point là le seul facteur, assurément; mais c'est bien le principal. Le défaut d'éducation religieuse, l'influence'de la morale athéistique des instituteurs ont leur rôle, sans doute, qui est immense, dans ce déchaînement du crime, car à cette école se prépare le criminel, et M. Faguet n'en disconvient nullement; mais ce qui détermine l'attentat, c'est presque toujours la confiance dans l'impunité; ce qui recrute l'armée du crime, c'est ce fait, mis en lumière par les statistiques, « que la plupart des métiers offrent beaucoup plus de chances d'insuccès que celui d'assassin. Que l'indulgence, l'incompétence, l'imprévoyance du jury prennent leur part dans les responsabilités 1
1 L'Horreur des responsabilité», p. 77.
Voilà où aboutit, dans le domaine législatif, exécutif, administratif etjudiciaire, le principe de laconfusion des pouvoirs érigé en dogme par Jean-Jacques Rousseau, père de la démocratie moderne, mais que la démocratie ancienne eût exilé, à coup sûr, chez les Scythes.
Il y a pourtant un chef de l'État? direz-vous. Que ne met-il l'ordre dans cette galère 1
Il y a un chef de l'État? Vous croyez? demande à son tour M. Faguet. Où est-il?
Amenez-le. Il pourrait y avoir un chef de l'État en France, et même il existe, car il est en toutes lettres dans la Constitution de 1875. Malheureusement, il n'est que là, et bien puissant ou bien malin qui l'en fera sortir. En dehors de ce texte, il n'y a pas en France un chef de l'État. Fouillez tous les recoins de l'Élysée, vous ne l'y trouverez point. Tous les sept ans, il est vrai, on nomme un président de la République, qui est, au terme de ses pouvoirs, un véritable, un authentique chef d'État.
Il a des droits très étendus, comme d'un roi constitutionnel. Il a l'initiative des lois, ce qui, pour un président de la République, n'est pas sans emporter de très importantes conséquences, s'il lui plaît d'en ùser, car, avec sa proposition de loi, il met son autorité et sa charge elle-même dans la balance. Ceci, c'est quelque chose d'assez analogue au lit de justice de l'ancienne monarchie. Il a, en outre, le droit de veto suspensif. Libre à lui, quand une loi inique ou incohérente est votée, d'inviter les Chambres à procéder à une nouvelle délibération de cette loi, ce qui est un gravè avertissement au pays. N'est-ce pas l'ancien droit des Parlements refus d'enregistrer la loi et, de ce fait, droit de remontrances ? P A l'égard des Chambres encore, il a le droit de communiquer avec elles par des messages et d'intervenir ainsi dans le travail législatif. Il a le droit de nommer ses ministres et de les déposer, de les choisir en dehors du personnel des deux Chambres, ce qui serait infiniment salutaire. Il a le droit également de dissoudre la Chambre des députés avec le consentement du Sénat, droit boiteux, il est vrai, puisqu'il ne peut, et l'on ne voit pas très bien pourquoi, dissoudre le
Sénat avec l'agrément de la Chambre. Mais, encore qu'il ne s'appuie que sur une jambe et tout claudicant qu'il soit, ce droit ne serait pas une vaine prérogative, s'il entrait en vigueur.
Avec tous ces pouvoirs souverains, on peut gouverner. Et si le président de la République ne gouverne pas, c'est qu'il renonce volontairement à tous ses droits, c'est qu'il renonce à exercer son rôle de chef de l'État. En un mot, il abdique. Et de fait, par un singulier, par un inexplicable prodige, du jour même où il est nommé, il n'est plus.
Il n'est plus parce que la démocratie le supprime purement et simplement. Les pouvoirs qu'il tient de la Constitution de 1875 sont d'essence aristocratique et d'essence monarchique, et la démocratie aime peu cette essence-là. Jamais elle ne lui permettrait d'exercer ses droits se soumettre ou se démettre. Si bien que la Constitution de 1875 est devenue lettre morte, M. Aulard le constate tout comme M. Faguet, et que- le président de la République est un chef d'État défunt.
Et nous voici en pleine démocratie. Pas d'autre loi, pas d'autre volonté, pas d'autre pouvoir que le principe et la toute-puissance de la Souveraineté nationale.
Ce qui nous ramène, en fait, à l'oppression de la moitié de la nation moins un par la moitié plus un, ou plus exactement encore, à l'oppression des deux tiers environ de la nation par le troisième tiers. Car ces députés de tout à l'heure; qui exercent le gouvernement aristocratique en concentrant les trois pouvoirs, et c'est-à-dire qui exercent la tyrannie », raisonnent ainsi en calculant leurs chances et moyens de réélection « II nous suffit, pour avoir la majorité dans nos Chambres souveraines, d'un tiers des électeurs, c'est-à-dire de quatre millions d'hommes environ sur quarante millions d'habitants. A la rigueur, cela suffit. C'est avec ces quatre millions d'hommes derrière nous, que nous gouvernerons souverainement, absolument, comme un roi d'Afrique, tout le pays. Il s'agit de trouver quatre millions d'hommes qui ne se soucient nullement des droits de l'homme, et qui aient intérêt à ce que nous soyons le gouvernement. Ce n'est pas très difficile. »
Nous en sommes là. Ou, du moins, nous en étions là avant la guerre. Flot montant de la démocratie submergeant toutes nos libertés, éclaboussant de son écume nos plus chères, nos plus saintes institutions, battant violemment les murs de la cité, jetant le désarroi dans les esprits par ses sourds grondements, sa menace haut dressée et les ruines déjà faites, et sur ce flot houleux, sur ce flot géant, la barque du socialisme, la barque à la rouge voilure, carguant hardiment ses voiles vers le port.
Ému par le grand péril, dont la société contemporaine ne semblait avoir, malgré tout, qu'un vague pressentiment, encore qu'elle le redoutât et qu'elle eût déjà vivement ressenti le contre-coup des premières commotions, Émile Faguet poussa le cri d'alarme et s'employa de toute son âme à réveiller les consciences, à secouer les énergies, à organiser les résistances. Il voyait bien, lui, dans la magnifique lucidité de son esprit, que le salut de la France était en jeu, et il conjurait ses concitoyens d'opposer une digue résistante au flot envahisseur.
Son programme de défense est simple, intéressant, digne d'attention ppur nos hommes politiques, dicté par une intelligence vive des réalités et, dans sa sphère, par un sens exact de nos traditions. Au principe démocratique de l'égalité, il oppose le principe républicain de la liberté; mais ce qui constitue sa république, et ce qui la distingue de la démocratie, c'est l'organisation des pouvoirs dans un sens aristocratique. Il demande un gouvernement fort et éclairé, et pour cela des corps d'État magistrature, barreau, corps médical, armée, chambres de commerce se recrutant par cooptation et dès lors suivant le mérite; un Sénat nommé exclusivement par ces éléments aristocratiques, tous représentés une Chambre des députés réduite en nombre, nommée en partie par le suffrage universel, en partie par les corps d'État d'où lui viendraient les compétences; un président de la République élu comme aux États-Unis par toute la nation, au suffrage à deux degrés, et exerçant les pouvoirs que lui confère la Constitution de 1875. Ceci, avec
la gratuité du mandat parlementaire, nous sauverait incontestablement de la démocratie et nous donnerait cette « république viable » qui était le rêve d'Émile Faguet et dont l'idéal était réalisé pour lui dans l'Église catholique1. Mais il savait bien que c'était un rêve, un rêve trop aristocratique pour se transformer un jour en réalité. Aussi, bien convaincu qu'on n'améliore pas les formes du gouvernement, et qu'il est inutile de les améliorer, si on ne change pas les mœurs politiques, le grand effort de sa vie, le vrai souci de sa pensée fut toujours de travailler à l'union des esprits et de faire partager à ses concitoyens son ardent et admirable amour de la liberté.
Et son appel, bien qu'il ne soit nulle part formulé, se laisse entendre cependant à chaque page de ses œuvres, et il est vibrant
« 0 mes amis, ô mes concitoyens, vivons unis sous le ciel de douce France, loin des luttes fratricides qui déchirent l'âme de la patrie et des basses intrigues qui la déshonorent. « Ayons les mœurs de la liberté, puisque nous la possédons. Pas d'ostracisme contre personne, ni contre les insti-tutions, ni contre les religions, ni contre les bons citoyens. Pas de haines dans les cœurs, entre frères d'un même sang, entre Français. Pas de luttes violentes de partis, pas d'oppressions, de délation pas de tyrans, pas de parias. « Ayons l'amour de nos traditions, le respect de nousmêmes et le culte de nos gloires. Saluons le mérite partout où il se rencontre, et soyons-en fiers. Ne l'écartons pas des honneurs. Mettons-le aussitôt à la place qui lui revient, et i « Le meilleur système héréditaire que je connaisse à travers toute l'histoire, c'est l'Eglise catholique. Cette corporation avait trouvé le moyen de ee donner tous les bénéfices de l'hérédité en en évitant toue les défauts. Elle se recrutait par adoption, comme les empereurs romains de la meilleure époque de l'Empire lui en-avaient donné l'exemple; et ainsi elle accumulait les aptitudes sans que jamais les aptitudes pussent disparaître par l'épuisement de la race. Elle était, elle est encore, la meilleure des aristocraties et des démocraties. Démocratie, elle l'est, en ce sens qu'elle guide partout, même au plus bas rang et pour l'élever peut-être au premier, l'élément qu'elle fait entrer en elle; aristocratie, elle l'est parce que, à ses enfants d'adoption et c'est-à-dire à tous ses enfants, elle donne l'hérédité, c'est-à-dire une tradition, des idées traditionnelles, un honneur traditionnel et l'accumulation des aptitudes par l'éducation. C'est l'aristocratie la plus ouverte qui soit, c'est le modèle même des aristocraties. C'est l'aristocratie démocratique par excellence. » Disciuiioni poKligiw», p, n8.
soyons, nous, les serviteurs de toutes les grandes pensées et de tous les nobles sentiments. C'est français, cela, et c'est de bonne race. Sous les dehors légers qui trompent, et malgré les défauts qui troublent parfois notre vie et qui ont marqué notre humeur comme notre histoire, nous sommes dix fois meilleurs au fond qu'il ne paraît à la surface. Ne calomnions pas la France devant les autres peuples, ni par nos paroles, ni par notre silence, ni par nos actes. Montrons-leur bien, en toute droiture et vérité, ce que nous sommes, au lieu de nous acharner à leur montrer, contre nous-mêmes, ce que nous ne sommes pas.
« Quelques heures d'égarement s'effacent et se rachètent. Oublions-les. L'oubli suffira seul à les réparer.
« Maintenant, des mœurs toutes bienveillantes, des passions bienfaisantes doivent succéder aux habitudes déjà prises d'un égoïsme étroit et calculateur. Vivons ensemble comme les fils d'une même famille. Associons-nous; aidonsnous soutenons-nous défendons en commun nos intérêts, nos idées, nos droits, avec calme, fermeté, sans factions. Vivons encore comme un grand peuple, comme un peuple vraiment grand, et grandissons-nous toujours. Pour cela, puisque nous avons fait notre apprentissage de la liberté, soyons libres comme des hommes libres, et non comme des affranchis; et sachons porter dans notre vie de citoyen cette sérénité de la force qui se connaît et se possède. » Ainsi parle l'œuvre entière d'Émile Faguet. Et la gloire de ce bon citoyen sera de n'avoir jamais fait d'autre politique que celle-là.
IMPRESSIONS DE GUERRE1
UN BRAVE
L'effectif de notre compagnie commençait à baisser les évacuations successives avaient creusé des vides qui allaient s'élargissant notre nombre se restreignait et le service pesait lourdement.
Heureusement, ces temps derniers, la compagnie reçut un renfort, un singulier renfort qui a quadruplé sa force.
Je me trouvais un beau jour, vers dix heures du matin, sur la terrasse de notre P. C. Après les premières courses, en attendant d'autres occupations, je respirais, j'admirais la mer de verdure qui se déroulait à mes pieds, et me laissais aller au grand calme qui montait de la nature tranquille.
Soudain, mon attention fut attirée par deux points qui se mouvaient sur le sentier dans le fond du ravin et semblaient se diriger vers nous.
Tout d'abord, je me désintéressai des nouveaux arrivants. Qui étaient-ils? Sans doute des agents de liaison, des hommes de corvée. Peu importait. Je me replongeai donc dans ma contemplation, sans plus me soucier d'eux.
Quelque temps après cependant, poussé par une curiosité aux abois, en quête du moindre incident, j'inspectai de nouveau le sentier les deux hommes venaient décidément à nous. Ils étaient déjà suffisamment rapprochés pour qu'aux gestes, à la démarche, nous puissions conjecturer leur identité. Pendant quelques instants, nous nous efforçons de déchiffrer l'énigme. Quel est le premier? Il ne répond au signalement d'aucun homme du bataillon. « Mais c'est un renfort», s'écrie quelqu'un. « Voyez, il est en capote! Et puis voyez donc, il a des cuirs jaunes tout neufs; pour sûr, il vient du dépôt! C'est certain, ajoute un autre. Le i. Voir les Éludes depuis septembre 191!.
second, c'est notre margis, qui revient de chez le colonel et le ramène. Regardez, il porte son sac » »
Les conjectures étaient justes. Dix minutes après, le renfort, suivi de son charitable compagnon, à quelques centaines de mètres de nous, achevait de grimper la pente raide. Triste renfort Bien qu'allégé de son sac, il paraissait à bout il escaladait les, marches d'un pas lent, fatigué; à chaque instant, il s'arrêtait pour souffler, s'efforçait de redresser, mais en vain, sa taille voûtée. Dame 1 murmura quelqu'un, le dépôt a vidé son magasin » Bientôt, l'arrivant débouchait sur notre terrasse et'sa vue nous clouait sur place dans un véritable ahurissement un vieillard à la tête blanche! « Le malheureux 1 Que vient-il faire parmi nous? » Telle fut l'unique pensée qui occupa nos esprits. L'ancien semblait bien fatigué de sa rude montée il était congestionné, il haletait. Il s'arrêta donc et, appuyé sur son fusil, sans parole, l'œil vague, il aspirait l'air à traits profonds. Nous mîmes ce temps à profit pour l'inspecter. Il paraissait usé; mais, par contre, une âme de fer semblait animer son corps débile sa figure maigre, à la peau flottante, aux rides profondes, laissait transparaître une énergie indomptable. Un brave assurément; du reste, il en portait la marque officielle un galon de sergent rehaussait le bleu de sa manche et, sur sa poitrine, se détachaient le vert d'une croix de guerre et le jaune de la médaille militaire. Mais qui était ce brave?
Pendant que le mystère tenait nos esprits en suspens, le sergent ayant recouvré son souffle et sa présence d'esprit, avait remarqué, à quelques pas de lui, le capitaine, qui, en l'absence du commandant, dirigeait le bataillon et qui, intrigué, le dévisageait en silence.
Aussitôt l'ancien redressait, autant qu'il le pouvait, sa taille branlante et présentait les armes avec une conviction de conscrit, puis, encouragé par un sourire bienveillant, s'avançait et, avec une bonhomie parfaite, tendait la main à l'officier. « Mon capitaine, dit-il, c'est vous qui commandez le bataillon? Je suis bien heureux de faire votre connaissance. » Le geste et la démarche n'étaient guère conformes au protocole, mais le bon vieux était si touchant que le capitaine accepta de bonne grâce ces avances et y répondit par une poignée de main et par quelques bonnes paroles de cordiale bienvenue.
Nous considérions cette scène avec un étonnement amusé, lorsque le compagnon de route vint rompre le charme « C'est un Lorrain nous chuchota-t-il. Il a eu son père fusillé en 1870, et il vient pour le venger! »
Son père fusillé, le venger Ces mots nous plongèrent dans la stupeur. En un clin d'œil, les images, les sentiments se pressèrent et défilèrent en ordre serré devant notre esprit troublé. Le sombre drame se dressa, comme une féerie, devant nos yeux. Nous vîmes un homme les yeux bandés; devant lui, une rangée de Prussiens, et, à l'arrière-plan, une femme, des enfants qui pleuraient.
Une vague de pitié immense, mêlée de sourde colère et de révolte, nous ébranla et nos cœurs se soulevèrent. Puis, nous suivîmes notre Lorrain le long de sa triste carrière; nous le vîmes quitter son pays, vivre en France, attendre avec impatience le jour où il pourrait rentrer en maître chez lui et venger le forfait. Nous parcourûmes avec lui le long calvaire d'attente stérile; nous vîmes défiler les sombres années qui, une à une, emportaient un lambeau d'espoir. Nous le vîmes lutter contre l'abattement grandissant et enfin, dans les dernières années, les années de lâche capitulation, pleurer, la rage au cœur, la perte irrémédiable de sa chère Lorraine. En quelques instants, nous souffrîmes la gamme ascendante des douleurs qui, pendant un demisiècls, avaient abreuvé ce cœur de leur amertume croissante. Nous étions remplis soudain d'un profond attendrissement pour cette victime; mais en même temps, la grandeur de son geste l'élevait bien haut dans nos esprits et un sentiment de profond respect nous dominait.
Sous l'empire de ces impressions, nous nous étions approchés et, à notre tour, par des témoignages de chaude sympathie, nous nous efforcions de faire sentir au vieux sergent que son geste était compris, qu'il n'avait parmi nous que des admirateurs; et que, dans notre régiment, il trouverait plus que des frères, des fils empressés et aimants.
Notre entrevue fut de courte durée. Aussitôt remis de son ascension, le sergent n'eut plus qu'une idée « Je dois rejoindre ma compagnie! A laquelle étes-vous affecté, lui demandai-je? A la 6°! Parfait; c'est la mienne. Nous aurons donc le plaisir de faire ample connaissance au prochain repos. » Je mis mon
nouveau compagnon sur sa route; il s'enfonça dans le boyau et je le perdis de vue pendant quelques jours.
Au prochain repos, je retrouvai mon vieux Lorrain à notre table de popote où j'eus même la chance d'être son voisin. Comme je l'avais promis à notre première entrevue, je nouai une connaissance plus intime.
