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Title : La chartreuse de Parme / par Stendhal (Henri Beyle). Précédée d'une Notice sur la vie et les ouvrages de Beyle / par M. Colomb. Suivie d'une Etude littéraire sur Beyle / par M. de Balzac, et d'une Lettre inédite de l'auteur en réponse à ce travail

Author : Stendhal (1783-1842). Auteur du texte

Author : Colomb, Romain (1784-1858). Auteur du texte

Author : Balzac, Honoré de (1799-1850). Auteur du texte

Publisher : (Paris)

Publication date : 1846

Artwork notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb119598217

Relationship : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31403939f

Type : text

Type : monographie imprimée

Language : french

Language : French

Format : 1 vol. (III-531 p.) ; in-16

Format : Nombre total de vues : 536

Description : [La chartreuse de Parme (français)]

Description : Comprend : Notice sur la vie et les ouvrages de M. Beyle ; Étude littéraire sur Beyle

Description : Avec mode texte

Rights : Consultable en ligne

Rights : Public domain

Identifier : ark:/12148/bpt6k113410t

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-69735

Provenance : Bibliothèque nationale de France

Online date : 12/03/2008

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CHARTREUSE

DE PARME,

PAR

STENDHAL (HENRI BEYLE) ;

précédée

D'UNE NOTICE SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE BEYLE, PAR M. COLOMB ;

SUIVIE D'UNE ÉTUDE LITTÉRAIRE SUR BEYLE, PAR M, DE BALZAC,

L'AUTEUR EN RÉPONSE A CE TRAVAIL.

PARIS.

PUBLIÉ PAR J. HETZEL,

RUE RICHELIEU, 76 ; RUE DE MÉNARS, 10.

1846


AVERTISSEMENT,

C'est dans l'hiver de 1850, et à trois cents lieues de Paris, que cette nouvelle fut écrite. Bien des années auparavant, dans le temps où nos armées parcouraient l'Europe, le hasard me donna un billet de logement pour la maison d'un chanoines c'était à Padoue, ville heureuse où, comme à Venise, le plaisir est la grande affaire et ne laisse pas le temps d'être indigné contre le voisin. Le séjour s'étant prolongé, le chanoine et moi nous devînmes amis.

Repassant à Padoue vers la fin de 1850, je courus à la maison du bon chanoine : il n'était plus, je le savais, mais je voulais revoir le salon où nous avions passé tant de soirées aimables, et, dépuis, si souvent regrettées. Je trouvai lé ne¬


veu du chanoine et la femme de ce neveu qui me reçurent, comme un vieil ami. Quelques personnes survinrent, et l'on ne se sépara que fort tard ; le neveu fit venir du café Pedroti un excellent zambajon. Ce qui nous fit veiller surtout, ce fut l'histoire de la duchesse Sanseverina à laquelle quelqu'un fit allusion, et que le neveu voulut bien raconter tout entière, en mon honneur.

—Dans le pays où je vais, dis-je à mes amis, je ne trouverai guère de maison comme celle-ci, et pour passer les longues heures du soir je ferai une nouvelle de la vie de votre aimable duchesse Sanseverina. J'imiterai votre vieux conteur Bandello, évêque d'Agen, qui eût cru faire un crime de négliger les circonstances vraies de son histoire ou d'en ajouter de nouvelles.

—En ce cas, dit le neveu, je vais vous prêter les annales de mon oncle, qui, à l'article Parme, mentionne quelques-unes des intrigues de cette cour, du temps que la duchesse y faisait la pluie et le beau temps ; mais, prenez garde ! cette histoire n'est rien moins que morale, et maintenant que vous vous piquez de pureté évangélique en France, elle peut vous procurer le renom d'assassin.

Je publie cette nouvelle sans rien changer au manuscrit de 1850, ce qui peut avoir deux inconvénients :

Le premier pour le lecteur : les personnages étant Italiens l'intéresseront peut-être moins, les coeurs de ce pays-là diffèrent assez des coeurs français : les Italiens sont sincères, bonnes gens, et, non effarouchés, disent ce qu'ils pensent ; ce n'est que par accès qu'ils ont de la vanité; alors elle de¬


vient passion, et prend le nom de puntiglio. Enfin la pauvreté n'est pas un ridicule parmi eux.

Le second inconvenient est relatif à l'auteur.

J'avouerai que j'ai eu la hardiesse de laisser aux personnages les aspérités de leurs caractères ; mais, en revanche, je le déclare hautement, je déverse le blâme le plus moral sur beaucoup de leurs actions. A quoi bon leur donner la haute moralité et les grâces des caractères français, lesquels aiment l'argent par-dessus tout et ne font guère de péchés par haine ou par amour ? Les Italiens de cette nouvelle sont fort différents. D'ailleurs il me semble que toutes les fois qu'on s'avance de deux cents lieues du midi au nord, il y a lieu à un nouveau paysage comme à un nouveau roman. L'aimable nièce du chanoine avait connu et même beaucoup aimé la duchesse Sanseverina, et me prie de ne rien changer à ses aventures, lesquelles sont blâmables.

23 janvier 1839.



NOTICE

SUR LA VIE ET LES OUVRAGES

DE M. BEYLE

(DE STENDHAL),

PAR R. COLOMB, SON EXÉCUTEUR TESTAMENTAIRE.

« Qu'ai je été ? que suis je ? En vérité, je serais « bien embarrassé de le dire !

(Tiré des papiers de M, Beyle.)



PREMIÈRE PARTIE.

BIOGRAPHIE.

Que de peine n'éprouve-t-on pas souvent pour se rendre un compte exact de ses propressentiments ! Que sera-ce donc, s'il s'agit d'analyser ceux d'un autre ! de dire ce qu'il a pensé, éprouvé, voulu, dans les principales circonstances de sa vie ? Telles sont les réflexions qui se sont naturellement présentées à mon esprit, lorsque m'est venue l'idée de mettre en ordre les observations et les faits qu'une constante amitié m'a mis à portée de recueillir sur l'homme le moins aisé à connaître que j'aie encore rencontré. Comme on le voit, je ne me suis point abusé sur les difficultés que présente le sujet. J'ai donc hésité longtemps avant de commencer ce travail, quelque plaisir que je pusse d'ailleurs me promettre à passer en revue des années contemporaines des miennes, et pendant lesquelles se formèrent des liens que la mort seule devait rompre. Mais un sentiment supérieur à toute considération personnelle m'a déterminé, le désir, la certitude d'honorer la mémoire de Beyle, en le faisant mieux connaître.

D'ailleurs, quelqu'un pouvait-il savoir, et raconter aussi fidèlement que moi, cette vie éparse pour ainsi dire, sans unité, sans suite? moi son allié, qui ai passe mes années de jeunesse, les jours riants de la vie, en parfaite communauté de plaisirs avec lui, qui l'ai retrouvé plus tard dans l'âge mûr, et qui ne l'ai pas quitté un seul jour, si ce n'est de fait, au moins par la pensée et par le coeur ; moi, qui ai été le dépositaire de ses papiers, comme de ses pensées les plus intimes. On n'a point encore présenté l'ensemble des traits qui caractérisent Beyle ; on ne s'est pas complètement expliqué cette curieuse réunion de facultés dont plusieurs sembleraient devoir s'exclure. Serai-je plus heureux que ceux qui m'ont deva ncé ? je l'espère au moins.

Ayant eu à ma disposition, en 1838, des notes écrites par mon ami sur certaines circonstances de sa vie, j'en copiai quelques passages, que je reproduirai dans le cours de mon récit, lorsque le sujet le comportera.

Peut-être me reprochera-t-on d'avoir trop insisté sur de petits faits de l'enfance et de la jeunesse ; mais c'est là ce qui manque généralement aux biographies ; on passe trop légèrement sur l'époque de la vie avec laquelle


nous sympathisons le plus ; l'auteur met ses spéculations à la place de détails qui lui manquent souvent, à la vérité.

La biographie, si je ne me trompe, a pour mission de s'enquérir des détails intimes ; on attend d'elle les bons mots, les secrets de la vie privée, les rails de moeurs. Elle doit, autant que faire se peut, dater sa chronique du berceau même de celui dont elle s'occupe ; elle doit dire quelle a été son éducation, quels principes politiques et religieux y ont présidé.

Un homme aussi distingué par l'originalité, les tendances et la supériorité de son esprit, ne saurait être oublié tout de suite ; sa trace ne s'effacera pas instantanément. Un jour, quelque écrivain de talent s'occupera de Beyle ; il voudra connaître et expliquer cet être semi-mystérieux : j'aurai mis les matériaux sous ses yeux ; il ne lui resterfyplus^qu'iles coordonner, et à en déduire les conséquences morales ou philosophiques qu'ils lui paraîtront comporter. Mon ambition se bornera à avoir été pour lui un chroniquer. sincère.

Tels sont, en résumé, les motifs qui m'ont encouragé à publier cette notice, dernier devoir dont j'avais à m'acquitter. Se défiera-t-on de mon témoignage ? sera-t-on fondé à me récuser? Je dirai, avec franchise, qu'assurément je ne voudrais pas nuire, mais que je n'ai pas l'intention de flatter. On peut promettre d'être sincère, sans avoir la certitude d'être complètement impartial.

Marie-llcnri Beyle naquit à Grenoble, département de l'Isère, le 25 janvier 1783, de parents que leurs opinions et leur condition rangeaient parmi ceux que, dans la langue du temps, on appelait aristocrates. Sans être nobles, les membres de sa famille fréquentaient habituellement la noblesse, et eu avaient contracté les manières. Ils se trouvaient à la tête de la haute bourgeoisie ; ils avaient pour amis Mounier et Barnave.

Parmi leurs relations de société, je me rappelle, entre autres, madame de M..., cette femme boiteuse, riche, d'un esprit assez distingué, et de moeurs tellement équivoques, qu'on a pu dire, dans le temps, que c'était elle que Choderlos do Laclos s'était proposée pour modèle de sa marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses. Sans doute, il faut croire que ce fut une abominable calomnie que de lui trouver de la ressemblance, quelque faible qu'elle pût être, avec ce type du génie infernal le plus odieux. Quoi qu'il en soit, madame de M..., dont Beyle me citait de temps en temps des particularités, est morte à Grenoble, en 1822, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, et à la fin d'une soirée où nombreuse société se trouvait réunie dans son salon.

M. Beyle père, avocat considéré au parlement de Grenoble, avait épousé, vers 1780, la fille aînée de M. Gagnon, médecin, qui passait, à juste titre, pour l'homme le plus lettré de la ville, et qui en était certainement un des habitants les meilleurs et les plus distingués. Cet homme aimable, indulgent et d'un caractère un peu faible, adorait son petit-fils Henri, enfant de la fille chérie qui lui fut enlevée à l'âge de trente-trois ans, en 1791.


Beyle pensait que les Gagnon étaient originaires d'Italie ; sa grand'tante Elisabeth le lui avait laissé entendre, plutôt qu'elle ne le lui avait dit. L'émigration pouvait remonter au grand-père du grand-père de mademoiselle Elisabeth, c'est-à-dire, à 1650. Ce qui ajoutait, pour Bevle, à la probabilité de cette origine italienne, c'est que la langue de ce pays était en grand honneur chez ses parents, chose bien singulière dans une famille bourgeoise de 1780. Sa mère lisait le Dante et le Tasse, ce qui n'était pas commun alors parmi les femmes, et ce qui ne l'est guère encore de nos jours.

La famille Gagnon avait des sentiments d'honneur et de fierté qu'elle communiqua au jeune Henri, d'ailleurs très-heureusement disposé pour les partager.

Madame Beyle, en mourant, laissa trois enfants en bas âge, un fils et deux filles. Après la mort de cette charmante femme, ses enfants vinrent habiter la maison de M. Gagnon, leur grand-père, chez qui se passa leur jeunesse. Par sa situation, celle maison était une des plus gaies de Grenoble, car elle avait sa façade sur la principale place de la ville ; et, d'une jolie terrasse, garnie do fleurs et d'arbustes, la vue embrassait une partie du beau jardin public donnant sur la rive gauche de l'Isère.

On voyait peu M. Beyle ; il s'était réservé, pour lui seul, son ancien appartement et s'y tenait habituellement, sauf aux heures des repas qu'il prenait en famille chez M. Gagnon. De fréquentes excursions à son domaine (1) de Claix, à deux lieues de Grenoble, le tenaient encore éloigné de ses enlants, avec lesquels il n'avait que des rapports éloignés.

M. Beyle tenait sa bibliothèque à Claix, elle était toujours fermée ; mais Henri, ayant découvert le lieu où il mettait la clef, l'ouvrit quelquefois, et trouva le moyen de s'emparer de la Nouvelle Héloïse et de Grandisson ; il lisait ces deux romans, les yeux pleins de larmes de tendresse, dans un galetas où il se livrait à ce plaisir délicieux en toute sécurité.

L'excellent M.. Gagnon avait, auprès de lui mademoiselle Gagnon, sa soeur, M. Gagnon, son fils, et une seconde fille, non mariée. Cette dernière, d'une humeur assez difficile, imposait à tout le monde, et s'était emparée à peu près exclusivement de l'autorité dans la maison. Mademoiselle Séraphie n'aimait pas grand'chose sur la terre, mais elle abhorrait son neveu Henri, favori de M. Gagnon père, et ne laissait échapper aucune occasion de lui donner des témoignages de son aversion.

M. Gagnon le fils (2), joli garçon, bien tourné, fort aimable, gai, élégant au physique comme au moral, était un des ornements de la bonne compagnie à Grenoble. Le plaisir était beaucoup pour lui ; l'intérêt d'argent absolument rien, la vanité bien peu. Sa gaieté même, à le bien prendre, n'était que de l'imagination : il faisait rire plus qu'il ne riait lui-même. Son neveu Henri commençait à entrer en jouissance des avantages que lui procurait sa coha(I)

coha(I) dans le pays, veut dire une petite terre, (2) Père de M. Gagnon, colonel du 2e de hussards en 1845.


btlation avec ce charmant jeune homme, lorsqu'ils lui furent enlevés par un événement tout nalurel : M. Gagnon fils se maria aux Echelles, bourg de Savoie très-pittoresque à huit lieues de Grenoble. C'est là qu'Henri a passé quelques délicieuses semaines, loin de la sombre austérité et, de la tyrannie minutieuse régnant dans la maison de son digne grand-père. Ici on gémissait toujours ; chacune des brillantes victoires des armées républicaines y était sujet de tristesse amère.

La sévérité du gouverneur de la maison (mademoiselle Séraphin) qu'habitait le jeune Beyle était tempérée par le noble caractère de mademoiselle Elisabeth Gagnon. Cette vertueuse fille, qui renonça au mariage parce qu'un accident lui avait enlevé l'homme qu'elle aimait, était douée de plus d'esprit, et surtout de plus de fermeté que tout le reste de la famille. Henri l'affectionnait beaucoup, ainsi que M. le docteur Gagnon ; sa reconnaissance pour leur amitié, pour leurs bontés, était entière, et sa parole prenait un accent visiblement tendre, chaque fois qu'il parlait de ces deux grands parents.

Henri perdit sa mère à l'âge de sept ans ; sa douleur fut profonde, et tout indique que c'est la plus grande qu'il ait ressentie. Fort souvent, dans nos entretiens, j'ai pu apprécier l'amertume de ces regrets.

Toute l'existence du jeune Beyle était réglée d'après des principes d'une excessive sévérité ; ses rapports avec des enfants do son âge furent tellement restreints, qu'arrivé à quatorze ans, il en avait connu à peine trois ou quatre.

La direction de ses éludes appartint, à peu près exclusivement, à M. Gagnon, son grand-père. Personne, sans doute, n'était plus capable de mieux remplir cette délicate mission ; mais, soit penchant naturel, soit que le mal, Iteur des temps parût l'exiger, on préféra l'éducation privée à l'éducation en commun. De là, peut-être, ces défauts de caractère et ces accès d'irritabilité qui, chez Beyle, ont voilé si souvent de rares qualités, découvertes à grand'- peine par le très-petit nombre d'amis dont la sollicitude s'est appliquée à les rechercher.

Ses précepteurs furent de pauvres prêtres qui, de temps en temps, se trouvaient forcés d'abandonner leur élève pour fuir la persécution. Doué d'un esprit vif, d'une intelligence prompte, il lit de rapides progrès dans ses études, bornées d'abord, en quelque sorte, à celle de la langue latine. Mais celle vie, tant soit peu claustrale, ne pouvait convenir à un tel caractère; il prit en égale haine ceux qui la lui imposaient, et les ecclésiastiques ses professeurs. Un d'eux, un certain abbé Ralliane, homme fort colère, le frappait souvent assez rudement.

Dès l'âge de dix ans, Henri annonça un tempérament ardent. Ce mouvement des Sens, désordonné et purement instinctif, comme chez tous les enfants d'une nature précoce, l'agitait violemment ; il imprimait, à tous ses penchants une sorte d'âpreté passionnée qui dominait dans ses études, dans ses plaisirs, partout enfin. Il était eu révolte habituelle contre l'obligation de se dompter, de se plier aux usages imposés par la société. Sa vivacité, son


entrainement lui donnaient sans cesse des torts : il commettait. mille étourderies, et ses parents y attachaient beaucoup trop d'importance. De là sans doute, en grande partie, l'éloignoment qu'il a pu ressentir pour quelques membres de sa famille, sans jamais confondre dans son ressentiment ceux dont il pouvait attendre quelque indulgence.

Connaissant la famille de Beyle, ainsi que ses habitudes morales, on peut déjà pressentir l'influence qu'exercèrent sur son caractère des principes et des croyances offrant un tel contraste avec ses goûts, ses penchants, son imagination. Celte compression si forte, si absolue, appliquée avec une extrême sévérité et une inflexible persistance, préparait une explosion violente pour le moment où son action cesserait : la chose était inévitable. D'autre part, cette lutte de tous les instants entre les diésrs de l'enfant et les volontés absolues de ses parents imprima une fâcheuse direction aux sentiments de Beyle ; la défiance devint insensiblement une habitude de son esprit ; jamais il n'a pu s'en débarrasser complètement : la crainte d'être trompé venait trop souvent se mettre en tiers dans ses relations les plus intimes, et leur enlevait ce qu'elles ont de plus doux, la confiance poussée jusqu'à l'abandon. Les conséquences que je déduis de l'éducation de Beyle sur son caractère me semblent naturelles : le caractère procède presque toujours de circonstances qui remontent jusqu'à nos premières années.

Je place ici une étude sur le caractère dauphinois faite par Beyle ; bien qu'on n'en retrouve pas les traits principaux dans le sien, on la lira sans doute avec plaisir.

« Le Dauphinois a une manière de sentir à soi, vive, opiniâtre, raisonneuse, que je n'ai rencontrée dans aucun pays. A Valence, sur le Rhône, la nature provençale finit ; la nature bourguignonne commence à Valence, et fait place, entre Dijon et Troyes, à la nature parisienne, polie, spirituelle, sans profondeur, en un mot, songeant beaucoup aux autres.

« La nature dauphinoise a une ténacité, une profondeur, un esprit, une finesse, que l'on chercherait en vain dans la civilisation provençale et dans la bourguignonne, ses voisines. Là où le Provençal s'exhale eu injures atroces, le Dauphinois réfléchit et s'entretient avec son

« Tout le monde sait que le Daupbiné a été un Etat séparé de la France, et à demi italien par sa politique, jusqu'à l'an 1349. Ensuite, Louis XI, dauphin, brouillé avec son père, administra ce pays pendant plusieurs années ; et je croirais assez que c'est ce génie profond et profondément timide, et ennemi des premiers mouvements, qui a donné son empreinte au caractère dauphinois. De mon temps encore, dans la croyance de mon grand-père et de ma tante Elisabeth, véritables types des sentiments énergiques et généreux de la famille, Paris n'était point un modèle ; c'était une ville éloignée et ennemie dont il fallait redouter l'influence. »

En quittant la maison paternelle pour aller habiter les Échelles, M. Gagnon le fils avait oublié quelques volumes, soigneusement cachés dans le coin le plus obscur d'une armoire ; Beyle les découvrit et me fit part de sa


trouvaille. il y avait là, en effet, de quoi exciter notre curiosité, fort novice, comme on peut le supposer. Un petit in-douze, surtout, nous intéressa vivement ; il portait ce litre :

Vie, Faiblesses et Repentir d'une femme.

L'auteur anonyme s'était proposé d'offrir le tableau des malheurs et des crimes même auxquels une première faute peut entraîner ; rien de plus saisissant que cette effrayante peinture, dont les vives couleurs laissèrent une profonde impression dans nos jeunes têtes.

En juin 1794, tous les membres de ma famille ayant été jetés dans les prisons de Grenoble je restai seul, avec une bonne, au milieu de l'appartement qu'occupaient mes parents. Le lendemain de leur arrestation, je passai la journée chez M. Gagnon. Après le dîner, je sommeillais sur un fauteuil, dans le salon où Beyle et moi étions restés seuls. Croyant que je donnais profondément, il parlait à haute voix des inquiétudes que faisait naître ma présence dans la maison de son grand-père. Après tout, disait-on, recueillir ainsi chez soi l'enfant de détenus politiques, c'était attirer l'attention de la commune et's'exposer gratuitement à de graves dangers. Des membres influents de la famille, mademoiselle Séraphie, entre autres, opinaient pour mon renvoi immédiat. Cette disposition poltronne et malveillante à mon égard niellait Beyle au désespoir, cl il l'exhalait en termes bien propres à resserrer encore davantage les liens de notre amitié, car je lui avouai que j'avais tout entendu.

La belle institution d'une école centrale (1), au chef-lieu de chaque département, produisit une immense et heureuse révolution dans l'existence du jeune Beyle. La mode et la raison s'accordèrent alors pour faire adopter universellement le système de l'enseignement public ; les instituteurs particuliers furent remerciés, et chacun envoya ses enfants à l'école centrale. Les parents de notre étudiant se résignèrent et firent comme tout le monde : ce fut pour lui une demi-émancipation. Dès ce moment, il eut la faculté de sortir de la maison, sans être accompagné, et put choisir ses camarades parmi les quatre cents élèves qui suivaient les divers cours professés à l'école centrale de Grenoble. On voit tout de suite les modifications importantes que dut subir ce caractère déjà si original, jeté brusquement au milieu d'une atmosphère à peine entrevue jusqu'alors.

« Tout m'étonnait, disait-il, dans cette liberté tant souhaitée, et à laquelle j'arrivais enfin. Les charmes que j'y trouvais n'étaient cependant pas ceux que j'avais rêvés ; ces compagnons, si gais, si aimables, si nobles, que je m'étais figurés, je ne les trouvais pas ; mais à leur place des polissons très-

(1) Les écoles centrales furent créées par une loi de la convention du 7 ventôse an III (23 février 1795). Celte loi fut, en partie, l'oeuvre, de M. le comte Destult de Tracy, membre du comité, qui l'élabora et la proposa.


égoïstes. Ce désappointement je l'ai eu à peu près dans tout le courant de ma vie.

« Je ne réussissais guère auprès do mes camarades ; je vois aujourd'hui que j'avais alors un mélange fort ridicule do hauteur et de besoin de m'amuser. Je répondais à leur égoïsme le plus âpre par mes idées de noblesse espagnole; j'étais navré quand, dans leurs jeux, ils me laissaient de côté. »

M. Gagnon le père, comme on sait, adorait les lettres et l'instruction, et depuis quarante ans avait été le promoteur de tout ce qui s'était fait de littéraire et de philanthropique à Grenoble. Aussi, lorsqu'il fut question d'orga-niser l'école centrale, on le plaça à la tête du jury, et, en. cette qualité, il présenta à l'administration départementale les professeurs qui devaient y faire les cours. Le fondateur de la bibliothèque publique de Grenoble dut, à sa considération dans le monde, d'être le chef de l'école centrale.

Dès lors, le goût de Beyle pour les livres était déjà trés-développé ; en avoir en toute propriété lui semblait le bonheur suprême. Aussi l'un des premiers actes d'indépendance que lui permit la faculté de sortir seul fut l'achat des OEuvres de Florian ; il y employa un louis d'or de vingt-quatre livres, formant tout son avoir. Nous dévorions en cachette les candides romans du bon Florian. Que de battements de coeur, que de sensations nouvelles ne nous firent pas éprouver Estelle, Galatée, Gonsalve, Numa !

A cette époque, nous ressentions, avec foute la vivacité de l'enfance, les émotions patriotiques excitées journellement par les victoires des armées républicaines ; d'autre part, nous partagions les opinions royalistes de nos parents. On le voit, notre éducation politique n'était guère avancée.

Un soir de janvier 1797, entre sept et huit heures, Beyle et moi, en compagnie de dix autres camarades, nous commîmes un attentat. On avait accroché à l'arbre de la Fraternité, joli tilleul transplanté à son grand regret sur la place Grenette, une toile peinte encadrée, portant, avec quelques attributs, ces mots en gros caractères :

Haine à la royauté, constitution de l'an III.

Un de nous tira sur l'emblème républicain un coup de pistolet, fortement chargé de gros plomb et de chevrotines : le tableau en fut complètement défiguré. Celle espièglerie fort compromettante, prise d'abord au sérieux, jeta nos familles, déjà très-mal notées à la commune, dans une mortelle inquiétude. Ces douze écoliers se rendant coupables d'un semblable outrage envers le gouvernement existant furent considérés, au premier moment, comme les sentinelles avancées d'une vaste conspiration. Par bonheur l'autorité jugea la chose plus sainement ; elle ne vit dans cette agression que le résultat d'un défi ou d'une gageure entre des étourdis. Aucune arrestation n'ayant pu être effectuée au moment du délit, l'affaire n'eut pas de suites, et nos parents en furent quittes pour la peur.

Parmi les élèves de l'école centrale, on pouvait remarquer un grand et


gros garçon, aux cheveux blonds, à la figure commune, aux formes athlétiques et aux manières rustiques. Ce pauvre, jeune homme, malgré la supériorité bien établie de ses forces musculaires, endurait assez patiemment le feu roulant des quolibets dont ses condisciples l'accablaient à tout propos : nous l'appelions HoiiâffT Un jour, cependant, il se mit en insurrection. Beyle, auquel on avait donné le surnom de la Tour ambulante, à cause de sa forte taille, lui lança une épigramme bien acérée, accompagnée d'un soufflet ; le rustaud ne resta pas en arrière, comme on peut croire. Nos deux champions, séparés par des camarades, convinrent de vider la querelle dans un duel régulier ; rendez-vous fut donné dans les fossés de la ville, entre les portes de Bonne et de Trécloître. Les combattants s'y rencontrèrent en compagnie des témoins désignés. Mais, comme le cartel et l'heure prise pour le combat étaient à la connaissance de tous les élèves de l'école centrale, qui en avaient fait confidence à leurs amis, quatre à cinq cents personnes se trouvaient réunies sur le terrain lors de l'arrivée des adversaires. Néanmoins les pistolets furent chargés, on mesura la distance qui devait séparer les deux acteurs de cette scène mi-burlesque, on les mit en place, et le signal pour tirer allait être donné, lorsque la foule intervint dans un but de conciliation, et termina l'affaire à l'honneur de tout, le monde.

Les études de Beyle à l'école centrale curent à la fois pour objet le perfectionnement de celles auxquelles il s'était déjà adonné, et l'acquisition de nouvelles connaissances. Son travail s'appliqua successivement à la langue latine, aux belles-lettres, au dessin, aux mathématiques, à la grammaire générale.

A la fin de l'année scolaire de 1798, Beyle obtint un triomphe qui dut singulièrement flatter son jeune amour-propre. Il suivait le cours de grammaire générale professé avec distinction par M. l'abbé Gattel ; tout indiquait chez lui une telle supériorité sur ses condisciples, qu'au jour de l'examen, aucun d'eux ne voulut en subir l'épreuve. Beyle parut donc seul devant les examinateurs ; il répondit pendant deux heures consécutives, avec une grande netteté, à toutes les questions qui lui furent adressées sur celle branche de renseignement, et reçut les diverses couronnes dont le programme l'avait dotée.

Pendant quatre années (1795 à 1799), ses succès furent éclatants dans les divers cours qu'il suivit ; il y obtint, constamment tous les premiers prix, disputés alors avec beaucoup de zèle. Mais, dès le commencement de 1798, son ardeur se porta en particulier sur les mathématiques. Il avait horreur de l'hypocrisie, et pensait, avec raison, qu'en mathématiques elle était impossible.

Indépendamment des leçons reçues à l'école centrale, il en prit de particulières, entre autres de M. Gros ; ces dernières à l'insu de son père et avec de l'argent donné par sa grand'tante, mademoiselle Elisabeth Gagnon. Puisque l'occasion m'en est offerte, je dirai quelques mots sur M. Gros, dont la renommée n'a pas franchi les murs de Grenoble.

M. Gros, né de parents pauvres, avait comme l'intuition de toutes les


sciences ; mais sa haute raison le portait, plus spécialement vers les mathématiques, dans lesquelles il pénétra profondément. M. Gros donnait d'ailleurs la parfaite image du républicain pur, modeste, désintéressé ; les excès cl les palinodies qui se produisirent sous la convention et sous le directoire, n'altérèrent nullement ses croyances politiques ; il était resté comme un noble représentant de cette forme de gouvernement dans les temps antiques, tel enlin qu'on nous peint les sages de la Grèce. N'ayant que peu de besoins, ne comprenant aucune ambition, pas plus celle de la renommée que celle de l'argent, M. Gros ne s'occupait guère du soin de sa fortune : le charme de la méditation l'emportait sur tout. Aussi était-ce chose fort difficile que d'obtenir des leçons de lui ; on n'en recevait qu'à la dérobée, en quelque sorte, et sans régularité aucune.

M. Gros occupait toute l'âme de Beyle, qui l'adorait et le respectait plus que qui que ce soit : ce fut sa première passion d'admiration. Un jour de grande nouvelle, M. Gros, ayant parlé politique pendant une partie de la leçon, refusa d'en recevoir le prix. Il y avait là bien de la délicatesse et de l'honnêteté ; car cet homme était pauvre, et vivait dans une petite chambre de la rue Saint-Laurent, le quartier le plus ancien et le plus nécessiteux de Grenoble ; mais, dans cette âme grande et pure, toute capitulation de conscience était chose complètement inconnue..

M. Gros, comme on le voit, offrait plus d'un point de ressemblance avec e chansonnier populaire, que je n'ose appeler illustre, tant je craindrais de blesser sa modestie ! Je ne voudrais pas, non plus, m'exposer à troubler par un peu de bruit le calme tout philosophique de la petite chambre où, quand la Muse se tait, le burin de Plutarque commence son oeuvre. Chez M. Gros, comme chez M. de Béranger, le naturel des personnes et la simplicité des lieux rappelaient tout de suite ces vers d'Horace :

Non ebur, neque aureum,

Mea renidet in domo lacunar (1).

Chacun recherchait M. Gros pour sa science et pour son aménité M. Fourier, l'ancien secrétaire de l'Institut d'Egypte, devenu préfet de l'Isère, en 1802, l'appréciait justement, et il employait toutes les séductions de son amabilité à l'attirer dans son cabinet. Si M. Gros, cédant aux conseils de M. Fourier, fût venu se fixer à Paris, il eût bientôt appartenu à 'Institut.

Ceux qui ont connu Beyle, avec son esprit si souvent paradoxal, ne pourront s'expliquer le puissant attrait que lui offrit l'étude des mathématiques sous M. Gros. Cette branche de l'instruction jouissait alors, il est vrai, d'une haute faveur ; le général auquel la victoire avait si souvent prodigué ses plus brillantes couronnes dans les champs de l'Italie sortait de l'artil-

(1) Chez moi l'éclat de l'or, l'ivoire de l'Indus,

Ne parent point un lambris magnifique. (


lerie. Tous les jeunes Dauphinois brûlaient de marcher sur ses glorieuses traces, et aspiraient à l'école polytechnique. C'était, d'ailleurs pour Beyle, en particulier, le moyen d'arriver à sa complète émancipation, de voir Paris !

Ses professeurs, ses condisciples eux-mêmes, le désignaient comme le plus fort élève ; celte supériorité bien constatée lui conquit le consentement de ses parents. Malgré toute leur répugnance pour les carrières dépendantes du gouvernement d'alors, ils cédèrent à l'entraînement universel : Beyle obtint donc la permission de se présenter comme candidat à l'école polytechnique. Une maladie assez, grave, provenant d'excès de travail, retarda son départ de trois semaines. Enfin, sa santé à peu près rétablie, nous nous embrassâmes en pleurant, car c'était notre première séparation, et il partit pour Paris, où tout allait si mal en 1799, que l'examinateur, Louis Monge, ne reçut pas même l'ordre de se rendre à Grenoble ; les candidats à l'école polytechnique subirent tous leur examen à l'école même. Beyle arriva à Paris le 10 novembre 1799, juste le lendemain du 18 brumaire, an VIII.

Le portefeuille du jeune voyageur contenait quelques lettres de recommandation; ses parents lui en avaient remis, entre autres, pour la famille Daru, à laquelle ils étaient alliés.

Les premiers moments du séjour de Beyle à Paris furent donnés aux mille émotions résultant du seul aspect des lieux. Cette grande ville se livrait alors à son enthousiasmé pour le héros qui, de sa puissante main, venait de saisir les rênes de l'Etat. On se figure ce que ce fracas populaire et national dut produire sur l'esprit d'un écolier dont l'horizon ne s'était jamais étendu au delà des remparts d'une ville de vingt-cinq mille âmes.

Tout, cependant, ne fut pas bonheur à son début. Logé dans la rue du Bac, il y tomba bientôt malade : c'était une sorte d'hydropisie de poitrine, accompagnée de délire. M. Daru le père lui amena dans sa petite chambre le docteur Portai, dont la figure effraya le malade.

Immédiatement après son rétablissement, Beyle alla loger rue de Lille, dans la maison de M. Daru, laquelle avait appartenu à Condorcet. On lui donna un cabinet ayant vue sur des jardins. Là il travaillait sérieusement à son examen pour l'école polytechnique, où il eût été infailliblement reçu, lorsque ce projet, préparé depuis trois années, fut tout à coup abandonné, d'après les conseils de la famille Daru.

Beyle prenait ses repas chez M. Daru père, ce qui l'ennuyait, mortellement, bien qu'il eût pour commensaux les deux fils de la maison, MM. Pierre (plus lard le comte) et Martial Daru. La cuisine insipide et les appartements exigus de Paris lui étaient insupportables ; ses yeux, accoutumés aux majestueuses montagnes du Dauphiné, ne se reposaient, qu'avec dégoût sur une plate campagne, dépourvue de tout accident pittoresque. Ce dégoût était si profond, qu'il allait presque jusqu'à la nostalgie. Quant à l'argent de poche, il en avait suffisamment, assez même pour se donner le plaisir de bouqui¬


ner sur les quais. Ce goût, que l'âge développa considérablement, lut toujours pour lui le sujet d'une dépense quotidienne. Dans toutes ses résidences il achetait des livres, pour les y oublier assez ordinairement lorsqu'il s'en éloignait.

Après le 18 brumaire, M. Pierre Daru était devenu secrétaire général de la guerre, avec rang d'inspecteur aux revues. Au commencement de 1800, il lit attacher Beyle à son ministère, en qualité de surnuméraire. On le plaça dans un bureau, dont la seconde table était occupée par un M. Mazoyer, auteur d'une tragédie de Thésée, pâle imitation de Racine. Le ministère de la guerre était alors rue llillerin-Bertiii.

Un jour M. Daru dicte une lettre à Beyle : il écrit cela par deux l, cella. « Voilà donc ce brillant humaniste qui a remporté tous les prix dans son endroit ! » s'écrie l'heureux traducteur d'Horace. Qu'on juge du malheur et de l'humiliation de notre lauréat.

Pour se consoler un peu de la confusion que lui avait occasionnée son ignorance en orthographe, Beyle, qui avait obtenu le premier prix de ronde bosse à l'école centrale de Grenoble, voulut essayer de la peinture ; M. Regnault, l'auteur de l'Éducation d'Achille, dont l'atelier était dans une salle du Louvre, l'initia à cet art, qu'au reste, il n'a pas cultivé depuis lors.

Voici une page qui pourra faire juger de l'état de l'âme do Beyle pendant son premier séjour à Paris.

« Je me rappelle le profond ennui des dimanches ; je me promenais au hasard. C'était donc là ce Paris que j'avais tant désiré! L'absence de montagnes et de bois me serrait le coeur. Les bois étaient intimement liés à mes rêveries d'amant tendre et dévoué, comme dans l'Arioste. Tous les hommes me semblaient prosaïques et plats dans les idées qu'ils avaient de l'amour et de la littérature. Je me gardais de faire confidence de mes objections contre Paris. Ainsi, je ne m'aperçus pas que le centre de Paris est à une heure de distance d'une belle forêt, séjour des cerfs sous les rois. Quel n'eût pas été mon ravissement, en 1800, de voir la forêt de Fontainebleau où il y a quelques petits rochers en miniature, les bois de Versailles, Saint-Cloud, etc. Probablement j'eusse trouvé que ces bois ressemblaient trop à un jardin.

« Quand je m'ennuyais dans un salon (de décembre 1799 à mai 1800), j'y manquais la semaine d'après, et je n'y reparaissais qu'au bout de quinze jours. Avec la franchise de mon regard et l'extrême malheur de prostration des forces que l'ennui me donne, on voit combien je devais avancer mes affaires par ces absences. D'ailleurs je disais toujours d'un sot : c'est un sot. Cette manie m'a valu un monde, d'ennemis. Depuis que j'ai eu de l'esprit (en 1826) les épigrammes sont arrivées en foule, et des mots qu'on ne peut plus oublier, me disait un jour cette bonne madame M... »

En 1800, les sociétés littéraires pnllulaiawtrà Paris ; M. Daru était à la fois le président de quatre de ces sociétés, qui alors, on peut le dire en toute assurance, n'étaient pas aussi vides d'intérêt que le sont généralement celles


d'aujourd'hui.Un soir, M. Daru conduisit Beyle à l'une des sociétés qu'il présidait. La poésie que l'on y débita lui parut plate et bourgeoise, en un mot, lui fit horreur. Quelle différence avec l'Ariosle et Voltaire ! Mais il admira-fort, dans cette réunion, la beauté si séduisante de madame Constance Pipelet (1), qui lut une pièce devers. Plus tard, lorsqu'elle fut devenue princesse de Salm-Dyck, Beyle eut occasion de la rencontrer dans le monde, et lui avoua la vive impression que ses charmes avaient produit sur son jeune coeur à celte réunion littéraire où l'avait mené M. Daru. Beyle racontait d'une manière piquante les circonstances assez singulières qui précédèrent les secondes noces de celle femme adorable avec le prince de Salm.

L'existence de Beyle allait changer entièrement ; encore un moment, et il s'ouvrira devant lui une carrière semée des sensations les plus variées.

Carnot, ministre do la guerre, préparait secrètement la mémorable campagne de 1800, et le premier consul méditait l'une de ses plus belles conceptions militaires. M. Martial Daru, en qualité de sous-inspecteur aux revues, secondait son frère dans les travaux qu'exigeait la réunion à Dijon de ces troupes qui, sous le nom d'armée de réserve, avaient des états-majors pour six divisions, et offraient à peine un effectif de quinze mille hommes, placés sous le commandement de Brune. Leur mission étant remplie, MM. Daru reeurent l'ordre de partir pour l'Italie; ils engagèrent Beyle à venir les y rejoindre, sans trop savoir en quelle qualité. Il accepta dans la joie de son coeur cette proposition aventureuse, et fourra dans son portemanteau une trentaine de volumes d'éditions stéréotypes, nouvelle invention dont il affectionnait particulièrement les produits.

Beyle quitta Paris vers le milieu d'avril 1800, traversa Dijon et arriva à Genève. Son premier soin fut de courir, rue Chevelue, voir la petite maison où était né Rousseau, on 1712. On sait que cette chétive masure, a été démolie en 1833, et remplacée par une superbe maison donnant sans doute un revenu élevé.

Quelque temps auparavant, M. Daru l'aîné, passant par Genève, y avait laissé un cheval malade : ce fut sur cette monture convalescente que Beyle alla le rejoindre à Milan.

Mais laissons-lui raconter son départ de Genève.

« Ce cheval qui n'était pas sorti de l'écurie depuis un mois, au bout de vingt pas, s'emporte, quitte la route et se jette vers le lac, dans un champ planté de saules. Je mourais de crainte, mais le sacrifice était fait ; les plus grands dangers n'étaient pas capables de m'arrêter ; je regardais les épaules de mon cheval, et les trois pieds qui me séparaient de terre me semblaient un précipice sans pour comble de ridicule, je crois que j'avais des éperons. Mon jeune cheval fringant galopait donc au hasard au milieu de ces saules, quand je m'entendis appeler : c'était le domestique, sage et prudent, du capitaine Burelviller qui, enfin, en me criant de retirer la bride

(1) Morte à Paris, le 13 avril 1845, à l'âge de soixante-dix-huit ans.


et s'approchant, parvint à arrêter le cheval, après une galopade d'un quart d'heure au moins dans tous les sens. Il me semble qu'au milieu de mes peurs sans nombre, j'avais celle d'être entraîné dans le lac.

« — Que me voulez-vous? dis-jc à ce domestique, quand enlin il eut pu calmer mon cheval. — Mon maître désire vous parler.

« Aussitôt je pensai à mes pistolets ; c'est sans doute quelqu'un qui veut m'arrêter. La route était couverte de passants, mais toute ma vie j'ai vu mon idée et non la réalité, comme un cheval ombrageux, me disait dix-sept ans plus tard M. le comte de Tracy.

« Je reviens fièrement au capitaine, que je trouvai obligeamment arrêté sur la grande route. — Que me voulez-vous, monsieur? lui dis-je, m'attendant à faire le coup de pistolet.

« Le capitaine, d'un air narquois et. fripon, n'ayant rien d'engageant, bien au contraire, m'expliqua qu'en passant la porte de Cornavin, on lui avait dit : Il y a là un jeune homme qui s'en va à l'armée sur ce cheval et qui n'a jamais vu l'armée, ayez la charité de le prendre avec vous pour les premières journées.

« M'attendant toujours à me fâcher et pensant à mes pistolets, je considérais le sabre droit et immensément long du capitaine Burelviller qui, ce me semble, appartenait à l'arme de la grosse cavalerie, habit bleu, boutons et épaulettes d'argent.

« Je crois que pour comble de ridicule j'avais un sabre ; même, en y pensant, j'en suis sûr. Autant que je puis en juger, je plus à ce M. Burelviller, qui peut-être avait été chassé d'un régiment et cherchait à se raccrocher à un autre.

« M. Burelviller répondait à mes questions et m'apprenait à monter à chevail; nous faisions l'étape ensemble, allions prendre ensemble notre billet de logement, et cela dura jusqu'à Milan.

« Comme le sacrifice de ma vie à ma fortune était fait et parfait, j'étais excessivement hardi à cheval ; mais hardi en demandant toujours au capitaine Burelviller : Est-ce que je vais me tuer? Heureusement mon cheval était suisse, pacifique et raisonnable comme un Suisse ; s'il eût été romain et traître, il m'eût tué cent fois.

« Le capitaine s'appliqua à me former en tout ; et il fut pour moi, de Gènes à Milan, pendant un voyage à quatre à cinq lieues par jour, ce qu'un excellent gouverneur doit être pour un jeune prince. Notre vie était une conversation agréable, mêlée d'événements singuliers et non sans quelque petit péril : par conséquent, impossibilité de l'apparence la plus éloignée de l'ennui. Je n'osais dire mes chimères, en parlant littérature à ce roué de vingt-huit ou trente ans, qui paraissait le contraire de l'émotion. Dès que nous arrivions à l'étape, je le quittais, je donnais l'étrenne à sou domestique pour bien soigner mon cheval ; puis j'allais rêver en paix. »

Malgré la difficulté des chemins et la saison encore rigoureuse, ici com¬


mence pour Beyle une époque d'enthousiasme et de plaisirs vifs. Plusieurs fois je lui ai entendu dire :

« J'ai eu un lot exécrable de sept à dix-sept ans; mais depuis le passage « du mont Saint-Bernard, je n'ai plus eu à me plaindre du destin ; mais, au « contraire, à m'en louer. »

Nos deux voyageurs passèrent à Rolle, jolie petite ville du canton de Vaud, le 10 mai. Le son des cloches du temple protestant, joint à la beauté du site, et la vue du lac Léman, jetèrent Beyle dans une véritable extase. Des sensations d'une tout autre nature l'attendaic ît au grand Saint-Bernard, qu'il traversa le 22 mai, deux jours après le premier consul (1). Ce ne fut pas sans courir quelques dangers que l'écuyer novice se tira sain et sauf de routes à peine tracées sur des rochers en pente, couverts de neige, de glace et par un froid aigre, malgré le soleil de mai.

Le capitaine Burelviller croyait toute notre armée à quarante lieues en avant, lorsqu'ils en trouvèrent une brigade arrêtée devant le fort de Bard (2), situé entre Aoste et Ivrée. Cette forteresse, bâtie sur un mamelon conique et entre deux montagnes, à vingt-cinq toises l'une de l'autre, ayant le torrent de la Doria qui coule à son pied, fut, pour nos soldats, un obstacle plus considérable que celui du grand Saint-Bernard lui-mcme. Toutefois, la ville de Bard étant tombée en notre pouvoir, le 25 mai, pendant que deux régiments faisaient le siége du fort, le gros de l'armée française continua sa marche à travers la ville avec de grandes difficultés, niais emmenant cependant son artillerie avec elle. C'est devant le fort de Bard que Beyle vit le feu pour la première fois ; une canonnade épouvantable, retentissant au milieu de ces rochers si hauts et dans une vallée si étroite, le rendit fou d'émotion.

Le général Lannes étant entré de vive force à Ivrée le 24 mai, toute l'armée de réserve y arriva les 26 et 27. Beyle assista à Ivrée à une représentation du Matrimonio segreto, de Cimarosa, qui l'affecta délicieusement. Ce fut, m'a-t-il répété souvent, l'un des plus grands plaisirs de sa vie.

Beyle lit son entrée à Milan dans les premiers jours de juin (1800), c'est-à-dire, par une charmante matinée de printemps. M. Martial Daru, qu'il rencontra au détour d'une rue, le conduisit à la casa Dadda. Jamais ravissement ne fut plus complet que celui du jeune voyageur! Tout le charmait dans cette grande ville, l'architecture, la peinture, la musique, les femmes, la société, avec sa physionomie demi-étrangère. Et puis, comment ne pas participer aux émotions patriot iques, tant italiennes que françaises, que lit naître la présence du premier consul à Milan. C'était, il faut en convenir, une admirable époque d'espérances pour tous les coeurs généreux ! La Lombardie échappait miraculeusement à son plus grand danger : celui de

(1 ) Toute l'armée française passa le Saint-Bernard les 17, 18,19 et 20 mai 1800. (2) Le fort de Bard se rendit le 1er juin.


retomber sous le joug de l'Autriche. La France, fière du puissant génie auquel elle était redevable de toutes les gloires, voyait encore bénir son nom par les peuples qui, sous sa puissante égide, échappaient à l'oppression, naissaient à la liberté !

Au milieu de cet immense mouvement des esprits, Beyle jouissait du présent sans se préoccuper de l'avenir. Cependant, l'armée française prend des positions ; tout annonce un engagement prochain, sérieux et où le destin de l'Italie du Nord sera fixé. Beyle suit le quartier général ; et le 14 juin, assiste, en amateur, à la bataille de Marengo.

Le 18 juin, le premier consul rentre à Milan, au milieu d'une population ivre de joie ; jamais, peut-ètre, le triomphe d'un général victorieux ne fut entouré d'un bonheur aussi universel.

Bonaparte déclara le rétablissement de la république cisalpine et prescrivit diverses mesures touchant l'organisation des pouvoirs; il nomma M. Pétiet, ancien ministre de la guerre, gouverneur de la Lombardie, avec le titre de ministre extraordinaire.

Beyle entra dans les bureaux de M. Pétiet, sur la recommandation de M. Daru, alors inspecteur aux revues, attaché à l'armée d'Italie. Ce genre d'occupations avait, entre autres, l'avantage de lui permettre, de voir Milan et de parcourir ses environs. rendant trois mois, il donna à ce double plaisir tous les instants qu'il pouvait dérober aux travaux du bureau. Une de ses premières excursions eut pour objet les iles Borromées ; il les visita en compagnie du fils du général Mélas : ce jeune homme profitait de l'armistice signé entre le premier consul et son père, le 15 juin, le lendemain même de la bataille de Marengo, pour voir ce que la Lombardie offre de plus curieux.

Beyle fut ravi des magnificences de l'admirable pays qu'on parcourt de Milan à Laveno, en passant par Como et Varèse. Il m'écrivit une longue lettre descriptive de cette délicieuse promenade, au milieu de toutes les séductions que la nature peut réunir; sa jeune imagination s'essayait déjà d'une manière fort agréable sur ce beau paysage. Il vit alors, dans toute sa fraîcheur, le mot Bataille que Bonaparte avait buriné tout récemment sur l'une des branches de ce laurus nobilis, qu'on fait encore remarquer aux voyageurs, au milieu du magnifique bosquet de lauriers des jardins de l'Isola bella. En 1828, cette branche du laurier, qui croît sur dix-huit pouces de terre, avait neuf pieds de circonférence ; j'ai retrouvé encore quelques légères traces du mot gravé par Bonaparte avec la pointe de son épée. On sait qu'un officier autrichien a frappé d'un coup de sabre ces caractères inoffensifs, et qu'un Anglais a enlevé plus tard, comme relique, un morceau de l'écorce.

Le 23 septembre (1800), Beyle, déjà ennuyé de la vie de bureau, entra comme maréchal des logis dans le 6e régiment de dragons; au bout d'un mois, il y obtint l'epaulette, et fut reçu sous-lieutenant à Bomanego, entre Brescia et Crémone.


Le jeune officier lut bientôt placé comme aide de camp auprès du général de division Michaud, qui commandait la réserve de l'année, sous les ordres de Brune, cl lit en cette qualité la campagne du Mincio. Le général Michaud passa le Mincio le 24 décembre (1800) à Mozembano, avec la réserve. Cette campagne de vingt-six jours (du 19 décembre 1800 au 14 janvier 1801) fut la plus importante des Français, en Italie, après celles de Bonaparte, en 1796 et 1797 ; elle força l'Autriche à signer, le 9 lévrier 1801, le traité de Lunéville.

Le 12 janvier (1801), Castel-Franco était tombé en notre pouvoir, après un combat très-vif, où l'ennemi avait perdu quinze cents hommes. Beyle, qui avait donné des preuves de bravoure et d'intrépidité en toute occasion, se distingua particulièrement au combat eu avant de Castel-Franco. J'ai entre les mains un certificat du général Michaud qui en fait foi, et qui atteste, en outre, que dans tout le cours de la campagne Beyle s'acquitta toujours avec courage, zèle, exactitude, intelligence, des différentes missions dont il fut chargé.

Beyle habita alternativement les charmantes garnisons de Brescia et de Bergame, d'où il faisait de fréquentes excursions à Milan. Alors, son existence, semée de sensations variées, romanesques, réalisait pour lui la chimère du bonheur parfait. Ce fut à cette époque qu'il reçut au pied une blessure, d'un coup de pointe, dans un duel.

Ne pouvant rester auprès du général Michaud, parce que, d'après une récente décision, il fallait être pourvu du grade de lieutenant pour remplir les fonctions d'aide de camp, Beyle reçut, le 17 septembre 1801, l'ordre de rejoindre le 6e régiment de dragons (auquel il n'avait pas cessé d'appartenir), alors en garnison à Savigliano, dans le Piémont. Prenant bientôt en dégoût la vie militaire hors du champ de bataille, après une année de cette existence maussade, il donna sa démission le troisième jour complémentaire de l'an X (20 septembre 1802), pendant la petite paix qui suivit le traité d'Amiens (1) (27 mars 1802) ; ce qui irrita beaucoup ses protecteurs. Cela fait, il revint pour un moment chez ses parents, à Grenoble.

Le voici, lui dont les idées et les sentiments avaient éprouvé de si notables modifications dans sa vie aventureuse à Paris et en Italie, au sein d'une famille qui est restée absolument ce qu'elle était au moment où il a quitté le toit paternel. C'est un jeune étourdi, soldat par les formes, libertin par la pensée, qui veut réformer radicalement des gens vieux, respectant, à peu de choses près, tout ce qu'il méprise, et ayant en horreur tout ce qui fait l'objet de ses prédilections.

Cette folle tentative n'ayant eu d'autre résultat que de soulever dans la maison un violent orage contre lui, Beyle obtint de son père la promesse d'une pension de 150 francs par mois, avec la permission d'habiter Paris Il vint s'y établir en juin 1803, et se logea rue d'Angivilliers, à un cinquième ;

(1) L'Angleterre recommença les hostilités contre la France le 16 mai 1803.


étage, ayant vue sur la colonnade du Louvre. Là, vivant solitairement, à mille lieues de la vie réelle, il employait le temps à refaire sou éducation. C'est à quoi nous sommes tous condamnés ; car, ne sait pas

lui-même achever son éducation, reste et doit rester dans la classe commune.

Les Lettres persanes, Montaigne, Cabanis, Destutt de Tracy, Say, J. J. Rousseau, étaient ses lectures favorites, l'objet de ses méditations habituelles.

Il lisait beaucoup aussi les tragédies d'Alfieri, s'efforçant d'y trouver du plaisir. Sa vie retirée et studieuse lui donnait l'aspect et les allures d'un Espagnol exalté.

Sur son modeste revenu de 5 francs par jour, il prélevait le prix de leçons d'anglais et d'escrime. Le bon père Yéky, dont la qualité de prêtre irlandais protégeait le séjour à Paris, lui enseignait la langue anglaise, dans laquelle il ne faisait pas de rapides progrès, quoique déjà plein d'enthousiasme pour l'auteur d'Hamlet.

C'était dans la salle de l'élégant Fabien, qu'il allait faire des armes avec plusieurs jeunes Dauphinois de ses amis ; il avait peu de dispositions pour cet-exercice ; le sombre Renouvier, prévôt de la salle de Fabien, le lui faisait comprendre poliment.

Deux années s'écoulèrent ainsi ; c'était bien long pour un homme de cette mobilité, aussi passionné pour l'imprévu, pour tout changement quelconque.

En mars 1805, Beyle alla essayer encore une fois de la vie de famille, à Grenoble ; elle lui parut supportable pendant quelque temps ; car une jolie actrice, dont il était très-épris, le payait de retour. Tout allait au mieux, lorsque cette jeune femme partit pour Marseille, où elle avait contracté un engagement ; il fallait absolument la suivre ; mais comment faire? Le moyen dont il usa ne se devinerait guère.

Beyle se montra tout à coup épris d'une belle passion pour le commerce ! M. Raybaud, fils d'un petit épicier de Grenoble, ayant sa boutique dans la maison même de M. Gagnon, faisait à Marseille d'assez grandes affaires sur les denrées coloniales : Beyle obtint d'entrer dans cette maison, en qualité de commis. Le voilà donc assis sur un escabeau de comptoir, plus heureux que jamais auprès de celle qu'il aimait, et persuadé que le commerce était sa véritable vocation ; il me le disait dans toutes ses lettres. Cette félicité, qui ne laissait rien voir au delà, dura une année.

Bref, la passion ayant pris fin par le mariage de l'actrice avec un grand seigneur russe, le métier de négociant fit horreur à Beyle, et il obtint de sa famille la permission de revenir à Paris, où il reprit ses habitudes studieuses.

M. Martial Daru, sous-inspecteur aux revues, engagea Beyle à l'accompagner à l'armée ; il fut très-contrarié d'abandonner les travaux littéraires, auxquels il se livrait de nouveau avec ardeur. Cependant il accepta, assista


A la bataille d'Iéna, le 14 octobre 1806, et vil l'entrée triomphale de Napoléon à berlin, le 26. Peu de jours après, M. le comte Daru, alors intendant général dans le pays de Brunswick, lit conférer à Beyle l'emploi d'intendant des domaines de l'empereur à Brunswick.

Le 11 juillet 1807, un décret impérial, de Koenigsberg, le nommait adjoint aux commissaires des guerres.

Ses fonctions d'intendant le fixèrent à Brunswick pendant les années 1807 et 1808 ; il profita de son séjour dans cette ville, pour y étudier la langue et la philosophie allemande.

Beyle était adroit à la chasse et tirait fort bien le pistolet. Un jour, à Brunswick, se trouvant dans une voiture menée au grand trot, il abattit, A quarante pas, un corbeau, d'un coup de pistolet chargé d'une seule balle ; ce qui lui valut le respect des aides de camp du général de Rivaud la Raffinière.

La campagne de 1809 l'éloigna de Brunswick ; M. le comte Daru, devenu intendant général de la grande armée, le chargea de missions particulières, dans lesquelles sa capacité et son courage personnel purent être appréciés. On a cité, en preuve, un fait qui m'était reste inconnu ; mais comme il n'y a aucun motif de le révoquer en doute, je le consignerai ici.

Beyle était abandonné avec les malades et les approvisionnements dans une petite ville dont la garnison avait été jugée plus utile ailleurs. Ce dépôt était placé sous sa responsabilité, A lui, comme officier d'administration. Le pays était mal disposé A notre égard, et n'attendait qu'une occasion pour nous le faire sentir. A peine la garnison avait-elle quitté la ville, qu'une insurrection formidable s'organisa, le tocsin sonna, toute la population se leva. Il ne s'agissait de rien moins que de massacrer les malades A l'hôpital, et de piller ou brûler les magasins. Privés de troupes, les officiers militaires de la place ne savaient où donner de la tête. Cependant l'émeute devenait plus menaçante. Les abords de l'hôpital s'encombraient, les cris de mort se faisaient entendre ; au péril de ses jours, Beyle se jette dans ces rues abandonnées à une multitude de furieux, et pénètre dans l'hôpital. Les convalescents, les malades, les blessés, tout ce qui peut un instant se tenir debout ou à peu près, il fait tout lever, il arme tout. Les plus impotents, il les met en embuscade aux fenêtres, qui, garnies de matelas, deviennent des meurtrières : les autres, cavalerie, infanterie, toutes les armes confondues cette fois sous l'uniforme lugubre del'hôpital, il en fait un peloton ; il ouvre les portes et se précipite sur l'émeute. A la première décharge tout se dissipa. (Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1843, page 266.)

Poursuivant ses succès, l'armée française faisait des pas de géant; le 10 mai 1809, le canon gronda toute la journée autour du petit jardin de Haydn, A demi-lieue de Schoenbrunn ; quatre obus vinrent tomber tout près de sa maison ; sa vieillesse, déjà si ébranlée, ne put soutenir cette secousse : il se figurait que Vienne, objet de son affection, serait mise à feu et à sang. Enfin, il rendit le dernier soupir le 31 mai. Quelques semaines


après sa mort, on exécuta en son honneur le Requiem de Mozart, dans l'église des Ecossais, Beyle, cantonné aux environs de Vienne, se hasarda à venir en ville, pour assister à cette touchante cérémonie, où nationaux et étrangers apportèrent un égal tribut de regrets à la perle que les arts venaient d'éprouver.

Tout en faisant une rude guerre à l'Autriche, Napoléon, pendant son séjour à Vienne, ne perdait pas de vue ses projets de mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise. Beyle, dont la capacité et la discrétion avaient pu être appréciés dans maintes circonstances, participa aux travaux et aux négociations qui précédèrent ce grand événement. Après la paix de Schocnbrunn, il revint à Paris. Cette glorieuse campagne apporta de notables changements dans sa position ; il se trouvait en relation habituelle avec grand nombre de personnages puissants, et M. le comte Daru semblait l'entourer d'une confiance qui, à elle seule, en faisait un homme important. Le malheur, c'est que le traitement d'adjoint aux commissaires des guerres, le seul dont il jouissait, était de 1,800 francs seulement; que son père ne lui donnait qu'une somme égale, et que ses dépenses atteignaient, dépassaient même 20,000 IV. La fréquentation habituelle des hauts fonctionnaires de l'empire, et la nature des travaux dont M. le comte Daru l'avait chargé à l'intendance générale de la maison de l'empereur, ne lui permettaient guère de faire autrement : c'est l'époque de sa vie où il a dépensé le plus.

Le 3 août 1810, Beyle fut compris comme auditeur de première classe dans la promotion des trois cents auditeurs au conseil d'Etat que lit l'empereur. Ayant été employé sous les ordres de M. Daru, dans les campagnes d'Iéna et de Wagram, il fut attaché à la section de la guerre du conseil d'État.

Le 22 août (1810), Napoléon institua deux inspecteurs de la comptabilité du mobilier et des bâtiments de la couronne. Sur la présentation de M. le comte Daru ; intendant général de sa maison, l'empereur nomma à ces deux emplois MM. Beyle et Lecoulteux-Cauteleu, également auditeur. Beyle fut, en outre, chargé, à la liste civile, de la direction du bureau de la Hollande. C'est de cette époque que datèrent ses relations avec le due de Frioul, le sage, honnête et fidèle Duroc, grand maréchal du palais.

La place d'inspecteur du mobilier de la couronne réunissait pour Beyle l'agréable à l'utile ; ses divers émoluments ou revenus pouvaient s'élever annuellement à 12,000 francs. Cela ne suffisait peut-être pas entièrement à tous ses besoins ; mais le déficit ne pouvait plus donner de sérieuse inquiétude, Quant à ses relations de société, elles avaient beaucoup grandi par le seul fait de ses fonctions d'inspecteur du mobilier de la couronne, qui donnaient entrée à la cour.

Le dimanche, 10 décembre 1810, après la messe, Beyle fut présenté à Marie-Louise, au château des Tuileries, par la belle duchesse de Montebello, dame d'honneur de l'impératrice.

Si le système d'éducation suivi par ses parents, à l'égard de Beyle, a


exercé une notable influence sur son caractère, sur la marche et la tendance de ses idées, on ne peut méconnaître celle, tout aussi décisive pour ses facultés, qu'il dut à son existence sous l'empire. Voyant de près les rouages de cette grande machine, vivant à peu près exclusivement de la vie qui animait la partie active de la nation, prenant part aux actes émanés de la pensée du puissant génie qui imposait ses lois à l'Europe, nourri de l'esprit que projetait cet astre si resplendissant, émerveillé de sa marche imposante comme de la majesté de ses mouvements, on peut concevoir l'invincible dégoût dont Beyle dut être saisi à la vue de tout ce qui suivit celte grande époque ! Ne pouvant, ne voulant entrer en lutte avec aucun des renégats de toute espèce, entre lesquels s'éleva cette ignoble rivalité de platitudes, de lâchetés, de trahisons, Beyle prit un singulier parti : celui, comme on dit, de/tarèr avec les loups, de rire de tout, de n'attacher d'importance à rien. Ceux qui ne le connaissaient qu'imparfaitement ne manquèrent pas de l'accuser de versatilité, d'ingratitude, de dédain pour l'humanité, d'orgueil extrême, d'insensibilité, de penchants aristocratiques, etc. ; tandis qu'au fond, et sans prétendre que le germe de tout ou partie de ces défauts ne fût pas en lui, on no devait voir dans sa conduite que le développement de sa haute admiration pour Napoléon, aussi bien que la conscience de sa supériorité, et de la profondeur de ses observations sur le temps où il vivait.

Après beaucoup de difficultés de la part de M. de Champagny, intendant de la maison de l'empereur, Beyle obtint la permission de faire la campagne de Russie, en 1812. Le 6 juin, assistant au passage du Niémen par la grande armée, toute son attention s'appliqua à l'examen physiologique de ces niasses de soldats appartenant à tant de climats différents. Aidé dans ses observations par le livre de Cabanis, il essayait l'application de ses doctrines sur les tempéraments au fur et à mesure du défilé de cette multitude. C'est sur les bords du Niémen que l'auteur de l'Histoire de la peinture en Italie réunit les premières idées du chapitre sur les tempéraments qu'il y a inséré ; c'est aussi là qu'il reconnut que le tempérament sanguin était le plus dominant chez les Français.

Il suivit le quartier général à Moscou, et assista à l'incendie de l'antique métropole de la Russie. Aux premières lueurs de cet immense cataclysme de flammes, il sortit précipitamment au milieu de la rue, croyant avoir le spectacle si désiré d'une aurore boréale ; mais son erreur fut bientôt dissipée en voyant le Kremlin tout en feu, et en entendant le bruit des tambours battant le rappel sur tous les points.

Pendant le cours de cette désastreuse campagne, Beyle remplit momentanément. les fonctions de directeur général de l'approvisionnement des places de Minsk, Witepsek et Mohiloff.

Après avoir perdu dans la retraite chevaux, voitures, argent et effets, il vint reprendre à Paris son inspection du mobilier de la couronne.

En 1815, il était à Mayence, à Erfurth, à Lutzen, à Dresde, avec le qiiar-


tier général de l'empereur. Il remplissait à Sagan (Silésie) les fonctions d'intendant. Cependant, sa santé, fort altérée par la retraite, de Moscou et par des fatigues de tout genre, l'obligea à prendre quelque repos sous un climat plus doux ; six semaines de séjour sur les bords du lac de Como et à Naples, pendant les mois d'octobre et de novembre, le rétablirent tout à fait.

Au commencement de janvier 1814, lorsque les années ennemies envahissaient de tous les côtés le territoire de l'empire, le gouvernement envoya M. le sénateur, comte de à Grenoble, en qualité de commissaire extraordinaire. Beyle lui fut adjoint et reçut des instructions particulières de Napoléon à ce sujet. Il donna, dans celte importante circonstance, de nouvelles preuves de capacité. Le sénateur prenait des arrêtés pour toutes les mesures urgentes, faisait des proclamations, appelait les Dauphinois aux armes, etc. ; c'était Beyle qui, en réalité, agissait et dirigeait le sénateur.

Je ne puis me dispenser de mentionner ici une circonstance de cette mission, qui attira quelque ridicule sur Beyle, sans qu'il y eût presque de sa faute. Voici le fait. Lui, dont les amers sarcasmes ont si souvent poursuivi les gens titrés, avait affublé son nom, sous l'empire, de la particule appartenant à la noblesse. Alors, comme aujourd'hui, c'était la grande affaire des petits bourgeois enrichis ; un hasard malencontreux lui fit partager momentanément leur sottise.

Lorsqu'il s'agit, en 1810, de rédiger le décret impérial qui nommait les deux inspecteurs du mobilier de la couronne, M. le comte Daru éprouvait une sorte de répugnance à écrire le nom de Beyle, tout court, à côté de celui de son collègue M. Lecoulteux-Canteleu ; quelqu'un opinait pour placer la noble particule devant le nom de Beyle ; M. Daru s'y refusait, trouvant que celle adjonction ressemblait à un faux. Grand était l'embarras, lorsqu'on eut l'heureuse idée de demander à Beyle son acte de naissance : il y était désigné comme fils de noble chérubin Joseph Beyle, etc. Puisque son père est noble, dit l'interlocuteur officieux, comment le fils ne le serait-il pas ? La difficulté ainsi levée, Beyle fut M. de Beyle, sur le décret qui le nommait inspecteur du mobilier de la couronne.

Tout alla au mieux pour le nouveau noble, jusqu'au moment où une épreuve difficile lui était réservée dans sa ville natale. Les actes émanant du commissaire extraordinaire de l'empereur étaient contre-signés par M. de Beyle, auditeur au conseil d'Etat. Ce de, dont son père n'avait jamais songé à se parer, devint l'objet de propos piquants. On ne se borna pas toujours à des lazzi ; chaque fois qu'une publication du sénateur paraissait sur les murs de Grenoble, c'était à qui effacerait le de placé devant le nom de Beyle, soit avec de l'encre, soit en l'enlevant avec un grattoir. Quelquefois même, ou ajoutait à la main :

« Faute d'impression, ou, plaisanterie fort déplacée dans les graves cir- « constances où nous nous trouvons. »

Voyez maintenant l'étrange situation de Beyle ! Il se trouvait placé entre deux écueils : se résigner au ridicule, ou raccourcir son nom consacré par


un décret impérial, et sous lequel il était connu depuis près de quatre ans, à la cour et dans l'armée.

Le commissaire extraordinaire avait pour mission d'imprimer une direction plus prompte, plus énergique, aux mesures adoptées pour la défense du territoire. Dans ces moments de crise et d'excitation générale, chacun se croit le droit, et même le devoir, de surveiller la conduite des dépositaires de l'autorité. Ici, il faut l'avouer, par des causes dont l'appréciation a échappé jusqu'à ce moment au jugement des hommes impartiaux, tout semblait disposé pour favoriser l'invasion de l'ennemi, et pour neutraliser le patriotisme si dévoué des Dauphinois ; leur bouillante indignation se manifesta bientôt par le cri de trahison ! hautement articulé. Beyle repoussa longtemps une accusation qui lui semblait absurde. Cependant, quelques doutes s'étant élevés dans son esprit sur l'efficacité des moyens administratifs et militaires employés pour repousser l'ennemi, il voulut juger par lui-même de l'état des choses, et se rendit, vers le milieu du mois de mars, à l'armée d'avant-garde, bivaquée à Carouge. Elle se composait de dix mille hommes de toutes armes, chargés d'observer les Autrichiens occupant Genève et la rive droite de l'Arve. J'étais du voyage.

Beyle et moi, nous occupions la même chambre à Carouge, lorsque, le lendemain de notre arrivée, nous fûmes réveillés, au point du jour, par un fracas étrange dans le galetas au-dessus de cette chambre : c'était un boulet de canon autrichien qui était venu se loger dans la toiture de notre auberge.

Beyle rencontra les meilleures dispositions chez l'un des deux généraux de division placés à la tête, de notre petite armée, le comte Dessaix. L'autre général, au contraire, celui qui, par ancienneté de grade, avait le commandement en chef, ne possédait pas au même degré cette chaleur qui animait le brave Dessaix, digne du grand homme dont il portait presque le nom. Le commandant supérieur se tenait à l'écart, et se montrait peu aux soldats. C'est le médecin Tant mieux, et le médecin Tant pis, me disait Beyle.

L'objet de sa mission étant rempli, il quitta Carouge après un séjour de trente-six heures, et retourna à Grenoble, auprès du commissaire extraordinaire. Puis, se rappelant le serment qu'il avait prêté à l'empereur, il sollicita et obtint la permission de revenir à Paris. Son intention était de soumettre directement à Napoléon ses observations sur l'insuffisance des mesures adoptées pour la défense de la Savoie et du Dauphiné ; mais ce zèle fort louable fut en pure perte : il trouva les cosaques à Orléans, et entra à Paris le 1er avril (1814), le jour même où le sénat prononça la déchéance de l'empereur.

La fortune de Beyle s'évanouit avec celle do Napoléon ; il perdit tout, présent, avenir, et prit gaiement la chose. On était même tant soit peu étonné de voir un des fonctionnaires de l'empire se réjouir de la chute du « despote qui avait volé la liberté à la France, » et montrer une sorte d'engouement pour les semblants de libéralisme de la restauration. Ceci parais¬


sait d'autant plus étrange, que le fervent néophyte ne faisait, rien pour capter la bienveillance du nouveau gouvernement, qu'il refusait même le concours que lui offraient, dans ce but, plusieurs de ses amis. Peut-être vit-il uniquement dans le changement de sa position un moyen naturel de s'affranchir de toute entrave, et de mener cette vie de cosmopolite à laquelle il s'est abandonné depuis lors sans réserve. L'épigraphe de son existence semblait être cette maxime tirée d'un petit volume du dernier siècle :

« L'univers est une espèce de livre dont on n'a lu que la première page quand on n'a vu que son pays. »

Il résolut a en feuilleter encore d'autres. Vers le milieu du mois d'août 1814, Beyle quitta Paris et se rendit à Milan, où il séjourna pendant trois années consécutives. C'est donc par erreur qu'on l'a fait ; figurer parmi les combattants à Waterloo ; il ne vint point en France dans l'interrègne, jugeant que, Napoléon ayant contre lui tous les souverains de l'Europe, sa cause n'avait pas de chance de succès.