Dans son passé, un épisode entre tous excitait ma curiosité le terrible drame de 1870. Je craignais, il est vrai, de réveiller des souvenirs douloureux et j'hésitais à aborder la question. Lui-même, par hasard, me mit sur la voie. Je saisis l'occasion et laissai entrevoir à mon voisin l'intérêt que provoquait en moi son histoire. De bonne grâce, il me la conta dans tous ses détails. La voici.
« En 1870, nous habitions dans un faubourg de Metz, où, jusqu'alors, nous avions mené une vie tranquille et heureuse. Lorsque la guerre éclata, deux de mes frères s'engagèrent aussitôt; pour ma part, je n'avais que treize ans, j'étais donc condamné à être le témoin passif des horreurs de l'invasion. Bien vite les terribles nouvelles arrivèrent les Français, vaincus, reculaient et les Prussiens, comme un Hot menaçant, s'avançaient vers nous. Bientôt, Bazaine s'enfermait dans notre ville et, pendant deux mois, nous vécûmes dans l'espoir angoissé de la délivrance. Puis ce fut la honteuse capitulation et aussitôt après l'entrée des Allemands. Ah mon ami Quelle horreur que la lourde marche de ces sinistres soldats noirs 1 J'entends encore leurs pas marteler le pavé de notre rue, pendant que, pleurant de rage, je les considérais derrière nos rideaux tirés.
« Et ce n'était que l'avant-godt des horreurs de l'invasion Dès le soir, une douzaine de Bavarois faisaient irruption chez nous et, sans façons, s'installaient en maîtres. La paille de l'étable ne leur suffisait pas; il leur fallait nos lits. Ils entrèrent donc chez nous et passèrent l'inspection des chambres. Ils y trouvèrent ma sœur qui venait de mettre au jour un enfant, la veille. Sa situation aurait dû exciter la pitié, sinon le respect de ces hommes. Mais ces Allemands étaient des brutes. Sans tenir aucun compte des réclamations de ma mère et des plaintes de la malade, ils arrachèrent celle-ci de son lit et la traînèrent dans la cuisine où ils la laissèrent évanouie sur le pavé froid. Puis ils se partagèrent les chambres et s'installèrent.
« A ce moment même, mon père rentrait et trouvait-dans la cuisine sa fille étendue par terre, sa femme en pleurs essayant de la ranimer et, tout autour, les petits poussant des hurlements d'effroi. Mon père s'arrêta interdit sur le pas de la porte. Subitement, il était devenu pâle comme un mort. Il ne dit pas un mot, mais fixa sur ma mère un regard interrogateur. Celle-ci tendit le bras vers les chambres et d'une voix étouffée murmura « Les Prussiens »
« Soudain, les yeux de mon père brillèrent d'un éclair de rage; le sang empourpra ses joues. Il sortit sans mot dire et quelques instants après, reparaissait armé d'un gourdin. Nous comprimes ce qui allait se passer et, glacés de terreur, nous nous jetâmes sur lui. « Louis, pour tes enfants, reste tranquille », criait ma mère! «Papa, papa », implorions-nous :tous. Mais, aveuglé par la rage, mon père n'entendit rien. D'un pas de somnambule, il se dirigea vers les chambres, ouvrit la porte d'un geste brutal et disparut.
« Comment vous raconter cette ecène épouvantable? L'horreur me fait encore dresser les cheveux au seul souvenir. « Nous étions plongés dans une noire stupeur, dans l'attente d'une catastrophe, lorsque, tout à coup, dans les chambres, ce fut un bruit de lutte, des chocs, des cris; puis, comme un éclair, les Bavarois défilèrent devant nous, poursuivis par mon père, qui frappait à tour de bras de son terrible gourdin.
« Ils n'étaient pas sortis tous I Quatre d'entre eux gisaient dans les chambres, le crâne fracassé.'
« Mon père rentra bientôt, jetason bâton au milieu de lacuisine. Il s'assit-en face de sa fille encore inanimée et, sans un mot, plongé dans un sombre désespoir, la considéra de ses yeux fixes. « Ce ne fut !pas long. Bientôt des pas cadencés faisaient sonner les pavés de la rue, et quelques instants après, des crosses retentissaient à notre porte. C'était la garde! Les Bavarois entraient aussitôt; l'un d'eux, l'un de nos hôtes, désignait mon père d'un geste; les soldats se jetaient sur lui et l'entraînaient au milieu de nos cris de désespoir.
« Le lendemain matin, vers huit heures, la garde faisait de nouveau irruption chez nous et, sans un mot d'explication, nous emmenait tous, laissant la malade abandonnée.
« Et savez-vous où ces monstres nous menaient? A l'exécution
de mon père Voyez-vous, ils n'ont pas beaucoup changé depuis quarante-six ans, les sauvages
« Nous fûmes donc -conduits, comme des malfaiteurs, entre deux rangs de soldats, à travers les rues de la ville. Malgré notre effroi, nous poussions des cris pitoyables qui faisaient pleurer les passants et qui, de temps à autre, nous valaient de la part de notre escorte, des coups de pied, des coups de crosse. « Nous parvînmes enfin à une place. Des soldats étaient alignés toutautour; lepeloton était déjà disposé.Nos gardiensnous,conduisirent tout auprès, afin que rien ne nous fût épargné de l'horrible spectacle. Mon père fut alors amené et collé au mur. Un officier s'approcha et lut la sentence de mort. Mes sanglots m'empêchèrent de comprendre: je me souviens seulement d'avoir saisi « hospitalité violée », et « ennemis sans défense » « Nous voulûmes nous jeter alors sur notre père et l'embrasser une dernière fois, mais les sauvages furent sans pitié; ils nous rudoyèrent de coups et nous ne pûmes envoyer en guise d'adieu que des « papa, papa » déchirants.
« En même temps, les fusils furent armés, s'abaissèrent; un commandement rauque fut poussé une détonation retentit et mon père alla frapper du front les pavés de la place.
« Aussitôt la troupe se retira; notre escorte nous laissa et nous nous jetâmes sur le corps de notre pauvre père que nous couvrions de baisers et de larmes et que, dans notre égarement, nous persistions à appeler de « papa » désespérés.
« J'étais fou de douleur et, pendant quelques instants, je m'abandonnai sans résistance, sans réaction, à une immense détresse, Mais mon effondrement dura peu j'étais Lorrain; bien vite, je me cabrai devant le crime. Ma pensée se tourna vers ces brutes odieuses qui venaient de disparaître. Mon cœur bouillonna de colère, de rage. Je sentais dans toute sa hideur l'infamie de l'assassinat et je ne pouvais rien 1 Mais l'avenir était à moi. Je- me redressai et, devant le cadavre de mon père, je jurai de le venger, de tuer, quand je le pourrais, ces infâmes Prussiens. « Vous me croirez si vous voulez, jamais je n'ai oublié mon serment et, pendant quarante-quatre ans, j'ai attendu patiemment l'occasion de l'exécuter. Que ce fut long, mon ami, et que j'ai souffert, surtout ces dernières années, lorsque la France
aveulie semblait nous avoir abandonnés Mais enfin, l'heure est venue 1
Votre serment est déjà rempli, au moins en grande partie; il-me semble que ceci en est la preuve », lui dis-je en montrant ses décorations.
Je voulais ainsi l'amener au récit de ses exploits. Quelques anciens m'avaient fait à ce sujet des allusions pleines de promesses. Je désirais donc vivement en connaître les détails. Malheureusement, si notre brave consentait, dans l'intimité, à dévoiler ses souffrances, il n'aimait pas à étaler sa gloire. Avec douceur, mais avec fermeté, il détournait mes interrogations, mes allusions. Pour arriver à mes fins, j'usai donc de diplomatie. « Mon chér Chabrier, lui dis-je, j'ai besoin de votre livret pour le mettre à jour. Pourriez-vous me le confier? Très volontiers I » et aussitôt le vieux sergent me tendit le document, sans se douter qu'il me livrait son secret.
Je feuilletai les pages d'un air indifférent et bientôt j'arrivai aux états de services et aux citations. J'avais ma base d'enquête. Avec la ténacité d'un juge d'instruction, je poussai mon interrogatoire. Se voyant pris au piège, mon voisin esquissa un sourire bienveillant. « Puisque vous y tenez tant, me dit-il, allons-y ». Et il me fit de son passé militaire un récit que j'écoutai, rempli d'une profonde vénération.
Ce récit est une épopée de patriotisme et de courage. Au début de la guerre, Chabrier paraissait peu appelé à une vie d'aventures. Mécanicien retraité de la Compagnie de l'Est, il jouissait d'une honnête aisance; une belle famille lui donnait tout le bonheur que l'on peut trouver en terre d'exil. Tout le retenait donc chez lui.
Mais Chabrier était Lorrain, et il n'avait pas répudié son serment. Aussi, dès qu'un vent d'invasion- souffla sur notre pays, il sentit se rallumer, dans son coeur, la rage folle de sa treizième année. Résistant aux sages conseils de ses anciens chefs qui lui opposaient sa situation et ses cinquante-sept ans, brisant les résistances des siens, il s'engageait à la mairie de Troyes;et quelques jours après, les hommes du 3io* avaient la stupéfaction de voir parmi eux une tête chenue et un corps branlant-.
Chabrier était favorisé de la Providence il arrivait pour un jour de victoire. L'on était alors à la veille de la bataille de la
Marne et le premier ordre qu'il entendit lire à sa compagnie fut la proclamation où le général Joffre déclarait que l'heure était enfin venue de ne plus regarder en arrière.
Regarder en arrière, Chabrier n'y pensait certes pas. Il avait l'âme toute pleine des noirs souvenirs de l'Année terrible et surtout il voyait toujours devant lui, sur une place de Metz, contre un mur, un corps étendu, immobile au milieu d'une mare de sang fumant. Il était donc prêt à faire face à l'ennemi et à se taire tuer plutôt que de lâcher pied.
Il ne -fut pas réduit à cette extrémité; il eut la joie délirante de marcher en avant et de tailler des croupières aux Prussiens il les poursuivit à travers les marais de Saint-Gond et les reconduisit jusqu'à Reims.
Hélas, la marche en avant était finie et son enthousiasme faisait bientôt place à une austère énergie et à une longue patience. L'ennemi s'était ressaisi et, solidement établi sur les hauteurs environnantes, il résistait à nos assauts furieux.
Le régiment de Chabrier, le 4 octobre, reçut l'ordre de s'emparer de Brimont. Afin d'éviter les surprises, le commandement décida tout d'abord de reconnaître le terrain. Chabrier s'offrit pour la périlleuse mission et partit avec quelques camarades. De leur hauteur, les Allemands suivaient tous les mouvements des nôtres et, avec une prodigalité insensée, arrosaient impitoyablement les endroits où ils découvraient quelque trace de v>e. La situation était terrible, mais le courage de notre héros était indomptable. Il courait d'un trou d'obus à un autre, passait entre lés marmites et toujours avançait. Tout à coup, il fut surpris dans un bond. Les fantassins boches, qui depuis quelque temps l'épiaient, lui tirèrent une salve. Trois coups de fouet le frappèrent en pleine chair une balle avait traversé l'épaule, une autre le thorax, une autre le côté. Il se jeta dans un trou, se tâta, vit que rien n'était cassé et, sans calcul, continua son exploration. Lorsqu'il fut en possession des renseignements attendus par ses chefs, il fit demi-tour. A son entrée dans la tranchée, ses habits dégouttaient de sang. Il fut évacué.
Il ne traîna guère dans les hôpitaux et le dépôt. A peine guéri de ses blessures et remis de son affaiblissement, il demandait à reprendre son fusil et à rejoindre lu front cette fois ce fut le 8e qui le reçut.
Chabrier arrivait à point pour la grande offensive, auprintemps de 19 15. Il allait prendre part aux combats acharnés de Mesnilles-Hurlus et, par sa conduite héroïque, devait exercer une influence considérable autour de lui.
Dès le début, il se fit remarquer par son entrain, sa crânerie et, bien vite, il eut la joie farouche d'abattre un Prussien « Vous ne sauriez croire, me disait-al, le soulagement que j'éprouvai en le voyant tomber. Tout d'un coup, la contraction, qui avait serré mon cœur quarante-cinq ans auparavant, se détendit et un contente ment intense m'inonda mon père était vengé enfin Mais mon rôle n'était pas fini il fallait aussi venger ta France I » 11 continua donc à se battre comme un lion. Tous les jours, du 21 au 27 février, il monta à l'assaut à la baïonnette et enfila desBoobes. Entre toutes, le 27 février fut sa journée de gloire. Il mérita, à cette occasion, une attestation officielle de bravoure de son commandant qui voulait, en attendant la citation et la médaille, rendre un hommage à sa vaillance. Je transcris le document
Sergent Chabrier, engagé volontaire pour la durée de la guerre et arrivé à mon bataillon, 1" du 8' d'infanterie, fin décembre 1914. Par son entrain, sa vaillance extraordinaire, son mépris du danger et son adresse a abattu un Allemand; a exercé la plus heureuse influence sur le moral de ses camarades pendant les attaques de Champagne.
S'est particulièrement distingué à l'attaque au nord de Mesnil-lesHurlus, le 27 février:
1* A neuf heures, ayant aperçu un mouvement dans un boyau commun, est sorti de la tranchée, a abattu, en trois coups de feu, les trois premiers grenadiers allemands et mis les autres en fuite, saurant' ainsi toute sa section.
a° A quinze heures quinze, a chargé comme un démon, à la: tête de ses camarades. Blessé à la tête, a refusé de se laisser évacuer. A. marché jusqu'au 5 mars, jour où ses forces l'ont trahi.
Ajoutons que Chabrier est parti en campagne avec le 3io' où il a reçu. plusieurs blessures.
Il mérite la croix de la Légion d'honneur.
A. Ebfrhecht.
De nouveau, Chabrier connut la vie insipide. et la lourde impatience de l'hôpital et du dépôt. Mais son énergie le. guérit vite et, sans perdre de temps, il reprenait sa place sur le front.. La nouvelle étape fut monotone il mena la vie grise des traa-
chées. Cette existence était trop lourde pour lai. Ses dix mois de fatigues, les violents combats auxquels il avait pris part l'avaient épuisé six semaines s'étaient à peine écoulées que ses forces l'abandonnaient. Terrassé par la maladie, de nouveau, la mort dans l'âme, il devait quitter ses compagnons et croupir à l'intérieur.
Cette fois le séjour fut long. Sa santé était délabrée. Malgré les soins les plus attentifs à l'hôpital, et ensuite au dépôt, en dépit des ménagements de ses chefs attendris, il restait maladif. Sentait-il, durant quelques jours, un afllux de force, vite il courait à l'infirmerie et sollicitait la permission de partir « Monsieur le Major, regardez, disait-il en redressant sa taille voûtée, je suis comme un jeune homme' de vingt ans I Mais le major, saisi de compassion, restait inexorable « Non, mon vieux Chabrierl 1 Encore un peu de patience 1 »
Pendant presque un an, Chabrier lutta contre cette bienveillance et enfin l'emporta. Au début de juin, il revenait parmi nous, tout heureux de se retrouver face aux Prussiens exécrés.
Ce vieux brave nous arriva auréolé de malheur et de gloire. En dépit de sa pudeur à étaler son infortune, malgré sa répugnance à chanter ses exploits, son passé fut bientôt percé à jour et pour tous il ne fut plus, au bout de quelques jours, que le martyr de Metz et le héros de Mesnil.
Ces titres lui valurent aussitôt le respect général et une vénération profonde. En outre, il eut bientôt gagné tous les cœurs il était si bon, si dévoué, si paternel; il savait montrer tant d'intérêt à ses camarades, à ses hommes, à ses enfants, comme il disait. De plus, sa belle âme resplendissait de patriotisme et d'énergie il suffisait de lui entendre prononcer quelques mots pour comprendre qu'une seule chose au monde comptait pour lui la victoire et, en attendant, la lutte sans défaillance et sans merci. Et ce n'était certes pas un bluffeur. Son attitude aux tranchées était garante de la sincérité de ses paroles là, pas de besogne mesquine pour lui; tout était sacré. Il ne tolérait aucune négligence autour de lui; mais, par contre, il payait d'exemple de service, toujours il était sur le qui-vive, toujours il épiait le Boche, comme si le salut de la France eût dépendu de lui seul.
Cette bonté, cette ardeur chez un vieillard débile avaient touché
les hommes au cœur ils l'admiraient, ils l'aimaient, ils l'imitaient.
Drapeau vivant, ce vieillard, en venant parmi nous, nous avait amené avec lui la force d'un bataillon.
PAUL D*
Sergent au N' de ligne.
Depuis que ces lignes ont été écrites, le sergent Chabrier nous a quittés. Il avait présumé de ses forces; en quelques semaines, la vie rude des tranchées avait vaincu sa superbe énergie. Malade, il a dû, avec un regret immense, dire adieu à ses compagnons plus jeunes et plus heureux.
Nous avons perdu notre drapeau, mais la grande leçon qu'il a prêchée parmi nous reste gravée dans nos cœurs et y porte ses fruits.
CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX
L'AFFAIRE DE MONTALIEU
En Cour de cassation une question de principe.
En Cour d'appel une question de méthode historique.
Avec quelque détail, les Études du 5 mars 1916 ont relaté les premières péripéties de l'affaire de Montalieu affaire dont la portée morale et la signification politique dépassent de beaucoup les proportions modestes de l'incident local qui en fut le point de départ.
M. l'abbé Charvet, curé de Montalieu (arrondissement de La Tour-du-Pin, département de l'Isère), fut poursuivi devant les tribunaux pour avoir tenu en chaire, au sujet du caractère expiatoire de la guerre, au sujet dé l'insuffisance de notre préparation militaire à la veille des hostilités, au sujet surtout de l'intervention providentielle dans la victoire française de la Marne, des propos que le parquet de l'Isère considéra comme étant de nature à favoriser l'ennemi et à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de la population. Non seulement le curé de Montalieu fut poursuivi judiciairement, mais, prenant prétexte d'une démarche maladroite accomplie par lui dès le début de l'enquête, on lui infligea une longue et rigoureuse incarcération préventive. Mgr Maurin, évêque de Grenoble, après avoir lui-même procédé à un examen méthodique de l'affaire de Montalieu, déclara que la conduite de M. l'abbé Charvet, nonobstant quelques excès de zèle, échappait (quant à l'essentiel) à tout reproche justifié; bien plus l'évêque de Grenoble se proclama solidaire du curé de Montalieu, revendiqua de subir sa part des poursuites judiciaires, et, dans l'église de Montalieu, dans l'église de Bourgoin, dans la. cathédrale de Grenoble, reprit à son compte, en les expliquant et en les motivant, au nom même de son magistère pastoral, les affi'rmatiôns reprochées comme délictueuses à M. l'abbé Charvet. La prévention fut maintenue contre le curé de Montalieu, mais
le parquet s'abstint prudemment de poursuivre l'évêque de Grenoble.
Le tribunal correctionnel de Bourgoin jugea que les propos tenus en chaire par le curé de Montalieu' tombaient sous le coup des pénalités prévues par la loi du 5 août io,i4> En conséquence, M. l'abbé Charvet fut condamné à trois mois de prison, avec sursis, à 200 francs d'amende et aux dépens.
Mais la Cour d'appel de Grenoble estima, au contraire, que les propos incriminés, eu égard à la date où ils furent tenus et aux circonstances auxquelles ils se rapportent ne peuvent avoir sérieusement favorisé l'ennemi ou exercé une influence fâcheuse sur l'esprit de la. population. Ils ne tombaient donc pas sons la vindicte de la loi du 5 août igi4- En conséquence, la Cour annula le jugement de Bourgoin et relaxa le curé de Montalieu sans peine ni dépens.
Voilà où étaient les choses à la fin du mois de janvier dernier. Qu'est-il survenu depuis fors?
Le fait grave et significatif est que le représentant officiel du gouvernement de ta République, le procureur général près ia Cour d'appel de Grenoble, forma immédiatement un pourvoi en cassation contre l'arrêt d'acquittement du curé de Montalieu et que ce pourvoi fut ensuite maintenu.
Dans une lettre adressée naguère à M. Aristide Briand, président du Conseil, Mgr l'évêque de Grenoble a exprimé en termes graves, clairs, d'une parfaite mesure, la tristesse patriotique, les inquiétudes sérieuses et motivées que lui inspire, et qu'inspire à beaucoup d'autres, l'attitude étrangement partiale des pouvoirs publics au cours de cette pénible affaire de Montalieu. Il est bon que l'on sache, dans les hautes sphères officielles, que, si les pasteurs de l'Église contribuent plus que personne au maintien de la concorde nationale en temps de guerre, et si les catholiques ne demandent qu'à reconnaître cordialement les intentions conciliatrices de leurs adversaires de la veille, il existe, nonobstant l'Union sacrée, certaines limites que leur confiance ne peut cependant pas atteindre et que leur bon vouloir ne doit pas dépasser.
A l'audience du 12 mai, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, présidée par M. Bard, faisant droit aux conclusions de M. l'avocat général Furby, casse et annule l'arrêt de la Cour de Grenoble et renvoie la cause devant la Cour d'appel de Lyon. Les magistrats de la Cour suprême, d'accord avec le conseiller rapporteur, M. Mercier, estiment, en effet, que la Cour de Grenoble a violé l'article premier de la loi du -5 août 1914 en refusant de considérer ce texte comme applicable aux paroles et aux actes du curé de Montalieu. Les déclarations de M. l'abbé Charvet, telles que les juges de Grenoble les admettent pour authentiques, étaient, d'après les juges de cassation, « de nature à affaiblir la confiance générale dans la valeur morale et matérielle de l'armée, et à exercer, dès lors, une influence fâcheuse sur l'esprit public; par cela même, elles étaient également de nature à favoriser l'ennemi ».
Devant la Cour suprême, la cause du curé de Montalieu et la validité de l'arrêt de la Cour de Grenoble avaient eu pour défenseur l'un des plus savants et des plus réputés parmi les avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, Me Félix Bonnet, dont l'argumentation trouvait une base excellente dans le texte même de l'arrêt de Grenoble.
L'arrêt de Grenoble proclamait que les paroles reprochées au curé de Montalieu ne sauraient constituer une infraction à la loi du 5. août 1914. Véritablement, est-ce favoriser l'ennemi, est-ce
troubler le moral de la population que de rappeler en chaire, au mois de septembre ig,i5, un fait universellement connu et avoué à savoir qu'un an plus tôt, en septembre 1914, la France ne disposait pas de forces militaires équivalentes à celles de l'envahisseur, notre préparation à la guerre ayant été défectueuse? Le texte même de l'arrêt de Grenoble mérite d'être reproduit Cette information rétrospective sur des événements historiques déjà lointains, devenue aujourd'hui de notoriété publique et proclamée tant de fois depuis, soit impunément par toute la presse, soit même au Parlement à diverses reprises par les chefs du gouvernement et plusieurs ministres, ne pouvait plus être de nature, en août et septembre igi5, à favoriser l'ennemi en compromettant la défense nationale ou en menaçant la sécurité du pays, et pouvait encore moins, à cette époque où lesdits événements n'avaient plus rien d'inédit, être susceptible d'exercer par contre-coup une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations.
Prenant acte de déclarations juridiques aussi fortement motivées, Mo Félix Bonnet rappelait avec netteté que la Cour de cassation, chargée de dirimer les questions de forme et de procédure, n'a aucun droit d'intervenir dans l'appréciation concrète des circonstances de fait. Or, la Cour de-Grenoble avait jugé que, de fait, le curé de Montalieu n'avait pas tenu de propos aptes à favoriser l'ennemi et à influer d'une manière fâcheuse sur le moral de ses paroissiens. Donc, en ce qui touche le fond même du procès, il n'y avait qu'à respecter le verdict des juges de Grenoble comme une décision irréformable et souveraine.
Bien que la thèse de l'éminent avocat puisse paraître hors de conteste, les membres de la Chambre criminelle, qui aiment à donner au monde des sujets d'étonnement, ont adopté une manière de voir toute différente. D'après eux, lorsqu'il.s'agit d'un délit de publication, « il appartient à la Cour de cassation d'apprécier le discours ou l'écrit dont la matérialité a été souverainement constatée par les juges du fond, et de vérifier s'il contient les éléments délictueux prévus par la loi ». Dès lors, la Cour de cassation doit être tenue pour compétente dans l'appréciation juridique des propos attribués au curé de Montalieu. En vertu de ce pouvoir, dont l'évidence n'éclatait pas à tous les regards, la Chambre criminelle proclame que les paroles prononcées en chaire par l'abbé Charvet, curé de Montalieu, étaient de nature à ébranler le moral de la population et à favoriser l'ennemi. Quant à l'objection tirée
du caractère notoire des faits allégués par l'abbé Charvet, ainsi que de la diffusion générale et, pour ainsi dire, officielle des critiques rétrospectives sur notre manque de préparation militaire au début de la guerre, les juges de cassation l'écartent par une fin de non-recevoir quelque peu sommaire « Attendu qu'en admettant même, avec l'arrêt, que l'information incriminée concernât un événement historique déjà lointain et fût de notoriété publique, elle n'en demeurait pas moins punissable si elle était de nature à produire les effets prévus par la loi. » Il est clair qu'avec pareille méthode d'argumentation, l'arrêt de la Cour de Grenoble est réduit en poudre.
Un questionneur ingénu demanderait peut-être s'il est conce-,vable, précisément, qu'une information portant sur un fait de notoriété publique, avoué dans les harangues officielles, discuté librement à la tribune et dans la presse, soit de nature « à produire les effets prévus par la loi » du 5 août igi4» c'est-à-dire à révéler aux auditeurs un motif nouveau et inédit de tristesse, d'inquiétude, de désenchantement. On ne s'était pas encore avisé de croire que ceux-là contrevenaient à fa loi du 5 août 19 14 qui réclamaient des canons et des munitions, et ceux-là qui répétaient, non sans exactitude, que les Allemands sont encore à[ Lille, à Saint-Quentin. et même à Noyon. N'est-ce pas pourtant ce qui résulte des doctes considérants de la Chambre criminelle? Mais, trêve de questions ingénues, ou plutôt indiscrètes et impertinentes La Cour de cassation est souveraine; sa jurisprudence bénéficie du privilège de l'infaillibilité légale. Qui donc oserait discuter son verdict? Nous n'avons qu'à nous incliner respectueusement et à enregistrer sans murmure la double décision des hauts magistrats qui ne se trompent jamais
L'arrêt de la Cour d'appel de Grenoble est cassé et annulé; L'affaire de Montalieu est renvoyée devant la Cour d'appel de Lyon.
Il était difficile de garder quelque illusion sur le dénouement. La Cour de cassation ayant pris la peine de dicter aux nouveaux juges du fond l'appréciation même des circonstances de fait, la qualification des propos du curé de Montalieu comme d'évidentes infractions à la loi du 5 août io.i4> on ne pouvait guère attendre autre chose qu'une condamnation,
C'est, en effet, un arrêt nouveau de condamnation qui a été rendu contre le curé de Montalieu, à l'audience du 24 juillet, par la Cour de Lyon, où siégeaient M. le président Carrier, MM. les conseillers Aron, Benoît, Choqueney, Durand, Chastel, Bujon. Le ministère public avait eu pour interprète M. Page, avocat général. La défense de M. l'abbé Charvet fut présentée par l'illustre maître du barreau de Lyon, M. Charles Jacquier. Hâtons-nous de reconnaître que l'arrêt de la Cour de Lyon ne s'inspire pas de la même passion haineuse et aveugle que le jugement de première instance rendu naguère par le tribunal de Bourgoin. Les magistrats de Lyon, parlant du curé de Montalieu, déclarent « que la loyauté de ses sentiments patriotiques ne peut être mise en doute et qu'il importe d'en tenir compte au point de vue de l'application de la peine » De fait, le tribunal de Bourgoin avait condamné M. l'abbé Charvet à trois mois de prison, avec sursis, à deux cents francs d'amende et aux dépens. La Cour d'appel de Lyon le condamne seulement à vingt-cinq francs d'amende et aux dépens pour les procès de Bourgoin (en première instance) et de Lyon (en appel), non pas aux dépens pour les procès de Grenoble (en appel) et de Paris (en cassation). Il est indubitable que la Cour de Lyon a fait effort pour atténuer l'amertume de la querelle en diminuant beaucoup la rigueur pénale de la condamnation. Néanmoins, c'est toujours une condamnation, et une condamnation doctrinalement appuyée sur d'amples considérations juridiques. Or, du point de vue des principes et du point de vue de la signification morale ou politique de l'événement, voilà qui est important, voilà qui demeure grave. Une jurisprudence existe donc désormais, en vertu de laquelle les magistrats du parquet, lorsqu'ils jugeront opportun d'engager des poursuites, seront assurés d'obtenir une condamnation judiciaire contre tout ecclésiastique qui serait dans des conditions analogues à celle du curé de Montalieu, c'est-à-dire qui aurait exposé en chaire certains aspects douloureux de la situation présente, fût-ce en ne rappelant que des faits universellement connus et en ne les rappelant que pour y rattacher une leçon réconfortante et surnaturelle.
Mais nous avons interrompu la lecture des considérants de l'arrit de Lyon. Reprenons notre texte au point où nous l'avons laissé, là où le verdict parle du découragement jeté parmi les auditeurs « .i.soit en les amenant à douter de la nécessité de ces sacrifices, puisque, les Allemands ayant reculé sans motifs, il ne fallait plus attribuer l'événement que l'on appelait improprement la victoire au courage des soldats qui les avaient consentis. Nous voici maintenant contraints de signaler une lacune regrettable dans la formation philosophique des magistrats de la Cour de- Lyon. Ils ne semblent pas même soupçonner que, d'après la philosophie traditionnelle comme d'après là théologie catholique, l'action souveraine de Dieu et l'action libre et responsable de la volonté humaine coopèrent harmonieusement à un résultat commun, ou plutôt identique de telle sorte qu'une même victoire peut (à la fois) manifester la valeur guerrière des chefs et des soldats et manifester aussi l'intervention extraordinaire de la Providence paternelle de Dieu. Ce sont choses qu'il ne devrait pas être permis d'ignorer. Il importerait au bon renom de la magistrature que l'on n'eût pas à relever, dans des arrêts de
Cour d'appel, de pareils indices d'une culture intellectuelle fâcheusement incomplète.
Autre chose encore « Attendu que, malgré sa date déjà ancienne, la bataille de la Marne appartient à un vaste ensemble d'opérations qui se continuent encore et dont elle ne saurait être détachée, pour être ainsi appréciée uniquement au gré des passions ou des sentiments personnels de chacun, sans que l'union et la confiance nationale, qui sont des raisons de notre force, risquent d'être amoindries. » Cette fois, l'argument prouve trop. Il tend à rendre illicite et punissable, tant que dureront les hostilités, toute appréciation critique sur un fait, quel qu'il soit, ayant eu lieu depuis le début de la guerre, soit dans l'ordre militaire, soit dans l'ordre politique, soit dans l'ordre diplomatique, soit dans l'ordre économique. Chaque événement est lié à un vaste ensemble de péripéties qui durent encore et qui touchent aux intérêts primordiaux de notre pays. Donc défense, jusqu'à la fin de la guerre, d'exprimer sur ce qui arrive en France aucun autre sentiment que l'admiration. Encore une fois, c'est trop; le législateur n'a certainement pas voulu imposer une aussi rigoureuse uniformité parmi nous; et la pratique quotidienne démontre assez que Tes pouvoirs publics ne prétendent pas pousser aussi loin les exigences de la discipline patriotique. Entre les critiques légitimes ou tolérables et les critiques abusives et délictueuses, il existe une distinction que nul homme du jugement droit n'aura de peine à saisir et qui motivera, selon les cas, la différence des appréciations morales. Or, nous n'hésitons pas à dire que, même en temps de guerre, on ne cause aucun dommage à la patrie française en rappelant qu'au début des hostilités nous n'étions pas prêts à repousser victorieusement l'invasion que, néanmoins, nos généraux et nos soldats ont pu contenir et faire reculer l'envahisseur; et qu'ils ont bénéficié d'une rencontre exceptionnellement heureuse de circonstances où apparaît l'action efficace et souveraine de la Providence divine.
La Cour de cassation ayant déclaré que les propos du curé de Montalieu, tels que les résument le jugement de Bourgoin et l'arrêt de Grenoble, constituaient un délit punissable en vertu de la loi du 5 août 191/j, la Cour d'appel de Lyon n'était évidem-
ment pas libre de déclarer le contraire. Mais il lui demeurait encore loisible d'acquitter M. l'abbé Charvet en disant que le texte apprécié par la Cour de cassation traduisait inexactement le sens et la portée des paroles, prononcées en chaire par le curé de Montalieu. La Cour d'appel de Lyon avait le droit de résoudre ainsi le problème, puisque son rôle était de juger sur le fond et puisque l'examen du dossier permettait d'établir que le langage authentique du curé de Montalieu ne concordait pas avec le langage qu'on lui avait abusivement attribué. M" Jacquier aurait voulu faire entrer les magistrats de la Cour d'appel dans cette voie parfaitement légale, qui aurait pu conduire l'affaire à un dénouement équitable et heureux. Pour tirer au clair certaines circonstances de fait, il réclama une nouvelle audition des témoins audition aidant à déterminer mieux encore ce qu'avait dit en chaire le curé de Montalieu et ce qu'il n'avait pas dit. Malheureusement, la Cour de Lyon refusa d'instituer un examen plus approfondi de la matérialité des faits et, d'un geste cassant, écarta sans phrases la juste requête de Mo Jacquier « Attendu que la Cour possède d'ores et déjà des éléments suffisants d'appréciation et qu'il n'y a pas lieu de recourir à l'audition de témoins sollicitée par la défense. » Parole regrettable à coup sûr car le texte qui est censé résumer le langage du curé de Montalieu, le texte qui figure dans le jugement de Bourgoin, qui est ensuite reproduit mot pour mot dans l'arrêt de la Cour de Grenoble, dans l'arrêt de la Cour de cassation, et enfin dans l'arrêt de la Cour de Lyon est d'une rédaction manifestement tendancieuse. On y prête au curé de Montalieu, au sujet de la protection de Dieu sur notre patrie, des propos qui, sans doute, ne constituent pas une véritable infraction à la loi du 5 août igi4, mais dont les termes sont d'une naïveté, d'une gaucherie par trop déconcertantes. Or, ce texte est reconstitué exclusivement d'après les dires des témoins à charge, sans tenir aucun compte des documents ou des témoignages favorables à l'accusé. Nous allons reproduire les paroles saugrenues dont les magistrats du parquet de l'Isère ont trouvé spirituel d'attribuer bénévolement la paternité à M. l'abbé Charvet
Le succès remporté par nos armées à la bataille de la Marne n'est pas l'œuvre de nos généraux et de nos soldats, mais est dû à l'intervention de là bonne Vierge. En effet les Allemands ont commencé à reculer sans
motifs à partir du 8 septembre igi4, jour de la fête de la sainte Vierge. Le général Joffre l'a reconnu. C'est donc la bonne Vierge qui a remporté la victoire. En conséquence, il ne faut pas dire la victoire de la Marne, mais le miracle de la Marne; car à ce moment nous n'étions pas prêts, nous n'avions ni canons, ni munitions, nos soldats n'étaient ni armés, ni équipés; beaucoup n'avaient pas de fusils, pas même de képis. Ces derniers renseignements, je les tiens d'un officier du 22 a* régiment d'infanterie qui m'a déclaré, il y a quelques jours, qu'à la bataille de la Marne son régiment n'avait que deux canons, deux mitrailleuses, un appareil téléphonique, et que plusieurs soldats n'avaient ni fusils, ni souliers, pas même de képis.
Ici, nous entrons dans le domaine de la critique historique. A quel degré cette version des propos tenus en chaire par le curé de Montalieu est-elle digne de foi? M. l'abbé Charvet s'est-il exprimé avec cette maladresse vraiment exorbitante ? N'aurait-il pas, au contraire, exposé à ses auditeurs la même interprétation religieuse des mêmes événements militaires en un langage plus exact et plus mesuré, avec les nuances et les correctifs qui rendraient le discours exempt de tout reproche ? La réponse dépend de la valeur comparée des témoignages.