Ces trois années passées à Milan paraissent avoir été pour lui une époque bien heureuse ; il en parlait toujours avec enthousiasme. Les délicieuses soirées des loges de la Scala ne pouvaient sortir de sa mémoire. Sans être riche,.sa bourse suffisait à ses besoins; il était jeune, amoureux, en relation journalière avec les hommes les plus distingués, et il écrivait l'Histoire de la peinture en Italie. Je ne puis donner une idée plus juste du charme qu'offrait alors, à un homme d'esprit, la société de Milan,, qu'en empruntant à M. de Latour ce passage de son excellente notice sur Silvio Pellico.

« La maison du comte Porro était, à Milan, le rendez-vous de tous les « étrangers de distinction, dans cette Italie que traversent incessamment « les plus hautes intelligences de l'Europe. Là, apparaissaient tour à tour à « l'auteur (1) de Françoise de Rimini, Byron, madamede Staël, Davvis, Schle- « gel, Brougham, l'industrielle Angleterre et la rêveuse Allemagne. Là, s'en- « (retenaient de leurs communes espérances beaucoup d'Italiens de renom. « C'était le célèbre Confalonieri, un des hommes les plus remarquables de « notre temps par ses talents politiques et par son grand caractère ; c'était « Lodovico de Brème, poëte et prosateur à la fois ; c'était don Petro Borsieri « de Faënza, critique ingénieux et poëte remarquable, avec bien d'autres « encore. »

Tout enfin souriait à Byle ; car il ne songeait guère à l'avenir, et le présent était sans nuage. Un jour, cependant, arriva où des peines de coeur assez vives lui firent éprouver le besoin d'une secousse ; il vint à Paris en juin 1817, et profita du voisinage de l'Angleterre, pour y faire une excursion pendant le mois d'août. Ce petit voyage ne fut qu'une courte apparition à Londres. Avant la fin de l'année, Beyle reprit la route de Milan, et y séjourna de nouveau jusqu'en 1821.

(1) Pellico fonda en 1818, et fut le principal rédacteur du Conciliatore, journal romantique, source de ses malheurs.


Il a toujours adoré l'imprévu, ne pouvant se plier à aucune gêne imposée par un devoir quelconque, et se trouvant en insurrection permanente contre toute obligation à l'accomplissement de laquelle n'était attaché aucun plaisir. Céder toujours à l'impression du moment, aurait été son unique règle de conduite, si d'impérieuses convenances n'eussent parfois élevé des barrières devant lesquelles il lui semblait impossible de ne pas s'arrêter. Il aimait singulièrement aussi à défigurer son nom, en y retranchant ou ajoutant quelques lettres ; c'était également un plaisir charmant pour lui de s'attribuer un titre ou une profession supposés. Une fois entré dans celte voie, il en usait de même à l'égard de sa famille. Obligé de donner son adresse au tailleur ou au bottier, ce n'était qu'exceptionnellement qu'il leur livrait son nom ; cela donnait lieu souvent à des quiproquo où sa gaieté trouvait un aliment. Ainsi, on le demandait tour à tour sous les noms de : Bel, Bell, Beil, Lebel, etc. Quant à son état, c'était au caprice du moment qu'était réservé le soin de le baptiser : à Milan, il se donnait pour officier supérieur de dragons, licencié en 1814, et fils d'un général d'artillerie. Tous ces petits contes n'étaient que plaisants; jamais il n'en relira d'autre avantage qu'un peu d'amusement pour lui.

Sa vie s'écoulait fort paisiblement, à Milan, entre l'étude, des affections de coeur, et ce dolce far niente qui occupe une si grande place dans les habitudes des gens riches de là Lombardie, lorsque, en avril 1821,la police autrichienne le supposa, très-gratuitement, affilié à la secte des carbonari. Elle le pria poliment de s'éloigner des États de S. M. I. et B. En pareil cas, il ne s'agit pas de discuter, de tenter une justification ; il faut obéir. Vingt-quatre heures après cet avis bienveillant (car on pouvait l'envoyer sans façon au Spielberg), il prenait la route de France ; mais le désespoir dans l'âme, car il laissait à Milan tout ce qui, pour lui en ce moment, constituait le bonheur.

En rentrant à Paris, Beyle s'y trouva singulièrement isolé. La société dans laquelle il avait vécu au temps de l'empire était dispersée, n'existait même plus ; les proscriptions l'avaient détruite, et plusieurs des hauts fonctionnaires de Napoléon s'étaient dégradés par une longue série de bassesses. Beyle n'avait donc aucune ressource de ce côté ; et cependant il éprouvait vivement le besoin de voir le monde, et le monde à la fois élégant et instruit.

L'Histoire de la peinture en Italie, publiée en 1817, mais encore peu connue, lui ouvrit le salon de Paris le plus riche de tous les avantages qu'il recherchait particulièrement. Un exemplaire de cette Histoire fut, comme il le disait plaisamment, jeté à la porte de M. le comte de Tracy (1 ), dont le livre sur l'Idéologie faisait depuis plusieurs, années l'admiration presque exclusive de Beyle. M. de Tracy, homme aussi poli et bon qu'il était savant, se fit indiquer le logement de l'auteur de l'Histoire de la peinture,

(1) Mort à Paris le 9 mars 1836.


et lui fit une visite. Beyle la rendit exactement, comme on peut le croire, et reçut l'invitation de venir passer la soirée chez M. de Tracy, le jour où son salon était ouvert. Il y fut d'une assiduité fort méritoire, à raison de son inconstance. C'est au sein de cette haute faculté où la bonne compagnie, par excellence, disposait des réputations et les faisait accepter au public, que Beyle prit ses grades, comme on pourrait dire. Chez M. de Tracy il rencontrait habituellement le général Lafayette, le comte do Ségur, l'ancien ambassadeur auprès de Catherine, Benjamin Constant, et une foule d'autres notabilités, parmi lesquelles on pouvait distinguer des femmes du premier mérite.

De 1821 à 1830, Beyle résida à Paris, tout en faisant assez fréquemment de petites excursions en France, en Italie, en Angleterre. Il vit Londres pour la seconde fois dans l'automne de 1821 ; son séjour ne s'y prolongea pas au delà de trois semaines. Le but principal de ce voyage était d'y chercher quelque distraction à un chagrin profond ; mais ce fut en vain, car Beyle écrivait, deux ans plus tard, que cet effort pour oublier avait été sans résultat.

L'aspect brumeux de la Tamise, malgré ses innombrables voiles et son immense mouvement industriel, ne lui plut guère ; tout lui parut bien prosaïque dans le séjour de ces marchands affairés, et au milieu d'une nation pour laquelle un mouvement de répulsion s'élève à la fois de tous les points de l'univers. Cependant certains rapprochements, que Beyle put faire alors entre la situation politique de la France et celle de l'Angleterre, ainsi qu'entre le jeu de leurs institutions gouvernementales, donnèrent quelque avantage à celle-ci dans son esprit. Par la suite, ses idées à cet égard se modifièrent, et son estime ne s'adressa plus qu'aux hommes de talent que l'Angleterre a produits. Une de ses maximes favorites était que : « Les Anglais ne sont impolis que par grossièreté. »

Des relations de société s'établirent, pendant l'automne de 1816, entre Beyle et lord Byron ; elles prirent naissance dans la loge de M. Lodovico de Brème, au théâtre de la Scala à Milan. Des rapports d'âge, plus encore que de caractère, les rapprochèrent; car il existait entre leurs goûts et leurs penchants de notables différences. Beyle éprouvait le besoin impérieux de se produire dans le monde. Lord Byron, au contraire, naturellement mélancolique, souvent misanthrope, fuyait toute réunion et cherchait la solitude (1). Les usages, les moeurs, la combinaison des lois civiles avec les règles imposées par la religion, tout lui semblait absurde dans l'organisation des sociétés européennes. Sa vie, si courte, fut un effort continuel pour s'affranchir des entraves qu'il voyait partout opposées à nos penchants et aux droits que nous tenons de la nature. L'Angleterre, aux yeux de Byron, ne valait pas mieux que le reste ; il professait même pour elle un profond

(1) Ce qui ne l'empêchait pas d'entrer dans une grande colère lorsqu'il se voyait comparé à J. J. Rousseau : probablement parce que la qualité de gentilhomme avait manqué au philosophe.


éloiguoment. Une atmosphère chargée de brouillards et un feu de charbon de terre endormaient son génie ; il lui fallait un soleil ardent et la vue d'un ciel bleu pour donner essor à ses facultés. Aussi quitta—t—il sa patrie à vingt ans pour n'y revenir qu'un moment, et aller mourir en Grèce à l'âge de trente-six ans.

Beyle partageait un peu cet esprit de révolte contre la civilisation moderne ; ce fut là probablement le secret lien des rapports qui existèrent entre lui et Byron. Quoi qu'il en soit, ces deux hautes intelligences se recherchèrent, se plurent, mais voilà tout ; car, on le comprend, il ne pouvait exister entre eux d'étroite sympathie. Cependant tout indique que l'un et l'autre trouvèrent du plaisir à se rencontrer, à se lier par un commerce d'idées ; tous deux conservèrent un souvenir agréable de ces rapports momentanés. Beyle a toujours défendu avec chaleur les écrits et la personne de Byron ; celui-ci, de son côté, estimait justement l'originalité piquante, l'excellent ton de critique, le caractère honorable de Beyle. On en trouvera le témoignage dans la lettre, reproduite ci-après, que lui écrivit ce grand poëte, le 29 mai 1823, onze mois avant sa mort.

Beyle n'avait point partagé l'engouement excessif des Parisiens pour Walter Scott. Il lui reconnaissait le talent de décrire merveilleusement les habits de ses personnages, le paysage au milieu duquel ils se trouvent, les formes de leurs visages ; mais il lui refusait l'art si difficile, si rare, de peindre les passions et les divers sentiments qui agitent l'âme ; en un mot, de pénétrer profondément dans les interstices du coeur humain. Beyle ne croyait pas que la réputation de Walter Scott pût se soutenir longtemps au point où la mode l'avait portée ; il pensait que le mérite historique, par lequel se distinguaient surtout ses romans, ne les recommanderait point à la postérité. Sa prédiction s'est en partie réalisée, et, avant sa mort, Beyle a déjà pu s'apercevoir que ce mérite avait perdu de son éclat ; en un mot, qu'il s'était un peu fané. Son opinion sur la nature du talent de Walter Scott était très-arrêtée ; on la retrouve souvent dans ses écrits. Ce n'est cependant que d'une manière allusive que sa brochure de Racine et Shakspeare la reproduit. Toutefois, Byron crut y entrevoir une attaque contre le caractère de Walter Scott., et il la repoussa avec une générosité qui ne peut que l'honorer.

Chose singulière, le pamphlet de Racine et Shakspeare contient des expressions peu flatteuses sur des ouvrages de lord Byron, et dont il pouvait, à juste titre, se trouver blessé. Eh bien, pas un mot à ce sujet dans sa lettre à Beyle ; il se borne à défendre son rival avec chaleur, mais sans s'écarter un instant d'une urbanité amicale.

Voici celle lettre, dont l'original fait partie des papiers laissés par mon ami :

Gènes, le 29 mai 1823.

« Monsieur,

« A présent que je sais à qui je dois la mention flatteuse de mon nom dans


Rome, Naples et Florence, en 1817, par M. de Stendhal, il est juste que j'offre ines remerciments (agréables ou non, et pour ce qu'ils valent) à M. Beyle, avec qui j'eus l'honneur de faire connaissance à Milan, en 1816. Vous m'avez fait trop d'honneur par ce qu'il vous a plu de dire dans cet ouvrage ; mais ce qui m'a causé autant de plaisir que les louanges mêmes que vous me donnez, c'est d'apprendre enfin (par hasard) que j'en suis redevable à quelqu'un dont j'étais réellement ambitieux d'obtenir l'estime. Tant de changements ont eu lieu depuis cette époque dans le, cercle de Milan, que j'ose à peine en rappeler le souvenir... La mort, l'exil et les prisons autrichiennes ont séparé ceux que nous aimions... Le pauvre Pellico ! j'espère que, dans sa solitude cruelle, sa muse le console quelquefois... pour nous charmer encore un jour quand son poëte sera rendu avec elle à la liberté.

« De vos ouvrages je n'ai vu que Rome, les Vies de Mozart et d'Haydn, et la brochure sur Racine et Shakspeare. Je n'ai pas encore est la bonne fortune de trouver votre Histoire de la peinture.

« Il y a dans votre brochure une partie de vos observations sur lesquelles je me permettrai quelques remarques : c'est au sujet de Walter Scott. VOUS dites que son caractère est peu digne d'enthousiasme, en même temps que vous mentionnez ses ouvrages comme ils méritent de l'être. Je connais depuis longtemps Walter Scott ; je le connais beaucoup, et je l'ai vu dans des circonstances qui mettent en évidence le vrai caractère de l'homme. Je puis donc vous certifier que son caractère est digne d'admiration, que de tous les hommes il est le plus franc, le plus honorable, le plus aimable. Quant à ses opinions politiques, je n'ai rien à en dire : comme elles diffèrent des miennes, il est difficile pour moi d'en parler ; mais il est parfaitement s'incère dans ses opinions, et la sincérité peut être humble, mais elle ne saurait être servile. Je vous prie donc de corriger ou d'adoucir ce passage. Vous pourriez attribuer peut-être ce zèle officieux de ma part à une fausse affectation de candeur, parce que je suis auteur moi-même ; attribuez-le au motif que vous voudrez, mais croyez la vérité : je dis que Walter Scott est aussi excellent homme qu'un homme peut l'être, parce que je le sais par expérience.

« Si vous m'accordez l'honneur d'une réponse, veuillez bien me l'adresser au plus tôt, parce qu'il est possible (quoique non décidé jusqu'à présent) que les circonstances me conduisent encore une fois en Grèce. Mon adresse, pour le moment, est à Gênes, et, si j'étais absent, on nie la ferait parvenir partout où je sert

« Je vous prie de me croire, avec un souvenir très-vif de notre courte connaissance et l'espoir de la renouveler un jour,

« Votre très-obligé et obéissant serviteur, « Signé NOEL, BYRON.

« P. S. Je ne m'excuse pas de vous avoir écrit en anglais, parce que je sais que vous connaissez parfaitement cette langue. »


Malgré le ton à la fois suppliant et poli de cette lettre, Beyle ne modifia en rien son opinion sur l'excessive servilité de Walter Scott ; il ne répondit même pas à lord Byron ; car, ayant trouvé, à tort ou à raison, une nuance d'hypocrisie dans sa lettre, il préféra garder le silence plutôt que de s'exposer à dire une chose désagréable à un homme qu'il aimait et estimait.

Pendant les dix années de 1821 à 1830, Beyle fut tout à fait homme du monde et écrivain. Il fréquenta habituellement les cercles où se rencontraient les notabilités dans la politique, dans les lettres, dans les arts, et où se montraient les femmes que des avantages extérieurs ou ceux de l'intelligence recommandaient à l'attention. C'est de cette époque que date, à Paris, sa réputation d'homme d'esprit et de conteur agréable, La société écoutait avec plaisir, avec un intérêt soutenu, cette multitude d'anecdotes que sa vaste mémoire et sa vive imagination produisaient sous une forme gracieuse, colorée, originale. On reconnaissait dans le narrateur l'homme qui avait beaucoup étudié, beaucoup vu et finement observé.

A travers les profondes altérations subies par la vie de salon, depuis 1780, il rappelait un peu l'attention sur le goût régnant alors chez les gens en possession de le diriger ; il parvenait à rendre la conversation générale ; chose difficile et presque inusitée de nos jours, où, lorsque trois personnes sont réunies, il y a déjà deux conversations qui vont ensemble, sans aucun rapport ; de nos jours, dont les rouis ressemblent à des lieux ouverts à tout venant, et où il se consomme à peu près autant d'esprit qu'à un bal costumé, composé de gens qui se voient pour la première fois. Beyle devait à son amabilité de triompher souvent de tous les dissolvants qui tendent à briser la société française.

Avec les succès de salon marchaient parallèlement les travaux littéraires. Il imprimait des livres, donnait des articles aux journaux, aux revues françaises et anglaises, toujours pseudonymes ou anonymes ; mais auxquels les lecteurs, dont il ambitionnait plus particulièrement le suffrage, mettaient tout de suite le nom de l'auteur.

Beyle parlait souvent avec dédain et dérision de sa ville natale ; mais, par une de ces bizarreries qui lui étaient particulières, le besoin de revoir les belles et gracieuses montagnes du Dauphiné se faisait sentir à lui tous les deux ou trois ans ; c'était chaque fois l'objet d'une courte apparition a Grenoble. Pendant une d'elles, en octobre 1824, il rôdait autour de l'ancienne propriété de son père à Claix ; on vendangeait ; il voulut goûter du raisin qu'il avait savouré autrefois. Mais grand fut son embarras pour satisfaire cet ardent désir ; car il fallait avant tout garder le plus strict incognito. Bref, après une multitude de petites hésitations, il acheta quelques grappes de raisin du métayer assez étonné de l'empressement et de la contenance mal assurée avec lesquels l'inconnu lui adressait une demande inaccoutumée dans le pays. Beyle me redisait avec un plaisir charmant la sensation délicieuse que lui procura ce raisin mangé sur les lieux mêmes où les plus doux moments de son enfance s'étaient écoulés.


Il concourut à l'élection de l'abbé Grégoire, lorsque le département de l'Isère l'envoya à la chambre des députés, en septembre 1819 ; son voyage à Grenoble n'avait pas eu d'autre but.

Doué d'une humeur habituellement gaie, Beyle était cependant sujet à des accès de misanthropie concentrée qui portaient son esprit vers les idées noires. L'année 1828 est probablement celle pendant laquelle les pensées tristes dominèrent le plus : il songea même au suicide. J'en ai trouvé la preuve dans quatre testaments, écrits en parfaite santé, du 26 août au 4 décembre. Dans celui du 14 novembre, il me demande pardon de l'embarras qu'il va me donner, et me supplie surtout de n'être pas triste à l'occasion d'un événement inévitable. Par celui du 4 décembre, il me priait de terminer les Promenades dans Rome, de les corriger même, et de surveiller l'impression déjà commencée.

Cette tristesse, ce dégoût de la vie n'étaient pas sans quelques motifs sérieux. Une portion essentielle de ses moyens d'existence consistait dans la rétribution d'articles littéraires envoyés en Angleterre et insérés dans le New Monthly Magazine ; le célèbre libraire Colburn, qui dirigeait cette revue, avait d'immenses affaires et ne mettait pas toujours une grande exactitude dans l'envoi des fonds. Beyle en éprouvait une extrême contrariété, et fut souvent sur le point de rompre ses engagements avec lui. Cependant, comme la chose avait de l'importance, il patienta jusqu'au moment où Colburn cessa définitivement de payer. Ainsi les besoins se multipliaient chaque jour, et il était aisé d'entrevoir l'époque prochaine où les ressources ne seraient plus en rapport avec leurs exigences. Heureusement le coeur était alors très-occupé ; cette diversion le détourna insensiblement des projets sinistres qui l'obsédèrent pendant une partie de l'année 1828.

Beyle écrivait les Promenades dans Rome, lorsqu'on apprit à Paris que le pape Léon XII venait de mourir, le 10 février 1829. Cette nouvelle, tout à fait inattendue, mit en grand émoi la cour de Charles X. Chacun de s'enquérir du nom du cardinal que la France aurait intérêt à voir monter sur le trône de saint Pierre ; mais personne ne connaissait un peu particulièrement la composition du sacré collège. D'autre part, M. de Chateaubriand, alors ambassadeur à Rome, malgré la pureté de son dévouement et l'éclat de son nom, n'inspirait au roi et à ses courtisans qu'une confiance fort limitée. Cependant il fallait prendre promptement un parti ; comment faire ?

Un des familiers de la cour, ancien ami de Beyle, lui demanda s'il pourrait donner tout de suite une statistique du sacré collège, accompagnée de notices sur les cardinaux payables. Il tailla sa plume, et résuma, en trois heures de travail, tout ce qu'il importait de savoir sur les cardinaux influents ou ayant chance de ceindre la triple couronne. Il désigna, comme le candidat que la France devait porter au pontificat, le cardinal de Gregorio, longue et maigre éminence avec laquelle le hasard me fit rencontrer, en 1828, dans une Osteria de Velletri. Ce prince de l'Église, fils naturel de Charles III (Carlos Tercero), disait à tout bout de champ : lo sono Borbone.


Charles X fut enchanté des notices de Beyle, et adopta tout de suite le cardinal de Gregorio. Restait à prendre les mesures pour préparer son élection. La résolution suivante fut arrêtée pendant trente-six heures.

1°M. A...., porteur du secret, et d'un million donné par le roi sur sa cassette, se rendrait à Rome pour un voyage d'agrément, en traversant le Simplon ;

2° M. B... le suivrait de près, passant le mont Cenis.

3° M. C... rejoindrait bientôt ces messieurs, en arrivant à Rome par Marseille, la Corniche, Gènes, etc.

Les préparatifs de départ étaient en bon train, lorsque de nouvelles réflexions firent avorter ce projet : le château craignit de blesser trop profondément M. de Chateaubriand, tout en n'atteignant peut-être pas le but désiré. On chargea donc du secret notre ambassadeur à Rome ; il employa tous ses efforts à fixer le choix du conclave sur le protégé de Beyle, le cardinal de Gregorio ; et ce prince de l'Eglise ne manqua la tiare que d'une seule voix, au scrutin qui la donna au cardinal Castiglioni (Pie VIII).

Beyle, malgré toute la pénétration de son esprit, ne comprit rien aux événements qui préludèrent à la révolution de 1830 ; elle était accomplie qu'il croyait encore à l'efficacité des moyens mis à la disposition du duc de Raguse pour réprimer le mouvement insurrectionnel. Ce défaut de clairvoyance pourra étonner; il le devait, en partie, à certaines relations de société dont, la confiance dans la force du gouvernement de Charles X était entière, et auss parce qu'il croyait que le peuple manquerait de résolution et de persévérance. « Les Français ont donné leur démission en 1814, » disait-il souvent.

Lorsque le doute ne lui fu plus permis sur les résultats de ce grand mouvement, il fit afficher un petit placard revêtu de sa signature, avec la qualité d'ancien auditeur au conseil d'État, et portant en substance : que le trône devait être offert « à M. le duc d'Orléans, et après sa mort à son fils « aîné, si la nation l'en jugeait digne : » Cet écrit fut bientôt oublié au milieu des publications de toutes sortes qui se produisirent alors.

Il en fut de même d'une lettre qu'il adressa, je ne sais plus à quel journal, pour émet tre son opinion à l'égard des nouvelles armoiries que la France devait adopter. Cette lettre me semble assez curieuse pour mériter d'être reproduite, La voici, avec la signature pseudonyme qu'il lui avait donnée.

Paris, le 29 octobre 1830.

« Monsieur,

« Des hommes graves cherchent des armes, ou plutôt des armoiries pour « la France. Toutes les bêtes sont prises. L'Espagne a le lion ; l'aigle rap- « pelle des souvenirs dangereux ; le coq de nos basses-cours est bien commun, et ne pourra prêter aux métaphores de la diplomatie, A vrai


« dire, il faut qu'une telle chose soit antique. Or, comment bâtir une vieille « maison?

« Je propose pour armoiries à la France le chiffre 29. Cela est original, « vrai ; et la grande journée du 29 juillet a déjà ce vernis d'héroïsme antique « qui repousse la plaisanterie.

« OLAGNIER,

« De Voiron [Isère). »

N'ayant pris aucune part à la révolution, Beyle n'avait rien à attendre d'elle ; niais ses amis s'occupèrent de lui, et le 25 septembre 1830, il reçut le brevet de consul de France à Trieste. Le 6 novembre suivant, il quitta Paris et se rendit à son poste.

Trieste ne lui plut guère ; il le trouva triste et froid; Venise n'étant qu'à trente-trois lieues, il y fit de fréquentes excursions, et se lia d'amitié avec le poète Joseph Buratti, qu'il avait connu antérieurement. Après la mort de Buratti, arrivée à Venise en 1832, Beyle inséra, dans le supplément du sixième volume de la biographie publiée par M. Furnes, une notice sur cet écrivain. La Lettre dont elle était accompagnée contenait des détails qu'on sera peut-être bien aise de trouver ici.

« Je me promenais avec Buratti presque tous les jours, de neuf heures à minuit, en décembre 1850 et mars 1831. Nous soupions ensemble, après minuit, de deux heures à trois heures et demie, dans le café de la place Saint-Marc, voisin du café Florian, du côté de la Piazzetta. Je l'aimais tendrement. C'était alors un joli garçon de quarante-cinq ans, toujours fort bien mis, La figure était charmante et fine, l'oeil peu animé, excepté après avoir récité trois cents vers. Nous dînions chez madame la comtesse Polcastro : ses vers nouveaux faisaient le charme des soirées de madame Polcastro. Le père de Buratti ne lui avait laissé qu'une bague de six cents francs, au lieu de quatre cent mille francs dont son patrimoine devait se composer. Je ne sais comment Buratti s'était fait dix à douze mille livres de rente. Il avait épousé sa servante, à cause de l'habitude, disait-il. Il eut vers 1820 le seul chagrin de sa vie : ce fut la perte d'un fils âgé de sept ans.

« Le marquis Marrucci, dont Buratti se moque dans l'Éléfantéide, a quatre-vingt mille livres de rente et jouit à Venise du plus grand crédit ; c'est un roué russe qui aurait bien pu faire noyer le poëte dans quelque canal. La satire

de Buratti contre le consul de France M vaut mieux qu'aucune de celles

de Boileau ; mais quinze cent mille personnes lisent le Vénitien, et dix millions de Français, plus cinq millions d'étrangers, peuvent lire Boileau, ou du moins l'achètent.

« Le gouvernement autrichien détestait Buratti, mais n'osait pas l'exiler, car les formes de ce gouvernement, établi par Marie-Thérèse et Joseph II, ne le permettaient pas. Les codes exigent des actions pour condamner ; la police actuelle interprète les codes tant qu'elle peut, mais elle n'est pas en¬


core arrivée à les changer. Buratli répétait souvent : Je mourrai dans l'exil ; je serai obligé de me sauver. »

Beyle ne lit pas un long séjour à Trieste ; M. de Metternich ayant ouï parler de certains passages mal sonnants pour l'Autriche, dans les ouvrages publiés par le nouveau consul, lui refusa l'exequatur. Force fut donc au ministre des affaires étrangères de lui assigner une autre résidence ; il nomma Beyle, consul à Civita-Vecchia, en avril 1831. On pouvait également redouter des difficultés de la part du gouvernement pontifical ; car il n'avait guère été plus ménagé dans les écrits de Beyle. Mais le pape n'en fit aucune; il n'a pas d'armée à mettre en campagne pour soutenir les répugnances que pourrait éprouver son segretario di stato.

A peine installé à Civita-Vecchia, il s'aperçut que le séjour de cette petite ville lui serait insupportable. Une maladie assez grave, qu'il fit peu de temps après y être arrivé, ajouta encore au dégoût ressenti à la première vue. Loin des salons de Paris, privé d'une société d'élite où sa place était restée vide, il succombait habituellement sous le poids des plus monotones loisirs. Que devenir au milieu do bourgeois qui se couchent à dis heures du soir ? La seule compensation qu'offrait cet exil était d'aller souvent à Rome,.d'y faire même d'assez longs séjours.

Vers le milieu du mois d'octobre 1832, Beyle assis sur les marches de l'église de San Pietro in Montorio, contemplait un magnifique coucher du soleil. Son âme, ravie des pompeux accidents produits par les rayons de l'astre à son déclin, jouissait délicieusement de l'imposant tableau qui allait disparaître dans les ténèbres. Plongé d'abord dans une mélancolie douce, son esprit prit insensiblement un caractère de tristesse, qui augmenta à mesure que les. teintes de la lumière s'affaiblissaient. Au moment où la nuit succédait au crépuscule, Beyle, se repliant sur lui-même, portant sa pensée sur ses jeunes aimées surtout, s'avoua douloureusement que, dans trois mois, il aurait cinquante ans ! Cette découverte l'affligea comme aurait pu le faire l'annonce inopinée d'un malheur irréparable. Son affaissement moral étant arrivé au plus haut période, l'idée d'écrire sa vie lui vint à l'esprit. Par malheur, ce projet n'eut d'autre résultat que quelques notes informes, écrites en caractères à peu près illisibles. On doit vivement regretter qu'il ne se soit pas peint sous l'empire, et qu'il ne nous ait pas laissé son opinion sur les nombreux et célèbres contemporains que ses relations l'avaient mis à même d'observer dans les grandes circonstances de leur vie. Quel dommage aussi qu'il n'ait pas laissé la relation de sa vie. d'auteur, d'observateur, de voyageur, de 1814 à 1840 !

J'ai déjà reproduit dans cette notice quelques pensées détachées tirées des papiers de Beyle ; en voici d'autres qui ont la mémo origine, et qui me semblent mériter une place ici.

« Ma sensibilité est devenue trop vive : ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang. Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840. Mais j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible au vulgaire.


« Trois ou quatre lois la fortune a frappé à ma porte. Eu 1814, il ne tenait qu'à moi d'être nommé préfet au Mans, ou directeur général dos subsistances (blé) de Paris, sous les ordres de M. le comte, Beugnol ; mais je m'effrayai du nombre de platitudes et de demi-bassesses imposées journellement aux fonctionnaires publics de toutes les classes.

« A dix ans je lis, en grande cachette, une comédie en prose, ou plutôt un premier acte. Je travaillais peu, parce que j'attendais le moment du génie, c'est-à-dire, cet état d'exaltation qui, alors, me prenait peut-être deux fois par mois. Ce travail était un grand secret ; mes compositions m'ont toujours inspiré la même pudeur que mes amours. Rien ne m'eût été plus pénible que d'en entendre parler. Ce fut, je crois, des oeuvres de Florian que je lirai ma première comédie, intitulée Pikla.

« Nous passions les soirées d'été, de sept à neuf heures et demie, sur la terrasse de mon grand-père. Celte terrasse, formée par l'épaisseur d'un mur nommé Sarrazin, mur qui avait quinze ou dix-huit pieds de largeur, avait une vue magnifique sur la montagne de Sassenage. Là, le soleil se couchait, en hiver, sur le rocher de Voreppe. Mon grand-père fit beaucoup de dépenses pour cette terrasse, qu'il fit garnir des deux côtés de caisses de châtaignier, dans lesquelles on cultivait un nombre infini de fleurs odorantes. Tout était joli et gracieux sur celle terrasse, théâtre de mes principaux plaisirs pendant dix ans (de 89 à 99).

« Je quittai l'école centrale après les examens de 1799. Alors, les aristocrates attendaient les Russes à Grenoble ; ceux qui savaient leur Horace disaient à demi-voix :

0 rus, quando ego te aspiciam !

« Mon amour pour la musique a peut-être été ma passion la plus forte et la plus coûteuse ; elle dure encore à cinquante-six ans, et plus vive que jamais. Combien de lieues ne ferais-je pas à pied, et à combien de. jours de prison ne me soumettrais-je pas, pour entendre Don Juan ou le Matrimonio segreto; et je ne sais pour quelle, autre chose je ferais cet effort.

« Ce n'est qu'en arrivant à Paris, en 1799, que je me suis douté qu'il y avait une autre prononciation que celle du Dauphiné. Dans la suite, j'ai pris des leçons du célèbre Larive et de Dugazon, pour chasser les derniers restes du parler traînard de mon pays. Il me reste l'accent ferme et passionné du Midi, qui décèle sur-le-champ la force du sentiment, la vigueur avec laquelle on aime ou on. hait ; singulière partout, et voisine du ridicule à Paris.

« Quand je me mets à écrire, je ne songe plus à mon beau idéal littéraire ; je suis assiégé par des idées que j'ai besoin de noter. Je suppose que

M. V est assiégé par des formes de phrases ; et ce qu'on appelle un

poëte M. Delille, ou Racine, par des formes de vers. Corneille était agité par des formes de répliques. Comme mon idée de perfection a change tous les six mois, il m'est impossible de noter ce qu'elle était vers 1795 ou


1796. — La seule chose que je voie clairement, c'est que, depuis vingt, ans, mon idéal est de vivre à Paris, dans un quatrième étage, écrivant un drame ou un roman.

« A vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d'avoir quelque talent pour me faire lire ; je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à écrire : voilà tout. — S'il y a un autre inonde, je ne manquerai pas d'aller voir Montesquieu. S'il me dit : « Mon pauvre ami vous n'avez pas eu de talent du tout, » j'en serai fâché, mais nullement surpris. Je sens cela souvent : quel oeil peut se voir soi-même? Il n'y a pas trois ans que j'ai trouvé ce pourquoi. Je vois clairement que beaucoup d'écrivains qui jouissent d'une grande renommée sont détestables ; ce qui serait un blasphème à dire aujourd'hui, sera une vérité incontestée en 1880. Mais sentir le défaut d'un autre est-ce avoir du talent? Je vois les plus mauvais peintres voir très-bien les défauts les uns des autres : M. Ingres a toute raison contre M. Gros, et M. Gros contre M. Ingres. (Je choisis deux artistes dont on parlera peut-être encore en 1935).

« Je devrais écrire ma vie ; je saurais peut-être, enfin, quand cela sera fini, dans deux ou trois ans, ce que j'ai été, gai ou triste, homme d'esprit ou sot, homme de courage ou peureux ; enfin, au total, heureux ou malheureux,

« J'aurais dû être tué dix fois, pour épigrammes ou mots piquants qu'on ne peut oublier ; et, pourtant je n'ai reçu que trois blessures, dont deux sont peu graves, celles à la main et au pied gauches.

« Au fond, cher lecteur, je ne sais pas ce que je suis ; bon, méchant, spirituel, sot. Ce que je sais parfaitement, ce sont les choses qui me font peine ou plaisir, que je désire ou que je hais.

« Un salon de provinciaux enrichis et qui étalent du luxe est ma bête noire, par exemple. Ensuite, vient un salon de marquis et de grands cordons de la Légion d'honneur, qui étalent de la morale. Pour moi, quand je vois un homme se pavanant dans un salon (comme M. le comte, de. fraîche

date, de S...., par exemple), avec plusieurs ordres à la boutonnière, je

sripputg,,involontairement le nombre infini de bassesses, de platitudes, et souvent de noires trahisons qu'il a dû accumuler pour en avoir reçu tant de certificats.

« Un salon de huit ou dix personnes aimables, où la conversation est gaie, anecdotique, et où l'on prend du punch-léger à minuit et demi, est l'endroit du monde où je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j'aime infiniment mieux entendre parler un autre que de parler moi-même. Volontiers, je tombe dans le silence du bonheur, et, si je parle, ce n'est que pour payer mon billet d'entrée.

« La seule chose que je regrette (en mars 1836), c'est le séjour de Paris ; mais je serais bientôt las de Paris, comme je suis las de ma solitude de Civita-Vecchia. »


Cette dernière réflexion, tant soit peu chagrine, donne la mesure de l'instabilité qu'il y avait dans son esprit.

Becyle était sujet aux atteintes do l'ennui, cette abominable maladie, le. fléau des femmes à Paris. Lorsqu'il en éprouvait des accès, ses forces morales subissaient une prostration complète. Cependant, il avait à sa disposition la recette infaillible pour échapper à l'ennui : l'exercice du corps, celui des idées, l'occupation du coeur. Pour lui, le mouvement de l'esprit, les objets nouveaux qui l'entretiennent, la distraction, enfin, étaient une condition nécessaire du talent, de la gaieté, du bonheur, de la santé même. La scène variée du monde mettait en jeu ses pensées, et ravivait sou imagination ; dans une retraite prolongée, au contraire, ses facultés le dévoraient.

Au printemps de 1833, Beyle vint à Paris ; le congé de six mois que lui avait accordé le ministre étant expiré, il reprit tristement la route de Civita Vecchia.

Indépendamment du peu de ressources de société que Beyle y trouvait, sa santé s'accommodait mal du climat : il avait régulièrement la fièvre pendant trois mois de l'année. En juillet 1835, il demanda d'échanger ce consulat contre un de ceux en Espagne, afin d'échapper à l'action malfaisante de l'aria cultiva, qui règne une partie de la belle saison, sur cette portion du littoral de la Méditerranée. Le ministre refusa, ou n'eut peut-être pas la possibilité le satisfaire à ce voeu.

Ses seuls moments agréables, dans sa triste résidence, étaient ceux-où le bateau à vapeur, par un heureux hasard, déposait sur le. parmi la cohue des touristes européens, quelque homme d'esprit de Paris. Mais on ne s'arrête guère à Civita-Vecchia : c'est uniquement un point de passage, d'où l'on fuit à tire-d'aile. Beyle mettait à profit ces rares accidents de sa vie monotone ; il s'informait, à la hâte, de tout ce que l'on disait, de tout ce que l'on écrivait à Paris, soupirant sans cesse après cet Eldorado dont le charme s'évanouissait, régulièrement pour lui, après deux mois de séjour consécutif.

J'ai trouvé dans une composition de Beyle, restée inachevée, sor, fait par lui-même sous le nom de Roizard. Bien qu'un peu idéalisé, plusieurs parties de celte composition m'ont paru d'une grande vérité. Voici ce portrait, sans le moindre changement, et tel qu'il l'a tracé d'un premier jet.

« Du caractère, en apparence, le plus changeant; un mot, quelquefois, l'attendrissait jusqu'aux larmes ; d'autres fois, ironique, dur par crainte d'être attendri, et de se mépriser ensuite comme faible. C'était, un homme assez grand, de plus de quarante ans. Ses traits étaient grands, point beaux, mais extrêmement mobiles. Ses yeux exprimaient les moindres nuances de ses émotions. Et c'est ce qui mettait sou orgueil au désespoir. Lorsqu'il craignait ce malheur, il était brillant, amusant, rempli des saillies les plus imprévues ; il électrisait ses auditeurs, et rendait le bâillement impossible dans le salon où il se trouvait. Bans ces moments, il inspirait les aversions


les plus vives, ou des transports d'admiration. Il est impossible de se montrer plus brillant et plus homme d'esprit, disaient ses admirateurs. Mais la vivacité et l'imprévu de ses saillies effrayaient les gens médiocres, et lui valaient bien des ennemis. Lorsqu'il n'avait pas d'émotion, il était sans esprit. D'ailleurs, il n'avait pas de mémoire, ou dédaignait de l'appeler à son secours. Sa parole, alors, était aussi discrète que l'expression de sa physionomie l'était peu. Son orgueil aurait été au désespoir de laisser deviner ses sentiments.

« Un mot touchant, une expression vraie du malheur, entendue dans la rue, surprise en passant près d'une boutique d'artisan, l'attendrissait jusqu'aux larmes. Mais s'il y avait la moindre pompe (sostenutezza), la moindre possibilité d'affectation dans l'expression d'une douleur, quelque légitime qu'en fût le motif, alors il n'y avait plus que l'ironie la plus piquante dans les regards et dans les mots de Roizard. Jamais rien de sérieux, jamais rien de pompeux, de triste même, dans sa conversation. Il ne parlait jamais de ce qui, seul, avait droit à son intérêt : un sentiment vrai, ou l'héroïsme se sacrifiant pour la patrie !

« Dès l'âge de seize ans, cet être, ainsi fait, avait été placé dans la sphère d'activité de Napoléon ; il l'avait suivi à Moscou et ailleurs. Pendant qu'il courait les champs, mangeant son bien à la suite du grand homme, son père se ruinait. Ruiné lui-même personnellement en 1814, par la chute de Napoléon, il avait voyagé et vécu en Italie. A la révolution de 1830, Roizard, qui avait vingt ans de services, était rentré dans la carrière des écritures officielles, dans le but unique d'arriver à une pension de retraite, pour laquelle il fallait trente ans de service.

« Il arrivait à Rome sans ambition : uniquement pour passer dix années sans trop d'ennui ; et ensuite retourner achever sa vie à Paris, ou ailleurs, dans une situation un peu au-dessus de la pauvreté. »

On connaît la faiblesse de Canova ! Obsédé d'entendre constamment l'éloge de ses immortels ouvrages, de la part de tout ce qui sent les arts dans le monde, il abandonna un jour le ciseau pour prendre le pinceau. Ses tableaux n'obtinrent aucun succès : ce fut pour lui un amer chagrin. Talma recevait avec une faveur particulière les suffrages qui lui étaient adressés au sujet de ses rôles dans la comédie. Beyle a eu dans sa vie une faiblesse de même nature. Après avoir lancé tant d'épigrammes contre les gens à cordons, lui-même reçut la croix de la Légion d'honneur, en 1835, pour ses travaux comme homme de lettres, et sur la proposition du ministre de l'instruction publique. Chacun put croire qu'il avait été servi selon son goût ; tout le monde se trompait : c'est comme administrateur, comme consul, que Beyle aurait voulu recevoir cette, distinction, et il fut profondément blessé de ne la devoir qu'au titre d'écrivain. Ceci pourra paraître incroyable aux personnes qui l'ont entendu si souvent mettre les travaux de l'esprit au-dessus de ceux du bon sens et de la froide raison.

Celte singulière disposition à la bizarrerie, que l'on remarquait chez


Beyle, il n'hésitait pas à on faire l'aveu, lorsque quelque circonstance particulière le portait à considérer cet acte de sincérité connue un devoir. Pour preuve, je citerai les phrases suivantes, tirées d'une lettre qu'il écrivait le 25 lévrier 1836, à l'un de ses amis à Paris.

« Vous avez cent mille fois raison ; je m'étonne encore que l'on ne m'ait pas étranglé. Je m'étonne, mais sérieusement, d'avoir un ami qui veuille bien me souffrir. Je suis dominé par une furie ; quand elle souffle, je me précipiterais dans un gouffre avec plaisir, avec déhees, il faut le dire. El, cependant, avant-hier, j'ai eu cinquante-trois ans et un mois !

« Ne me répondez pas, car cela vous fatigue ; mais laissez-moi vous écrire, cela m'adoucit l'âme.

« Je le sens vivement ; l'étonnant c'est qu'on me souffre. Quel malheur d'être différent des autres ! ou je suis muet et commun, même sans grâce aucune, ou je me laisse aller au diable qui m'inspire et me porte.

« A force de tâter mon ennui dans tous les sens, j'ai découvert le comment de ma douleur. Le matin, quand ce n'est pas jour de courrier, ou quand il n'y a rien à faire, je travaille ferme de midi à cinq ou six heures. Mais le soir j'ai besoin d'être distrait complètement de mes idées du matin ; si j'y pense le soir, le lendemain, quand je veux me remettre au travail, je suis dégoûté de mes idées ; alors je flâne avec les ennuyés, et m'ennuie encore plus qu'eux.

« Mais à cinquante-six ans, je rentre à Paris, dans une chambre

au cinquième étage, donnant au midi, dussé-je y faire des souliers ; sans la crainte de vous déplaire, ce serait déjà fait. Dans les accès d'ennui noir, quand, par ennui, enfermé chez moi à six heures du soir, mon dîner me fait mal, j'ai été jusqu'à discuter le projet de me brouiller avec vous et Colomb, eu rentrant à Paris, pour ne pas essuyer vos justes reproches ; mais cela m'a fait horreur ! »

Il y a là un abandon, une candeur, qui désarment ; il ne peut plus y avoir de blâme pour celui qui se juge avec une telle sévérité.

A la faveur d'un nouveau congé, Beyle arriva à Paris le 24 mai 1836, et y séjourna jusque vers la fin de juin 1839. Il reprit pendant ces trois années ses anciennes habitudes, écrivant des romans et des nouvelles, prenant ses repas au Café anglais, se montrant, de neuf heures à minuit, dans les salons en vogue, soit par l'esprit qu'on prêtait aux maîtres de la maison, soit parleurs titres ou par leur réputation dans le monde élégant. Cependant, comme à la longue, ces plaisirs pouvaient offrir quelque monotonie, Beyle quittait Paris pour quinze jours, six semaines, trois mois même, et faisait des excursions en France, en Espagne, en Ecosse, en Irlande, s'apercevant souvent un peu tard, du vide de sa bourse, déjà allégée de la moitié de son traitement, par suite du congé.

Beyle songea souvent à se marier ; chaque rois qu'il voyait un ménage heureux ou supposé tel, l'idée lui venait de prendre femme. Ces accès, dont la fréquence diminuait avec la marche des années, duraient ordinairement vingt-quatre heures, deux jours au plus. Pendant ce temps, il interrogeait


minutieusement ses amis sur tout ce qui pouvait se rapporter aux formalités à remplir, aux cérémonies civiles et religieuses, aux cadeaux indispensables, aux dépenses qu'entraînait la tenue d'une maison, etc. Une fois ses notes réunies, il entrevoyait les impossibilités, rentrait dans ses habitudes, et ne pensait plus au mariage pendant deux ou trois ans. C'était, on peut le supposer, ce qu'il avait de mieux à faire ; car, d'après ce qui précède, le, lecteur a pu s'apercevoir que Beyle ne convenait guère à la vie de ménage.

Ce serait laisser une lacune dans la biographie de Beyle que de ne rien dire de son physique, ainsi que des petits travers qui en faisaient encore ressortir les imperfections. Le lecteur s'intéresse davantage aux gens qu'il connaît de vue, soit par les traits de leur visage, soit par la pose habituelle de leur individu. Toute histoire d'un homme ayant fixé l'attention du public contient des détails sur ses qualités extérieures ; détails dont nous sommes tous curieux, tant il est de notre nature d'y attacher du prix. Dans le monde, aucune célébrité ne commence à percer qu'on ne s'informe de ce qu'est physiquement celui qui vient demander place dans l'opinion publique.

Je vais donc essayer do donner une idée de la personne de Beyle ; on pourra penser que, sous le rapport de l'aspect extérieur, elle se rapprochait des frontières du grotesque, si même elle ne les franchissait pas quelquefois.

Il était d'une taille moyenne, et chargé d'un embonpoint qui s'était beaucoup accru avec l'âge ; ses formes athlétiques rappelaient un peu celles de l'Hereule Farnèse. Il avait le front beau, l'oeil vif et perçant, la bouche sardonique, le teint coloré, beaucoup de physionomie, le col court, les épaules larges et légèrement arrondies, le ventre développé et proéminent, les jambes courtes, la démarche assurée. Ce que Beyle avait de mieux, c'était la main, et pour al tirer l'attention sur elle, il tenait ses ongles démesurément. longs. En 1834. M. Jalley, faisant à Rome la statue de Mirabeau, obtint de Beyle la permission de dessiner sa main, pour la donner au prince des orateurs, ce qui le flatta singulièrement. Le Mirabeau de M. Jalley figura à l'exposition au, Louvre en 1835. Je crois que le sculpteur, tout en copiant la main, ne négligea pas de prendre quelques-unes des lignes de l'abdomen de son modèle.

Cet ensemble physique, on le voit, laissait beaucoup à désirer, sous le rapport de la beauté et de l'élégance. Malgré les illusions que l'amour-propre et des succès de salon peuvent enfanter, Beyle ne se dissimulait pas absolument ses désavantages. Mais il se consolait en pensant que les qualités de l'Ame, l'esprit, le naturel, font disparaître la laideur, quand elle est sans difformité.

Ayant conservé fort tard la prétention à passer pour homme à bonnes fortunes, prétention qui, il faut le reconnaître, n'était pas dénuée de fondement, Beyle professait une soumission absolue aux lois de la mode. Si diffé —


rent des autres, en toute chose, il se rapprochait du vulgaire sur un point : la mode. Personne ne suivait plus aveuglement les mille caprices de cette sotte déité parisienne. Il mettait donc à contribution toutes les ressources de l'art, pour corriger ou dissimuler les torts de la nature envers lui, comme les traces de la marche du temps. Ainsi, à cinquante-neuf ans, Beyle se coiffait comme un jeune homme. Sa tète, faiblement garnie de cheveux, au moyen d'un fort toupet d'emprunt, offrait l'aspect d'une chevelure à peu près irréprochable. De gros favori, prolongés en un large collier de barbe passant sous le menton, encadraient la face. Est-il besoin d'ajouter que les cheveux et la barbe étaient soigneusement teints en brun foncé. Puis, le cigare à la bouche, le chapeau légèrement sur l'oreille, et la canne à la main, il se mêlait aux beaux du boulevard des Italiens. Sa susceptibilité pour tout ce qui composait sa toilette était extrême ; une observation, quelque légère qu'elle fût, sur la coupe d'un habit ou d'un pantalon, pouvait le choquer sérieusement, car elle lui apparaissait comme une sorte d'épigramme à l'adresse de son-physique : c'était chez lui une libre délicate..

Lors de son dernier voyage à Londres, en 1838, Beyle fut présenté à l'Athenoeum, par son ancien ami M. Sutton-Sharp, l'un des avocats les plus distingués de l'Angleterre. L'Athenoeum est le club des hommes de lettres. Là, Beyle eut occasion de rencontrer Théodore Hook et d'entrer en relations avec ce bel esprit, renommé dans les trois royaumes, pour ses romans, ses vaudevilles, ses chansons, ses calembours. Hook, ancien rédacteur en chef du New mouthly Magazine, où Beyle avait inséré, dix ans auparavant, un assez grand nombre d'articles, dut faire bon accueil à son brillant confrère. Tout porte donc à croire que ces deux hommes, entre lesquels on pourrait trouver plus d'un point de ressemblance, se convinrent réciproquement, et que leurs relations furent agréables à tous deux.

Hook passait pour l'homme le plus aimable que l'on put avoir dans un salon ; il improvisait en prose et même en vers avec une incroyable facilité ; personne ne disposait une mystification aussi bien que lui ; auteur et acteur de société, il était lame de toutes les réunions qui pouvaient le posséder ; les châteaux se le disputaient dans la saison de villégiatura. Cette vie de plaisirs ruina sa santé, et l'obligea souvent à contracter des dettes qui, toutes, ne furent pas acquittées.

Le 14 juillet 1841, cinq semaines avant sa mort, Hook, passant devant une glace de salon, dit assez haut pour être entendu :

« J'ai vraiment l'air de ce que je suis, un homme épuisé de bourse, d'esprit et de corps. »

Quinze jours plus tard, il tenait ce langage au chapelain appelé par lui : « Je me montre à vous tel que peu de gens m'ont vu ; je crois qu'il faut dire adieu pour toujours aux corsets bouclés, aux vêtements remplis d'ouate, aux lavages, aux brossages de toute espèce ; reste un pauvre vieillard à cheveux gris, dont le ventre tombe sur ses genoux. »

Hook était né à Londres le 22 septembre 1788 : pendant les dernières


années de sa vie, il s'efforçait de déguiser, par mille artifices, les progrès de l'âge et du mal.

Avec toutes les allures de la vivacité dans la pensée et de la promptitude dans les actions, Beyle poussait souvent la paresse jusqu'à l'apathie ; entre autres exemples que je pourrais citer, en voici un qui me semble caractéristique.

Dans le courant du mois de janvier 1839, pendant qu'on imprimait simultanément la Chartreuse de Parme et l'Abbesse de Castro, il éprouva une attaque de goutte et de rhumatisme, assez forte pour l'obliger à garder la chambre pendant huit jours ; son travail de composition et de correction n'en fut nullement suspendu pour cela ; seulement, il égara un cahier de soixante pages manuscrites de la Chartreuse de Parme. N'ayant pu les retrouver au milieu des monceaux de papier qui encombraient sa chambre, Beyle refit ces soixante pages. Elles étaient déjà imprimées lorsqu'il me raconta sa mésaventure ; je me mis à la recherche du manuscrit égaré et l'aperçus bientôt sous un gros tas d'épreuves, de brochures, etc. Stupéfait de ma facile trouvaille, redoutant, en quelque sorte, la vue de ce manuscrit, il ne voulut pas jeter les veux dessus, encore moins le comparer avec les pages par lesquelles il l'avait remplacé.

Le 7 mars 1839, M. le comte Molé ayant résigné la présidence du conseil et le portefeuille des affaires étrangères, Beyle jugea bien qu'il lui fallait retourner à Givita-Vecchia. Toutefois, cette résolution ne fut pas prise de gaieté de coeur. Le dernier hiver avait assez maltraité sa santé, en rappelant d'anciennes et douloureuses affections, auxquelles venaient de se joindre des palpitations de coeur. Son esprit s'affligea de ses souffrances physiques, surtout comme symptômes de vieillesse ; car personne ne la redoutait davantage, et ne prenait plus de soin pour en éloigner jusqu'aux apparences. Et puis, il fallait de nouveau abandonner les habitudes et l'existence qui, seules, avaient du charme pour lui. A cinquante-six ans, la vie errante ne convient plus guère ; il est triste de n'avoir aucun indice sur le lieu où l'on se reposera pour toujours des agitations de la vie ; Beyle ne disait pas ces choses, mais il les pensait tout comme un autre.

Enfin, les affaires et les devoirs de société ayant à peu près reçu satisfaction, il partit de Paris le 24 juin 1839. Une fois arrivé à son poste, il y reprit sa vie habituelle, résidant moitié à Rome, moitié à Civita-Vecchia, employant. une partie de son temps à corriger d'anciens manuscrits ou à écrire de nouvelles compositions.

Dès le mois de décembre 1840, la santé de Beyle éprouva de graves altérations ; ce fut d'abord la goutte qui l'obligea de suivre un régime et de garder souvent la chambre. Puis vinrent de fortes migraines qui affectèrent gravement le système cérébral, et produisirent des accidents assez bizarres. Par moments, il lui était de toute impossibilité de se rappeler les mots dont l'usage est le plus habituel. D'autres fois, la langue se refusait à


faire son office. Ces fâcheux symptômes, dont la nature sembla d'abord assez difficile à déterminer, devinrent insensiblement apoplectiques.

Beyle ne s'abusa point sur la gravité de son état ; mais il résolut de me le, cacher soigneusement, et de ne point me mettre dans la confidence de ses inquiétudes. Il pensa qu'une amitié telle que la notre comportait des ménagements. Aussi, tout en rendant compte fort exactement des phases de sa maladie à l'un de nos amis, il lui recommandait toujours, pressément de ne pas me laisser entrevoir le moindre danger.

Malgré la fatigue extrême que Beyle éprouvait pour écrire, il la surmontait de temps en temps, et je recevais de petits billets où, pour tout renseignement sur sa santé, il me parlait de migraines ennuyeuses.

En mars 1841, le goût de la chasse lui revint ; il allait sur le bord de la mer attendre les cailles qui, à cette époque de l'année, arrivent de l'Afrique par troupes nombreuses. Cet exercice lui plut jusqu'à la passion ; et on peut supposer que la fatigue et l'action du soleil de l'Italie n'ont pas peu contribué à développer les germes de la maladie qui l'a conduit au tombeau.

L'état de sa santé le porta à demander un congé pour aller consulter, à Genève, M. le docteur Prévost ; puis il prit la route de Paris, et y arriva le 8 novembre 1841. Je m'aperçus douloureusement des traces que la maladie avait laissées, et j'eus bien de la peine à lui cacher la triste impression que j'en éprouvai. Le physique et le moral me parurent singulièrement affaissés ; sa parole si vive était maintenant traînante, embarrassée ; le caractère s'était sensiblement modifié, ramolli, pour ainsi dire ; sa conversation plus lente offrait moins d'aspérités, de sujets à contradiction ; il comprenait mieux les petits devoirs qu'entraînent les relations de société, et s'en acquittait plus exactement ; tout en lui avait un caractère plus communicatif, plus affectueux ; enfin, les changements accomplis tournaient au profit de la sociabilité.

Peut-être aussi le pressentiment de sa fin prochaine exerçait-il quelque secrète influence. A quoi bon des discussions irritantes lorsque l'avenir nous semble si limité ? C'est ainsi que souvent, sans faiblesse de caractère, sans aucune déviation dans les opinions, on ne prend pas la peine de les défendre. Les petits intérêts de la vie semblent au-dessous d'une controverse pouvant blesser des sentiments auxquels on attache du prix.

Beyle reprit à Paris ses anciennes habitudes, observant plus ou moins exactement le régime qui lui était prescrit. Tout allait assez bien, lorsque, contrairement à la défense formelle de son médecin, il s'occupa de compositions littéraires. Huit jours de dictées et de corrections déterminèrent une, attaque d'apoplexie ; il en fut frappé, le mardi 22 mars 1842, à sept heures du soir, à deux pas du boulevard, sur le trottoir de la rue Neuvc-des-Capucines, à la porte même du ministère des affaires étrangères.

Par suite d'indices dus au hasard, vingt minutes après l'événement, j'étais auprès de mon malheureux ami : je le trouvai sans connaissance dans


une boutique, vis-à-vis le lieu où il était tombé ; je ne pus obtenir de lui ni une parole, ni le moindre signe ; on le transporta à son logement, rue Neuve-des-Petits-Champs. Là, toutes les ressources de l'art furent épuisées sans succès, et il y rendit le dernier soupir, le mercredi 23 mars 1842, à deux heures du matin, sans souffrance aucune, sans avoir prononcé un seul mot, et à l'âge de cinquante-neuf ans un mois vingt-huit jours.

On connaît maintenant l'homme supérieur qui a été une énigme vivante pour la plupart de ses contemporains. Quelques remarques générales compléteront ce que j'avais à en dire.

Lamitié a ses droits et ses devoirs, les uns et les autres s'exercent ou s'accomplissent, au gré des circonstances qui leur donnent l'occasion de se produire. Beyle en a plus particulièrement connu les droits, non certainement qu'il fût dépourvu d'obligeance ; mais son imagination vive, passionnée, n'avait guère à s'occuper des égards, des soins, des prévenances que l'amitié impose journellement, sans qu'aucun des deux intéressés songe à se prévaloir de ses avances. Beyle n'a rendu que peu de services relativement au nombre de ceux qu'il a reçus. Ceci a moins tenu à un mauvais vouloir qu'à une fâcheuse disposition de son esprit, dont l'extrême mobilité ne lui permettait pas toujours de suivre ses bons penchants. Au moment de faire une démarche utile à un ami, si un plaisir s'offrait, il oubliait l'ami et courait au plaisir. La nature ne lui avait pas départi ce sentiment divin qui remplissait, le coeur de Montaigne pour la Boétie ; elle lui avait refusé le bonheur de connaître :

« Cette amitié qui possède l'âme et la régente en toute souveraineté ! »

Ainsi que J.-J. Rousseau, Beyle se croyait beaucoup d'ennemis, et se préoccupait trop habituellement de ce qu'ils pouvaient tenter pour lui nuire. Avec cette triste monoinanic et aussi d'après quelques passages de ses écrits, on aurait pu le supposer méchant, vindicatif : personne au monde ne l'a jamais été moins que lui, il était incapable de haine. Le plaisir de dire un bon mot pouvait l'égarer au point de blesser profondément son meilleur ami : mais il n'y avait là aucune préméditation, aucune intention mauvaise : c'était tout simplement l'effet d'un système nerveux très-irritable et d'un sang prompt à s'enflammer. Au rebours de beaucoup d'hypocrites méchants, Beyle, qui ne l'a pas été un seul instant dans sa vie, ne négligeait rien pour s'en donner la réputation. Sa manie des sobriquets tendait encore à accréditer cette opinion défavorable ; personne ne pouvait se flatter de n'avoir pas le sien. Par exemple, il avait donné celui de Thomas Roide, à son ami le philosophe Théodore Jouffroy, traducteur des ouvrages de l'Ecossais Reid.

lin besoin habituel de plaisirs et de connaissances nouvelles l'a mis quelquefois en relation avec des gens d'une morale fort relâchée ; mais leur fréquentation navait jamais altéré en lui les principes et l'instinct de l'honneur le plus susceptible. Il portait, au contraire, une probité et une délicatesse


extrêmes dans les affaires d'argent, et dans tout ce qui touche aux rapports intimes.

On lui a reproché d'être trop absolu, trop entier dans ses idées. Beyle n'avait pas, il faut en convenir, cette souplesse d'opinion, cet entraînement moutonnier qui fait que beaucoup de gens, quelle que soit d'ailleurs la nature des événements, se trouvent toujours au milieu des masses. Il avait, au contraire, le courage de soutenir ses idées, de les défendre envers et contre tous, malgré la défaveur dont elles pouvaient être frappées par la multitude. Cela n'était point chez lui le résultat d'un vain orgueil, mais bien celui d'une conviction réelle, à tort ou à raison.

Malgré de petits défauts de caractère, peu d'hommes ont eu plus d'amis dévoués que Beyle ; car, bien que ses sentiments eussent quelquefois une teinte légère de bizarrerie, son affection n'en était pas moins pleine d'attrait. La nouvelle de sa mort attrista la société de Paris, où son esprit avait reçu l'espèce de consécration tant désirée, et qu'elle n'accorde qu'à un si petit nombre. Celte affliction du monde élégant n'avait rien que de fort naturel. Dans les réunions, où toute tradition des salons de mesdames Geoffrin, du Deffand et de mademoiselle de Lespinasse, n'était pas entièrement perdue, Beyle rappelait, par sa piquante causerie, heureux mélange de causticité et d'ingénuité, des mouvements du coeur et de l'imagination, les meilleurs temps de la conversation entre gens d'esprit. Ce mérite est assez rare de nos jours, pour qu'on accorde un souvenir, pour qu'on regrette sincèrement celui qui le possédait à si haut degré.

Beyle m'avait chargé par son testament de donner quelques volumes à ses amis ; j'ai satisfait le mieux qu'il m'a été possible à ce devoir. Des lettres m'ont été écrites, à cette occasion, par des personnes très-haut placées dans la société et parmi les gens d'esprit. Les sentiments qu'elles expriment honorent beaucoup la mémoire de Beyle, et justifient pleinement ce que j'ai pu dire d'élogieux louchant son coeur et son caractère. Je regrette que l'impérieuse loi des convenances m'interdise de reproduire ici ces témoignages d'affection et d'estime donnés à mon ami.

Selon les intentions manifestées dans le testament de Beyle, son corps a été inhumé au cimetière Montmartre (du Nord), dans un terrain acquis à perpétuité. Le petit monument funéraire que je lui ait fait élever, rond-point de la Croix, quatrième ligne, numéro 11, porte l'inscription suivante, composée par lui-même :

ARRIGO BEYLE

MILANESE SCRISSE AMÒ VISSE ANN. LIX. M. II.

MORI IL XXIII MARZO M. D. CCC. XLII.


DEUXIÈME PARTIE.

COMPOSITIONS LITTÉRAIRES.

En commençant cette notice, mon intention avait d'abord été de donner seulement la biographie de Beyle, laissant aux lecteurs de ses ouvrages le soin de les juger. Cependant, de nouvelles réllexions m'ont décidé à le suivre dans le cours de ses travaux littéraires ; car ce coup d'oeil rapide me fournira l'occasion de mentionner de petites circonstances, ignorées ou peu connues, qui ont pu exercer quelque influence sur ses idées. Si j'en juge par mes propres sensations, on prend un intérêt d'autant plus vif à un livre, qu'on est. mieux informé de l'état moral et même physique de son auteur, au moment où il l'écrivait.

Sans trop m'attacher à juger en lui l'écrivain, je considérerai plutôt les ouvrages de Beyle comme des faits de son histoire, ou comme le dépôt de ses pensées, le point de vue littéraire n'étant peut-être ni le plus impor tant à son égard, ni celui qu'il m'appartient le mieux de choisir. Je ne me préoccuperai nullement de ce qui a pu être dit avant moi ; et je tâcherai de me garantir de toute impression étrangère. Ce qui me paraît hors de doute, c'est que chaque ouvrage de Beyle a généralement été un sujet d'éloges passionnés et de critiques amères : aucun, que je sache, n'a été équitablement apprécié.

Il y a souvent dans ses idées, on ne peut en disconvenir, tant de bizarrerie et de hardiesse ; sa manière a quelque chose de si heurté, de si dédaigneux, qu'il est difficile de le lire sans être séduit ou rebuté,,. Mais ce qui n'a dù échapper à personne, c'est l'abondance de pensées brillantes, d'observations fines, d'aperçus heureux, qui se font jour à travers l'incohérence assez habituelle de sa riche imagination. On n'est pas accoutumé à voir tant d'idées réunies en si petit espace ; leur succession est trop rapide, trop continue, pour le mouvement moyen des esprits ; il y a là un foyer de chaleur et de lumière, dont souvent les rayons vous éblouissent au lieu de vous éclairer. Un mérite particulier aux ouvrages de Beyle, c'est de donner un grand élan à la pensée ; cette surexcitation n'est pas toujours, il est vrai, une jouissance ; mais certainement aucun lecteur ne saurait s'y soustraire.

L'examen auquel je me suis livré m'a donné lieu de reconnaître que la marche


du talent de Beyle avait été, sinon toujours ascendante, au moins à l'abri des influences que l'âge exerce souvent sur nos facultés. En effet, l'Histoire de la peinture en Italie marque son début dans la carrière des lettres, et la Chartreuse de Parme est sou dernier écrit. Or, quelles que soient les différences notables qui distinguent ces compositions, on ne peut méconnaître la supériorité de l'une et de l'autre, sous le rapport de la force des pensées, de la vigueur de l'expression et de la vérité des images.

C'est aussi une remarque à faire, que la gloire littéraire n'a point été un premier but dans sa vie ; ses livres sont le résultat naturel de l'exubérance d'idées qui se pressaient dans sa tète, et qui ne pouvaient être enchaînées et pleinement développées qu'en les fixant sur le papier.

Comme tous les esprits avancés, Beyle émettait quelquefois des opinions dont la physionomie semblait tout d'abord fort étrange. Mais, en les jugeant avec calme et sans précipitation, on reconnaissait ordinairement qu'elles n'avaient d'autre tort que celui de se produire pour la première fois. Il n'ignorait point l'importance de ce désavantage. Aussi, retrouve-t-on souvent dans ses écrits des locutions de ce genre ;

« En 1860, en 1900, tout le monde pensera avec moi, etc. »

Quelle que soit la diversité des jugements portés sur les ouvrages de Beyle. tout lecteur impartial le considérera certainement comme l'un des principaux écrivains d'une littérature nouvelle.

Lettres écrites de Vienne, en Autriche, sur Haydn, suivies d'une Vie de Mozart et de Considérations sur Métastase et l'État présent de la Musique en Italie, par Alexandre-César Bombet. — Paris, 1814. 1 vol.

Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase. — Paris, 1817. 1 vol.

Plusieurs personnes ont pensé que ces deux titres répondaient à deux ouvrages distincts ; elles étaient dans l'erreur : c'est absolument le même. On n'a eu que la peine de changer le titre et d'ajouter, en 1817, une préface à celle fort courte de 1814.

Il est triste, en commençant la revue des ouvrages d'un écrivain dont on a été l'ami particulier, de se trouver dans l'obligation d'avouer qu'il s'est rendu coupable d'une sorte de plagiat. Ce livre se compose de quatre parlies : les Lettres sur Haydn, la Vie de Mozart, les Leitres sur Métastase et la Lettre sur l'Etat de la Musique en Italie.

Les Lettres sur Haydn ne sont pas, comme on l'a dit, une simple traduction littérale de l'Haydine de Joseph Carpani. Sans doute tout ce qui concerne la biographie ci les anecdotes relatives à Haydn a pu être emprunté à Carpani ; mais il est juste de reconnaître que Beyle, en traduisant, a incorporé habilement ses pensées et ses opinions musicales parmi celles de l'auteur, tout en faisant prédominer les siennes propres. Voilà toute la part de composition lui appartenant, et elle était trop faible pour autoriser Beyle à se présenter comme auteur de la Vie de Haydn. Mais, après la lecture, on


n'a plus le courage de lui reprocher d'en avoir agi de la sorte ; car, sans sa petite hâblerie, beaucoup de personnes auraient toujours ignoré la partie la plus intéressante de la biographie de Haydn.

Quant à la Vie de Mozart, Beyle ne l'a jamais donnée que comme une traduction de l'ouvrage allemand de M. Schlichtegroll. A la vérité, ce nom inconnu pourrait bien n'avoir jamais existé. Dans ce cas, Beyle serait l'auteur de la Vie de Mozart. En tout état de cause, on juge bien qu'il ne s'est pas borné à une traduction littérale ; la sienne, au contraire, serait libre, très-libre, tout imprégnée de ses opinions, présentées avec simplicité et abandon, comme dans un début littéraire. Il lui aura peut-être semblé piquant de se donner pour l'auteur d'un ouvrage qu'il n'avait pas fait, tandis que par forme de compensation il se présentait comme simple traducteur d'une composition lui appartenant en propre.

Les Lettres sur Métastase et sur l'État de la Musique en Italie sont bien de lui : on ne saurait en douter.

Carpani, lors de l'apparition du livre (1814), cria au voleur ! et de manière à être entendu. Comme on le voit, il avait quelque raison de se plaindre.

Au total, ce volume contient un bon résumé de l'histoire de la musique ; le style en est à la fois simple et gracieux ; rien de tourmenté dans l'allure des phrases : les faits se présentent et s'enchaînent naturellement. On trouve là réunies des notions fort intéressantes sur la vie et le talent de trois hommes éminents. En voilà plus qu'il n'en finit pour pardonner une sorte de supercherie dont, en définitive, le public a profité.

La dédicace d'un livre se trouve ordinairement au commencement ; Beyle a caché la sienne, qui est fort jolie, à la fin du volume.

Histoire de la peinture en Italie, par M. B. A. A.— Paris, 1817. 2 vol.

Par suite du charlatanisme intronisé vers 1820, lors de la publication du Solitaire, il est difficile aujourd'hui de juger, sur le titre d'un ouvrage, quelle est l'édition que l'on a sous les yeux. L'éditeur, pour pousser à la vente, réimprime de temps en temps la page de titre ; puis annonce une nouvelle édition, portant, un numéro qui peut s'élever jusqu'à huit ou dix, en une année. Pas d'autre changement, si ce n'est cependant, quelquefois, l'intercalation de cartons dissimulés. On a usé de ce procédé fort simple pour l'Histoire de la peinture en Italie. Imprimée en 1817, on l'a annoncée en 1824 et en 1831, comme de nouvelles éditions : elles ne différaient nullement de celle de 1817 ; car les carions que l'on peut y remarquer existaient déjà dans cette dernière.

Cet ouvrage, on doit le reconnaître, pouvait, avec plus de vérité, porter le litre d'anecdotes sur Léonard de Vinci et Michel-Ange, que celui d'histoire de la peinture en général. Riche de faits intéressants sur ces deux grands hommes, l'auteur ne s'occupe guère que d'eux seuls.


D'après l'ordre chronologique des publications de Beyle, celle-ci serait, la seconde. Mais si on considère les Vies de Haydu, Mozart et Métastase, comme étant plutôt une traduction qu'une composition, nous aurions, dans l'Histoire de la peinture, sa première oeuvre vraiment originale. Beyle disait l'avoir recopiée dix-sept fois, et l'a toujours considérée comme son principal titre littéraire : le publie a généralement ratifié celle opinion. Malheureusement, au milieu de charmantes pages, on rencontre nombre de phrases énigmatiques dont le sens est souvent insaisissable. Serait-ce que l'auteur ait, avec intention, supprimé des pensées intermédiaires, pour laisser au lecteur le soin de les y rétablir lui-même ? On serait vraiment tenté de le croire.