Les témoins à charge, les seuls dont on ait paru tenir pour recevable la déposition judiciaire, sont quelques paroissiens et quelques paroissiennes de Montalieu, d'une ouverture d'esprit plus que médiocre, et qui étaient connus pour nourrir certaine animosité personnelle contre M. l'abbé Charvet. D'autre part, une version très différente des propos tenus en chaire par le curé de Montalieu nous est donnée par les témoins à décharge, beaucoup plus nombreux que les précédents et parmi lesquels figurent toutes les personnes les plus honorables et les plus instruites de la paroisse. En outre, la version donnée par les témoins à décharge concorde en substance avec le texte même des manuscrits du curé de Montalieu. Quelle règle de critique historique permet de décréter que les propos véritablement tenus en chaire ont été ceux que rapportent les témoins à charge et non pas ceux que rapportent les témoins à décharge, d'accord avec le témoignage du texte manuscrit ?
Pourquoi les juges d'appel ont-ils donc refusé d'examiner cette question de fait, qui est à la base même de l'accusation ? La Cour de Lyon dit, par exemple, que les paroles du curé de Montalieu encourageaient l'ennemi d'autant plus que « tout en exagérant
notre faiblesse au début de la campagne, à laquelle avait pu seule remédier une intervention surnaturelle, elles passaientsous silence les progrès accomplis depuis un an dans notre organisation militaire, grâce à l'énergie et au persévérant effort de notre armée et de ses chefs ». Mais pardon! D'après le texte des manuscrits de M. l'abbé Charvet, d'après la déposition des témoins à décharge, le sermon incriminé avait précisément pour thème le contraste entre notre manque de préparation au début de la guerre et la puissance redoutable de notre armement après une «nnée de travail intensif et la protection providentielle dont bénéficia notre pays lors de la bataille de la Marne était présentée comme ayant rendu possible cette réorganisation ultérieure de nos forces militaires. D'où résultait une leçon de courage et d'espérance, moyennant le recours persévérant à la prière. Si telle est la version authentique des propos du curé de Montalieu, que subsistera-t-il des allégations en vertu desquelles on l'a condamné ?
Le plus bizarre des propos attribués au curé de Montalieu concerne l'extraordinaire pénurie d'armements et de matériel dont aurait souffert le 2228 régiment d'infanterie lors de la bataille de la Marne. Permettons-nous de remarquer que le jugement de Bourgoin, l'arrêt de Grenoble, l'arrêt de la Cour de cassation et l'arrêt de Lyon ne font ici que répéter, à peu de chose près, la déposition, plutôt comique, d'une personne illettrée de Montalieu qui, visiblement, n'avait pas compris (ou qui avait compris à -contre-sens) les paroles de M. l'abbé Charvet. On pourra s'en convaincre par la juxtaposition du texte manuscrit de M. le curé de Montalieu et la déposition du témoin à charge, déposition qui eut ensuite l'honneur d'être incorporée presque littéralement dans quatre arrêts de justice
Déposition du témoin à charge Texte du curé de Montalieu M. le curé disait. qu'un officier Au simple point de vue humain, du. lui avait déclaré que nous n'a- il faut être confiant au présent et vions que deux ou trois canons, pas dans l'avenir. Tenez. Tout dernièrede képis, qu'un poste téléphonique; ment, je causais avec un officier que la victoire de la Marne devait ami, qui lutte avec nos soldats qui être attribuée à l'intervention de la rejoignaient à Bourgoin l'année dersainte Vierge. Cela m'a fait beaucoup nière, et il me disait gaiement « Oh I d'ennuis. nous n'en sommes plus au début où
Paroles citées dans le texte del'arrât tout était à double contre nous. Ces derniers renseignements, je Quand nous avions un canon, ils en Jes tiens d'un officier du »»• régi- avaient deux quand nous avions ment d'infanterie, qui m'a déclaré, deax mitrailleuses, ils en avaient il y a quelques jours, qu'à la bataille Quatre 1uand nous ^wions mille, de la Marne, son régiment n'avait ils étaient deux mille. Mais mainteque deux canons, deux mitrailleuses. nant' nous serons mieux armés un appareil téléphonique, et que plu- ?u>eua!- Nous les aurons. » sieurs soldats n'avaient ni fusils, ni
souliers, pas même de képis.
Tout commentaire semble désormais superflu.
Qu'il soit permis d'exprimer sans phrases un double regret. Nous regrettons que les membres du parquet de l'Isère n'aient pas acquis un peu plus de compétence en matière de critique des textes.
Nous regrettons que la Cour de Lyon ait adopté comme indiscutable la version des premiers juges et qu'elle ait refusé de recourir au moyen qui lui était offert de connaître plus exactement la vérité pour rendre plus équitablement la justice. Néanmoins, plus regrettable encore que l'obstination de la Cour de Lyon à ne pas s'éclairer davantage sur la matérialité des incidents de Montalieu, nous paraît être le rigorisme délibéré avec lequel la Cour de cassation, adoptant les requêtes du ministère public, a voulu interpréter la loi et fixer la jurisprudence. En des jours comme ceux que nous vivons, il aurait été vraiment souhaitable de reconnaître à la liberté religieuse une garantie plus consistante, d'éviter à la concorde nationale un péril de froissements toujours sensibles, de s'inspirer plus généreusement des nobles devoirs de l'Union sacrée.
REVUE DES LIVRES
R. COMPAING. Notre Foi. Paris, Beauchesne, igi6. In-i8 jésus, 209 pages. Prix 2 fr. 76; franco, 3 francs.
Deux parties Théorie de la Foi, c'est le morceau principal; Questions pratiques, avec un choix de documents et le texte de la Constitution dogmatique du Concile du Vatican sur la foi catholique. On pourrait comparer ce livre à un voyage en pays de montagnes, sur les sommets et vers les sommets, dans la lumière. Le promeneur habitué à la plaine, impatient de savoir à chaque instant d'où il vient et où il va, l'esprit affamé de doctrine méthodiquement divisée, patiemment déduite, pourra s'y trouver quelquefois dépaysé. Mais le marcheur que n'effrayent ni les escalades, ni les fortes enjambées, ni les. chemins en lacets, ni le retour des mêmes perspectives vues de divers points de vue, celui-là s'y plaira. Si l'horizon paraît se voiler un instant, attendez. Bientôt le nuage crève, et le panorama radieux se découvre. Panorama de la foi chrétienne, comprise et vécue. A ces hauteurs, il ne ferait pas bon s'aventurer seul. Mais fiez-vous au guide. Le guide est bon et il connaît sa montagne. A. d'Ai,is. N. Rousseau. Pouvoirs et Privilèges des Prêtres mobilisés. Le Mans, Monnoyer, igi5. Brochure, 3i pages. Prix 55 centimes. Dans. cette brochure, la législation canonique de la présente guerre est étudiée par M. l'abbé Rousseau, professeur de droit canon au grand séminaire du Mans, aumônier de l'hôpital militaire de Sainte-Croix. Les solutions sont motivées avec justesse et semblent dignes de toute confiance. Toutefois, l'édition que nous avons sous les yeux, datant de 1916, ne peut contenir les décrets de Rome, promulgués en 1916, au sujet de la Messe, de la Confession, de la Communion et du Bréviaire. Nous espérons qu'une édition plus récente, œuvre du même auteur distingué, aura mis à la disposition des aumôniers militaires et des prêtres mobilisés tous les documents désirables. Y. B. Linges et Ornements liturgiques. Usage, Symbolisme, Matière, Forme, Couleur. Paris, Bonne Presse. Bibliothèque du Noël, a volumes in-ta, 48 et 64 pages, avec gravures. Prix a5 centimes.
Le peuple ne comprend rien à la liturgie chrétienne dont il ignore l'origine, l'évolution et le sens plus encore que le catéchisme. Ces
petits livrets, distribués aux enfants, voire aux grandes personnes, ou expliqués (sermons, cours, conférences, projections), sont tout à fait à propos. Leur documentation, indiquée à la fin de la première partie, est bonne. Un travail analogue sur les différentes parties de l'église, une autre sur les sacrements, seraient non moins utiles. Henry Courbe.
Dom Hébraed, de l'abbaye Saint-Martin de Ligugé. Le Prêtre Aumônier, Brancardier, Infirmier. Paris, Beauchesne, 1916. In-r8, 21a pages. Prix a fr. 5o.
Ainsi que le Chef catholique et français, analysé ici dans le fascicule du 2o août, le Prêtre est un memento de vie intérieure et d'action sociale, faisant souhaiter l'analogue pour d'autres états encore et d'autres situations; car ce qui semble manquer le plus, dans notre société moderne, c'est une notion précise des devoirs d'état et de situation. Cette notion est trop souvent obscure et ne paraît guère faire le fond des débats et des examens de conscience. En attendant un catéchisme explicite et formel sur le et les devoirs d'état, des livres tels que le présent sont à composer et à répandre.
L'ouvrage de dom Hébbabd, divisé en six chapitres, se distribue, en réalité, en trois parties. Trois chapitres, il, m, iv, sont un manuel sacerdotal de pprtée générale; le chapitre v est un guide d'actualité. inspiré directement des circonstances et prévoyant l'avenir de l'apostolat du prêtre; le chapitre vi est un écrin de douze prières sacerdotales, utiles à la méditation et à l'action de grâces.
L'idée foncière et directrice, celle qui tient au cœur, sur laquelle les autres viennent se greffer, est la même que celle que l'on trouve développée dans le Chef l'homme et le prêtre doit idéaliser en lui les éléments moraux de l'humanité l'homme justifie vraiment et pleinement son essence distinctive par la conscience, le caractère, la personnalité. Le devoir humain, le devoir sacerdotal a fortiori, est à se viriliser, aursens philosophique et chrétien du mot. L'action sociale, qui est la raison d'être spéciale du prêtre, doit, par conséquent, jaillir d'une vie intime profonde et large. Le prêtre étant, par mission divine, un éducateur ou promoteur de vie morale, est supposé. puiser plus abondamment aux sources de vie dont il a la clef pour abreuver autrui. Nul idéal n'est plus élevé, nul sommet plus difficile à tenir. Dom Hébrard s'attache à ces très hauts points de vue à sa manière personnelle, originale, neuve et ferme. Son esprit, tout imprégné du sens de la vie, flux perpétuel, qui va, absorbe, assimile et varie, sort du moulage des catégories archaïques de la pensée et de l'expression. Il note ce qu'il. a lui-même médité, vécu, rêvé, souffert. En un style qui n'a rien de convenu, pittoresque, qui ne contourne pas le mot utile, le terme concret, voire crû, si ce terme et ce mot font image et sont le mot et le terme de tout le monde aujourd'hui. En un style pratique, haché s'il le faut, qui arrête au besoin un simple adverbe
entre deux points, pour donner à l'idée plus de relief et signifier qu'il y a ici à attendre et à réfléchir.
L'intérêt de la seconde partie est son esprit de prévoyance. Le prêtre-soldat reviendra las et un peu dépaysé il aura, à l'école de l'autorité, pris ce n'est point un paradoxe des habitudes de liberté. Il devra faire retour à la vie de discipline ecclésiastique comme à la vie intérieure. Pour lui venir alors en aide, dom'Hébrard lui propose le projet suivant, qui est, d'ailleurs, à l'étude dans les conseils de plus d'un évêque la vie en commun. D'avoir posé la question est une hardiesse, sans doute, mais opportune et qui, du reste, est conforme aux anciennes coutumes.
Nous terminerons ce compte rendu d'un ouvrage notable par une légère doléance, au sujet du trop grand crédit accordé à la valeur éducatrice pour le prêtre de la Colline Inspirée, de Barrès. Pas plus ce roman que le Démon de Midi ne sont « un livre sacerdotal n, même au sens de « livre pour les prêtres », quand bien même il serait bon que le prêtre connût ces romans. Il y a là une exagération. Les « retraites sacerdotales » de Mgr Mercier, Mgr Dadolle, l'abbé Guibert, pour ne citer que quelques auteurs de nos jours, ne font point défaut, qui sont d'une inspiration plus appropriée. Henry Courbe. P. PICOT, missionnaire apostolique, Tirtahalli (Indes). Pauline Reynolds, Anglaise convertie, Religieuse Carmélite au monastère du SaintEnfant-Jésus de Saint-Pair (Manche). Paris, G. Beauchesne, içjiSTome I, Souvenirs, xv-a38 pages, avec préface du Rme P. Abbé, de Bricquebec. Tome II, Pages choisies, 38o pages.
Pauline Reynolds n'est point une contemplative aux communications mystiques. Entrée au Carmel à cinquante-sept ans, il ne semble pas qu'elle ait dépassé l'oraison de simplicité. Dans cette âme plutôt intellectuelle, pas, non plus, d'état affectif extraordinaire; mais, dès son émouvante conversion, et pour longtemps encore dans le monde, une vie toute livrée au surnaturel, d'abondantes lumières d'en haut, et un puissant amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est là le fond de sa spiritualité et tout le secret de sa vie intérieure.
Née dans l'anglicanisme et attirée tout d'abord vers l'Hôte du tabernacle, elle le trouva, à douze ans, dans l'Église catholique et, lorsqu'elle a goûté le bonheur de lui être unie, elle lui amène son frère, sa mère et l'une de ses cousines. C'est son amour du divin Maître qui le lui fait chercher dans ses pèlerinages en Terre sainte; les extraits de son journal de voyage (t. II) nous montrent de quelle piété chaude et éclairée elle a goûté le charme des saints Lieux. Enfin, dès longtemps avide de se donner tout entière à Celui vers qui elle s'était, de suite, tournée tout d'une pièce, elle le suit, quand tous les obstacles sont levés, dans le secret du cloître, jusqu'à l'immolation de la vie du Carmel. Vocation dont Jésus faisait tout l'attrait, mais qui convenait
parfaitement à cette âme hautement favorisée dans l'oraison et singulièrement éprise de l'apostolat par le sacrifice pour le sacerdoce catholique.
Voilà ce que nous raconte le premier volume. Mais le second, Pages choisies, consacré à la publication de ses lettres et de ses notes de voyage ou d'oraison, n'est pas ici l'accessoire c'est le principal. Il nous livre vraiment l'âme et nous fait part des lumières dont Dieu l'a favorisée. On ne lira pas sans grand -intérêt les Lettres à une protestante, sa cousine, pour sa conversion. On sera frappé du sérieux de cette apologétique féminine et de l'à-propos de cette controverse; on trouverait difficilement ailleurs un esprit aussi averti et, surtout, un sens aussi délicat des besoins d'une âme émergeant des doutes de l'anglicanisme jusqu'au seuil de la vérité catholique. C'est dans les Commentaires sur l'évangile de saint Jean que l'on verra combien son oraison était nourrie de pensées (car cette âme ne pouvait se contenter de sentiments), et aussi d'affections. Le partage de ces pieux commentaires en méditations ne pourra qu'inviter le lecteur à les goûter par la réflexion et la prière, qui les ont, elles-mêmes, inspirés. Ceux qui ont eu sous les yeux les manuscrits de Mère Térèse de Jésus, sont unanimes à regretter que des exigences de librairie, sans doute, n'aient permis d'en publier qu'une partie. Nous n'avons, de même, qu'un choix ou des extraits de ses retraites. Ces sacrifices ont dû coûter à la piété filiale'de l'auteur, de celui qui signait « Votre missionnaire » ses lettres à Mère Térèse de-Jésus mais sa piété se retrouve tout entière dans le soin qu'il a mis à recueillir les événements de cette vie. Certains détails, propres à charmer les deux familles de l'héroïne, sont-ils autant de nature à intéresser le public à qui ils sont livrés Et puisque nous en sommes à la critique, une dernière chicane. Pourquoi dans le titre Pauline Reynolds, Anglaise convertie? Protestante convertie, si l'on veut. Il n'y eut jamais dans sa vie que cette conversion, mais entière, celle-là. Robert MABOHAL. Ernest Jovy. – D'où vient l' v Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello » de Pascal Pascal et saint Bernard. Paris, Société française d'imprimerie et de librairie, 1916. Brochure de 41 pages. Le même. A propos d'une Lettre de Mme de Sablé à Mme de Montausier sur Florin Périer, beau-frère de Pascal. Note péripascalienne. Paris, même librairie, 1916. Brochure de 22 pages. Le même. – Quelques Lettres de M. tmery au physicien GeorgesLouis Le Sage, conservées à la Bibliothèque de Genève. Paris, même librairie, 1916. Brochure de 60 pages.
M. Ernest Jovy, professeur au collège de Vitry-le-François, auquel nous devons tant de remarquables travaux d'érudition sur Pascal inédit, vient de déterminer l'origine du texte fameux par lequel Pascal fit appel du tribunal des Papes au tribunal du Christ Ad tuum,
Domine Jesu, tribunal appello. Cette parole est empruntée, presque littéralement, à saint Bernard, dont la lecture était en honneur chez les amis du monastère cistercien et bernardin de Port-Royal. Saint Bernard emploie la formule de.l'appel au tribunal du Christ dans une lettre à son neveu Robert qui, désireux de pratiquer une observance moins rigoureuse, avait passé de l'Ordre de Cîteaux à l'Ordre de Cluny. En pareil contexte, l'évocation du tribunal de Jésus-Christ, mis en contraste avec les jugements des hommes, est d'une irrécusable orthodoxie, et même d'une sublime beauté. Malheureusement, Pascal et bien d'autres avec lui ont transformé cette parole en un appel de la sentence de Rome à la sentence du Christ. Même quand il ne s'agit pas d'un décret infaillible et irréformable (double qualité à laquelle ne prétendent nullement les décrets, toujours purement disciplinaires et toujours réformables, de l'Index), une telle attitude ne concorde guère avec les exigences du loyalisme catholique. -Une autre note « péripascalienne » de M. Jovy concerne Florin Périer, le mari de Gilberte Pascal. Cette note est le commentaire historique et critique d'une lettre' de Mme de Sablé à Mme de Montausier, ayant pour objet de recommander Périer à la haute bienveillance de Colbert.
D'autre part, M. Jovy publie, avec une intelligente et copieuse annotation, huit lettres inédites adressées, entre 1796 et 1800, par le vénérable Sulpicien, M. Émery, au physicien genevois, Georges-Louis Le Sage. Les questions intéressant la religion et l'histoire des sciences y sont abordées par M. Émery avec une hauteur de vues et une sincérité d'accent qui impressionneront toute âme droite.
Yves de la Brière.