A propos de beaux-arts, Beyle prend dans ce livre une couleur politique assez prononcée : la forme républicaine a ses préférences. L'introduction, surtout, très-intéressant tableau de l'Italie aux quinzième et seizième siècles, est assez fortement imprégnée de ce sentiment, dont de nombreuses traces se laissent apercevoir dans le cours de l'ouvrage. On doit considérer cet aveu comme un épisode du combat intérieur qu'il a eu à soutenir toute sa vie. Aristocrate dans ses habitudes, il était démocrate d'instinct. De. là cette lutte continuelle entre ses goûts et ses affections, entre ce qui lui plaisait et ce qu'il aimait. Ceci pourra donner la clef de tant de pensées contradictoires répandues dans ses divers écrits.

On ne saurait voir qu'une affectation puérile dans la multiplicité des chapitres dont se compose l'Histoire de la peinture : quelques-uns ont quatre lignes ; d'autres deux seulement. Lorsque Beyle travaillait à cet ouvrage, Montesquieu était particulièrement l'objet de son admiration, et il a partagé le travers qu'a montré ce grand écrivain dans la coupure des chapitres de son Esprit des lois.

Les doctrines artistiques innovées ou invoquées dans l'Histoire de la peinture ont donné lieu à de sévères critiques ; beaucoup de ces doctrines ont été condamnées par les hommes spéciaux cette manière d'envisager le beau a semblé une sorte de romantisme appliqué aux arts.

En présence des chefs-d'oeuvre qu'il fait passer sous vos yeux, l'auteur donne un utile enseignement aux gens du monde : il leur apprend plutôt l'art d'en jouir que celui de les imiter. Joignez à ce point de vue, tout à fait nouveau, des théories hardies, parfois téméraires, mais originales, présentées en un style dont la séduction serait plus puissante encore s'il ne laissait jamais rien à désirer sous le rapport de la clarté.

Dans l'histoire de l'Ecole de Florence, traitée d'une manière complète, Beyle a inséré la vie de Michel-Ange, excellent, morceau, plein de jolis détails. On peut donner les mêmes éloges à son travail sur Léonard de Vinci.

L'Histoire de la peinture, de Beyle, n'a, du reste, aucune ressemblance avec celle de l'abbé Lanzi, soit dans le fond, soit dans la forme : ce sont deux compositions complètement différentes. On peut remarquer, au sur¬


plus, que ces deux volumes ne sont que le commencement de l'ouvrage. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que Beyle, depuis la publication de ce livre, ne s'en soit plus occupé, bien qu'à ses yeux il eut de la valeur.

Après ce que j'avais à dire sur l'Histoire de la peinture, je me fais un devoir de rapporter ici l'opinion de M. Camille Ugoni, insérée dans le 3e volume, page 409, de son ouvrage sur la Littérature italienne dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, publié en 1825 :

« Nous sommes heureux de voir un étranger raisonner sur l'état de la peinture en Italie avec cette étendue de conception et cette supériorité de vues, qui cherche l'origine des effets partiels dans les causes générales ; avec cette fière indépendance de sentiment qui fait naître au fond des coeurs de nouvelles sensations ; avec cette finesse d'observation qui nous apprend mieux à jouir des beautés les moins sensibles d'un art bienfaisant, dun art qui procure de faciles plaisirs dans les jours prospères, et qui, dans l'adversité, sert de refuge aux coeurs malheureux. La lecture d'un pareil livre nous fait parcourir toutes les régions du beau. L'auteur sait mêler habilement à l'histoire de l'art tous les traits caractéristiques de celle des moeurs. En touchant rapidement aux grands événements d'une même époque, il leur donne la vie ; il captive l'attention des artistes et des connaisseurs : il leur enseigne l'étude du tempérament et du coeur de l'homme ; et comme il est de l'essence des esprits élevés d'étudier l'art dans la nature entière, il montre souvent de secrètes analogies entre les choses les plus diverses et les objets les plus disparates. Cet ouvrage enfin, écrit avec une sorte de concision imposante, renferme, malgré la bizarrerie du discours et le défaut apparent de liaison, des vérités du premier ordre, et décèle un ardent ami de la nature, des hommes et du beau. »

Tel a été le jugement porté sur l'Histoire de la peinture, dans un ouvrage qui a eu le plus grand succès en Italie.

Rome, Naples et Florence en 1817. 1 vol.

Rome, Naples et Florence, 3e édit., 1826. 2 vol.

Un jeune officier de cavalerie, qui a cessé d'être Français en 1814, est entré au service de Prusse ; il obtient un congé pour visiter l'Italie, et part de Berlin le 4 octobre 1816 ; son voyage finit le 28 juillet 1817. Je ne saurais dire si cette publication a précédé ou suivi celle de l'Histoire de la peinture en Italie ; je serais, cependant, porté à croire qu'elle lui est postérieure : toutes deux ont paru en 1817.

Pendant ce séjour de neuf mois en Italie, le voyageur, dont le coup d'oeil est vif et exercé, pouvait aisément nous en donner une description plus étendue ; mais tel n'était pas son plan. La musique occupait dès lors le premier rang dans ses affections ; elle a la place d'honneur ; et, sauf de rares observations sur les monuments des arts, et un petit nombre de tableaux


de moeurs, elle remplit à peu près tout le livre. Des formes tranchantes, du décousu, une absence complète de méthode, l'ont souvent que ce volume ressemble trop à une collection de notes piquantes. L'ouvrage, malgré ses défauts, n'en est pas moins d'une lecture fort attachante, et peut être considéré comme une sorte d'avant-propos des autres publications de l'auteur sur l'Italie.

Par suite de cette sorte de faiblesse que l'on a pu remarquer chaque fois que Beyle touche à la politique, il a prodigué dans Rome, Naples et Florence, de grands éloges au gouvernement de Louis XVIII : ce sont tout simplement des passe-ports ; on ne doit y avoir que la crainte du procureur du roi, et nullement sa pensée sur la Restauration.

Ce n'est pas, non plus, sans en être affecté péniblement, qu'on voit un fonctionnaire de l'empire déblatérer contre Napoléon. Beyle lui gardait-il rancune de quelque offense ou passe-droit ? ou bien, ne s'agirait-il point plutôt ici d'une forme ironique, empruntée aux ennemis de l'empereur, pour en retourner l'effet contre eux-mêmes ? C'est mon opinion.

L'adoption du nom de Stendhal date de cette publication ; l'auteur s'étant fait gentilhomme, il devait en emprunter le langage. De là, ces expressions trop prodiguées : Ma calèche, mes chevaux, mon cocher, mon ami le prince ou le duc un tel, etc.

En 1826, Rome, Naples et Florence, reparurent en deux volumes. Le titre portait : troisième édition. Je crois que la seconde avait été publiée à Londres. Ainsi que dans l'édition de 1817, Beyle a conservé à celle-ci la forme de journal ; c'est la plus commode, car elle n'impose aucune gêne, et le changement de date donne une certaine vivacité à la narration. Le début, dans les deux éditions, a beaucoup de ressemblance. Mais, en 1826, l'auteur a amplifié et ajouté plusieurs anecdotes. Un assez grand nombre de pages de ces deux volumes offrent des mots et même des lignes en blanc. Le libraire, craignant de se compromettre avec les gens du roi, exigea beaucoup de suppressions : elles donnèrent lieu à une multitude de cartons.

Somme toute, l'édition de 1817 me plaît plus que celle de 1826 ; c'est une sorte de primo grido sur l'Italie, dont la hardiesse, la grâce et la concision, font partager au lecteur les neuves sensations du voyageur. Nulle part le moral italien n'a été peint avec autant de vérité. L'auteur, amené à comparer l'état de la société italienne avec celui de la société à Paris, en tire de curieuses déductions ; il montre, à l'égard de l'une et de l'autre, une science d'observation et une justesse de coup d'oeil qui n'appartiennent qu'aux esprits élevés.

De l'Amour. — Paris, 1822. 2 vol.

Beyle nous dit lui-même :

« Ce n'est point un roman que j'ai entendu faire. »

En effet, les préceptes, les exemples, les anecdotes répandus dans ce


livre, ne constituent pas plus un roman qu'un ouvrage didactique ; bien, cependant, que l'auteur, de même que les physiologistes, envisage trop souvent l'amour comme une des fonctions de notre organisation. C'est une collection de faits et de raisonnements, à l'appui de ses théories sur la passion qui, à tout prendre, donne la plus haute idée du bonheur, et dispose l'âme le plus noblement.

L'esprit un peu paradoxal de Beyle ne lui a pas fait défaut dans un sujet qui prête autant à la controverse. Toutefois on rencontre peut-être moins de pensées excentriques dans le livre de l'Amour, que dans ses autres ouvrages. Ici, au moins, ce qu'il pourrait y avoir d'étrange dans le langage, est racheté par de curieuses études sur cet entraînement mi-sensuel, mi-intellectuel, auquel l'univers est soumis. L'auteur, on s'en aperçoit aisément, a longtemps habité le pays, a vécu dans l'intimité de gens dont l'amour est la principale, à peu près l'unique affaire. Pour apprécier la fidélité de ses tableaux, il suffira au lecteur (s'il a passé quarante ans) de se reporter, par un petit retour sur lui-même, vers l'époque de sa vie où tout venait se confondre chez lui dans un sentiment unique où le sacrifice de tous les autres intérêts devenait une suprême félicité, pourvu qu'il pût en faire hommage à l'objet de son affection.

Le traité de l'Amour fut écrit sous l'impression d'un désespoir, ou peut-être seulement d'un dépit amoureux, et afin de tuer le chagrin. Beyle quitta Milan au printemps de 1821, et mit en ordre, à Paris, les éléments de son livre. Au moment de l'imprimer, un scrupule se glissa dans son esprit et bouleversa toutes ses idées. Il se figura que chacun mettrait leur nom à côté de ses personnages ; les livrer à la publicité était une trahison. Dès lors, n'écoutant plus que les conseils de sa probité il retrancha tout ce qui pouvait ressembler à un abus de confiance, sans se préoccuper des chances de succès que ce sacrifice pourrait lui enlever.

Parmi nombre de sentences et de définitions plus ou moins remarquables, je citerai celle-ci comme l'une des plus jolies :

« La beauté est une promesse de bonheur. »

Somme toute, le livre eut bien de la peine à percer ; un mois après sa mise en vente, le libraire disait à Beyle :

« On peut dire que l'ouvrage est sacré, car personne n'y touche. »

Vie de Rossini (1). — Paris, 1824. 2 vol.

Beyle a écrit la Vie de Rossini dans une chambre de l'Hôtel des Lillois, rue Richelieu, n° 63. Madame Pasta, alors à l'apogée de son magnifique talent, occupait le premier étage de la même maison ; elle y recevait tous les soirs, de onze à deux heures, une société d'élite ; beaucoup d'Italiens faisaient partie de ces réunions, auxquelles Beyle manquait rarement. Là, soit

(1) Rossini est arrivé à Paris, pour la première fois, le lundi 1er novembre 1824, c'est-à-dire, après la publication de cet ouvrage.


par conviction, soit par courtoisie pour la maîtresse de la maison, personne n'aurait osé élever la voix en laveur de la musique française ; on s'abstenait d'en parler. Vivant habituellement au milieu de cette atmosphère, regrettant profondément la société de Milan, dont on l'avait prié de s'éloigner deux années auparavant, il n'est pas étonnant que Beyle, dans la Vie de Rossini, montre tant de dédain pour la musique française.

Ce livre nous donne l'histoire de la vie, ainsi que celle du talent de ce grand compositeur, mentionnant les succès nombreux et les chutes rares qui l'ont accompagné dans sa glorieuse carrière. Profondément initié à la connaissance de tout ce qui se rapporte à l'art musical, l'auteur en présente, un tableau plein d'intérêt, et nous fait connaître l'état de la musique, en Italie, au moment du début de Rossini. Dans un curieux chapitre, il donne tous les détails de l'organisation d'une troupe d'acteurs, de la mise en scène, etc. Tout le monde ne sait pas de quelle dose de capacité un imprésario doit être doué pour mener à bien son entreprise.

L'ouvrage, écrit avec soin, plut beaucoup à la bonne compagnie de Paris, de Rossini. De jolies anecdotes contemporaines, placées avec goût, font une agréable diversion au sujet principal. Il en est de même de petites biographies de chanteurs et de cantatrices, dont les noms arrivent tout naturellement avec l'analyse des opéras de Rossini. Souvent aussi le récit s'anime de petits faits se rapportant aux représentations du ces opéras. En en mot, tout déno que l'écrivain avait goût à sa besogne. Cela se conçoit : Beyle devait trouver infiniment de plaisir à retracer la vie aventureuse d'un génie fécond et original comme Rossini. N'y aurait-il point, d'ailleurs, quelques analogies à saisir dans le caractère de ces deux hommes? Quant à moi, je vois chez l'un comme chez l'autre un penchant bien décidé à l'insouciance, au culte du plaisir, à une certaine bizarrerie, assaisonné d'esprit vif et fin.

Beyle prit dès ce moment, dans les salons, le rang distingué qu'il y a toujours occupé depuis.

La Vie de Rossini finit d'une manière originale ; le dernier chapitre porte ce titre :

« Apologie de ce que mes amis appellent mes exagérations, mes enthou- « siasmes, mes contradictions, mes disparates, mes, etc. »

Suit la charmante lettre de mademoiselle de Lespinasse, datée du 31 janvier 1775, époque des grandes querelles musicales à Paris, et adressée, comme toutes celles que nous connaissons de cet auteur, à M. de Guibert. Cette lettre résume admirablement, il faut en convenir, la plupart des opinions de Beyle en matière de musique, de sensations de l'âme, d'appréciations artistiques, etc. Il a trouvé piquant de placer en regard de ses pensées celles de mademoiselle de Lespinasse. C'était une heureuse idée, en effet, pour lui, que de se mettre ainsi sous le pat ronage de la femme célèbre dont les malheurs et la fin prématurée excitèrent un si universel intérêt, lors de sa mort (en 1.776).


Racine et Shakspeare. — Paris, 1823-1825. 2 brochures.

Ce petit ouvrage se compose de deux brochures publiées en 1823 et 1825. L'apparition de la première, ayant lait quelque sensation, par la nouveauté des doctrines littéraires qui y étaient exposées avec esprit et talent, l'Académie française s'en émut. M. Auger, l'un de ses membres, lança un vigoureux manifeste, dans le sein même de sa compagnie, contre le romantisme. Beyle releva celte sorte de défi, et sa réponse forme la seconde partie de Racine et Shakspeare.

Sa prédilection pour Shakspeare n'était pas, au reste, une opinion de fraîche date; elle avait pris naissance dès 1797, au cours de belles-lettres de M. Dubois-Fontanelle, à l'école centrale de Grenoble ; on en trouve de fréquentes traces dans Rome, Naples et Florence en 1817, de même que dans l'Histoire de la peinture en Italie.

Quelque opinion qu'on ait pu se faire sur le mérite relatif des productions des deux écoles qui se disputaient en 1823 le sceptre de la littérature dramatique, il est impossible de méconnaître la supériorité des raisonnements que contient ce piquant pamphlet. Nulle part, dans ses autres écrits, Beyle n'a réuni autant de netteté, de force, de raison, de logique : son argumentation est vive, nerveuse, entraînante. Il pensait qu'une révolution radicale comme celle de 1789, aidée par la marche du temps et par les grands événements qui se sont succédé jusqu'en 1815, devait nécessairement enfanter, pour la France, une littérature nouvelle, appropriée à une société dont les goûts et les intérêts avaient éprouvé de si profondes modifications.

Repoussant par instinct tout ce que peut affectionner le vulgaire, la place de Beyle était nécessairement à l'avant-garde des réformateurs dont, au surplus, il se tint toujours à distance, sans jamais flatter ni partager leurs extravagances : c'était un colonel sans troupe. Il croyait, avec beaucoup de bons esprits, que rien n'est stationnaire dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, que tout marche avec le siècle et doit être entraîné ou détruit par lui. Qui sait si les règles posées dans Racine et Shakspeare ne seront pas généralement admises vers 1860, peut-être même plus tôt ?

Beyle soumit son manuscrit à Paul-Louis Courier (1), dont, les écrits occupaient alors le premier rang parmi les publications contemporaines. Sans doute, les conseils du célèbre vigneron de la Chavonnière profitèrent à l'arrangement et au mode de présentation des idées du romantique : le public n'eut qu'à s'en féliciter. C'était, au reste, chose curieuse que de voir le fervent adorateur et l'heureux imitateur des anciens écouter et diriger les attaques de l'ardent ennemi des classiques.

L'objet principal de cet écrit était de prouver que la tragédie, pour intéresser maintenant les spectateurs, devait être en prose et affranchie des

(1) Mort assassiné le 10 avril 1825.


entraves qu'entraîne pour l'auteur l'obligation de se renfermer dans les limites de l'unité de temps et de l'unité de lieu. Le romantisme appliqué au genre tragique est une tragédie en prose, qui dure plusieurs mois, et se passe en divers lieux. On ne saurait méconnaître la valeur des arguments produits à l'appui de celte doctrine ; et, sans se rendre coupable d'ingratitude envers Corneille, Racine, Voltaire, etc., il est permis d'admettre que le public du dix-neuvième siècle peut avoir des besoins intellectuels fort différents de celui de 1670 à 1780.

L'un des morceaux les plus curieux de Racine et Shakspeare, c'est la préface de la seconde partie. L'auteur dit à l'Académie française les vérités les plus dures, en termes polis, si l'on veut ; mais rien d'aussi profondément malicieux n'est jamais sorti de sa plume. Il fallait une terrible colère pour amasser tant de bile noire ! On dirait un homme d'une susceptibilité délicate attaqué dans son honneur.

Pendant qu'il composait la première partie de ce pamphlet, Beyle eut, connaissance d'un dialogue (1) sur le même sujet, publié à Milan. Cette découverte faillit lui faire abandonner son travail ; car il trouvait là toutes les idées dont il se faisait le champion. Mais, comme on le voit, cette velléité n'eut heureusement pas de suite. Pour cette première partie, Beyle lit des emprunts à l'opuscule milanais, dont l'objet était également de combattre le principe de l'unité de temps et de lieu dans toute composition dramatique, tragédie, comédie, ballet. Au reste, il ne fait pas mystère de l'existence du dialogue, qu'il signale lui-même.

D'un nouveau Complot contre les industriels. — Paris, 1825. Brochure de

24 pages.

Lors de son apparition, cet opuscule trouva peu d'approbateurs. Cependant on doit convenir qu'il est difficile de réunir en si peu d'espace autant de vérités exposées avec esprit et modération. Pour s'expliquer cette sorte de défaveur, il faut nécessairement se reporter à l'état de l'opinion publique en 1825. La grande ligue contre la restauration comptait de puissants adhérents dans l'industrie ; beaucoup de gens, tout en s'enrichissant, semblaient exclusivement occupés des affaires du parti libéral. En sorte que toute attaque contre les industriels pouvait arriver jusqu'aux patriotes : voilà le mot de l'énigme.

Les gens de la banque et du monde commerçant affectèrent un profond mépris pour les épigrammes de l'auteur, qui, au reste, le rendait largement à leur personne ; les libéraux trouvèrent inopportune une agression de nature à éclaircir les rangs dans le parti. En un mot, peu de personnes comprirent le véritable sens de celle piquante satire en prose.

(1) Dialogo di Ermes Visconti, sulle unità drammatiche di tempo e di luogo. — Milano, 1819.


Si Beyle vivait encore, et qu'il lui prît fantaisie de donner une nouvelle édition de sa brochure, combien il serait obligé, pour en faire un écrit de circonstance, de charger les couleurs. Elle n'offre plus, en effet, qu'une esquisse incomplète des travers que nous avons habituellement sous les yeux. Que voit-on partout? La déification des intérêts matériels, le talent d'escroc admis comme valeur personnelle, des encouragements donnés à tous les charlatanismes. Celui qui refuse de se prosterner devant l'or et les cordons est un niais ou un sot. Adieu donc la probité, le désintéressement, les sentiments élevés. Avoir de l'argent, des titres, des crachats, c'est, là tout.

Beyle entrevoyait celte triste tendance dès 1825 ; il se mêla à la querelle de la vanité et des écus, et prit hardiment le rôle périlleux, celui qui se donnait mission de proclamer la supériorité du génie dans les arts et du dévouement dans les citoyens. Lafayette et Santa-Rosa, Washington et Byron, lui semblaient au moins aussi utiles à l'humanité que M. de R..., et tout le sacré collège de banquiers ? s'indigna et siffla vigoureusement la plate coterie qui soutenait la these contraire; tous les esprits généreux firent chorus avec lui, au risque d'être désignés comme sectaires de l'école du sentiment, parmi les héros de la coulisse et du fin courant ; ces braves gens qui savaient à merveille négocier un emprunt pour Ferdinand VII, eu même temps qu'ils déclamaient en faveur de l'infortuné Riégo.

Beyle disait aussi à la noblesse que son horreur pour l'industrie ne serait pas de longue durée, et qu'elle transformerait bientôt ses châteaux en usines ; sa prédiction s'est réalisée pour grand nombre de gentilshommes : chaque jour quelque descendant de croisé se fait maître de forges, tisserand, etc., etc.

Avant d'imprimer ce pamphlet, Beyle le soumit à Courier, qui en approuva le but et les termes. Ce grand écrivain pensait avec l'auteur que :

« La capacité industrielle n'est pas celle qui doit se trouver en première « ligne ; qu'elle n'est, pas celle qui doit juger la valeur de toutes les autres a capacités, et les faire travailler toutes pour son plus grand avantage. »

L'opinion contraire était soutenue et développée, tous les samedis, dans un journal hebdomadaire rédigé par M. de Saint-Simon (1), et ayant pour titre, le Producteur.

Armance, ou quelques Scènes d'un salon de Paris en 1827. — Paris. 1827.

3 vol. in-12.

La première observation à laquelle donne lieu la lecture de ce roman, c'est l'extrême politesse de l'auteur envers le public : on ne saurait lui montrer plus d'égards. Ceci mérite d'être remarqué ; car il est peu de ses ou vrages où le lecteur ne reçoive d'avis désobligeants, et de blessantes leçons. La réputation de Beyle ne s'établissait pas sans contestation ; il fallait donc

(1) Le fondateur de la secte éphémère des saint-simoniens.


éviter soigneusement tout ce qui pouvait, entraver sa marche ascendante. Personne n'aime à être molesté, de quelque esprit d'ailleurs dont l'écrivain puisse assaisonner ses railleries

Ce livre lut, au reste, pour Beyle, ce que sont parfois, pour les parents, des entants rachitiques, dénués d'intelligence, ou d'un mauvais naturel, c'est-à-dire, l'objet de sa prédilection; personne ne la partagea. Celte publication passa inaperçue ; les journaux gardèrent le. silence, à l'exception du Globe qui donna sur Armance un article fort spirituel, mais dont Beyle n'eut guère lieu de se féliciter ; le critique tympanisa vigoureusement cette malheureuse conception, qu'avant tout il trouva de fort mauvais goût. C'était, en effet, une bien malencontreuse idée que de prendre pour héros de roman un de ces êtres maléficiés, incomplets, déshérités de la nature, qui, à l'abri de la fougue des passions, ne sauraient inspirer qu'un sentiment de pitié, peu propre à soutenir l'intérêt dans une composition de ce genre.

Malgré les connaissances physiologiques de l'auteur, on peut, je crois, contester au disciple de Cabanis la vérité du rôle assigné au vicomte de Malivert. Il semble hors de nature qu'un tel homme, même à l'âge où les passions exercent leur empire avec le plus de puissance, éprouve pour mademoiselle de Zohiloff les sentiments qui semblent agiter son coeur. La nature ne se trompe guère ; elle ne crée pas à plaisir des impossibilités ; et ces mouvements de l'âme, cette absorption complète d'un être par un autre être, cette fièvre des sens, celle frénésie qu'on nomme amour, sont la plus éclatante preuve de l'immuable logique qui préside à toutes ses oeuvres. Ne troublez pas dans leur solitude des malheureux condamnés à une vie ineolore.

Une chose cependant attira l'attention de la haute société ; certaines pages du roman semblaient contenir la critique des moeurs bibliques, sévères et tant soit peu pédantesques, en honneur dans le salon de madame la duchesse de... Bien que les opinions politiques de son mari le séparassent entièrement du parti ultra-royaliste, les grandes dames du faubourg Saint-Germain montrèrent quelque émotion de voir exposer au grand jour des scènes d'intérieur. Plusieurs s'en réjouirent par envie ; le plus grand nombre s'en offusqua par esprit de caste, et qualifia l'auteur de celte sorte d'indiscrétion, homme de mauvais ton.

Le roman commence par un avant-propos fort joli, soit dans la forme, soit dans les idées ; on y trouve l'expression de sentiments rendus avec grâce et vérité, mais le dénoùment est obscur.

Promenades dans Rome. — Paris, 1829. 2 vol..

On a beaucoup écrit sur Rome ; la ville éternelle a été l'objet d'une foule de descriptions, d'itinéraires, de lettres, de souvenirs, etc. Cependant, si je ne me trompe, il n'existait pas encore un livre, avant celui-ci, qui réunit, dans


un cadre d'une étendue raisonnable, tout ce qu'il peut être agréable de savoir sur la cité de Romulus et des papes. Beyle a atteint le but qu'il annonce s'être proposé ; s'il y a quelques hors-d'oeuvre dans son ouvrage, ces plantes parasites n'occupent qu'un terrain qu'on pouvait leur abandonner, sans nuire essentiellement à la culture principale. Quant à la forme, c'est celle du journal, celle de Home, Naples et Florence. Le voyage commence le 3 août 1827, à Monterosi, vingt-cinq milles de Rome.

Le plan des Promenades avait d'abord beaucoup moins d'étendue ; il s'agissait de donner seulement trois cents pages de description des principaux monuments de la ville éternelle.

En juillet 1828, Beyle me donna à lire le manuscrit : j'y trouvai le germe d'un bon ouvrage ; je lui conseillai de faire le tableau complet de Rome antique et moderne, sous le triple rapport des monuments des arts, de la politique, de la société. L'étendue du travail l'effraya, et je ne parvins à le rassurer qu'en lui promettant de l'aider à réunir les nombreux matériaux qui devaient composer son livre. Lors de sa publication, Beyle voulait dire, dans la préface, la part que j'y avais eue ; je m'y refusai, convaincu qu'il me la ferait trop belle ; car, sauf l'article intitulé : Attaque par des voleurs (tome IIe, page 508), qui est ma propre histoire, tout le reste est bien de lui.

L'auteur voyage avec une société de femmes aimables et de jeunes gens spirituels ; comme il a lui-même déjà vu Rome six fois, il est le cicerone de la caravane. Dans ses excursions, il passe en revue les antiquités et les monuments modernes ; il décrit les principales galeries, vous introduit au sein d'une société que ses fréquents séjours en Italie et une parfaite connaissance de la langue lui ont permis d'observer, et vous initie à une foule de petits secrets touchant l'administration des affaires publiques : indiscrétion" dont on ne lui a pas trop gardé rancune en cour de Rome, puisque, une année plus tard, après la révolution de juillet 1830, il recevait sans difficulté son excquatur pour remplir, à Civita -Vecchia, les fonctions de consul de France.

Dans l'Histoire de la peinture en Italie, dans Rome, Naples et Florence, Beyle a parlé des beaux-arts de manière à faire apprécier les soins qu'il avait apportés à leur étude. Plusieurs de ses opinions ont pu sembler fausses et erronées à bon nombre de lecteurs: mais tous, sans aucun doute, auront été frappés de ses brillantes et ingénieuses définitions du beau, considéré de son point de vue particulier. Il est curieux et toujours instructif d'écouter ses descriptions de tout ce qui peut exciter l'attention dans le chef-lieu de la catholicité. A propos de colonnes et de statues, Beyle aborde des sujets qu'on ne peut traiter qu'avec infiniment de circonspection. Souvent sa pensée n'est exprimée qu'à demi, mais la sagacité du lecteur supplée à ce qui manque. Au reste, cet ouvrage contient l'application des idées répandues dans ses précédentes publications sur l'Italie.

Les Promenades dans Rome ne sont pas exemptes de défauts cependant.


Que signifie, par exemple, ce déluge de phrases déclamatoires contre les titres, les cordons, les Académies, les savants, les hommes à argent Y Quelle instruction peut-on retirer de la plupart de ces caquets de salons, qui surabondent dans le second volume? N'est-ce pas grand dommage que tant d'originalité et de verve soient gâtées par une manière si désordonnée, cl une telle disposition à l'ironie ! Peut-être Beyle pensait-il qu'un peu de désordre sied à l'esprit comme à la beauté.

Malgré ses imperfections l'ouvrage obtint un véritable succès ; car il était certainement le meilleur et le plus spirituel qu'on eût encore publié sur Rome.

Pendant son séjour (1831 à 1841) à Civita-Vecchia et à Rome, Beyle a revu entièrement ce livre ; il y a fait des suppressions bien entendues, cl. y a ajouté quelques articles.

Le Rouge et le Noir, chronique du dix-neuvième siècle. — Paris, 1831. 2 vol.

Et d'abord quelle signification a ce litre ? Chacun s'est évertué à lui en chercher une ; tout s'est borné à des conjectures. Je ne saurais dire précisément le mot de l'énigme ; cependant voici un petit fait à ma connaissance.

Depuis plus d'une année je voyais sur la table à écrire de Beyle un manuscrit portant, en gros caractères sur la couverture, le mot Julien : nous ne nous en étions jamais entretenus. Un malin de mai 1830, il s'interrompt brusquement au milieu d'une conversation, et me dit : Si nous l'appelions le Rouge et le Noir ! Ne comprenant rien à celte apostrophe tout à fait étrangère au sujet de notre causerie, je le prie de me l'expliquer. Lui, suivant son idée, réplique : « Oui, il faut l'appeler le Rouge et le Noir. » Et saisissant le manuscrit, il substitua ce titre à celui de Julien. Je serais porté à croire que cette bizarre dénomination fut tout simplement une concession à la mode d'alors, et employée comme moyen de succès.

Beyle a pris le sujet de ce roman dans un procès criminel qui eut beaucoup de retentissement en Dauphiné, dans l'année 1828. Le séminariste Berthet, en proie à une atroce jalousie, tira deux coups de pistolet sur madame M..., au milieu de l'église du village de Brangue (Isère) ; celte darne en fut quitte pour une blessure, et Berthet mourut sur l'échafaud à Grenoble. La cause, très-dramatique par elle-même, offrait à Beyle un intérêt particulier : madame M... était parente d'un conseiller à la cour royale de Grenoble, portant le même nom, et ami d'enfance de Beyle.

Il n'est pas aisé, je l'avouerai, de se former une opinion bien arrêtée sur le Rouge et le Noir ; car, à côté de parties excellentes, il s'en trouve de bien faibles.

Quant au caractère des personnages, plusieurs sont tracés de main de maître. A toute force même, celui de Julien peut exister. Il est l'image souvent trop fidèle de ces êtres à tempérament maladif, enclins à la mé¬


fiance, pétris d'orgueil, hypocrites par nature, en révolte permanente contre leur origine et la position qu'elle leur a laite dans le inonde. Mais c'est une triste exception, et il faut détester ce mauvais garnement, dépravé par des études incomplètes, et auxquelles l'éducation de famille n'avait nullement préparé son intelligence. Je ne saurais me persuader non plus que les salons du noble faubourg puissent offrir des types comme mademoiselle de la Mole et la maréchale de Fervaques ; ce sont des êtres imaginaires : il y a là des contrastes qu'un même coeur ne peut réunir.

Quelques personnages se présentent avec une physionomie fortement accusée. C'est Fouqué, dont la solide amitié brave sans hésitation les préjugés toujours si puissants dans une petite ville.

C'est l'excellent curé Chélan, dont la charité et la tendresse pour Julien ne se démentent pas un instant. Ce sont MM. de la Mole et de Rénal, le janséniste Pirard et le grand vicaire Frilair.

Quant à madame de Rénal, c'est une ravissante création, heureux mélange de grâce, de modestie, de simplicité ; je ne sais rien de plus intéressant, qui inspire une sympathie plus vive, plus tendre, plus soutenue. Alors que le séjour de Paris semble l'avoir totalement effacée du souvenir de Julien, toujours présente à la pensée du lecteur, il soupire après le moment où elle reparaîtra sur la scène. Pauvre femme ! vertueuse et adultère! Toujours tourmentée par l'amour et le remords ! Quoi de plus touchant que l'état de ce coeur constamment déchiré par une lutte infernale, entre la passion et le sentiment du devoir; de celte infortunée tirant de la religion sa principale force, et en attendant sa dernière consolation !

Le tableau de la vie parisienne dans les hautes régions de la société offre des points de vue fort bien esquissés. On ne saurait donner une plus fidèle image de l'existence de cette jeunesse opulente qui consume ses plus belles années dans l'effroi de l'ennui, ou opprimée par lui. Tout le monde ne sait pas quels ravages fait cette cruelle maladie parmi les classes où le besoin de travailler pour vivre ne saurait être la pensée dominante. Des gens gorgés de toutes les superfinités du luxe et de la vanité meurent de consomption à la fleur de l'âge : triste conséquence de l'excès de notre civilisation.

Le Rouge et le Noir, commencé sous la Restauration, ne fut achevé que quatre mois après la révolution de juillet 1830 : cela a pu nuire à son succès ; car l'ouragan populaire avait renversé des choses et des idées que l'auteur bat en brèche.

Mémoires d'un touriste. — Paris, 1838. 2 vol.

Profitant du loisir que lui laissait le congé dont il jouissait depuis la fin de mai 1836, Beyle parcourut plusieurs de nos départements, et écrivit cet ouvrage. C'était un essai. S'il eût été accueilli avec plus de faveur, deux autres volumes auraient paru immédiatement. Mais cette publication fut re¬


çue avec froideur. Parmi ceux qui lurent ce livre, plusieurs critiquèrent le style et trouvèrent les pensées communes. L'auteur, on ne saurait en disconvenir, semblait souvent avoir eu peu de goût pour son sujet.

L'écrivain, si vif, si spirituel, amant si passionné de l'imprévu, tournait incessamment dans un petit cercle d'idées que tous ses efforts ne parvenaient pas à agrandir. Ce n'était que de loin en loin qu'on retrouvait des vestiges de cette brillante imagination qui a répandu tant de charme sur Rome, Naples et Florence, et sur les Promenades dans Rome ; mais ces rares éclairs s'effaçaient promplement sous un ciel gris, et au milieu d'une atmosphère épaisse et lourde.

Les Mémoires d' un touriste, auxquels le titre de Journal conviendrait mieux, n'eurent donc qu'un demi-succès.

Le livre contient un chapitre historique fort intéressant, bien narré, et qu'on peut louer sans restriction : c'est celui donnant la relation de la rencontre de Napoléon avec les troupes royales, sur les bords du lac de la Frey, près Grenoble, lors de son retour de l'île d'Elbe, en mars 1815. Beyle l'a écrit sur les lieux, et n'a épargné aucun soin pour donner à son récit la plus scrupuleuse exactitude. L'un des officiers de la garde impériale, acteur dans ce drame important, me disait, après avoir lu ce chapitre, qu'il ne pouvait avoir été écrit que par un témoin oculaire.

Les Mémoires d'un touriste ont eu l'honneur d'être traduits en allemand.

La Chartreuse de Parme, — Paris, 1859. 2 vol.

Un malheur assez fréquent chez les gens qui écrivent après cinquante ans, c'est de survivre à la perte du talent qui a fait leur réputation de vingt-cinq à cinquante. Ils s'aperçoivent rarement à temps du déclin de l'imagination, ainsi que de la stérilité des idées, dont l'abondance disparaît assez ordinairement avec la vigueur physique. Plus heureux, Beyle a échappé à ce dangereux écueil ; son dernier ouvrage marque, au contraire, l'apogée de son talent. Il aurait pu, avec toute raison, s'adresser les paroles dont l'archevêque de Grenade accompagnait, assez hors de propos selon Gil Blas, le congé tant soit peu brutal qu'il lui donnait : « Je n'ai jamais composé de « meilleure homélie ; mon esprit, grâce au ciel, n'a rien encore perdu de sa « vigueur. »

La Chartreuse de Parme se fait distinguer par des pensées pleines de jeunesse et de fraîcheur, par une grande habileté de composition. L'auteur, qui laisse toujours tant de choses à deviner, est moins énigmatique ici que ! dans ses autres écrits. Ceci mérite d'autant plus d'être signalé, qu'au moment où il écrivait en même temps la Chartreuse de Parme et l'Abbesse de Castro, Beyle était tourmenté par la goutte, qui le retint plusieurs jours dans sa chambre.

Sans doute ce roman n'est pas parfait ; on peut lui reprocher quelques


négligences de style et des digressions étrangères au sujet qui nuisent à l'enchaînement des laits. Mais la Chartreuse de Parme est un tableau vrai et animé des moeurs italiennes dans les dernières années du dix-huitième siècle, et au commencement du dix-neuvième. Elle offre une peinture saisissante du caractère de la société dans le nord de l'Italie. Il faut l'avoir observé longuement et avec une sagacité bien pénétrante, pour pouvoir en offrir un ensemble aussi complet, depuis le bateleur jusqu'au souverain, depuis la femme de chambre jusqu'à la grande dame, pour pouvoir vous initier si profondément à toutes les intrigues d'une petite cour, esclave des caprices d'un prince absolu. Et puis Beyle a mêlé habilement à sa narration des descriptions de lieux et du monuments qui répandent un vif intérêt sur les personnages mis en scène ; prêtant constamment à chacun le langage qui lui est propre, les passions que comporte son tempérament, les faiblesses inhérentes au rôle qui lui est assigné.

Malgré tout, le livre eut peu de succès, et la presse ne s'en occupa guère. Un rival heureux de Beyle se fit cependant le généreux champion de la Chartreuse de Parme. M. de Balzac, dans sa Revue parisienne du 25 septembre 1840, lui consacra soixante et dix pages. Jamais peut-être un auteur vivant ne s'était vu loué aussi splendidement.

Le suffrage de M. de Balzac parvint à Beyle, dans sa solitude de Civita-Vecchin ; il en ressentit un vif plaisir. Malgré toutes ses précautions pour me persuader qu'il avait reçu avec calme de si belles paroles, je vis bien que sa tête en avait été comme bouleversée de bonheur ! Bans une longue lettre de remercîments à M. de Balzac, Beyle répondait à quelques passages de critique bienveillante, sur certaines parties de la composition, tout en annonçant sa résolution de corriger le livre, d'après les conseils de M. de Balzac, et il s'en occupa effectivement.

Quelques personnes ont cru reconnaître une telle affinité entre le héros des romans de Beyle, qu'elles en ont conclu qu'ils appartenaient tous trois à seul et même type, concentrant et résumant les qualités ainsi que les défauts de l'auteur. Ce jugement contient, selon moi, une double erreur. D'abord, je ne trouve que bien peu de ressemblance entre Ernest de Malivert, Julien et Fabrice. Ensuite, Beyle, fort habile à nouer une intrigue, à préparer une vengeance, ne savait pas le premier mot de tout cela dans la vie réelle. Il fut souvent dupe, sans jamais penser à prendre sa revanche. Le caractère de Julien, surtout, ne saurait offrir aucune analogie avec celui de Beyle, et j'en félicite sa mémoire. Cependant, il répondit un jour à M. de L., qui le questionnait à ce sujet : qu'en effet, il s'était peint dans Julien. La plaisanterie lui sembla probablement charmante, d'après l'état de ses nerfs dans ce moment, et c'est ainsi que le bruit s'en accrédita, lors de la publication de le Rouge et le Noir.


Articles publies dans dirers journaux ci revues.

L'examen sommaire des principales compositions littéraires de Beyle terminé, il me reste à mentionner celles qui ont paru de 1823 à 1839, dans les journaux et revues. Aucun de ces articles n'a été signé de son nom ; plusieurs même en portent un autre que celui de Stendhal, ou seulement une initiale.

En 1824, il inséra dans le Journal de Paris, des articles sur le théâtre italien et sur l'exposition des objets d'art au Louvre. Les premiers étaient signés M, les autres A. Dans l'un de ces derniers, Beyle faisant le procès à l'école de David, donnait de singuliers préceptes sur l'art tout mécanique, selon lui, au moyen duquel on pouvait, à volonté, faire du premier venu un peintre d'après les principes de David. Il ne s'agissait, pour l'élève improvisé, que de savoir son barême sur le bout du doigt pour arriver à cette science de même nature que l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, etc.

Plusieurs se bornèrent à rire de la plaisanterie ; d'autres prirent ta permission de se moquer de l'écrivain. Parmi ces derniers se trouva le facétieux Martainville, alors rédacteur en chef du Drapeau blanc, le journal ultraroyaliste de l'époque. Par l'effet du hasard, les deux antagonistes logeaient à l'Hôtel des Lillois, rue Richelieu. Martainville releva le gant en faveur de l'école de David, et dit des choses fort spirituelles sur la recette infaillible de Beyle, pour réduire, à une science exacte le dessin, et par suite la statuaire. Il s'écriait dans un bel accès de persiflage :

« Que devons-nous penser de ce bon Michel-Ange, qui s'extasiait devant « le torse du Belvédère, et qui, dans sa vieillesse, lorsque ses yeux ne lui « permettaient plus de le contempler, se faisait conduire auprès de ce frag- « ment, objet de sa prédilection, et prenait plaisir à promener ses mains « tremblantes sur cet assemblage de muscles, produit de l'arithmétique des « Grecs ? »

Beyle sortit tout meurtri do cette rencontre ; il répliqua timidement, vaguement, de manière à faire douter de sa propre confiance dans ses préceptes.

Parmi les quelques bizarreries dont ces feuilletons sont entachés, il faut mettre en première ligne la nationalité que se donne l'auteur. Pour celle fois, c'est « un Brabançon élevé en Italie, se reposant sur ses amis du soin de « corriger les fautes de langue qu'il commet trop souvent. »

Le Courrier français, le Temps, le National, ont aussi publié un petit nombre d'articles de Beyle ; mais de loin en loin et sans suite. Lorsqu'un sujet se présentait à son esprit, il disait sur l'heure son opinion, puis ne s'en occupait plus.

Le Globe, cette feuille spirituelle et philosophique, que le saint-simonisme a entraîné dans sa chute, et dont la rédaction a donné plusieurs hommes d'Etat au gouvernement issu de la révolution de 1830, inséra aussi quelques


articles de Beyle. On en lit. un signé d'une S seulement, sous la rubrique Variétés, dans le numéro du jeudi, 31 mars 1825.

Après une note élogieuse pour l'auteur, se trouve la lettre suivante, que je reproduis, parce qu'elle a peu d'étendue et qu'elle est à peu près inconnue.

« Naïve réponse à un philosophe qui m'écrit : « Les arts sont perdus en France ; on peut chanter leur De profundis ; notre siècle comprendra les chefs-d'oeuvre, mais n'en fera pas. Il y a des époques d'artistes, il en est d'autres qui ne produisent que des gens d'esprit, d'infiniment d'esprit, si vous voulez. »

« Monsieur,

« Pour être artiste après les la Harpe, il faut un courage de fer. Il faut encore moins songer aux critiques qu'un jeune officier de dragons chargeant avec sa compagnie ne songe à l'hôpital et aux blessures. C'est le manque absolu de ce courage qui cloue dans la médiocrité tous nos pauvres poètes. Il faut écrire pour se faire plaisir à soi-même, écrire comme je vous écris cette lettre; l'idée m'en est venue, et j'ai pris un morceau de papier. C'est faute de courage que nous n'avons plus d'artistes. Nierez-vous que Canova et Rossini ne soient de grands artistes? Peu d'hommes ont plus méprisé les critiques. Vers 1785, il n'y avait peut-être pas un amateur à Rome qui ne trouvât ridicules les ouvrages de Canova.

« Vous me direz, à la première rencontre, à partir de quelle époque a commencé le siècle inhabile à produire des artistes. Monti, Byron, et surtout Walter Scott, ne sont-ils pas de grands poètes? Je parierais presque que le peintre Prud'hon et le poëte Béranger iront à la postérité.

« Un homme de génie, qui aurait dix-sept ans aujourd'hui, nous donnerait le mélange de hautes pensées et de sentiments profonds qui fait le génie, plutôt sous la forme de discours patriotiques, tels que ceux de M. le général Foy, que sous la forme de traités philosophiques comme Rousseau, Pascal ou Montesquieu. Je crois même que Molière, naissant aujourd'hui, aimerait mieux être député que poëte comique. Chaque siècle a des hommes de génie : quelquefois ils s'en vont sans avoir étalé, comme ceux qui naquirent au neuvième et au dixième siècle. Chaque époque a une branche de connaissances humaines sur laquelle elle concentre toute son attention : là seulement il y a vie. Du temps de Pétrarque, il s'agissait de découvrir et de publier des manuscrits anciens. De nos jours, hélas ! la politique vole la littérature, qui n'est qu'un pis aller.

« J'ai l'honneur, etc. »

Quant aux nouvelles insérées dans les Revues françaises, je ne connais que les suivantes.

La plus ancienne en date fut publiée par la Bibliothèque britannique, dans sa huitième livraison, février 1826. Elle était tirée du London Magazine, et portait ce titre :


Souvenirs d'un gentilhomme italien.

Cet article ne manque pas d'intérêt, bien que les diverses parties dont il se compose aient peu de relations entre elles. La première donne, une juste idée de l'état des moeurs dans les couvents italiens, et parmi les personnes engagées dans les ordres; elle retrace le mode de procédure adopté par l'inquisition, et cite des exemples du fanatisme des basses classes.

L'auteur, rappelant l'assassinat du général Duphot à Rome, parle des deux prises de possession des États pontificaux par les troupes françaises ; il donne la curieuse relation de l'enlèvement de Pie VII du palais de Monte-Cavallo, dans une nuit de l'année 1807 , expédition dirigée avec intelligence et résolution par le général Radet, sous les ordres du gouverneur de Rome, le général Miollis.

L'article finit par l'histoire de la trahison au moyen de laquelle la police pontificale parvint à s'emparer du fameux chef de brigands Spatolino, ainsi que de ses huit compagnons. Spatolino, pendant les débats de son procès et au moment de sa mort, montra un courage vraiment héroïque.

La Revue de Paris, de 1829 à 1836, a publié cinq nouvelles, ayant pour litres : Vanina-Vanini. — Lord Byron en Italie. — Le Coffre et le Revenant. — Le Philtre. — La Comédie est impossible en 1836.

La Revue des Deux-Mondes, de 1837 à 1839, a publié quatre nouvelles, intitulées : Vittoria Accoramboni, duchesse de Bracciano. — Les Cenci, histoire de 1599. — La Duchesse de Palliano. — L'Abbesse de Castro (deux articles des 1er février: et 1er mars 1839 ).

Ces dernières nouvelles, empruntées aux chroniques romaines du seizième siècle, présentent un tableau curieux autant que fidèle des moeurs italiennes de l'époque ; ce sont de petites histoires pleines d'incidents dramatiques, où l'amour joue le primipal rôle, et dont l'analyse comporterait de longs détails. Beyle a pris le sujet de ces nouvelles dans de vieux manuscrits italiens, qu'il obtint la permission de copier en 1834 et 1835 : il avait ainsi réuni une masse considérable de documents, destinés à être publiés successivement. Son travail commençait par une sorte de traduction littérale de l'italien en français ; puis il reproduisait les faits en langage usuel, de manière à ne pas trop choquer le goût et l'oreille du lecteur, tout en conservant, autant que possible, la couleur locale et la naïveté du texte. Telle est la commune origine des quatre nouvelles de la Revue des Deux-Mondes.

Quant à celles insérées dans la Revue de Paris, elles n'ont entre elles aucun rapport.

Vanina-Vanini, mélange de scènes erotiques et politiques, offre diverses particularités sur une vente de Garbonari, découverte en 1828, dans les États du pape.

Lord Byron en Italie, article consacré en grande partie aux relations qui ont existé à Milan, en 1816, entre Beyle et lord Byron.

Le Coffre et, le Revenant, aventure espagnole. Très-fidèle peinture des moeurs de ce peuple au commencement du dix-neuvième siècle. C'est bien


là ce mélange de fanatisme religieux et politique surexcité par l'amour, la jalousie !

Le Philtre, imité de l'italien de Silvia Malaperta. Tableau effrayant des funestes écarts auxquels l'amour, poussé jusqu'à la frénésie, peut entraîner une âme naturellement honnête. Ici, c'est encore une Espagnole qui offre ce terrible exemple.

La Comédie est impossible en 1836. Joli article, à propos de la nouvelle édition des Lettres écrites d'Italie, en 1739 et 1740, par le président de Brosses, et réimprimées en 1836.

Pour ne rien omettre dans la nomenclature des compositions littéraires de Beyle qui ont été imprimées, je dois ajouter que, pendant les années 1827,1828,1829, il donna un assez grand nombre d'articles au New monthly Magazine, revue publiée à Londres : c'étaient des appréciations, littéraires des nouveautés françaises.

FIN,


LA

CHARTREUSE DE PARME.



LA

CHARTREUSE DE PARME.

I

MILAN EN 1796.

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fil son entrée dans Milan à la tête de celte jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur.

Les miracles de hardiesse et de génie dont l'Italie fut témoin en quelques.mois réveillèrent un peuple endormi ; huit jours encore avant l'arrivée des Français, les Milanais ne voyaient en eux qu'un ramassis de brigands, habitués à fuir toujours devant les troupes de Sa Majesté Impériale et Royale : c'était du moins ce que leur répétait trois fois la semaine un petit journal grand comme la main, imprimé sur du papier sale.

Au moyen âge, les Milanais étaient braves comme les Français de la révolution, et méritèrent de voir leur ville entièrement rasée par les empereurs d'Allemagne. Dépuis qu'ils étaient devenus de fidèles sujets, leur grande affaire était d'imprimer des sonnets sur de petits mouchoirs de taffetas rose quand arrivait le mariage d'une jeune fille appartenant à quelque famille noble ou riche. Deux ou trois ans après cette grande époque de sa vie, celte jeune fille prenait un cavalier servant : quelquefois le nom du sigisbé choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. Il y avait loin de ces moeurs efféminées aux émotions profondes que donna l'arrivée imprévue de l'armée française. Bientôt surgirent des moeurs nouvelles et passionnées. Un peuple tout entier s'aperçut, le 15 mai 1796, que tout ce qu'il avait respecté jusque-là était souverainement ridicule, et quelquefois odieux. Le départ du dernier régiment de l'Autriche marqua la chute des idées anciennes : exposer sa vie devint à la mode. On vit que pour


être heureux après des siècles d'hypocrisie et de sensations affadissantes, il fallait aimer quelque chose d'une passion réelle, et savoir dans l'occasion exposer sa vie. Par la continuation du despotisme jaloux de Charles-Quint et de Philippe II, les Lombards étaient plongés dans une nuit profonde ; ils renversèrent leurs statues, et tout à coup ils se trouvèrent inondés de lumière. Depuis une cinquantaine d'années, et à mesure que l'Encyclopédie et Voltaire éclataient en France, les moines criaient au bon peuple de Milan, qu'apprendre a lire ou quelque chose au monde était une peine fort inutile, et qu'en payant bien exactement la dîme à son curé, et lui racontant fidèlement tous ses petits péchés, on était à peu prés sûr d'avoir une belle place en paradis. Pour achever d'énerver ce peuple autrefois si terrible, l'Autriche lui avait vendu à bon marché le privilège de ne point fournir de recrues à son armée.

En 1796, l'armée milanaise se composait de vingt-quatre faquins habillés de rouge, lesquels gardaient la ville de concert avec quatre magnifiques régiments hongrois. La licence des moeurs était extrême, mais les passions fort rares. Outre le désagrément de tout raconter aux curés, les Milanais de 1790 ne savaient rien désirer avec force. Le bon peuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d'être vexatoires. Par exemple, l'archiduc, qui résidait à Milan et gouvernail au nom de l'empereur, son cousin, avait eu l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que Son Altesse eût rempli ses magasins.

En mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l'armée, entendant raconter au grand café des Servi (à la mode alors) les exploits de l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimée en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc ; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu de sang, il en sortait une quantité de blé. incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n'était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle descendu du ciel ; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.

Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquérir vingt pro¬


vinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux.

La masse de bonheur et de plaisir qui fit irruption en Lombardie avec ces Français si pauvres fut telle, que les prêtres seuls et quelques nobles s'aperçurent de la lourdeur de cette contribution de six millions, qui, bientôt, fut suivie de beaucoup d'autres. Ces soldats français riaient et chantaient toute la journée ; ils avaient moins de vingt-cinq ans, et leur général en chef, qui en avait vingt-sept, passait pour l'homme le plus âgé de son armée. Cette gaieté, cette jeunesse, cette insouciance, répondaient d'une façon plaisante aux prédications furibondes des moines qui, depuis six mois, annonçaient du haut de la chaire sacrée que les Français étaient des monstres, obligés, sous peine de mort, à tout brûler et à couper la tête à tout le monde. A cet effet, chaque régiment marchait avec la guillotine en tête.

Dans les campagnes l'on voyait sur la porte des chaumières le soldat français occupé à bercer le petit enfant de la maîtresse du logis, et presque chaque soir quelque tambour, jouant du violon, improvisait un bal. Les contredanses se trouvant beaucoup trop savantes et compliquées pour que les soldats, qui d'ailleurs ne les savaient guère, pussent les apprendre aux femmes du pays, c'étaient celles-ci qui montraient aux jeunes Français la Monférine, la Sauteuse et autres danses italiennes.

Les officiers avaient été logés, autant que possible, chez les gens riches ; ils avaient bon besoin de se refaire. Par exemple, un lieutenant, nommé Robert, eut un billet de logement pour le palais de la marquise del Dongo. Cet officier, jeune réquisitionnaire assez leste, possédait pour tout bien, en entrant dans ce palais, un écu de six francs qu'il venait de recevoir à Plaisance. Après le passage du pont de Lodi, il prit à un bel officier autrichien, tué par un boulet, un magnifique pantalon de nankin tout neuf, et jamais vêlement ne vint plus à propos. Ses épauleltes d'officier étaient en laine, et le drap de son habit était cousu à la doublure des manches pour que les morceaux tinssent ensemble ; mais il y avait une circonstance plus triste : les semelles de ses souliers étaient en morceaux de chapeau également pris sur le champ de bataille, au delà du pont de Lodi. Ces semelles improvisées tenaient au-dessus des souliers par des ficelles fort visibles, de façon que lorsque le majordome de la maison se présenta dans la chambre du lieutenant Robert pour l'inviter à dîner avec madame la marquise, celui-ci fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les deux heures qui les séparaient de ce fatal dîner


à tâcher de recoudre un peu l'habit et a teindre en noir avec de l'encre les malheureuses ficelles des souliers. Enfin le moment terrible arriva. « De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenant Robert ; ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus tremblant qu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais comment marcher avec grâce. La marquise ciel Dongo, ajoula-t-il, était alors dans tout l'éclat de sa beauté : vous l'avez connue avec ses yeux si beaux et d'une douceur angélique, et ses jolis cheveux d'un blond foncé qui dessinaient si bien l'ovale de cette figure charmante. J'avais dans ma chambre une Hèrodiade de Léonard de Vinci, qui semblait son portrait. Dieu voulut que je fusse tellement saisi de cette beauté surnaturelle que j'en oubliai mon costume. Depuis deux ans je ne voyais que des choses- laides et misérables dans les montagnes du pays de Gênes : j'osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement.

« Mais j'avais trop de sens pour m'arrêter longtemps dans le genre complimenteur. Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle a manger toute de marbre, douze laquais et des valets de chambre vêtus avec ce qui me semblait alors le comble de la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là avaient non-seulement de bons souliers, mais encore des boucles d'argent. Je voyais du coin de l'oeil tous ces regards stupides fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce qui me perçait le coeur. J'aurais pu d'un mot faire peur à tous ces gens, mais comment les mettre à leur place sans courir le risque d'effaroucher les dames? car la marquise pour se donner un peu de courage, comme elle me l'a dit cent fois depuis, avait envoyé prendre au couvent où elle était pensionnaire en ce temps-là, Gina del Dongo, soeur de son mari, qui fut depuis celte charmante comtesse Pietranera : personne dans la prospérité ne la surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, comme personne ne la surpassa par le courage et la sérénité d'âme dans la fortune contraire.

« Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive et franche, comme vous savez, avait tant de peur d'éclater de rire en présence de mon costume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire, m'accablait de politesses contraintes ; elle voyait fort bien dans mes yeux des mouvements d'impatience. En un mol, je faisais une sotte figure, je mâchais le mépris, chose qu'on dit impossible à un Français. Enfin une idée descendue du ciel vint m'illuminer : je me mis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions souffert depuisTdeux ans dans les montagnes du pays de Gènes où nous retenaient de vieux


généraux imbéciles. Là, disais-je, on nous donnait des assignats qui n'avaient pas cours dans le pays, et trois onces de pain par jour. Je n'avais pas parlé deux minutes, que la bonne marquise avait les larmes aux yeux, et la Gina était devenue sérieuse.

—Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces de pain !

—Oui, mademoiselle ; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine, et comme les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus misérables que nous, nous leur donnions un peu de notre pain.

« En sortant de table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte du salon, puis, revenant rapidement sur mes pas, je donnai au domestique qui m'avait servi à table cet unique écu de six francs sur l'emploi duquel j'avais fait tant de châteaux en Espagne.

« Huit jours après, continuait Robert, quand il fut bien avéré que les Français ne guillotinaient personne, le marquis del Dongo revint de son château de Grianla sur le lac de Côme, où bravement il s'était réfugié à l'approche de l'armée, abandonnant au hasard de la guerre sa jeune femme si belle et sa soeur. La haine que ce marquis avait pour nous était égale à sa peur, c'est-à-dire incommensurable. sa grosse figure pâle et dévote était amusante à voir quand il me faisait des politesses. Le lendemain de son retour à Milan, je reçus trois aunes de drap et deux cents francs sur la contribution des six millions : je me remplumai, et devins le chevalier de ces dames, car les bals commencèrent. »

L'histoire du lieutenant Robert fut à peu près celle de tous les Français ; au lieu de se moquer de la misère de ces braves soldats, on en eut pitié, et on les aima.

Cette époque de bonheur imprévu et d'ivresse ne dura que deux petites années; la folie avait été si excessive et si générale, qu'il me serait impossible d'en donner une idée, si ce n'est par celte réflexion historique et profonde : ce peuple s'ennuyait depuis cent ans.

La volupté naturelle aux pays méridionaux avait régné jadis à la cour des Visconti et des Sforce, ces fameux ducs de Milan. Mais depuis l'an 1624, que les Espagnols s'étaient emparés du Milanais, et emparés en maîtres taciturnes, soupçonneux, orgueilleux, et craignant toujours la révolte, la gaieté s'était enfuie. Les peuples, prenant les moeurs de leurs maîtres, songeaient plutôt à se venger de la moindre insulte par un coup de poignard qu'à jouir du moment présent.

La joie folle, la gaieté, la volupté, l'oubli de tous les sentiments tristes, ou seulement raisonnables, furent poussés à un tel point,


depuis le 15 mai 1796, que les Français entrèrent à Milan, jusqu'en avril 1799, qu'ils en furent chassés à la suite de la bataille de Cassano, que l'on a pu citer de vieux marchands millionnaires, de vieux usuriers, de vieux notaires qui, pendant cet intervalle, avaient oublié d'être moroses et de gagner de l'argent.

Tout au plus eût-il été possible de compter quelques familles appartenant à la haute noblesse, qui s'étaient retirées dans leur palais à la campagne, comme, pour bouder contre l'allégresse générale et l'épanouissement de tous les coeurs. Il est véritable aussi que ces familles nobles et riches avaient été distinguées d'une manière fâcheuse dans la répartition des contributions de guerre demandées pour l'armée française.

Le marquis del Dongo, contrarié de voir tant, de gaieté, avait été un des premiers à regagner son magnifique château de Grianta, au delà de Côme, où les dames menèrent le lieutenant Robert. Ce château, situé dans une position peut-être unique au monde, sur un plateau à cent cinquante pieds au-dessus de ce lac sublime dont il domine une grande partie, avait été une place forte. La famille del Dongo le fit construire au quinzième siècle, comme le témoignaient e toutes parts les marbres chargés de ses armes ; on y voyait encore des ponts-levis et des fossés profonds, à la vérité privés d'eau ; mais avec ses murs de quatre-vingts pieds de haut et de six pieds d'épaisseur, ce château était à l'abri d'un coup de main ; et c'est pour cela qu'il était cher au soupçonneux marquis. Entouré de vingt-cinq ou trente domestiques, qu'il supposait dévoués, apparemment parce qu'il ne leur parlait jamais que l'injure à la bouche, il était moins tourmenté par la peur qu'à Milan.

Cette peur n'était pas tout à fait gratuite : il correspondait fort activement avec un espion, placé par l'Autriche, sur la frontière suisse, à trois lieues de Grianta, pour faire évader les prisonniers faits sur le champ de bataille, ce qui aurait pu être pris au sérieux par les généraux français.

Le marquis avait laissé sa jeune femme à Milan : elle y dirigeait les affaires de la famille, elle était chargée de faire face aux contributions imposées à la casa del Dongo, comme on dit dans le pays ; elle cherchait à les faire diminuer, ce qui l'obligeait à voir ceux des nobles qui avaient accepté des fonctions publiques, et même quelques non nobles fort influents. Il survint un grand événement dans cette famille. Le marquis avait arrangé le mariage de sa jeune soeur Gina avec un personnage fort riche et de la plus haute naissance ; mais il portait de la poudre : à ce titre, Gina le recevait avec des éclats de rire, et bientôt elle fit la folie d'épouser le comte Pietra-


nera. C'était à la vérité un fort bon gentilhomme, très-bien fait de sa personne, mais ruiné de père en fils, et, pour comble de disgrâce, partisan fougueux des idées nouvelles. Pietranera était sous-lieutenant dans la légion italienne, surcroît de désespoir pour le marquis.

Après ces deux années de folie et de bonheur, le Directoire de Paris, se donnant des airs de souverain bien établi, montra une haine mortelle pour tout ce qui n'était pas médiocre. Les généraux ineptes qu'il donna à l'armée d'Italie perdirent une suite de batailles dans ces mêmes plaines de Vérone, témoins deux ans auparavant des prodiges d'Arcole et de Lonato. Les Autrichiens se rapprochèrent de Milan ; le lieutenant Robert, devenu chef de bataillon et blessé à la bataille de Cassano, vint loger pour la dernière fois chez son amie la marquise del Dongo. Les adieux furent tristes ; Robert partit avec le comte Pietranera qui suivait les Français dans leur retraite sur Novi. La jeune comtesse, à laquelle son frère refusa de payer sa légitime, suivit l'armée, montée sur une charrette.

Alors coffifffënca celte époque de réaction et de retour aux idées anciennes, que les Milanais appellent i tredici mesi ( les treize mois), parce qu'en effet leur bonheur voulut que ce retour à la sottise ne durât que treize mois, jusqu'à Marengo. Tout ce qui était vieux, dévot, morose, reparut à la tête des affaires, et reprit la direction de la société : bientôt les gens restés fidèles aux bonnes doctrines publièrent dans les villages que Napoléon avait été pendu par les Mamelucks en Egypte, comme il le méritait à tant de titres.

Parmi ces hommes qui étaient allés bouder dans leurs terres et qui revenaient altérés de vengeance, le marquis del Dongo se distinguait par sa fureur; son exagération le porta naturellement à la tête du parti. Ces messieurs, fort honnêtes gens quand ils n'avaient pas peur, mais qui tremblaient toujours, parvinrent à circonvenir le général autrichien. Assez bon homme, il u laissa persuader que la sévérité était de la haute politique, et fit arrêter cent cinquante patriotes : c'était bien alors ce qu'il y avait de mieux en Italie.

Bientôt on les déporta aux bouches de Cattaro, et, jetés dans des grottes souterraines, l'humidité, et surtout le manque de pain firent bonne et prompte justice de tous ces coquins.

Le marquis del Dongo eut une grande place, et, comme il joignait une avarice sordide à une foule d'autres belles qualités, il se vanta publiquement de ne pas envoyer un écu à sa soeur, la comtesse Pietranera : toujours folle d'amour, elle ne voulait pas quitter son mari, et mourait de faim en France avec lui. La bonne marquise était désespérée ; enfin elle réussit à dérober quelques petits dia¬


mants dans son écrin, que son mari lui reprenait tous les soirs pour l'enfermer sous son lit, dans une caisse de fer : la marquise avait apporté 800.000 francs de îlot à son mari, et recevait 86 francs par mois pour ses dépenses personnelles. Pendant les treize mois que les Français passèrent hors de Milan, cette femme si timide trouva des prétextes, et ne quitta pas le noir.

Nous avouerons que, suivant l'exemple de beaucoup de graves auteurs, nous avons commencé l'histoire de notre héros une année avant sa naissance. Ce personnage essentiel n'est autre, en effet, que Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, comme on dit à Milan (1). Il venait justement de se donner la peine de naître lorsque les Français furent chassés, et se trouvait, par le hasard de la naissance, le second fils de ce marquis del Dongo si grand seigneur, et dont vous connaissez déjà le gros visage blême, le sourire faux et la haine sans bornes pour les idées nouvelles. Toute la fortune de la maison était substituée au fils aîné Ascanio del Dongo, le digne portrait de son père. Il avait huit ans, et Fabrice deux, lorsque tout à coup ce général Bonaparte, que tous les gens bien nés croyaient pendu depuis longtemps, descendit du mont Saint-Bernard. Il entra dans Milan : ce moment est encore unique dans l'histoire; figurez-vous tout un peuple amoureux fou. Peu de jours après, Napoléon gagna la bataille de Marengo. Le reste est inutile à dire. L'ivresse des Milanais fut au comble ; mais, cette fois, elle était mélangée d'idées de vengeance ; on avait appris la haine à ce bon peuple. Bientôt l'on vil arriver ce qui restait des patriotes déportés aux bouches de Cattaro ; leur retour fut célébré par une fêle nationale. Leurs figures pâles, leurs grands yeux étonnés, leurs membres amaigris, faisaient un étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes parts. Leur arrivée fut le signal du départ pour les familles les plus compromises. Le marquis del Dongo fut des premiers à s'enfuir à son château de Grianta. Les chefs des grandes familles étaient remplis de haine et de peur ; mais leurs femmes, leurs filles, se rappelaient les joies du premier séjour des Français, et regrettaient Milan et les bals si gais, qui aussitôt après Marengo s'organisèrent â la Casa Tanzi. Peu de jours après la victoire, le général français, chargé de maintenir la tranquillité dans la Lombardie, s'aperçut que tous les fermiers des nobles, que toutes les vieilles femmes de la campagne, bien loin de songer encore à cette étonnante victoire de Marengo qui avait changé les destinées de l'Italie et reconquis treize

(1) On prononce markesine. Dans les usages du pays, empruntés à l'Allemagne, ce titre se donne à tous les fils de marquis ; contine, à tous les fils de ceinte ; contessina, a toutes les filles de comte, etc.


places fortes dans un jour, n'avaient l'âme occupée que d'une prophétie de saint Giovita, le premier patron de Brescia. Suivant celle parole sacrée, les prospérités des Français et de Napoléon devaient cesser treize semaines juste après Marengo. Ce qui excuse un peu le marquis del Dongo et tous les nobles boudeurs des campagnes, c'est que réellement et sans comédie ils croyaient à la prophétie. Tous ces gens-là n'avaient pas lu quatre volumes en leur vie ; ils faisaient ouvertement leurs préparatifs pour rentrer à Milan au bout des treize semaines ; mais le temps, en s'écoulant, marquait de nouveaux succès pour la cause de la France. De retour à Paris, Napoléon, par de sages décrets, sauvait la révolution à l'intérieur, comme il l'avait sauvée à Marengo contre les étrangers. Alors les nobles lombards réfugiés dans leurs châteaux, découvrirent que d'abord ils avaient mal compris la prédiction du saint patron de Brescia : il ne s'agissait pas de treize semaines, mais bien de treize mois. Les treize mois s'écoulèrent, et la prospérité de la France semblait s'augmenter tous les jours.

Nous glissons sur dix années de progrès et de bonheur, de 1800 à 1810. Fabrice passa les premières au château de Grianta, donnant et recevant force coups de poing au milieu des petits paysans du village, et n'apprenant rien, pas même à lire. Plus tard, on l'envoya au collège des jésuites à Milan. Le marquis son père exigea qu'on lui montrât le latin, non point d'après ces vieux auteurs qui parlent toujours de républiques, mais sur un magnifique volume orné de plus de cent gravures, chef-d'oeuvre des artistes du dix-septième siècle ; c'était la généalogie latine des Valserra, marquis del Dongo, publiée en 1650 par Fabrice del Dongo, archevêque de Parme. La fortune des Valserra étant surtout militaire, les gravures représentaient force batailles, et toujours on voyait quelque héros de. ce nom donnant de grands coups d'épée. Ce livre plaisait fort au jeune Fabrice. Sa mère, qui l'adorait, obtenait de temps en temps la permission de venir le voir à Milan ; mais son mari ne lui offrant jamais d'argent pour ces voyages, c'était sa belle-soeur, l'aimable comtesse Pietranera, qui lui en prêtait. Après le retour des Français, la comtesse était devenue l'une des femmes les plus brillantes de la cour du prince Eugène, vice-roi d'Italie.

Lorsque Fabrice eut fait sa première communion, elle obtint du marquis, toujours exilé volontaire, la permission de le faire sortir quelquefois de son collège. Elle le trouva singulier, spirituel, fort sérieux, mais joli garçon, et ne déparant point trop le salon d'une femme à la mode ; du reste, ignorant à plaisir, et sachant à peine écrire. La comtesse, qui portait en toutes choses son caractère en¬


thousiaste. promit sa protection au chef de l'établissement si son neveu Fabrice faisait des progrès étonnants, et. à la lin de l'année avait beaucoup de prix. Pour lui donner les moyens de les mériter, elle l'envoyait chercher tous les samedis soir, et souvent ne le rendait à ses maîtres que le mercredi ou le jeudi. Les jésuites, quoique tendrement chéris par le prince vice-roi, étaient repoussés d'Italie par les lois du royaume, et le supérieur du collège, homme habile, sentit tout le parti qu'il pourrait tirer de ses relations avec une femme toute-puissante à la cour. Il n'eut garde de se plaindre des absences de Fabrice, qui, plus ignorant que jamais, à la fin de l'année obtint cinq premiers prix. A cette condition, la brillante comtesse Pietranera, suivie de son mari, général commandant une des divisions de la garde, et de cinq ou six des plus grands personnages de la cour du vice-roi, vint assister à la distribution des prix chez les jésuites. Le supérieur fut complimenté par ses chefs.

La comtesse conduisait son neveu à toutes ces fêtes brillantes qui marquèrent le régne trop court de l'aimable prince Eugène. Elle l'avait créé de son autorité officier de hussards, et Fabrice, âgé de douze ans, portait cet uniforme. Un jour, la comtesse, enchantée de sa. jolie tournure, demanda pour lui au prince une place de page, ce qui voulait dire que la famille del Dongo se ralliait. Le lendemain, elle eut besoin de tout son crédit pour obtenir que le vice-roi voulût bien ne pas se souvenir de cette demande, à laquelle rien ne manquait que le consentement du père du futur page, et ce consentement eût été refusé avec éclat. A la suite de celte folie, qui fit frémir le marquis boudeur, il trouva un prétexte pour rappeler à Grianta le jeune Fabrice. La comtesse méprisait souverainement son frère ; elle le regardait comme un sot triste, et qui serait méchant si jamais il en avait le pouvoir. Mais elle était folle de Fabrice, et, après dix ans de silence, elle écrivit au marquis pour réclamer son neveu : sa lettre fut laissée sans réponse.