Recueil général des Lois, Décrets et Arrêtés. Douzième série, tome XLV. Année igi5. Paris. Journal des Notaires et des Avocats (27, rue Saint-Sulpice ), igi6. In-8, à-jo pages. Prix 5 francs. Le Recueil général des lois, décrets, arrêtés, avis du Conseil d'État, circulaires et instructions ministérielles pour l'année 1916 ne présente pas seulement l'intérêt de continuer un répertoire dont il serait superflu de mettre en relief l'importance et l'utilité; mais ce tome nouveau emprunte aux circonstances actuelles une valeur toute particulière. L'état de guerre lui-même et, plus encore, la prolongation (non prévue) de l'état de guerre, la présence persistante de l'ennemi sur une portion notable de notre territoire ont pour conséquence nécessaire tout un ensemble de modifications législatives, administratives, juridiques en rapport avec des situations tragiquement anormales. Les lois, décrets, arrêtés ou autres textes officiels promulgués1 durant la guerre méritent donc une attention très spéciale, tant pour l'étude théorique du droit civil que pour la connaissance pratique de nombreuses dispositions légales dont il est indispensable detenircompte
et opportun de bénéficier, selon la lettre et l'esprit du texte, dans les circonstances présentes.
Les tables chronologique et analytique placées à la fin du volume rendent commode la consultation du répertoire. OEuvre des rédacteurs du Journal des Notaires et des Avocats, les commentaires témoignent d'une irrécusable compétence et, ce qui en augmente le mérite non moins que l'utilité, sont proposés avec ordre, avec méthode, avec cette belle qualité des maîtres de notre droit (comme des maîtres de notre langue) qu'est la clarté française. Yves de la Bri&rb. Jean Hennion. – Les Dépôts en Banque et la Guerre. Paris, Rousseau, 1916. In-8, 3n pages.
Par l'importance et la nouveauté du sujet, par l'ampleur de la documentation et du développement, cet ouvrage dépasse de beaucoup la valeur et la portée habituelles des thèses de doctorat en droit. C'est vraiment un travail de spécialiste, une œuvre d'intérêt durable. Ajoutons que la compétence technique de l'auteur et le caractère un peu abstrus des problèmes qu'il aborde n'excluent ni la lucidité ni la distinction, très françaises, du langage. M. Jean HENNION étudie, d'abord, l'histoire et la nature juridique des dépôts en banque dépôts de titres et dépôts de fonds. Il s'attache ensuite avec détail aux modifications graves et inattendues que la guerre est venue apporter à la théorie générale des dépôts en banque. La décision rendue le 29 juillet 1914 par la Chambre syndicale des agents de change de Paris, et suspendant toutes les opérations à terme faites à l'échéance du 3i juillet, se trouve à l'origine de toutes les perturbations' Ultérieures de notre régime économique et financier. M. Hennion rapporte minutieusement la série des faits, puis discute le problème avec une réelle maîtrise et indique avec clarté les transformations éventuelles que la dramatique expérience des jours présents devra faire introduire dans la législation française du moratorium. Yves de la Bbière. A. M. P. Iingold. Bénévent sous la domination de Talleyrand et le gouvernement de Louis de Beer, 1806-1815. Paris, Pierre Téqui, igi6. i vol. in-8, xvi-38g pages. Prix 7 fr. 5o.
Les terribles événements qui secouent l'Europe depuis deux années, n'ont pas fait tomber la plume des mains vigoureuses du P. Ingold. Il vient de nous donner un volume compact, composé presque entièrement de pièces inédites tirées des archives de la famille de Beer. Avec ce savant et consciencieux ouvrage nous connaissons dans tous les détails l'histoire de la principauté de Bénévent pendant les neuf années que Talleyrand en fut le souverain; nous assistons aux efforts que l'ancien évêque d'Autun multiplia par un intelligent et actif représentant, le protestant Louis de Béer, pour panser les bles-
sures de ce petit coin de l'Italie, en faire disparate le brigandage et les abus, y introduire la prospérité et l'ordre.
Tout cela, on le voit, n'est ni sans intérêt ni sans valeur; quelquesuns, sans doute, trouveront néanmoins que le volume est un peu gros pour un sujet d'une portée si restreinte et touchant si peu à l'histoire générale; d'autres s'étonneront qu'on ait parlé avec une si constante bienveillance d'un gouverneur très visiblement injuste, leP.Ingoldle remarque lui-même, en tout ce qui regarde les affaires ecclésiastiques et la cour de Rome, et d'ailleurs presque uniquement connu par les bons témoignages qu'il se rend. P. Bliard. Mme Hollebecque. La Jeunesse scolaire de France et la Guerre. Collection La Guerre et l'École. Paris, Henri Didier, 4 et 6, rue de la Sorbonne, 1916. In-ia, 101 pages. Prix 1 franc.
C'est à une heureuse et patriotique pensée qu'a obéi Mme Hoiaebbcque en étudiant ce qu'a pensé, ce qu'a fait notre jeunesse scolaire en cette crise terrible de igi4-igi6. Son enquête, comme il suivait de ses attaches, s'est enfermée dans l'enseignement officiel. Les Œuvres d'assistance, avec les Journées nationales, y occupent le premier rang, comme le plus brillant. Viennent ensuite la Correspondance échangée entre les écoliers et les soldats, un essai intéressant sur les Enfantshéros et les fugues d'écoliers, l'appel des classes et les engagements volontaires. Un autre chapitre s'occupe spécialement de l'orientation des études vers l'idée de la guerre histoire et géographie, littérature, langue française et langues étrangères, chant, dessin, sociétés de préparation militaire. Puis on "se demande quelle a été l'influence de la guerre sur la pensée et la vie morale des écoliers, enfin quelle âme nouvelle est née pour l'école du choc de tels événements.
L'enquête est bien informée et elle aboutit à des conclusions qui sont fort à l'honneur de notre jeunesse scolaire et, disons-le, de notre personnel enseignant. Elle est consciencieuse. L'auteur laisse entendre que l'enseignement officiel était peu tourné vers cette formation des âmes et des caractères que la guerre soudaine a montrée indispensable. Il laisse entendre que l'idéal patriotique s'était laissé quelque peu obscurcir. « Sûre de répondre à la volonté commune en proclamant ces principes nouveaux, l'école a eu le courage de rejeter cette neutralité imposée qui, trop souvent, l'empêche de féconder les esprits et d'apercevoir la grandeur de la pensée moderne. » (P. 99.) Son courage eût été plus grand encore si elle avait rempli ce devoir alors qu'elle pouvait n'être pas « sûre de répondre à la pensée commune ». Le rôle du maître n'est pas de suivre la volonté commune, mais de la conduire. Il est vrai que nous nous trouvons ici en présence d'un pouvoir enseignant, issu comme les autres, selon « la pensée moderne », du suffrage de la majorité.
L'immense travail accompli est dû, remarque-t-on, à l'effort et au rapprochement des maîtres et des écoliers. « Le directeur d'école, le
proviseur du lycée. a compris que le devoir nouveau lui imposait de se mêler aux enfants, de descendre vers eux, de maintenir dans leurs âmes la source vive des émotions. De plein gré, il a reculé au second plan cette lourde besogne administrative qui, dans la vie coutumière, l'écarte d'une tâche plus haute. L'école a pris l'apparence d'une vaste famille créée par le travail et par des affections communes. Puissent cet esprit de sympathie, cet attachement mutuel, cette activité heureuse de se déployer en accord, être maintenus et développés dans l'avenir. » (P. 9B.)
Des enquêtes analogues sur nos écoles catholiques ont été entreprises, particulièrement par l'Enseignement Chrétien et le Bulletin d'Education. Souhaitons qu'elles soient poursuivies. Ce que nous savons déjà est glorieux pour notre enseignement catholique. Nous pouvons dire que tel regret insinué loyalement par Mme Hollebecque aurait là moins sujet d'être conçu, que tel vœu formulé par elle en vue de l'avenir n'a pas, chez nous, attendu la guerre pour être réalisé. Quelques détails. Parlant de la demande presque unanime faite par les écoliers que l'argent des prix fût employé à soulager les misères nées de la guerre, l'auteur regrette qu'elle n'ait pas été prise en considération. « L'enfant qui renonce à son plaisir et se grandit par l'acceptation d'un sacrifice n'aime pas qu'on le renvoie, sans égards, à ses habitudes d'indifférence. Des considérations venues des éditeurs et des travailleurs du livre l'emportèrent. » Disons que l'enseignement catholique a mieux compris qu'il y avait là une plus-value morale à ne pas laisser perdre au pays et il y a tant de moyens de compenser le dommage matériel subi.
On a organisé, ici ou là, quelques séances patriotiques elles ont été plutôt rares et laborieuses. – L'Universitéa-t-elle assez raillé les séances de nos collèges catholiques 1 Mais pour eux, elles ne sont pas seulement un moyen d'exercer la charité, elles sont un excellent instrument de formation morale. Au moins, a-t-on le courage de blâmer les « défaillances » du programme de certaines matinées de gala offertes aux enfants des régions envahies. (P. 71.)
L'auteur cite avec émotion l'exemple d'un grand lycée de Paris qui, avant la guerre, avait adopté un orphelin. Dans tous nos collèges catholiques, la'visite des pauvres, des malades, des vieillards est en honneur.
L'auteur émet le vœu qu'on établisse une fête de l'enfance, avec, à sa base, le culte des morts et des héros et la notion du sacrifice. Excellente pensée, surtout si l'on fait appel, pour la réaliser, aux rites et aux croyanes de l'Église catholique. Lucien Rouré. André Chéradame. Le Plan pangèrmaniste démasqué. Paris, Pion, 1916. 356 pages. Prix 4 francs.
Depuis de longues années, M. Chéradame étudie les questions balkaniques et les questions autrichiennes. Personne, parmi ceux qui
suivent ses travaux, ne sera surpris de lire un nouveau livre de ce fécond publiciste, où le procès soit fait du pangermanisme. De Hambourg au golfe Persique, le pangermanisme voulait établir la mainmise politique et économique de l'Allemagne. Ce travail, commencé depuis longtemps, n'a pas été interrompu par la guerre. Il faut qu'il le soit. Il ne le serait pas si les Alliés se contentaient d'une paix boiteuse. Telles sont les idées essentielles de la première thèse de M. Chéradame. Et il n'est, je pense, personne qui voudra sérieusement y contredire.
La seconde thèse de M. Chéradame est celle-ci « Le nœud géographique, militaire, politique de tous les problèmes que les Alliés ont à résoudre est représenté par l'Autriche-Hongrie. » Si l'Autriche-Hongrie est arrachée à l'hégémonie de l'Allemagne, les effectifs militaires dont Berlin a besoin pour réaliser ses rêves de puissance lui manqueront. Comment briser cet axe autrichien qui porte la Weltpolitik germanique P Il n'y a qu'un moyen culbuter les Habsbourg, mettre en pièces l'Autriche actuelle, réunir en des Etats-Unis de l'Europe les Tchèques, les Serbo-Croates, les Magyars, d'après le grand principe des nationalités. Ces Etats confédérés formeraient une masse de trente-quatre millions d'habitants purs à peu près de tout élément germanique; c'est la seule barrière solide et sûre que la diplomatie des Alliés puisse mettre en travers du plan pangermanjste. Par ailleurs, cette libération des peuples slaves de l'Europe centrale est « une condition essentielle du progrès des idées libérales, du développement pacifique et de l'organisation de la démocratie dans l'univers entier ».
M. Chéradame est un voyageur et un enquêteur infatigable. Il a visité, à plusieurs reprises, les pays dont il parle. Les chiffres des statistiques, comme les pensées des conducteurs de l'opinion, dans ces pays peu connus, lui sont familiers. Ces titres, malheureusement, ne sont pas suffisants pour forcer l'adhésion à un plan aussi vaste, aussi hardi, aussi voisin de l'idée pure et de la logique absolue. Le passé comporte d'autres conclusions et rien ne démontre que l'avenir traduise en réalités durables les projets que l'imagination de M. Chéradame caresse. La réduction de la Prussé à un état squelettique paraîtrait un moyen mieux approprié aux fins que M. Chéradame poursuit. Son système n'est ni le seul ni le plus sûr qui convienne pour briser le pangermanisme. Paul DuDoN. Comte CBESSATY. Le Rattachement de la Syrie à la France. Paris, Floury, 1916. Brochure de 32 pages. Prix i franc.
LE MiME. France et Syrie. Paris, Floury, 1916. Brochure de 16 pages. Prix 60 centimes.
Mentionnons ces deux nouvelles et utiles publications de M. le comte Cbessaty, afin de compléter, pour nos lecteurs, la bibliographie (déjà considérable) de la Question syrienne. La première brochure
contient le texte d'une conférence donnée par M. Cressaty, le i3 avril 1916, à la salle Gaveau le problème y est étudié principalementsous son aspect économique et politique. La deuxième brochure contient le texte d'une autre conférence donnée par M. Cressaty, le 18 mai suivant, à l'hôtel Pozzo di Borgo la question de Syrie et de Palestine y est présentée davantage sous son aspect religieux. Auditeur et lecteur des deux conférences, nous souhaitons ardemment la réalisation du grand projet que défend avec cœur et avec talent le vrai Français du Levant qu'est le comte Cressaty. Yves de là Brièrb. Jean Massart. Comment les Belges résistent à la domination allemande. Paris, Payot, 1916. In-8, xvi-^73 pages. Prix 5 francs. M. Jean Massabt est vice-directeur de la Classe des Sciences de l'Académie royale de Belgique. Il a écrit son livre en Belgique, entre le i5 août 1914 et le i5 août igib. C'est le témoignage d'un Belge qui a vécu douze mois sous la domination allemande.
La simple énumération des chapitres indiquera comment M. Massart envisage son sujet Neutralité belge, Violation des conventions de La Haye, la Mentalité allemande peinte par elle-même. Sur le premier point, nous étions déjà instruits par des publications antérieures. Mais sur les deux autres, M. Massart nous apprend, par les détails les plus caractéristiques, toute l'horreur du joug imposé à la Belgique. Mensonges, espionnages, dénonciations, propagande habile, vexations rien n'a été épargné pour désunir, terroriser, réduire les Belges. Les faits allégués par M. Massart sont nombreux et indiscutables; ils sont établis par des documents officiels ou d'origine allemande. L'Allemagne, en traitant avec cette rigueur un pays occupé, accumule des haines et des responsabilités terribles. Paul Dudon.
Gabriel Hanotaux. Histoire illustrée de la Guerre de 1914. Tome troisième. Paris, Édition française illustrée (3o, rue de Provence). In-4, 3o4 pages, avec environ 150 gravures et a5 cartes. Une histoire proprement dite de la grande guerre européenne du vingtième siècle est évidemment un travail que l'on ne pourra entreprendre que dans de très longues années, lorsque seront devenus abordables toutes sortes de documents militaires, diplomatiques, économiques, absolument inaccessibles aujourd'hui, dans chacun des Etats belligérants.
Mais un essai provisotre était d'ores et déjà possible, consistant à présenter avec méthode, intelligence et netteté, ceux des multiples événements de la guerre qui appartiennent irrécuaablement à la notoriété publique et.dont la certitude est désormais acquise sans qu'il soit besoin d'attendre les confrontations documentaires et les vérifications plus complètes de l'avenir. Ce répertoire des faits déjà connus, avec reproduction des textes et documents déjà publiés, avec collec-
tion-copieuse de cartes et de gravures, cet utile et attachant mémorial nous est fourni par M. Gabriel HANOTAUX dans l'Histoire illustrée de la Guerre de 191 4.
Les deux premiers tomes avaient traité des causes lointaines et des causes prochaines du grand conflit européen; le développement de la politique allemande avait été suivi en détail depuis l'année 1897 jusqu'au lendemain de la guerre balkanique de 1912-1913, jusqu'au drame de Serajevo et jusqu'à la déclaration de guerre. Le tome troisième expose la conception et l'organisation de la guerre moderne, décrit la mobilisation et la concentration des troupes en Allemagne et en France, raconte les premières péripéties des hostilités sur terre et sur mer, et tout particulièrement l'invasion de la Belgique par les armées allemandes, la résistance glorieuse et la chute des forts de Liège. Le récit est clair, alerte, vivant, abordable au grand public. A chaque page, les illustrations, élégamment adaptées, parlent aux yeux. Mais on ne retrouvera pas ici les généralisations ou les simplifications un peu sommaires auxquelles nous a par trop habitués la presse quotidienne. M. Hanotaux présente et explique les faits avec une maîtrise et une distinction qui attestent à la fois son talent littéraire, sa compétence historique, son expérience de diplomate et d'homme d'Etat. Yves de la Bhièbe.
Fbanc-Nohain et Paul DELAY. Histoire anecdotique de la Guerre. Fascicule onzième L'Espionnage allemand. Paris, Lethielleux, s. d. [1916]. In-i2, iao pages. Prix 6o centimes.
Volume des plus curieux et des plus attachants. Législation allemande des naturalisations, stratégie et topographie de l'espionnage allemand sur le territoire français, champignonnières de Lassigny et aciéries d'Homécourt, exploits les plus mémorables des espions allemands à travers la France, aventures de l'hôtelier Geissler, complicités avec l'Allemagne' du Français emboché Théodore Mante, tels sont les principaux sujets agréablement résumés dans le onzième fascicule de l'Histoire anecdotique de la Guerre. Le tableau de la grande guerre n'aurait pas été complet s'il n'avait contenu des exemples nombreux et caractéristiques de cette extraordinaire tentative d'avant-guerre -et de sournoise conquête que fut l'organisation allemande de l'espionnage militaire, industriel et commercial. Nous rencontrons ici la plupart des individus ou des groupements suspects que Léon Daudet eut le mérite, l'audace et la clairvoyaace*fté~d4noncer vigoureusement à une date où personne ne prenaiiT^fcôre 'a'u^S^rieux les périls d'es- pionnage allemand. /">. yAa de la Brière.
Allemagne. Nation de proie. Paul DuDON, 5.
Ames nouvelles. P. Lamouroux et le mouvement chrétien dans l'enseignement primaire supérieur (suite). Albert Bessièrbs, 34, 209, 335.
Angleterre. Le Renouveau religieux dans l'Église anglicane. François DATIN, 425, 609.
Apôtres. Une page d'Évangile la mission des Douze. Alfred Durand, 289. Art. Mantegna, peintre attitré des Gonzague. Gaston SORTAIS, 495.
Aumônier. Souvenirs d'nn militaire. G. M. L' 653.
Chambord. Les Jésuites précepteurs du comte de Joseph Borniohon, 186.
Charmes. Sur les dernières chroniques de Francis Yves DE la Brière, 404.
Chronique. du mouvement religieux Yves de LA Brière, 117, 542, 809.
Consolatrices. Scènes actuelles, 1913, 1915 (suite). Joseph Guillbrmin,77. Don Quichote. Un chapitre inédit de Ses pensées sur la guerre. Pierre SUAU,645.
Éducation. Quatre mois de 1' – d'un prince. Les Jésuites précepteurs du comte de Chambord. Joseph BuaNtchon, 186.
Évangile. Une page à' – la mission dés Douze. Alfred DURAND, 289.
Faguet. Emile Paul Bernard, 312, 470, 584, 767.
Famille. Pour la meilleure France par la plus grande YvesDE la Bkiere, 117.
Gasparri (cardinal). Lettre de S. Em. le 697.
Guerre. Impressions de – 105,262, 390,524, 653,798.
Lettres d'un interprète aux forces de S. M. Britannique. Georges C" 105T~ /#
'e,4N=t Rsni T U B P 1 M. 1
TABLE DES MATIÈRES DU TOME i48
Guerre. La de détail. Paul D" 390, 524.
L'Instruction publique et la Albert Bessièrbs, 622.
Un chapitre inédit àfi Don Quichote. Ses pensées sur la Pierre Sdad, 645.
Un volontaire de 1870, d'après sa correspondance. Pierre DARBLY,246. Instruction publique. L'- et la guerre. Albert Bessiêres, 622.
Italie. La Courbe de la politique italienne. Paul DUDON, 561, 746.
Jésuites. Les précepteurs du comte de Chambord. Joseph BURNICHON, 186.
Lamartine. – orateur. Paul BerNARD, 228.
Lotte. Joseph et le « Bulletin des professeurs catholiques de l'Université ». Joseph Robinne, 440.
Mantegna. peintre attitré des Gonzague. Gaston Sortais, 495.
Maspero. Gaston (1846-1916). Camille Laoier, 698.
nienneBBon. Le P. Gonzagne – aouelieutenantau 332- d'infanterie. Pierre SUAU, 162.
Mexique. Les Convulsions mexicaines. Joseph Bocbéb, 145, 353.
Oiseaux. Jardins-volières. Aimé Loiseau, 54.
Orient. Promenades à Salonique. Victor M" 274.
Prisonniers. Leurs chez nous. L. G" 262.
Vocation. Histoire d'une Là Vénérable Anne de Xainctonge. Henri Fouqueray, 378.
Volières. Jardins – Aimé Loiseau, 54.
Voltaire. le pacifique. Alexandre Brou, 719.
Xainctonge. Histoire d'une vocation. – «Jja Vénérable Anne de Henri iT^FapiUERAY, 378.
PLON-NOURRIT ET C", Imprimeurs-Editeurs,
rue Garancière, 8, Paris (6')
Vient de paraître
IMPRESSIONS DE GUERRE DE
PRÊTRES SOLDATS recueillies par
LÉONCE DE GRANDMAISON
Première série
Livre I. Batailles et champs de bataille.
Livre II. Chez les Allemands.
Livub III. L'année religieuse au front.
Livre IV. Episodes.
iln fort volume in-iO. Prix.. m 3 h. M Vient de paraître
DANS LA BELGIQUE EJNVAHIE PARMI LES BLESSÉS ALLEMANDS Par JOSEPH BOUBÉE
Un volume in-18 de 35o pages 3 ft. M Rappel:
"̃ LUCIEN ROURE
FIGURES FRANCISCAINES Un volume in-16 de a?6 paget fr. 50 P. LETHIELLEUX, Éditeur, rue Cassette, 10, PARIS-VI' Viennent de paraître
PAUL DUDON
LA QTJERRE: QUI L'A VOULUE? LE PAPE ET LA GUERRE
« LA POLITIQUE ALLEMANDE •> LA SYRIE A LA FRANCE
Brochures in-u de 5o pages; Prix (chucune) 0 Ir. M
P. TÉQUI, Libraire-Editeur, 82, rue Bonaparte, PARIS (VIe) Dornlères nouveauté*
Mgr GAUTHET Le Sacré-Cœur de Jésus. Allocutions des premiers vendredis durant la guerre. In-12 3 fr. 50 Les Paroles de la Guerre (Août igi^-aoùt igi5). Un vol. in-12.. 3 fr. 50 La Guerre en Champagne au diocèse de Châlons. Publié sous la direction de Mgr TISSIER, évêque de Châlons, 4'édition, revue et augmentée d'un Appendice sur les cruautés allemandes dans la Marne, d'après les Rapports officiels de la commission d'enquête. Un vol. in-12 de 5a8 pages. 3 fr. 50 Mgr TISSIER Pour la Victoire. Nouvelles Consignes de guerre. Un vol. in-ia 3 fr. 50 Abbé CALIPPE La Guerre en Picardie, avec Préface de Mgr de la Villerabel 3 fr. 50 La Guerre en Artois. (Publié sous la direction de Mgr Lobbedet). In-ia. 3 fr. 50 Mgr Besson L'Année d'expiation et de Grâce (1870-1871). Sermons et oraisons funèbres. In-ia 3 fr. » Abbé Duplessy Journal apologétique de la guerre, i" série, 191/1. In-12 3 fr. 50 Abbé M.-M. Gobsb Echos de guerre (France et Kultur), 2* éd. In-12. 3 fr. 50 Paul Delbant A travers les champs de bataille Morts et Immortels. Consolations à ceux qui pleurent. Un vol. in-12 2 fr. » Abbé Lagabdèbe Haut les cœurs (Les Larmes consolées, Chants d'épée.) a1 édition. Un vol. in-12 2 fr. » Abbé L. Bretonneau L'Apostolat de la Jeunesse pendant la guerre. Un vol. in-12 2 fr. » R. P. Pègues Saint Thomas d'Aquin et la Guerre. Un vol. in-12. 0 fr. 50 Abbé J. Poirier. Une âme de saint, Hubert de la NEUVILLE, lieutenant d'infanterie, tué à l'ennemi le î8 septembre 1916. In-12 1 fr. 50 Capitaine Massoutié. Un officier français, René MARTEAU, capitaine breveté d'état-major du 110' régiment d'infanterie, tombé glorieusement au champ d'honneur le 7 mars igi5. In-ia. 0 fr. 60 Ed. Poulain Les Rumeurs infâmes. Iit-12. p 1 fr. » Pourquoi et quand vaincrons-nous? In-8 » 0 fr. 50 R. P. Ls FLOCH Les Élites sociales et le Sacerdoce. In-8. 1 fr. » Abbé Texier A Jésus par Marie ou la Parfaite Dévotion à la sainte Vierge, enseignée par le bienheureux Grignion de Montfort. In-32 de 400 pages 1 fr. 50 Abbé Richaud L'Ame. In-i8 0 tr. 75 HouvalÊas rëlntpf oaaiona 1
R. P. Hamon Au delà du Tombeau, 4* édition. In-11 3 fr. » R. P. G. BILLOT Retraite religieuse du Chemin de la Croix, 3° édition. In-12 fr. » R. P. Gnou Jésus en Croix ou la Science du Crucifix, nouvelle édition. In-32 1 fr. » R. P. Dumas L'Imitation de Jésus-Christ, introduction à l'Union Intime avec Dieu, 4° édition. In-12 3 fr. » Besson (Mgr) L'Homme-Dieu, i3" édition. In-ia. 3 fr. » Abbé Peri\eyve Pensées choisies. In-32 1 fr. » Méditations sur le Chemin de la Croix. In-3a ̃». 1 fr. > Abbé Monnin Esprit du Curé d'Ars, Le Bienheureux Vianney dans ses catéchismes, ses homélies, sa conversion. In-3a l fr. 25 André Besson Confiance, la France sera sauvée par le Sacré-Cœur. In-ia. 3» mille. 0 fr. 50
ÉTUDES
REVUE FONDÉE EN i856
PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS Xs-Ct1 ^ABAISSANT LE 5 ET LE 20 DE CHAQUE MOIS
.5 j j •̃ "'̃̃ ––– DE CRAQUE ->^t, \ï »'"̃̃̃£/ '& :,r S$* A.NNÉ EL .• TOMjE 148' DE LA COLLECTION-r f* L^ 20 JUILLET 1916
1. – LES CONVULSIONS MEXICAINES. – I. LES
CAUSES LOINTAINES.– U.LA RÉVOLUTION
MADÊRISTE, 1910-1911 Joseph Boubée i45 U. – LE PÈREGONZAGUE MENNESSON, SOUS-LIEU-
TENANT AU 33a' D'INFANTERIE Pierre Suau 16a III. – QUATRE MOIS DE L'ÉDUCATION D'UN PRINCE.
– LES JÉSUITES PRÉCEPTEURS DU COMTE
DE CHAMBOBD; JUILLET-NOVEMBRE 1833. Joseph Burnichon 186 IV. – AMES NOUVELLES. – III* PARTIE: AU FRONT.
– PENSÉES INTIMES. – LE RÊVE DE LA
MOISSON Albert Bessières 309 V. – LAMARTINE ORATEUR Paul Bernard 938 VI. – UN VOLONTAIRE DE 1870, D'APRÈS SA COR-
RESPONDANCE Pierre Darbly 3i6 VII. – IMPRESSIONS DE GUERRE. XXXIII. LEURS
PRISONNIERS CHEZ NOUS. PROMENADES
A SALONIQUE 36a VIII.– REVUE DES LIVRES Questions religieuses A. Battandier. – Histoire religieuse Lagier; J. Variot; P. Delay; 1. Poirier. – Piété et Ascétisme M. Çrayol; E. Bailly. – Questions actuelles C. Calippe N. – Romans et Nouvelles P. de Valrose I. Kaiser 382
PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES 12, RUE OUDINOT (VII')
– 1916 –
CONDITIONS D'ABONNEMENT
L'abonnement est d'un en ou de six mois, il part des 5 janvier, 6 avril, 6 juillet et 5 octobre.
( Un an aB fr. | I Un an. 3o fr. France ( } Six “ mois i3 “ fr. | Union postale { ( Six “ mois.. 16 fr» rance Sixmois. 13 fI'. DIon posta e StxmotB.. t6fr. Un numéro » i fr. 5o
Chacune des années 1888 à 1896, 2o fr. A partir de 1897, l'année, 25 fr. AVIS IMPORTANTS
1. Les Etudes reprennent, avec celle année, et comptent fermement maintenir, dorénavant leur périodicité habituelle, bimensuelle.
II. En conséquence, nous prions instamment nos abonnés d'acquitter sans retard leur abonnement pour 1916, à plus forte raison celui de igi5, s'ils ne l'ont encore fait. La meilleure façon de s'acquitter est d'envoyer un mandat postal à M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, ia, Paris (VIP). Le Gérant de la Revue étant présentement mobilisé, on voudra bien n'ajouter aucun nom propre au libellé de l'adresse ou du mandat.
III. Nos' abonnés sont également priés de bien vouloir joindre une bandeadresse au montant de leur souscription et, généralement, à toute réclamation. IV. Le Bureau de l'Administrateur, rue Oudinot, ia, est ouvert chaque jour, de 2 heures à 4 heures.
Vient de paraître le numéro 3 et des Recherches de Science religieuse SOMMAIRE DE MAI-SEPTEMBRE 1916
Adhémar d'Alès La doctrine de la Récapitulation en saint Irénée. Adolphe Spald'ak Un monument de l'ancienne Liturgi tchèque le Missel utraquiste de 1088.
Pierre Bouvier Directoire composé par saint Ignace de Loyola à l'usage de celui qui donne les Exercices, et
publié pour la première fois.
Yves de la Brière. Le jansénisme de Jansenius étude critique sur les « Cinq Propositions ».
NOTES ET MÉLANGES
Adhémar d'Alès Nihil innovetur nisi quod traditum pst. Deuxième note
Charles Mitsche De repromissionp Matris ou Martyris? A propos d'un texte de saint Jérôme.
Adhémar d'Alès. Julien d'Eclane, exégète.
Alexandre Brou Quel jour mourut saint François Xavier? 27 novembre? a décembre? 3 décembre?
Paul Dudon. Notes et documents sur le Quiétume. X. Lieu et date de naissance de Molinos.
BULLETIN D'HISTOIRE DES RELIGIONS
Albert Condamin Bulletin des religions babylonienne et assyrienne Une histoire de Babylone. Une
épopée sumérienne sur le Paradis, le Déluge et
la Chute de l'homme
BULLETIN D'EXÉGÈSE DU NOUVEAU TESTAMENT
Joseph Huby Un nouveau commentaire de saint Matthieu. PRIX DE L'ABONNEMENT FRANCE 10 fr. Union postale.. 12 fr. Pour le» abonnés Aes}Étudeë Franck.. 8 fr. UNION postale 10 fr. Le Numéro 2 fr. bO
PLON-NOURRIT ET G", Imprimeurs-Éditeurs,
rue Garancière, 8, Paris (6°)
Vient de paraître:
IMPRESSIONS DE GUERRE DE
PRÊTRES SOLDATS recueillies par
LÉONCE DE GRANDMAISON
Première série
Livre I. Batailles et champs de bataille.
LivRE Il. Chez les Allemands.
Livbe ni. L'année religieuse au front.
LIVRE IV. Episodes.
Uu fort volume in-16. Prix 3 t'r 50 Vient de paraître
DANS LA BELGIQUE ENVAHIE PARMI LES BLESSÉS ALLEMANDS Par JOSEPH BOUBÉE
Un volume in-i8 de 35o pages 3 Ir. S& Rappel
LUCIEN ROURE
FIGURES FRANCISCAINES Un volume in-iC de 376 pages 3 fr. 5(D P. LETHIELLEUX, Éditeur, rue Cassette, 10, PARIS-VI* Viennent de paraître
PAUL DUDON
LA GUERRE QUI L'A VOULUE ? LE PAPE ET LA GUERRE
« LA POLITIQUE ALLEMANDE » LA SYRIE A LA FRANCE
Brochures in-i de 60 pages. Prix (chacune) 0 tr. 50
Librairie Joseph PAILLARD, 51, Boulevard Raspail, Paris (6e)
M. Joseph Paillard à l'honneur d'informer MM. les Lecteurs des Éludes qu'il a fondé tout récemment, à l'adresse ci-dessus, une librairie de détail possédant en magasin les ouvrages de tous les grands éditeurs, en particulier tous ceux des éditeurs catholiques, et toutes les nouveautés de la guerre.
11 peut expédier franco tous ces ouvrages en province et à l'étranger. A toute personne qui lui donne une commande, il fait régulièrement le service gratuit du Catalogue mensuel de la librairie française, annonçant, au fur et à mesure de leur apparition, toutes les publications nouvelles. DERNIERS GROS SUCCÈS DE LIBRAIRIE
Les Plus Belles Pages de saint Augustin, par Louis BERTRAND. Un volume in- 12 (37o pages) fi. 50 Pie X et Rome. Notes et Souvenirs (igo3-igi4), par Camille BELLAIGUE. Un volume in-ia (32o pages) 3 fr. SO Anthologie de la poésie catholique de Villon jusqu'à nos jours, publiée et annotée, par Robert VALLERY-RADOT.
Un volume in-i2 (36o pages). 3 fr. 50 Dans la Bataille. Scènes de la guerre, par René GAËLL, prêtre-infirmier. Un volume in-12 (2ao pages) 1 fr. 50 n£AXSOST SSTOTTX* ET OA2ZSX2S 21, rue Saint-Haon LE PUY (Haute-Loire)
STATUE DE JEANNE D'ARC Modèle d'André BESQUEUT
On vient de mettre en vente en plusieurs dimensions, depuis la statuette de bureau ou d'oratoire jusqu'à la grande statue pour église, en divers tons et divers décors, des réductions de la Jeanne d'Arc de Besqueut, marbre qui est le chef-d'œuvre de l'artiste et l'un des plus beaux ornements de la cathédrale du Puy.
Ces reproductions, mathématiquement conformes à l'original, se font dans les tailles de i m. 80; i m. 5o; i m. 3o; o m. 65; o m. 44; o m. a5. « La jeune héroïne, droite, dans une attitude calme, mais résolue, appuie ses mains frêles, mais déjà vigoureuses, sur la garde de son épée, dont la pointe rigide frappe le sol. L'artiste a conçu une tête. vraiment superbe, jeune et très personnelle, après tant d'autres qui se sont efforcés de rendre l'incomparable figure où doivent s'unir la virginité et l'héroïsme. Les yeux profonds, résolus, semblent suivre l'inspiration céleste, plongent en avant sans rien fixer que le but. intérieurement poursuivi. » (J.-J. de Labondès, Études du 20 mai 1912.)
i
ETUDES
REVUE FONDÉE EN i856
PAR LVES" PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS 1.
v. “ ET PARAISSANT LE 5 ET LE 2o DE CHAQUE MOIS ,-¡~ –– 53* ANNÉ'k – TOME 148* DE LA COLLECTION -_) 5 AOUT 1916
I. UNE PAGE D'ÉVANGILE LA MISSION DES
DOUZE Alfred Durand 989 II. – EMILE FAGUET. I. LE CRITIQUE Paul Bernard 3i2 III. AMES NOUVELLES. – III* PARTIE NOVISSIMA
VEBBA. – L'ESPÉRANCE. – LES DEUX
FRÈRES Albert Bessieres.. 335 IV. LES CONVULSIONS MEXICAINES. III. MA-
DERO PRÉSIDENT. IV. LA DIZAINE
TRAGIQUE Joseph Boubée. 353 V. HISTOIRE D'UNE VOCATION. LA VÉNÉ.
RABLE ANNE DE XAINCTONGE Henri Fouqueray. 378 VI. IMPRESSIONS DE GUERRE. XXXIV. LA
GUERRE DE DÉTAIL, r.- 39o VII. SUR LES DERNIÈRES CHRONIQUES DE FRAN-
CIS CHARMES. m Yves de la Brière. K 4oâ VIII. – REVUE DES LIVRES Hagiographie M. Beaujrelon. Histoire ancienne F. Sartiaux. – Littérature L. Bertrand; F. Porché. -Questions actuelles G. Roupnel; 0. Guihenneuc; L. Bonnefon-Craponne; B. Descubes; Comtetse de Courson; A. Viriot; M. d'Arguiberl; L.-G. Redmond-Howard; V. Bêrard; A. Pingaud; R. Milan 408 IX. – ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS DE JUILLET iQiti. /,2o PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES
12, RUE OUDINOT (VII»)
1916
CONDITIONS D'ABONNEMENT
L'abonnement est d'un an ou de six mois, il part des 5 janvier, 6 avril, 6 juillet et 5 octobre.