A son retour dans ce palais formidable, bâti par les plus belliqueux de ses ancêtres, Fabrice ne savait rien au monde que faire l'exercice et monter à cheval. Souvent le comte Pietranera, aussi fou de cet enfant que sa femme, le faisait monter à cheval, et le menait avec lui a la parade.

En arrivant au chàteau de Grianta, Fabrice, les yeux encore bien rouges des larmes répandues en quittant les beaux salons de sa tante, ne trouva que les caresses passionnées de sa mère et de ses, soeurs. Le marquis était enfermé dans son cabinet avec son fils aîné, le marchesino Ascanio. Ils y fabriquaient des lettres chiffrées qui


avaient l'honneur d'êire envoyées à Vienne ; le père et le fils ne paraissaient qu'aux heures des repas. Le marquis répétait avec affectation qu'il apprenait à son successeur naturel à tenir, en partie double, le compte des produits de chacune de ses terres. Dans le fait, le marquis était trop jaloux de son pouvoir pour parler de ces choses-là à un fils, héritier nécessaire de toutes ces terres substituées. Il l'employait à chiffrer des dépêches de quinze ou vingt pages que deux ou trois fois la semaine il faisait passer en Suisse, d'où on les acheminait à Vienne. Le marquis prétendait faire connaître à ses souverains légitimes l'état intérieur du royaume d'Italie qu'il ne connaissait pas lui-même, et toutefois ses lettres avaient beaucoup de succès. Voici comment. Le marquis faisait compter sur la gravide route, par quelque agent sûr, le nombre des soldats de tel régiment français ou italien qui changeait de garnison, et, en rendant compte du fait à la cour de Vienne, il avait soin de diminuer d'un grand quart le nombre des soldats présents. Ces lettres, d'ailleurs ridicules, avaient le mérite d'en démentir d'autres plus véridi ques, et elles plaisaient. Aussi, peu de temps avant l'arrivée de Fabrice au château, le marquis avait-il reçu la plaque d'un ordre renommé : c'était la cinquième qui ornait son habit de chambellan. A la vérité, il avait le chagrin de ne pas oser arborer cet habit hors de son cabinet ; mais il ne se permettait jamais de dicter une dépêche sans avoir revêtu le costume brodé, garni de tous ses ordres. Il eût cru manquer de respect d'en agir autrement.

La marquise fut émerveillée des grâces de son fils. Mais elle avait conservé l'habitude d'écrire deux ou trois fois par an au général comte d'A... : c'était le nom actuel du lieutenant Robert. La marquise avait horreur de mentir aux gens qu'elle aimait ; elle interrogea son fils et fut épouvantée de son ignorance.

S'il me semble peu instruit, se disait-elle, à moi qui ne sais rien, Robert, qui est si savant, trouverait son éducation absolument manquée ; or maintenant il faut du mérite. Une autre particularité qui l'étonna presque autant, c'est que Fabrice avait pris ••ni sérieux toutes les choses religieuses qu'on lui avait enseignées chez les jésuites. Quoique fort pieuse elle-même, le fanatisme de cet enfant la fil frémir ; si le marquis a l'esprit de deviner ce moyen d'influence, il va m'enlever l'amour de mon fils. Elle pleura beaucoup, et sa passion pour Fabrice s'en augmenta.

La vie de ce château, peuplé de trente ou quarante domestiques, était, fort triste ; aussi Fabrice passait-il toutes ses journées à la chasse ou à courir le lac sur une barque. Bientôt il fut étroitement lié avec les cochers et les hommes des écuries ; tous étaient partisans


fous des Français et se moquaient ouvertement des valets de chambre dévots, attachés à la personne du marquis ou à celle de son fils aîné. Le grand sujet de plaisanterie contre ces personnages graves, c'est qu'ils portaient de la poudre à l'instar de leurs maîtres.

Il

Alors que Vesper vient embrunir nos yeux,

Tout épris d'avenir, je contemple les cieux,

En qui Dieu nous escrit, par notes non obscures, Les sorts et les destins de toutes créatures.

Car lui, du fond des cieux regardant un humain,

Parfois, mû de pitié, lui montre le chemin ;

Par les astres du ciel qui sont ses caractères,

Les choses nous prédit et bonnes et contraires ;

Mais les hommes, chargés de terre et, de trépas, Méprisent tel écrit, et ne le lisent pas.

RONSARD

Le marquis professait une haine vigoureuse pour les lumières. Ce sont les idées, disait-il, qui ont perdu l'Italie ; il ne savait trop comment concilier cette sainte horreur de l'instruction avec le désir de voir son fils Fabrice perfectionner l'éducation si brillamment commencée chez les jésuites. Pour courir le moins de risques possible, il chargea le bon abbé Blanés, curé de Grianta, de faire continuer à Fabrice ses études en latin. Il eût fallu que le curé lui-même sût cette langue ; or elle était l'objet de ses mépris ; ses connaissances en ce genre se bornaient à réciter, par coeur, les prières de son missel, dont il pouvait rendre à peu prés le sens à ses ouailles. Mais ce curé n'en était pas moins fort respecté et même redoute dans le canton ; il avait toujours dit que ce n'était point en treize semaines ni même en treize mois, que l'on verrait s'accomplir la célèbre prophétie de saint Giovita, le patron de Brescia. Il ajoutait, quand il parlait à des amis sûrs, que ce nombre treize dev.it être interprété d'une façon qui étonnerait bien du monde, s'il était permis de tout dire (1813).

Le fait est que l'abbé Blanés, personnage d'une honnêteté et d'une vertu primitives, et de plus homme d'esprit, passait toutes les nuits au haut de son clocher ; il était fou d'astrologie. Après avoir usé ses journées à calculer des conjonctions et. des positions d'étoiles, il em¬


ployait la meilleure part de ses nuits à les suivre dans le ciel. Par suite de sa pauvreté, il n'avait d'autre instrument qu'une longue lunette à tuyaux de carton. On peut juger du mépris qu'avait pour l'étude des langues un homme qui passait sa vie à découvrir l'époque précise de la chute des empires et des révolutions qui changent la face du monde. Que sais-je de plus sur un cheval, disait-il à Fabrice, depuis qu'on m'a appris qu'en latin il s'appelle equus ?

Les paysans redoutaient l'abbé Blanés comme un grand magicien : pour lui, à l'aide de la peur qu'inspiraient ses stations dans le clocher, il les empêchait, de voler. Ses confrères les curés des environs, fort jaloux de son influence, le délestaient; le marquis del Dongo le méprisait tout simplement, parce qu'il raisonnait trop pour un homme de si bas étage. Fabrice l'adorait : pour lui plaire il passait quelquefois des soirées entières à faire des additions ou des multiplications énormes. Puis il montait au clocher : c'était une grande faveur et que l'abbé Blanés n'avait jamais accordée à personne ; mais il aimait cet enfant pour sa naïveté. Si lu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un homme.

Deux ou trois fois par an, Fabrice, intrépide et passionné dans ses plaisirs, était sur le point de se noyer dans le lac Il était le chef de toutes les grandes expéditions des petits paysans de Grianta et de la Cadenabia. Ces enfants s'étaient procuré quelques petites clefs, et quand la nuit était bien noire, ils essayaient d'ouvrir des cadenas de ces chaînes qui attachent les bateaux à quelque grosse pierre ou à quelque arbre voisin du rivage. Il faut savoir que sur le lac de Côme, l'industrie des pêcheurs place des lignes dormantes à une grande distance des bords. L'extrémité supérieure de la corde est attachée à une planchette doublée de liège, et une branche de coudrier trés-flexible, fichée sur celte planchette, soutient une petite sonnette qui tinte lorsque le poisson, pris à la ligne, donne des secousses à la corde.

Le grand objet de ces "expéditions nocturnes, que Fabrice commandait en chef, était d'aller visiter les lignes dormantes, avant que les pêcheurs eussent entendu l'avertissement donné par les petites clochettes. On choisissait les temps d'orage ; et, pour ces parties hasardeuses, on s'embarquait, le matin, une heure avant l'aube. Eh montant dans la barque ces enfants croyaient se précipiter dans les plus grands dangers, c'était là le beau côté de leur action ; et, suivant l'exemple de leurs pères, ils récitaient dévotement un Ave Maria. Or il arrivait souvent qu'au moment du départ, et à l'instant qui suivait l'Ave Maria, Fabrice était frappé d'un présage. C'était là le fruit qu'il avait retiré des éludes astrologiques de son


ami l'abbé Blanés, aux prédictions duquel il ne croyait point. Suivant sa jeune imagination, ce présage lui annonçait avec certitude le bon ou le mauvais succès ; et comme il avait plus de résolution qu'aucun de ses camarades, peu à peu toute la troupe prit tellement l'habitude des présages, que si, au moment de s'embarquer, l'on apercevait sur la côte un prêtre, ou si l'on voyait un corbeau s'envoler à main gauche, on se hâtait de remettre le cadenas à la chaîne du bateau, et chacun allait se recoucher. Ainsi l'abbé Blanés n'avait pas communiqué sa science assez difficile à Fabrice ; mais, à son insu, il lui avait inoculé une confiance illimitée dans les signes qui peuvent prédire l'avenir.

Le marquis sentait qu'un accident arrivé à sa correspondance chiffrée pouvait le mettre à la merci de sa soeur ; aussi tous les ans, à l'époque de la Sainte-Angela, fête de la comtesse Pietranera, Fabrice obtenait la permission d'aller passer huit jours à Milan. Il vivait toute l'année dans l'espérance ou le regret de ces huit jours. En celte grande occasion, pour accomplir ce voyage politique, le marquis remettait à son fils quatre écus, et, suivant l'usage, ne donnait rien à sa femme, qui le menait. Mais un des cuisiniers, six laquais et un cocher avec deux chevaux, partaient pour Côme la veille du voyage, et chaque jour, à Milan, la marquise trouvait une voiture à ses ordres, et un dîner de douze couverts.

Le genre de vie boudeur que menait le marquis del Dongo était assurément fort peu divertissant ; mais il avait cet avantage qu'il enrichissait à jamais les familles qui avaient la bonté de s'y livrer. Le marquis, qui avait plus de deux cent mille livres de rente, n'en dépensait pas le quart ; il vivait d'espérances. Pendant les treize années de 1800 à 1815, il crut constamment et fermement que Napoléon serait renversé avant six mois. Qu'on juge de sou ravissement quand, au commencement de 1815, il apprit les désastres de la Bérésina ! La prise de Paris et la chute de Napoléon faillirent lui faire perdre la tête ; il se permit alors les propos les plus outrageants envers sa femme et sa soeur. Enfin après quatorze années d'attente il eut cette joie inexprimable de voir les troupes autrichiennes rentrer dans Milan. D'après des ordres venus de Vienne, le général autrichien reçut le marquis del Dongo avec une considération voisine du respect ; on se hâta de lui offrir une des premières places dans le gouvernement, et il l'accepta comme le payement d'une dette. Son fils aîné eut une lieutenance dans l'un des plus beaux régiments de la monarchie ; mais le second ne voulut jamais accepter une place de cadet qui lui était offerte. Ce triomphe, dont le marquis jouissait avec une insolence rare, ne dura que quelques mois, et fut suivi d'un revers humiliant. Jamais


il n'avait eu le talent des affaires, et quatorze années passées à la campagne, entre ses valets, son notaire et son médecin, jointes à la mauvaise humeur de la vieillesse qui était survenue, en avaient fait un homme tout à fait incapable. Or, il n'est pas possible, en pays autrichien, de conserver une place importante sans avoir le genre de talent que réclame l'administration lente et compliquée, mais fort raisonnable, de celte vieille monarchie. Les bévues du marquis del Dongo scandalisaient les employés, et mème arrêtaient la marche des affaires. Ses propos ultra-monarchiques irritaient les populations qu'on voulait plonger dans le sommeil et l'incurie. Un beau jour, il apprit que Sa Majesté avait daigné accepter gracieusement la démission qu'il donnait de son emploi dans l'administration, et en même temps lui conférait la place de second grand majordome-major du royaume lombardo-vénitien. Le marquis fut indigné de l'injustice atroce dont il était victime; il fit imprimer une lettre à un ami, lui qui exécrait tellement la liberté de la presse. Enfin il écrivit à l'empereur que ses ministres le trahissaient, et n'étaient que des jacobins. Ces choses faites, il revint tristement à son château de Grianta. Il eut une consolation. Après la chute de Napoléon, certains personnages puissants à Milan tirent assommer dans les rues le comte Prina, ancien ministre du roi d'Italie, et homme du premier mérite. Le comte Pietranera exposa sa vie pour sauver celle du ministre, qui fut tué à coups de parapluie, et dont le supplice dura cinq heures. Un prêtre, confesseur du marquis del Dongo, eût pu sauver Prina en lui ouvrant la grille de l'église de San Giovanui, devant laquelle on traînait le malheureux ministre, qui même un instant fut abandonné dans le ruisseau au milieu de la rue ; mais il refusa d'ouvrir sa grille avec dérision, et, six mois après, le marquis eut le bonheur de lui faire obtenir un bel avancement.

Il exécrait le comte Pietranera, son beau-frère, lequel n'ayant pas cinquante louis de rente, osait être assez content, s'avisait de se montrer fidèle à ce qu'il avait aimé toute sa vie, et avait l'insolence de prôner cet esprit de justice sans acception de personnes, que le marquis appelait un jacobinisme infâme. Le comte avait refusé de prendre du service en Autriche ; on fit valoir ce refus, et, quelques mois après la mort de Prina, les mêmes personnages qui avaient payé les assassins obtinrent que le général Pietranera serait jeté en prison. Sur quoi la comtesse, sa femme, prit un passe-port et demanda des chevaux de poste pour aller à Vienne dire la vérité à l'empereur. Les assassins de Prina eurent peur, et l'un d'eux, cousin de madame Pietranera, vint lui apporter à minuit, une heure avant son départ pour Vienne, l'ordre de mettre en liberté son


mari. Le lendemain, le général autrichien fit appeler le comte Pietranera, le reçut avec toute la distinction possible, et l'assura que sa pension de retraite ne tarderait pas à être liquidée sur le pied le plus avantageux. Le brave général Bubna, homme d'esprit et de coeur, avait l'air tout honteux de l'assassinat de Prina et de la prison du comte.

Après celte bourrasque, conjurée par le caractère ferme de la comtesse, les deux époux vécurent, tant bien que mal, avec la pension de retraite, qui, grâce à la recommandation du général Bubna, ne se fit pas attendre.

Par bonheur, il se trouva que, depuis cinq ou six ans, la comtesse avait beaucoup d'amitié pour un jeune homme fort riche, lequel était aussi ami intime du comte, et ne manquait pas de mettre à leur disposition le plus bel attelage de chevaux anglais qui fût alors à Milan, au théâtre sa loge de la Scala, et son château à la campagne. Mais le comte avait la conscience de sa bravoure, son âme était généreuse, il s'emportait facilement, et alors se permettait d'étranges propos. Un jour qu'il était à la chasse avec des jeunes gens, l'un d'eux, qui avait servi sous d'autres drapeaux que lui ; se mit à faire des plaisanteries sur la bravoure des soldats de la république cisalpine : le comte lui donna un soufflet, l'on se battit aussitôt, elle comte, qui était seul de son bord, au milieu de tous ces jeunes gens, fut tué. On parla beaucoup de celle espèce de duel, et les personnes qui s'y étaient trouvées prirent le parti d'aller voyager en Suisse.

Ce courage ridicule qu'on appelle résignation, le courage d'un sot qui se laisse pendre sans mot dire, n'était point à l'usage de la comtesse. Furieuse de la mort de son mari, elle aurait voulu que Limercati, ce jeune homme riche, son ami intime, prît aussi la fantaisie de voyager en Suisse, et de donner un coup de carabine ou un soufflet au meurtrier du comte Pietranera.

Limercati trouva ce projet d'un ridicule achevé, et la comtesse s'aperçut que chez elle le mépris avait tué l'amour. Elle redoubla d'attentions pour Limercati ; elle voulait réveiller son amour, et ensuite le planter là et le mettre nu désespoir. Pour rendre ce plan de vengeance intelligible en France, je dirai qu'à Milan, pays fort éloigné du nôtre, on est encore au désespoir par amour. La comtesse, qui, dans ses habits de deuil, éclipsait de bien loin toutes ses rivales, fit des coquetteries aux jeunes gens qui tenaient le haut du pavé, et l'un d'eux, le comte N..., qui, de tous temps, avait dit qu'il trouvait le mérite de Limercati un peu lourd, un peu empesé pour une femme d'autant d'esprit, devint amoureux feu de la comtesse. Elle écrivit à Limercati :


« Voulez-vous agir une fois en homme d'esprit? Figurez-vous que « vous ne m'avez jamais connue.

« Je suis, avec un peu de mépris peut-être, votre très-humble « servante,

« GINA PIETRANERA. »

A la lecture de ce billet, Limercati partit pour un de ses châteaux ; son amour s'exalta, il devint fou, et parla de se brûler la cervelle, chose inusitée dans les pays à enfer. Dés le lendemain de son arrivée à la campagne, il avait écrit à la comtesse pour lui offrir sa main et ses 200,000 livres de rente. Elle lui renvoya sa lettre non décachetée par le groom du comte N.... Sur quoi Limercati a passé trois ans dans ses terres, revenant tous les deux mois à Milan, mais sans avoir jamais le courage d'y rester, et ennuyant tous ses amis de son amour passionné pour la comtesse, et du récit circonstancié des bontés que jadis elle avait pour lui. Dans les commencements, il ajoutait qu'avec le comte N... elle se perdait, et qu'une telle liaison la déshonorait.

Le fait est que la comtesse n'avait aucune sorte d'amour pour le comte N..., et c'est ce qu'elle lui déclara quand elle fut tout à fait sûre du désespoir de Limercati. Le comte, qui avait de l'usage, la pria de ne point djvyjguec-la triste vérité dont elle lui faisait confidence : — Si vous avez l'extrême indulgence, ajoula-t-il, de continuer à me recevoir avec toutes les distinctions extérieures accordées à l'amant régnant, je trouverai peut-être une place convenable.

Après cette déclaration héroïque la comtesse ne voulut plus des chevaux ni de la loge du comte N... Mais depuis quinze ans elle était accoutumée à la vie la plus élégante : elle eut à résoudre ce problème difficile ou pour mieux dire impossible : vivre à Milan avec une pension de 1500 francs. Elle quitta son palais, loua deux chambres à un cinquième étage, renvoya tous ses gens, et jusqu'à sa femme de chambre, remplacée par une pauvre vieille faisant des ménages. Ce sacrifice était dans le fait moins héroïque et moins pénible qu'il ne nous semble : à Milan la pauvreté n'est pas un ridicule, et partant ne se montre pas aux âmes effrayées comme le pire des maux. Après quelques mois de celte pauvreté noble, assiégée par les lettres continuelles de Limercati, et même du comte N..., qui lui aussi voulait épouser, il arriva que le marquis del Dongo, ordinairement d'une avarice exécrable, vint à penser que ses ennemis pourraient bien triompher de la misère de sa soeur. Quoi ! une del Dongo être réduite à vivre avec la pension que la cour de Vienne, dont il avait tant à se plaindre, accorde aux veuves de ses généraux !


Il lui écrivit qu'un appartement et un traitement dignes de sa soeur l'attendaient au château de Grianta. L'âme mobile de la comtesse embrassa avec enthousiasme l'idée de ce nouveau genre de vie ; il y avait vingt ans qu'elle n'avait habité ce château vénérable s'élevant majestueusement au milieu des vieux châtaigniers plantés du temps des S force. Là, se disait-elle, je trouverai le repos, et, à mon âge, n'est-ce pas le bonheur? (Comme elle avait trente et un ans elle se croyait arrivée au moment de la retraite. ) Sur ce lac sublime où je suis née, m'attend enfin une vie heureuse et paisible.

Je ne sais si elle se trompait, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que cette âme passionnée, qui venait de refuser si lestement l'offre de deux immenses fortunes, apporta le bonheur au château de Grianta. Ses deux nièces étaient folles de joie. —Tu m'as rendu les beaux jours de la jeunesse, lui disait la marquise en l'emabasant ; la veille de ton arrivée, j'avais cent ans. La comtesse mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de rianta, et si célébrés par les voyageurs : la villa Melzi de l'autre té du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue ; au- .essus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Come, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspect sublime et gracieux, que le site le plus renommé du monde, la baie de Naples, égalé, mais ne surpasse point. C'était avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa première jeunesse et les comparait à ses sensations actuelles. Le lac de Côme, se disait-elle, n'est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l'argent et la spéculation. Ici, de tous côtés, je vois des collines d'inégales hauteurs couvertes de bouquets d'arbres plantés par le hasard, et que la main de l'homme n'a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l'Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d'amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et audessus des sommets desarbres s'élève l'architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l'oeil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu'ailleurs. Par delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu'on voudrait tous habiter, l'oeil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austé¬


riJLé sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu'il en faut pour accroître la volupté présente. L'imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres ; ces sons, portés sur les eaux qui les adoucissent, prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à lhomme : La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. Le langage de ces lieux ravissants, et qui n'ont point de pareils au monde, rendit à la comtesse son coeur de seize ans. Elle ne concevait pas comment elle avait pu passer tant d'années sans revoir le lac. Est-ce donc au commencement de la vieillesse, se disait-elle, que le bonheur se serait réfugié ! Elle acheta une barque que Fabrice, la marquise et elle ornèrent de leurs mains, car on manquait d'argent pour tout, au milieu de l'état, de maison le plus splendide ; depuis sa disgrâce le marquis del Dongo avait redoublé de faste aristocratique. Par exemple, pour gagner dix pas de terrain sur le lac, près de la fameuse allée de platanes, à côté de la Cadenabia, il faisait construire une digue dont le devis allait à 80,000 francs. A l'extrémité le la digue on voyait s'élever, sur les dessins du fameux marquis Cagnola, une chapelle bâtie tout entière en blocs de granit énormes, et, dans la chapelle, Marchesi, le sculpteur à la mode de Milan, lui bâtissait un tombeau sur lequel des bas-reliefs nombreux devaient représenter les belles actions de ses ancêtres.

Le frère aîné de Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l'eau sur ses cheveux poudrés, et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin il délivra de l'aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n'osait rire en sa présence. On pensait qu'il était l'espion du marquis son père, et il fallait ménager ce despote sévére et toujours furieux depuis sa démission forcée.

Ascagne jura de se venger de Fabrice.

Il y eut une tempête où l'on courut des dangers ; quoiqu'on eût infiniment peu d'argent, on paya généreusement les deux bateliers pour qu'ils ne dissent rien au marquis,-qui déjà témoignait beaucoup dhumeur de ce qu'on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde tempête; elles sont terribles et imprévues«mr ce beau lac : des rafales de vent sortent à l'improvisle des deux gorges de montagnes placées dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse voulut débarquer au milieu de l'ouragan et des coups de tonnerre ; elle prétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac. et grand comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier: elle se verrait assiégée de toutes parts par


des vagues furieuses ; niais, en saillant de la barque, elle tomba dans l'eau. Fabrice se jeta après elle pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin. Sans doute il n'est pas beau de se noyer ; mais l'ennui, tout étonné, était banni du château féodal. La comtesse s'était passionnée pour le caractère primitif et pour l'astrologie de l'abbé Blanes. Le peu d'argent qui lui restait après l'acquisition de la barque avait été employé à acheter un petit télescope de rencontre, et presque, tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle allait s'établir sur la plate-forme d'une des tours gothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe, et l'on passait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.

Il faut avouer qu'il y avait des journées où la comtesse n'adressait la parole à personne ; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans de sombres rêveries ; elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir parfois l'ennui qu'il y a à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain elle riait comme la veille : c'étaient les doléances de la marquise, sa belle-soeur, qui produisaient ces impressions sombres sur celte âme naturellement si agissante.

— Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste château ! s'écriait la marquise.

Avant l'arrivée de la comtesse, elle n'avait pas même le courage d'avoir de ces regrets,

L'on vécut ainsi pendant l'hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa pauvreté, la comtesse vint passer quelques jours à Milan ; il s'agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait point à sa femme d'accompagner sa belle-soeur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c'était la pauvre veuve du général cisalpin qui prêtait quelqués sequins à la richissime marquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes ; on invitait à dîner de vieux amis, et l'on se consolait en riant de tout comme de vrais enfants. Cette gaieté italienne, pleine de brio et d'imprévu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils aîné répandaient autour d'eux à Grianta. Fabrice, à peine âgé de seize ans, représentait fort bien le chef de la maison.

Le 7 mars 1815, les dames étaient de retour, depuis l'avant-veille, d'un charmant petit voyage de Milan ; elles se promenaient dans la belle allée de platanes, récemment prolongée sur l'extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue : Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L'Europe eut la bonhomie d'être surprise de cet événement, qui ne surprit point le marquis


del Dongo ; il écrivit à son souverain une lettre pleine d'effusion de coeur ; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins d'accord avec les meneurs de Paris.

Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d'une troisième dépêche politique ; il s'occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l'effigie du souverain. Au même instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse Pietranera.

—Je pars, lui dit-il, je vais joindre l'empereur qui est aussi roi d'Italie ; il avait tant d'amitié pour ton mari ! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m'a donné son passe-port ; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je n'en ai que deux à moi ; mais s'il le faut, j'irai à pied.

La comtesse pleurait de joie et d'angoisse. — Grand Dieu ! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue ! s'écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.

Elle se leva et alla prendre dans l'armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles : c'était tout ce qu'elle possédait au monde.

—Prends, dit-elle à Fabrice ; mais au nom de Dieu, ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si lu nous manques? Quant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sau, ont bien le faire périr. N'as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan l'histoire des vingt-trois projets d'assassinat tous si bien combinés et auxquels il n'échappa que par miracle ? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n'est pas la volonté de le perdre qui manque à nos ennemis ; la France n'était plus rien depuis son départ.

C'était avec l'accent de l'émotion la plus vive que la comtesse parlait à Fabrice des futures destinées de Napoléon. — En te permettant d'aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j'ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.

—Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l'allée de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le


sud. Là, pour la première fois, j'ai remarqué au loin le bateau qui venait de Côme, porteur d'une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer à l'empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout à coup j'ai été saisi d'une émotion profonde. Le bateau a pris terre, l'agent a parlé bas à mon père, qui a changé de couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournais vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j'ai vu un aigle, l'oiseau de Napoléon ; il volait majestueusement se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l'instant, je traverserai la Suisse avec la rapidité de l'aigle, et j'irai offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie, et il aima mon oncle. A l'instant, quand je voyais encore l'aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries ; et la preuve que cette idée vient d'en haut, c'est qu'au même moment, sans discuter, j'ai pris ma résolution, et j'ai vu les moyens d'exécuter ce voyage. En un clin d'oeil toutes les tristesses qui, comme lu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J'ai vu cette grande image de l'Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée (1); elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mére malheureuse, je partirai, j'irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l'Europe.

— Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d'où jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mère, l'hiver de ma naissance, planta elle-même au bord de la grande fontaine dans notre forêt, à deux lieues d'ici : avant de rien faire, j'ai voulu l'aller visiter. Le printemps n'est pas trop avancé, me disais-je ; eh bien, si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l'état de torpeur où je languis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une véritable image du triste hiver ? ils sont pour moi ce que l'hîver est pour mon arbre.

(1) C'est un personnage" passionné qui parle ; il traduit en prose quelques vers du célèbre Monti.


Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j'arrivais a mon marronnier ; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J'ai bêché la terre avec respect A l'entour de l'arbre chéri. Aussitôt rempli d'un transport nouveau, j'ai traversé la montagne ; je suis arrivé à Menagio : il me fallait un passe-port pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, Il était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le réveiller ; mais il était debout avec trois de ses amis. A mon premier mot : —Tu vas rejoindre Napoléon! s'est-il écrié; et il m'a sauté au cou. Les autres aussi m'ont embrassé avec transport. — Pourquoi suis-je marié ! disait l'un d'eux.

Madame Pietranera était devenue pensive ; elle crut devoir présenter quelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu'elle se hâtait de lui donner. Mais, à défaut d'expérience, il avait de la résolution ; il ne daigna pas même écouter ces raisons, La comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui que du moins il fil part de son projet à sa mère.

—Elle le dira à mes soeurs, et ces femmes me trahiront à leur insu! s'écria Fabrice avec une sorte de hauteur héroïque.

—Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant an milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune ; car vous déplairez toujours aux hommes : vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.

La marquise fondit en larmes en apprenant l'étrange projet de son fils ; elle n'en sentait pas l'héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les murs d'une prison, ne pourrait l'empêcher de partir, elle lui remit le peu d'argent qu'elle possédait; puis elle se souvint qu'elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants, valant peut-être 10,000 francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les soeurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l'habit de voyage de notre héros ; il rendait à ces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses soeurs furent tellement enthousiasmées de son projet, elles l'embrassaient avec une joie si bruyante, qu'il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à cacher, et voulut partir sur-le-champ.

— Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses soeurs. Puisque j'ai tant d'argent, il est inutile d'emporter des hardes ; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et partit à l'instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si


vite, craignant toujours d'être poursuivi par des gens à cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignait plus d'être violenté sur la route solitaire par des gendarmes payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d'enfant qui donna de la consistance à la colère , du marquis. Fabrice prit un cheval, passa le Saint-Gothard ; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L'empereur était à Paris. Là commencèrent les malheurs de Fabrice ; il était parti dans la ferme intention de parler à l'empereur : jamais il ne lui était venu à l'esprit que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugène, et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins il allait dans la cour du château des Tuileries assister aux revues passées par Napoléon ; mais jamais il ne put approcher de l'empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément émus comme lui de l'extrême danger que courait la patrie. A la table de l'hôtel où il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets et de son dévouement ; il trouva des jeunes gens d'une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de lui voler tout l'argent qu'il possédait. Heureusement, par pure modestie, il n'avait pas parlé des diamants donnés par sa mère. Le matin où, à la suite d'une orgie, il se trouva décidément volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l'armée. Il ne savait rien, sinon qu'elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu'il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant une bonne cheminée, tandis que des soldats bivaquaient. Quoi que pût lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mêler imprudemment aux bivacs de l'extrême frontière, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à côté de la route, que les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n'avait rien qui rappelât l'uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s'approcha d'un feu, et demanda l'hospitalité en payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l'idée de payer, et lui accordèrent avec bonté une place au feu ; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure après, l'adjudant du régiment passant à portée du bivac, les soldats allèrent lui raconter l'arrivée de cet étranger parlant mal français. L'adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l'empereur avec un accent fort suspect ; sur quoi ce sons-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice


s'approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l'adjudant sous-officier, qu'aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d'abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu'avait son maître, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitôt un soldat appelé par l'adjudant lui mit la main sur le collet ; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d'un air sévère, l'adjudant ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.

Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l'obscurité rendue plus profonde en apparence par le feu des bivacs qui de toutes parts éclairaient l'horizon, l'adjudant remit Fabrice a un officier de gendarmerie qui, d'un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passe-port qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchandise.

— Sont-ils bêtes ! s'écria l'officier; c'est aussi trop fort !

Il fit des questions à notre héros qui parla de l'empereur et de la liberté dans les termes du plus vif enthousiasme ; sur quoi l'officier de gendarmerie fut saisi d'un rire fou.

— Parbleu ! tu n'es pas trop adroit ! s'écria-t-il. Il est un peu fort de café que l'on ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce ! Et, quoi que pût dire Fabrice, qui se tuait à expliquer qu'en effet il n'était pas marchand de baromètres, l'officier l'envoya à la prison de B..., petite ville du voisinage où notre héros arriva sur les trois heures du matin, outré de fureur et mort de fatigue.

Fabrice, d'abord étonné, puis furieux, ne comprenant absolument rien à ce qui lui arrivait, passa trente-trois longues journées dans celle misérable prison ; il écrivait lettres sur lettres an commandant de la place, et c'était la femme du geôlier, belle Flamande de trente-six ans, qui se chargeait de les faire parvenir. Mais comme elle n'avait nulle envie de faire fusiller un aussi joli garçon, et que d'ailleurs il payait bien, elle ne manquait pas de jeter au feu toutes ces lettres. Le soir, fort tard, elle daignait venir écouler les doléances du prisonnier ; elle avait dit à son mari que le blanc-bec avait de l'argent, sur quoi le prudent geôlier lui avait donné carte blanche. Elle usa de la permission et reçut quelques napoléons d'or, car l'adjudant n'avait enlevé que les chevaux, et l'officier de gendarmerie n'avait rien confisqué du tout. Une après-midi du mois de juin, Fabrice entendit une forte canonnade assez éloignée. On se battait donc enfin ! son coeur bondissait d'impatience. Il entendit aussi beaucoup de bruit dans la ville ; en effet, un grand mouvement s'opérait, trois divisions traversaient B... Quand, sur les onze heures du soir, la


femme du geôlier vint partager ses peines, Fabrice fut plus aimable encore que de coutume ; puis, lui prenant les mains :

— Faites-moi sortir d'ici, je jurerai sur l'honneur de revenir dans la prison dès qu'on aura cessé de se battre.

— Balivernes que tout cela ! As-tu du quibus ? Il parut inquiet, il ne comprenait pas le mot quibus. La geôlière, voyant ce mouvement, jugea que les eaux étaient basses, et, au lieu de parler de napoléons d'or comme elle l'avait résolu, elle ne parla plus que de francs.

—Ecoute, lui dit-elle, si lu peux donner une centaine de francs, je mettrai un double napoléon sur chacun des yeux du caporal qui va venir relever la garde pendant la nuit. Il ne pourra te voir partir de prison, et si son régiment doit filer dans la journée, il acceptera.

Le marché fut bientôt conclu. La geôlière consentit même à cacher Fabrice dans sa chambre, d'où il pourrait plus facilement s'évader le lendemain malin.

Le lendemain, avant l'aube, cette femme tout attendrie dit à Fabrice :

— Mon cher petit, tu es encore bien jeune pour faire ce vilain métier : crois-moi, n'y reviens plus,

—Mais quoi ! répétait Fabrice, il est donc criminel de vouloir défendre la patrie?

— Suffit. Rappelle-toi toujours que je t'ai sauvé la vie ; ton cas était net, tu aurais été fusillé. Mais ne le dis à personne, car tu nous ferais perdre notre place à mon mari et à moi surtout ne répète jamais ton mauvais conte d'un gentilhomme de Milan déguisé en marchand de baromètres : c'est trop bête. Ecoute-moi bien, je vais te donner les habits d'un hussard mort avant-hier dans la prison ; n'ouvre la bouche que le moins possible ; mais enfin, si un maréchal des logis ou un officier t'interroge de façon à te forcer de répondre, dis que tu es resté malade chez un paysan qui t'a recueilli par charité comme tu tremblais la fièvre dans un fossé de la route. Si l'on n'est pas satisfait de cette réponse, ajoute que lu vas rejoindre ton régiment. On t'arrêtera peut-être à cause de ton accent : alors dis que tu es né en Piémont, que tu es un conscrit resté en France l'année passée, etc., etc.

Pour la première fois, après trente-trois jours de fureur, Fabrice comprit le fin mot de tout ce qui lui arrivait. On le prenait pour un espion. Il raisonna avec la geôlière, qui, ce matin-là, était fort tendre ; et enfin, tandis qu'armée d'une aiguille elle rétrécissait les habits du bussard, il raconta son histoire bien clairement à cette femme


étonnée. Elle y crut un istant : il avait l'air si naïf, et il était si joli habillé en hussard !

— Puisque lu as tant de bonne volonté pour te battre, lui dit-elle enfin à demi persuadée, il fallait donc en arrivant à Paris t'engager dans un régiment. En payant à boire à un maréchal des logis, ton affaire était faite ! La geôlière ajouta beaucoup de bons avis pour l'avenir, et enfin, à la petite pointe du jour, mit Fabrice, hors de chez elle, après lui avoir fait jurer cent et cent fois que jamais il ne prononcerait son nom, quoi qu'il pût arriver. Dès que Fabrice fut sorti de la petite ville, marchant gaillardement le sabre de hussard sous le bras, il lui vint un scrupule. Me voici, se dit-il, avec l'habit et la feuille de route d'un hussard mort en prison, où l'avait conduit, dit-on, le vol d'une vache et de quelques couverts d'argent ! J'ai peur ainsi dire succédé à son être et cela sans le vouloir ni le prévoir en aucune manière ! Gare la prison !... Le présage est clair, j'aurai beaucoup à souffrir de la prison !

Il n'y avait pas une heure que Fabrice avait quitté sa bienfaitrice, lorsque la pluie commença à tomber avec une telle force, qu'à peine le nouvel hussard pouvait-il marcher, embarrassé par des bottes grossières qui n'étaient pas faites pour lui. Il fit rencontre d'un paysan monté sur un méchant cheval, il acheta le cheval en s'expliquant par signes ; la geôlière lui avait recommandé de parler le moins possible, à cause de son accent.

Ce jour-là l'armée, qui venait de gagner la bataille de Ligny, était eu pleine marche sur Bruxelles ; on était à la veille de la bataille de Waterloo. Sur le midi, la pluie à verse continuant toujours, Fabrice entendit le bruit du canon ; ce bonheur lui fit oublier tout à fait les affeux moments de désespoir que venait de lui donner cette prison si injuste. Il marcha jusqu'à la nuit très-avancée, et comme il commençait à avoir quelque bon sens, il alla prendre son logement dans une maison de paysan fort éloignée de la route. Ce paysan pleurait et prétendait qu'on lui avait tout pris ; Fabrice lui donna un écu, et il trouva de l'avoine. Mon cheval n'est pas beau, se dit Fabrice ; mais n'importe, il pourrait bien se trouver du goût de quelque adjudant, et il alla coucher à l'écurie à ses côtés. Une heure avant le jour, le lendemain, Fabrice était sur la route, et, à force de caresses, il était parvenu à faire prendre le trot à son cheval. Sur les cinq heures, il entendit la canonnade : c'étaient les préliminaires de Waterloo.


III

Fabrice trouva bientôt des vivandières, et l'extrême reconnaissance qu'il avait pour la geôlière de B... le porta à leur adresser la parole ; il demanda à Tune d'elles où était le régiment de hussards, auquel il appartenait.

—Tu ferais tout aussi bien de ne pas tant te presser, mon petit soldat, dit la cantinière touchée par la pâleur et les beaux yeux de Fabrice. Tu n'as pas encore la poigne assez ferme pour les coups de sabre qui vout se donner aujourd'hui. Encore si lu avais un fusil, je ne dis pas, tu pourrais lâcher ta balle comme un autre.

Ce conseil déplut à Fabrice ; mais il avait beau pousser son cheval, il ne pouvait aller plus vite que la charrette de la cantinière. De temps à autre le bruit du canon semblait se rapprocher et les empêchait de s'entendre, car Fabrice était tellement hors de lui d'enthousiasme et de bonheur, qu'il avait renoué la conversation. Chaque mot de la cantinière redoublait son bonheur en le lui faisant comprendre. A l'exception de son vrai nom et de sa fuite de prison, il finit par tout dire à cette femme qui semblait si bonne. Elle était fort étonnée et ne comprenait rien du tout à ce que lui racontait ce beau jeune soldat.

—Je vois le fin mot, s'écria-t-elle enfin d'un air de triomphe : vous êtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4e dé hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l'uniforme que vous portez, et vous courez après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut, vous n'avez jamais été soldat ; mais, comme un brave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez y paraître,.et né pas passer pour un capon

Fabrice convint de tout : c'était le seul moyen qu'il eût de recevoir de bons conseils. J'ignore toutes les façons d'agir de ces Français, se disait-il, et si je ne suis pas guidé par quelqu'un, je par¬


viendrai encore à me faire jeter en prison, et l'on me volera mon cheval.

— D'abord, mon petit, lui dit la cantiniére, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n'as pas vingt ans : c'est tout le bout du monde si tu en as dix-sept.

C'était la vérité, et Fabrice l'avoua de bonne grâce.

—Ainsi, lu n'es pas même conscrit ; c'est uniquement à cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste ! elle n'est pas dégoûtée. Si lu as encore quelques-uns de ces jaunets qu'elle t'a remis, il faut primo que tu achètes un autre cheval ; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronde d'un peu près : c'est là un cheval de paysan qui te fera tuer dés que tu seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois làbas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit ! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps.

Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière, la pria de se payer.

— C'est pitié de le voir ! s'écria cette femme ; le pauvre petit en sait pas seulement dépenser son argent ! Tu mériterais bien qu'après avoir empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte : du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, eu me voyant détaler ? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d'or. Tiens, lui dit-elle, voilà 18 fr. 50 cent., et ton déjeuner te coûte 39 sous. Maintenant, nous allons bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bêle est petite, tu en donneras 10 francs, et, dans tous les cas, jamais plus de 20 francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.

Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femme qui s'avançait à travers champs, et qui passa sur la route.

—Holà, hé ! lui cria cette femme ; ho'à ! Margot! ton 6e léger est sur la droite.

—Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandiére à notre héros : mais en vérité tu me fais pitié; j'ai de l'amitié pour toi, sacrédié ! Tu ne sais rien de rien, lu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu ! Viens-t'en au 6e léger avec moi.

—Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et je suis résolu d'aller là-bas vers cette fumée blanche.

—Regarde comme ton cheval remué les'oreilles ! Dés qu'il sera


là-bas, quelque peu de vigueur qu'il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m'en croire? Dés que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.

Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu'elle avait deviné juste.

—Pauvre petit ! il va être tué tout de suite ; vrai comme Dieu ! ça ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d'un air d'autorité.

—Mais je veux me battre.

—Tu le battras aussi ; va, le 6e léger est un fameux, et aujourd'hui il y en a pour tout le monde.

—Mais serons-nous bientôt à votre régiment ?

— Dans un quart d'heure tout au plus.

Recommandé par celte brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre. A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n'attendait pas l'autre. C'est comme un chapelet, dit Fabrice.

—On commence à distinguer les feux des pelotons, dit la vivandière en donnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.

La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies ; il y avait un pied de boue ; la petite charrette fut sur le point d'y rester : Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois ; bientôt le chemin, moins rempli d'eau, ne fut plus qu'un sentier au milieu du gazon. Fabrice n'avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s'arrêta tout court : c'était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.

La ligure de Fabrice, trés-pâle naturellement, prit une teinte verte fort, prononcée ; la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant à elle-même : Ça n'est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle éclata de rire.

— Ha ! ha ! mon petit ! s'écria-t-elle, en voilà du nanan ! Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout, c'était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel on n'avait laissé qu'un mauvais pantalon tout souillé de sang.

—Approche, lui dit la cantinière, descends de cheval ; il faut que lu t'y accoutumes. Tiens, s'écria-t-elle, il en a eu par la tête.

Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée,


et défigurait ce cadavre d'une façon hideuse ; il était resté avec un oeil ouvert.

—Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une poignée de main pour voir s'il le la rendra.

Sans hésiter, quoique prés de rendre l'âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la main du cadavre qu'il secoua ferme ; puis il resta comme anéanti : il sentait qu'il n'avait pas la force de remonter à cheval. Le qui lui faisait horreur surtout, c'était cet oeil ouvert.

La vivandière va me croire un lâche, se disait-il avec amertume. Mais il sentait l'impossibilité de faire un mouvement : il serait tombé. Ce moment fut alfreux ; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s'en aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre d'eau-de-vie qu'il avala d'un trait ; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du coin de l'oeil.

—Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd'hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu'il faut que tu apprennes le métier de soldat.

—Au contraire, je veux me battre tout de suite, s'écria notre héros d'un air sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière. Le bruit du canon redoublait et semblait s'approcher. Les coups commençaient à former comme une basse continue ; un coup n'était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d'un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.

Dans ce moment la roule s'enfonçait au milieu d'un bouquet de bois. La vivandière vil trois ou quatre soldats des notres qui venaient à elle courant à toutes jambes; elle sauta lestement à bas de sa voiture et courut se cacher à quinze ou vingt pas du chemin. Elle se blottit dans un trou qui était resté au lieu où l'on venait d'arracher un grand arbre. Donc, se dit Fabrice, je vais voir si je suis un lâche ! Il s'arrêta auprès de la petite voilure abandonnée par la cantinière et lira son sabre. Les soldats ne firent pas attention à lui et passèrent en courant le long du bois, à gauche de la route.

— Ce sont des nôtres, dit tranquillement la vivandière en revenant tout essoufflée vers sa petite voiture... Si ton cheval était capable de galoper, je te dirais pousse en avant jusqu'au bout du bois, vois s'il y a quelqu'un dans la plaine. Fabrice ne se le fit pas dire deux fois, il arracha une branche à un peuplier, l'effeuilla et se mit à battre son cheval à tour de bras la rosse prit le galop un instant


puis revint à son petit trot accoutumé. La vivandière avait mis son cheval au galop. —Arrête-toi donc, arrête ! criait-elle à Fabrice. Bientôt tous les deux furent hors du bois. En arrivant au bord de la plaine, ils entendirent un tapage effroyable, le canon et la mousque-terie tonnaient de tous les côtés, à droite, à gauche, derrière. Et comme le bouquet de bois d'où ils sortaient occupait un tertre élevé de huit ou dix pieds au-dessus de la plaine, ils aperçurent assez bien un coin de la bataille ; mais enfin il n'y avait personne dans le pré au delà du bois. Ce pré était bordé, à mille pas de distance, par une longue rangée de saules, très-touffus ; au-dessus des saules paraissait une fumée blanche qui quelquefois s'élevait dans le ciel en tournoyant.

— Si je savais seulement où est le régiment, disait la cantiniére embarrassée ! Il ne faut pas traverser ce grand pré tout droit. A propos, toi, dit-elle à Fabrice, si tu vois un soldat ennemi, pique-le avec la pointe de ton sabre, ne va pas t'amuser à le sabrer.

A ce moment, la cantiniére aperçut les quatre soldats dont nous venons de parler : ils débouchaient du bois dans la plaine à gauche de la route. L'un d'eux était à cheval.

—Voilà ton affaire, dit-elle à Fabrice. Holà, ho! cria-t-elle à celui qui était à cheval, viens donc ici boire le verre d'eau-de-vie. Les soldats s'approchèrent.

— Où est le 6e léger? cria-t-elle.

— La-bas, à cinq minutes d'ici, en avant de ce canal qui est le long des saules ; même que le colonel Macon vient d'être tué.

— Veux-tu 5 francs de ton cheval, toi ?

— 5 francs ! lu ne plaisantes pas mal, petite mère, un cheval d'officier que je vais vendre cinq napoléons ayant un quart d'heure.

— Donne-m'en un de les napoléons, dit la vivandière à Fabrice. Puis s'approchant du soldat à cheval : Descends vivement, lui dit-elle, voilà ton napoléon.

Le soldat descendit, Fabrice sauta en selle gaiement, la vivandière détachait le petit porte-manteau qui était sur la rosse.

— Aidez-moi donc, vous autres ! dit-elle aux soldats : c'est comme ça que vous laissez travailler une dame !

Mais à peine le cheval de prise sentit le portemanteau, qu'il se mit à se cabrer, et Fabrice, qui montait fort bien, eut besoin de toute sa force pour le contenir.

—Bon signe ! dit la vivandière ; le monsieur n'est pas accoutumé au chatouillement du portemanteau

—Un cheval de général, s'écriait le soldat qui l'avait vendu, un cheval qui vaut dix napoléons comme un liard.


—Voilà 20 francs, lui dit Fabrice, qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les jambes un cheval qui eût du mouvement.

A ce moment, un boulet donna dans une ligne de saules, qu'il prit de biais, et Fabrice eut le curieux spectacle de toutes ces petites branches volant de côté et d'autre comme rasées par un coup de faux.

—Tiens, voilà le brutal qui s'avance, lui dit le soldat en prenant ses 20 francs. Il pouvait être deux heures.

Fabrice était encore dans l'enchantement de ce spectacle curieux, lorsqu'une troupe de généraux, suivis d'une vingtaine de hussards, traversèrent au galop un des angles de la vaste prairie au bord de laquelle il était arrêté : son cheval hennit, se cabra deux ou trois fois de suite, puis donna des coups de tête violents contre la bride qui le retenait. Eh bien, soit ! se dit Fabrice.

Le cheval, laissé à lui-même, partit ventre à terre et alla rejoindre l'escorte qui suivait les généraux. Fabrice compta quatre chapeaux bordés. Un quart d'heure après, par quelques mots que dit un hussard son voisin, Fabrice comprit qu'un de ces généraux était le célèbre maréchal Ney. Son bonheur fut au comble ; toutefois il ne put deviner lequel des quatre généraux était le maréchal Ney ; il eût donné tout au monde pour le savoir, mais il se rappela qu'il ne fallait pas parler. L'escorte s'arrêta pour passer un large fossé rempli d'eau par la pluie de la veille ; il était bordé de grands arbres et terminait sur la gauche la prairie à l'entrée de laquelle Fabrice avait acheté le cheval. Presque tous les hussards avaient mis pied à terre; le bord du fossé était à pic et fort glissant, et l'eau se trouvait bien à trois ou quatre pieds en contre-bas au-dessous de la prairie. Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal Ney et à la gloire qu'à son cheval, lequel, étant fort animé, sauta dans le canal ; ce qui fit rejaillir l'eau à une hauteur considérable. Un des généraux fut entièrement mouillé par la nappe d'eau, et s'écria en jurant : Au diable la f.... bête ! Fabrice se sentit profondément blessé de cette injure. Puis-je en demander raison? se dit-il. En attendant, pour prouver qu'il n'était pas si gauche, il entreprit de faire monter à son cheval la rive opposée du fossé ; mais elle était à pic et haute de cinq à six pieds. Il fallut y renoncer ; alors il remonta le courant, son cheval ayant de l'eau jusqu'à la tête, et enfin trouva une sorte d'abreuvoir; par celte pente douce il gagna facilement le champ de l'autre côté du canal. Il fut le premier homme de l'escorte qui y parut ; il se mit à trotter fièrement le long du bord : au fond du canal les hussards se démenaient, assez embarrassés de leur posi-


tion ; car en beaucoup d'endroits l'eau avait cinq pieds de profondeur. Deux au trois chevaux prirent peur et voulurent nager, ce qui fit un barbotement épouvantable. Un maréchal des logis s'aperçut de la manoeuvre que venait de faire ce blanc-bec, qui avait l'air si peu militaire.

—Remontez ! il y a un, abreuvoir à gauche ! s'écria-t-il. Et peu à peu tous passèrent.

En arrivant sur l'autre rive, Fabrice y avait trouvé les généraux tout seuls ; le bruit du canon lui sembla redoubler ; ce fut à peine s'il entendit le général, par lui si bien mouillé, qui criait à son oreille :

—Où as-tu pris ce cheval ?

Fabrice était tellement troublé, qu'il répondit en italien :

— L'ho comprato poco fa (Je viens de l'acheter à l'instant).

—Que dis-tu ? lui cria le général.

Mais le tapage devint tellement fort en ce moment, que Fabrice ne put lui répondre. Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop ; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.

— Les habits rouges! les habits rouges! criaient avec joie les hussards de l'escorte. Et d'abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient velus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur : il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore ; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.

—Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie


la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin :

—Quel est-il ce général qui gourmande son voisin?

—Pardi, c'est le maréchal !

—Quel maréchal?

—Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà ! où as-tu servi jusqu'ici ?

Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de

l'injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskowa, le brave des braves.

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas dé l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles : il voulait suivre les autres. Le sang coulait dans la boue.

Ah ! m'y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J'ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l'escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c'étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d'où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines il n'y comprenait rien du tout,

A ce moment, les généraux et l'escorte descendirent dans un petit chemin plein d'eau, qui était à cinq pieds en contre-bas.

Le maréchal s'arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva trés-blond, avec une grosse tête rouge. Nous n'avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajouta-t-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros. Il regarda les hussards ; à l'exception d'un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l'escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l'ennemi. C'étaient des lignes fort étendues


d'hommes rouges ; mais ce qui l'étonna fort, ces hommes lui semblaient tout petits. Leurs longues files, qui étaient des régiments ou des divisions, ne lui paraissaient pas plus hautes que des haies. Une ligne de cavaliers rouges trottait pour se rapprocher du chemin en contre-bas que le maréchal et l'escorte s'étaient mis à suivre au petit pas, pataugeant dans la houe. La fumée empêchait de rien distinguer du côté vers lequel on s'avançait ; l'on voyait quelquefois des hommes au galop se détacher sur cette fumée blanche.

Tout à coup, du côté de l'ennemi, Fabrice vit quatre hommes qui arrivaient ventre à terre. Ah ! nous sommes attaqués, se dit-il ; puis il vit deux de ces hommes parler au maréchal. Un des généraux de la suite de ce dernier partit au galop du côté de l'ennemi, suivi de deux hussards de l'escorte et des quatre hommes qui venaient d'arriver. Après un petit canal que tout le monde passa, Fabrice se trouva à côté d'un maréchal des logis qui avait l'air fort bon enfant. Il faut que je parle à celui-là, se dit-il, peut-être ils cesseront de me regarder. Il médita longtemps.

—Monsieur, c'est la première fois que j'assiste à la bataille, dit-il enfin au maréchal des logis ; mais ceci est-il une véritable bataille?

—Un peu. Mais vous, qui êtes-vous?

—Je suis frère de la femme d'un capitaine.

— Et comment l'appelez-vous, ce capitaine?

Notre héros fut terriblement embarrassé ; il n'avait point prévu celte question. Par bonheur, le maréchal et l'escorte repartaient au galop. Quel nom françaisdirai-je?pensait-il. Enfin il se rappela le nom du maître de l'hôtel où il avait logé à Paris ; il rapprocha son cheval de celui du maréchal des logis, et lui cria de toutes ses forces :

—Le capitaine Meunier ! L'autre, entendant mal à cause du roulement du canon, lui répondit : Ah ! le capitaine Teulier? Eh bien, il a été tué. Bravo ! se dit Fabrice. Le capitaine Teulier ; il faut faire l'affligé. — Ah, mon Dieu! cria-t-il ; et il prit une mine pileuse. On était sorti du chemin en contre-bas, on traversait un petit pré ; on allait ventre à terre, les boulets arrivaient de nouveau, le maréchal se porta vers une division de cavalerie. L'escorte se trouvait au milieu de cadavres et de blessés ; mais ce spectacle ne faisait déjà plus autant d'impression sur notre héros ; il avait autre chose à penser.

Pendant que l'escorte était arrêtée, il aperçut la petite voiture d'une cantinière, et sa tendresse pour ce corps respectable l'emportant sur tout, il partit au galop pour la rejoindre.

—Restez donc, s...! lui cria le maréchal des logis.

Que peut-il me faire ici ? pensa Fabrice. Et il continua de galoper


vers la cantinière. En donnant de l'éperon à son cheval, il avait eu quelque espoir que c'était sa bonne cantiniére du matin ; les chevaux et les petites charrettes se ressemblaient tort, mais la propriétaire était tout autre, et notre héros lui trouva l'air fort méchant. Comme il l'abordait, Fabrice l'entendit qui disait : Il était pourtant bien bel homme ! Un fort vilain spectacle attendait là le nouveau soldat : on coupait la cuisse à un cuirassier, beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Fabrice ferma les yeux et but coup sur coup quatre verres d'eau-de-vie.

—Comme tu y vas, gringalet ! s'écria la cantiniére. L'eau-de-vie lui donna une idée : Il faut que j'achète la bienveillance de mes camarades les hussards de l'escorte.

— Donnez-moi le reste de la bouteille, dit-il à la vivandière.

—Mais sais-tu. répondit-elle, que ce reste-là coûte 10 francs, un jour comme aujourd'hui?

Comme il regagnait l'escorte au galop:

—Ah ! tu nous rapportes la goutte ! s'écria le maréchal des logis ; c'est pour ça que lu désertais ? Donne.

La bouteille circula ; le dernier qui la prit la jeta en l'air après avoir bu. —Merci, camarade! cria-l-il à Fabrice. Tous les yeux le regardèrent avec bienveillance. Ces regards ôtérent un poids de cent livres de dessus le coeur de Fabrice : c'était un de ces coeurs de fabrique trop fine qui ont besoin de l'amitié de ce qui les entoure. Enfin il n'était plus mal vu de ses compagnons, il y avait liaison entre eux ! Fabrice respira profondément, puis d'une voix libre, il dit au maréchal des logis :

—Et si le capitaine Teulier a été tué, où pourrai-je rejoindre ma soeur? Il se croyait un petit Machiavel, de dire si bien Teulier au lieu de Meunier.

— C'est ce que vous saurez ce soir, lui répondit le maréchal des logis.

L'escorte repartit et se porta vers des divisions d'infanterie. Fabrice se sentait tout à fait enivré ; il avait bu trop d'eau-dè-vie, il roulait un peu sur sa selle : il se souvint fort à propos d'un mot que répétait le cocher de sa mère : Quand on a levé le coude, il faut regarder entre les oreilles de son cheval, et faire comme fait le voisin. Le maréchal s'arrêta longtemps auprès de plusieurs corps de cavalerie qu'il fit cha.ger; mais pendant une heure ou deux notre héros n'eut guère la conscience de ce qui se passait autour de lui. Il se sentait fort las, et quand son cheval galopait il retombait sur la selle comme un morceau de plomb.

Tout à coup le maréchal des logis cria à ses hommes :


—Vous ne voyez donc pas l'empereur, s...! Sur-le-champ l'escorte cria vive l'empereur ! à tue-tête. On peut penser si notre héros regarda de tous ses yeux, mais il ne vil que des généraux qui galopaient, suivis, eux aussi, d'une escorte. Les longues crinières pendantes que portaient à leurs casques les dragons de la suite l'empêchèrent de distinguer les figures. Ainsi, je n'ai pu voir l'empereur sur un champ de bataille, à cause de ces maudits verres d'eau-de-vie ! Celte réflexion le réveilla tout à fait.

On redescendit dans un chemin rempli d'eau, les chevaux voulurent boire.

— C'est donc l'empereur qui a passé là ? dit-il à son voisin.

— Eh ! certainement, celui qui n'avait pas d'habit brodé. Comment ne l'avez-vous pas vu? lui répondit le camarade avec bienveillance. Fabrice eut grande envie de galoper après l'escorte de l'empereur et de s'y incorporer. Quel bonheur de faire réellement la guerre à la suite de ce héros ! C'était pour cela qu'il était venu en France. J'en suis parfaitement le maître, se dit-il, car enfin je n'ai d'autre raison pour faire le service que je fais, que la volonté de mon cheval qui s'est mis à galoper pour suivre ces généraux.

Ce qui détermina Fabrice à rester, c'est que les hussards ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l'ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l'Arioste. S'il se joignait à l'escorte de l'empereur, il y aurait une nouvelle connaissance à faire ; peut-être même on lui ferait la mine, car ces autres cavaliers étaient des dragons, et lui portait l'uniforme de hussard ainsi que tout ce qui suivait le maréchal. La façon dont on le regardait maintenant mit notre héros au comble du bonheur ; il eût fait tout au monde pour ses camarades ; son âme et son esprit étaient dans les nues. Tout lui semblait avoir changé de face depuis qu'il était avec des amis ; il mourait d'envie de faire des questions. Mais je suis encore un peu ivre, se dit-il, il faut que je me souvienne de la geôlière. Il remarqua en sortant du chemin creux que l'escorte n'était plus avec le maréchal Ney ; le général qu'ils suivaient était grand, mince, et avait la figure sèche et l'oeil terrible.

Ce général n'était autre que le comte d'A... le lieutenant Robert du la mai 1796. Quel bonheur il eût trouvé à voir Fabrice del Dongo !

Il y avait déjà longtemps que Fabrice n'apercevait plus la terre volant en miettes noires sous l'action des boulets. On arriva derrière un régiment de cuirassiers : il entendit distinctement les


biscaïens frapper sur les cuirasses et il vit tomber plusieurs hommes.

Le soleil était déjà fort bas, et il allait se coucher lorsque l'escorte, sortant d'un chemin creux, monta une petite pente de trois ou quatre pieds pour entrer dans une terre labourée. Fabrice entendit un petit bruit singulier tout prés de lui ; il tourna la tête : quatre hommes étaient tombés avec leurs chevaux ; le général lui-même avait été renversé, mais il se relevait tout couvert de sang. Fabrice regardait les hussards jetés par terre : trois faisaient encore quelques mouvements convulsifs, le quatrième criait : Tirez-moi de dessous ! Le maréchal des logis et deux ou trois hommes avaient mis pied à terre pour secourir le général qui, s'appuyant sur son aide de camp, essayait de faire quelques pas ; il cherchait à s'éloigner de son cheval qui se débattait, renversé par terre et lançait des coups, de pied furibonds.

Le maréchal des logis s'approcha de Fabrice. A ce moment notre héros entendit dire derrière lui et tout prés de son oreille : C'est le seul qui puisse encore galoper. Il se sentit saisir les pieds ; on les élevait en même temps qu'on lui soutenait le corps par-dessous les bras ; on le fit passer par-dessus la croupe de son cheval, puis on le laissa glisser jusqu'à terre, où il tomba assis.

L'aide de camp prit le cheval de Fabrice par la bride ; le général, aide par le maréchal des logis, monta et partit au galop ; il fut suivi rapidement par les six hommes qui restaient. Fabrice se releva furieux, et se mit à courir après eux en criant : Ladri! ladri! (voleurs ! voleurs ! ) Il était plaisant de courir après les voleurs au milieu d'un champ de bataille.

L'escorte et le général, comte d'A..., disparurent bientôt derrière une rangée de saules. Fabrice, ivre de colère, arriva aussi à une ligne de saules ; il se trouva tout contre un canal fort profond qu'il traversa. Puis, arrivé de l'autre côté, il se remit à jurer en apercevant de nouveau, mais à une très-grande distance, le général et l'escorte qui se perdaient dans les arbres. Voleurs ! voleurs ! criait-il maintenant en français. Désespéré, bien moins de la perte de son cheval que de la trahison, il se laissa tomber au bord du fossé, fatigué et mourant de faim. Si son beau cheval lui eût. été enlevé par l'ennemi, il n'y eût pas songé : mais se voir trahir et voler par ce maréchal des logis qu'il aimait tant et par ces hussards qu'il regardait comme des frères ! c'est ce qui lui brisait le coeur. Il ne pouvait se consoler de tant d'infamie, et, le dos appuyé contre un saille, il se mit à pleurer à chaudes larmes. Il défaisait un à tin tous ces beaux rêves d'amitié chevaleresque et sublime, comme celle des


héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n'était rien, entouré d'âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du dernier soupir ! mais garder son enthousiasme entouré de vils fripons ! ! ! Fabrice exagérait comme tout homme indigné. Au bout d'un quart d'heure d'attendrissement, il remarqua que les boulets commençaient à arriver jusqu'à la rangée d'arbres à l'ombre desquels il méditait. Il se leva et chercha à s'orienter. Il regardait ces prairies bordées par un large canal et la rangée de saules touffus : il crut se reconnaître. Il aperçut un corps d'infanterie qui passait le fossé et entrait dans les prairies, à un quart de lieue en avant de lui. J'allais m'endormir, se dit-il ; il s'agit de n'être pas prisonnier. Et il se mit à marcher trés-vite. En avançant il fut rassuré ; il reconnut l'uniforme : les régiments par lesquels il craignait d'être coupé étaient français. Il obliqua à droite pour les rejoindre.

Après la douleur morale d'avoir été si indignement trahi et volé, il en était une autre qui, à chaque instant, se faisait, sentir plus vivement : il mourait de faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu'aprés avoir marché, ou plutôt couru pendant dix minutes, il s'aperçut que le corps d'infanterie, qui allait très-vite aussi, s'arrêtait comme pour prendre position. Quelques minutes plus tard, il se trouvait au milieu des premiers soldats.

—Camarades, pourriez-vous me vendre un morceau de pain?

—Tiens ! cet. autre qui nous prend pour des boulangers !

Ce mot dur et le ricanement général qui le suivit accablèrent Fabrice. La guerre n'était donc plus ce noble et commun élan d'âmes amantes de la gloire qu'il s'était figuré d'après les proclamations de Napoléon ! Il s'assit, ou plutôt se laissa tomber sur le gazon ; il devint trés-pâle. Le soldat qui lui avait parlé, et qui s'était arrêté à dix pas pour nettoyer la batterie de son fusil avec son mouchoir, s'approcha et lui jeta un morceau de pain ; puis voyant qu'il ne le ramassait pas, le soldat lui mit un morceau de ce pain dans la bouche. Fabrice ouvrit les yeux, et mangea ce pain sans avoir la force de parler. Quand enfin il chercha des yeux le soldat pour le payer, il se trouva seul ; les soldats les plus voisins de lui étaient éloignés de cent pas et marchaient. Il se leva machinalement et les suivit. Il entra dans un bois ; il allait tomber de fatigue, et cherchait déjà de l'oeil une place commode ; mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d'abord le cheval, puis la voiture, et enfin la cantiniére du matin ! Elle accourut à lui et fut effrayée de sa mine.

—Marche encore, mon petit, lui dit-elle. Tu es donc blessé ?... Et ton beau cheval ? En parlant ainsi elle le conduisait vers sa voiture,


où elle le fil monter, en le soutenant par-dessous les bras. A peine dans la voilure, notre héros, excédé de fatigue, s'endormit profondément (1).

IV

Rien ne put le réveiller, ni les coups de fusil tirés fort prés de la petite charrette, ni le trot du cheval que la" cantinière fouettait à tour de bras. Le régiment, attaqué à l'improviste par des nuées de cavalerie ? prussienne, après avoir cru à la victoire toute la journée, battait en retraite, ou plutôt s'enfuyait du côté de la France.

Le colonel, beau jeune homme, bien ficelé, qui venait de succéder à Maçon, fut sabré; le chef de bataillon qui le remplaça dans le commandement, vieillard à cheveux blancs, fit faire halte au régiment. — F ! dit-il aux soldats, du temps de la république on attendait pour filer d'y être forcé par l'ennemi Défendez chaque

pouce de terrain, et faites-vous tuer! s'écriait-il en jurant : c'est maintenant le sol de la patrie que ces Prussiens veulent envahir !

La petite charrette s'arrêta, Fabrice se réveilla tout à coup. Le soleil était couché depuis longtemps ; il lut tout étonné de voir qu'il était presque nuit. Les soldats couraient de côté et d'autre dans une confusion qui surprit fort notre héros ; il trouva qu'ils avaient l'air penaud.

— Qu-est-ce douc ? dit-il à la cantinière.

—Rien du tout. C'est que nous sommes flambés, mon petit ; c'est la cavalerie des Prussiens qui nous sabre, rien que ça. Le bêta de général a dabord cru que c'était la nôtre. Allons, vivement, aide-moi à réparer le trait de Cocotte qui s'est cassé.

Quelques coups de fusil partirent à dix pas de distance. Notre héros, frais et dispos, se dit. Mais réellement pendant toute la journée je ne me suis pas battu, j'ai seulement escorté un général. — Il faut que je me batte, dit-il à la cantinière.

—Sois tranquille, tu te battras, et plus que lu ne voudras ! Nous sommes perdus.

Aubry, mon garçon, cria-t-elle à un caporal qui passait, regarde toujours de temps en temps où en est la petite voiture.

(!)• Para v. P. y E. 13 x. 38.


—Vous allez vous battre ? dit Fabrice à Aubry.

—Non, je vais mettre mes escarpins pour aller à la danse !

—Je vous suis.

—Je te recommande le petit hussard, cria la cantinière, le jeune bourgeois a du coeur. Le caporal Aubry marchait sans dire mot. Huit ou dix soldats le rejoignirent en courant, il les conduisit derrière un gros chêne entouré de ronces. Arrivé là, il les plaça au bord du bois, toujours sans mot dire, sur une ligne fort étendue ; chacun était au moins à dix pas de son voisin.

—Ah çà ! vous autres, dit le caporal, et c'était la première fois qu'il parlait, n'allez pas faire feu-avant l'ordre : songez que vous n'avez plus que trois cartouches.

Mais que se passe-t-il donc? se demandait Fabrice. Enfin, quand il se trouva seul avec le caporal, il lui dit :

—Je n'ai pas de fusil.,

— Tais-toi d'abord! Avance-toi là, à cinquante pas en avant du bois, tu trouveras quelqu'un des pauvres soldats du régiment qui viennent d'être sabrés ; tu lui prendras sa giberne et son fusil. Ne va pas dépouiller un blessé, au moins ; prends le fusil et la giberne d'un qui soit bien mort, et dépêche-toi, pour ne pas recevoir les coups de fusil de nos gens. Fabrice partit en courant et revint bien vite avec un fusil et une giberne.

—Charge ton fusil et mets-toi là derrière cet arbre, et surtout ne va pas tirer avant l'ordre que je t'en donnerai... Dieu de Dieu ! dit le caporal en s'interrompant, il ne sait pas même charger son arme... ! Il aida Fabrice en continuant son discours. Si un cavalier ennemi galope sur toi pour te sabrer, tourne autour de ton arbre et ne lâche ton coup qu'à bout portant, quand ton cavalier sera à trois pas de toi : il faut presque que la baïonnette touche son uniforme.

—Jette donc ton grand sabre ! s'écria le caporal : veux-tu qu'il te fasse tomber, nom de D... ! Quels soldats on nous donne maintenant ! En parlant ainsi, il prit lui-même le sabre qu'il jeta au loin avec colère.

—Toi, essuie la pierre de ton fusil avec ton mouchoir. Mais as-tu jamais tiré un coup de fusil?

—Je suis chasseur.

—Dieu soit loué ! reprit le caporal avec un gros soupir. Surtout ne tire pas avant l'ordre que je te donnerai. Et il s'en alla.

Fabrice était tout joyeux. Enfin je vais me battre réellement, se disait-il, tuer un ennemi ! Ce matin ils nous envoyaient des boulets, et moi je ne faisais rien que m'exposer à être tué : métier de dupe.


Il regardait de tous côtés avec une extrême curiosité. Au bout d'un moment, il entendit partir sept à huit coups de fusil tout prés de lui. Mats ne recevant point l'ordre de tirer, il se tenait tranquille derrière son arbre. Il était presque nuit ; il lui semblait être à la chasse de l'ours, dans la montagne de la Tramezzina, au-dessus de Grianta II lui vint une idée de chasseur : il prit une cartouche dans sa giberne et en détacha la balle. Si je le vois, dit-il, il ne faut pas que je le manque, et il fit couler celle seconde balle dans le canon de son fusil. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre ; en même temps il vit un cavalier vêtu de bleu qui passait au galop devant lui, se dirigeant de sa droite à sa gauche. Il n'est pas à trois pas, se dit-il, mais à cette distance je suis sûr de mon coup. Il suivit bien le cavalier du bout de son fusil et enfin pressa la détente ; le cavalier tomba avec son cheval. Notre héros se croyait à la chasse : il courut tout joyeux sur la pièce qu'il venait d'abattre. Il touchait déjà l'homme qui lui semblait mourant, lorsqu'avec une rapidité incroyable deux cavaliers prussiens arrivèrent sur lui pour le sabrer. Fabrice se sauva à toutes jambes vers le bois ; pour mieux courir il jeta son fusil. Les cavaliers prussiens n'étaient plus qu'à trois pas de lui lorsqu'il atteignit une nouvelle plantation de petits chênes gros comme le bras et bien droits qui bordaient le bois. Ces petits chênes arrêtèrent un instant les cavaliers, mais ils passèrent et se remirent à poursuivre Fabrice dans une clairière. De nouveau ils étaient près de l'atteindre, lorsqu'il se glissa entre sept à huit gros arbres. A ce moment, il eut presque la figure brûlée par la flamme de cinq ou six coups de fusil qui partirent en avant de lui. Il baissa la tête ; comme il la relevait, il se trouva vis-à-vis du caporal.

—Tu as tué le tien ? lui dit le caporal Aubry.

—Oui, mais j'ai perdu mon fusil.

— Ce n'est pas les fusils qui nous manquent ; tu es un bon b......;

malgré ton air cornichon, tu as bien gagné la journée, et ces soldats-ci viennent de manquer ces deux qui le poursuivaient et venaient droit à eux ; moi je ne les voyais pas. Il s'agit maintenant de filer rondement ; le régiment doit être à un demi-quart de lieue, et, de plus, il y a un petit bout de prairie où nous pouvons être ramassés au demi-cercle.

Tout en parlant, le caporal marchait rapidement à la tête de ses dix hommes. A deux cents pas de là, en entrant dans la petite prairie dont il avait parlé, on rencontra un général blessé qui était porté par son aide de camp et par un domestique,

—Vous allez me donner quatre hommes, dit-il au caporal d'une


voix éteinte ; il s'agit de me transporter à l'ambulance : j'ai la jambe fracassée.

—Va te faire f ! répondit le caporal, loi et tous les généraux.

Vous avez tous trahi l'empereur aujourd'hui.

—Comment, dit le général en fureur, vous méconnaissez mes ordres! Savez-vous que je suis le général comte B..., commandant votre division, etc., etc. Il fit des phrases. L'aide de camp se jeta sur les soldats. Le caporal lui lança un coup de baïonnette dans le bras, puis fila avec ses hommes en doublant le pas. Puissent-ils être tous comme toi, répétait le caporal en jurant, les bras et les jambes fracassés ! Tas de freluquets ! Tous vendus aux Bourbons, et trahissant l'empereur ! Fabrice écoutait avec saisissement cette affreuse accusation.

Vers les dix heures du soir, la petite troupe rejoignit le régiment à l'entrée d'un gros village qui formait plusieurs rues fort étroites ; mais Fabrice remarqua que le caporal Aubry évitait de parler à aucun des officiers. Impossible d'avancer ! s'écria le caporal. Toutes ces rues étaient encombrées d'infanterie, de cavaliers et surtout de caissons d'artillerie et de fourgons. Le caporal se présenta à l'issue de trois de ces rues ; après avoir fait vingt pas il fallait s'arrêter. Tout le monde jurait et se fâchait.

Encore quelque traître qui commande ! s'écria le caporal : si l'ennemi a l'esprit de tourner le village nous sommes tous prisonniers comme des chiens. Suivez-moi, vous autres. Fabrice regarda ; il n'y avait plus que six soldats avec le caparol. Par une grande porte ouverte ils entrèrent dans une vaste basse-cour ; de la basse-cour ils passèrent dans une écurie, dont la petite porte leur donna entrée dans un jardin. Ils s'y perdirent un moment errant de côté et d'autre. Mais enfin, en passant une haie, ils se trouvèrent dans une vaste pièce de blé noir. En moins d'une demi-heure, guidés par les cris et le bruit confus, ils eurent regagné la grande route au delà du village. Les fossés de cette roule étaient remplis de fusils abandonnés : Fabrice en choisit un. Mais la route, quoique fort large, était tellement encombrée de fuyards et de charrettes, qu'en une demi-heure de temps, à peine si le caporal et Fabrice avaient avancé de cinq cents pas. On disait que cette route conduisait à Charleroi. Comme onze heures sonnaient à l'horloge du village :

—Prenons de nouveau à travers champ, s'écria le caporal. La petite troupe n'était plus composée que de trois soldats, le caporal et Fabrice. Quand on fut à un quart de lieue de la grande route :

—Je n'en puis plus, dit un des soldats.

—Et moi itou, dit un autre.


— Belle nouvelle ! Nous en sommes tous logés là, dit le caporal : mais obéissez-moi. et vous vous en trouverez bien. Il vit cinq ou six arbres le long d'un petit fossé au milieu d'une immense pièce de blé. Aux arbres! dit-il à ses hommes ; couchez-vous là, ajouta-t-il quand on y fut arrivé, et surtout pas de bruit. Mais avant de s'endormir, qui est-ce qui a du pain ?

—Moi, dit un des soldats.

—Donne, dit le caporal, d'un air magistral. Il divisa le pain en cinq morceaux et prit le plus petit.

—Un quart d'heure avant le point du jour, dit-il en mangeant, vous allez avoir sur le dos la cavalerie ennemie. Il s'agit de ne pas se laisser sabrer. Un seul est flambé, avec de la cavalerie sur le dos, dans ces grandes plaines, cinq au contraire peuvent se sauver : restez avec moi bien unis, ne lirez qu'à bout portant, et demain soir le me fais fort de vous rendre à Charleroi. Le caporal les éveilla une heure avant le jour ; il leur fit renouveler la charge de leurs armes. Le tapage sur la grande route continuait, et avait duré toute la nuit : c'était comme le bruit d'un torrent entendu dans le lointain.

—Ce sont comme des moutons qui se sauvent, dit Fabrice au caporal, d'un air naïf.

— Veux-tu bien te taire, blanc-bec ! dit le caporal indigné. Et les trois soldats qui composaient toute son armée avec Fabrice regardèrent celui-ci d'un air de colère, comme s'il eût blasphémé. Il avait insulté la nation.

Voilà qui est fort ! pensa notre héros ; j'ai déjà remarqué cela chez le vice-roi à Milan ; ils ne fuient pas, non ! Avec cesJFrançais il n'est pas permis de dire la vérité quand elle choque leur vanité. Mais quant à leur air méchant je m'en moque, et il faut que je le leur fasse comprendre. On marchait toujours à cinq cents pas de ce torrent de fuyards qui couvraient la grande roule. A une lieue de" là le caporal et sa troupe traversèrent un chemin qui allait rejoindre la route et où beaucoup de soldats étaient couchés. Fabrice acheta un cheval assez bon qui lui coûta 40 francs, et parmi tous les sabres jetés de côté et d'autre, il choisit avec soin un grand sabre droit. Puisqu'on dit qu'il faut piquer, pensa-t-il, celui-ci est le meilleur. Ainsi équipé, il mit son cheval au galop, et rejoignit bientôt le caporal qui avait pris les devants. Il s'affermit sur ses étriers, prit de la main gauche le fourreau de son sabre droit, et dit aux quatre

Français : ,

— Ces gens qui se sauvent sur ta grande route, ont l'air d'un troupeau de moutons... ils marchent comme des moulons effrayés...


Fabrice avait beau appuyer sur le mot mouton, ses camarades ne se souvenaient plus d'avoir été fâchés par ce mot une heure auparavant. Ici se trahit un des contrastes des caractères italien et français ; le Français est sans doute le plus heureux, il glisse sur les événements, de la vie et ne garde pas rancune.

Nous ne cacherons point que Fabrice fut très-satisfait de sa personne après avoir parlé des moulons. On marchait en faisant la petite conversation. A deux lieues de là le caporal, toujours fort étonné de ne point voir la cavalerie ennemie, dit à Fabrice :

—Vous êtes notre cavalerie, galopez vers celte ferme sur ce petit tertre, demandez au paysan s'il veut nous vendre à déjeuner : dites bien que nous ne sommes que cinq. S'il hésite donnez-lui 5 francs d'avance de votre argent, mais soyez tranquille, nous reprendrons la pièce blanche après le déjeuner.

Fabrice regarda le caporal, il vit en lui une gravité imperturbable, et vraiment l'air de la supériorité morale ; il obéit. Tout se passa comme l'avait prévu le commandant en chef; seulement Fabrice insista pour qu'on ne reprît pas de vive force les 5 francs qu'il avait donnés au paysan.

— L'argent est à moi, dit-il à ses camarades, je ne paye pas pour vous, je paye pour l'avoine qu'il a donnée à mon cheval.

Fabrice prononçait si mal le français, que ses camarades crurent voir dans ses paroles un ton de supériorité; ils furent vivement choqués, et dès lors dans leur esprit un duel se prépara pour la fin de la journée. Ils le trouvaient fort différent d'eux-mêmes, ce qui les choquait ; Fabrice au contraire commençait à se sentir beaucoup d'amitié pour eux.

On marchait sans rien dire depuis deux heures, lorsque le caporal, regardant la grande route, s'écria avec un transport de joie : Voici le régiment ! On fut bientôt sur la route : mais, hélas ! autour de l'aigle il n'y avait pas deux cents hommes. L'oeil de Fabrice eut bientôt aperçu la vivandière : elle marchait à pied, avait les yeux rouges et pleurait de temps à autre. Ce fut en vain que Fabrice chercha la petite charrette et Cocotte.

—Pillés, perdus, volés ! s'écria la vivandière répondant aux regards de notre héros. Celui-ci, sans mot dire, descendit de son cheval, le prit par la bride, et dit à la vivandière : Montez. Elle ne se le fit pas dire deux fois.

Raccourcis-moi les étrîers, fit-elle.

Une fois bien établie à cheval, elle se mit à raconter à Fabrice tous les désastres de la nuit. Après un récit d'une longueur infinie, mais avidement écouté par notre héros qui, à dire vrai, ne com¬


prenait rien à rien, mais avait une tendre amitié pour la vivandière, celle-ci ajouta :

—El dire que ce sont des Français qui m'ont pillée, battue, abîmée...

— Comment ! ce ne sont pas les ennemis? dit Fabrice d'un air naïf, qui rendait charmante sa belle figure grave et pâle.

— Que tu es bête, mon pauvre petit ! dit la vivandière souriant au milieu de ses larmes ; et quoique ca, tu es bien gentil.

—Et tel que vous le voyez, il a fort bien descendu son Prussien, dit le caporal Aubry, qui, au milieu de la cohue générale, se trouvait par hasard de l'autre côté du cheval monte par la cantiniére. Mais il est fier, continua le caporal... Fabrice fit un mouvement. Et comment t'appelles-tu? continua le caporal ; car enfin, s'il y a un rapport, je veux te nommer.

—Je m'appelle Vasi, répondit Fabrice, faisant une mine singulière, c'est-à-dire Boulot, ajouta-t-il se reprenant vivement.

Boulot avait été le nom du propriétaire de la feuille de roule que la geôlière de R... lui avait remise; l'avant-veille il l'avait étudiée avec soin, tout en marchant, car il commençait à réfléchir quelque peu et n'était plus si étonné des choses. Outre la feuille de roule du hussard Boulot, il conservait précieusement le passe-port italien d'après lequel il pouvait prétendre au noble nom de Vasi, marchand de baromètres. Quand le caporal lui avait reproché d'être fier, il avait été sur le point de répondre : Moi fier ! moi Fabrice Valserra, marchesino del Dongo, qui consens à porterie nom d'un Vasi, marchand de baromètres !

Pendant qu'il faisait des réflexions et qu'il se disait : Il faut bien me rappeler que je m'appelle Boulot, ou gare la prison dont le sort me menace, le caporal et la cantiniére avaient échangé plusieurs mots sur son compte.

—Ne m'accusez pas d'être une curieuse, lui dit la cantiniére en cessant de le tutoyer ; c'est pour votre bien que je vous fais des questions. Qui êtes-vous, là, réellement?

Fabrice ne répondit pas d'abord ; il considérait que jamais il ne pourrait trouver d'amis plus dévoués pour leur demander conseil, et il avait un pressant besoin de conseils. Nous allons entrer dans une place de guerre, le gouverneur voudra savoir qui je suis, et gare la prison si je fais voir par mes réponses que je ne connais personne au 4e régiment de hussards dont je porte l'uniforme ! En sa qualité de sujet de l'Autriche, Fabrice savait toute l'importance qu'il faut attacher à un passe-port Les membres de sa famille, quoique nobles et dévots, quoique appartenant au parti vainqueur,


avaient été vexés plus de vingt fuis à l'occasion de leurs passeports ; il ne fut donc nullement choqué de la question que lui adressait la cantiniére. Mais comme, avant que de répondre, il cherchait les mots français les plus clairs, la cantiniére, piquée d'une vive curiosité, ajouta pour l'engager à parler : Le caporal Aubry et moi nous allons vous donner de bons avis pour vous conduire.

—Je n'en doute pas, répondit Fabrice. Je m'appelle Vasi et je suis de Gênes ; ma soeur, célèbre par sa beauté, a épousé un capitaine. Comme je n'ai que dix-sept ans, elle me faisait venir auprès d'elle pour me faire voir la France, et me former un peu ; ne la trouvant pas à Paris, et sachant qu'elle était à cette armée, j'y suis venu, je l'ai cherchée de tous les côtés sans pouvoir la trouver. Les soldats, étonnés de mon accent, m'ont fait arrêter. J'avais de l'argent alors, j'en ai donné au gendarme, qui m'a remis une feuille de route, un uniforme, et m'a dit : File, et jure-moi de ne jamais prononcer mon nom.

—Comment s'appelait-il? dit la cantiniére.

— J'ai donné ma parole, dit Fabrice.

— Il a raison, reprit le caporal, le gendarme est un gredin, mais le camarade ne doit pas le nommer. Et comment s'appelle-t-il, ce capitaine, mari de votre soeur? Si nous savons son nom nous pourrons le chercher.

— Teulier, capitaine au 4e de hussards, répondit notre héros.

—Ainsi, dit le caporal avec assez de finesse, à votre accent étranger, les soldats vous prirent pour un espion?

— C'est là le mot infâme ! s'écria Fabrice, les yeux brillants. Moi qui aime tant l'empereur et les Français ! Et c'est par cette insulte que je suis le plus vexé.

— Il n'y a pas d'insulte, voilà ce qui vous trompe ; l'erreur des soldats était fort naturelle, reprit gravement le caporal Aubry.

Alors il lui expliqua avec beaucoup de pédanterie qu'à Farinée il faut appartenir à un corps et porter un uniforme, faute de quoi il est tout simple qu'on vous prenne pour un espion. L'ennemi nous en lâche beaucoup; tout le monde trahit dans cette guerre écailles tombèrent des yeux de Fabrice ; il comprit pour la première fois qu'il avait tort dans tout ce qui lui arrivait depuis deux mois.

—Mais il faut que le petit nous raconte tout, dit la cantiniére, dont la curiosité était de plus en plus excitée. Fabrice obéit. Quand il eut fini :

—Au fait, dit la cantiniére parlant d'un air grave au caporal, cet enfant n'est point militaire ; nous allons faire une vilaine guerre


maintenant que nous sommes battus et trahis. Pourquoi se ferait-il casser les os gratis pro Deo?

—Et même, dit le caporal, qu'il ne sait pas charger son fusil, ni en douze temps, ni à volonté. C'est moi qui ai chargé le coup qui a descendu le Prussien.

—De plus, il montre son argent à tout le monde, ajouta la cantiniére ; il sera volé de tout dès qu'il ne sera plus avec nous.

—Le premier sous-officier de cavalerie qu'il rencontre, dit le caporal, le confisque à son profit pour se faire payer la goutte, et peut-être on le recrute pour l'ennemi, car tout le monde trahit. Le premier venu va lui ordonner de le suivre, et il le suivra ; il ferait mieux d'entrer dans notre régiment.

— Non pas, s'il vous plaît, caporal ! s'écria vivement Fabrice ; il est plus commode d'aller à cheval. Et d'ailleurs je ne sais pas charger un fusil, et vous avez vu que je manie un cheval,

Fabrice fut trés-fier de ce petit discours. Nous ne rendrons pas compte de la longue discussion sur sa destinée future, qui eut lieu entre le caporal et la cantinière. Fabrice remarqua qu'en discutant ces gens répétaient trois ou quatre fois toutes les circonstances de son histoire : les soupçons des soldats, le gendarme lui vendant une feuille de route et un uniforme, la façon dont la veille il s'était trouvé faire partie de l'escorte du maréchal, l'empereur vu au galop, le cheval escofié, etc., etc.

Avec une curiosité de femme, la cantinière revenait sans cesse sur la façon dont on l'avait dépossédé du bon cheval qu'elle lui avait fait acheter.

—Tu t'es senti saisir par les pieds, on t'a fait passer doucement par-dessus la queue de ton cheval, et l'on t'a assis par terre! Pourquoi répéter si souvent, se disait Fabrice, ce que nous connaissons tous trois parfaitement bien ? Il ne savait pas encore que c'est ainsi qu'en France les gens du peuple vont à la recherche des idées.

—Combien as-tu d'argent? lui dit tout à coup la cantinière. Fabrice n'hésita pas à répondre ; il était sûr de la noblesse d'âme de cette femme : c'est là le beau côté de la France.

—En tout, il peut me rester trente napoléons en or et huit ou dix écus de 5 francs.

—En ce cas, tu as le champ libre ! s'écria la cantiniere ; tire-toi du milieu de cette armée en déroute ; jette-toi de côté, prends la première route un peu frayée que tu trouveras là sur ta droite ; pousse ton cheval ferme, toujours t'éloignant de l'armée. A la première occasion achète des habits de pékin. Quand tu seras à huit ou dix lieues, et que tu ne verras plus de soldats, prends la poste, et


va le reposer huit jours et manger des biftecks dans quelque bonne ville. Ne dis jamais à personne que tu as été à l'armée, les gendarmes le ramasseraient comme déserteur ; et, quoique tu sois bien gentil, mon petit, lu n'es pas encore assez futé pour répondre à des gendarmes. Dés que tu auras sur le dos des habits de bourgeois, déchire ta feuille de route en mille morceaux et reprends ton nom véritable : dis que tu es Vasi. Et d'où devra-t-il dire qu'il vient? fit-elle au caporal.

—De Cambrai sur l'Escaut : c'est une bonne ville toute petite, entends-tu ? et où il y a une cathédrale et Fénelon.

— C'est ça, dit la cantinière ; ne dis jamais que tu as été à la bataille, ne souflle mot de B..., ni du gendarme qui t'a vendu la feuille de route. Quand tu voudras rentrer à Paris, rends-toi d'abord à Versailles, et passe la barrière de Paris de ce côté-là en flànant, en marchant à pied comme un promeneur. Couds tes napoléons dans ton pantalon ; et surtout quand tu as à payer quelque chose, ne montre tout juste que l'argent qu'il faut pour payer. Ce qui me chagrine, c'est qu'on va l'empaum|,r, on va te chiper tout ce que tu as. Et que feras-tu une fois sans argent, toi qui ne sais pas te conduire ? etc...

La bonne cantiniere parla longtemps encore ; le caporal appuyait ses avis par des signes de tête, ne pouvant trouver jour à saisir la parole. Tout à coup celte foule qui couvrait la grande route, d'abord doubla le pas ; puis, en un clin d'oeil, passa le petit fossé qui bordait la route à gauche, et se mit à fuir à toutes jambes. — Les Cosaques ! les Cosaques ! criait-on de tous les côtés.

—Reprends ton cheval ! s'écria la cantinière.

—Dieu m'en garde ! dit Fabrice. Galopez ! fuyez ! je vous le donne. Voulez-vous de quoi racheter une petite voiture? La moitié de ce que j'ai est à vous.

—Reprends ton cheval, te dis-je ! s'écria la cantiniére en colère: et elle se mettait en devoir de descendre. Fabrice tira son sabre : — Tenez-vous bien! lui cria-t-il, et il donna deux ou trois coups de plat de sabre au" cheval, qui prit le galop et suivit les fuyards.

Notre héros regarda la grande roule; naguère trois ou quatre mille individus s'y pressaient, serrés comme des paysans à la suite d'une procession. Après le mot co$aqws, il n'y vit exactement plus personne ; les fuyards avaient abandonné des shakos, des fusils, des sabres, etc. Fabrice, étonné, monta dans un champ à droite du chemin, et qui était élevé de vingt ou trente pieds ; il regarda la grande route des deux côtés et la plaine, il ne vit pas trace de co¬


saques. Drôles de gens que ces Français! se dit-il. Puisque je dois aller sur la droite, pensa-t-il, autant vaut marcher tout de suite ; il est possible que ces gens nient pour courir une raison que je ne connais pas. Il ramassa un fusil, vérifia qu'il était chargé, remua la poudre de l'amorce, nettoya la pierre, puis choisit une giberne bien garnie, et regarda encore de tous les côtés ; il était absolument seul au milieu de celte plaine naguère si couverte de monde. Dans l'extrême lointain, il voyait les fuyards qui commençaient à disparaître derrière les arbres, et couraient toujours. Voilà qui est bien singulier ! se dit-il. Et, se rappelant la manoeuvre employée la veille par le caporal, il alla s'asseoir au milieu d'un champ de blé. Il ne s'éloignait pas, parce qu'il désirait revoir ses bons amis, la cantinière et le caporal Aubry.

Dans ce blé, il vérifia qu'il n'avait plus que dix-huit, napoléons, au lieu de trente comme il le pensait ; mais il lui restait de petits diamants qu'il avait placés dans la doublure des bottes du hussard, le matin, dans la chambre de la geôlière, à B... Il cacha ses napoléons du mieux qu'il put, tout en réfléchissant profondément à celle disparition si soudaine. Cela est-il d'un mauvais présage pour moi ? se disait-il. Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cette question au caporal Auhry : Ai-je réellement assisté à une bataille? Il lui semblait que oui, et il eût été au comble du bonheur s'il en eût été certain.

Toutefois, se dit-il, j'y ai assisté portant le nom d'un prisonnier, j'avais la feuille de route d'un prisonnier dans ma poche, et, bien plus, son habit sur moi ! Voilà qui est fatal pour l'avenir : qu'en eût dit l'abbé Blanés ? Et ce malheureux Boulot est mort en prison ! Tout cela est de sinistre augure; le destin me conduira en prison. Fabrice eut donné tout au monde pour savoir si je hussard Boulot était réellement coupable ; en rappelant ses souvenirs, il lui semblait que la geôlière de B... lui avait dit que le hussard avait été ramassé non-seulement pour des couverts d'argent, mais encore pour avoir volé la vache d'un paysan, et battu le paysan à toute outrance : Fabrice ne doutait pas qu'il ne fût mis un jour en prison pour une faute qui aurait quelque rapport avec celle du hussard Boulot. Il pensait à son ami le curé Blanés : que n'eùt-il pas donné pour pouvoir le consulter ! Puis il se rappela qu'il n'avait pas écrit à sa tante depuis qu'il avait quitté Paris. Pauvre Gina ! se dit-il. Et il avait les larmes aux yeux, lorsque tout à coup il entendit un petit bruit tout près de lui : c'était uu soldat qui faisait manger le blé par trois chevaux auxquels il avait ôté la bride, et qui semblaient morts de faim. Il les tenait par le bridon. Fabrice se leva comme


un perdreau, le soldat eut peur. Notre héros le remarqua, et céda au plaisir de jouer un instant le rôle de hussard.

— Un de ces chevaux m'appartient, f ....! s'écria-t-il, mais je veux bien te donner 5 francs pour la peine que lu as prise de me l'amener ici.

— Est-ce que tu te fiches de moi ? dit le soldat, Fabrice le mit en joue à six pas de distance.

— Lâche le cheval ou je le brûle !

Le soldat avait son fusil en bandoulière, il donna un tour d'épaule pour le reprepdre.

—Si tu fais le plus petit mouvement tu es mort! s'écria Fabrice en lui courant dessus.

—Eh bien, donnez les 5 francs et prenez un des chevaux, dit le soldat confus, après avoir jeté un regard de regret sur la grande roule où il n'y avait absolument personne. Fabrice, tenant son fusil haut de la main gauche, de la droite lui jeta trois pièces de fi francs.

—Descends, ou tu es mort... Bride le noir et va-t'en plus loin avec les deux autres... Je te brûle si tu remues.

Le soldat obéit en rechignant Fabrice s'approcha du cheval et passa la bride dans son bras gauche, sans perdre de vue le soldat qui s'éloignait lentement; quand Fabrice le vit à une cinquantaine de pas il sauta lestement sur le cheval. Il y était à peine et cherchait l'étrier de droite avec le pied, lorsqu'il entendit siffler une halle de fort prés : c'était le soldat qui lui lâchait son coup de fusil. Fabrice, transporté de colère, se mit à galoper sur le soldat, qui s'enfuit à toutes jambes, et bientôt Fabrice le vit monté sur un de ses deux chevaux en galopant. Bon, le voilà hors de portée, se dit-il. Le cheval qu'il venait d'acheter était magnifique, mais paraissait mourant de faim. Fabrice revint sur la grande route, où il n'y avait toujours âme qui vive ; il. la traversa et mit son cheval au trot pour atteindre un petit pli de terrain sur la gauche où il espérait retrouver la cantinière ; mais quand il fut au sommet de la petite montée il n'aperçut, à plus d'une lieue de distance, que quelques soldats isolés. Il est écrit que je ne la reverrai plus, se dit-il avec un soupir, brave et bonne femme! Il gagna une ferme qu'il apercevait dans le lointain et sur la droite de la roule. Sans descendre de cheval, et après avoir payé d'avance, il fit donner de l'avoine à son pauvre cheval, tellement affamé, qu'il mordait la mangeoire. Une heure plus tard, Fabrice trottait sur la grande route, toujours dans le vague espoir de retrouver la cantinière, ou du moins le caporal Aubry. Allant toujours et regardant de tous les côtés, il arriva à


une rivière marécageuse traversée par un pont en bois assez étroit.

Avant le pont, sur la droite de la route, était une maison isolée portant l'enseigne du Cheval blanc. Là, je vais dîner, se dit Fabrice. Un officier de cavalerie avec le bras en écharpe se trouvait à l'entrée du pont ; il était à cheval et avait l'air fort triste ; à dix pas de lui, trois cavaliers à pied arrangeaient leurs pipes.

—Voilà des gens, se dit Fabrice, qui m'ont bien la mine de vouloir m'acheter mon cheval encore moins cher qu'il ne m'a coûté. L'officier blessé et les trois piétons le regardaient venir et semblaient l'attendre. Je devrais bien ne pas passer sur ce pont, et suivre le bord de la rivière à droite, ce serait la route conseillée par la cantiniére pour sortir d'embarras... Oui, se dit notre héros ; mais si je prends la fuite, demain j'en serai tout honteux : d'ailleurs mon cheval a de bonnes jambes, celui de l'officier est probablement fatigué ; s'il entreprend de me démonter je galoperai. En faisant ces raisonnements, Fabrice rassemblait son cheval et s'avançait au plus petit pas possible.

—Avancez donc, hussard ! lui cria l'officier d'un air d'autorité.

Fabrice avança quelques pas et s'arrêta.

— Voulez-vous me prendre mon cheval ? cria-t-il.

—Pas le moins du monde ; avancez.

Fabrice regarda l'officier : il avait des moustaches blanches, et l'air le plus honnête du monde ; le mouchoir qui soutenait son bras gauche était plein de sang, et sa main droite aussi était enveloppée d'un linge sanglant. Ce sont les piétons qui vont sauter à la bride de mon cheval, se dit Fabrice ; mais, en y regardant de près, il vit que les piétons aussi étaient blessés.

—Au nom de l'honneur, lui dit l'officier qui portait les épaulettes de colonel, restez ici en vedette, et dites à tous les dragons, chasseurs et hussards que vous verrez, que le colonel le Baron est dans l'auberge que voilà, et que je leur ordonne de venir me joindre. Le vieux colonel avait l'air navré de douleur ; dès le premier mot il avait fait la conquête de notre héros, qui lui répondit avec bon sens :

—Je suis bien jeune, monsieur, pour que l'on veuille m'écouter ; il faudrait un ordre écrit de votre main.

—Il a raison, dit le colonel en le regardant beaucoup ; écris l'ordre, la Rose, toi qui as une main droite.

Sans rien dire, la Rose lira de sa poche un petit livre de parchemin, écrivit quelques lignes, et, déchirant une feuille, la remit à Fabrice ; le colonel répéta l'ordre à celui-ci, ajoutant qu'après deux heures de faction il serait relevé, comme de juste, par un des trois


cavaliers blessés qui étaient avec lui. Cela dit, il entra dans l'auberge avec ses hommes. Fabrice les regardait marcher et restait immobile au bout de son pont de bois, tant il avait été frappé par la douleur morne et silencieuse de ces trois personnages. On dirait des génies enchantés, se dit-il. Enfin il ouvrit le papier plié et lut l'ordre ainsi concu :

« Le colonel le Baron, du 6e dragons, commandant la seconde bri- « gade de la première division de cavalerie du 14e corps, ordonne à « tous cavaliers, dragons, chasseurs et hussards de ne point passer « le pont, et de le rejoindre à l'auberge du Cheval blanc, près le « pont, où est son quartier général.

« Au quartier général, près le pont de la Sainte, le 19 juin 1815.

« Pour le colonel le Baron, blessé au bras « droit, et par son ordre, le maréchal des logis.

« LA ROSE. »

Il y avait à peine une demi-heure que Fabrice était en sentinelle au pont, quand il vit arriver six chasseurs montés et trois à pied ; il leur communique l'ordre du colonel. — Nous allons revenir, disent quatre des chasseurs montés, et ils passent le pont au grand trot. Fabrice parlait alors aux deux autres. Durant la discussion qui s'animait, les trois hommes à pied passent le pont. Un des deux chasseurs montés qui restaient finit par demander à revoir l'ordre, et l'emporte en disant :

—Je vais le porter à mes camarades, qui ne manqueront pas de revenir ; attends-les ferme. Et il part au galop ; son camarade le suit. Tout cela fut fait en un clin d'oeil.

Fabrice, furieux, appela un des soldats blessés, qui parut à une des fenêtres du Cheval blanc. Ce soldat, auquel Fabrice vil des galons de maréchal des logis, descendit et lui cria en s'approchant :

—Sabre à la main donc vous êtes en faction. Fabrice obéit, puis lui dit : — Ils ont emporté l'ordre.

—ils ont de lhumeur de l'affaire d'hier, reprit l'autre d'un air morne. Je vais vous donner un de mes pistolets ; si l'on force de nouveau la consigne, tirez-le en l'air, je viendrai, ou le colonel lui-même paraîtra.

Fabrice avait fort bien vu un geste de surprise chez le maréchal des logis, à l'annonce de l'ordre enlevé ; il comprit que c'était une insulte personnelle qu'on lui avait faite, et se promit bien de rte plus se laisser jouer.

Armé du pistolet d'arçon du maréchal des logis, Fabrice âvait re¬


pris fièrement sa faction lorsqu'il vit arriver à lui sept hussards montés. Il s'était placé de façon à barrer le pont ; il leur communique l'ordre du colonel, ils en ont l'air fort contrariés ; le plus hardi cherche à passer. Fabrice, suivant le sage précepte de son amie la vivandière, qui, la veille au matin, lui disait qu'il fallait piquer et non sabrer ; abaisse la pointe de son grand sabre droit et fait mine d'en porter un coup à celui qui veut forcer la consigne.

—Ah ! il veut nous tuer, le blanc-bec ! s'écrient les hussards, comme si nous n'avions pas été assez tués hier ! Tous tirent leurs sabres à la fois et tombent sur Fabrice: il se crut mort; mais il songea à la surprise du maréchal des logis, et ne voulut pas être méprisé de nouveau. Tout en reculant sur son pont il tâchait de donner des coups de pointe. Il avait une si drôle de mine en maniant ce grand sabre droit de grosse cavalerie, beaucoup trop lourd pour lui, que les hussards virent bientôt à qui ils avaient affaire ; ils cherchèrent alors, non pas à le blesser, mais à lui couper son habit sur le corps. Fabrice reçut ainsi trois ou quatre petits coups de sabre sur les bras. Pour lui, toujours fidèle au précepte de la cantiniére, il lançait de tout son coeur force coups de pointe. Par malheur, un de ces coups de pointe blessa un hussard à la main : fort en colère d'être louché par un tel soldat, il riposta par un coup de pointe à fond qui atteignit Fabrice au haut de la cuisse. Ce qui fit porter le coup, c'est que le cheval de notre hèros, loin de fuir la bagarre, semblait y prendre plaisir et se jeter sur les assaillants. Ceux-ci voyant couler le sang de Fabrice le long de son bras-droit, craignirent d'avoir poussé le jeu trop avant, et, le poussant vers le parapet gauche du pont, partirent au galop. Dès que Fabrice eut un moment de loisir il tira en l'air son coup de pistolet pour avertir le colonel.

Quatre hussards montés et deux à pied, du même régiment que les autres, venaient vers le pont et en étaient encore à deux cents pas lorsque le coup de pistolet, partit. Ils regardaient fort attentivement ce qui se passait sur le pont, et s'imaginant que Fabrice avait tiré sur leurs camarades, les quatre à cheval fondirent sur lui au galop et le sabre haut: c'était une véritable charge. Le colonel le Baron, averti par le coup de pistolet, ouvrit la porte de l'auberge et se précipita sur le pont au moment où les hussards au galop y arrivaient, et il leur intima lui-même l'ordre de s'arrêter.

—Il n'y a plus de colonel ici ! s'écria l'un d'eux, et il poussa son cheval. Le colonel exaspéré interrompit la remontrance qu'il leur adressait, et, de sa main droite blessée, saisit la rêne de ce cheval du côté hors du montoir.


— Arrête ! mauvais soldat, dit-il au hussard ; je te connais, tu es de la compagnie du capitaine Henriet.

—Eh bien, que le capitaine lui-même me donne l'ordre! Le capitaine Henriet a été tué hier, ajouta-t-il en ricanant, et va te faire f.....

En disant ces paroles il veut forcer le passage et pousse le vieux colonel qui tombe assis sur le pavé du pont. Fabrice, qui était à deux pas plus loin sur le pont, mais faisant face du côté de l'auberge, pousse son cheval, et tandis que le poitrail du cheval de l'assaillant jette par terre le colonel qui ne lâche point la rêne hors du montoir, Fabrice, indigné, porte au hussard un coup de pointe à fond. Par bonheur, le cheval du hussard, se sentant tiré vers la terre par la bride que tenait le colonel, fit un mouvement de côté, de façon que la longue lame du sabre de grosse cavalerie de Fabrice glissa le long du gilet du hussard et passa tout entière sous ses yeux. Furieux, le hussard se retourne et lance un coup de toutes ses forces, qui coupe la manche de Fabrice et entre profondément dans son bras : notre héros tombe.

Un des hussards démontés voyant les deux défenseurs du pont par terre, saisit l'à-propos, saute sur le cheval de Fabrice et veut s'en emparer en le lançant au galop sur lé pont.

Le maréchal des logis, en accourant de l'auberge, avait vu tomber son colonel, et le croyait gravement blessé. Il court après le cheval de Fabrice, et plonge la pointe de son sabre dans les reins du voleur: celui-ci tombe. Les hussards, ne voyant plus sur le pont que le maréchal des logis à pied, passent au galop et filent rapidement. Celui qui était à pied s'enfuit dans la campagne.

Le maréchal des logis s'approcha des blessés. Fabrice s'était déjà relevé ; il souffrait peu, mais perdait beaucoup de sang. Le colonel se releva plus lentement ; il était tout étourdi de sa chute, mais n'avait reçu aucune blessure.

—Je ne souffre, dit-il au maréchal des logis, que de mon ancienne blessure à la main.

Le hussard blessé par le maréchal des logis mourait.

—Le diable l'emporte ! s'écria le colonel. Mais, dit-il au maréchal des logis et aux deux autres cavaliers qui accouraient, songez à ce petit jeune homme que j'ai exposé mal à propos. Je vais rester au pont moi-même pour lâcher d'arrêter ces enragés. Conduisez le petit jeune homme à l'auberge et pansez son bras, prenez une de mes chemises.


Y

Toute cette aventure n'avait pas duré une minute. Les blessures de Fabrice n'étaient rien ; on lui serra le bras avec des bandes taillées dans la chemise du colonel. On voulait lui arranger un lit au premier étage de l'auberge :

—Mais pendant que je serai ici bien choyé au premier étage, dit Fabrice au maréchal des logis, mon cheval, qui est à l'écurie, s'ennuiera tout seul et s'en ira avec un autre maître.

—Pas mal pour un conscrit ! dit le maréchal des logis. Et l'on établit Fabrice sur de la paille bien fraîche, dans la mangeoire même à laquelle son cheval était attaché.

Puis, comme Fabrice se sentait très faible, le maréchal des logis lui apporta une écuelle de vin chaud et fit un peu la conversation avec lui. Quelques compliments inclus dans celle conversation mirent notre héros au troisième ciel.

Fabrice ne s'éveilla que le lendemain au point du jour ; les chevaux poussaient de longs hennissements et faisaient un tapage affreux ; l'écurie se remplissait de fumée. D'abord Fabrice ne comprenait rien à tout ce bruit, et ne savait même où il était : enfin, à demi étouffé par la fumée, il eut l'idée que la maison brûlait : en un clin d'oeil, il fut hors de l'écurie et à cheval. Il leva la tête ; la fumée sortait avec violence par les deux fenêtres au-dessus de l'écurie cl le toit était couvert d'une fumée noire qui tourbillonnait. Une centaine de fuyards étaient arrivés dans la nuit à l'auberge du Cheval blanc ; tous criaient et juraient. Les cinq ou six que Fabrice put voir de prés lui semblèrent complètement ivres ; l'un d'eux voulait l'arrêter et lui criait : Où emmènes-tu mon cheval ?

Quand Fabrice fut à un quart de lieue, il tourna la tête ; personne ne le suivait, la maison était en flammes. Fabrice reconnut le pont, il pensa a sa blessure et sentit son bras serré par des bandes et fort chaud. Et le vieux colonel, que sera-t-il devenu ? Il a donné sa chemise pour panser mon bras. Notre héros était ce matin-là du plus


beau sang-froid du monde ; la quantité de sang qu'il avait perdue l'avait délivré de toute la partie romanesque de son caractère.

A droite ! se dit-il, et filons. Il se mit tranquillement, à suivre le cours de la rivière, qui, après avoir passé sous le pont, coulait vers la droite de la route. Il se rappelait les conseils de la bonne cantinière. Quelle amitié! se disait-il, quel caractère ouvert !

Après une heure de marche, il se trouva très-faible. Ah çà ! vais-je m'évanouir? se dit-il : si je m'évanouis, on me vole mon cheval, et peut-être mes habits, et avec les habits le trésor. Il n'avait plus la force de conduire son cheval, et il cherchait à se tenir en équilibre lorsqu'un paysan, qui bêchait dans un champ à côté de la grande route, vil sa pâleur et vint lui offrir un verre de bière et du pain.

—A vous voir si pâle, j'ai pensé que vous étiez un des blessés de la grande bataille! lui dit le paysan. Jamais secours ne vint plus à propos. Au moment où Fabrice mâchait le morceau de pain noir, les yeux commençaient à lui faire mal quand il regardait devant lui. Quand il fut un peu remis, il remercia. Et où suis-je? demandat-il. Le paysan lui apprit qu'à trois quarts de lieue plus loin se trouvait le bourg de Zonders, où il serait très-bien soigné. Fabrice arriva dans ce bourg, ne sachant pas trop ce qu'il faisait, et ne songeant à chaque pas qu'à ne pas tomber de cheval. Il vit une grande porte ouverte, il entra : c'était l'auberge de l'Etrille. Aussitôt accourut la bonne maîtresse de la maison, femme énorme ; elle appela du secours d'une voix altérée par la pitié. Deux jeunes filles aidèrent Fabrice à mettre pied à terre ; à peine descendu de cheval il s'évanouit complètement. Un chirurgien fut appelé, on le saigna. Ce jour-là et ceux qui suivirent, Fabrice ne savait pas trop ce qu'on lui faisait, il dormait presque sans cesse.

Le coup de pointe à la cuisse menaçait d'un dépôt considérable. Quand il avait sa tête à lui, il recommandait qu'on prît soin de son cheval, et répétait souvent qu'il payerait bien, ce qui offensait la bonne maîtresse de l'auberge et ses filles. Il y avait quinze jours qu'il était admirablement soigné, et il commençait à reprendre un peu ses idées, lorsqu'il s'aperçut un soir que ses hôtesses avaient l'air fort troublé. Bientôt un officier allemand entra dans sa chambre : on se servait pour lui répondre d'une langue qu'il n'entendait pas ; mais il vit bien qu'on parlait de lui ; il feignit de dormir. Quelque temps après, quand il pensa que l'officier pouvait être sorti, il appela ses hôtesses :

—Cet officier ne vient-il pas m'écrire sur une liste, et me faire prisonnier ? L'hôtesse en convint les larmes aux yeux.

—Eh bien, il y a de l'argent dans mon dolman ! s'écria-t-il en


se relevant sur son lit ; achetez-moi des habits bourgeois, et, celte nuit, je pars sur mon cheval. Vous m'avez déjà sauvé la vie une fois en me recevant au moment où j'allais tomber mourant dans la rue; sauvez-la-moi encore en me donnant les moyens de rejoindre ma mère.

En ce moment, les filles de l'hôtesse se mirent à fondre en larmes ; elles tremblaient pour Fabrice ; et, comme elles comprenaient à peine le français, elles s'approchèrent de son lit pour lui faire des questions. Elles discutèrent en flamand avec leur mére ; mais, à chaque instant, des yeux attendris se tournaient vers notre héros : il crut comprendre que sa fuite pouvait les compromettre gravement, mais qu'elles voulaient bien en courir la chance. Il les remercia avec effusion, et en joignant les mains. Un juif du pays fournit un habillement complet ; mais, quand il l'apporta vers les dix heures du soir, ces demoiselles reconnurent, en comparant l'habit avec le dolman de Fabrice, qu'il fallait le rétrécir infiniment. Aussitôt elles se mirent à l'ouvrage ; il n'y avait pas de temps à perdre. Fabrice indiqua quelques napoléons cachés dans ses habits, et pria ses hôtesses de les coudre dans les vêtements qu'on venait d'acheter. On avait apporté avec les habits une belle paire de bottes neuves. Fabrice n'hésita point à prier ces bonnes filles de couper les bottes à la hussarde à l'endroit, qu'il leur indiqua, et l'on cacha ses petits diamants dans la doublure des nouvelles bottes.

Par un effet singulier de la perte du sang et de la faiblesse qui en était la suite, Fabrice avait presque tout à lait oublié le français ; il s'adressait en italien à ses hôtesses, qui parlaient un patois flamand, de façon que l'on s'entendait presque uniquement par signes. Quand les jeunes filles , d'ailleurs parfaitement désintéressées, virent les diamants, leur enthousiasme pour lui n'eut plus de bornes ; elles le crurent un prince déguisé. Aniken, la cadette et la plus naïve, l'embrassa sans autre façon. Fabrice, de son côté, les trouvait charmantes ; et vers minuit, lorsque le chirurgien lui eut permis un peu de vin, à cause de la route qu'il allait entreprendre, il avait presque envie de ne pas partir. Ou pourrais-je être mieux qu'ici? disait-il. Toutefois, sur les deux heures du matin, il s'habilla. Au moment de sortir de sa chambre, « bonne hôtesse lui apprit que son cheval avait été emmené par l'officier qui, quelques heures auparavant, était venu faire la visite de la maison.

— Ah ! canaille, s'écriait Fabrice en jurant, à un blessé ! Il n'ètait pas assez philosophe, ce jeune Italien, pour se rappeler à quel prix lui-même avait acheté ce cheval.

Aniken lui apprit en pleurant qu'on avait loué un cheval pour lui ;


elle eût voulu qu'il ne partît pas. Les adieux furent tendres. Deux grands jeunes gens, parents de la bonne hôtesse, portèrent Fabrice sur la selle ; pendant la route ils le soutenaient à cheval, tandis qu'un troisième, qui précédait le petit convoi de quelques centaines de pas, examinait s'il n'y avait point de patrouille suspecte sur les chemins. Après deux heures de marche, on s'arrêta chez une cousine de l'hôtesse de l'Etrille. Quoi que Fabrice pût leur dire, les jeunes gens qui l'accompagnaient ne voulurent jamais le quitter ; ils prétendaient qu'ils connaissaient mieux que personne les passages dans les bois.

—Mais demain matin, quand on saura ma fuite, et qu'on ne vous verra pas dans le pays, votre absence vous compromettra, disait Fabrice.

On se remit en marche. Par bonheur, quand le jour vint a paraître, la plaine était couverte d'un brouillard épais. Vers les huit heures du matin, l'on arriva prés d'une petite ville. L'un des jeunes gens se détacha pour voir si les chevaux de la poste avaient été volés. Le maître de poste avait eu le temps de les faire disparaître, et de recruter des rosses infâmes dont il avait garni ses écuries. On alla chercher deux chevaux dans les marécages où ils étaient cachés, et, trois heures après, Fabrice monta dans un petit cabriolet tout délabré, mais attelé de deux bons chevaux de poste. Il avait repris des forces. Le moment de la séparation avec les jeunes gens, parents de l'hôtesse, lut du dernier pathétique ; jamais, quelque prétexte aimable que Fabrice pût trouver, ils ne voulurent accepter d'argent.

—Dans votre état, monsieur, vous en avez plus besoin que nous, répondaient toujours ces braves jeunes gens. Enfin ils partirent avec des lettres où Fabrice, un peu fortifié par l'agitation de la roule, avait essayé de faire connaître à ses hôtesses tout ce qu'il sentait pour elles. Fabrice écrivait les larmes aux yeux, et il y avait certainement de l'amour dans la lettre adressée à la petite Aniken.

Le reste du voyage n'eut rien que d'ordinaire. En arrivant à Amiens il souffrait beaucoup du coup de pointe qu'il avait reçu à la cuisse ; le chirurgien de campagne n'avait pas songé à débrider la plaie, et, malgré les saignées, il s'y était formé un dépôt. Pendant les quinze jours que Fabrice passa dans l'auberge d'Amiens, tenue par une famille complimenteuse et avide, les alliés envahissaient la France, et Fabrice devint comme un nuire homme, tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un point : ce qu'il avait vu, était-ce une bataille, et en second lieu, celte bataille était-elle Waterloo ? Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir à lire ; il espérait toujours


trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général. Pendant son séjour à Amiens, il écrivit presque tous les jours à ses bonnes amies de l'Etrille. Dès qu'il fut guéri, il vint à Paris ; il trouva à son ancien hôtel vingt lettres de sa mère et de sa tante qui le suppliaient de revenir au plus vile. Une dernière lettre de la comtesse Pietranera avait un certain tour énigmatique qui l'inquiéta fort ; cette lettre lui enleva toutes ses rêveries tendres. C'était un caractère auquel il ne fallait qu'un mol pour prévoir facilement les plus grands malheurs ; son imagination se chargeait ensuite de lui peindre ces malheurs avec les détails les plus horribles.

« Garde-toi bien de signer les lettres que tu écris pour donner de tes nouvelles, lui disait la comtesse. A tan retour tu ne dois point venir d'emblée sur le lac de Côme : arrête-toi à Lugano, sur le territoire suisse. » Il devait arriver dans celte petite ville sous le nom de Cavi ; il trouverait à la principale auberge le valet de chambré de la comtesse, qui lui indiquerait ce qu'il fallait faire. Sa tante finissait par ces mots ; « Cache, par tous les moyens possibles, la folie que tu as faite, et surtout ne conserve sur toi aucun papier imprimé ou écrit ; en Suisse tu seras environné des amis de Sainte-Marguerite (I). Si j'ai assez d'argent, lui disait la comtesse, j'enverrai quelqu'un à Genève, a l'hôtel des Balances, et tu auras des détails que je ne puis écrire et qu'il faut pourtant que tu saches avant d'arriver. Mais, au nom de Dieu, pas un jour de plus à Paris ; tu y serais reconnu par nos espions. « L'imagination de Fabrice se mit à se figurer les choses les plus étranges, et il fut incapable de tout autre plaisir que celui de chercher à deviner ce que sa tante pouvait avoir à lui apprendre de si étrange. Deux fois, en traversant la France, il fut arrêté, mais il sut se dégager ; il dut ces désagréments à son passe-port italien et à celte étrange qualité de marchand de baromètres, qui n'était guère d'accord avec sa figure jeune et son bras en écharpe.

Enfin, dans Genève, il trouva un homme appartenant à la comtesse qui lui raconta de sa part, que lui, Fabrice, avait été dénoncé à la police de Milan comme étant allé porter à Napoléon des propositions arrêtées par une vaste conspiration organisée dans le ci-devant royaume d'Italie. Si tel n'eût pas été le but de son voyage, disait la dénonciation, à quoi bon prendre un nom supposé? Sa mère

(1) M. Pellico a rendu ce'nom européen : c'est celui de la rue de Milan où se trouvent le palais et les prisons de la police.


chercherail à prouver ce qui était vrai ; c'est-à-dire : 1° qu'il n'était jamais sorti de la Suisse.

2° Qu'il avait quitté le château à l'improviste à la suite d'une que relie avec son frère aîné.

A ce récit, Fabrice eut un sentiment d'orgueil. J'aurais été une sorte d'ambassadeur auprès de Napoléon ! se dit-il ; j'aurais eu l'honneur de parler à ce grand homme : plût à Dieu ! Il se souvint que son septième aïeul, le petit-fils de celui qui arriva à Milan à la suite de Sforce, eut l'honneur d'avoir la tête tranchée par les ennemis du duc, qui le surprirent comme il allait en Suisse porter des propositions aux louables cantons et recruter des soldats. Il voyait des yeux de l'âme l'estampe relative à ce fait, placée dans la généalogie de la famille. Fabrice en interrogeant ce valet de chambre, le trouva outré d'un détail qui enfin lui échappa, malgré l'ordre exprès de le lui taire, plusieurs fois répété par la comtesse. C'était Ascagne, son frère aîné, qui l'avait dénoncé à la police de Milan. Ce mot cruel donna comme un accès de folie à notre héros. De Genève pour aller en Italie on passe par Lausanne ; il voulut partir à pied sur-le-champ, et faire ainsi dix ou douze lieues, quoique la diligence de. Genève à Lausanne dût partir deux heures plus tard. Avant de sortir de Genève, il se prit de querelle dans un des tristes cafés du pays, avec un'jeune homme qui le regardait, disait-il, d'une façon singulière. Rien de plus vrai, le jeune Genevois flegmatique, raisonnable et ne songeant qu'à l'argent, le croyait fou; Fabrice, en entrant, avait jeté des regards furibonds de tous les côtés, puis renversé sur son pantalon la tasse de café qu'on lui servait. Dans cette querelle, le premier mouvement de Fabrice fut tout à fait du seiziéme siècle : au lieu de parler de duel au jeune Genevois, il tira son poignard et se jeta sur lui pour l'en percer. En ce moment de passion, Fabrice oubliait tout ce qu'il avait appris sur les régies de l'honneur, et revenait à l'instinct, ou, pour mieux dire, aux souvenirs de la première enfance.

L'homme de confiance intime qu'il trouva dans Lugano augmenta sa fureur en lui donnant de nouveaux détails. Comme Fabrice était aimé à Grianta, personne n'eût prononcé son nom, et sans l'aimable procédé de son frère, tout le monde eût feint de croire qu'il était à Milan, et jamais l'attention de la police de cette ville n'eût été appelée sur son absence.

— Sans doute les douaniers ont votre signalement, lui dit l'envoyé de sa tante, et si nous suivons la grande route, à la frontière du royaume lombardo-vénitien, vous serez arrêté.

Fabrice et ses gens connaissaient les moindres sentiers de la mon¬


tagne qui sépare Lugano du lac de Côme : ils se déguisèrent eu chasseurs, c'esl-à-dire en contrebandiers, et comme ils étaient trois et porteurs de mines assez résolues, les douaniers qu'ils rencontrèrent ne songèrent qu'à les saluer. Fabrice s'arrangea de façon à n'arriver au château que vers minuit ; à cette heure, son père et tous les valets de chambre portant de la poudre étaient couchés depuis longtemps. Il descendit sans peine dans le fossé profond et pénétra dans le château par la petite fenêtre d'une cave : c'est là qu'il était attendu par sa mère et sa tante ; bientôt ses soeurs accoururent. Les transports de tendresse et les larmes se succédèrent pendant longtemps, et l'on commençait à peine à parler raison lorsque les premières lueurs de l'aube vinrent avertir ces êtres qui se croyaient malheureux, que le temps volait.

— J'espère que ton frère ne se sera pas douté de ton arrivée, lui dit madame Pietranera ; je ne lui parlais guère depuis sa belle équipce, ce dont son amour-propre me faisait l'honneur d'être fort piqué. Ce soir à souper j'ai daigné lui adresser la parole : j'avais besoin de trouver un prétexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner des soupçons. Puis, lorsque je me suis aperçue qu'il était tout fier de cette prétendue réconciliation, j'ai profité de sa joie pour le faire boire d'une façon désordonnée, et certainement il n'aura pas songé à se mettre en embuscade pour continuer son métier d'espion

— C'est dans ton appartement qu'il faut cacher notre hussard, dit la marquise, il ne peut partir tout de suite ; dans ce premier moment, nous ne sommes pas assez maîtresses de notre raison, et il s'agit de choisir la meilleure façon de mettre en défaut celte terrible police de Milan.

On suivit cette idée ; mais le marquis et son fils aîné remarquèrent, le jour d'après, que la marquise était sans cesse dans la chambre de sa belle-soeur. Nous ne nous arrêterons pas à peindre les transports de tendresse et de joie qui, ce jour-là encore, agitèrent ces êtres si heureux. Les coeurs italiens sont, beaucoup plus que les nôtres, tourmentés par les soupçons et parles idées folles que leur présente une imagination brûlante, mais en revanche leurs joies sont bien plus intenses et durent plus longtemps. Ce jour-là la comtesse et la marquise étaient absolument privées de leur raison ; Fabrice fut obligé de recommencer tous ses récits ; enfin on résolut d'aller cacher la joie commune à Milan, tant il sembla difficile de se dérober plus longtemps à la police du marquis et de son fils Ascagne.

On prit la barque ordinaire de la maison pour aller à Côme ; en agir autrement eût été réveiller mille soupçons. Mais en arrivant au


port de Côme la marquise se souvint qu'elle avait oublié à Grianta des papiers de la dernière importance : elle se hâta d'y renvoyer les bateliers, et ces hommes ne purent faire aucune remarque sur la manière dont ces deux dames employaient leur temps à Côme. A péine arrivées, elles louèrent au hasard une de ces voitures qui attendent pratique prés de cette haute tour du moyen âge qui s'élève au-dessus de la porte de Milan. On partit à l'instant même sans que le cocher eût le temps de parler à personne. A un quart de lieue de la ville, on trouva un jeune chasseur de la connaissance de ces dames, cl qui, par complaisance, comme elles n'avaient aucun homme avec elles, voulut bien leur servir de chevalier jusqu'aux portes de Mi an, où il se rendait en chassant. Tout allait bien, et ces dames faisaient la conversation la plus joyeuse avec le jeune voyageur, lorsqu'à un détour que fait la route pour tourner la charmante colline et le bois de San-Giovanni, trois gendarmes déguisés sautèrent à la bride des chevaux. — Ah ! mon mari nous a trahis ! s'écria la marquise, et elle s'évanouit. Un maréchal des logis qui était resté un peu en arriére s'approcha de fa voiture en trébuchant, et dit d'une voix qui avait l'air de sortir du cabaret :

—Je suis fâché de la mission que j'ai à remplir, mais je vous arrête, général Fabio Conti.

Fabrice crut que le maréchal des logis lui faisait une mauvaise plaisanterie en l'appelant général. Tu me la payeras, se dit-il. Il regardait les gendarmes déguisés, et guettait le moment favorable pour sauter à bas de la voiture et se sauver à travers champs.

La comtesse sourit à tout hasard, je crois, puis dit au maréchal des logis :

—Mais, mon cher maréchal, est-ce donc cet enfant de seize ans que vous prenez pour le général Conti ?

— N'êtes-vous pas la fille du général ? dit le maréchal des logis.

—Voyez mon père, dit la comtesse en montrant Fabrice. Les gendarmes furent saisis d'un rire fou.

—Montrez vos passe-ports sans raisonner, reprit le maréchal des logis piqué de la gaieté générale.

—Ces dames n'en prennent jamais pour aller à Milan, dit le cocher d'un air froid et philosophique ; elles viennent de leur château de Grianta. Celle-ci est madame la comtesse Pietranera, celle-là, madame la marquise del Dongo.

Le maréchal des logis, tout déconcerté, passa à la tête des chevaux, et là tint conseil avec ses hommes. La conférence durait bien depuis cinq minutes, lorsque la comtesse Pietranera pria ces messieurs de permettre que la voiture fût avancée de quelques pas et


placée à l'ombre ; la chaleur était accablante, quoiqu'il ne lut que onze heures du matin. Fabrice, qui regardait fort attentivement de tous les côtés, cherchant le moyen de se sauver, vit déboucher d'un petit sentier à travers champs, et arriver sur la grande roule, couverte de poussière, une jeune fille de quatorze à quinze ans qui pleurait timidement sous son mouchoir. Elle s'avançait à pied entre deux gendarmes en uniforme, et, à trois pas derrière elle, aussi entre deux gendarmes, marchait un grand homme sec qui affectait des airs de dignité comme un préfet suivant une procession.

—Où les avez-vous donc trouvés ? dit le maréchal des logis tout à fait ivre en ce moment.

—Se sauvant à travers champs, et pas plus de passe-ports que sur la main.

Le maréchal des logis parut perdre tout à fait la tête ; il avait devant lui cinq prisonniers au lieu de deux qu'il lui fallait. Il s'éloigna de quelques pas, ne laissant qu'un homme pour garder le prisonnier qui faisait de la majesté, et un autre pour empêcher les chevaux d'avancer.

—Reste, dit la comtesse à Fabrice qui déjà avait sauté à terre, tout va s'arranger.

On entendit un gendarme s'écrier :

— Qu'importe ! s'ils n'ont pas de passe-ports ils sont de bonne prise tout de même. Le maréchal des logis semblait n'être pas tout â fait aussi décidé ; le nom de la comtesse Pietranera lui donnait de l'inquiétude, il avait connu le général, dont il ne savait pas la mort. Le général n'est pas homme à ne pas se venger si j'arrête sa femme mal a propos, se disait-il.

Pendant celte délibération qui fut longue, la comtesse avait lié conversation avec la jeune fille qui était à pied sur la route et dans la poussière à côté de la calèche ; elle avait été frappée de sa beauté.

—Le soleil va vous faire mal, mademoiselle. Ce brave soldat, ajouta-t-elle en parlant au gendarme placé à la tête des chevaux, vous permettra bien de monter en calèche.

Fabrice, qui rôdait autour de la voiture, s'approcha pour aider la jeune fille à monter. Celle-ci s'élançait déjà sur le marchepied, le bras soutenu par Fabrice, lorsque l'homme imposant, qui était à six pas en arrière de la voiture, cria d'une voix grossie par la volonté d'être digne :

—Restez sur la route, ne montez pas dans une voiture qui ne vous appartient pas !

Fabrice n'avait pas entendu cet ordre ; la jeune fille, au lieu de monter dans la calèche, voulut redescendre, et Fabrice continuant


à la soutenir, elle tomba dans ses bras. Il sourit, elle rougit profondément; ils restèrent un instant à se regarder après que la jeune fille se fut dégagée de ses bras.

—Ce serait une charmante compagne de prison, se dit Fabrice : quelle pensée profonde sous ce front ! elle saurait aimer.

Le maréchal des logis s'approcha d'un air d'autorité : — Laquelle de ces dames se nomme Clélia Conti?

—Moi, dit la jeune fille.

—Et moi, s'écria l'homme âgé, je suis le général Fabio Conti, chambellan de S. A. S. monseigneur le prince de Parme ; je trouve fort inconvenant qu'un homme de ma sorte soit traqué comme un voleur.

— Avant-hier, en vous embarquant au port de Côme, n'avez-vous pas envoyé promener l'inspecteur de police qui vous demandait votre passe-port ? Eh bien, aujourd'hui il vous empêche de vous promener.

—Je m'éloignais déjà avec ma barque, j'étais pressé, le temps étant à l'orage ; un homme sans uniforme m'a crié du quai de rentrer au port, je lui ai dit mon nom et j'ai continué mon voyage.

—Et ce matin, vous vous êtes enfui de Côme.

—Un homme comme moi ne prend pas de passe-port pour aller de Milan voir le lac. Ce matin, à Côme, on m'a dit que je serais arrêté à la porte, je suis sorti à pied avec ma fille ; j'espérais trouver sur la route quelque voiture qui me conduirait jusqu'à Milan, où certes ma première visite sera pour porter mes plaintes au général commandant la province.

Le maréchal des logis parut soulagé d'un grand poids.

—Eh bien, général, vous êtes arrêté, et je vais vous conduire à Milan. Et vous, qui êtes-vous? dit-il à Fabrice.

—Mon fils, reprit la comtesse : Ascagne, fils du général de division Pietranera.

—Sans passe-port, madame la comtesse? dit le maréchal des logis fort radouci.

—A son âge il n'en a jamais pris ; il ne voyage jamais seul, il est toujours avec moi.

Pendant ce colloque, le général Conti faisait de la dignité de plus en plus offensée avec les gendarmes.

—Pas tant de paroles, lui dit l'un d'eux, vous êtes arrêté, suffit !

—Vous serez trop heureux, dit le maréchal des logis, que nous consentions à ce que vous louiez un cheval de quelque paysan ; autrement, malgré la poussière et la chaleur, et le grade de chambel-


lan de Parme, vous marcherez fort bien à pied au milieu de nos chevaux.

Le général se mit à jurer.

— Veux-tu bien le taire ! reprit le gendarme. Où est ton uniforme de général ? Le premier venu ne peut-il pas dire qu'il est général ?

Le général se fâcha de plus belle. Pendant ce temps les affaires allaient beaucoup mieux dans la calèche.

La comtesse faisait marcher les gendarmes comme s'ils eussent été ses gens. Elle venait de donner un écu à l'un d'eux pour aller chercher du vin et surtout de l'eau fraîche, dans une cassine que l'on apercevait à deux cents pas. Elle avait trouvé le temps de calmer Fabrice, qui, à toute force, voulait se sauver dans le bois qui couvrait la colline. J'ai de bons pistolets, disait-il. Elle obtint du général irrité qu'il laisserait monter sa fille dans la voiture. A celte occasion, le général, qui aimait à parler de lui et de sa famille, apprit à ces dames que sa fille n'avait que douze ans, étant née en 1803, le 27 octobre ; mais tout le monde lui donnait quatorze ou quinze ans, tant elle avait de raison.

Homme tout à fait commun, disaient les yeux de. la comtesse à la marquise. Grâce à la comtesse, tout s'arrangea après un colloque d'une heure. Un gendarme, qui se trouva avoir affaire dans lage voisin, loua son cheval au général Conti, après que la comtesse lui eut dit : Vous aurez 10 francs. Le maréchal des logis partit seul avec le général ; les autres gendarmes restèrent sous un arbre en compagnie avec quatre énormes bouteilles de vin, sorte de petites dumrs-jeames, que le gendarme envoyé à la cassine avait rapportées, aidé par un paysan Clélia Conti fut autorisée par le digne chambellan à accepter, pour revenir à Milan, une place dans la voiture de ces dames, et personne ne songea à arrêter le fils du brave général comte Pietranera. Après les premiers moments donnés à la politesse et aux commentaires sur le petit incident qui venait de se terminer, Cléjia Conti remarqua la nuance d'enthousiasme avec laquelle une aussi belle dame que la comtesse parlait à Fabrice ; certainement elle n'était pas sa mère. Son attention fut surtout excitée par des allusions répétées à quelque chose d'héroïque, de hardi, de dangereux au suprême degré, qu'il avait fait depuis peu ; mais, malgré toute son intelligence, la jeune Clélia ne put deviner de quoi il s'agissait.

Elle regardait avec étonne ment ce jeune héros dont les yeux semblaient respirer encore tout le feu de l'action. Pour lui, il était un


peu interdit de la beauté si singulière de cette jeune tille de douze ans, et ses regards la faisaient rougir.

Une lieue avant d'arriver à Milan, Fabrice dit qu'il allait voir son oncle, et prit congé des dames.

— Si jamais je me tire d'affaire, dit-il à Clélia, j'irai voir les beaux tableaux de Parme, et alors daignerez-vous vous rappeler ce nom : Fabrice del Dongo ?

—Bon ! dit la comtesse, voilà comme tu sais garder l'incognito! Mademoiselle, daignez vous rappeler que ce mauvais sujet est mon fils et s'appelle Pietranera et non del Dongo.

Le soir, fort tard, Fabrice rentra dans Milan par la porte Rcnza, qui conduit à une promenade à la mode. L'envoi des deux domestiques en Suisse avait épuisé les fort petites économies de la marquise et de sa soeur ; par bonheur, Fabrice avait encore quelques napoléons, et l'un des diamants, qu'on résolut de vendre.

Ces dames étaient aimées et connaissaient toute la ville ; les personnages les plus considérables dans le parti autrichien et dévot allèrent parler en faveur de Fabrice au baron Binder, chef de la police. Ces messieurs ne concevaient pas, disaient-ils, comment l'on pouvait prendre au sérieux l'incartade d'un enfant de seize ans qui se dispute avec un frère aîné et déserte la maison paternelle.

—Mon métier est de tout prendre au sérieux, répondait doucement le baron Binder, homme sage et triste ; il établissait alors cette fameuse police de Milan, et s'était engagé à prévenir une révolution comme celle de 1746, qui chassa les Autrichiens de Gênes. Cette police de Milan, devenue depuis si célèbre par les aventures de MM. Pellico et Andryane, ne fut pas précisément cruelle, elle exécutait raisonnablement et sans pitié des lois sévères. L'empereur François Il voulait qu'on frappât de terreur ces imaginations italiennes si hardies.

—Donnez moi jour par jour, répétait le baron Binder aux protecteurs de Fabrice, l'indication prouvée de ce qu'a fait le jeune marchesino del Dongo ; prenons-lè depuis le moment de son départ de Grianta, 8 mars, jusqu'à son arrivée, hier soir, dans cette ville, où il est caché dans une des chambres de l'appartement de sa mère, et je suis prêt à le traiter comme le plus aimable et le plus espiègle des jeunes gens de la ville. Si vous ne pouvez pas me fournir l'itinéraire du jeune homme pendant toutes les journées qui ont suivi son départ de Grianta, quels que soient la grandeur de sa naissance et. le respect que je porte aux amis de sa famille, mon devoir n'est-il pas de le faire arrêter ? Ne dois-je pas le retenir eh prison jusqu'à ce qu'il m'ait donné la preuve qu'il n'est pas allé porter des pa¬


roles à Napoléon de la part de quelques mécontents qui peuvent exister en Lombardie parmi les sujets de Sa Majesté Impériale et Royale? Remarquez encore, messieurs, que si le jeune del Dongo parvient à së justifier sur ce point, il restera coupable d'avoir passé à l'étranger sans passe-port régulièrement délivré, et de plus en prenant un faux nom et faisant usage sciemment d'un passe-port délivré à unjjsimple ouvrier, c'est-à-dire à un individu d'une classe tellement au-dessous de celle à laquelle il appartient.

Cette déclaration, cruellement raisonnable, était accompagnée de toutes les marques de déférence et de respect que le chef de la police devait à la haute position de la marquise del Dongo et à celle des personnages importants qui venaient s'entremettre pour elle.

La marquise fut au désespoir quand elle apprit la réponse du baron Binder.

— Fabrice va être arrêté! s'écriait-elle en pleurant; et une fois en prison, Dieu sait quand il en sortira ! Son pére le reniera !

Madame Pietranera et sa belle-soeur tinrent conseil avec deux ou trois amis intimes, et, quoi qu'ils pussent dire, la marquise voulut absolument faire partir son fils dés la nuit suivante.

—Mais lu vois bien, lui disait la comtesse, que le baron Binder sait que ton fils est ici ; cet homme n'est point méchant.

—Non, mais il veut plaire à l'empereur François.

—Mais s'il croyait utile à son avancement de jeter Fabrice en prison, il y serait déjà ; et c'est lui marquer une défiance injurieuse que de le faire sauver.

—Mais nous avouer qu'il sait où est Fabrice, c'est nous dire faites-le partir ! Non, je ne vivrai pas tant que je pourrai me répéter : Dans un quart d'heure mon fils peut être entre quatre murailles ! Quelle que soit l'ambition du biron Binder, ajoutait la marquise, il croit utile à sa position personnelle en ce pays d'afficher des ménagements pour un homme du rang de mon mari, et j'en vois une preuve dans cette ouverture de coeur singulière avec laquelle il avoue qu'il sait où prendre mon fils. Bien plus, le baron détaille complaisamment les deux contraventions dont Fabrice est accusé, d'après la dénonciation de son indigne frère ; il explique que ces deux contraventions emportent là prison : n'est-ce pas nous dire que si nous aimons mieux l'exil, c'est à nous de choisir ?

—Si tu choisis l'exil , répétait toujours la comtesse, de la vie nous ne le reverrons. Fabrice, présent à tout l'entretien, avec un des anciens amis de la marquise, maintenant conseiller au tribunal formé par l'Autriche, était grandement d'avis de prendre la clef des champs. Et, en effet, le soir même il sortit du palais, caché dans la voiture qui


conduisait au théâtre de la Scala sa mère et sa tante. Le cocher, dont on se défiait, alla faire comme d'habitude une station au cabaret, et pendant que le laquais, homme sur, gardait les chevaux, Fabrice, déguisé en paysan, se glissa hors de la voiture et sortit de la ville. Le lendemain matin il passa la frontière avec le même bonheur, et quelques heures plus tard il était installé dans une terre que sa mère avait en Piémont, prés de Novare, précisément à Romagnano, où Bayard fut tué.

On peut penser avec quelle attention ces dames arrivées dans leur loge, à la Scala, écoulaient le spectacle. Elles n'y étaient allées que pour pouvoir consulter plusieurs de leurs amis appartenant au parti libéral, et dont l'apparition au palais del Dongo eût pu être mal interprétée par la police. Dans la loge, il fut résolu de faire une nouvelle démarche auprès du baron Binder. Il ne pouvait pas être question d'offrir une somme d'argent à ce magistrat parfaitement honnête homme ; et d'ailleurs ces dames étaient fort pauvres, elles avaient forcé Fabrice à emporter tout ce qui restait sur le produit du diamant.

Il était fort important toutefois d'avoir le dernier mot du baron. Les amis de la comtesse lui rappelèrent un certain chanoine Borda, jeune homme fort aimable, qui jadis avait voulu lui faire la cour, et avec d'assez vilaines façons ; ne pouvant réussir, il avait dénoncé son amitié pour Limercati au général Pietranera, sur quoi il avait été chassé comme un vilain. Or, maintenant ce chanoine faisait tous les soirs la partie de tarots de la baronne Binder. et naturellement était l'ami intime du mari. La comtesse se décida à la démarche horriblement pénible d'aller voir ce chanoine ; et le lendemain matin de bonne heure, avant qu'il sortît de chez lui, elle se fit annoncer.

Lorsque le domestique unique du chanoine prononça le nom de la comtesse Pietranera, cet homme fut ému au point d'en perdre la voix ; il ne chercha point à réparer le désordre d'un négligé fort simple.

—Faites entrer et allez-vous-en, dit-il d'une voix éteinte. La comtesse entra ; Borda se jeta à genoux.

— C'est dans celte position qu'un malheureux fou doit recevoir vos ordres, dit-il à la comtesse qui, ce matin-là, dans son négligé à demi déguisement, était d'un piquant irrésistible. Le profond chagrin de l'exil de Fabrice, la violence qu'elle se faisait pour paraître chez un homme qui en avait agi traîtreusement avec elle, tout se réunissait pour donner à son regard un éclat incroyable.