France i ( Un an a5 “ fr. Union postale < | Un an. 3o “ fr. France; Un an ~5 fr. Union postale Un an. 3o fr. Six mois n. Umonpostate Six “ Six mois i3 fr. r | Six mois.. îfi fr. Un numéro • fr. 5o
Chacune des années 1888 à 1896, 20 fr. A partir de 1897, l'année, 35 fr. |AVIS IMPORTANTS
I. Les Etudes reprennent, avec cette année, et comptent fermement maintenir, dorénavant leur périodicité habituelle, bimensuelle.
Il. En conséquence, nous prions instamment nos abonnés d'acquitter sant retard leur abonnement pour 1916, à plus forte raison celui de 1916, s'ils ne t'ont encore fait. La meilleure façon de s'acquitter est d'envoyer un mandat postal d M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, 12, Paris (F//«). Le Gérant de la Revue étant présentement mobilisé, on voudra bien n'ajouter aucun nom propre au libellé de l'adresse ou du mandat.
III. Nos abonnés sont également priés de bien- vouloir joindre une bandeadresse au montant de leur souscription et, généralement, à toute réclamation. IV. Le Bureau de l'Administrateur, rue Oudinot, 12, est ouvert chaque jour, de a heures à i heures.
Vient de paraître le numéro 3 et 4 des Recherches de Science religieuse SOMMAIRE DE MAI-SEPTEMBRE 1916
Adhémar d'AlèS La doctrine de la Récapitulation en saint Irénée. Adolphe Spaldâk Un monument de l'ancienne Liturgi tchèque le Missel utraquiste de 1588.
Pierre Bouvier Directoire composé par saint Ignace de Loyola à l'usage de celui qui donne les Exercices, et
publié pour la première fois.
Yves de la Brière Le jansénisme de Jansenius étude critique sur les « Cinq Propositions ».
NOTES ET MÉLANGES
Adhémar d'Alès Nihil innovetur nisi quod traditum' est. Deuxième note
Charles Mitsche, De repromissione Matris ou Martyris? – A propos d'un texte de saint Jérôme.
Adhémar d'Alès Julien d'Eclane, exégète.
Alexandre Brou. Quel jour mourut saint François Xavier? 27 novembre? a décembre? 3 décembre?
Paul Dudon. Notes et documents sur le Quiétisme. X. Lieu et date de naissance de Molinos.
BULLETIN D'HISTOIRE DES RELIGIONS
Albert Condamin Bulletin des religions babylonienne et assyrienne Une histoire de Babylone. Une
épopée sumérienne sur ?e Paradis, le Déluge ét
la Chute de l'homme.
BULLETIN D'EXÉGÈSE DU NOUVEAU TESTAMENT
Joseph Huby Un nouveau commentaire de saint Matthieu. PRIX DE L'ABONNEMENT France.. 10 fr. UNION POSTALE.. 12 fr. Pour les abonnés des Étude* Fbange.. 8 fr. – Union postale.. 10 fr. Le Numéro 2 fr, 50
Ancienne Librairie POUSSIELGUE
J. DE GIGORD, éditeur, rue Cassette, 15, Paris POUR DIEU
POUR LA PATRIE SERMONS, ALLOCUTIONS ET DISCOURS
Par M. POULIN
Curé de la Sainte-Trinité
Un volume in- 12 3 fr. 50 LE DIEU DES ARMÉES Par Mgr LATTY
Archevêque d'Avignon
Un volume in-i6 1 fr. n PLON-NOURRIT ET CI', Imprimeurs-Éditeurs,
rue Garancière, 8, Paris (6°)
Vient de paraître
DANS LA BELGIQUE ENVAHIE PARMI LES BLESSÉS ALLEMANDS Par JOSEPH BOUBÉE
Un volume in-18 de 35o pages 3 fr. 5<~ P. LETHIELLEUX, Éditeur, rue Cassette, 10, PARIS-VP Viennent de paraître:
PAUL DUDON
LA GUERRE: QUI L'A VOULUE? LE PAPE ET LA G-UERRE
« LA POLITIQUE ALLEMANDE » LA SYRIE A LA FRANCE
Brochures in-ia de 5o pages. Prix (chacune) 0 (r. 50
Librairie Joseph PAILLARD, 51, Boulevard Raspail, Paris (6e)
M. Joseph Paillard a l'honneur d'informer MM. les Lecteurs des Études qu'il a fondé récemment, à l'adresse ci-dessus, une librairie de détail possédant en magasin les ouvrages de tous les grands éditeurs, en particulier ceux des éditeurs catholiques, et toutes les nouveautés de la guerre.
Il peut expédier franco ces ouvrages en province et à l'étranger. A chaque personne qui lui donne une commande, il fait régulièrement le service gratuit du Catalogue mensuel de la librairie française, annonçant, au fur et à mesure de leur apparition, toutes les publications nouvelles. DERNIERS GROS SUCCES DE LIBRAIRIE
Les Plus Belles Pagres de saint Augustin, par Louis BERTRAND. Un volume in-ia (^70 pages) 3 fr. 50 Pie X et Rome. Notes et Souvenirs (igo3-igi4), par Camille BELLAIGUE. Un volume in-ia (3ao pages) 3 fr. 50 Anthologie de la poésie catholique de Villon jusqu'à nos jours, publiée et annotée, par Robert VALLERY-RADOT.
Un volume in-12 (36o pages). 3 fr. 50 Dans la Bataille. Scènes de la guerre, par René GAELL, prêtre-infirmier. Un volume in-i2 (220 pages) 1 fr. 50 MAISON BSTOT7F 33T OjSLZSESSi 21, rue Saint-Haon LE PUY (Haute-Loire)
STATUE DE JEANNE D'ARC Modèle d'André BESQUEUT
On vient de mettre en vente en plusieurs dimensions, depuis la statuette de bureau ou d'oratoire jusqu'à la grande statue pour église, 'en divers tons et divers décors, des réductions de la Jeanne d'Arc de Besqueut, marbre qui est le chef-d'œuvre de l'artiste et l'un des plus beaux ornements de la cathédrale du Puy.
Ces reproductions, mathématiquement conformes à l'original, se font dans les tailles de i m. 80; i m. 5o; i m. 3o; o m. 65; o m. 44; o m. a5. « La jeune héroïne, droite, dans une attitude calme, mais résolue, appuie ses mains frêles, mais déjà vigoureuses, sur la garde de son épée, dont la pointe rigide frappe le sol. L'artiste a conçu une tête vraiment superbe, jeune et très personnelle, après tant d'autres qui se sont efforcés de rendre l'incomparable figure où doivent s'unir la virginité et l'héroïsme. Les yeux profonds, résolus, semblent suivre l'inspiration céleste, plongent en avant sans rien fixer que le but intérieurement poursuivi. » (J.-J. de Labondès, Études du 20 mai 1912.)
i
ÉTUDES
REVUE FONDÉE EN i856
pa£.~£e;s PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
? :a.. ETÇÀpAISSANT LE 5 ET LE 2o DE CHAQUE MOIS (:̃: MM ''M S
.̃̃̃
j
V*3? ANNÉE. – TOME 148' DE LA COLLECTION 20 AOUT 1916
~i'o!
1. LE RENOUVEAU RELIGIEUX DANS L'ÉGLISE vs"~ ANGLICANE. L'APPEL A LA l'RIÈRE. '1 LA FAILLITE DE L'ÉGLISE OFFICIELLE. François Datin f 4a5 IL – JOSEPH LOTTE ET LE « BULLETIN DES | Y A? PROFESSEURS CATHOLIQUES DE L'UNI- \.H *"<^ VERSIT~ » Joseph Robinne.??. 440 III. ÉMILE FAGUET. Il. LE PORTRAITISTE Paul Bernard. ^̃s.^v/ IV. MANTEGNA, PEINTRE ATTITRÉ DES GON.
ZAGUE Gaston Sortais 495 V. IMPRESSIONS DE GUERRE. XXXV. LA
GUERRE DE DÉTAIL (suite). à- ̃ • 024 VI. CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX.
ALLOCUTION DE BENOIT XV AUX PREMIERS
COMMUNIANTS. ADRESSE DES CATHOLI-
QUES ESPAGNOLS A LA BELGIQUE. LE
PAPE ET SES DÉTRACTEURS. Yves de la Brière. 542 VHr– REVUE DES LIVRES Ascétisme et religion E. Hugon; P. Dumas; D. Hébrard; N. Th.%Paravy; C. de Chabrol. Théâtre M. Donnay. –Musique Th. Botrel ». 557 PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES
12, RUE OUDINOT (VII-)
1916 –
CONDITIONS D'ABONNEMENT
L'abonnement est d'un an ou de six mois, il part des 5 janvier, 6 avril, 6 juillet et 5 octobre.
( Un an 25 fr. I ( Unan. 3ofr. France | < g.^ “. moig # # ,3 » fr. » | Union f postale | i Six mois.. 16 fr. Un numéro. m. 1 fr. 50
Chacune des années 1888 à 1896, 20 fr. A partir de 1897, l'année a6 fr. AVIS IMPORTANTS
I. Les Etudes reprennent, avec cette année, el comptent fermement maintenir, dorénavant leur périodicité habituelle, bimensuelle.
II. En conséquence, nous prions instamment nos abonnés d'acquitter sans retard leur abonnement pour igi6, à plus forte raison celui de 1916, s'ils ne l'ont encore lait. La meilleure façon de s'acquitter est d'envoyer un mandat postal d M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, 12, Paris (Vif). Le Gérant de la Revue étant présentement mobilisé, on voudra bien n'ajouter aucun nom propre au libellé de l'adresse ou du mandat.
III. Nos abonnés sont également priés de bien .vouloir joindre une bandeadresse au montant de leur souscription et, généralement, à toute réclamation. IV. Le Bureau de l'Administrateur, rue Oudinot, 12, est ouvert chaque jour, de a heures à i heures.
Vient de paraitre le numéro 3 et 4 des Recherches de Science religieuse SOMMAIRE DE MAI-SEPTEMBRE 1916
Adhémar d'Alès La doctrine de la Récapitulation en saint Irénée. Adolphe Spaldàk Un monument de l'ancienne Liturgie^tchèque le Missel utraquiste de i588.
Pierre Bouvier Directoire composé par saint Ignace de Loyola à l'usage de celui qui donne les Exercices, et
publié pour la première fois.
Yves de la Brière Le jansénisme de Jansenius étude critique sur les « Cinq Propositions ».
NOTES ET MÉLANGES
Adhémar d'Alès Nihil innovetur nisi quod tradilum est. Deuxième note
Charles Mitsche De repromissione Matris ou MartyrisP – A propos d'un texte de saint Jérôme.
Adhémar d'Alès. Julien d'Eclane, exégète.
Alexandre Brou Quel jour mourut saint François Xavier 27 noveïnbreP 2 décembre? 3 décembre?
Paul Dudon. Notes et documents sur le Quiétiame. X. Lieu et date de naissance de Molinos.
BULLETIN D'HISTOIRE DES RELIGIONS
Albert Condamin Bulletin des religions babylonienne et assyrienne Une histoire de Babylone. Une
épopée sumérienne sur le Paradis, le Déluge et
la Chute de l'homme.
BULLETIN D'EXÉGÈSE DU NOUVEAU TESTAMENT
Joseph Huby Un nouveau commentaire de saint Matthieu. PRIX DE L'ABONNEMENT France.. 10 fr. UNION postale.. 12 fr. Pour les abonnés des Études :Fmncs.. 8 fr. UNION postale.. 10 Le Numéro 2 fr. 50
Ancienne Librairie POUSSIELGUE
J. DE GIGORD, éditeur, rue Cassette, 15, Paris << POUR DIEU
POUR LA PATRIE SERMONS, ALLOCUTIONS ET DISCOURS
Par M. POU LIN
Curé de la Sainte-Trinité
Un volume in-12 3 fr. SO LE DIEU DES ARMEES Par Mgr LATTY
Archevêque d'Avignon
Un volume in-i6 i fr. » PLON-NOURRIT ET C", Imprimeurs-Éditeurs,
rue Garancière, 8, Paris (6e)
̃ -<-rii-tru" ~i r"i ^r\.i^.c-ij^r-i_j-Lj-j-i_rxj-i-i-i-r\j-ur*-rT-r\j~k-j-T-j-^ Vient de paraître
DANS LA BELGIQUE ENVAHIE PARMI LES BLESSÉS ALLEMANDS Par JOSEPH BOUBÉE
Un volume in-iS de 350 pages 3 fr. 50 P. LETHIELLEUX, Éditeur, rue Cassette, 10, PARIS-VI' Viennent de paraître
PAUL DUDON
LA GUERRE: QUI L'A VOULUE? LE PAPE ET LA GUERRE
«J LAfc POLITIQUE ALLEMANDE » LA SYRIE A LA FRANCE
Brochures in-ia de ôo pages. Prix (chacune) ̃. 0 (r. 50
Librairie Joseph PAILLARD, 51, Boulevard Raspail, Paris (6e)
M. Joseph Paillard a l'honneur d'informer MM. les Lecteurs des Études qu'il a fondé récemment, à l'adresse ci-dessus, une librairie de détail possédant en magasin les ouvrages de tous les grands éditeurs, en particulier ceux des éditeurs catholiques, et toutes les nouveautés de la guerre.
Il peut expédier franco ces ouvrages en province et à l'étranger. A chaque personne qui lui donne une commande, il fait régulièrement le service gratuit du Catalogue mensuel de la librairie française, annonçant, au fur et à mesure de leur apparition, toutes les publications nouvelles. DERNIERS GROS SUCCÈS DE LIBRAIRIE
Le Rosaire au soleil, par Francis JAMMES.
Un volume in-i 2 (»4o pages) 3 fr. 50 Lettres de prêtres aux armées, recueillies par Victor BUCAILLE, vice-président de l'Association catholique de la Jeunesse française; avec une préface de M. DENYS COCHIN.
Un volume in- 12 (35o pages). 3 fr. 50 La Vermine du monde. Roman de l'espionnage allemand, par Léon DAUDET. U'n volume in-i2 (S20 pages) 3 fr. 50 En Campagne. Impressions d'un officier de légère, par Marcel DUPONT. Un volume in-i a (3ao pages) 3 fr. 50 aiAISON ZE3STOTTI» ET GLâLZESS 21, rue Saint-Haon LE PUY (Haute-Loire)
STATUE DE JEANNE D'ARC Modèle d'André BESQUEUT
On vient de mettre en vente en plusieurs dimensions, depuis la statuette de bureau ou d'oratoire jusqu'à la grande statue pour église, en divers tons et divers décors, des réductions de la Jeanne d'Arc de Besqueut, marbre qui est le chef-d'œuvre de l'artiste et l'un des plus beaux ornements de la cathédrale du Puy.
Ces reproductions, mathématiquement conformes à l'original, se font dans les tailles de i m. 80; i m. 5o; i m. 30; o m. 65; o m. 44; o m. î5. « La jeune héroïne, droite, dans une attitude calme, mais résolue, appuie ses mains frêles, mais déjà vigoureuses, sur la garde de son épée, dont la pointe rigide frappe le sol. L'artiste a conçu une tête vraiment superbe, jeune et très personnelle, après tant d'autres qui se sont efforcés de rendre l'incomparable figure où doivent s'unir la virginité et l'héroïsme. Les yeux profonds, résolus, semblent suivre l'inspiration céleste, plongent en avant sans rien fixer que le but intérieurement poursuivi. » (J.-J. de Lahondès, Études du 20 mai 191a.)
i
ÉTUDES
REVUE FONDÉE EN i856
i,
/Jfàéi D/^S PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS i] k' ET; PARAISSANT LE 5 ET LE ao DE CHAQUE MOIS 'c' v ~)
•̃̃' ':̃ ̃̃-̃y.' -0
53e ANNÉE. TOME 148" DE LA COLLECTION 5 SEPTEMBRE 1916 ,J^
I. LA COURBE DE LA POLITIQUE ITALIENNE Paul Dudon. ad II. EMILE FAGUET. III. LE POLÉMISTE. Paul Bernard. 58/, Y III. LE RENOUVEAU RELIGIEUX DANS L'ÉGLISE
ANGLICANE. III. LES ASPIRATIONS DES
SUFFRAGETTES A LA PRÉDICATION ET A
LA PRÉTRISE.-IV. LES CRITIQUES FAITES
A LA PRÉDICATION OFFICIELLE. François Datin (Sot> IV. L'INSTRUCTION PUBLIQUE ET LA GUERRE.
UN NOUVEAU LIVRE DE M. ALBERT
SARRAUT Albert Béssières. 6aa V. ON CHAPITRE INÉDIT DE DON QUICHOTE.
SES PENSÉES SUR LA GUERRE. Pierre Suau 3 ti/,5 VI. IMPRESSIONS DE GUERRE. – XXXVI. SOUVE-
NIRS D'UN AUMONIER MILITAIRE I. DANS
LILLE ENVAHIE. II. PAR LA BELGIQUE. 653 VII. REVUE DES LIVRES Littérature chrétienne Saint Jérôme (Laurand). Ascétisme de Nàdaillac; de lourville. Questions philosophiques H. de Pully. Histoire religieuse B. Pocquet du Haut-Jussé. Questions actuelles S. Coubé; L. Bocquet et E. Hosten; N. H. Richard R. Pinon C. Maurras. Histoire ancienne L. Fougerat. Art A. Venturi. 07S VIII. ÉPHÉMÉRIDES DU MOIS D'AOUT 1916 6S<) PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES
12, RUE OUDINOT (VII»)
– 1916 –
CONDITIONS D'ABONNEMENT
L'abonnement est d'un 'an ou de six mois, il part des 5 janvier, 5 avril, 6 juillet et 5 octobre.
“ ( Un an a6 fr. | It | Un an. 3o fr. France Un an a5 fr. Union postale Un an. 3o fr. France ( i Six, c. mois ii fr. Union postale r { | Six “ mois.. 16 fr. rance Six.mois. 13 fI'. DIon posta e Stxmois.. i6 fr. Un numéro i fr. 5o
Chacune des années 1888 à i8g6, ao fr. A partir de 1S97, l'année 36 fr. AVIS IMPORTANTS
1. Les Etudes reprennent, avec cette année, el comptent fermement maintenir, dorénavant leur périodicité habituelle, bimensuelle.
Il. En conséquence, nous prions instamment nos abonnés d'acquitter sans retard leur abonnement pour 1916, à plus forte raison celui de iqi5, s'ils ne l'ont encore fait. La meilleure façon de s'acquitter est d'envoyer un mandat postal à M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, 13, Paris (Vil'). Le Gérant de la Revue étant présentement mobilisé, on voudra bien n'ajouter aucun nom propre au libellé de l'adresse ou du mandat.
III. – Nos abonnés sont également priés de bien vouloir joindre une bande adresse au montant de leur souscription et, généralement, à toute réclamation. IV. Le Bureau de l'Administrateur, rue Oudinot, 12, est ouvert chaque jour, de 2 heures à 4 heures.
Vient de paraitre le numéro 3 et 4 des Recherches de Science religieuse SOMMAIRE DE MAI-SEPTEMBRE 1916
Adhémar d'Alès La doctrine de la Récapitulation en saint Irénée. Adolphe Spaldâk Un monument de l'ancienne Liturgie tchèque le Missel utraquiste de i588.
Pierre Bouvier Directoire composé par saint Ignace de Loyola à l'usage de celui qui donne les Exercices, et
publié pour la première fois.
Yves de la Brière Le jansénisme de Jansenius étude critique sur les « Cinq Propositions ».
NOTES ET MÉLANGES
Adhémar d'Alès Mhil innovelur nisi quod traditum est. –Deuxième note
Charles Mitsche. De repromissione Matris ou Martyr is? – A propos d'un texte de saint Jérôme.
Adhémar d'Alès Julien d'Eclane, exégète.
Alexandre Brou. Quel jour mourut saint François Xavier? 27 novembre? 2 décembre? 3 décembre?
Paul Dudon Notes et documents sur le QuiétUme. X. Lieu et date de naissance de Molinos.
BULLETIN D'HISTOIRE DES RELIGIONS
Albert Condamin Bulletin des religions babylonienne et assyrienne Une histoire de Babylone. Une
épopée sumérienne sur le Paradis, le Déluge et
la Chute de l'homme.
BULLETIN D'EXÉGÈSE DU NOUVEAU TESTAMENT
Joseph Huby Un nouveau commentaire de saint Matthieu. PRIX DE L'ABONNEMENT Fhance.. 10 fr. UNION POSTALE.. 12 fr. Pour les abonnés des Éluda .-Frange.. 8 fr. UNION postale.. 10 Le Numéro 2 fr, 50
Librairie GABRIEL BEAUCHESNE
RUE DE RENNES, 117, PARIS (6*)
fient de paraître
YVES DE LA BRIÈRE
Le Destin de l'Empire Allemand et les Oracles prophétiques
Essai de Critique historique
Les Dates FATIDIQUES. LE Champ DES BOULEAUX. Frère Hermann. FRÈRE ANTOINE. Frère JOANNÈS. LE BIENHEUREUX André Bo«îola, LE BIENHEUREUX CURÉ D'ARS
Volume in-16 couronne. Prix 2 fr. 50 Du même auteur
Les Luttes présentes de l'Église Deuxième série Janvier 1913-Juillet 1914
I. DIRECTIONS ROMAINES ET LUTTES françaises. II. AUTOUR DE L'ÉCOLE LAIQUE LA LUTTE DES DEUX Cités. – III. LEÇONS ACTUELLES DES combattants D'HIER. – EPILOGUE LE Congbès eccdaristique DE LOURDES.
Volume in-8 écu. Prix 5 fr. » Luttes de l'Église et Luttes de la Patrie Troisième série des Luttes présentes de l'Église Août 1914-Décembre 1915 Volume in-8 écu. Prix. 4 fr. » Vient de paraître
Aux Bureaux du MESSAGER, rue Montplaisir, 9, Toulouse
et chez G. BEAUCHESNE, à Paris
Le Père Gilbert de Gironde
Sous-Lieutenant de réserve au 8i* d'infanterie
TUÉ A L'ENNEMI
Brochure de 100 pages, avec deux portraits hors texte. Nouvelle édition (8' mille). Par le P. Pierre SUAU, S. J.
Prix 8 fr. 80 Le Père Pierre Soury-Lavergne Aumônier au XVI' Corps
TUÉ A L'ENNEMI
Brochure illustrée de 100 pages (5e mille)
Par le P. Pierre SUAU, S. J.
Prix 1 fr. »
Librairie Joseph PAILLARD, 51, Boulevard Raspail, Paris (6B) M. Joseph Paillard a l'honneur d'informer MM. les Lecteurs des Études qu'il a fondé récemment, à l'adresse ci-dessus, une librairie de détail possédant en magasin les ouvrages de tous les grands éditeurs, en particulier ceux des éditeurs catholiques, et toutes les nouveautés de la guerre.
Il peut expédier franco ces ouvrages en province et à l'étranger. A chaque personne qui lui donne une commande, il fait régulièrement le service gratuit du Catalogue mensuel de la librairie française, annonçant, au fur et à mesure de leur_apparition, toutes les publications nouvelles. DERNIERS GROS SUCCÈS DE LIBRAIRIE
Le Rosaire au soleil, par Francis JAMMES.
Un volume in-12 (a^o pages) 3 fr. 50 Lettres de prêtres aux armées, recueillies par Victor BUCAILLE, vice-président de l'Association catholique de la Jeunesse française; avec une préface de M. Denys Cochin.
Un volume in-i (35o pages). 3 fr. 50 La Vermine du monde. Roman de l'espionnage allemand, par Léon DAUDET. Un volume in-ia (3ao pages) 3 fr. 50 En Campagne. Impressions d'un officier de légère, par Marcel DUPONT. Un volume in-i2 (3ao pages) 3 fr. 50 MAISON BSTOTJP ET O^9LZŒ!S 21, rue Saint-Haon LE PUY (Haute-Loire)
STATUE DE JEANNE D'ARC Modèle d'André BESQUEUT
On vient de mettre en vente en plusieurs dimensions, depuis la statuette de bureau ou d'oratoire jusqu'à la grande statue pour église, en divers tons et divers décors, des réductions de la Jeanne d'Arc de Besqueut, marbre qui est le chef-d'œuvre de l'artiste et l'un des plus beaux ornements de la cathédrale du Puy.
Ces reproductions, mathématiquement conformes à l'original, se font dans les tailles de i m. 80; i m. 50; i m. 30 o m. 65; o m. 44; o m. a5. « La jeune héroïne, droite, dans une attitude calme, mais résolue, appuie ses mains frêles, mais déjà vigoureuses, sur la garde de son épée, dont la pointe rigide frappe le sol. L'artiste a conçu une tête vraiment [superbe, jeune et très personnelle, après tant d'autres qui se sont efforcés de rendre l'incomparable figure où doivent s'unir la virginité et l'héroïsme. Les yeux profonds, résolus, semblent suivre l'inspiration céleste, plongent en avant sans rien fixer que le but intérieurement poursuivi. » (J.-J. de Lahondès, Études du 2o mai 191a.)
i
ÉTUDES
.–
/f^ '̃̃ ̃•'• ,j\, REVUE FONDÉE EN «856
/>
PAR ÔÈS;,PÉyES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS .~J
ET PARAISSANT LE 5 ET LE 2o DE CHAQUE MOIS
53* ANNÉE. TOME 148' DE LA COLLECTION 20 SEPTEMBRE 1916
I. LETTRE DE SON ÉMINENCE LE CARDINAL
SECRÉTAIRE D'ÉTAT 697 II. GASTON MASPERO 1S46-1916 Camille Lagier 698 III. VOLTAIRE LE PACIFIQUE Alexandre Brou 7i9 IV. LA COURBE DE LA POLITIQUE ITALIENNE
(FIN) Paul Dudon j46_. V. – EMILE FAGUET. – IV. LES IDÉES POLITIQUES. Paul Bernard 767 VI. IMPRESSIONS DE GUERRE. XXXVII. UN
BRAVE 798 VII. CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX.
L'AFFAIRE DE MONTALIEU Yves de la Briére. 809 VIII. REVUE DES LIVRES Théologie R. Compaing. Questions religieuses N. Rousseau; N. Dom Hébrard. -Monographie P. Picot; E. Jovy. Droit N. 1. Hennion. Histoire: A. M. P. Ingold. Questions actuelles Hollebecqae; A. Chéradame; C" Cressaty; J. Massart; G. Hanotaux; Franc-Nohain et P. Delay. 821 IX. TABLE DU TOME i48 83a n
PARIS
BUREAUX DES ÉTUDES
12, RUE OUDINOT (VII')
1916
CONDITIONS D'ABONNEMENT
L'abonnement est d'un an ou de six mois, il part des 5 janvier, 5 avril, 5 juillet et 5 octobre.
“ Un an. a5 fr. I “ (Un an. 3ofr. Fraace Six mois ab ir: I Union poatale Six mois.. 3o fr. France ( } Six mois i3 fr. | Union postale { | Six “. mois.. 16 fr. Un numéro i fr. 5o
Chacune des années 1888 à 1896, 20 fr. A partir de 1S97, l'année a5 fr. AVIS IMPORTANTS
I. Les Etudes reprennent, avec cette année, et comptent fermement maintenir, dorénavant leur périodicité habituelle, bimensuelle.
_II. En conséquence, nous prions instamment nos abonnés d'acquitter sans retard leur abonnement pour 1916, à plus forte raison celui de 1916, s'ils ne l'ont encore fait. La meilleure façon de s'acquitter est d'envoyer un mandat postal à M. l'Administrateur des Etudes, rue Oudinot, 1a, Paris (VU'}. Le Gérant de la Revue étant présentement mobilisé, on voudra bien n'ajouter aucun nom propre au libellé de l'adresse ou du mandat.
III. Nos abonnés sont également priés de bien vouloir joindre une bandeadresse au montant de leur souscription et, généralement, à toute réclamation. IV. Le Bureau de l'Administrateur, rue Oudinot, 12, est ouvert chaque jour, de a heures à & heures.
Librairie GABRIEL BEAUCHESNE
RUE DE RENNES, 117, PARIS (6e)
LVMEN VITAE
L'ESPÉRANCE DU SALUT
AU DÉBUT DE L'ÈRE CHRÉTIENNE
Par Adhémar d'ALÈS
Professeur à l'Institut catholique de Paris
TABLE. 1. La paix romaine. 2. Le mysticisme oriental. 3. L'espérance d'Israël. 4. La bonne nouvelle du royaume des cieux. 5. La lumière et la vie. 6. Le Christ en saint Paul. 7. L'Apocalypse de saint Jean. EPILOGUE.
Un vol. in-8 couronne (282 p.) 3 fr. 50; franco, 3 fr. 75 YVES DE LA BRIÈRE
Luttes de l'Église et Luttes de la Patrie Troisième série des Luttes présentes de l'Église
(Août igib-Décembre igi5)
Paris. BEAUCHESNE. 1916. In-8 écu de xv-4oi pages. Prix. 4 fr.; franco, 4 fr. 50 La Guerre et la Doctrine catholique. L'Avènement de Benoît XV. La Première Encyclique de Benoît XV. Les Enseignements du Primat de Belgique. Le Nouveau « Pape Noir et la Guerre européenne. La Charité chrétienne et française durant la Guerre. Les Catholiques français aux Catholiques des Pays neutres. L'Attitude de Benoît XV à l'égard des Belligérants. Benoît XV et le Rôle international de la Papauté. Le Message chrétien de la Paix. Les Garanties de l'Indépendance pontificale. Les Garanties à venir du Droit des gens. La Papauté dans U concert des Puissances. Appendice La Mort des Martyrs et la Mort des Soldats.
Librairie A. HATIER, 8, Rue d'Assas, Paris (VIe arr.) Ch.-M. DES GRANGES
Prolesseur agrêgi des Lettres au Lycée Henri IV, Docteur ès lettres
HISTOIRE ILLUSTRÉE
DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE NOUVELLE ÉDITION, ILLUSTRÉE de 483 gravures,
d'après les documents de chaque époque
Un fort volume de plus de xvi-9ao pages, grand in-8 (i5 X 2i)Broché, couverture de luxe 5 fr. 50 Relié toile, tranches rouges 6 fr. 50 Reliure de luxe, façon maroquin, tète dorée 7 fr- 50 L'Histoire de la Littérature Française, que nous avons publiée il y a six ans, a obtenu sous sa première forme, non seulement en France, mais à l'étranger, un accueil aussi favorable que nous pouvions le désirer.
Mais nous avions le désir de faire pénétrer également cette histoire de la Littérature auprès du grand public, qui se défie parfois d'un livre destiné aux classes, et qui, par prévention, n'en saisit ni la valeur ni l'agrément. Voilà pourquoi nous avons édité notre Littérature illustrée.
Le texte est le même. Seulement l'auteur a profité de cette refonte de son ouvrage pour le modifier ou le compléter sur tous les points où les progrès de la critique et de la philologie l'y obligeaient. Pour l'analyse des principaux ouvrages il a fait d'importantes additions il avait cru pouvoir négliger celle des chefs-d'œuvre étudiés spécialement dans les classes (Le Cid, Horace, Andromaque, Le Misanthrope, etc.); mais, dans un grand nombre de comptes rendus publiés par des revues étrangères, on a paru regretter cette omission. L'auteur a donc ajouté les analyses succinctes de ces œuvres, afin que son livre ne laissât rien à désirer aux plus exigeants et aux plus curieux.
Toutes les gravures ont une valeur documentaire, et contribuent à créer, de siècle en siècle, le milieu social et pittoresque dans lequel et pour lequel les oeuvres ont été écrites.
LE MÊME OUVRAGE non illustré. i4' édition. Un fort volume in-i6 de xvi-928 pages, percaline souple. 4 fr. 50 Morceaux choisis des Auteurs français (842=1910) i" Cycle (classe& de grammaire) rel. toile. 3 fr. 5D
a* Cycle (classes de lettres) rel. toile. 5 fr. »
Auteurs français. Collection Des: Granges d'après la méthode historique, avec synchronisme, lexique, grammaire. Beaux volumes illustrés d'après les documents du temps.
OUVRAGES PARUS
DES Granges MOLIÈRE. Fort vol. de xxiv-996 p. relié percaline.. 4 fr. » DES Granges BOILEAU. de xxii-708 p. –, – 3 fr. 50 CALVET BOSSUET. de xvi-722 p. – – 4 fr. » Ls BIDOIS LA FONTAINE. Beau vol. de xn-548 p. – – 3 fr. » FLORISOONE CHATEAUBRIAND. Beau vol. de xxiv-436 p. sur papier bible, relié percaline 3 fr. » RADOUANT MONTAIGNE. Fort vol. de x-464 p. relié percaline 3 fr. » FourcasSié RACINE. de xxi-gao p. 4 fr. » Auteurs latins. Collection Pichon d'après la méthode historique, avec bibliographie, études historiques et littéraires, notes, grammaire et illustrations documentaires.
OUVRAGES PARUS
BEAUCHOT CICÉRON. Fort vol. relié percaline. 4 fr. 50 Ponchont CESAR. fr. 50 Pichon VIRGILE. 3 fr. 50
:)
1 Librairie Académique. PERRIN & C'°, Editeurs 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, PARIS (VI° A«B.)
Comte de CHABROL. Pour le RenOUVeaU. Expiation. Conversion. Rédemption. Méditation d'un Isolé. igi5-igi6. Un vol. in-16. Prix..3 3 fr. 50 J.-Ph. HEUZEY. Un Apostolat littéraire. LUCÎe=FéliX=FaUre Goyau. Sa Vie et ses Œuvres (Son Journal intime). Un vol. jn-id. Prix 3 fr. 50 Abbé Pierre LELIÈVRE. Leur Àme est immortelle. Un vol. in-16. Prix. 2 fr. 50 Maurice d'HARTOY. Au Front. Impressions et souvenirs d'un officier blessé. Préface du Marquis de SEGUR, de l'Académie française. Un vol. in-i6. Prix 3 fr. 50 Henri RENÉ. Lorette. Une bataille de douze mois. Octobre 1914Octobre 1915. Ouvrage accompagné de neuf gravures et d'une carte. Un vol. in-16. Prix 3 fr. 50 Louis THOMAS (lieutenant au 66* bataillon de chasseurs à pied). Les Diables bleus. pendant la guerre de Délivrance 1914-1*16. Un vol. in-16. Prix. 3 fr. 50 Claude PRIEUR. De Dixmude à NieiipOrt. Journal de campagne d'un officier de fusiliers-marins (octobre 1914-Mai 1915). Ouvrage accompagné de deux cartes. Un vol. in-i6. Prix. 3 fr. 50 Teodor de WYZEWA. La Nouvelle Allemagne (Deuxième série). Derrière le Front boche. Un vol. m-16. Prix 3 fr. 50 Du même auteur La Nouvelle Allemagne. Un vol. in-16. 3 fr. 50 Abbé Augustin AUBRY (prêtre du diocèse de Beauvais). Ma Captivité en Allemagne. Lettre-préface de Mgr BAUDRILLART, Vicaire général, .Recteur de l'Institut catholique. Un vol. in-16. Prix. 2 fr. 50 Pierre NOTHOMB. La Barrière belge. Essais d'histoire territoriale et diplomatique. Ouvrage accompagné de deux cartes. Un vol. in-16. 3 fr. 50 René PINON. La Suppression des Arméniens. Méthode allemande. Travail turc. Un vol. in-16. Prix 1 fr. » Marcel WYSEUR. La Flandre rOUge. Poèmes. Préface d'Émile VERHAEREN. Un vol. in-16. Prix. 3 3 fr. 50 maïten D'ARGUIBERT. Journal d'une famille française ̃ pendant la guerre. Un vol. in-i6. Prix 3 fr. 50 André GODARD. Les Réfections françaises. Les JardinS»VoIièreS> Criminelle destruction. Repeuplement possible. Irremplaçables services des oiseaux. Un vol. in-16. Prix. 3 fr. 50