— C'est dans cette position que je veux recevoir vos ordres, s'écria


le chanoine, car il est évident que vous avez quelque service à me demander, autrement vous n'auriez pas honoré de votre présence la pauvre maison d'un malheureux fou : jadis transporté d'amour et de jalousie, il se conduisit avec vous comme un lâche, une fois qu'il vit qu'il ne pouvait vous plaire.

Ces paroles étaient sincères cl d'autant plus belles, que le chanoine jouissait maintenant d'un grand pouvoir : la comtesse en fut touchée jusqu'aux larmes ; l'humiliation, 1 crainte glaçaient son âme, en un instant l'attendrissement et un peu d'espoir leur succédaient. D'un étal fort malheureux elle passait en un clin d'oeil presque au bonheur.

—Baise ma main, dit-elle au chanoine en la lui présentant, et lève-toi. (Il faut savoir qu'en Italie le tutoiement indique la bonne et franche amitié tout aussi bien qu'un sentiment plus tendre.) Je viens te demander grâce pour mon neveu Fabrice. Voici la vérité complète et sans le moindre déguisement comme on la dit à un vieil ami. A seize ans et demi il vient de faire une insigne folie ; nous étions au château de Grianta, sur le lac de Come. Un soir, à sept heures, nous avons appris, par un bateau de Côme, le débarquement de l'empereur au golfe de Juan. Le lendemain matin Fabrice est parti pour la France, après s'être fait donner le passe-port d'un de ses amis du peuple, un marchand de baromètres nommé Vasi. Comme il n'a pas l'air précisément d'un marchand de baromètres, à peine avait-il fait dix lieues en France, que sur sa bonne mine on l'a arrêté ; ses élans d'enthousiasme en mauvais français semblaient suspects. Au bout de quelque temps il s'est sauvé et a pu gagner Genève ; nous avons envoyé à sa rencontre à Lugano...

— C'est-à-dire à Genève, dit le chanoine en souriant.

La comtesse acheva l'histoire.

— Je ferai pour vous tout ce qui est humainement possible, reprit le chanoine avec effusion ; je me mets entièrement à vos ordres. Je ferai même des imprudences, ajouta-t-il. Dites, que dois-je faire au moment où ce pauvre salon sera privé de cette apparition céleste, et qui fait époque dans l'histoire de ma vie ?

—Il faut aller chez le baron Binder lui dire que vous aimez Fabrice depuis sa naissance, que vous avez vu naître cet enfant quand vous veniez chez nous, et qu'enfin, au nom de l'amitié qu'il vous accorde, vous le suppliez d'employer tous ses espions à vérifier si, avant son départ pour la Suisse, Fabrice a eu la moindre entrevue avec aucun de ces libéraux qu'il surveille. Pour peu que le baron soit bien servi, il verra qu'il s'agit ici uniquement d'une véritable étourderie de jeunesse. Vous savez que j'avais, dans mon bel appar¬


tement du palais Dugnani, les estampes des batailles gagnées par Napoléon : c'est en lisant les légendes de ces gravures que mon neveu apprit à lire. Dés l'âge de cinq ans, mon pauvre mari lui expliquait ces batailles ; nous lui mettions sur la tête le casque de mon mari, l'enfant traînait son grand sabre, Eh bien, un beau jour, il apprend que le dieu de mon mari, que l'empereur est de retour en France; il part pour le rejoindre, comme un étourdi, mais il n'y réussit pas. Demandez à votre baron de quelle peine il veut punir ce moment de folie.

— J'oubliais une chose, s'écria le chanoine, vous allez voir que je ne suis pas tout à fait indigne du pardon que vous m'accordez. Voici, dit-il en cherchant sur la table parmi ses papiers, voici la dénonciation de cet infâme col-torto (hypocrite), voyez, signée Asra-nio Valserra del Dongo, qui a commencé toute cette affaire ; je l'ai prise hier soir dans les bureaux de la police, et suis allé à la Scala, dans l'espoir de trouver quelqu'un allant d'habitude dans votre loge, par lequel je pourrais Vous la faire communiquer. Copie de cette pièce est à Vienne depuis longtemps. Voilà l'ennemi que nous devons combattre. Le chanoine lut la dénonciation avec la comtesse, et il fut convenu que, dans la journée, il lui en ferait tenir une copie par une personne sûre. Ce fut la joie dans le coeur que la comtesse rentra au palais del Dongo.

— Il est impossible d'être plus galant homme que cet ancien coquin, dit-elle à la marquise. Ce soir à la Scala, à dix heures trois quarts à l'horloge du théâtre, nous renverrons tout le monde de notre loge, nous éteindrons les bougies, nous fermerons notre porte, et à onze heures, le chanoine lui-même viendra nous dire ce qu'il a pu faire. C'est ce que nous avons trouvé de moins compromettant pour lui.

Ce chanoine avait beaucoup d'esprit ; il n'eut garde de manquer au rendez-vous : il y montra une bonté complète et une ouverture de coeur sans réserve que l'on ne trouve guère que dans les pays où la vanité ne domine pas tous les sentiments. Sa dénonciation de la comtesse au général Pietranera, son mari, était un des grands remords de sa vie, et il trouvait un moyen d'abolir ce remords.

Le matin, quand la comtesse était sortie de chez lui : La voilà qui fait l'amour avec son neveu, s'était-il dit avec amertume, car il n'était point guéri. Altiére comme elle l'est, être venue chez moi !... A la mort de ce pauvre Pietranera, elle repoussa avec horreur mes offres de service, quoique fort polies et trés-bien présentées par le colonel Scotti, son ancien amant. La belle Pietranera vivre avec 1,500 francs! ajoutait le chanoine en se promenant avec action dans sa


chambre !... Puis aller habiter le bchâteau de Grianta avec un abominable secatore, ce marquis del Dongo !... Tout s'explique maintenant !... Au fait, ce jeune Fabrice est plein de grâces, grand, bien fait, une ligure toujours riante... et mieux que cela, un certain regard chargé de douce volupté... une physionomie à la Corrége, ajoutait le chanoine avec amertume.

La différence d'âge... point trop grande... Fa! ' e né après l'entrée des Français, vers 98, ce me semble ; la « G. tesse peut avoir vingt-sept ou vingt-huit ans : impossible d'être plus jolie, plus adorable. Dans ce pays fertile en beautés, elle les bat toutes ; la Marini, la Gherardi, la Ruga, l'Aresi, la Pietragrua, elle l'emporte sur toutes ces femmes...Ils vivaient heureux, cachés sur ce beau lac de Corne quand le jeune homme a voulu rejoindre Napoléon... Il y a encore des âmes en Italie ! et, quoi qu'on fasse ! Chère patrie !... Non, continuait ce coeur enflammé par la jalousie, impossible d'expliquer autrement cette résignation à végéter à la campagne, avec le dégoût de voir tous les jours, à tous les repas, cette horrible figure du marquis del Dongo, plus celte infâme physionomie blafarde du marchesino Ascanio, qui sera pis que son père!... Eh bien, je la servirai franchement. Au moins j'aurai le plaisir de la voir autrement qu'au bout de ma lorgnette.

Le chanoine Borda expliqua fort clairement l'affaire à ces dames. Au fond, Binder était on ne peut pas mieux disposé ; il était charmé que Fabrice eût prit la clef des champs avant les ordres qui pouvaient arriver de Vienne ; car le baron Binder n'avait pouvoir de décider de rien, il attendait des ordres pour cette affaire comme pour toutes les autres ; il envoyait à Vienne chaque jour la copie exacte de toutes les informations ; puis il attendait.

Il fallait que dans son exil à Romagnan Fabrice,

1° Ne manquât pas d'aller à la messe tous les jours, prît pour confesseur un homme d'esprit, dévoué à la cause de la monarchie, et ne lui avouât, au tribunal de la pénitence, que des sentiments fort irréprochables ;

2° Il ne devait fréquenter aucun homme passant pour avoir de l'esprit, et, dans l'occasion, il fallait parler de la révolte avec horreur, et comme n'étant jamais permise ;

3° Il ne devait point se faire voir au café, il ne fallait jamais lire d'autres journaux que les gazettes officielles de Turin et de Milan ; en général, montrer du dégoût pour la lecture, ne jamais lire, surtout aucun ouvrage imprimé après 1729, exception tout au plus pour les romans de Walter Scott ;

4° Enfin, ajouta le chanoine avec un peu de malice, il faut surtout


qu'il fasse ouvertement la cour à quelqu'une des jolies femmes du pays, de la classe noble, bien entendu ; cela montrera qu'il n'a pas le génie sombre et mécontent d'un conspirateur en herbe.

Avant de se coucher, la comtesse et la marquise écrivirent à Fabrice deux lettres infinies dans lesquelles on lui expliquait avec une anxiété charmante tous les conseils donnés par Borda.

Fabrice n'avait nulle envie de conspirer : il aimait Napoléon, et, en sa qualité de noble, se croyait fait pour être plus heureux qu'un autre et trouvait les bourgeois ridicules. Jamais il n'avait ouvert un livre depuis le collège, où il n'avait lu que des livres arrangés par les jésuites. Il s'établit à quelque distance de Romagnan, dans un palais magnifique, l'un des chefs-d'oeuvre du fameux architecte San-Micheli ; mais depuis trente ans on ne l'avait pas habité, de sorte qu'il pleuvait dans toutes les pièces et pas une fenêtre ne fermait. Il s'empara des chevaux de l'homme d'affaires, qu'il montait sans façon toute la journée ; il ne parlait point, et réfléchissait. Le conseil de prendre une maîtresse dans une famille ultra lui parut plaisant et il le suivit à la lettre. Il choisit pour confesseur un jeune prêtre intrigant qui voulait devenir évêque (comme le confesseur du Spielberg) (1) ; mais il faisait trois lieues â pied et s'enveloppait d'un mystère qu'il croyait impénétrable, pour lire le Constitutionnel, qu'il trouvait sublime : Cela est aussi beau qu'Alfieri et le Dante ! s'écriait-il souvent. Fabrice avait cette ressemblance avec la jeunesse française qu'il s'occupait beaucoup plus sérieusement de son cheval et de son journal que de sa maîtresse bien pensante. Mais il n'y avait pas encore de place pour l'imitation des autres dans celte âme naïve et ferme, et il ne fit pas d'amis dans la société du gros bourg de Romagnan ; sa simplicité passait pour de la hauteur : on ne savait que dire de ce caractère. C'est un cadet mécontent de n'être pas ainé, dit le curé.

(1) Voir les curieux Mémoires de M. Andryane, amusants comme un conte, et qui resteront comme Tacite.


VI

Nous avouerons avec sincérité que la jalousie du chanoine Borda n'avait pas absolument tort : à son retour de France, Fabrice parut aux yeux de la comtesse Pietranera comme un bel étranger qu'elle eût beaucoup connu jadis. S'il eût parlé d'amour, elle l'eût aimé ; n'avait-elle pas déjà pour sa conduite et sa personne une admiration passionnée, et pour ainsi dire sans bornes ? Mais Fabrice l'embrassait avec une telle effusion d'innocente reconnaissance et de bonne amitié, qu'elle se fût fait horreur à elle-même si elle eût cherché un autre sentiment dans cette amitié presque filiale. Au fond, se disait la comtesse, quelques amis qui m'ont connue il y a six ans, à la cour du prince Eugène, peuvent encore me trouver jolie et même

jeune, mais pour lui je suis une femme respectable et, s'il faut

tout dire sans nul ménagement pour mon amour-propre, une femme âgée. La comtesse se faisait illusion sur l'époque de la vie où elle était arrivée, mais ce n'était pas à la façon des femmes vulgaires. A son âge, d'ailleurs, ajoutait elle, on s'exagère un peu les ravages du temps ; un homme plus avancé dans la vie...

La comtesse, qui se promenait dans son salon, s'arrêta devant une glace, puis sourit. Il faut savoir que depuis quelques mois le coeur de madame Pietranera était attaqué d'une façon sérieuse, et par un singulier personnage. Peu après le départ de Fabrice pour la France, la comtesse qui, sans qu'elle se l'avouât tout à fait, commençait déjà à s'occuper beaucoup de lui, était tombée dans une profonde mélancolie. Toutes ses occupations lui semblaient sans plaisir, et, si l'on ose ainsi parler, sans saveur ; elle se disait que Napoléon voulant s'attacher ses peuples d'Italie prendrait Fabrice pour son aide de camp. — Il est perdu pour moi ! s'écriait-elle en pleurant, je ne le reverrai plus ; il m'écrira, mais que serai-je pour lui dans dix ans?


Ce fut dans ces dispositions qu'elle fit un voyage à Milan ; elle espérait y trouver des nouvelles plus directes de Napoléon, et, qui sait, peut-être par contre-coup des nouvelles de Fabrice. Sans se l'avouer, cette âme active commençait à être bien lasse de la vie monotone qu'elle menait à la campagne : c'est s'empêcher de mourir, se disait-elle, ce n'est pas vivre. Tous les jours voir ces figures poudrées, le frère, le neveu Ascagne, leurs valets de chambre ! Que seraient les promenades sur le lac sans Fabrice? Son unique consolation était puisée dans l'amitié qui l'unissait à la marquise. Mais depuis quelque temps, cette intimité avec la mère de Fabrice, plus âgée qu'elle, et désespérant de la vie, commençait à lui être moins agréable.

Telle était la position singulière de madame Pietranera : Fabrice parti, elle espérait peu de l'avenir ; son coeur avait besoin de consolation et de nouveauté. Arrivée à Milan, elle se prit de passion pour l'opéra à la mode ; elle allait s'enfermer toute seule, durant de longues heures, à la Scala, dans la loge du général Scotti, son ancien ami. Les hommes qu'elle cherchait à rencontrer pour avoir des nouvelles de Napoléon et de son armée lui semblaient vulgaires et grossiers. Rentrée chez elle, elle improvisait sur son piano jusqu'à trois heures du malin. Un soir, à la Scala, dans la loge dune de ses amies, où elle allait chercher des nouvelles de France, on lui présenta le comte Mosca, ministre de Parme : c'était un homme aimable et qui parla de la France et de Napoléon de façon à donner à son coeur de nouvelles raisons pour espérer ou pour craindre. Elle retourna dans celte loge le lendemain : cet homme d'esprit revint, et, tout le temps du spectacle, elle lui parla avec plaisir. Depuis le départ de Fabrice, elle n'avait pas trouvé une soirée vivante comme celle-là. Cet homme qui l'amusait, le comte Mosca della Rovere Sorezana, était alors ministre de la guerre, de la police et des finances de ce fameux prince de Parme, Ernest IV, si célébré par ses sévérités que les libéraux de Milan appelaient des cruautés. Mosca pouvait avoir quarante ou quarante-cinq ans ; il avait de grands traits, aucun vestige d'importance, et un air simple et gai qui prévenait en sa faveur; il eût été fort bien encore, si une bizarrerie de son prince ne l'eût obligé à porter de la poudre dans lès cheveux comme gage de bons sentiments politiques. Comme on craint peu de choquer la vanité, on arrive fort vite en Italie au ton de l'intimité, et à dire des choses personnelles. Le correctif de cet usage est de ne pas se revoir si l'on s'est blessé.

— Pourquoi donc, comte, portez-vous de la poudre? lui dit madame Pietranera la troisième fois qu'elle le voyait. De la poudre!


un homme comme vous, aimable, encore jeune et qui a fait la guerre en Espagne avec nous !

— C'est que je n'ai rien volé dans cette Espagne, et qu'il faut vivre. J'étais fou de la gloire ; une parole flatteuse du général français Gouvion-Saint-Cyr, qui nous commandait, était alors tout pour moi. A la chute de Napoléon, il s'est trouvé que, tandis que je mangeais mon bien à son service, mon pére, homme d'imagination, et qui me voyait déjà général, me bâtissait un palais dans Parme. En 1813, je me suis trouvé pour tout bien un grand palais à finir et une pension.

—Une pension : 5,500 francs, comme mon mari ?

—Le comte Pietranera était général de division. Ma pension, à moi, pauvre chef d'escadron, n'a jamais été que de 800 francs, et encore je n'en ai été payé que depuis que je suis ministre des finances.

Comme il n'y avait dans la loge que la dame d'opinions fort libérales à laquelle elle appartenait, l'entretien continua avec la même franchise. Le comte Mosca, interrogé, parla de sa vie à Parme. En Espagne, sous le général Sainl-Cyr, j'affrontais des coups de fusil pour arriver à la croix, et ensuite à un peu de gloire ; maintenant je m'habille comme un personnage de comédie pour gagner un grand état de maison et quelques milliers de francs. Une fois entré dans cette sorte de jeu d'échecs, choqué des insolences de mes supérieurs, j'ai voulu occuper une des premières places ; j'y suis arrivé. Mais mes jours les plus heureux sont toujours ceux que de temps à autre je puis venir passer à Milan ; là vit encore, ce me semble, le coeur de votre armée d'Italie.

La franchise, la disinvoltura avec laquelle parlait ce ministre d'un prince si redouté piqua la curiosité de la comtesse ; sur son titre elle avait cru trouver un pédant plein d'importance, elle voyait un homme qui avait honte de la gravité de sa place. Mosca lui avait promis de lui faire parvenir toutes les nouvelles de France qu'il pourrait recueillir : c'était une grande indiscrétion à Milan, dans le mois qui précéda Waterloo; il s'agissait alors pour l'Italie d'être ou de n'être pas ; tout le monde avait la fièvre, à Milan, d'espérance ou de crainte. Au milieu de ce trouble universel, la comtesse fit des questions sur le compte d'un homme qui parlait si lestement d'une place si enviée et qui était sa seule ressource.

Des choses curieuses et d'une bizarrerie intéressante furent rapportées à madame Pietranera. Le comte Mosca della Rovere Sorezana, lui dit-on, est sur le point de devenir premier ministre, et favori déclaré de Ranuce Ernest IV, souverain absolu de Parme, et, de


plus, l'un des princes les plus riches de l'Europe. Le comte serait déjà arrivé à ce poste suprême s'il eût voulu prendre une mine plus grave : on dit que le prince lui fait souvent la leçon à cet égard.

— Qu'importent mes façons à Votre Altesse, répond-il librement,

si je fais ses affaires ?

—Le bonheur de ce favori, ajoutait-on, n'est pas sans épines. Il faut plaire à un souverain, homme de sens et d'esprit sans doute, mais qui, depuis qu'il est monté sur un trône absolu, semble avoir perdu la tête et montre, par exemple, des soupçons dignes d'une femmelette.

Ernest IV n'est brave qu'à la guerre. Sur les champs de bataille, on l'a vu vingt fois guider une colonne à l'attaque en brave général; mais après la mort de son pére Ernest III, de retour dans ses Etats, où, pour son malheur, il possède un pouvoir sans limites, il s'est mis à déclamer follement contre les libéraux et la liberté. Bientôt il s'est figuré qu'on le haïssait ; enfin, dans un moment de mauvaise humeur, il a fait pendre deux libéraux, peut-être peu coupables, conseillé à cela par un misérable nommé Rassi, sorte de ministre de la justice.

Depuis ce moment fatal, la vie du prince a été changée ; on le voit tourmenté par les soupçons les plus bizarres. Il n'a pas cinquante ans, et la peur l'a tellement amoindri, si l'on peut parler ainsi, que, dès qu'il parle des jacobins et des projets du comité directeur de Paris, on lui trouve la physionomie d'un vieillard de quatre-vingts ans ; il retombe dans les peurs chimériques de la première enfance. Son favori Rassi, fiscal général (ou grand juge), n'a d'influence que par la peur de son maître ; et dés qu'il craint pour son crédit, il se hâte de découvrir quelque nouvelle conspiration des plus noires et des plus chimériques. Trente imprudents se réunissent-ils pour lire un numéro du Constitutionnel, Rassi les déclare conspirateurs, et les envoie prisonniers dans cette fameuse citadelle de Parme, terreur de toute la Lombardie. Comme elle est fort élevée, cent quatre-vingts pieds, dit-on, on l'aperçoit de fort loin au milieu de cette plaine immense ; et la forme physique de cette prison, de laquelle on raconte des choses horribles, la fait reine, de par la peur, de toute cette plaine, qui s'étend de Milan à Bologne.

—Le croiriez-vous ? disait à la comtesse un autre voyageur, la nuit, au troisième étage de son palais, gardé par quatre-vingts sentinelles qui, tous les quarts d'heure, hurlent une phrase entière, Ernest IV tremble dans sa chambre. Toutes les portes fermées à dix


verrous, et les pièces voisines au-dessus, comme au¬ dessous, remplies de soldats, il a peur des jacobins. Si une feuille du parquet vient à crier, il saule sur ses pistolets et croit à un libéral caché sous son lit. Aussitôt toutes les sonnettes du château sont en mouvement, et un aide de camp va réveiller le comte Mosca. Arrivé au château, ce ministre de la police se garde bien de nier la conspiration, au contraire ; seul avec le prince, et armé jusqu'aux dents, il visite tous les coins des appartements, regarde sous les lits, et, en un mot, se livre à une foule d'actions ridicules dignes d'une vieille femme. Toutes ces précautions eussent semblé bien avilissantes au prince lui-même dans les temps heureux où il faisait la guerre et n'avait tué personne qu'à coups de fusil. Comme c'est un homme d'infiniment d'esprit, il a honte de ces précautions; elles lui semblent ridicules, même au moment où il s'y livre, et la source de l'immense crédit du comte Mosca, c'est qu'il emploie toute son adresse à faire que le prince n'ait jamais à rougir en sa présence. C'est lui, Mosca, qui, en sa qualité de ministre de la police, insiste pour regarder sous les meubles, et, dit-on à Parme, jusque dans les étuis des contre-basses. C'est le prince qui s'y oppose, et plaisante son ministre sur sa ponctualité excessive. Ceci est un pari, lui répond le comte Mosca : songez aux sonnets satiriques dont les jacobins nous accableraient si nous vous laissions tuer. Ce n'est pas seulement votre vie que nous défendons, c'est notre honneur : mais il paraît que le prince n'est dupe qu'à demi, car si quelqu'un dans la ville s'avise de dire que la veille on a passé une nuit blanche au château, le grand fiscal Rassi envoie le mauvais plaisant à la citadelle ; et une fois dans celte demeure élevée et en bon air, comme on dit à Parme, il faut un miracle pour que l'on se souvienne du prisonnier. C'est parce qu'il est militaire, et qu'en Espagne il s'est sauvé vingt fois le pistolet à la main, au milieu des surprises, que le prince préféré le comte Mosca à Rassi, qui est bien plus flexible et plus bas. Ces malheureux prisonniers de la citadelle sont au secret le plus rigoureux, et l'on fait des histoires sur leur compte. Les libéraux prétendent que, par une invention de Rassi, les geôliers et confesseurs ont ordre de leur persuader que, tous les mois à peu prés, l'un d'eux est conduit à la mort. Ce jour-là les prisonniers ont la permission de monter sur l'esplanade de l'immense tour, à cent quatre-vingts pieds d'élévation, et de là ils voient défiler un cortège avec un espion qui joue le rôle d'un pauvre diable qui marche à la mort.

Ces contes, et vingt autres du même genre et d'une non moindre authenticité, intéressaient vivement madame Pietranera ; le lende¬


main elle demandait des détails au comte Mosca, qu'elle plaisantait vivement. Elle le trouvait amusant, et lui soutenait qu'au fond il était un monstre sans s'en douter. Un jour, en rentrant à son auberge, le comte se dit : Non-seulement cette comtesse Pietranera est une femme charmante ; mais quand je passe la soirée dans sa loge, je parviens à oublier certaines choses de Parme dont le souvenir me perce le coeur. « Ce ministre, malgré son air léger et ses « façons brillantes, n'avait pas une âme à la française ; il ne savait « pas oublier les chagrins. Quand son chevet avait une épine, il était « obligé de la briser et de l'user à force d'y piquer ses membres « palpitants. » Je demande pardon pour cette phrase, traduite de l'italien. Le lendemain de cette découverte, le comte trouva que, malgré les affaires qui l'appelaient à Milan, la journée était d'une longueur énorme ; il ne pouvait tenir en place ; il fatigua les chevaux de sa voiture. Vers les six heures, il monta à cheval pour aller au Corso ; il avait quelque espoir d'y rencontrer madame Pietranera ; ne l'y ayant pas vue, il se rappela qu'à huit heures le théâtre de la Scala ouvrait ; il y entra, et ne vit pas dix personnes dans cette salle immense. Il eut quelque pudeur de se trouver là. Est-il possible, se dit-il, qu'à quarante-cinq ans sonnés je fasse des folies dont rougirait un sous-lieutenant! Par bonheur personne ne les soupçonne. Il s'enfuit, et essaya d'user le temps en se promenant dans ces rues si jolies qui entourent le théâtre de la Scala. Elles sont occupées par des cafés qui, à cette heure, regorgent de monde ; devant chacun de ces cafés, des foules de curieux établis sur des chaises, au milieu de la rue, prennent des glaces et critiquent les passants. Le comte était un passant remarquable ; aussi eut-il le plaisir d'être reconnu et accosté. Trois ou quatre importuns de ceux qu'on ne peut brusquer, saisirent cette occasion d'avoir audience d'un ministre si puissant. Deux d'entre eux lui remirent des pétitions ; le troisième se contenta de lui adresser des conseils fort longs sur sa conduite politique.

On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit ; on ne se promène point quand on est aussi puissant. Il rentra au théâtre et eut l'idée de louer une loge au troisième rang ; de là son regard pourrait plonger, sans être remarqué de personne, sur la loge des secondes où il espérait voir arriver la comtesse. Deux grandes heures d'attente ne parurent point trop longues à cet amoureux ; sûr de n'être point vu, il se livrait avec bonheur à toute sa folie. La vieillesse, se disait-il, n'est-ce pas, avant tout, n'être plus capable de ces enfantillages délicieux ?

Enfin la comtesse parut. Armé de sa lorgnette, il l'examinait avec


transport : Jeune, brillante, légère comme un oiseau, se disait-il, elle n'a pas vingt-cinq ans. Sa beauté est son moindre charme : où trouver ailleurs celle âme toujours sincère, qui jamais n'agit avec prudence, qui se livre tout entière à l'impression du moment, qui ne demande qu'à être entraînée par quelque objet nouveau? Je conçois les folies du comte Nani.

Le comte se donnait d'excellentes raisons pour être fou, tant qu'il ne songeait qu'à conquérir le bonheur qu'il voyait sous ses yeux. Il n'en trouvait plus d'aussi bonnes quand il venait à considérer son âge et les soucis quelquefois fort tristes qui remplissaient sa vie. Un homme habile à qui la peur ôte l'esprit me donne une grande existence et beaucoup d'argent pour être son ministre ; mais que demain il me renvoie, je reste vieux et pauvre, c'est-à-dire tout ce qu'il y a au monde de plus méprisé ; voilà un aimable personnage à offrir à la comtesse ! Ces pensées étaient trop noires, il revint à madame Pietranera il ne pouvait se lasser de la regarder, et pour mieux penser à elle il ne descendait pas dans sa loge. Elle n'avait pris Nani, vient-on de me dire, que pour faire pièce à cet imbécile de

Limercati qui ne voulut pas entendre à donner un coup d'épée ou à faire donner un coup de poignard à l'assassin du mari. Je me battrais vingt fois pour elle ! s'écria le comte avec transport. A chaque instant il consultait l'horloge du théâtre qui, par des chiffres éclatants de lumière et se détachant sur un fond noir, avertit les spectateurs, toutes les cinq minutes, de l'heure où il leur est permis d'arriver dans une loge amie. Le comte se disait : Je ne saurais passer qu'une demi-heure tout au plus dans sa loge, moi, connaissance de si fraîche date ; si j'y reste davantage, je m'affiche, et grâce à mon âge et plus encore à ces maudits cheveux poudrés, j'aurai l'air attrayant d'un Cassandre. Mais une réflexion le décida tout à coup : Si elle allait quitter cette loge pour faire une visite, je serais bien récompensé de l'avarice avec laquelle je m'économise ce plaisir. Il se levait pour descendre dans la loge où il voyait la comtesse ; tout à coup il ne se sentit presque plus d'envie de s'y présenter. Ah ! voici qui est charmant, s'écria-l-il en riant de soi-même, et s'arrêtant sur l'escalier ; c'est un mouvement de timidité véritable ! voilà bien vingt-cinq ans que pareille aventure ne m'est arrivée.

Il entra dans la loge en faisant presque effort sur lui-même ; et, profitant en homme d'esprit de l'accident qui lui arrivait, il ne chercha point du tout à montrer de l'aisance ou à faire de l'esprit en se jetant dans quelque récit plaisant ; il eut le courage d'être timide, il employa son esprit à laisser entrevoir son trouble sans être ridicule. Si elle prend la chose de travers, se disait-il, je me


perds à jamais. Quoi ! timide avec des cheveux couverts de poudre, et qui sans le secours de la poudre paraîtraient gris ! Mais enfin la chose est vraie ; donc elle ne peut être ridicule que si je l'exagère ou si j'en fais trophée. La comtesse s'était si souvent ennuyée au château de Grianta, vis-à-vis des figures poudrées de son frère, de son neveu et de quelques ennuyeux bien pensants du voisinage, qu'elle ne songea pas à s'occuper de la coiffure de son nouvel adorateur.

L'esprit de la comtesse ayant un bouclier contre l'éclat de rire de l'entrée, elle ne fut attentive qu'aux nouvelles de France que Mosca avait toujours à lui donner en particulier, en arrivant dans la loge ; sans doute il inventait. En les discutant avec lui, elle remarqua ce soir-là son regard, qui était beau et bienveillant.

—Je m'imagine, lui dit-elle, qu'à Parme, au milieu de vos esclaves, vous n'allez pas avoir ce regard aimable, cela gâterait tout et leur donnerait quelque espoir de n'être pas pendus.

L'absence totale d'importance chez un homme qui passait pour le premier diplomate de l'Italie parut singulière à la comtesse ; elle trouva même qu'il avait de la grâce. Enfin, comme il parlait bien et avec feu, elle ne fut point choquée qu'il eût jugé à propos de prendre pour une soirée, et sans conséquence, le rôle d'attentif.

Ce fut un grand pas de fait, et bien dangereux ; par bonheur pour le ministre, qui, à Parme, ne trouvait pas de cruelles, c'était seulement depuis peu de jours que la comtesse arrivait de Grianta : son esprit était encore tout roidi par l'ennui de la vie champêtre. Elle avait comme oublié la plaisanterie ; et toutes ces choses qui appartiennent à une façon de vivre élégante et légère avaient pris à ses yeux comme une teinte de nouveauté qui les rendait sacrées ; elle n'était disposée à se moquer de rien, pas même d'un amoureux de quarante-cinq ans et timide. Huit jours plus tard, la témérité du comte eût pu recevoir un tout autre accueil.

A la Scala, il est d'usage de ne faire durer qu'une vingtaine de minutes ces petites visites que l'on fait dans les loges ; le comte passa toute la soirée dans celle où il avait le bonheur de rencontrer madame Pietranera ; c'est une femme, se disait-il, qui me rend toutes les folies de la jeunesse ! Mais il sentait bien le danger. Ma qualité de pacha tout-puissant à quarante lieues d'ici me fera-t-elle pardonner cette sottise? je m'ennuie tant à Parme ! Toutefois, de quart d'heure en quart d'heure il se promettait de partir.

—Il faut avouer, madame, dit-il en riant à la comtesse, qu'à Parme je meurs d'ennui, et il doit m'être permis de m'enivrer de


plaisir quand j'en trouve sur ma route. Ainsi, sans conséquence et pour une soirée, permettez-moi de jouer auprès de vous le rôle d'amoureux. Hélas ! dans peu de jours je serai bien loin de cette loge qui me fait oublier tous les chagrins et même, direz-vous, toutes les convenances.

Huit jours après cette visite monstre dans la loge à la Scala, et à la suite de plusieurs petits incidents dont le récit semblerait long peut-être, le comte Mosca était absolument fou d'amour, et la comtesse pensait déjà que l'âge ne devait pas faire objection, si d'ailleurs on le trouvait aimable. On en était à ces pensées quand Mosca fut rappelé par un courrier de Parme. On eût dit que son prince avait peur tout seul. La comtesse retourna à Grianta ; son imagination ne parant plus ce beau lieu, il lui parut désert. Est-ce que je me serais attachée à cet homme ? se dit-elle. Mosca écrivit et n'eut rien à jouer, l'absence lui avait enlevé la source de toutes ses pensées ; ses lettres étaient amusantes, et, par une petite singularité qui ne fut pas mal prise, pour éviter les commentaires du marquis del Dongo qui n'aimait pas à payer des ports de lettres, il envoyait des courriers qui jetaient les siennes à la poste à Côme, à Lecco, à Varèse ou dans quelque autre de ces petites villes charmantes des environs du lac. Ceci tendait à obtenir que le courrier lui rapportât les réponses ; il y parvint.

Bientôt les jours de courrier firent événement pour la comtesse; ces courriers apportaient des fleurs, des fruits, de petits cadeaux sans valeur, mais qui l'amusaient, ainsi que sa belle-soeur. Le souvenir du comte se mêlait à l'idée de son grand pouvoir ; la comtesse était devenue curieuse de tout ce qu'on disait de lui, les libéraux eux-mêmes rendaient hommage à ses talents, La principale source de mauvaise réputation pour le comte, c'est qu'il passait pour le chef du parti ultra à la cour de Parme, et que le parti libéral avait à sa tête une intrigante capable de tout, et même de réussir, la marquise Raversi, immensément riche. Le prince était fort attentif à ne pas décourager celui des deux partis qui n'était pas au pouvoir ; il savait bien qu'il serait toujours le maître, même avec un ministère pris dans le salon de madame Raversi. On donnait à Grianta mille détails sur ces intrigues : l'absence de Mosca, que tout le monde peignait comme un ministre du premier talent et un homme d'action, permettait de ne plus songer aux cheveux poudrés, symbole de tout ce qui est lent et triste ; c'était un détail sans conséquence, une des obligations de la cour où il jouait d'ailleurs un si beau rôle. Une cour, c'est ridicule, disait la comtesse à la marquise, mais c'est amusant; c'est un jeu qui inté¬


resse, mais dont il faut accepter les règles. Qui s'est, jamais avise-de se récrier contre le ridicule des régies du piquet? Et pourtant, une fois qu'on s'est accoutumé aux règles, il est agréable de faire l'adversaire repic et capot.

La comtesse pensait souvent à l'auteur de tant de lettres aimables ; le jour où elle les recevait était agréable pour elle ; elle prenait sa barque et allait les lire dans les beaux sites du lac, à la Pliniana, à Bélan, au bois des Sfondrata. Ces lettres semblaient la consoler un peu de l'absence de Fabrice. Elle ne pouvait du moins refuser au comte d'être fort amoureux; un mois ne s'était pas écoulé, qu'elle songeait à lui avec une amitié tendre. De son côté, le comte Mosca était presque de bonne foi quand il lui offrait de donner sa démission, de quitter le ministère, et de venir passer sa vie avec elle à Milan ou ailleurs. J'ai 400,000 francs, ajoutait-il, ce

qui nous fera toujours 15,000 livres de rente. De nouveau une loge, des chevaux ! etc., se disait la comtesse ; c'étaient des rêves aimables. Les sublimes beautés des aspects du lac de Côme recommencaient à la charmer. Elle allait rêver sur ses bords à ce retour de

vie brillante et singulière qui, contre toute apparence, redevenait ? possible pour elle. Elle se voyait sur le Corso, à Milan , heureuse* et gaie comme au temps du vice-roi ; la jeunesse, ou du moins la vie active recommencerait pour moi !

Quelquefois son imagination ardente lui cachait les choses, mais (jamais avec elle il n'y avait de ces illusions volontaires que donne la lâcheté. C'était surtout une femme de bonne foi avec elle-même. Si je suis un peu trop âgée pour faire des folies, se disait-elle, l'envie, qui se fait des illusions comme l'amour, peut empoisonner pour moi le séjour de Milan. Après la mort de mon mari, ma pauvreté noble eut du succès, ainsi que le refus de deux grandes fortunes. Mon pauvre petit comte Mosca n'a pas la vingtième partie de l'opulence que mettaient à mes pieds ces deux nigauds Limercati ét Nani. La chétive pension de veuve péniblement obtenue, les gens congédiés, ce qui eut de l'éclat, la petite chambre au cinquième qui amenait vingt carrosses à la porte, tout cela forma jadis un spectacle singulier. Mais j'aurai des moments désagréables, quelque adresse que j'y mette, si, ne possédant toujours pour fortune que la pension de veuve, je reviens vivre à Milan avec la bonne petite aisance bourgeoise que peuvent nous donner les 15,000 livres qui resteront à Mosca après sa démission. Une puissante objection, dont l'envie se fera une arme terrible, c'est que le comte, quoique séparé de sa femme depuis longtemps, est marié. Cette séparation se sait à Parme, mais a Milan elle sera nouvelle, et on me l'attribuera.


Ainsi, mon beau théâtre de la Scala, mon divin lac de Côme

adieu ! adieu !

Malgré toutes ces prévisions, si la comtesse avait eu la moindre fortune, elle eût accepté l'offre de la démission de Mosca. Elle se croyait une femme âgée, et la cour lui faisait peur ; mais, ce qui paraîtra de la dernière invraisemblance de ce côté-ci des Alpes, c'est que le comte eût donné cette démission avec bonheur. C'est du moins ce qu'il parvint à persuader à son amie. Dans toutes ses lettres il sollicitait avec une folie toujours croissante une seconde entrevue à Milan, on la lui accorda. Vous jurer que j'ai pour vous une passion folle, lui disait la comtesse, un jour à Milan, ce serait mentir ; je serais trop heureuse d'aimer aujourd'hui, à trente ans passés, comme jadis j'aimais à vingt-deux ! Mais j'ai vu tomber tant de choses que j'avais crues éternelles ! J'ai pour vous la plus tendre amitié, je vous accorde une confiance sans bornes, et de tous les hommes, vous êtes celui que je préféré. La comtesse se croyait parfaitement sincère ; pourtant, vers la fin, cette déclaration contenait un petit mensonge. Peut-être si Fabrice l'eût voulu, il l'eût emporté sur tout dans son coeur. Mais Fabrice n'était qu'un enfant aux yeux du comte Mosca ; celui-ci arriva à Milan trois jours après le départ du jeune étourdi pour Novare, et il se hâta d'aller parler en sa faveur au baron Binder. Le comte pensa que l'exil était une affaire sans remède.

Il n'était point arrivé seul à Milan, il avait dans sa voiture le duc Sanseverina-Taxis, joli petit vieillard de soixante-huit ans, gris pommelé, bien poli, bien propre, immensément riche, mais pas assez noble. C'était son grand-père seulement qui avait amassé des millions par le métier de fermier général des revenus de l'Etat de Parme. Son pére s'était fait nommer ambassadeur du prince de Parme à la cour de ***, à la suite du raisonnement que voici : — Votre Altesse accorde 30,000 francs à son envoyé à la cour de ***, lequel y fait une figure fort médiocre. Si elle daigne me donner celte place, j'accepterai 6,000 francs d'appointements. Ma dépense à la cour de *** ne sera jamais au-dessous de 100,000 francs par an, et mon intendant remettra chaque année 20,000 francs à la caisse des affaires étrangères â Parme. Avec cette somme, l'on pourra placer auprès de moi tel secrétaire d'ambassade que l'on voudra, et je ne me montrerai nullement jaloux des secrets diplomatiques, s'il y en a. Mon but est de donner de l'éclat à ma maison nouvelle encore, et de l'illustrer par une des grandes charges du pays.

Le duc actuel, fils de cet ambassadeur, avait eu la gaucherie de se montrer à demi libéral, et, depuis deux ans, il était au désespoir.


Du temps de Napoléon, il avait perdu deux ou trois millions par son obstination à rester à l'étranger, et toutefois, depuis le rétablissement de l'ordre en Europe, il n'avait pu obtenir un certain grand cordon qui ornait le portrait de son père ; l'absence de ce cordon le faisait dépérir.

Au point d'intimité qui suit l'amour en Italie, il n'y avait plus d'objection de vanité entre les deux amants. Ce fut donc avec la plus parfaite simplicité que Mosca dit à la femme qu'il adorait :

— J'ai deux ou trois plans de conduite à vous offrir, tous assez bien combinés ; je ne rêve qu'à cela depuis trois mois.

1° Je donne ma démission, et nous vivons en bons bourgeois à Milan, à Florence, à Naples, où vous voudrez. Nous avons 15,000 livres de rente, indépendamment des bienfaits du prince qui dureront plus ou moins.

2° Vous daignez venir dans le pay ù je puis quelque chose, vous achetez une terre, Sacca, par exemple, maison charmante, au milieu d'une forêt» dominant le cours du Pô, vous pouvez avoir le contrat de vente signé d'ici à huit jours. Le prince vous attache à sa cour. Mais ici se présente une immense objection. On vous recevra bien à cette cour ; personne ne s'aviserait de broncher devant moi ; d'ailleurs la princesse se croit malheureuse, et je viens de lui rendre des services à votre intention, mais je vous rappellerai une objection capitale : le prince est parfaitement dévot, et, comme vous le savez encore, la fatalité veut que je sois marié. De là un million de désagréments de détail. Vous êtes veuve, c'est un beau titre qu'il faudrait échanger contre un autre, et ceci fait l'objet de ma troisième proposition.

On pourrait trouver un nouveau mari point gênant. Mais d'abord il le faudrait fort avancé en âge, car pourquoi me refuseriez-vous l'espoir de le remplacer un jour? Eh bien, j'ai conclu cette affaire singulière avec le duc Sanseverina-Taxis, qui, bien entendu, ne sait pas le nom de la future duchesse. Il sait seulement qu'elle le fera ambassadeur et lui donnera un grand cordon qu'avait son pére, et dont l'absence le rend le plus infortuné des mortels. A cela prés, ce duc n'est point trop imbécile ; il fait venir de Paris ses habits et ses perruques. Ce n'est nullement un homme à méchancetés pourpen-seès d'avance, il croit sérieusement que l'honneur consiste à avoir un cordon, et il a honte de son bien. Il vint il y a un an me proposer de fonder Un hôpital pour gagner ce cordon ; je me moquai de lui ; mais il ne s'est point moqué de moi quand je lui ai proposé un mariage ; ma première condition a été, bien entendu, qufe jamais il ne remettrait le pied dans Parme.


—Mais savez-vous que ce que vous me proposez là est fort immoral? dit la comtesse.

—Pas plus immoral que tout ce qu'on a fait à notre cour et dans vingt autres. Le pouvoir absolu a cela de commode, qu'il sanctifie tout aux yeux des peuples ; or, qu'est-ce qu'un ridicule que personne n'aperçoit ? Notre politique, pendant vingt ans, va consister à avoir peur des jacobins, et quelle peur ! Chaque année nous nous croirons à la veille de 93. Vous entendrez, j'espére, les phrases que je fais là-dessus à mes réceptions ! C'est beau ! Tout ce qui pourra diminuer un peu cette peur sera souverainement moral aux yeux des nobles et des dévots. Or, à Parme, tout ce qui n'est pas noble ou dévot est en prison, ou fait ses paquets pour y entrer ; soyez bien convaincue que ce mariage ne semblera singulier chez nous que du jour où je serai disgracié. Cet arrangement n'est une friponnerie envers personne, voilà l'essentiel, ce me semble. Le prince, de la faveur duquel nous faisons métier et marchandise, n'a mis qu'une condition à son consentement, c'est que la future duchesse fût née noble. L'an passé, ma place, tout calculé, m'a valu 107,000 francs ; mon revenu a dû être au total de 122,000 ; j'en ai placé 20,000 à Lyon. Eh bien, choisissez : 1° une grande existence basée sur 122,000 francs à dépenser, qui, à Parme, font au moins comme 400,000 à Milan ; mais avec ce mariage qui vous donne le nom d'un homme passable et que vous ne verrez jamais qu'à l'autel ; 2° ou bien la petite vie bourgeoise avec 15,000 francs à Florence ou à Naples, car je suis de votre avis, on vous a trop admirée à Milan ; l'envie nous. y persécuterait, et peut-être parviendrait-elle à nous donner de l'humeur. La grande existence à Parme aura, je l'espère, quelques nuances de nouveauté, même à vos yeux qui ont vu la cour du prince Eugène ; il serait sage de la connaître avant de s'en fermer la porte. Ne croyez pas que je cherche à influencer votre opinion. Quant à moi, mon choix est bien arrêté : j'aime mieux vivre dans un quatrième étage avec vous que de continuer seul cette grande existence.

La possibilité de cet étrange mariage fut débattue chaque jour entre les deux amants. La comtesse vit au bal de la Scala le duc Sanseverina-Taxis qui lui sembla fort présentable. Dans une de leurs dernières conversations, Mosca résumait ainsi sa proposition : il faut prendre un parti décisif, si nous voulons passer le reste de notre vie d'une façon allègre et n'être pas vieux avant le temps. Le prince a donné son approbation ; Sanseverina est un personnage plutôt bien que mal ; il possède le plus beau palais de Parme et une fortune sans bornes; il a soixante-huit ans, et une passion folle pour


le grand cordon ; mais une grande tache gâte sa vie, il acheta jadis 10,900 fr. un buste de Napoléon par Canova. Son second péché qui le fera mourir, si vous ne venez à son secours, c'est d'avoir prêté 25 napoléons à Ferrante Palla, un fou de notre pays, mais quel que peu homme de génie, que depuis nous avons condamné à mort, heureusement par contumace. Ce Ferrante a fait deux cents vers dans sa vie, dont rien n'approche ; je vous les réciterai, c'est aussi beau que le Dante. Le prince envoie Sanseverina à la cour de ***, il vous épouse le jour de son départ, et la seconde année de son voyage, qu'il appellera une ambassade, il reçoit ce cordon de*** sans lequel il ne peut vivre. Vous aurez en lui un frère qui ne sera nullement désagréable, il signe d'avance tous les papiers que je veux, et d'ailleurs vous le verrez peu ou jamais, comme il vous conviendra. Il ne demande pas mieux que de ne point se montrer à Parme, où son grand-père fermier et son prétendu libéralisme le gênent. Rassi, notre bourreau, prétend que le duc a été abonné en secret au Constitutionnel par l'intermédiaire de Ferrante Palla le poëte, et cette calomnie a fait longtemps obstacle sérieux au consentement du prince.

Pourquoi l'historien , qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu'on lui a fait serait-il coupable? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par des passions qu'il ne partage point malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondément immorales ? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l'unique passion survivante à toutes les autres est l'argent, moyen de vanité.

Trois mois après les événements racontés jusqu'ici, la duchesse Sanseverina-Taxis étonnait la cour de Parme par son amabilité facile et par la noble sérénité de son esprit ; sa maison fut sans comparaison la plus agréable de la ville. C'est ce que le comte Mosca avait promis à son maître. Ranuce-Ernest IV, le prince régnant, et la princesse sa femme, auxquels elle fut présentée par deux des plus grandes dames du pays, lui firent un accueil fort distingué. La duchesse était curieuse de voir ce prince, maître du sort de l'homme qu'elle aimait, elle voulait lui plaire, et y réussit trop. Elle trouva un homme d'une taille élevée, mais un peu épaisse ; ses cheveux, ses moustaches, ses énormes favoris étaient d'un beau blond selon ses courtisans ; ailleurs ils eussent provoqué, par leur couleur effacée, le mot ignoble de filasse. Au milieu d'un gros vidage s'élevait fort peu un tout petit nez presque féminin. Mais la duchesse remarqua que pour apercevoir tous ces motifs de laideur, il fallait chercher à détailler les traits du prince. Au total, il avait l'air d'un homme d'esprit et d'un caractère ferme. Le port du prince, sa ma¬


nière de se tenir n'étaient point sans majesté, mais souvent il voulait imposer à son interlocuteur ; alors il s'embarrassait lui-même, et tombait dans un balancement d'une jambe à l'autre presque continuel. Du reste, Ernest IV avait un regard pénétrant et dominateur ; les gestes de ses bras avaient de la noblesse, et ses paroles étaient à la fois mesurées et concises.

Mosca avait prévenu la duchesse que le prince avait, dans le grand cabinet où il recevait en audience, un portrait en pied de Louis XIV, et une table fort belle de Scagliola de Florence. Elle trouva que l'imitation était frappante ; évidemment il cherchait le regard et la parole noble de Louis XIV, et il s'appuyait sur la table de Scagliola, de façon à se donner la tournure de Joseph II. Il s'assit aussitôt après les premières paroles adressées par lui à la duchesse, afin de lui donner l'occasion de faire usage du tabouret qui appartenait à son rang. A cette cour, les duchesses, les princesses et les femmes des grands d'Espagne s'asseoient seules ; les autres femmes attendent que le prince ou la princesse les y engagent ; et, pour marquer la différence des rangs, ces personnes augustes ont toujours soin de laisser passer un petit intervalle avant de convier les dames non duchesses à s'asseoir. La duchesse trouva qu'en de certains moments l'imitation de Louis XIV était un peu trop marquée chez le prince ; par exemple, dans sa façon de sourire avec bonté tout en renversant la tête.

Ernest IV portait un frac à la mode arrivant de Paris ; on lui envoyait tous les mois de cette ville, qu'il abhorrait, un frac, une redingote et un chapeau. Mais, par un bizarre mélange de costumes, le jour où la duchesse fut reçue il avait pris une culotte rouge, des bas de soie et des souliers fort couverts, dont on peut trouver les modèles dans les portraits de Joseph II.

Il reçut madame Sanseverina avec grâce ; il lui dit des choses spirituelles et fines ; mais elle remarqua fort bien qu'il n'y avait pas excès dans la bonne réception. — Savez-vous pourquoi ? lui dit le comte Mosca au retour de l'audience, c'est que Milan est une ville plus grande et plus belle que Parme. Il eût craint, en vous faisant l'accueil auquel je m'attendais et qu'il m'avait fait espérer, d'avoir l'air d'un provincial en extase devant les grâces d'une belle dame arrivant de la capitale. Sans doute aussi il est encore contrarié d'une particularité que je n'ose vous dire : le prince ne voit à sa cour aucune femme qui puisse vous le disputer en beauté. Tel a été hier soir, à son petit coucher, l'unique sujet de son entretien avec Pernice, son premier valet de chambre, qui a des bontés pour moi. Je prévois une petite révolution dans l'étiquette ; mon plus grand


ennemi à celte cour est un sot qu'on appelle le général Fabio Conti. Figurez-vous un original qui a été à la guerre un jour peut-être en sa vie, et qui part de là pour imiter la tenue de Frédéric le Grand. De plus, il tient aussi à reproduire l'affabilité noble du général Lafayette, et cela parce qu'il est ici le chef du parti libéral (Dieu sait quels libéraux).

—Je connais le Fabio Conti, dit la duchesse ; j'en ai eu la vision près de Côme ; il se disputait avec la gendarmerie. Elle raconta la petite aventure dont le lecteur se souvient peut-être.

—Vous saurez un jour, madame, si votre esprit parvient jamais à se pénétrer des profondeurs de notre étiquette, que les demoiselles ne paraissent à la cour qu'après leur mariage. Eh bien, le prince a pour la supériorité de sa ville de l'arme sur toutes les autres un patriotisme tellement brûlant, que je parierais qu'il va trouver un moyen de se faire présenter la petite Clélia Conti, fille de notre La Fayette. Elle est ma foi charmante, et passait encore, il y a huit jours, pour la plus belle personne des Etats du prince.

Je ne sais, continua le comte, si les horreurs que les ennemis du souverain ont publiées sur son compte sont arrivées jusqu'au château de Grianta ; on en a fait un monstre, un ogre. Le fait est qu'Ernest IV avait tout plein de bonnes petites vertus et l'on peut ajouter que, s'il eût été invulnérable comme Achille, il eût continué à être le modèle des potentats. Mais dans un moment d'ennui et de colère, et aussi un peu pour imiter Louis XIV faisant couper la tête à je ne sais quel héros de la Fronde que l'on découvrit vivant tranquillement et insolemment dans une terre à côté de Versailles, cinquante ans après la Fronde, Ernest IV a fait pendre un jour deux libérau, Il paraît que ces imprudents se réunissaient à jour fixe pour dire du mal du prince et adresser au ciel des voeux ardents, afin que la peste pût venir à Parme, et les délivrer du tyran. Le mot tyran a été prouvé. Rassi appela cela conspirer ; il les fit condamner à mort, et l'exécution de l'un d'eux, le comte L...., fut atroce. Ceci se passait avant moi. Depuis ce moment fatal, ajouta le comte en baissant la voix, le prince est sujet à des accès de peur indignes d'un homme, mais qui sont la source unique de la faveur dont je jouis. Sans la peur souveraine, j'aurais un genre de mérite trop brusque, trop âpre pour cette cour, où l'imbécile foisonne. Croiriez-vous que le prince regarde sous les lits de son appartement avant de se coucher, et dépense un million, ce qui à Parme est comme quatre millions à Milan, pour avoir une bonne police, et vous voyez devant vous, madame la duchesse, le chef de cette terrible police. Par la police, c'est-à-dire par la peur, je suis devenu


minisire de la guerre et des finances ; et comme le ministre de l'intérieur est mon chef nominal, en tant qu'il a la police dans ses attributions, j'ai fait donner ce portefeuille au comte Zurla-Conta-rini, un imbécile bourreau de travail, qui se donne le plaisir d'écrire quatre-vingts lettres chaque jour. Je viens d'en recevoir une ce matin sur laquelle le comte Zurla-Contarini a eu la satisfaction d'écrire de sa propre main le n° 20,715.

La duchesse Sanseverina fut présentée à la triste princesse de Parme, Clara-Paolina, qui, parce que son mari avait une maîtresse (une assez jolie femme, la marquise Balbi), se croyait la plus malheureuse personne de l'univers, ce qui l'en avait rendue peut-être la plus ennuyeuse. La duchesse trouva une femme fort grande et fort maigre, qui n'avait pas trente-six ans et en paraissait cinquante. Une figure régulière et noble eût pu passer pour belle, quoique un peu déparée par de gros yeux ronds qui n'y voyaient guère, si la princesse ne se fût pas abandonnée elle-même. Elle reçut la duchesse avec une timidité si marquée, que quelques courtisans ennemis du comte Mosca osèrent dire que la princesse avait l'air de la femme qu'on présente, et la duchesse de la souveraine. La duchesse, surprise et presque déconcertée, ne savait où trouver des termes pour se mettre à une place inférieure à celle que la princesse se donnait à elle-même. Pour rendre quelque sang-froid à cette pauvre princesse, qui nu fond ne manquait pas d'esprit, la duchesse ne trouva rien de mieux que d'entamer et de faire durer une longue dissertation sur la botanique. La princesse était réellement savante en ce genre ; elle avait de fort belles serres avec force plantes des tropiques. La duchesse, en cherchant tout simplement à se tirer d'embarras, fit à jamais la conquête de la princesse Clara-Paolina, qui, de timide et d'interdite qu'elle avait été au commencement de l'audience, se trouva vers la fin tellement à son aise, que, contre toutes les régies de l'étiquette, cette première audience ne dura pas moins de cinq quarts d'heure. Le lendemain, la duchesse fit acheter des plantes exotiques, et se porta pour grand amateur de botanique.

La princesse passait sa vie avec le vénérable pére Landriani, archevêque de Parme, homme de science, homme d'esprit même, et parfaitement honnête homme, mais qui offrait un singulier spectacle quand il était assis dans sa chaise de velours cramoisi (c'était le droit de sa place), vis-à-vis le fauteuil de la princesse, entourée de ses dames d'honneur et de ses deux dames pour accompagner. Le vieux prélat en longs cheveux blancs était encore plus timide, s'il se peut, que la princesse ; ils se voyaient tous les jours, et toutes


les audiences commençaient par un silence d'un gros quart d'heure. C'est au point que la comtesse Alvizi, une des dames pour accompagner, était devenue une sorte de favorite, parce qu'elle avait l'art de les encourager à se parler et de les faire rompre le silence.

Pour terminer le cours de ses présentations, la duchesse fut admise chez S. A. S. le prince héréditaire, personnage d'une plus haute taille que son père, et plus timide que sa mère. Il était fort en minéralogie, et avait seize ans. Il rougit excessivement en voyant entrer la duchesse, et fut tellement désorienté, que jamais il ne put inventer un mot à dire à celle belle dame. Il était fort bel homme, et passait sa vie dans les bois un marteau à la main. Au moment où la duchesse se levait pour mettre lin à cette audience silencieuse.

— Mon Pieu ! madame, que vous êtes jolie ! s'écria le prince héréditaire, ce qui ne fut pas trouvé de trop mauvais goût par la dame présentée.

La marquise Balbi, jeune femme de vingt-cinq ans, pouvait encore passer pour le plus parfait modèle du joli italien, deux ou trois ans avant l'arrivée de la duchesse Sanseverina à Parme. Maintenant c'étaient toujours les plus beaux yeux du monde et les petites mines les plus gracieuses ; mais, vue de près, sa peau était parsemée d'un nombre infini de petites rides fines, qui faisaient de la marquise comme une jeune vieille. Aperçue à une certaine distance, par exemple au théâtre, dans sa loge, c'était encore une beauté ; et les gens du parterre trouvaient le prince de fort bon goût. Il passait, toutes les soirées chez la marquise Balbi, mais souvent sans ouvrir la bouche, et l'ennui où elle voyait le prince avait fait tomber cette pauvre femme dans une maigreur extra ordinaire. Elle prétendait à une finesse sans bornes, et toujours souriait avec malice ; elle avait les plus belles dents du monde, et à tout hasard n'ayant guère de sens, elle voulait, par un sourire malin, faire entendre autre chose que ce que disaient ses paroles. Le comte Mosca disait que c'étaient ces sourires continuels, tandis qu'elle bâillait intérieurement, qui lui donnaient tant de rides. La Balbi entrait dans toutes les affaires, et l'Etat ne faisait pas un marché de 1,000 francs, sans qu'il y eut un souvenir pour la marquise (c'était le mot honnête à Parme). Le bruit public voulait qu'elle eût placé six millions de francs en Angleterre, mais sa fortune, à la vérité de fraîche date, ne s'élevait pas en réalité à 1 500,000 francs. C'était pour être à l'abri de ses finesses, et pour l'avoir dans sa dépendance, que le comte Mosca s'était fait ministre des finances. La seule pas¬


sion de la marquise était la peur déguisée en avarice sordide : Je mourrai sur la paille, disait-elle quelquefois au prince que ce propos outrait. La duchesse remarqua que l'antichambre, resplendissante de dorures, du palais de la Balbi, était éclairée par une seule chandelle coulant sur une table de marbre précieux, et les portes de son salon étaient noircies par les doigts des laquais.

Elle m'a reçu, dit la duchesse à son ami, comme si elle eût attendu de moi une gratification de 50 francs.

Le cours des succès de la duchesse fut un peu interrompu par la réception que lui fit la femme la plus adroite de la cour, la célèbre marquise Raversi, intrigante consommée qui se trouvait à la tête du parti opposé à celui du comte Mosca. Elle voulait le renverser, et d'autant plus depuis quelques mois, qu'elle était nièce du duc Sanseverina, et craignait de voir attaquer l'héritage par les grâces de la nouvelle duchesse. La Raversi n'est point une femme à mépriser, disait le comte à son amie, je la tiens pour tellement capable de tout que je me suis séparé de ma femme uniquement parce qu'elle s'obstinait à prendre pour amant le chevalier Bentivoglio, l'un des amis de la Raversi. Cette dame, grande virago aux cheveux fort noirs, remarquable par les diamants qu'elle portait dès le matin, et par le rouge dont elle couvrait ses joues, s'étaitdéclarée d'avance l'ennemie de la duchesse, et en la recevant chez elle elle prit à tâche de commencer la guerre. Le duc Sanseverina, dans les lettres qu'il écrivait de ***, paraissait tellement enchanté de son ambassade, et surtout de l'espoir du grand cordon, que sa famille craignait qu'il ne laissât une partie de sa fortune à sa femme qu'il accablait de petits cadeaux. La Raversi, quoique régulièrement laide, avait pour amant le comte Balbi, le plus joli homme de la cour : en général elle réussissait à tout ce qu'elle entreprenait.

La duchesse tenait le plus grand état de maison. Le palais Sanseverina avait toujours été un des plus magnifiques de la ville de Parme, et le duc, à l'occasion de son ambassade et de son futur grand cordon, dépensait de fort grosses sommes pour l'embellir : la duchesse dirigeait les réparations.

Le comte avait deviné juste : peu de jour après la présentation de la duchesse, la jeune Clélia Conti vint à la cour, on l'avait faite chanoinesse. Afin de parer le coup que cette faveur pouvait avoir l'air de porter au crédit du comte, la duchesse donna une fête sous prétexte d'inaugurer le jardin de son palais, et, par ses façons pleines de grâces elle fit de Clélia, qu'elle appelait sa jeune amie du lac de Côme, la reine de la soirée. Son chiffre se trouva comme par hasard sur les principaux transparents. La jeune Clélia, quoique un


peu pensive, fut aimable dans ses façons de parler de la petite aventure prés du lac, et de sa vive reconnaissance. On la disait fort dévote et fort amie de la solitude. Je parierais, disait le comte, qu'elle a assez d'esprit pour avoir honte de son père. La duchesse fit son amie de cette jeune fille, elle se sentait de l'inclination pour elle ; elle ne voulait pas paraître jalouse, et la mettait de toutes ses parties de plaisir; enfin son système était de chercher à diminuer toutes les haines dont le comte était l'objet.

Tout souriait a la duchesse; elle s'amusait de cette existence de cour où la tempête est toujours à craindre ; il lui semblait recommencer la vie. Elle était tendrement attachée au comte, qui littéralement était fou de bonheur. Cette aimable situation lui avait procuré un sang-froid parfait pour tout ce qui ne regardait que ses intérêts d'ambition. Aussi deux mois à peine après l'arrivée de la duchesse, il obtint la patente et les honneurs de premier ministre, lesquels approchent fort de ceux que l'on rend au souverain lui-même. Le comte pouvait tout sur l'esprit de son maître, on en eut à Parme une preuve qui frappa tous les esprits.

Au sud-est, et à dix minutes de la ville, s'élève cette fameuse citadelle si renommée en Italie, et dont la grosse tour a cent quatre-vingts pieds de haut et s'aperçoit de si loin. Cette tour, bâtie sur le modèle du mausolée d'Adrien, à Rome, par les Farnése, petits-fils de Paul III, vers le commencement du seizième siècle, est tellement épaisse, que sur l'esplanade qui la termine on a pu bâtir un palais pour le gouverneur de la citadelle et une nouvelle prison appelée la tour Farnése. Cette prison, construite en l'honneur du fils aîné de Ranuce-Ernest II, lequel était devenu l'amant aimé de sa belle-mère, passe pour belle et singulière dans le pays. La duchesse eut la curiosité de la voir ; le jour de sa visite, la chaleur était accablante à Parme, et là-haut, dans cette position élevée, elle trouva de l'air, ce dont elle fut tellement ravie, qu'elle y passa plusieurs heures. On s'empressa de lui ouvrir les salles de la tour Farnése.

La duchesse rencontra sur l'esplanade de la grosse tour un pauvre libéral prisonnier, qui était venu jouir de la demi-heure dé promenade qu'on lui accordait tous les trois jours. Redescendue à Parme, et n'ayant pas encore la discrétion nécessaire dans une cour absolue, elle parla de cet homme qui lui avait raconté toute son histoire. Le parti de la marquise Raversi s'empara de ces propos de la duchesse et les répéta beaucoup, espérant fort qu'ils choqueraient le prince. En effet, Ernest IV répétait souvent que l'essentiel était surtout de frapper les imaginations. Toujours est un grand mot, disait-il, et plus terrible en Italie qu'ailleurs : en conséquence, de sa vie


il n'avait accordé de grâce. Huit jours après sa visite à la forteresse, la duchesse reçut une lettre de commutation de peine, signée du prince et du ministre, avec le nom en blanc. Le prisonnier dont elle écrirait le nom devait obtenir la restitution de ses biens, et la permission d'aller passer en Amérique le reste de ses jours. Là duchesse écrivit le nom de l'homme qui lui avait parlé. Par malheur cet homme se trouva un demi-coquin, une âme faible : c'était sur ses aveux que le fameux Ferrante Palla avait été condamné à mort.

La singularité de cette grâce mit le comble à l'agrément de la position de madame Sanseverina. Le comte Mosca était fou de bonheur, ce fut une belle époque de sa vie, et elle eut une inlluence décisive sur les destinées de Fabrice. Celui-ci était toujours à Romagnano, prés de Novare, se confessant, chassant, ne lisant point et faisant la cour à une femme noble comme le portaient ses instructions. La duchesse était toujours un peu choquée de celte dernière nécessité. Un autre signe qui ne valait rien pour le comte, c'est qu'étant avec lui de la dernière franchise pour tout au monde, et pensant tout haut en sa présence, elle ne lui parlait jamais de Fabrice qu'après avoir songé à la tournure de sa phrase.

—Si vous voulez, lui disait un jour le comte, j'écrirai à cet aimable frère que vous avez sur le lac de Côme, et je forcerai bien ce marquis del Dongo, avec un peu de peine pour moi et mes amis de ***, à demander la grâce de votre aimable Fabrice. S'il est vrai, comme je me garderais bien d'en douter, que Fabrice soit un peu au-dessus des jeunes gens qui promènent leurs chevaux anglais dans les rues de Milan, quelle vie que celle qui à dix-huit ans ne fait rien et a la perspective de ne jamais rien faire ! Si le ciel lui avait accordé une vraie passion pour quoi que ce soit, fût-ce pour la pèche à la ligne, je la respecterais ; mais que fera-t-il à Milan même après sa grâce obtenue ? Il montera un cheval qu'il aura fait venir d'Angleterre à une certaine heure, à une autre le désoeuvrement le conduira chez sa maîtresse qu'il aimera moins que son cheval... Mais si vous m'en donnez l'ordre, je tâcherai de procurer ce genre de vie à votre neveu.

—Je le voudrais officier, dit la duchesse.

— Conseilleriez-vous à un souverain de confier un poste qui, dans un jour donné, peut être de quelque importance à un jeune homme : 1° susceptible d'enthousiasme ; 2° qui a montré de l'enthousiasme pour Napoléon, au point d'aller le rejoindre à Waterloo? Songez à ce que nous serions tous si Napoléon eût vaincu à Waterloo! Nous n'aurions point de libéraux à craindre, il est vrai,


mais les souverains des anciennes familles ne pourraient régner qu'en épousant les filles de ses maréchaux. Ainsi la carrière militaire pour Fabrice, c'est la vie de l'écureuil dans la cage qui tourne: beaucoup de mouvement pour n'avancer en rien. Il aura le chagrin de se voir primer par tous les dévouements plébéiens. La première qualité chez un jeune homme aujourd'hui, c'est-à-dire pendant cinquante ans peut-être, tant que nous aurons peur et que la religion ne sera point rétablie, c'est de n'être pas susceptible d'enthousiasme et de n'avoir pas d'esprit.

J'ai pensé à une chose, mais qui va vous faire jeter les hauts cris d'abord, et qui me donnera à moi des peines infinies et pendant plus d'un jour, c'est une folie que je veux faire pour vous. Mais, dites-moi, si vous le savez, quelle folie je ne ferais pas pour obtenir un sourire.

—Eh bien ? dit la duchesse.

—Eh bien, nous avons eu pour archevêque à Parme trois membres de votre famille : Ascagne del Dongo qui a écrit, en 16... Fabrice en 1699, et un second Ascagne en 1740. Si Fabrice veut entrer dans la prélature et marquer par des vertus du premier ordre, je le fais évêque quelque part, puis archevêque ici, si toutefois mon influencé dure. L'objection réelle est celle-ci : resterai-je ministre assez longtemps pour réaliser ce beau plan qui exige plusieurs années? Le prince peut mourir, il peut avoir le mauvais goût de me renvoyer. Mais enfin c'est le seul moyen que j'aie de faire pour Fabrice quelque chose qui soit digne de vous.

On discuta longtemps : cette idée répugnait fort à la duchesse. — Reprouvez-moi, dit-elle au comte, que toute autre carrière est impossible pour Fabrice. Le comte prouva. — Vous regrettez, ajouta-t-il, le brillant uniforme ; mais à cela je ne sais que faire.

Àprès 'un mois que la duchesse avait demandé pour réfléchir, elle se rendit en soupirant aux vues sages du ministre. — Monter d'un air empesé un cheval anglais dans quelque grande ville, répétait le comte, ou prendre un état qui ne jure pas avec sa naissance ; je ne vois pas de milieu. Par malheur, un gentilhomme ne peut se faire ni médecin, ni avocat, et le siècle est aux avocats."

Rappelez-vous toujours, madame, répétait le comte, que vous faites à votre neveu, sur le pavé de Milan, le sort dont jouissent les jeunes gens de son âge qui passent pour les plus fortunés. Sa grâce obtenue, vous lui donnez quinze, vingt, trente mille francs; peu vous importe, ni vous ni moi ne prétendons faire des économies.

La duchesse était sensible à la gloire ; elle ne voulait pas que


Fabrice fut un simple mangeur d'argent ; elle revint au plan de son amant.

—Remarquez, lui disait le comte, que je ne prétends pas faire de Fabrice un prêtre exemplaire comme vous en voyez tant. Non ; c'est un grand seigneur avant tout; il pourra rester parfaitement ignorant si bon lui semble, et n'en deviendra pas moins évêque et archevêque, si le prince continue à me regarder comme un homme utile.

Si vos ordres daignent changer ma proposition en décret immuable, ajouta le comte, il ne faut point que Parme voie notre protégé dans une petite fortune. La sienne choquera, si on l'a vu ici simple prêtre ; il ne doit paraître à Parme qu'avec les bas violets ( 1) et dans un équipage convenable. Tout le monde alors devinera que votre neveu doit être évêque, et personne ne sera choqué.

Si vous m'en croyez, vous enverrez Fabrice faire sa théologie, et passer trois années à Naples. Pendant les vacances de l'académie ecclésiastique, il ira, s'il veut, voir Paris et Londres, mais il ne se montrera jamais à Parme. Ce mot donna comme un frisson à la duchesse.

Elle envoya un courrier à son neveu, et lui donna rendez-vous à Plaisance. Faut-il dire que ce courrier était porteur de tous les moyens d'argent et de tous les passe-ports nécessaires?

Arrivé le premier à Plaisance, Fabrice courut au-devant de la duchesse, et l'embrassa avec des transports qui la firent fondre en larmes. Elle fut heureuse que le comte ne fût pas présent ; depuis leurs amours, c'était la première fois qu'elle éprouvait cette sensation.

Fabrice fut profondément touché, et ensuite aflligé des plans que la duchesse avait faits pour lui ; son espoir avait toujours été que, son affaire de Waterloo arrangée, il finirait par être militaire. Une chose frappa la duchesse et augmenta encore l'opinion romanesque qu'elle s'était formée de son neveu ; il refusa absolument de mener la vie de café dans une des grandes villes d'Italie.

—Te vois-tu au Corso de Florence ou de Naples, disait la duchesse, avec des chevaux anglais de pur sang ! Pour le soir, une voiture, un joli appartement, etc. Elle insistait avec délices sur la description de ce bonheur vulgaire qu'elle voyait Fabrice repousser avec dédain. C'est un héros, pensait-elle.

(1) En Italie les jeunes gens protégés ou savants deviennent monsignor et prélat, ce qui ne veut pas dire évêque ; on porte alors des bas violets. On ne fait pas de voeux pour être monsignor, on peut quitter les bas violets et se marier.


—Et après dix ans de cette vie agréable, qu'aurai-je fait ? disait Fabrice ; que serai-je ? Un jeune homme mûr qui doit céder le haut du pavé au premier bel adolescent qui débute dans le monde, lui aussi sur un cheval anglais.

Fabrice rejeta d'abord bien loin le parti de l'Eglise ; il parlait d'aller à New-York, de se faire citoyen et soldat républicain en Amérique.

—Quelle erreur est la tienne ! Tu n'auras pas la guerre, et tu retombes dans la vie de café, seulement sans élégance, sans musique, sans amours, répliqua la duchesse. Crois-moi, pour toi comme pour moi, ce serait une triste vie que celle d'Amérique. Elle lui expliqua le culte du dieu dollar, et ce respect qu'il faut avoir pour les artisans de la rue, qui par leurs votes décident de tout. On revint au parti de l'Eglise.

—Avant de te gendarmer, lui dit la duchesse, comprends donc ce que le comte te demande : il ne s'agit pas du tout d'être un pauvre prêtre plus ou moins exemplaire et vertueux, comme l'abbé Blanés. Rappelle-toi ce que furent tes oncles les archevêques de Parme ; relis les notices sur leurs vies, dans le supplément à la généalogie. Avant tout il convient à un homme de nom d'être un grand seigneur, noble, généreux, protecteur de la justice, destiné d'avance à se trouver à la tête de son ordre . et dans toute sa vie ne faisant qu'une coquinerie, mais celle-là fort utile.

—Ainsi voilà toutes mes illusions à vau-l'eau, disait Fabrice en soupirant profondément ; le sacrifice est cruel ! je l'avoue, je n'avais pas réfléchi à cette horreur pour l'enthousiasme et l'esprit, même exercés à leur profit, qui désormais va régner parmi les souverains absolus.

—Songe qu'une proclamation, qu'un caprice du coeur précipite l'homme enthousiaste dans le parti contraire à celui qu'il a servi toute la vie !

—Moi enthousiaste ! répéta Fabrice ; étrange accusation ! je ne puis pas même être amoureux !

— Comment ? s'écria la duchesse.

—Quand j'ai l'honneur de faire la cour à une beauté, même de bonne naissance, et dévote, je ne puis penser à elle que quand je la vois.

Cet aveu fit une étrange impression sur la duchesse.

—Je te demande un mois, reprit Fabrice, pour prendre congé de madame C. de Novare, et ce qui est encore plus difficile, des châteaux en Espagne de toute ma vie. J'écrirai à ma mére, qui sera assez bonne pour venir me voir à Belgirate, sur la rive piémontaise


du lac Majeur, et le trente et unième jour aprés celui-ci, je serai incognito dans Parme.

— Garde-t'en bien ! s'écria la duchesse. Elle ne voulait pas que le comte Mosca la vît parler à Fabrice.

Les mêmes personnages se revirent à Plaisance ; la duchesse cette fois était fort agitée ; un orage s'était élevé à la cour ; le parti de la marquise Raversi touchait au triomphe ; il était possible que le comte Mosca fût remplacé par le général Fabio Conti, chef de ce qu'on appelait à Parme le parti libéral. Excepté le nom du rival qui croissait dans la faveur du prince, la duchesse dit tout à Fabrice. Elle discuta de nouveau les chances de son avenir, même avec la perspective de manquer de toute la puissante protection du comte.

—Je vais passer trois ans à l'académie ecclésiastique de Naples, s'écria Fabrice ; mais puisque je dois être avant tout un jeune gentilhomme, et que lu ne m'astreins pas à mener la vie sévère d'un séminariste vertueux, ce sejour à Naples ne m'effraye nullement, cette vie-là vaudra bien celle de Romagnano ; la bonne compagnie de l'endroit commençait à me trouver jacobin. Dans mon exil j'ai découvert que je ne sais rien, pas même le latin, pas même l'orthographe. J'avais le projet de refaire mon éducation à, Novare, j'étudierai volontiers la théologie à Naples : c'est une science compliquée. La duchesse fut ravie. Si nous sommes chassés, lui dit-elle, nous irons te voir à Naples. Mais puisque tu acceptes jusqu'à nouvel ordre le parti des bas violets, le comte, qui connaît bien l'Italie actuelle, m'a chargé d'une idée pour toi. Crois ou ne crois pas à ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les règles du jeu de whist ; est-ce que lu ferais des objections aux régies du whist ? J'ai dit au comte que lu croyais, et il s'en est félicité ; cela est utile dans ce monde et dans l'autre. Mais si lu crois, ne tombe point dans la vulgarité de parler avec horreur de Voltaire, Diderot, Raynal, et de tous ces écervelés de Français précurseurs des deux chambres. Que ces nom-la se trouvent rarement dans ta bouche ; mais enfin quand il le faut, parle de ces messieurs avec une ironie calme ; ce sont gens depuis longtemps réfutés, et dont les attaques ne sont plus d'aucune conséquence. Crois aveuglément tout ce que l'on le dira a l'académie. Songe qu'il y a des gens qui tiendront note fidèle de tes moindres objections ; on le pardonnera une petite intrigue galante si elle est bien menée, et non pas un doute ; l'âge supprime l'intrigue et augmente le doute. Agis sur ce principe au tribunal de la pénitence. Tu auras une lettre de recommandation pour un évêque factotum du cardinal archevêque de Naples ; à lui seul tu dois avouer ton escapade en France, et ta


présence, le 18 juin, dans les environs de Waterloo. Du reste, abrège beaucoup, diminue cette aventure, avoue-la seulement pour qu'on ne puisse pas te reprocher de l'avoir cachée ; tu étais si jeune alors !

La seconde idée que le comte t'envoie est celle-ci : S'il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de briller, garde le silence ; les gens fins verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'avoir de l'esprit quand tu seras évêque.

Fabrice débuta à Naples avec une voiture modeste et quatre domestiques, bons Milanais, que sa tante lui avait envoyés. Après une année d'étude personne ne disait que c'était un homme d'esprit, on le regardait comme un grand seigneur appliqué, fort généreux, mais un peu libertin.

Cette année, assez amusante pour Fabrice, fut terrible pour la duchesse. Le comte fut trois ou quatre fois à deux doigts de sa perte; le prince, plus peureux que jamais parce qu'il était malade cette année-là, croyait, en le renvoyant, se débarrasser de l'odieux des exécutions faites avant l'entrée du comte au ministère. Le Rassi était le favori du coeur qu'on voulait garder avant tout. Les périls du comte lui attachèrent passionnément la duchesse; elle ne songeait plus à Fabrice. Pour donner une couleur à leur retraite possible ; il se trouva que l'air de Parme, un peu humide en effet, comme celui de toute la Lombardie, ne convenait nullement à sa santé. Enun, après des intervalles de disgrâce, qui allèrent pour le comte, premier ministre, jusqu'à passer quelquefois vingt jours entiers sans voir son maître en particulier, Mosca l'emporta ; il fit nommer le général Fabio Conti, le prétendu libéral, gouverneur de la citadelle où l'on enfermait les libéraux jugés par Rassi. Si Conti use d'indulgence envers ses prisonniers, disait Mosca à son amie, on le disgracie comme un jacobin auquel ses idées politiques font oublier ses devoirs de général ; s'il se montre sévère et impitoyable, et c'est, ce me semble de ce côté-là qu'il inclinera, il cesse d'être le chef de son propre parti, et s'aliène toutes les familles qui ont un des leurs à la citadelle. Ce pauvre homme sait prendre un air tout confit de respect à l'approche du prince ; au besoin il change de costume quatre fois en un jour; il peut discuter une question d'étiquette, mais ce n'est point une tète capable de suivre le chemin difficile par lequel seulement il peut se sauver ; et dans tous les cas je suis là.

Le lendemain de la nomination du général Fabio Conti, qui terminait la crise ministérielle, on apprit que Parme aurait un journal ultra-monarchique.


—Que de querelles ce journal va faire naître ! disait la duchesse.

— Ce journal, dont l'idée est peut-être mon chef-d'oeuvre, répondait le comte en riant, peu à peu je m'en laisserai bien malgré moi ôter la direction par les ultra-furibonds. J'ai fait attacher de beaux appointements aux places de rédacteur. De tous côtés on va solliciter ces places : cette affaire va nous faire passer un mois ou deux, et l'on oubliera les périls que je viens de courir. Les graves personnages P. et D. sont déjà sur les rangs.

—Mais ce journal sera d'une absurdité révoltante.

— J'y compte bien, répliquait le comte. Le prince le lira tous les matins, et admirera ma doctrine à moi qui l'ai fondé. Pour les détails, il approuvera ou sera choqué ; des heures qu'il consacre au travail en voilà deux de prises. Le journal se fera des affaires, mais à l'époque où arriveront les plaintes sérieuses, dans huit ou dix mois, il sera entièrement dans les mains des ultra-furibonds. Ce sera ce parti qui me gêne qui devra répondre, moi j'élèverai des objections contre le journal ; au fond, j'aime mieux cent absurdités atroces qu'un seul pendu. Qui se souvient d'une absurdité deux ans après le numéro du journal officiel? Au lieu que les fils et la famille du pendu

me vouent une haine qui durera autant que moi et qui peut-être abrégera ma vie.

La duchesse, toujours passionnée pour quelque chose, toujours agissante, jamais oisive, avait plus d'esprit que toute la cour de Parme ; mais elle manquait de patience et d'impassibilité pour réussir dans les intrigues. Toutefois, elle était parvenue à suivre avec passion les intérêts des diverses coteries, elle commençait même à avoir un crédit personnel auprès du prince. Clara-Paolina, la princesse régnante, environnée d'honneurs, mais emprisonnée dans l'étiquette la plus surannée, se regardait comme la plus malheureuse des femmes. La duchesse Sanseverina lui lit la cour, et entreprit de lui prouver qu'elle n'était point si malheureuse. Il faut savoir que le prince ne voyait sa femme qu'à dîner : ce repas durait trente minutes, et le prince passait des semaines entières sans adresser la parole à Clara-Paolina. Madame Sanseverina essaya de changer tout cela ; elle amusait le prince, et d'autant plus qu'elle avait su conserver toute son indépendance. Quand elle l'eût voulu, elle n'eut pas pu ne jamais blesser aucun des sols qui pullulaient à cette cour. C'était cette parfaite inhabileté de sa part qui la faisait exécrer du vulgaire des courtisans, tous comtes ou marquis, jouissant en général de 5,000 livres de rente. Elle comprit ce malheur dés les premiers jours, et s'attacha exclusivement à plaire au souverain et à sa femme, laquelle dominait absolument le prince héréditaire. La duchesse savait


amuser le souverain et profitait de l'extrême attention qu'il accordait à ses moindres paroles pour donner de bons ridicules aux courtisans qui la haïssaient. Depuis les sottises que Rassi lui avait fait faire, et les sottises de sang ne se réparent pas, le prince avait peur quelquefois, et s'ennuyait souvent, ce qui l'avait conduit à la triste envie ; il sentait qu'il ne s'amusait guère, et devenait sombre quand il croyait voir que d'autres s'amusaient ; l'aspect du bonheur le rendait furieux. Il faut cacher nos amours, dit la duchesse à son ami ; et elle laissa deviner au prince qu'elle n'était plus que fort médiocrement éprise du comte, homme d'ailleurs si estimable.

Celte découverte avait donné un jour heureux à Son Altesse. De temps à autre, la duchesse laissait tomber quelques mots du projet qu'elle aurait de se donner chaque année un congé de quelques mois qu'elle emploierait à voir l'Italie qu'elle ne connaissait point : elle irait visiter Naples, Florence, Rome. Or, rien au monde ne pouvait faire plus de peine au prince qu'une telle apparence de désertion : c'était là une de ses faiblesses les plus marquées, les démarches qui pouvaient être imputées à mépris pour sa ville capitale lui perçaient le coeur. Il sentait qu'il n'avait aucun moyen de retenir madame Sanseverina, et madame Sanseverina était de bien loin la femme la plus brillante de Parme. Chose unique avec la paresse italienne, on revenait des campagnes environnantes pour assister à ses jeudis ; c'étaient de véritables fêtes ; presque toujours la duchesse y avait quelque chose de neuf et de piquant. Le prince mourait d'envie de voir un de ces jeudis ; mais comment s'y prendre ? Aller chez un simple particulier ! c'était une chose que ni son père ni lui n'avaient jamais faite !

Un certain jeudi, il pleuvait, il faisait froid ; à chaque instant de la soirée le duc entendait des voitures qui ébranlaient le pavé de la place du palais, en allant chez madame Sanseverina. Il eut un mouvement d'impatience : d'autres s'amusaient, et lui, prince souverain, maître absolu, qui devait s'amuser plus que personne au monde, il connaissait l'ennui ! Il sonna son aide de camp, il fallut le temps de placer une douzaine de gens affidés dans la rue qui conduisait du palais de Son Altesse au palais Sanseverina. Enfin, après une heure qui parut un siècle au prince, et pendant laquelle il fut vingt fois tenté de braver les poignards et de sortir à l'étourdie et sans nulle précaution, il parut dans le premier salon de madame Sanseverina. La foudre serait tombée dans ce salon qu'elle n'eût pas produit une pareille surprise. En un clin d'oeil, et à mesure que le prince s'avançait, s'établissait dans ces salons si bruyants et si gais un silence de stupeur ; tous les yeux, fixés sur le prince, s'ouvraient outre me¬


sure. Les courtisans paraissaient déconcertés ; la duchesse elle seule n'eut point l'air étonné. Quand enfin l'on eut retrouvé la force de parler, la grande préoccupation de toutes les personnes présentes fut de décider cette importante question : La duchesse avait-elle été avertie de cette visite, ou bien a-t-elle été surprise comme tout le monde ?

Le prince s'amusa, et l'on va juger du caractère tout de premier mouvement de la duchesse, et du pouvoir infini que des idées vagues de départ adroitement jetées lui avaient laissé prendre.

En reconduisant le prince qui lui adressait des mots fort aimables, il lui vint une idée singulière et qu'elle osa bien lui dire tout simplement, et comme une chose des plus ordinaires.

—Si Votre Altesse Sérénissime voulait adresser à la princesse trois ou quatre de ces phrases charmantes qu'elle me prodigue, elle ferait mon bonheur bien plus sûrement qu'en me disant ici que je suis jolie. C'est que je ne voudrais pas pour tout au monde que la princesse pût voir de mauvais oeil l'insigne marque de faveur dont Votre Altesse vient de m'honorer. Le prince la, regarda fixement et répliqua d'un air sec :

—Apparemment que je suis le maître d'aller où il me plaît.

La duchesse rougit.

—Je voulais seulement, reprit-elle à l'instant, ne pas exposer Son Altesse à faire une course inutile, car ce jeudi sera le dernier ; je vais aller passer quelques jours à Bologne ou à Florence.

Comme elle rentrait dans ses salons, tout le monde la croyait au comble de la faveur, et elle venait de hasarder ce que de mémoire d'homme personne n'avait osé à Parme. Elle fit un signe au comte qui quitta sa table de whist et la suivit dans un petit salon éclairé, mais solitaire.

—Ce que vous avez fait est bien hardi, lui dit-il ; je ne vous l'aurais pas conseillé ; mais dans les coeurs bien épris, ajouta-t-il en riant, le bonheur augmente l'amour, et si vous partez demain matin, je vous suis demain soir. Je ne serai retardé que par cette corvée du ministère des finances dont j'ai eu la sottise de me charger, mais en quatre heures de temps bien employées on peut faire la remise, de bien des caisses. Rentrons, chère amie, et faisons de la fatuité ministérielle en toute liberté, et sans nulle retenue ; c'est peut-être la dernière représentation que nous donnons en cette ville. S'il se croit bravé, l'homme est capable de tout ; il appellera cela faire un exemple. Quand ce monde sera parti, nous aviserons aux moyens de vous barricader pour cette nuit ; le mieux serait peut-être de partir sans délai pour votre maison de Sacca, prés du Pô, qui a


l'avantage de n'être qu'à une demi-heure de distance des Etats autrichiens.

L'amour et l'amour-propre de la duchesse eurent un moment délicieux ; elle regarda le comte, et ses yeux se mouillèrent de larmes. Un ministre si puissant, environné de cette foule de courtisans qui l'accablaient d'hommages égaux à ceux qu'ils adressaient au prince lui-même, tout quitter pour elle et avec cette aisance !

En rentrant dans les salons, elle était folle de joie. Tout le monde se prosternait devant elle.

Comme le bonheur change la duchesse, disaient de toutes parts les courtisans, c'est à ne pas la reconnaître. Enfin cette âme romaine et au-dessus de tout daigne pourtant apprécier la faveur exorbitante dont elle vient d'être l'objet de la part du souverain !

Vers la fin de la soirée, le comte vint à elle : — Il faut que je vous dise des nouvelles. Aussitôt les personnes qui se trouvaient auprès de la duchesse s'éloignèrent.

— Le prince, en rentrant au palais, continua le comte, s'est fait annoncer chez sa femme. Jugez de la surprise ! Je viens vous rendre compte, lui a-t-il dit, d'une soirée fort aimable, en vérité, que j'ai passée chez la Sanseverina. C'est elle qui m'a prié de vous faire le détail de la façon dont elle a arrangé ce vieux palais enfumé. Alors le prince, après s'être assis, s'est mis à faire la description de chacun de vos salons.

Il a passé plus de vingt-cinq minutes chez sa femme qui pleurait de joie ; malgré son esprit, elle n'a pas pu trouver un mot pour soutenir la conversation sur le ton léger que Son Altesse voulait bien lui donner.

Ce prince n'était point un méchant homme, quoi qu'en pussent dire les libéraux d'Italie. A la vérité, il avait fait jeter dans les prisons un assez bon nombre d'entre eux, mais c'était par peur, et il répétait quelquefois comme pour se consoler de certains souvenirs : Il vaut mieux tuer le diable que si le diable nous tue. Le lendemain de la soirée dont nous venons de parler, il était tout joyeux, il avait fait deux belles actions ; aller au jeudi et parler à sa femme. A dîner, il lui adressa la parole ; en un mot, ce jeudi de madame Sanseverina amena une révolution d'intérieur dont tout Parme retentit ; la Raversi fut consternée, et la duchesse eut une double joie : elle avait pu être utile à son amant et l'avait trouvé plus épris que jamais.

Tout cela à cause d'une idée bien imprudente qui m'est venue ! disait-elle au comte. Je serais plus libre sans doute à Rome ou à


Naples, mais y trouverais-je un jeu aussi attachant ? Non, en vérité, mon cher comte, et vous faites mon bonheur.

VII

C'est de petits détails de cour aussi insignifiants que celui que nous venons de raconter qu'il faudrait remplir l'histoire des quatre années qui suivirent. Chaque printemps, la marquise venait avec ses filles passer deux mois au palais Sanseverina ou à la terre de Sacca, aux bords du Pô ; il y avait des moments bien doux, et l'on parlait de Fabrice ; mais le comte ne voulut jamais lui permettre une seule visite à Parme. La duchesse et le ministre eurent bien à réparer quelques étourderies, mais en général Fabrice suivait assez sagement la ligne de conduite qu'on lui avait indiquée : un grand, seigneur qui étudie la théologie et qui ne compte point absolument sur sa vertu pour faire son avancement. À Naples, il s'était pris d'un goût trés-vif pour l'étude de l'antiquité, il faisait des fouilles ; cette passion avait presque remplacé celle des chevaux. Il avait vendu ses chevaux anglais pour continuer des fouilles à Misène, où il avait trouvé un buste de Tibère, jeune encore, qui avait pris rang parmi les plus beaux restes de l'antiquité. La découverte de ce buste fut presque le plaisir le plus vif qu'il eût rencontré à Naples. Il avait l'âme trop haute pour chercher à imiter les autres jeunes gens, et, par exemple, pour vouloir jouer avec un certain sérieux le rôle d'amoureux. Sans doute il ne manquait point de maîtresses, mais elles n'étaient pour lui d'aucune conséquence, et, malgré son âge, on pouvait dire de lui qu'il ne connaissait point l'amour ; il n'en était que plus aimé. Rien ne l'empêchait d'agir avec le plus beau sang-froid, car pour lui une femme jeune et jolie était toujours l'égale d'une autre femme jeune et jolie ; seulement la dernière connue lui semblait la plus piquante. Une des dames les plus admirées à Naples avait fait des folies en son honneur pendant la dernière année de son séjour, ce qui d'abord l'avait amusé, et avait fini par l'excéder d'ennui, tellement, qu'un dés bonheurs de son


départ fut d'être délivré des attentions de la charmante duchesse d'A... Ce fut en 1821, qu'ayant subi passablement tous ses examens, son directeur d'études ou gouverneur eut une croix et un cadeau, et lui partit pour voir enfin cette ville de Parme, à laquelle il songeait souvent. Il était Monsignore, et il avait quatre chevaux à sa voilure; à la poste avant Parme, il n'en prit que deux, et dans la ville lit arrêter devant l'église de Saint-Jean. Là se trouvait le riche tombeau de l'archevêque Ascagne del Dongo, son arriére-grand-oncle, l'auteur de la Généalogie latine. Il pria auprès du tombeau, puis arriva à pied au palais de la duchesse, qui ne l'attendait que quelques jours plus tard. Elle avait grand monde dans son salon, bientôt on la laissa seule.

— Eh bien, es-tu contente de moi ? lui dit-il en se jetant dans ses bras : grâce à toi, j'ai passé quatre années assez heureuses à Naples, au lieu de m'ennuyer à Novare avec ma maîtresse autorisée par la police.

La duchesse ne revenait pas de son étonnement, elle ne l'eût pas reconnu à le voir passer dans la rue ; elle le trouvait ce qu'il était en effet, l'un des plus jolis hommes de l'Italie ; il avait surtout une physionomie charmante. Elle l'avait envoyé à Naples avec la tournure d'un hardi casse-cou ; la cravache qu'il portait toujours alors semblait faire partie inhérente de son être : maintenant il avait l'air le plus noble et le plus mesuré devant les étrangers, et dans le particulier, elle lui trouvait tout le feu de sa première jeunesse. C'était un diamant qui n'avait rien perdu à être poli. Il n'y avait pas une heure que Fabrice était arrivé, lorsque le comte Mosca survint ; il arriva un peu trop tôt. Le jeune homme lui parla en si bons termes de la croix de Parme accordée à son gouverneur, et il exprima sa vive reconnaissance pour d'autres bienfaits dont il n'osait parler d'une façon aussi claire, avec une mesure si parfaite, que du premier coup d'oeil le ministre le jugea convenablement. Ce neveu, dit-il tout bas à la duchesse, est fait pour orner toutes les dignités auxquelles vous voudrez l'élever par la suite. Tout allait à merveille jusque-là, mais quand le ministre, fort content de Fabrice, et jusque-là attentif uniquement à ses faits et gestes, regarda la duchesse, il lui trouva des yeux singuliers. Ce jeune homme fait ici une étrange impression, se dit-il. Celle réflexion fut amére ; le comte avait atteint la cinquantaine, c'est un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut seul sentir tout le retentissement. Il était fort bon, fort digne d'être aimé, à ses sévérités près comme ministre. Mais à ses yeux, ce mot cruel la cinquantaine jetait du noir sur toute sa vie et eût été capable de le


faire cruel pour son propre compte. Depuis cinq années qu'il avait décidé la duchesse à venir à Parme, elle avait souvent excité sa jalousie, surtout dans les premiers temps, mais jamais elle ne lui avait donné de sujet de plainte réel. Il croyait même, et il avait raison, que c'était dans le dessein de mieux s'assurer de son coeur que la duchesse avait eu recours à ces apparences de distinction en faveur de quelques jeunes beaux de la cour. Il était sûr, par exemple, qu'elle avait refusé les hommages du prince, qui même, à cette occasion, avait dit un mot instructif.

—Biais si j'acceptais les hommages de Votre Altesse, lui disait la duchesse en riant, de quel front oser reparaître devant le comte ?

— Je serais presque aussi décontenancé que vous. Le cher comte ! mon ami ! Mais c'est un embarras bien facile à tourner et auquel j'ai songé : le comte serait mis à la citadelle pour le reste de ses jours.

Au moment de l'arrivée de Fabrice, la duchesse fut tellement transportée de bonheur, qu'elle ne songea pas du tout aux idées que ses yeux pourraient donner au comte. L'effet fut profond et les soupçons sans remède.

Fabrice fut reçu par le prince deux heures après son arrivée ; la duchesse, prévoyant le bon effet que celle audience impromptu devait produire dans le public, la sollicitait depuis deux mois : cette faveur mettait Fabrice hors de pair dès le premier instant ; le prétexte avait été qu'il ne faisait que passer à Parme pour aller voir sa mère en Piémont. Au moment où un petit billet charmant de la duchesse vint dire au prince que Fabrice attendait ses ordres, Son Altesse s'ennuyait. Je vais voir, se dit-elle, un petit saint bien niais, une mine plate ou sournoise. Le commandant de la place avait déjà rendu compte de la première visite au tombeau de l'oncle archevêque. Le prince vit entrer un grand jeune homme, que, sans ses bas violets, il eût pris pour quelque jeune officier.

Cette petite surprise chassa l'ennui : voilà un gaillard, se dit-il, pour lequel on va me demander Dieu sait quelles faveurs, toutes celles dont je puis disposer. Il arrive, il doit être ému : je m'en vais faire de la politique jacobine ; nous verrons un peu comment il répondra.

Après les premiers mots gracieux de la part du prince

—Eh bien, Monsignore, dit il à Fabrice, les peuples de Naples sont-ils heureux ? Le roi est-il aimé ?

—Altesse Sérénissime, répondit Fabrice sans hésiter un instant, j'admirais, en passant dans la rue, l'excellente tenue des soldats des divers régiments de S. M. le roi ; la bonne compagnie est respectueuse envers ses maîtres comme elle doit l'être ; mais j'avouerai


que de la vie je n'ai souffert que les gens des basses classes me parlassent d'autre chose que du travail pour lequel je les paye.

—Peste ! dit le prince, quel sacre ! voici un oiseau bien stylé, c'est l'esprit de la Sanseverina. Piqué au jeu, le prince employa beaucoup d'adresse à faire parler Fabrice sur ce sujet si scabreux. Le jeune homme, animé par le danger, eut le bonheur de trouver des réponses admirables : c'est presque de l'insolence que d'afficher de l'amour pour son roi, disait-il, c'est de l'obéissance aveugle qu'on lui doit. A la vue de tant de prudence le prince eut presque de l'humeur ; il paraît que voici un homme d'esprit qui nous arrive de Naples, et je n'aime pas cette engeance ; un homme d'esprit a beau marcher dans les meilleurs principes et même de bonne foi, toujours par quelque côté il est cousin germain de Voltaire et de Rousseau.

Le prince se trouvait comme bravé par les manières si convenables et les réponses tellement inattaquables du jeune échappé de collège ; ce qu'il avait prévu n'arrivait point : en un clin d'oeil il prit le ton de la bonhomie, et, remontant, en quelques mots, jusqu'aux grands principes des sociétés et du gouvernement, il débita, en les adaptant à la circonstance, quelques phrases de Fénelon, qu'on

lui avait fait apprendre par coeur dés l'enfance pour les audiences publiques.

—Ces principes vous étonnent, jeune homme, dit-il à Fabrice (il l'avait appelé monsignore au commencement de l'audience, et il comptait lui donner du monsignore en le congédiant, mais dans le courant de la conversation il trouvait plus adroit, plus favorable aux tournures pathétiques, de l'interpeller par un petit nom d'amitié) ; ces principes vous étonnent, jeune homme, j'avoue qu'ils ne ressemblent guère aux tartines d'absolutisme (ce fut le mot) que l'on peut lire tous les jours dans mon journal officiel... Mais, grand Dieu ! qu'est-ce que je vais vous citer là ? ces écrivains du journal sont pour vous bien inconnus.

—Je demande pardon *à Votre Altesse Sérénissime ; non-seule-ment je lis le journal de Parme, qui me semble assez bien écrit, mais encore je tiens, avec lui, que tout ce qui a été fait depuis la mort de Louis XIV, en 1715, est à la fois un crime et une sottise. Le plus grand intérêt de l'homme, c'est son salut, il ne peut pas y avoir deux façons de voir à ce sujet, et ce bonheur-là doit durer une éternité. Les mots liberté, justice, bonheur du plus grand nombre, sont infâmes et criminels : ils donnent aux esprits l'habitude de la

discussion et de la méfiance. Une chambre des députés se défie de ce que ces gens-là appellent le ministère. Celte fatale habitude de la


méfiance une fois contractée, la faiblesse humaine l'applique à tout, l'homme arrive à se méfier de la Bible, des ordres de l'Eglise, de la tradition, etc., etc. ; dés lors il est perdu. Quand bien même, ce qui est horriblement faux et criminel à dire, celte méfiance envers l'autorité des princes établis de Dieu donnerait le bonheur pendant les vingt ou trente années de vie que chacun de nous peut prétendre, qu'est-ce qu'un demi-siécle ou un siècle tout entier, comparé à une éternité de supplices ? etc.

On voyait, à l'air dont Fabrice parlait, qu'il cherchait à arranger ses idées de façon à les faire saisir le plus facilement possible par son auditeur, il était clair qu'il ne récitait pas une leçon.

Bientôt le prince ne se soucia plus de lutter avec ce jeune homme dont les manières simples et graves le gênaient.

Adieu, monsignore, lui dit-il brusquement, je vois qu'on donne une excellente éducation dans l'académie ecclésiastique de Naples, et il est tout simple que quand ces bons préceptes tombent sur un esprit aussi distingué, on obtienne des résultats brillants. Adieu. Et il lui tourna le dos.

Je n'ai point plu à cet animal-là, se dit Fabrice.

Maintenant il nous reste à voir, dit le prince dès qu'il fut seul, si ce beau jeune homme est susceptible de passion pour quelque chose, en ce cas il serait complet... Peut-on répéter avec plus d'esprit les leçons de la tante ? Il me semblait l'entendre parler ; s'il y y avait une révolution chez moi, ce serait elle qui rédigerait le Moniteur, comme jadis la San-Felice à Naples ! Mais la San-Felice, malgré ses vingt-cinq ans et sa beauté, fut un peu pendue ! Avis aux femmes de trop d'esprit. En croyant Fabrice l'élève de sa tante, le prince se trompait : les gens d'esprit qui naissent sur le trône ou à côté perdent bientôt toute finesse de tact; ils proscrivent, autour d'eux, la liberté de conversation qui leur paraît grossièreté ; ils ne veulent voir que des masques et prétendent juger de la beauté du teint ; le plaisant c'est qu'ils se croient beaucoup de tact. Dans ce cas-ci. par exemple, Fabrice croyait à peu prés tout ce que nous lui avons entendu dire ; il est vrai qu'il ne songeait pas deux fois par mois à tous ces grands principes. Il avait des goûts vifs, il avait de l'esprit, mais il avait la foi.

Le goût de la Liberté, la mode et le culte du bonheur du plus grand nombre, dont le dix-neuviéme siècle s'est entiché, n'étaient à ses yeux qu'une hérésie qui passera comme les autres, mais après avoir tué beaucoup d'âmes, comme la peste tandis qu'elle régne dans une contrée tue beaucoup de corps. Et malgré tout cela Fa¬


brice lisait avec délices les journaux français, et Taisait même des imprudences pour s'en procurer.

Comme Fabrice revenait tout ébouriffé de son audience au palais, et racontait à sa tante les diverses attaques du prince :

—Il faut, lui dit-elle, que tu ailles tout présentement chez le père Landriani, notre excellent archevêque ; vas-y à pied, monte doucement l'escalier, fait peu de bruit dans les antichambres ; si l'on te fait attendre, tant mieux, mille fois tant mieux ! en un mot, sois apostolique !

— J'entends, dit Fabrice, notre homme est un Tartufe.

—Pas le moins du monde, c'est la vertu même.

—Même après ce qu'il a fait, reprit Fabrice étonné, lors du supplice du comte Palanza ?

— Oui, mon ami, après ce qu'il a fait : le père de notre archevêque était un commis au ministère des finances, un petit bourgeois, voilà qui explique tout. Monseigneur Landriani est un homme d'un esprit vif, étendu, profond ; il est sincère, il aime la vertu : je suis convaincue que si un empereur Décius revenait au monde, il subirait le martyre comme le Polyeucte de l'Opéra, qu'on nous donnait la semaine passée. Voilà le beau côté de la médaille, voici le revers : dés qu'il est en présence du souverain, ou seulement du premier ministre, il est ébloui de tant de grandeur, il se trouble, il rougit ; il lui est matériellement impossible de dire non. De là les choses qu'il a faites, et qui lui ont valu celte cruelle réputation dans toute l'Italie; mais ce qu'on ne sait pas, c'est que, lorsque l'opinion publique vint l'éclairer sur le procès du comte Palanza, il s'imposa pour pénitence de vivre au pain et à l'eau pendant treize semaines, autant de semaines qu'il y a de lettres dans les noms Davide Palanza. Nous avons à cette cour un coquin d'infiniment d'esprit, nommé Rassi. grand juge ou fiscal général, qui, lors de la mort du comte Palanza, ensorcela le père Landriani. À l'époque de la pénitence des treize semaines, le comte Mosca, par pitié et un peu par malice, l'invitait à dîner une et même deux fois par semaine : le bon archevêque, pour faire sa cour, dînait comme tout le monde. Il eût cru qu'il y avait rébellion et jacobinisme à afficher une pénitence pour une action approuvée du souverain. Mais l'on savait que, pour chaque dîner où son devoir de fidèle sujet l'avait obligé à manger comme tout le monde, il s'imposait une pénitence de deux journées de nourriture au pain et à l'eau.

Monseigneur Landriani, esprit supérieur, savant du premier ordre, n'a qu'un faible, il veut être aimé : ainsi, attendris-toi en le regardant, et, à la troisième visite, aime-le tout à fait. Cela, joint à ta


naissance, te fera adorer tout de suite. Ne marque pas de surprise s'il te reconduit jusque sur l'escalier, aie l'air d'être accoutumé à ces façons : c'est un homme né à genoux devant la noblesse. Du reste, sois simple, apostolique, pas d'esprit, pas de brillant, pas de repartie prompte ; si tu ne l'effarouches point, il se plaira avec toi ; songe qu'il faut que de son propre mouvement il te fasse son grand vicaire. Le comte et moi nous serons surpris et même fâchés de ce trop rapide avancement, cela est essentiel vis-à-vis du souverain.

Fabrice courut à l'archevêché : par un bonheur singulier, le valet de chambre du bon prélat, un peu sourd, n'entendit pas le nom del Dongo ; il annonça un jeune prêtre, nommé Fabrice ; l'archevêque se trouvait avec un curé de moeurs peu exemplaires, et qu'il avait fait venir pour le gronder. Il était en train de faire une réprimande, chose très-pénible pour lui, et ne voulait pas avoir ce chagrin sur le coeur plus longtemps ; il fit donc attendre trois quarts d'heure le petit-neveu du grand archevêque Ascanio del Dongo.

Comment peindre ses excuses et son désespoir quand, après avoir reconduit le curé jusqu'à la seconde antichambre, et lorsqu'il demandait en repassant à cet homme qui attendait en quoi il pouvait le servir, il aperçut les bas violets et entendit le nom Fabrice del Dongo ? La chose parut si plaisante à notre héros, que, dés cette première visite, il hasarda de baiser la main du saint prélat, dans un transport de tendresse. Il fallait entendre l'archevêque répéter avec désespoir : un del Dongo attendre dans mon antichambre ! Il se crut obligé, en forme d'excuse, de lui raconter toute l'anecdote du curé, ses torts, ses réponses, etc.

Est-il bien possible, se disait Fabrice en revenant au palais Sanseverina, que ce soit là l'homme qui a fait hâter le supplice de ce pauvre comte Palanza !

—Que pense Votre Excellence, lui dit en riant le comte Mosca, en le voyant rentrer chez la duchesse (le comte ne voulait pas que Fabrice l'appelât Excellence).

—Je tombe des nues ; je ne connais rien au caractère des hommes : j'aurais parié, si je n'avais pas su son nom, que celui-ci ne peut voir saigner un poulet.

— Et vous auriez gagné, reprit le comte ; mais quand il est devant le prince, ou seulement devant moi, il ne peut dire non. A la vérité, pour que je produise tout mon effet, il faut que j'aie le grand cordon jaune passé par-dessus l'habit ; en frac il me contredirait, aussi je prends toujours un uniforme pour le recevoir. Ce n'est pas à nous à détruire le prestige du pouvoir, les journaux français le


démolissent bien assez vite ; à peine si la manie respectante vivra autant que nous, et vous, mon neveu, vous survivrez au respect. Vous, vous serez bon homme !

Fabrice se plaisait fort dans la société du comte : c'était le premier homme supérieur qui eût daigné lui parler sans comédie ; d'ailleurs ils avaient un goût commun, celui des antiquités et des fouilles. Le comte, de son côté, était flatté de l'extrême attention avec laquelle le jeune homme l'écoutait ; mais il y avait une objection capitale : Fabrice occupait un appartement dans le palais Sanseverina, passait sa vie avec la duchesse, laissait voir en toute innocence que cette intimité faisait son bonheur, et Fabrice avait des yeux, un teint d'une fraîcheur désespérante.

De longue main, Ranuce-Ernest IV, qui trouvait rarement de cruelles, était piqué de ce que la vertu de la duchesse, bien connue à la cour, n'avait pas fait une exception en sa faveur. Nous l'avons vu, l'esprit et la présence d'esprit de Fabrice l'avaient choqué dès le premier jour. Il prit, mal l'extrême amitié que sa tante et lui se montraient à l'étourdie ; il prêta l'oreille avec une extrême attention aux propos de ses courtisans, qui furent infinis. L'arrivée de ce jeune homme et l'audience si extraordinaire qu'il avait obtenue firent pendant un mois la nouvelle et l'étonnement de la cour ; sur quoi le prince eut une idée.

Il avait dans sa garde un simple soldat qui supportait le vin d'une admirable façon ; cet homme passait sa vie au cabaret, et rendait compte de l'esprit du militaire directement au souverain. Carlone manquait d'éducation, sans quoi depuis longtemps il eût obtenu de l'avancement. Or, sa consigne était de se trouver dans le palais tous les jours quand minuit sonnait à la grande horloge. Le, prince alla lui-même un peu avant midi disposer d'une certaine façon la persienne d'un entre-sol tenant à la pièce où Son Altesse s'habillait. Il retourna dans cet entresol un peu après que midi eut sonné, il y trouva le soldat ; le prince avait dans sa poche une feuille de papier et une écritoire, il dicta au soldat le billet que voici :

« Votre Excellence a beaucoup d'esprit, sans doute, et c'est grâce « à sa profonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné. « Mais, mon cher comte, de si grands succès ne marchent point sans « un peu d'envie, et je crains fort qu'on ne rie un peu à vos dé- « pens, si votre sagacité ne devine pas qu'un certain beau jeune « homme a eu le bonheur d'inspirer, malgré lui peut-être, un amour « des plus singuliers. Cet heureux mortel n'a, dit-on, que vingt-trois « ans, et, cher comte, ce qui complique la question, c'est que vous « et moi nous avons beaucoup plus que le double de cet âge. Le


« soir, à une certaine distance, le comte est charmant, sémillant, « homme d'esprit, aimable au possible; mais le matin, dans l'intime mité, à bien prendre les choses, le nouveau venu a peut-être plus « d'agréments. Or, nous autres femmes, nous faisons grand cas de « cette fraîcheur de la jeunesse, surtout quand nous avons passé la « trentaine. Ne parle-t-on pas déjà de fixer cet aimable adolescent « à notre cour, par quelque belle place ? Et quelle est donc la per- « sonne qui en parle le plus souvent à Votre Excellence ? »

Le prince prit la lettre et donna deux écus au soldat.

—Ceci outre vos appointements, lui dit-il d'un air morne ; le silence absolu envers tout le monde, ou bien la plus humide des basses fosses à la citadelle. Le prince avait dans son bureau une collection d'enveloppes avec les adresses de la plupart des gens de sa cour, de la main de ce même soldat qui passait pour ne pas savoir écrire, et n'écrivait jamais même ses rapports de police : le prince choisit celle qu'il fallait.

Quelques heures plus tard, le comte Mosca reçut une lettre par la poste ; on avait calculé l'heure où elle pourrait arriver, et au moment où le facteur, qu'on avait vu entrer tenant une petite lettre à la main, sortit du palais du ministère, Mosca fut appelé chez Son Altesse. Jamais le favori n'avait paru dominé par une plus noire tristesse : pour en jouir plus à l'aise, le prince lui cria en le voyant :

— J'ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l'ami, et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d'un mal à la tête fou, et de plus il me vient des idées noires.

Faut-il parler de l'humeur abominable qui agitait le premier ministre, comte Mosca de la Rovére, à l'instant où il lui fut permis de quitter son auguste maître ? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile dans l'art de torturer un coeur, et je pourrais faire ici sans trop d'injustice la comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa proie.

Le comte se fit reconduire chez lui au galop; il cria en passant qu'on ne laissât monter âme qui vive, fil dire à l'auditeur de service qu'il lui rendait la liberté (savoir un être humain à portée de sa voix lui était odieux), et courut s'enfermer dans la grande galerie de tableaux. Là enfin il put se livrer à toute sa fureur ; là il passa la soirée sans lumière à se promener au hasard comme un homme hors de lui. Il cherchait à imposer silence à son coeur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé dans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus cruel ennemi, il se disait : L'homme que j'abhorre loge chez la du¬


chesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes ? Rien de plus dangereux ; elle est si bonne ; elle les paye bien ! elle en est adorée ! (Et de qui, grand Dieu, n'est-elle pas adorée ! ) Voici la question, reprenait-il avec rage :

Faut-il laisser deviner la jalousie qui me dévore, où ne pas en parler?

Si je me tais, on ne se cachera point de moi. Je connais Gina, c'est une femme toute de premier mouvement ; sa conduite est imprévue même pour elle ; si elle veut se tracer un rôle d'avance, elle s'embrouille ; toujours, au moment de l'action, il lui vient une nouvelle idée qu'elle suit avec tansport comme étant ce qu'il y a de mieux au monde, et qui gâte tout.

Ne disant mot de mon martyre, on ne se cache point de moi et je vois tout ce qui peut se passer...

Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances ; je fais faire des réflexions ; je préviens beaucoup de ces choses horribles qui peuvent arriver... Peut-être on l'éloigne (le comte respira), alors j'ai presque partie gagnée ; quand même on aurait un peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette humeur quoi de plus naturel ?... elle l'aime comme un fils depuis quinze ans. Là gît tout mon espoir : comme un fils... mais elle a cessé de le voir depuis sa fuite pour Waterloo ; mais en revenant de Naples, surtout pour elle, c'est un autre homme. Un autre homme ! répéta-t-il avec rage, et cet homme est charmant ; il a surtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriant qui promet tant de bonheur ! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas être accoutumée à les trouver à notre cour !... Ils y sont remplacés par le regard morne ou sardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que. par mon influence sur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoir souvent? Ah ! quelques soins que je prenne, c'est surtout mon regard qui doit être vieux en moi ! Ma gaieté n'est-elle pas toujours voisine de l'ironie ?... Je dirai plus, ici il faut être sincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, comme chose toute proche, le pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à moi-même, surtout quand on m'irrite : Je puis ce que je veux? Et même j'ajoute une sottise : je dois être plus heureux qu'un autre, puisque je possède ce que les autres n'ont pas : le pouvoir souverain dans les trois quarts des choses... Eh bien, soyons juste ; l'habitude de cette pensée doit giter mon sourire... doit me donner un air d'égoïsme... content... Et, comme son


sourire à lui est charmant ! il respire le bonheur facile de la première jeunesse, et il le fait naître.

Par malheur pour le comte, ce soir-là le temps était chaud, étouffé, annonçant la tempête ; de ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux résolutions extrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons de voir ce qui lui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent à la torture cet homme passionné ? Enfin le parti de la prudence l'emporta, uniquement par suite de celte réflexion : Je suis fou, probablement ; en croyant raisonner, je ne raisonne pas ; je me retourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir à côté de quelque raison décisive. Puisque je suis aveuglé par l'excessive douleur, suivons cette régie, approuvée de tous les gens sages, qu'on appelle prudence.

D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle est tracé à tout jamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis parler demain, je reste maître de tout. La crise était trop forte, le comte serait devenu fou, si elle eût duré. Il fut soulagé pour quelques instants, son attention vint à s'arrêter sur la lettre anonyme. De quelle part pouvait-elle venir ? Il y eut là une recherche de noms, et un jugement à propos de chacun d'eux, qui fit diversion. A la fin, le comte se rappela un éclair de malice qui avait jailli de l'oeil du souverain, quand il en était venu à dire, vers la fin de l'audience : Oui, cher ami, convenons-en, les plaisirs et les soins de l'ambition la plus heureuse, même du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du bonheur intime que donnent les relations de tendresse et d'amour. Je suis homme avant d'être prince, et, quand j'ai le bonheur d'aimer, ma maîtresse s'adresse à l'homme et non au prince. Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de celte phrase de la lettre : C'est grâce à voire profonde sagacité que nous voyons cet état si bien gouverné. Cette phrase est du prince, s'écria-t-il, chez un courtisan elle serait d'une imprudence gratuite ; la lettre vient de Son Altesse.

Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner fut bientôt effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba sur le coeur du malheureux. Qu'importe de qui soit la lettre anonyme ! s'écria-t-il avec fureur, le fait qu'elle me dénonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il, comme pour s'excuser d'être tellement fou. Au premier moment, si elle laime d'une certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d'ailleurs,


dût-elle vivre avec quelques louis chaque année, que lui importe ? Ne m'avouait-elle pas, il n'y a pas huit jours, que son palais, si bien arrangé, si magnifique, l'ennuie? Il faut du nouveau à celte âme si jeune ! Et avec quelle simplicité se présente celte félicité nouvelle ! Elle sera entraînée avant d'avoir songé au danger, avant d'avoir songé à me plaindre ! Et je suis pourtant si malheureux ! s'écria le comte en fondant en larmes.

Il s'était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n'y put tenir ; jamais ses yeux n'avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se présenta chez elle ; il la trouva seule avec son neveu ; à dix heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa porte.

A l'aspect de l'intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de la joie naïve de la duchesse, une affreuse difficulté s'él"'.. devant les yeux du comte, et à l'improviste ! il n'y avait pas ngé durant la longue délibération dans la galerie de tableaux : ecaiment cacher sa jalousie ?

Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il préter, it que ce soir-là il avait trouvé le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc., etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l'écouter à peine, et ne faire aucune attention à ces circonstances qui, l'avant-veille encore, l'auraient jetée dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice : jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble ! Fabrice faisait plus d'attention que la duchesse aux embarras qu'il racontait.

Réellement, se dit-il, cette tête joint l'extrême bonté à l'expression d'une certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire : il n'y a que l'amour et le bonheur qu'il donne qui soient choses sérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où l'esprit soit nécessaire, son regard se réveille et vous étonne, et l'on reste confondu.

Tout est simple à ses yeux, parce que tout est vu de haut. Grand Dieu ! comment combattre un tel ennemi? Et après tout, qu'est-ce que la vie sans l'amour de Gina ? Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde !

Une idée atroce saisit le comte comme une crampe : le poignarder là devant elle, et me tuer après ?

Il fit un tour dans la chambre se soutenant à peine sur ses jambes, mais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention à ce qu'il pouvait faire. Il dit qu'il allait donner un ordre à son laquais, on ne l'entendit même


pas ; la duchesse riait tendrement d'un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s'approcha d'une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée. Il faut être gracieux et de manières parfaites envers ce jeune homme, se disait-il en revenant et se rapprochant d'eux.

Il devenait fou ; il lui sembla qu'en se penchant ils se donnaient des baisers, là, sous ses yeux. Cela est impossible en ma présence, se dit-il ; ma raison s'égare. Il faut se calmer ; si j'ai des manières rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate ; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un i m à ce qu'ils sentent l'un pour l'autre ; et après, en un instant, toutes les conséquences.

La solitude rendra ce mot décisif, et d'ailleurs, une fois la duchesse loin de moi, que devenir? et si, après beaucoup de difficultés surmontées du côté du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle jouerai-je au milieu de ces gens fous de bonheur?

Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l'amour) ! Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode) ! Quelle douleur pour un homme d'esprit de sentir qu'on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s'en aller !

Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la décomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon il se trouvait prés de la porte, et prit la fuite en criant d'un air bon et intime : Adieu, vous autres ! Il faut éviter le sang, se dit-il.

Le lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se détailler les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l'idée de faire appeler un jeune valet de chambre à lui ; cet homme faisait la cour à une jeune fille nommée Chékina, l'une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur, ce jeune domestique était fort rangé dans sa conduite, avare même, et il désirait une place de concierge dans un des établissements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de faire venir à l'instant Chékina, sa maîtresse. L'homme obéit, et une heure plus tard le comte parut à l'improviste dans la chambre où cette fille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par la quantité d'or qu'il leur donna, puis il adressa ce peu de mots à la tremblante Chékina, en la regardant entre les deux yeux.

— La duchesse fait-elle l'amour avec monsignore ?

— Non, dit cette fille en prenant sa résolution après un moment de


silence.... non, pas encore, mais il baise souvent les mains de madame, en riant il est vrai, mais avec transport.

Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions furibondes du comte ; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres gens l'argent qu'il leur avait jeté : il finit par croire à ce qu'on lui disait, et fut moins malheureux. — Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina, j'enverrai votre prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne le reverrez qu'en cheveux blancs.

Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sa gaieté.

— Je t'assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de l'antipathie pour moi.

— Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d'humeur.

Ce n'était point là le véritable sujet d'inquiétude qui avait fait disparaître la gaieté de Fabrice. La position où le hasard me place n'est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sûr qu'elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d'un mot trop significatif comme d'un inceste. Mais si un soir, après une journée imprudente et folle, elle vient à faire l'examen de sa conscience, si elle croit que j'ai pu deviner le goût qu'elle semble prendre pour moi, quel rôle jouerai-je à ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme de l'eunuque Putiphar).

Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d'amour sérieux ? je n'ai pas assez deltenue dans l'esprit pour énoncer ce fait de façon à ce qu'il ne ressemble pas comme deux gouttes d'eau à une impertinence. Il ne me reste que la ressource d'une grande passion laissée à Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures : ce parti est sage, mais c'est bien de la peine ! Resterait un petit amour de bas etage à Parme, ce qui peut déplaire ; mais tout est préférable au rôle affreux de l'homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir ; il faudrait, à force de prudence et en achetant la discrétion, diminuer le danger. Ce qu'il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c'est que réellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu'aucun être au monde. Il faut être bien maladroit, se disait-il avec colère, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai ! Manquant d'habileté pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. Que serait-il de moi, grand Dieu ! si je me brouillais avec le seul être au monde pour qui j'aie un attachement passionné ? D'un autre côté, Fabrice ne pouvait se résoudre à gâter un


bonheur si délicieux par un mot indiscret. Sa position était si remplie de charmes ! L'amitié intime d'une femme si aimable et si jolie était si douce ! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si agréable à cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait, l'amusaient comme une comédie ! Mais au premier moment je puis être réveillé par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête-à-tête avec une femme si piquante, si elles conduisent à quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant ; elle me demandera des transports, de la folie, et je n'aurai toujours à lui offrir que l'amitié la plus vive, mais sans amour ; la nature m'a privé de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n'ai-je pas eu à essuyer à cet égard ! Je crois encore entendre la duchesse d'A***, et je me moquais de la duchesse ! Elle croira que je manque d'amour pour elle, tandis que c'est l'amour qui manque en moi ; jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent à la suite d'une anecdote sur la cour contée par elle avec cette grâce, cette folie qu'elle seule au monde possède, et d'ailleurs nécessaire à mon instruction, je lui baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d'une certaine façon ?

Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées et les moins gaies de Parme. Dirigé par les conseils habiles de la duchesse, il faisait une cour savante aux deux princes pére et fils, à la princesse Clara-Paolina et à monseigneur l'archevêque. Il avait des succès, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse.

VIII

Ainsi moins d'un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice avait tous les chagrins d'un courtisan, et l'amitié intime qui faisait le bonheur de sa vie était empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces idées, il sortit de ce salon de la duchesse où il avait trop l'air d'un amant régnant ; errant au hasard dans la ville, il passa devant le théâtre qu'il vit éclairé ; il entra. C'était une imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu'il s'était bien promis d'éviter à Parme, qui, après tout, n'est qu'une petite ville de quarante mille ha¬


bitants. Il est vrai que dés les premiers jours il s'était affranchi de son costume officiel ; le soir, quand il n'allait pas dans le trés-grand monde, il était simplement vêtu de noir comme un homme en deuil.

Au théâtre il prit une loge du troisième rang pour n'être pas vu ; l'on donnait la Jeune Hôtesse, de Goldoni. Il regardait l'architecture de la salle : à peine tournait-il les yeux vers la scène. Mais le public nombreux éclatait de rire à chaque instant ; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le rôle de l'hôtesse, il la trouva drôle. Il regarda avec plus d'attention, elle lui sembla tout à fait gentille et surtout remplie de naturel : c'était une jeune fille naïve qui riait la première des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu'elle avait l'air tout étonnée de prononcer. Il demanda comment elle s'appelait, on lui dit : Marietta Valserra.

Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c'est singulier ; malgré ses projets il ne quitta le théâtre qu'à la fin de la pièce. Le lendemain il revint ; trois jours après il savait l'adresse de la Marietta Valserra.

Le soir même du jour où il s'était procuré cette adresse avec assez de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde à se tenir dans les bornes de la prudence, avait mis des espions à la suite du jeune homme, et son équipée du théâtre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du jour où il avait pu prendre sur lui d'être aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, à la vérité à demi déguisé par une longue redingote bleue, avait monté jusqu'au misérable appartement que la Marietta Valserra occupait au quatrième étage d'une vieille maison derrière le théâtre? Sa joie redoubla lorsqu'il sut que Fabrice s'était présenté sous un faux nom, et avait eu l'honneur d'exciter la jalousie d'un mauvais garnement nommé Giletti, lequel à la ville jouait les troisièmes rôles de valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se répandait en injures contre Fabrice et disait qu'il voulait le tuer.

Les troupes d'opéra sont formées par un imprésario qui engage de côté et d'autre les sujets qu'il peut payer ou qu'il trouve libres, et la troupe amassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n'en est pas de même des compagnies comiques; tout en courant de ville en ville et changeant de résidence tous les deux ou trois mois, elles n'en forment pas moins comme une famille dont tous les membres s'aiment ou se haïssent. Il y a dans ces compagnies des ménages établis que les beaux des villes où la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficulté à désunir. C'est


précisément ce qui arrivait à notre héros : la petite Marietta l'aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Gilelti qui prétendait être son maître unique, et la surveillait de près. Il protestait partout qu'il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice, et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était bien l'être le plus laid et le moins fait pour l'amour : démesurément grand, il était horriblement maigre fort marque de la petite vérole, et un peu louche. Du reste, plein des grâces de son métier, il entrait ordinairement dans les coulisses où ses camarades étaient réunis, en faisant la roue sur les pieds et sur les mains, ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les rôles où l'acteur doit paraître la figure blanchie avec de la farine, et recevoir ou donner un nombre infini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait 32 francs d'appointements par mois et se trouvait fort riche.

Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L'esprit aimable reparut ; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait à la vie. Il prit même des précautions pour qu'elle fût informée de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d'écouter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mérite d'un amant pâlit, cet amant doit voyager.

Une affaire importante l'appela â Bologne, et deux fois par jour des courriers du cabinet lui apportaient bien moins les papiers officiels de ses bureaux que des nouvelles des amours de la petite Marietta, de la colère du terrible Giletti et des entreprises de Fabrice.

Un des agents du comte demanda plusieurs fois Arlequin squelette et pâté, l'un des triomphes de Gilelti (il sort du pâté au moment où son rival Brighella l'entame et le bâtonne) ; ce fut un prétexte pour lui faire passer 100 francs. Giletti, criblé de dettes, se garda bien de parler de cette bonne aubaine, mais devint d'une fierté étonnante.

La fantaisie de Fabrice se changea en pique d'amour-propre (à son âge, les soucis l'avaient déjà réduit à avoir des fantaisies) ! La vanité le conduisait au spectacle ; la petite fille jouait fort gaiement et l'amusait ; au sortir du théâtre il était amoureux pour une heure. Le comte revint à Parme sur la nouvelle que Fabrice courait des dangers réels ; le Giletti, qui avait été dragon dans le beau régiment des dragons Napoléon, parlait sérieusement de tuer Fabrice, et prenait des mesures pour s'enfuir ensuite en Romagne. Si le lecteur est très-jeune, il se scandalisera de notre admiration pour ce beau trait de vertu. Ce ne fut pas cependant un petit effort d'héroïsme de la part


du comte que celui de revenir de Bologne ; car enfin, souvent, le matin, il avait le teint fatigué, et Fabrice avait tant de fraîcheur, tant de sérénité ! Qui eût songé à lui faire un sujet de reproche de la mort de Fabrice, arrivée en son absence, et pour une si sotte cause ? Mais il avait une de ces âmes rares qui se font un remords éternel d'une action généreuse qu'elles pouvaient faire et qu'elles n'ont pas faite ; d'ailleurs il ne put supporter l'idée de voir la duchesse triste, et par sa faute.

Il la trouva, à son arrivée, silencieuse et morne. Voici ce qui s'était passé : la petite femme de chambre, Chékina, tourmentée par les remords, et jugeant de l'importance de sa faute par l'énormité de la somme qu'elle avait reçue pour la commettre, était tombée malade. Un soir, la duchesse, qui l'aimait, monta jusqu'à sa chambre. La petite fille ne put résister à cette marque de bonté ; elle fondit en larmes, voulut remettre à sa maîtresse ce qu'elle possédait encore sur l'argent qu'elle avait reçu, et enfin eut le courage de lui avouer les questions faites par le comte et ses réponses. La duchesse courut vers la lampe qu'elle éteignit, puis dit à la petite Chékina qu'elle lui pardonnait, mais à condition qu'elle ne dirait jamais un mot de cette étrange scène à qui que ce fût. Le pauvre comte, ajouta-t-elle d'un air léger, craint le ridicule ; tous les hommes sont ainsi.

La duchesse se hâta de descendre chez elle. A peine enfermée dans sa chambre, elle fondit en larmes ; elle trouvait quelque chose d'horrible dans l'idée de faire l'amour avec ce Fabrice qu'elle avait vu naître ; et pourtant que voulait dire sa conduite?

Telle avait été la première cause de la noire mélancolie dans laquelle je comte la trouva plongée ; lui arrivé, elle eut des accès d'impatience contre lui, et presque contre Fabrice ; elle eût voulu ne plus les revoir ni l'un ni l'autre ; elle était dépitée du rôle ridicule à ses yeux que Fabrice jouait auprès de la petite Marietta ; car le comte lui avait tout dit en véritable amoureux incapable de garder un secret. Elle ne pouvait s'accoutumer à ce malheur : son idole avait un défaut ; enfin dans un moment de bonne amitié elle demanda conseil au comte ; ce fut pour celui-ci un instant délicieux et une belle récompense du mouvement honnête qui l'avait fait revenir à Parme.

— Quoi de plus simple ! dit le comte en riant : les jeunes gens veulent avoir toutes les femmes, puis le lendemain ils n'y pensent plus. Ne doit-il pas aller à Belgirate, voir la marquise del Dongo ? Eh bien, qu'il parte. Pendant son absence je prierai la troupe comique de porter ailleurs ses talents, je payerai les frais de route ; mais bientôt nous le verrons amoureux de la première jolie femme que le hasard conduira sur ses pas ; c'est dans l'ordre, et je ne vou¬


drais pas le voir autrement... S'il est nécessaire, faites écrire par la marquise.

Cette idée, donnée avec l'air d'une complète indifférence, fut un trait de lumière pour la duchesse, elle avait peur de Giletti. Le soir, le comte annonça, comme par hasard, qu'il y avait un courrier qui, allant à Vienne, passait par Milan ; trois jours après Fabrice recevait une lettre de sa mére. Il partit fort piqué de n'avoir pu encore, grâce à la jalousie du Giletti, profiter des excellentes intentions dont la petite Marietta lui faisait porter l'assurance par une mamacia, vieille femme qui lui servait de mère.

Fabrice trouva sa mére et une de ses soeurs à Belgirate, gros village piémontais, sur la rive droite du lac Majeur ; la rive gauche appartient au Milanais, et par conséquent à l'Autriche. Ce lac, parallèle au lac de Côme, et qui court aussi du nord au midi, est situé à une dizaine de lieues plus au couchant. L'air des montagnes, l'aspect majestueux et tranquille de ce lac superbe qui lui rappelait celui prés duquel il avait passé son enfance, tout contribua à changer en douce mélancolie le chagrin de Fabrice, voisin de la colère. C'était avec une tendresse infinie que le souvenir de la duchesse se présentait maintenant à lui ; il lui semblait que de loin il prenait pour elle cet amour qu'il n'avait jamais éprouvé pour aucune femme ; rien ne lui eût été plus pénible que d'en être à jamais séparé, et dans ces dispositions, si la duchesse eût daigné avoir recours à la moindre coquetterie, elle eût conquis ce coeur, par exemple, en lui opposant un rival. Mais bien loin de prendre un parti aussi décisif, ce n'était pas sans se faire de vifs reproches qu'elle trouvait sa pensée toujours attachée aux pas du jeune voyageur. Elle se reprochait ce qu'elle appelait encore une fantaisie, comme si c'eût été une horreur ; elle redoubla d'attentions et de prévenances pour le comte qui, séduit par tant de grâces, n'écoutait pas la saine raison qui prescrivait un second voyage à Bologne.

La marquise del Dongo, pressée par les noces de sa fille aînée qu'elle mariait à un duc milanais, ne put donner que trois jours à son fils bien-aimé ; jamais elle n'avait trouvé en lui une aussi tendre amitié. Au milieu de la mélancolie qui s'emparait de plus enplu s de l'âme de Fabrice, une idée bizarre et même ridicule s'était présentée et tout à coup s'était fait suivre. Oserons-nous dire qu'il voulait consulter l'abbé Blanés? Cet excellent vieillard était parfaitement incapable de comprendre les chagrins d'un coeur tiraillé par des passions puériles et presque égales en force ; d'ailleurs il eût fallu huit jours pour lui faire entrevoir seulement tous les intérêts que Fabrice devait ménager à Parme ; mais en songeant à le consulter Fabrice retrouvait la fraîcheur de ses sensations


de seize ans. Le croira-t-on ? ce n'était pas simplement comme homme sage, comme ami parfaitement dévoué, que Fabrice voulait lui parler; l'objet de cette course et les sentiments qui agitèrent notre héros pendant les cinquante heures qu'elle dura, sont tellement absurdes, que, sans doute, dans l'intérêt du récit, il eût mieux valu les supprimer. Je crains que la crédulité de Fabrice ne le prive de la sympathie du lecteur ; mais enfin il était ainsi, pourquoi le flatter lui plutôt qu'un autre ? Je n'ai point flatté le comte Mosca ni le prince.

Fabrice donc, puisqu'il faut tout dire, Fabrice reconduisit sa mére jusqu'au port de Laveno, rive gauche du lac Majeur, rive autrichienne, où elle descendit vers les huit heures du soir. (Le lac est considéré comme un pays neutre, et l'on ne demande point de passeport à qui ne descend point à terre.) Mais à peine la nuit fut-elle venue, qu'il se fit débarquer sur cette même rive autrichienne, au milieu d'un petit bois qui avance dans les flots. Il avait loué une sediola, sorte de tilbury champêtre et rapide, à l'aide duquel il put suivre, à cinq cents pas de distance, la voiture de sa mère ; il était déguisé en domestique de la casa del Dongo. et aucun les nombreux employés de la police ou de la douane n'eut l'idée de lui demander son passe-port. A un quart de lieue de Côme, où la marquise et sa fille devaient s'arrêter pour passer la nuit, il prit un sentier à gauche, qui, contournant le bourg de Vico, se réunit ensuite à un petit chemin récemment établi sur l'extrême bord du lac. Il était minuit, et Fabrice pouvait espérer de ne rencontrer aucun gendarme. Les arbres des bouquets de bois que le petit chemin traversait à chaque instant dessinaient le noir contour de leur feuillage sur un ciel étoilé, mais voilé par une brume légère. Lés eaux et le ciel étaient d'une tranquillité profonde ; l'âme de Fabrice ne put résister à cette beauté sublime ; il s'arrêta, puis s'assit sur un rocher qui s'avançait dans le lac, formant comme un petit promontoire. Le silence universel n'était troublé, à intervalles égaux, que par la petite lame du lac qui venait expirer sur la grève. Fabrice avait un coeur italien ; j'en demande pardon pour lui : ce défaut, qui le rendra moins aimable, consistait surtout en ceci : il n'avait de vanité que par accès, et l'aspect seul de la beauté sublime le portrait à l'attendrissement, et était à ses chagrins leur pointe âpre et dure. Assis sur son rocher isolé, n'ayant plus à se tenir en garde contre les agents de la police, protégé par la nuit profonde et le vaste silence, de douces larmes mouillèrent ses yeux, et il trouva là, à peu de frais, les moments les plus heureux qu'il eût goûtés depuis longtemps.


Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c'est parce qu'il l'aimait à l'adoration en ce moment, qu'il se jura de ne jamais lui dire qu'il l'aimait ; jamais il ne prononcerait auprès d'elle le mot d'amour, puisque la passion que l'on appelle ainsi était étrangère à son coeur. Dans l'enthousiasme de générosité et de vertu qui faisait sa félicité eu ce moment, il prit la résolution de lui tout dire à la première occasion : son coeur n'avait jamais connu l'amour. Une fois ce parti courageux bien adopté, il se sentit comme délivré d'un poids énorme. Elle me dira peut-être quelques mots sur Marietta : eh bien, je ne reverrai jamais la petite Marietta, se répondit-il à lui-même avec gaieté.

La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait à être tempérée par la brise du matin. Déjà l'aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s'élèvent au nord et à l'orient du lac de Côme. Leurs masses, blanchies par les neiges, même au mois de juin, se dessinent sur l'azur clair d'un ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s'avançant au midi vers l'heureuse Italie sépare les versants du lac de Come de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l'oeil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l'aube en s'éclaircissant venait marquer les vallées qui les séparent en éclairant la brume légère qui s'élevait du fond des gorges.

Depuis quelques instants Fabrice s'était remis en marche ; il passa la colline qui forme la presqu'île de Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du village de Grianta, où si souvent il avait fait des observations d'étoiles avec l'abbé Blanès. Quelle n'était pas mon ignorance en ce temps-là ! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, même le latin ridicule de ces traités d'astrologie que feuilletait mon maître, et je crois que je les respectais surtout parce que, n'y entendant que quelques mots par-ci par-là, mon imagination se chargeait de leur prêter un sens, et le plus romanesque possible.

Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. Y aurait-il quelque chose de réel dans cette science? Pourquoi serait-elle différente des autres? Un certain nombre d'imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux qu'ils savent le mexicain, par exemple ; ils s'imposent en cette qualité à la société qui les respecte et aux gouvernements qui les payent. On les accable de faveurs précisément parce qu'ils n'ont point d'esprit, et que le pouvoir n'a pas à craindre qu'ils soulèvent les peuples et fassent du pathos à l'aide des sentiments généreux! Par exemple le père Bari, auquel Ernest IV vient d'accorder 4,000 francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d'un dithyrambe grec !


Mais, grand Dieu ! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules? Est-ce bien à moi de me plaindre? se dit-il tout à coup en s'arrètant, est-ce que cette même croix ne vient pas d'être donnée à mon gouverneur de Naples? Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond ; le bel enthousiasme de vertu qui naguère venait de faire battre son coeur se changeait dans le vil plaisir d'avoir une bonne part dans un vol. Eh bien, se dit-il enfin avec les yeux éteints d'un homme mécontent, de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d'une insigne duperie à moi de n'en pas prendre ma part ; mais il ne faut point m'aviser de les maudire en public. Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse ; mais Fabrice était bien tombé de cette élévation de bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heure auparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours si délicate qu'on nomme le bonheur.

S'il ne faut pas croire à l'astrologie, reprit-il en cherchant à s'étourdir; si celte science est, comme les trois quarts des sciences non mathématiques, une réunion de nigauds enthousiastes et d'hypocrites adroits et payés par qui ils servent, d'où vient que je pense si souvent et avec émotion à cette circonstance fatale ? Jadis je suis sorti de la prison de B***, mais avec l'habit et la feuille de route d'un soldat jeté en prison pour de justes causes.

Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin ; il tournait de cent façons autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il était trop jeune encore ; dans ses moments de loisir, son âme s'occupait avec ravissement à goûter les sensations produites par des circonstances romanesques que son imagination était toujours prête à lui fournir. Il était bien loin d'employer son temps à regarder avec patience les particularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le réel lui semblait encore plat et fangeux ; je conçois qu'on n'aime pas à le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses pièces de son ignorance.

C'est ainsi que, sans manquer d'esprit, Fabrice ne put parvenir à voir que sa demi-croyance dans les présages était pour lui une religion, une impression profonde reçue à son entrée dans la vie. Penser à cette croyance c'était sentir, c'était un bonheur, Et il s'obstinait à chercher comment ce pouvait être une science prouvée, réelle, dans le genre de la géométrie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa mémoire, toutes les circonstances où des présages observés par lui n'avaient pas été suivis de l'événement heureux ou malheureux qu'ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant


suivre un raisonnement et marcher à la vérité, son attention s'arrêtait avec bonheur sur le souvenir des cas où le présage avait été largement suivi par l'accident heureux ou malheureux qu'il lui semblait prédire, et son âme était frappée de respect et attendrie; et il eût éprouvé une répugnance invincible pour l'être qui eût nié les présages, et surtout s'il eût employé l'ironie.

Fabrice marchait sans s'apercevoir des distances, et il en était là de ses raisonnements impuissants, lorsqu'en levant la tête il vit le mur du jardin de son père. Ce mur qui soutenait une belle terrasse, s'élevait à plus de quarante pieds au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut, près de la balustrade, lui donnait un air monumental. Il n'est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d'une bonne architecture, presque dans le goût romain ; il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquités. Puis il détourna la tète avec dégoût ; les sévérités de son père, et surtout la dénonciation de son frère Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent à l'esprit.

Celte dénonciation dénaturée a été l'origine de ma vie actuelle ; je puis la haïr, je puis la mépriser; mais enfin elle a changé ma destinée. Que devenais-je une fois relégué à Novare et n'étant presque que souffert chez l'homme d'affaires de mon père, si ma tante n'avait fait l'amour avec un ministre puissant? si cette tante se fût trouvée n'avoir qu'une âme sèche et commune au lieu de cette âme tendre et passionnée et qui m'aime avec une sorte d'enthousiasme qui m'étonne ? où en serais-je maintenant si la duchesse avait eu l'âme de son frère le marquis del Dongo.

Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d'un pas incertain ; il parvint au bord du fossé précisément vis-â-vis la magnifique façade du château. Ce fut à peine s'il jeta un regard sur ce grand édifice noirci par le temps. Le noble langage de l'architecture le trouva insensible ; le souvenir de son frère et de son pére fermait son âme à toute sensation de beauté, il n'était attentif qu'à se tenir sur ses gardes en présence d'ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un dégoût marqué, la petite fenêtre de la chambre qu'il occupait avant 1815 au troisième étage. Le caractère de son père avait dépouillé de tout charme les souvenirs de la première enfance. Je n'y suis pas rentré, pensa-t-il, depuis le 7 mars à 8 heures du soir. J'en sortis pour aller prendre le passe-port de Vasi, et le lendemain, la crainte des espions me fit précipiter mon départ. Quand je repassai après le voyage en France, je n'eus pas le temps d'y monter, même pour revoir mes gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon frère.


Fabrice détourna la tête avec horreur. L'abbé Blanès a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au château, à ce que m'a raconté ma soeur ; les infirmités de la vieillesse ont produit leur effet. Ce coeur si ferme et si noble est glacé par L'âge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus à son clocher ! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu'au moment de son réveil ; je n'irai pas troubler le sommeil du bon vieillard ; probablement il aura oublié jusqu'à mes traits; six ans font beaucoup à cet âge ! je ne trouverai plus que le tombeau d'un ami ! Et c'est un véritable enfantillage, ajouta-t-il, d'être venu ici affronter le dégoût que me cause le château de mon père.

Fabrice entrait alors sur la petite place de l'église; ce fut avec un étonnement allant jusqu'au délire qu'il vit, au second étage de l'antique clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite lanterne de l'abbé Blanès. L'abbé avait coutume de l'y déposer, en montant à la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la clarté ne l'empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette carte du ciel était tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis à un oranger du château. Dans l'ouverture, au fond du vase, brûlait la plus exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et l'ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondèrent d'émotions l'âme de Fabrice et la remplirent de bonheur.

Presque sans y songer, il fit avec l'aide de ses deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de son admission. Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui, du haut de l'observatoire, ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se précipita dans l'escalier, ému jusqu'au transport ; il trouva l'abbé sur son fauteuil de bois à sa place accoutumée ; son oeil était fixé sur la petite lunette d'un quart de cercle mural. De la main gauche, l'abbé lui fit signe de ne pas l'interrompre dans son observation ; un instant après il écrivit un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras à notre héros qui s'y précipita en fondant en larmes. L'abbé Blanés était son véritable père.

—Je t'attendais, dit Blanès, après les premiers mots d'épanchement et de tendresse. L'abbé faisait-il son métier de savant ; ou bien, comme il pensait souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard annoncé son retour ?

—Voici ma mort qui arrive, dit l'abbé Blanés.

— Comment ! s'écria Fabrice tout ému.

—Oui, reprit l'abbé d'un ton sérieux, mais point triste : cinq mois


et demi ou six mois et demi après que je t'aurai revu, ma vie ayant trouvé son complément de bonheur, s'éteindra

Come face al mancar dell' alimento.

(comme la petite lampe quand l'huile vient à manquer.) Avant le moment suprême, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après quoi je serai reçu dans le sein de notre père ; si toutefois il trouve que j'ai rempli mon devoir dans le poste où il m'avait placé en sentinelle.

Toi lu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis que je t'attends, j'ai caché un pain et une bouteille d'eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie, et lâche de prendre assez de forces pour m'écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le jour ; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer celte faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil homme, l'homme terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort, et demain soir à neuf heures, il faut que tu me quittes..

Fabrice lui ayant obéi en silence comme c'était sa coutume,

—Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir Waterloo, lu n'as trouvé d'abord qu'une prison?

—Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.

—Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible ! Probablement tu n'en sortiras que par un crime, mais, grâce au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois tenté ; je crois voir qu'il sera question de tuer un innocent, qui sans le savoir, usurpe tes droits ; si tu résistes à la violente tentation qui semblera justifiée par les lois de l'honneur, ta vie sera trés-heureuse aux yeux des hommes..., et raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de réflexion ; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un siége de bois, loin de tout luxe et détrompé du luxe, et comme moi n'ayant à te faire aucun reproche grave.

Maintenant, les choses de l'état futur sont terminées entre nous, je ne pourrais ajouter rien de bien important. C'est en vain que j'ai cherché à voir de quelle durée sera cette prison ; s'agit-il de six mois, d'un an, de dix ans? Je n'ai rien pu découvrir ; apparemment j'ai


commis quelque fante, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette incertitude. J'ai vu seulement qu'après la prison, mais je ne sais si c'est au moment même de la sortie, il y aura ce que j'appelle un crime, mais, par bonheur, ie crois être sur qu'il ne sera pas commis par toi. Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes calculs n'est qu'une longue erreur. Alors lu ne mourras point avec la paix de l'âme, sur un siége de bois et vêtu de blanc. En disant ces mots, l'abbé Blanés voulut se lever ; ce fut alors que Fabrice s'aperçut des ravages du temps : il mit prés d'une minute à se lever et à se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux. L'abbé se jeta dans ses bras à diverses reprises ; il le serra avec une extrême tendresse. Après quoi il reprit avec toute sa gaieté d'autrefois : Tâche de t'arranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu commodément, prend mes pelisses ; tu en trouveras plusieurs de grand prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans. Elle me demanda une prédiction sur ton compte, que je me gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de cercle. Toute annonce de l'avenir est une infraction à la régie, et a ce danger qu'elle peut changer l'événement, auquel cas toute la science tombe par terre comme un véritable jeu d'enfant; et d'ailleurs il y avait des choses dures à dire à cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point effrayé dans ton sommeil par les cloches qui vont faire un tapage effroyable à côté de ton oreille, lorsque l'on va sonner la messe de sept heures ; plus tard, à l'étage inférieur, ils vont mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C'est aujourd'hui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village de Grianta a le même patron que la grande ville de Brescia, ce qui, par parenthèse, trompa d'une façon bien plaisante mon illustre maître Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m'annonça que je ferais une assez belle fortune ecclésiastique, il croyait que je serais curé de la magnifique église de Saint-Giovita, à Brescia ; j'ai été curé d'un petit village de sept cent cinquante feux ! Mais tout a été pour le mieux. J'ai vu, et il n'y a pas dix ans de cela, que si j'eusse été curé à Brescia, ma destinée était d'être mis en prison sur une colline de la Moravie, au Spielberg. Demain je t'apporterai toutes sortes de mets délicats volés au grand dîner que je donne à tous les curés des environs qui viennent chanter à ma grand'messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche point à me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes choses que lorsque tu m'auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain à sept heures et vingt-sept minutes, je ne


viendrai t'embrasser que vers les huit, heures, et il faut que lu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf, c'est-à-dire avant que l'horloge ait sonné dix heures. Prends garde que l'on ne le voie aux fenêtres du clocher : les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frère qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s'affaiblit, ajouta Blanés d'un air triste, et s'il te revoyait, peut-être te donnerait-il quelque chose de la main à la main. Mais de tels avantages entachés de fraude ne conviennent point à un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c'est à ce fils qu'échoiront les 5 ou 6 millions qu'il possède. C'est justice. Toi, à sa mort, tu auras une pension de 4,000 francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de les gens.

IX

L'âme de Fabrice était exaltée par les discours du vieillard, par la profonde attention et par l'extrême fatigue. Il eut grand'peine à s'endormir, et son sommeil fut agité de songes, peut-être présages de l'avenir; le matin, à dix heures, il fut réveillé par le tremblement général du clocher, un bruit effroyable semblait venir de dehors. Il se leva éperdu, et se crut à la fin du monde, puis il pensa qu'il était en prison ; il lui fallut du temps pour reconnaître le son de la grosse cloche que quarante paysans mettaient en mouvement en l'honneur du grand saint Giovita, dix auraient suffi.

Fabrice chercha un endroit convenable pour voir sans être vu ; il s'aperçut que de cette grande hauteur, son regard plongeait sur les jardins, et même sur la cour intérieure du château de son pére, Il l'avait oublié. L'idée de ce pére arrivant aux bornes de la vie changeait tous ses sentiments. Il distinguait jusqu'aux moineaux qui cherchaient quelques miettes de pain sur le grand balcon de la salle à manger. Ce sont les descendants de ceux qu'autrefois j'avais apprivoisés, se dit-il. Ce balcon, comme tous les autres balcons du palais, était chargé d'un grand nombre d'orangers dans des vases de terre plus ou moins grands : cette vue l'attendrit ; l'aspect de cette cour intérieure, ainsi ornée avec ses ombres bien tranchées, et marquées par un soleil éclatant, était vraiment grandiose.


L'affaiblissement de son père lui revenait à l'esprit. Mais c'est vraiment singulier, se disait-il, mon père n'a que trente-cinq ans de plus que moi ; trente-cinq et vingt-trois ne font que cinquante-huit ! Ses yeux, fixés sur les fenêtres de la chambre de cet homme sévère et qui ne l'avait jamais aimé se remplirent de larmes. Il frémit, et un froid soudain courut dans ses veines lorsqu'il crut reconnaître son père traversant une terrasse garnie d'orangers, qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre ; mais ce n'était qu'un valet de chambre. Tout à fait sous le clocher, une quantité de jeunes filles vêtues de blanc et divisées en différentes troupes étaient occupées à tracer des dessins avec des fleurs rouges, bleues et jaunes sur le sol des rues où devait passer la procession. Mais il y avait un spectacle qui parlait plus vivement à l'âme de Fabrice : du clocher, ses regards plongeaient sur les deux branches du lac à une distance de plusieurs lieues, et celte vue sublime lui fit bientôt oublier toutes les autres; elle réveillait chez lui les sentiments les plus élevés. Tous les souvenirs de son enfance vinrent en foule assiéger sa pensée ; et cette journée passée en prison dans un clocher fut peut-être l'une des plus heureuses de sa vie.

Le bonheur le porta à une hauteur de pensée assez étrangère à son caractère; il considérait les événements de la vie, lui, si jeune, comme si déjà il fût arrivé à sa dernière limite. Il faut en convenir, depuis mon arrivée à Parme, se dit-il enfin, après plusieurs heures de rêveries délicieuses, je n'ai point eu de joie tranquille et parfaite, comme celle que je trouvais à Naples en galopant dans les chemins de Vômero ou en courant les rives de Mizéne. Tous les intérêts si compliqués de cette petite cour méchante m'ont rendu méchant... Je n'ai point du tout de plaisir à haïr, je crois même que ce serait un triste bonheur pour moi, que celui d'humilier mes ennemis si j'en avais; mais je n'ai point d'ennemi... Halte-là ! se dit-il tout à coup, j'ai pour ennemi Giletti... Voilà qui est singulier, se dit-il, le plaisir que j'éprouverais à voir cet homme si laid aller à tous les diables, survit au goût fort léger que j'avais pour la petite Marietta... Elle ne vaut pas à beaucoup prés la duchesse d'A*** que j'étais obligé d'aimer à Naples puisque je lui avais dit que j'étais amoureux d'elle. Grand Dieu ! que de fois je me suis ennuyé durant les longs rendez-vous que m'accordait cette belle duchesse ; jamais rien de pareil dans la chambre délabrée et servant de cuisine où la petite Marietta m'a reçu deux fois, et pendant deux minutes chaque fois.

Eh, grand Dieu ! qu'est-ce que ces gens-là mangent? C'est à faire pitié ! J'aurais dû faire à elle et à la mamacia une pension de trois


beefsteaks payables tous les jours... La petite Marietta, ajouta-t-il, me distrayait des pensées méchantes que me donnait le voisinage de cette cour.

J'aurais peut-être bien fait de prendre la vie de café, comme dit la duchesse; elle semblait pencher de ce côté-là, et elle a bien plus de génie que moi. Grâce â ses bienfaits, ou bien seulement avec cette pension de 4 000 francs et ce fonds de 40,000 placés à Lyon et que ma mére me desline, j'aurais toujours un cheval et quelques écus pour faire des fouilles et former un cabinet. Puisqu'il semble que je ne dois pas connaître l'amour, ce seront toujours là pour moi les grandes sources de félicité ; je voudrais, avant de mourir, aller revoir le champ de bataille de Waterloo, et tâcher de reconnaître la prairie ou je fus si gaiement enlevé de mon cheval et assis par terre. Ce pelerinage accompli, je reviendrais souvent sur ce lac sublime ; rien d'aussi beau ne peut se voir au monde, du moins pour mon coeur. A quoi bon aller si loin chercher le bonheur, il est là sous mes yeux !

Ah ! se dit Fabrice, comme objection, la police me chasse du lac de Côme, mais je suis plus jeune que les gens qui dirigent les coups de cette police. Ici, ajouta-t-il en riant, je ne trouverais point de duchesse d'A***, mais je trouverais une de ces petites filles là-bas qui arrangent des fleurs sur le pavé, et, en vérité, je l'aimerais tout autant : l'hypocrisie me glace même en amour, et nos grandes dames visoir à des effets trop sublimes. Napoléon leur a donné des idées de moeurs et de constance.

Diable! se dit-il tout à coup, en retirant la tête de la fenêtre, comme s'il eut craint d'être reconnu malgré l'ombre de l'énorme jalousie de bois qui garantissait les cloches de la pluie, voici une entrée de gendarmes en grande tenue. En effet, dix gendarmes, dont quatre sous-officiers, paraissaient dans le haut de la grande rue du village. Le maréchal des logis les distribuait de cent pas en cent pas, le long du trajet que devait parcourir la procession. Tout le monde me connaît ici ; si l'on me voit, je ne fais qu'un saut les bords du lac de Côme au Spielberg, où l'on m'attachera à chaque jambe une chaîne pesant cent dix livres : et quelle douleur pour la duchesse !

Fabrice eut besoin de deux ou trois minutes pour se rappeler que d'abord il était placé à plus de quatre-vingts pieds d'élévation, que le lieu où il se trouvait était comparativement obscur, que les yeux des gens qui pourraient le regarder étaient frappés par un soleil éclatant, et qu'enfin ils se promenaient les yeux grands ouverts dans des rues dont toutes les maisons venaient d'être blanchies au lait de


chaux, en l'honneur de le fête do saint Giovita. Malgré des raisonnements si clairs, l'âme italienne de Fabrice eût été désormais hors d'état de goûter aucun plaisir, s'il n'eût interposé entre lui et les gendarmes un lambeau de vieille toile qu'il cloua contre la fenêtre et auquel il fit deux trous pour les yeux.

Les cloches ébranlaient l'air depuis dix minutes, la procession sortait de l'église, les mortarelli se firent entendre. Fabrice tourna la tête et reconnut cette petite esplanade garnie d'un parapet et dominant le lac, où si souvent, dans sa jeunesse, il s'était exposé à voir les mortaretti lui partir entre les jambes, ce qui faisait que le malin des jours de fêtes sa mére voulait le voir auprès d'elle.

Il faut savoir que les morlarelli (ou petits mortiers) ne sont autre chose que des canons de fusil que l'on scie de façon à ne leur laisser que quatre pouces de longueur ; c'est pour cela que les paysans recueillent avidement les canons de fusil que, depuis 1796, la politique de l'Europe a semés à foison dans les plaines de la Lombardie, Une fois réduits à quatre pouces de longueur, on charge ces petits canons jusqu'à la gueule, on les placé à terre dans une position verticale, et une traînée de poudre va de l'un à l'autre ; ils sont rangés sur trois lignes comme un bataillon, et au nombre de deux ou trois cents, dans quelque emplacement voisin du lieu que doit parcourir la procession. Lorsque le saint sacrement approche, on met le feu à la traînée de poudre, et alors commence un feu de file de coups secs, le plus inégal du monde et le plus ridicule ; les femmes sont ivres de joie. Rien n'est gai comme le bruit de ces mortaretti entendu de loin sur le lac, et adouci par le balancement des eaux ; ce bruit singulier et qui avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les idées un peu trop sérieuses dont notre héros était assiégé ; il alla chercher la grande lunette astronomique de l'abbé, et reconnut la plupart des hommes et des femmes qui suivaient la procession. Beaucoup de charmantes petites filles que Fabrice avait laissées à l'âge de onze ou douze ans étaient maintenant des femmes superbes, dans toute la fleur de la plus vigoureuse jeunesse ; elles firent renaître le courage de notre héros, et pour leur parler il eût fort bien bravé les gendarmes.

La procession passée et rentrée dans l'église par une porte latérale que Fabrice ne pouvait apercevoir, la chaleur devint bientôt extrême même au haut du clocher ; les habitants rentrèrent chez eux et il se fit un grand silence dans le village. Plusieurs barques se chargèrent de paysans retournant à Belagio, à Menagio et autres villages situés sur le lac ; Fabrice distinguait le bruit de chaque coup de rame : ce détail si simple le ravissait en extase ; sa joie actuelle


se composait de tout le malheur, de toute la gêne qu'il trouvait dans la vie compliquée des cours. Qu'il eût été heureux en ce moment de faire une lieue sur ce beau lac si tranquille et qui réfléchissait si bien la profondeur des cieux ! Il entendit ouvrir la porte d'en bas du clocher : c'était la vieille servante de l'abbé Blanés, qui apportait un grand panier ; il eut toutes les peines du monde à s'empêcher de lui parler. Elle a pour moi presque autant d'amitié que son maître, se disait-il, et d'ailleurs je pars ce soir à neuf heures; est-ce qu'elle ne garderait pas le secret qu'elle m'aurait juré, seulement pendant quelques heures? Mais, se dit Fabrice, je déplairais à mon ami! je pourrais le compromettre avec les gendarmes ! et il laissa partir la Ghita sans lui parler. Il fit un excellent dîner, puis s'arrangea pour dormir quelques minutes : il ne se réveilla qu'à huit heures et demie du soir, l'abbé Blanés lui secouait le bras, et il était nuit.

Blanés était extrêmement fatigué, il avait cinquante ans de plus que la veille. Il ne parla plus de choses sérieuses ; assis sur son fauteuil de bois, embrasse-moi, dit-il, à Fabrice. Il le reprit plusieurs fois dans ses bras. La mort, dit-il enfin, qui va terminer cette vie si longue, n'aura rien d'aussi pénible que cette séparation. J'ai une bourse que je laisserai en dépôt à la Ghita, avec ordre d'y puiser pour ses besoins, mais de te remettre ce qui restera si jamais tu viens le demander. Je la connais ; après cette recommandation, elle est capable, par économie pour toi, de ne pas acheter de la viande quatre fois par an, si tu ne lui donnes des ordres bien précis. Tu peux toi-même être réduit à la misère, et l'obole du vieil ami te servira. N'attends rien de ton frère que des procédés atroces, et tâche de gagner de l'argent par un travail qui te rende utile à la société. Je prévois des orages étranges ; peut-être dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs. Ta mère et ta tante peuvent te manquer, tes soeurs devront obéir à leurs maris... Va-t'en, va-t'en! fuis! s'écria Blanés avec empressement ; il venait d'entendre un petit bruit dans l'horloge qui annonçait que dix heures allaient sonner, il ne voulut pas même permettre à Fabrice de l'embrasser une dernière fois.

— Dépêche! dépêche! lui cria-t-il ; tu mettras au moins une minute à descendre l'escalier ; prends garde de tomber, ce serait d'un affreux présage. Fabrice se précipita dans l'escalier, et, arrivé sur la place, se mit à courir. Il était à peine arrivé devant le château de son pér que la cloche sonna dix heures; chaque coup retentissait dans sa poitrine et y portait un trouble singulier. Il s'arrêta pour réfléchir, ou plutôt pour se livrer aux sentiments passionnés que lui inspirait la contemplation de cet édifice majestueux


qu'il jugeait si froidement la veille. Au milieu de sa rêverie, des pas d'homme vinrent le réveiller; il regarda et se vit au milieu de quatre gendarmes. Il avait deux excellents pistolets dont il venait de renouveler les amorces en dînant; le petit bruit qu'il fit en les armant attira l'attention d'un des gendarmes, et fut sur le point de le faire arrêter. Il s'aperçut du danger qu'il courait et pensa à faire feu le premier ; c'était son droit, car c'était la seule manière qu'il eût de résister à quatre hommes bien armés. Par bonheur, les gendarmes, qui circulaient pour faire évacuer les cabarets, ne s'étaient point montrés tout à fait insensibles aux politesses qu'ils avaient reçues dans plusieurs de ces lieux aimables ; ils ne se décidèrent pas assez rapidement à faire leur devoir. Fabrice prit la fuite en courant à toutes jambes. Les gendarmes firent quelques pas en courant aussi et criant : Arrête ! arrête ! puis tout rentra dans le silence. A trois cents pas de là, Fabrice s'arrêta pour reprendre haleine. Le bruit de mes pistolets a failli me faire prendre ; c'est bien pour le coup que la duchesse m'eût dit, si jamais il m'eût été donné de revoir ses beaux yeux, que mon âme trouve du plaisir à contempler ce qui arrivera dans dix ans, et oublie de regarder ce qui se passe actuellement à mes côtés.

Fabrice frémit en pensant au danger qu'il venait d'éviter ; il doubla le pas, mais bientôt il ne put s'empêcher de courir, ce qui n'était pas trop prudent, car il se fit remarquer de plusieurs paysans qui regagnaient leur logis. Il ne put prendre sur lui de s'arrêter que dans la montagne, à plus d'une lieue de Grianta, et, même arrêté, il eut une sueur froide en pensant au Spielberg.

Voilà une belle peur ! se dit-il : en entendant le son de ce mot, il fut presque tenté d'avoir honte. Mais ma tante ne me dit-elle pas que la chose dont j'ai le plus de besoin c'est d'apprendre à me pardonner? Je me compare toujours à un modèle parfait, et qui ne peut exister. Eh bien, je me pardonne ma peur, car, d'un autre côté, j'étais bien disposé à défendre ma liberté, et certainement tous les quatre ne seraient pas restés debout pour me conduire en prison. Ce que je fais en ce moment, ajouta-t-il, n'est pas militaire ; au lieu de me retirer rapidement, après avoir rempli mon objet, et peut-être donné l'éveil à mes ennemis, je m'amuse à une fantaisie plus ridicule peut-être que toutes les prédictions du bon abbé.

En effet, au lieu de se retirer par la ligne la plus courte, et de gagner les bords du lac Majeur, où sa barque l'attendait, il faisait un énorme détour pour aller voir son arbre. Le lecteur se souvient peut-être de l'amour que Fabrice portait à un marronnier planté par sa mère vingt-trois ans auparavant. Il serait digne de mon frère, se


dit-il, d'avoir fait couper cet arbre ; mais ces êtres-là ne sentent pas les choses délicates ; il n'y aura pas songé. Et d'ailleurs, ce ne serait pas d'un mauvais augure, ajouta-t-il avec fermeté. Deux heures plus tard son regard fut consterné ; des méchants ou un orage avaient rompu l'une des principales branches du jeune arbre, qui pendait desséchée ; Fabrice la coupa avec respect, à l'aide de son poignard, et tailla bien net la coupure, afin que l'eau ne pût pas s'introduire dans le tronc. Ensuite quoique le temps fût bien précieux pour lui, car le jour allait paraître, il passa une bonne heure à bêcher la terre autour de l'arbre chéri. Toutes ces folies accomplies, il reprit rapidement la route du lac Majeur. Au total, il n'était point triste, l'arbre était d'une belle venue, plus vigoureux que jamais, et, en cinq ans, il avait presque doublé. La branche n'était qu'un accident sans conséquence ; une fois coupée, elle ne nuisait plus à l'arbre, et même il serait plus élancé, sa membrure commençant plus haut.

Fabrice n'avait pas fait une lieue, qu'une bande éclatante de blancheur dessinait à l'orient les pics du Resegon di Lek, montagne célébre dans le pays. La route qu'il suivait se couvrait de paysans ; mais, au lieu d'avoir des idées militaires, Fabrice se laissait attendrir par les aspects sublimes ou touchants de ces forêts des environs du lac de Côme. Ce sont peut-être les plus belles du monde ; je ne veux pas dire celles qui rendent le plus d'écus neufs, comme on dirait en Suisse, mais celles qui parlent le plus à l'âme. Ecouter ce langage dans la position où se trouvait Fabrice, en butte aux attentions de MM. les gendarmes lombardo-vénitiens, c'était un véritable enfantillage. Je suis à une demi-lieue de la frontière, se dit-il enfin, je vais rencontrer des douaniers et des gendarmes faisant leur ronde du matin : cet habit de drap fin va leur être suspect, ils vont me demander mon passe-port ; or ce passe-port porte en toutes lettres un nom promis à la prison ; me voici dans l'agréable nécessité de commettre un meurtre. Si, comme de coutume, les gendarmes marchent deux ensemble, je ne puis pas attendre bonnement pour faire feu que l'un des deux cherche à me prendre au collet ; pour peu qu'en tombant il me retienne un instant, me voilà au Spielberg. Fabrice, saisi d'horreur surtout de cette nécessité de faire feu le premier, peut-être sur un ancien soldat de son oncle, le comte Pietranera, courut se cacher dans le tronc creux d'un énorme châtaignier ; il renouvelait l'amorce de ses pistolets, lorsqu'il entendit un homme qui s'avançait dans le bois en chantant très-bien un air délicieux de Mercodante, alors à la mode en Lombardie.

Voilà qui est d'un bon augure, se dit Fabrice. Cet air qu'il écoutait religieusement lui ôta la petite pointe de colère qui commençait


à se mêler à ses raisonnements. Il regarda attentivement la grande route des deux côtés, il n'y vit personne ; le chanteur arrivera par quelque chemin de traverse, se dit-il. Presque au même instant, il vit un valet de chambre très-proprement vêtu à l'anglaise, et monté sur un cheval de suite, qui s'avançait su petit pas en tenant en main un beau cheval de race peut-être un peu trop maigre.

Ah ! si je raisonnais comme Mosca, se dit Fabrice, lorsqu'il me répète que les dangers que court un homme sont toujours la mesure de ses droits sur le voisin, je casserais la tête d'un coup de pistolet à ce valet de chambre, et, une fois monté sur le cheval maigre, je me moquerais fort de tous les gendarmes du monde. A peine de retour à Parme, j'enverrais de l'argent à cet homme ou à sa veuve... mais ce serait une horreur !

X

Tout en se faisant la morale, Fabrice sautait sur la grande roule qui de Lombardie va en Suisse : en ce lieu, elle est bien à quatre ou cinq pieds en contre-bas de la forêt. Si mon homme prend peur, se dit Fabrice, il part d'un temps de galop, et je suis planté là faisant la vraie figure d'un nigaud. En ce moment, il se trouvait à dix pas du valet de chambre qui ne chantait plus : il vit dans ses yeux qu'il avait peur ; il allait peut-être retourner ses chevaux. Sans être encore décidé à rien, Fabrice fit un saut, et saisit la bride du cheval maigre.

— Mon ami, dit-il au valet de chambre, je ne suis pas un voleur ordinaire, car je vais commencer par vous donner vingt francs, mais je suis obligé de vous emprunter votre cheval ; je vais être tué si je ne f.... pas le camp rapidement. J'ai sur les talons les quatre frères Riva, ces grands chasseurs que vous connaissez sans doute ; ils viennent de me surprendre dans la chambre de leur soeur, j'ai sauté par la fenêtre et me voici. Ils sont sortis dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils. Je m'étais caché dans ce gros châtaignier creux, parce que j'ai vu l'un d'eux traverser la route, leurs chiens vont me dépister ! Je vais monter sur votre cheval et galoper jusqu'à une lieue au delà de Côme ; je vais à Milan me jeter aux genoux du vice-roi. Je laisserai votre cheval à la poste avec deux


napoléons pour vous, si vous consentez de bonne grâce. Si vous faites la moindre résistance, je vous tue avec les pistolets que voici. Si, une fois parti, vous mettez les gendarmes à mes trousses, mon cousin, le brave comte Alari, écuyer de l'empereur, aura soin de vous faire casser les os.

Fabrice inventait ce discours à mesure qu'il le prononçait d'un air tout pacifique.

—Au reste, dit-il en riant, mon nom n'est point un secret ; je suis le Marchesino Ascanio del Dongo, mon château est tout prés d'ici à Grianla. F...., dit-il en élevant la voix, lâchez donc le cheval ! Le valet de chambre, stupéfait, ne soufflait mot, Fabrice passa son pistolet de la main gauche, saisit la bride que l'autre lâcha, sauta à cheval et partit au petit galop. Quand il fut a trois cents pas, il s'aperçut qu'il avait oublié de donner les vingt francs promis ; il s'arrêta : il n'y avait toujours personne sur la route que le valet de chambre qui le suivait au galop ; il lui fit signe avec son mouchoir d'avancer, et quand il le vit à cinquante pas, il jeta sur la route une poignée de monnaie, et repartit. Il vit de loin le valet de chambre ramasser les pièces d'argent. Voilà un homme vraiment raisonnable, se dit Fabrice en riant, pas un mot inutile. Il fila rapidement, vers le midi s'arrêta dans une maison écartée, et se remit en route quelques heures plus tard, A deux heures du matin il était sur le bord du lac Majeur ; bientôt il aperçut sa barque qui battait l'eau, elle vint au signal convenu. Il ne vit point de paysan à qui remettre le cheval ; il rendit la liberté au noble animal, trois heures après il était à Belgirate. Là, se trouvant en pays ami, il prit quelque repos ; il était fort joyeux, il avait réussi parfaitement bien. Oserons-nous indiquer les véritables causes de sa joie ? Son arbre était d'une venue superbe, et son âme avait été rafraîchie par l'attendrissement profond qu'il avait trouvé dans les bras de l'abbé Blanès. Croit-il réellement, se disait-il, à toutes les prédictions qu'il m'a faites ; ou bien comme mon frère m'a fait la réputation d'un jacobin, d'un homme sans foi ni loi, capable de tout, a-t-il voulu seulement m'engager à ne pas céder à la tentation de casser la tête à quelque animal qui m'aura joué un mauvais tour. Le surlendemain Fabrice était à Parme, où il amusa fort la duchesse et le comte, en leur narrant avec la dernière exactitude, comme il faisait toujours, toute l'histoire de son voyage.

A son arrivée, Fabrice trouva le portier et tous les domestiques du palais Sanseverina chargés des insignes du plus grand deuil.

—Quelle perte avons-nous faite? demanda-t-il à la duchesse.

— Cet excellent homme qu'on appelait mon mari vient de mourir


à Baden. Il me laisse ce palais ; c'était une chose convenue, mais en signe de bonne amitié, il y ajoute un legs de 300,000 francs qui m'embarrasse fort ; je ne veux pas y renoncer en faveur de sa nièce, la marquise Raversi, qui me joue tous les jours des tours pendables. Toi qui es amateur, il faudra que tu me trouves quelque bon sculpteur ; j'élèverai au duc un tombeau de 300,000 francs. Le comte se mit à dire des anecdotes sur la Raversi.

— C'est en vain que j'ai cherché à l'amadouer par des bienfaits, dit la duchesse. Quant aux neveux du duc, je les ai tous fait colonels ou généraux. En revanche, il ne se passe pas de mois qu'ils ne m'adressent quelque lettre anonyme abominable, j'ai été obligée de prendre un secrétaire pour lire les lettres de ce genre.

—Et ces lettres anonymes sont leurs moindres péchés, reprit le comte Mosca ; ils tiennent manufacture de dénonciations infâmes. Vingt fois j'aurais pu faire traduire toute cette clique devant les tribunaux, et Votre Excellence peut penser, ajouta-t-il en s'adres-sant à Fabrice, si mes bons juges les eussent condamnés.

—Eh bien, voilà qui me gâte tout le reste, répliqua Fabrice avec une naïveté bien plaisante à la cour, j'aurais mieux aimé les voir condamnés par des magistrats jugeant en conscience.

—Vous me ferez plaisir, vous qui voyagez pour vous instruire, de me donner l'adresse de tels magistrats, je leur écrirai avant de me mettre au lit.

—Si j'étais ministre, cette absence déjugés honnêtes gens blesserait mon amour-propre.

—Mais il me semble, répliqua le comte, que Votre Excellence, qui aime tant les Français, et qui même jadis leur prêta le secours de son bras invincible, oublie en ce moment une de leurs grandes maximes : Il vaut mieux tuer le diable que si le diable vous tue. Je voudrais voir comment vous gouverneriez ces âmes ardentes, et qui lisent toute la journée l'histoire de la Révolution de France, avec des juges qui renverraient acquittés les gens que j'accuse. Ils arriveraient à ne pas condamner les coquins le plus évidemment coupables et se croiraient des Brutus. Mais je veux vous faire une querelle ; votre âme si délicate n'a-t-elle pas quelque remords au sujet de ce beau cheval un peu maigre que vous venez d'abandonner sur les rives du lac Majeur?

—Je compte bien, dit Fabrice d'un grand sérieux, faire remettre ce qu'il faudra au maître du cheval pour le rembourser des frais d'affiches et autres, à la suite desquels il se le sera fait rendre par les paysans qui l'auront trouvé ; je vais lire assidûment le journal


de Milan, afin d'y chercher l'annonce d'un cheval perdu ; je connais fort bien le signalement de celui-ci.

— Il est vraiment primitif, dit le comte à la duchesse ! Et que serait devenue Votre Excellence, poursuivit-il en riant, si lorsqu'elle galopait ventre à terre sur ce cheval emprunté, il se fût avisé de faire un faux pas ? Vous étiez au Spielberg, mon cher petit neveu, et tout mon crédit eût à peine pu parvenir à faire diminuer d'une trentaine de livres le poids de la chaîne attachée à chacune de vos jambes. Vous auriez passé en ce lieu de plaisance une dizaine d'années ; peut-être vos jambes se fussent-elles enflées et gangrenées, alors on les eût fait couper proprement...

—Ah ! de grâce, ne poussez pas plus loin un si triste roman, s'écria la duchesse les larmes aux yeux. Le voici de retour...

—Et j'en ai plus de joie que vous, vous pouvez le croire, répliqua le ministre, d'un grand sérieux ; mais enfin pourquoi ce cruel enfant ne m'a-t-il pas demandé un passe-port sous un nom convenable, puisqu'il voulait pénétrer en Lombardie ? A la première nouvelle de son arrestation je serais parti pour Milan, et les amis que j'ai dans ce pays-là auraient bien voulu fermer les yeux et supposer que leur gendarmerie avait arrêté un sujet du prince de Parme. Le récit de votre course est gracieux, amusant, j'en conviens volontiers, répliqua le comte en reprenant un ton moins sinistre ; votre sortie du bois sur la grande route me plaît assez ; mais entre nous, puisque ce valet de chambre tenait votre vie entre ses mains, vous aviez droit de prendre la sienne. Nous allons faire à Votre Excellence une fortune brillante, du moins voici madame qui me l'ordonne, et je ne crois pas que mes plus grands ennemis puissent m'accuser d'avoir jamais désobéi à ses commandements. Quel chagrin mortel pour elle et pour moi si dans cette espèce de course au clocher, que vous venez de faire avec ce cheval maigre, il eût fait un faux pas! Il eût presque mieux valu, ajouta le comte, que ce cheval vous cassât le cou.

—Vous êtes bien tragique ce soir, mon ami, dit la duchesse tout émue.

— C'est que nous sommes environnés d'événements tragiques, répliqua le comte aussi avec émotion ; nous ne sommes pas ici en France, où tout finit par des chansons ou par un emprisonnement d'un an ou deux, et j'ai réellement tort de vous parler de toutes ces choses en riant. Ah çà ! mon petit neveu, je suppose que je trouve jour à vous faire évêque, car bonnement je ne puis pas commencer par l'archevêché de Parme, ainsi que le veut, très-raisonnablement, madame la duchesse ici présente : dans cet évêché


où vous serez loin de nos sages conseils, dites-nous un peu quelle sera votre politique?

Tuer le diable plutôt qu'il ne me tue, comme disent fort bien mes amis les Français, répliqua Fabrice avec des yeux ardents ; conserver par tous les moyens possibles, y compris le coup de pistolet, la position que vous m'aurez faite. J'ai lu dans la généalogie des del Dongo, l'histoire de celui de nos ancêtres qui bâtit le château de Grianta. Sur la fin de sa vie, son bon ami Galéas, duc de Milan, l'envoie visiter un château fort sur notre lac ; on craignait une nouvelle invasion de la part des Suisses. — Il faut pourtant que j'écrive un mot de politesse au commandant, lui dit le duc de Milan en le congédiant ; il écrit et lui remet une lettre de deux lignes; puis il la lui redemande pour la cacheter, ce sera plus poli, dit le prince. Vespasien del Dongo part, mais en naviguant sur le lac il se souvient d'un vieux conte grec, car il était savant ; il ouvre la lettre de son bon maître et y trouve l'ordre adressé au commandant du château, de le mettre à mort aussitôt son arrivée. Le Sforce, trop attentif à la comédie qu'il jouait avec notre aïeul, avait laissé un intervalle entre la dernière ligne du billet et sa signature ; Vespasien del Dongo y écrit l'ordre de le reconnaître pour gouverneur général de tous les châteaux sur le lac, et supprime la tête de la lettre Arrivé et reconnu dans le fort, il jette le commandant dans un puits, déclare la guerre au Sforce, et au bout de quelques années il échange sa forteresse contre ces terres immenses qui ont fait la fortune de toutes les branches de notre famille, et qui un jour me vaudront à moi 4,000 livres de rente.

— Vous parlez comme un académicien, s'écria le comte en riant ; c'est un beaucoup de tête que vous nous racontez là ; mais ce n'est que tous les dix ans qu'on a l'occasion amusante de faire de ces choses siquanres,

hommes à imaginatio. C'est par une folie d'imagination que Napoléon s'est rendu au prudent John Bull, au lieu de chercher à gagner l'Amérique. John Bull, dans son comptoir, a bien ri de sa lettre où il cite Thémistocle. De tous temps les vils Sancho Pana l'emporteront à la longue sur les sublimes don Quichotte. Si vous voulez consentir à nie rien faire d'extraordinaire, je ne doute pas que vous ne soyez un évêque trés-respecté, si ce n'est trés-respeetab!e. Toutefois, ma remarque subsiste ; Votre Excellence s'est conduite avec légèreté dans l'affaire du cheval, elle a été à deux doigts d'une prison éternelle.

Ce mot fit tressaillir Fabrice, il resta plongé dans un profond


étonnement. Etait-ce là, se disait-il, cette prison dont je suis menacé? Est-ce le crime que je ne devais pas commettre ? Les prédictions de Blanès, dont il se moquait fort en tant que prophéties, prenaient à ses yeux toute l'importance de présages véritables.

—Eh bien, qu'as-tu donc? lui dit la duchesse étonnée ; le comte t'a plongé dans les noires images.

—Je suis illuminé par une vérité nouvelle, et, au lieu de me révolter contre elle, mon esprit l'adopte. Il est vrai, j'ai passé bien prés d'une prison sans fin ! Mais ce valet de chambre était si joli dans son habit à l'anglaise ! quel dommage de le tuer !

Le ministre fut enchanté de son petit air sage.

—Il est fort bien de toutes façons, dit-il en regardant la duchesse. Je vous dirai, mon ami, que vous avez fait une conquête, et la plus désirable de toutes peut-être.

Ah ! pensa Fabrice, voici une plaisanterie sur la petite Marietta. Il se trompait ; le comte ajouta :

—Votre simplicité évangélique a gagné le coeur de notre vénérable archevêque, le pére Landriani. Un de ces jours nous allons faire de vous un grand-vicaire, et, ce qui fait le charme de celte plaisanterie, c'est que les trois grands vicaires actuels, gens de mérite, travailleurs, et dont deux, je pense, étaient grands vicaires avant votre naissance, demanderont, par une belle lettre adressée à leur archevêque, que vous soyez le premier en rang parmi eux. Ces messieurs se fondent sur vos vertus d'abord, et ensuite sur ce que vous êtes petit-neveu du célèbre archevêque Ascagne del Dongo. Quand j'ai appris le respect qu'on avait pour vos vertus, j'ai sur-le-champ nommé capitaine le neveu du plus ancien des vicaires généraux ; il était lieutenant depuis le siége de Taragone par le maréchal Suchet.

— Va-t'en tout de suite en négligé, comme tu es, faire une visite de tendresse à ton archevêque, s'écria la duchesse. Raconte-lui le mariage de ta soeur ; quand il saura qu'elle va être duchesse, il te trouvera bien plus apostolique. Du reste, lu ignores tout ce que le comte vient de te confier sur ta future nomination.

Fabrice courut au palais archiépiscopal ; il y fut simple et modeste, c'était un ton qu'il prenait avec trop de facilité ; au contraire, il avait besoin d'efforts pour jouer le grand seigneur. Tout en écoutant les récits un peu longs de monseigneur Landriani, il se disait : Aurais-je dû tirer un coup de pistolet au valet de chambre qui tenait par la bride le cheval maigre ? Sa raison lui disait oui, mais son coeur ne pouvait s'accoutumer à l'image sanglante du beau jeune homme tombant de cheval défiguré.


Cette prison où j'allais m'engloutir, si le cheval eût bronché, était-elle la prison dont je suis menacé par tant de présages?

Cette question était de la dernière importance pour lui, et l'archevêque fut content de son air de profonde attention.

XI

Au sortir de l'archevêché, Fabrice courut chez la petite Marietta ; il entendit de loin la grosse voix de Giletti qui avait fait venir du vin, et se régalait avec le souffleur et les moucheurs de chandelle, ses amis. La mamacia, qui faisait fonctions de mère, répondit seule à son signal.

— Il y a du nouveau depuis toi, s'écria-t-elle ; deux ou trois de nos acteurs sont accusés d'avoir célébré par une orgie la fête du grand Napoléon, et notre pauvre troupe, qu'on appelle jacobine, a reçu l'ordre de vider les Etats de Parme, et vive Napoléon! Mais le ministre a, dit-on, craché au bassinet. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Giletti a de l'argent, je ne sais pas combien, mais je lui ai vu une poignée d'écus. Marietta a reçu cinq écus de notre directeur pour frais de voyage jusqu'à Mantoue et Venise, et moi un. Elle est toujours bien amoureuse de toi, mais Giletti lui fait peur ; il y a trois jours, à la dernière représentation que nous avons donnée, il voulait absolument la tuer ; il lui a lancé deux fameux soufflets, et, ce qui est abominable, il lui a déchiré son châle bleu, si tu voulais lui donner un châle bleu, tu serais bien bon enfant, et nous dirions que nous l'avons gagné à une loterie. Le tambour-maître des carabiniers donne un assaut demain, tu en trouveras l'heure affichée à tous les coins de rues. Viens nous voir ; s'il est parti pour l'assaut, de façon à nous faire espérer qu'il restera dehors un peu longtemps, je serai à la fenêtre, et je te ferai signe de monter. Tâche de nous apporter quelque chose de bien joli, et la Marietta t'aime à la passion.

En descendant l'escalier tournant de ce taudis infâme, Fabrice était plein de componction : je ne suis point changé, se disait-il ; toutes mes belles resolutions prises au bord de notre lac quand je voyais la vie d'un oeil si philosophique se sont envolées. Mon âme était hors de son assiette ordinaire, tout cela était un rêve, et disparaît devant l'austère réalité. Ce serait le moment d'agir, se dit Fa¬


brice en rentrant au palais Sanseverina sur les onze heures du soir. Mais ce fut en vain qu'il chercha dans son coeur le courage de parler avec cette sincérité sublime qui lui semblait si facile la nuit qu'il passa aux rives du lac de Côme. Je vais fâcher la personne que j'aime le mieux au monde ; si je parle, j'aurai l'air d'un mauvais comédien ; je ne vaux réellement quelque chose que dans de certains moments d'exaltation.

—Le comte est admirable pour moi, dit-il à la duchesse, après lui avoir rendu compte de sa visite à l'archevêché ; j'apprécie d'autant plus sa conduite, que je crois m'apercevoir que je ne lui plais que fort médiocrement ; ma façon d'agir doit donc être correcte à son égard. Il a ses fouilles de Sanguigna dont il est toujours fou, à en juger du moins par son voyage d'avant-hier ; il a fait douze lieues au galop pour passer deux heures avec ses ouvriers. Si l'on trouve des fragments de statues dans le temple antique dont il vient de découvrir les fondations, il craint qu'on ne les lui vole ; j'ai envie de lui proposer d'aller passer trente-six heures à Sanguigna. Demain, vers les cinq heures, je dois revoir l'archevêque, je pourrai partir dans la soirée, et profiter de la fraîcheur de la nuit pour faire la route.

La duchesse ne répondit pas d'abord.

—On dirait que tu cherches des prétextes pour t'éloigner de moi, lui dit-elle ensuite avec une extrême tendresse ; à peine de retour de Belgirate, tu trouves une raison pour partir.

Voici une belle occasion de parler, se dit Fabrice. Mais sur le lac j'étais un peu fou, je ne me suis pas aperçu dans mon enthousiasme de sincérité que mon compliment finit par une impertinence ; il s'agirait de dire : Je t'aime de l'amitié la plus dévouée, etc., etc., mais mon âme n'est pas susceptible d'amour. N'est-ce pas dire : Je vois que vous avez de l'amour pour moi ; mais prenez garde, je ne puis vous payer en même monnaie ? Si elle a de l'amour, la duchesse peut se fâcher d'être devinée, et elle sera révoltée de mon impudence si elle n'a pour moi qu'une amitié toute simple... et ce sont de ces offenses qu'on ne pardonne point.

Pendant qu'il pesait ces idées importantes, Fabrice, sans s'en apercevoir, se promenait dans le salon, d'un air grave et plein de hauteur, en homme qui voit le malheur à dix pas de lui.

La duchesse le regardait avec admiration ; ce n'était plus l'enfant qu'elle avait vu naître, ce n'était plus le neveu toujours prêt à lui obéir : c'était un homme grave et duquel il serait délicieux de se faire aimer. Elle se leva de l'ottomane où elle était assise, et, se jetant dans ses bras avec transport :

—Tu veux donc me fuir ? lui dit-elle.


—Non, répondit-il de l'air d'un empereur romain, mais je voudrais être sage.

Ce mot était susceptible de diverses interprétations ; Fabrice ne se sentit pas le courage d'aller plus loin et de courir le hasard de blesser celte femme adorable. Il était trop jeune, trop susceptible de prendre de l'émotion ; son esprit ne lui fournissait aucune tournure aimable pour faire entendre ce qu'il voulait dire. Par un transport naturel et malgré tout raisonnement, il prit dans ses bras cette femme charmante et la couvrit de baisers. Au même instant on entendit le bruit de la voiture du comte qui entrait dans la cour, et presque en même temps lui-même parut dans le salon ; il avait l'air tout ému.

—Vous inspirez des passions bien singulières, dit-il à Fabrice, qui resta presque confondu du mot.

L'archevêque avait ce soir l'audience que Son Altesse Sérénissime lui accorde tous les jeudis ; le prince vient de me raconter que l'archevêque, d'un air tout troublé, a débuté par un discours appris par coeur et fort savant, auquel d'abord le prince ne comprenait rien. Landriani a fini par déclarer qu'il était important pour l'église de Parme que monsignore Fabrice del Dongo fût nommé son premier vicaire général, et, par la suite, dés qu'il aurait vingt-quatre ans accomplis, son coadjuteur avec future succession.

Ce mot m'a effrayé, je l'avoue, dit le comte : c'est aller un peu bien vite, et je craignais une boutade d'humeur chez le prince. Mais il m'a regardé en riant et m'a dit en français : Ce sont là de vos coups, monsieur !

— Je puis faire serment devant Dieu et devant Votre Altesse, me suis-je écrié avec toute l'onction possible, que j'ignorais parfaitement le mot de future succession. Alors j'ai dit la vérité, ce que nous répétions ici même il y a quelques heures ; j'ai ajouté, avec entraînement, que, par la suite, je me serais regardé comme comblé des faveurs de Son Altesse, si elle daignait m'accorder un petit évêché pour commencer. Il faut que le prince m'ait cru, car il a jugé à propos de faire le gracieux ; il m'a dit, avec toute la simplicité possible : Ceci est une affaire officielle entre l'archevêque et moi, vous n'y entrez pour rien ; le bonhomme m'adresse une sorte de rapport fort long et passablement ennuyeux, à la suite duquel il arrive à une proposition officielle ; je lui ai répondu trés-froidement que le sujet était bien jeune, et surtout bien nouveau dans ma cour ; que j'aurais presque l'air de payer une lettre de change tirée sur moi par l'empereur, en donnant la perspective d'une si haute dignité au fils d'un des grands officiers de son royaume lombardo-vénitien.


L'archevêque a protesté qu'aucune recommandation de ce genre n'avait eu lieu. C'était une bonne sottise à me dire à moi ; j'en ai été surpris de la part d'un homme aussi entendu ; mais il est toujours désorienté quand il m'adresse la parole, et ce soir il était plus troublé que jamais, ce qui m'a donné l'idée qu'il désirait la chose avec passion. Je lui ai dit que je savais mieux que lui qu'il n'y avait point eu de haute recommandation en faveur de del Dongo, que personne à ma cour ne lui refusait de la capacité, qu'on ne parlait point trop mal de ses moeurs, mais que je craignais qu'il ne fut susceptible d'enthousiasme, et que je m'étais promis de ne jamais élever aux places considérables les fous de cette espèce avec lesquels un prince n'est sûr de rien. Alors, a continué Son Altesse, j'ai dû subir un pathos presque aussi long que le premier ; l'archevêque me faisait l'éloge de l'enthousiasme de la maison de Dieu. Maladroit, me disais-je, tu t'égares, tu compromets la nomination qui était presque accordée ; il fallait couper court et me remercier avec effusion. Point : il continuait son homélie avec une intrépidité ridicule ; je cherchais une réponse qui ne fût point trop défavorable au petit del Dongo ; je l'ai trouvée, et assez heureuse, comme vous allez en juger : Monseigneur, lui ai-je dit, Pie VII fut un grand pape et un grand saint ; parmi tous les souverains, lui seul osa dire non au tyran qui voyait l'Europe à ses pieds : eh bien, il était susceptible d'enthousiasme, ce qui l'a porté, lorsqu'il était évêque d'Imola, à écrire sa fameuse pastorale du citoyen cardinal Chiaramonti en faveur de la république cisalpine.

Mon pauvre archevêque est resté stupéfait, et, pour achever de le stupéfier, je lui ai dit d'un air fort sérieux : Adieu, monseigneur, je prendrai vingt-quatre heures pour réfléchir à votre proposition. Le pauvre homme a ajouté quelques supplications assez mal tournées et assez inopportunes après le mot adieu prononcé par moi. Maintenant, comte Mosca della Rovére, je vous charge de dire à la duchesse que je ne veux pas retarder de vingt-quatre heures une chose qui peut lui être agréable ; asseyez-vous là et écrivez à l'archevêque le billet d'approbation qui termine toute cette affaire. J'ai écrit le billet, il l'a signé, il m'a dit : Portez-le à l'instant même à la duchesse. Voici le billet, madame, et c'est ce qui m'a donné un prétexte pour avoir le bonheur de vous revoir ce soir.

La duchesse lut le billet avec ravissement. Pendant le long récit du comte, Fabrice avait eu le temps de sa remettre : il n'eut point l'air étonné de cet incident, il prit la chose en véritable grand seigneur qui naturellement a toujours cru qu'il avait droit à ces avancements extraordinaires, à ces coups de fortune qui mettraient un


bourgeois hors des gonds ; il par la de sa reconnaissance, mais en bons termes, et finit par dire au comte :

—Un bon courtisan doit flatter la passion dominante ; hier vous témoigniez la crainte que vos ouvriers de Sanguigna ne volent les fragments de statues antiques qu'ils pourraient découvrir ; j'aime beaucoup les fouilles, moi ; si vous voulez bien le permettre, j'irai voir les ouvriers. Demain soir, après les remercîments convenables au palais et chez l'archevêque, je partirai pour Sanguigna.

—Mais devinez-vous, dit la duchesse au comte, d'où vient celte passion subite du bon archevêque pour Fabrice?

—Je n'ai pas besoin de deviner ; le grand vicaire dont le frère est capitaine me disait hier : Le père Landriani part de ce principe certain, que le titulaire est supérieur au coadjuteur, et il ne se sent pas de joie d'avoir sous ses ordres un del Dongo, et de l'avoir obligé. Tout ce qui met en lumière la haute naissance de Fabrice ajoute à son bonheur intime : il a un tel homme pour aide de camp ! En second lieu monseigneur Fabrice lui a plu, il ne se sent point timide devant lui ; enfin il nourrit depuis dix ans une haine bien conditionnée pour l'évêque de Plaisance, qui affiche hautement la prétention de lui succéder sur le siége de Parme, et qui de plus est fils d'un meunier. C'est dans ce but de succession future que l'évêque de Plaisance a établi des relations fort étroites avec la marquise Raversi, et maintenant ces liaisons font trembler l'archevêque pour le succès de son dessein favori, avoir un del Dongo à son état-major, et lui donner des ordres.

Le surlendemain, de bonne heure, Fabrice dirigeait les travaux de la fouille de Sanguigna, vis-à-vis Colorno (c'est le Versailles des princes de Parme) ; ces fouilles s'étendaient dans la plaine tout près de la grande route qui conduit de Parme au pont de Casal-Maggiore, première ville de l'Autriche. Les ouvriers coupaient la plaine par une longue tranchée profonde de huit pieds et aussi étroite que possible ; on était occupé à rechercher, le long de l'ancienne voie romaine, les ruines d'un second temple qui, disait-on dans le pays, existait encore au moyen âge. Malgré les ordres du prince, plusieurs paysans ne voyaient pas sans jalousie ces longs fossés traversant leurs propriétés. Quoi qu'on put leur dire, ils s'imaginaient qu'on était à la recherche d'un trésor, et la présence de Fabrice était surtout convenable pour empêcher quelque petite émeute. Il ne s'ennuyait point, il suivait ces travaux avec passion, de temps à autre on trouvait quelque médaille, et il ne voulait pas laisser le temps aux ouvriers de s'accorder entre eux pour l'escamater.

La journée était belle, il pouvait être, six heures du matin : il


avait emprunté un vieux fusil à un coup, il tira quelques ouelles ; l'une d'elles blessée alla tomber sur la grande route ; Fabrice, en la poursuivant, aperçut de loin une voiture qui venait de Parme et se dirigeait vers la frontière de Casal-Maggiore, Il venait de recharger son fusil lorsque la voilure fort délabrée s'approchant au tout petit pas, il reconnut la petite Marietta ; elle avait à ses côtés le grand escogriffe Giletti, et cette femme âgée qu'elle faisait passer pour sa mère.

Giletti s'imagina que Fabrice s'était placé ainsi au milieu de la roule, et un fusil à la main, pour l'insulter et peut-être même pour lui enlever la petite Marietta. En homme de coeur il sauta à bas de la voiture ; il avait dans la main gauche un grand pistolet fort rouillé, et tenait de la droite une épée encore dans son fourreau, dont il se servait lorsque les besoins de la troupe forçaient de lui confier quelque rôle de marquis.

— Ah! brigand ! s'écria-t-il, je suis bien aise de le trouver ici à une lieue de la frontière ; je vais le faire ton affaire ; tu n'es plus protégé ici par tes bas violets.

Fabrice faisait des mines à la petite Marietta et ne s'occupait guère des cris jaloux du Giletti, lorsque tout à coup il vit à trois pieds de sa poitrine le bout du pistolet rouillé ; il n'eut que le temps de donner un coup sur ce pistolet, en se servant de son fusil comme d'un bâton ; le pistolet partit, mais ne blessa personne.

— Arrêtez donc, f...... cria Giletti au vcllurino ; en même temps

il eut l'adresse de sauter sur le bout du fusil de son adversaire et de le tenir éloigné de la direction de son corps ; Fabrice et lui tiraient le fusil chacun de toutes ses forces. Giletti, beaucoup plus vigoureux, plaçant une main devant l'autre, avançait toujours vers la batterie, et était sur le point de s'emparer du fusil, lorsque Fabrice, pour l'empêcher d'en faire usage, fit partir le coup. Il avait bien observé auparavant que l'extrémité du fusil était à plus de trois pouces au-dessus de l'épaule de Giletti. la détonation eut lieu tout prés de l'oreille de ce dernier. Il resta un peu étonné, mais se remit en un clin d'oeil.

—Ah ! tu veux me faire sauter le crâne, canaille ! je vais te faire ton compte. Giletti jeta le fourreau de son épée de marquis, et fondit sur Fabrice avec une rapidité admirable. Celui-ci n'avait point d'arme et se vit perdu.

Il se sauva vers la voiture, qui était arrêtée à une dizaine de pas derrière Giletti ; il passa à gauche, et, saisissant de la main le ressort de la voiture, il tourna rapidement tout autour et repassa tout pré de la portière droite qui était ouverte. Giletti, lancé avec ses grandes


jambes, et qui n'avait pas eu l'idée de se retenir au ressort de la voiture, fit plusieurs pas dans sa première direction avant de pouvoir s'arrêter. Au moment où Fabrice passait auprès de la portière ouverte, il entendit Marietta qui lui disait à demi-voix :

— Prends garde à loi ; il te tuera. Tiens !

Au même instant, Fabrice vit tomber de la portière une sorte de grand couteau de chasse ; il se baissa pour le ramasser, mais, au même instant, il fut touché à l'épaule par un coup d'épée que lui lançait Giletti. Fabrice, en se relevant, se trouva à six pouces de Giletti qui lui donna dans la figure un coup furieux avec je pommeau de son épée ; ce coup était lancé avec une telle force, qu'il ébranla tout à fait la raison de Fabrice ; eu ce moment il fut sur le point d'être tué. Heureusement pour lui, Giletti était encore trop prés pour pouvoir lui donner un coup de pointe. Fabrice, quand il revint a soi, prit la fuite en courant de toutes ses forces ; en courant, il jeta le fourreau du couteau de chasse, et ensuite, se retournant vivement, il se trouva à trois pas de Giletti qui le poursuivait. Giletti était lancé, Fabrice lui porta un coup de pointe ; Giletti avec son épée eut le temps de relever un peu le couteau de chasse, mais il reçut le coup de pointe en plein dans la joue gauche. Il passa tout près de Fabrice qui se sentit percer la cuisse, c'était le couteau de Giletti que-celui-ci avait eu le temps d'ouvrir. Fabrice fît un saut à droite ; il se retourna, et enfin les deux adversaires se trouvèrent à une juste distance de combat,

Giletti jurait comme un damné. Ah ! je vais te couper la gorgé, gredin de prêtre, répétait-il à chaque instant. Fabrice était tout essoufflé, et ne pouvait parler ; le coup de pommeau d'épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse, et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu'il faisait; il lui semblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été suggérée par la présence de ses ouvriers, qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort respectueuse ; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s'élancer l'un sur l'autre.

Le combat semblait se ralentir un peu ; les coups ne se suivaient plus avec la même rapidité, lorsque Fabrice se dit : à la douleur que je ressens au visage, il faut qu'il m'ait défiguré. Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l'épaule gauche ; au même instant l'épée de Giletti pé¬


nétrait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l'épée glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.

Giletli était tombé ; au moment où Fabrice s'avançait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cet main s'ouvrait machinalement et laissait échapper son arme.

Le gredin est mort, se dit Fabrice ; il le regarda au visage, Gilelti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.

Avez-vous un miroir ? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très-pâle et ne répondait pas. La vieille femme ouvrit d'un grand sang-froid un sac à ouvrage vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure : les yeux sont sains, se disait-il, c'est déjà beaucoup ; il regarda les dents, elles n'étaient point cassées. D'où vient donc que je souffre tant ? se disait-il à demi-voix.

La vieille femme lui répondit :

— C'est que le haut de votre joue a été pilé entre le pommeau de l'épée de Giletti et l'os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée et bleue : mettez-y des sangsues à l'instant, et ce ne sera rien.

—Ah ! des sangsues à l'instant, dit Fabrice en riant, et il reprit tout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher.

—Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit... Il allait continuer, mais en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes à trois cents pas sur la grande route qui s'avançaient à pied et d'un pas mesuré vers le lieu de la scène.

Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué, ils vont m'arrêter, et j'aurai l'honneur de faire une entrée solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui détestent ma tante !

Aussitôt, et avec la rapidité de l'éclair, il jette aux ouvriers ébahis tout l'argent qu'il avait dans ses poches, il s'élance dans la voiture.

—Empêchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et je fais votre fortune ; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m'a attaqué et voulait me tuer.

—Et loi, dit-il au vetturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napoléons d'or si tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent m'atteindre.

—Ça va ! dit le vetturino ; mais n'ayez donc pas peur, ces hommes là-bas sont à pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit


pour les laisser fameusement derrière. Disant ces paroles il les mit au galop.

Notre héros fut choqué de ce mot peur employé par le cocher : c'est que réellement il avait eu une peur extrême après le coup de pommeau d'épée qu'il avait reçu dans la figure.

—Nous pouvons contre-passer des gens à cheval venant vers nous, dit le vetturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui nous suivent peuveut crier qu'on nous arrête. Ceci voulait dire : Rechargez vos armes...

—Ah ! que tu es brave, mon petit abbé ! s'écriait la Marietta en embrassant Fabrice. La vieille femme regardait hors de la voiture par la portière ; au bout d'un peu de temps elle rentra la tête.

—Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d'un grand sang-froid ; et il n'y a personne sur la roule devant vous. Vous savez combien les employés de la police autrichienne sont formalistes : s'ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du Pô, ils vous arrêteront, n'en ayez aucun doute.

Fabrice regarda par la portière.

—Au trot, dit-il au cocher. Quel passe-port avez-vous ? dit-il à la vieille femme.

—Trois au lieu d'un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre francs : n'est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l'année! Voici le passe-port de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous ; voici nos deux passeports à la Mariettina et à moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu'allons-nous devenir?

—Combien avait-il? dit Fabrice.

—Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vieille femme.

— C'est-à-dire six et de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l'on trompe mon petit abbé.

— N'est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d'un grand sang-froid, que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus? Qu'est-ce que trente-quatre écus pour vous? et nous, nous avons perdu notre protecteur ; qui est ce qui se chargera de nous loger, de débattre les prix avec les velturini quand nous voyageons, et de faire peur à tout le monde? Giletti n'était pas beau, mais il était bien commode, et si la petite que voilà n'était pas une sotte, qui d'abord s'est amourachée de vous, jamais Giletti ne se fut aperçu de rien, et vous nous auriez donné de beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.

Fabrice fut touché ; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la vieille femme.


—Vous voyez, lui dit-il, qu'il ne m'en reste que quinze, ainsi il est inutile dorénavant de me tirer aux jambes.

La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barrières jaunes rayées de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit à Fabrice :

—Vous feriez mieux d'entrer à pied avec le passe-port de Giletti dans votre poche ; nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte de faire un peu de toilette. Et d'ailleurs la douane visitera nos effets. Vous, si vous m'en croyez, traversez Casal-Maggiore d'un pas nonchalant : entrez même au café et buvez le verre d'eau-de-vie ; une fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en pays autrichien ; elle saura bientôt qu'il y a eu un homme de tué ; vous voyagez avec un passe-port qui n'est pas le vôtre, il n'en faut pas tant pour passer deux ans en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant de la ville, louez une barque et réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare ; sortez au plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passe-port de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal ; rappelez-vous que vous avez tué l'homme.

En approchant à pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement le passe-port de Giletti. Notre héros avait grand'peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu'il y avait pour lui à rentrer dans les Etats autrichiens ; or, il voyait à deux cents pas devant lui le pont terrible qui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses yeux était le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de Modéne, qui borne au midi l'Etat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d'une convention expresse; la frontière de l'Etat qui s'étend dans les montagnes du côté de Gênes était trop éloignée ; sa mésaventure serait connue à Parme bien avant qu'il pût atteindre ces montagnes ; il ne restait donc que les Etats de l'Autriche sur la rive gauche du Pô. Avant qu'on eût le temps d'écrire aux autorités autrichiennes pour les engager à l'arrêter, il se passerait peut-être trente-six heures ou deux jours. Toutes réflexions faites, Fabrice brûla avec le feu de son cigare son propre passe-port ; il valait mieux pour lui en pays autrichien être un vagabond que d'être Fabrice del Dongo, et il était possible qu'on le fouillât.

Indépendamment de la répugnance bien naturelle qu'il avait à confier sa vie au passe-port du malheureux Giletti, ce document présentait des difficultés matérielles : la taille de Fabrice atteignait tout au plus à cinq pieds cinq pouces, et non pas à cinq pieds dix pouces comme l'énonçait le passe-port ; il avait prés de vingt-quatre ans et


paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre héros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du Pô voisine du pont de barques, avant de se décider à y descendre. Que conseillerais-je à un autre qui se trouverait à ma place ? se dit-il enfin. Evidemment de passer : il y a péril à rester dans l'Etat de Parme ; un gendarme peut être envoyé à la poursuite de l'homme qui en a tué un autre, fût-ce même à son corps défendant. Fabrice fit la revue de ses poches, déchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa boîte à cigares ; il lui importait d'abréger l'examen qu'il allait subir. Il pensa à une terrible objection qu'on pourrait lui faire et à laquelle il ne trouvait que de mauvaises réponses : il allait dire qu'il s'appelait Giletti et tout son linge était marqué F. D.

Comme on le voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur imagination ; c'est assez le défaut des gens d'esprit en Italie. Un soldat français d'un courage égal ou même inférieur se serait présenté pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d'avance à aucune difficulté; mais aussi il y aurait porté tout son sang-froid, et Fabrice était bien loin d'être de sang-froid, lorsqu'au bout du pont un petit homme, vêtu de gris, lui dit : Entrez au bureau de police pour votre passe-port.

Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les chapeaux sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de sapin derrière lequel ils étaient retranchés était tout taché d'encre et de vin ; deux ou trois gros registres reliés en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages était noircie par les mains. Sur les registres placés en pile l'un sur l'autre il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi l'avant-veille pour une des fêtes de l'empereur.

Fabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui serrèrent le coeur ; il paya, ainsi le luxe magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans son joli appartement du palais Sanseverina. Il était obligé d'entrer dans ce sale bureau et d'y paraître comme inférieur ; il allait subir un interrogatoire.

L'employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était petit et noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate- Ceci est un bourgeois de mauvaise humeur, se dit Fabrice ; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passe-port, et cette lecture dura bien cinq minutes.

—Vous avez eu un accident, dit-il à l'étranger en indiquant sa joue du regard.

— Le vetturino nous a jetés en bas de la digue du Pô. Puis le si¬


lence recommença et l'employé lançait des regards farouches sur le voyageur.

J'y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu'il est fâché d'avoir une mauvaise nouvelle à m'apprendre et que je suis arrêté. Toutes sortes d'idées folles arrivèrent à la tête de notre héros, qui dans ce moment n'était pas fort logique. Par exemple, il songea à s'enfuir par la porte du bureau qui était restée ouverte ; je me défais de mon habit ; je me jette dans le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg. L'employé de police le regardait fixement au moment où il calculait les chances de succès de. cette équipée, cela faisait deux bonnes physionomies. La présence du danger donne du génie à l'homme raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même ; à l'homme d'imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais souvent absurdes.

Il fallait voir l'air indigné de notre héros sous l'oeil scrulateur de ce commis de police orné de ses bijoux de cuivre. Si je le tuais, se disait Fabrice, je serais condamné pour meurtre à vingt ans de galères ou à la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une chaîne de cent vingt livres à chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans ; ainsi je n'en sortirais qu'à quarante-quatre ans. La logique de Fabrice oubliait que puisqu'il avait brûlé son passe-port, rien n'indiquait à l'employé de police qu'il fût le rebelle Fabrice del Dongo.

Notre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit ; il l'eût été bien davantage s'il eût connu les pensées qui agitaient le commis de police. Cet homme était ami de Giletti ; on peut juger de sa surprise lorsqu'il vit son passe-port entre les mains d'un autre ; son premier mouvement fut de faire arrêter cet autre, puis il songea que Gilelti pouvait bien avoir vendu son passe-port à ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. Si je l'arrête, se dit-il, Giletti sera compromis ; on découvrira facilement qu'il a vendu son passe-port ; d'un autre côté, que diront mes chefs si l'on vient à vérifier que moi, ami de Giletti, j'ai visé son passe-port porté par un autre ? L'employé se leva en bâillant et dit à Fabrice : — Attendez, monsieur; puis, par une habitude de police, il ajouta : il s'éléve une difficulté. Fabrice dit à part soi : Il va s'élever ma fuite.

En effet, l'employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passe-port était resté sur la table de sapin. Le danger est évident, pensa Fabrice ; je vais prendre mon passe-port et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s'il m'interroge, que j'ai oublié de faire viser mon passe-port par je commissaire de police du


dernier village des États de Parme. Fabrice avait déjà son passe-port à la main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait :

—Ma foi, je n'en puis plus ; la chaleur m'étouffe ; je vais au café prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passe-port à viser ; l'étranger est là.

Fabrice, qui sortait à pas de loup, se trouva face à face avec un beau jeune homme qui se disait en chantonnant : Eh bien, visons donc ce passe-port, je vais leur faire mon paraphe.

—Où monsieur veut-il aller?

—A Mantoue, Venise et Ferrare.

— Ferrare soit, répondit l'employé en sifflant ; il prit une griffe, imprima le visa en encre bleue sur le passe-port, écrivit rapidement les mots Mantoue, Venise et Ferrare dans l'espace laissé en blanc par la griffe, puis il fit plusieurs tours en l'air avec la main, signa et reprit de l'encre pour son paraphe qu'il exécuta avec lenteur et en se donnant des soins infinis. Fabrice suivait tous les mouvements de celle plume ; le commis regarda son paraphe avec complaisance, il y ajouta cinq ou six points, enfin il remit le passe-port à Fabrice en disant d'un air léger : Bon voyage, monsieur.

Fabrice s'éloignait d'un pas dont il cherchait à dissimuler la rapidité, lorsqu'il se sentit arrêter par le bras gauche : instinctivement il mit la main sur le manche de son poignard, et s'il ne se fût vu entouré de maisons, il fût peut-être tombé dans une étourderie. L'homme qui lui touchait le bras gauche, lui voyant l'air tout effaré, lui dit en forme d'excuse :

— Mais j'ai appelé monsieur trois fois, sans qu'il répondît; monsieur a-t-il quelque chose à déclarer à la douane?

—Je n'ai sur moi que mon mouchoir; je vais ici tout près chasser chez un de mes parents.

Il eût été bien embarrassé si on l'eût prié de nommer ce parent. Par la grande chaleur qu'il faisait et avec ces émotions Fabrice était mouillé comme s'il fût tombé dans le Pô. Je ne manque pas de courage contre les comédiens, mais les commis ornés de bijoux de cuivre me mettent hors de moi ; avec celte idée je ferai un sonnet comique pour la duchesse.

A peine entré dans Casal-Maggiore, Fabrice prit à droite une mauvaise rue qui descend vers le Pô. J'ai grand besoin, se dit-il, des secours de Bacchus et de Cérés, et il entra dans une boutique au dehors de laquelle pendait un torchon gris attaché à un bâton ; sur le torchon était écrit le mot Trattoria. Un mauvais drap de lit soutenu par deux cerceaux de bois fort minces, et pendant jusqu'à


trois pieds de terre, mettait la porte de la Trattoria à l'abri des rayons directs du soleil. Là une femme à demi nue et fort jolie reçut notre héros avec respect, ce qui lui lit le plus vif plaisir ; il se hâta de lui dire qu'il mourait de faim. Pendant que la femme préparait le déjeuner, entra un homme d'une trentaine d'années, il n'avait pas salué en entrant ; tout à coup il se releva du banc où il s'était jeté d'un air familier, et dit à Fabrice : Eccellenza, la riverisco (je salue Votre Excellence). Fabrice était très-gai en ce moment, et au lieu de former des projets sinistres, il répondit en riant :

—Et d'où diable connais-tu Mon Excellence?

— Comment! VotreExcellence ne reconnaît pas Ludovic, l'un des cochers de madame la duchesse Sanseverina? A Sacca, la maison de campagne où nous allions tous les ans, je prenais toujours la fièvre ; j'ai demandé la pension à madame et me suis retiré. Me voici riche ; au lieu de la pension de douze écus par an à laquelle tout au plus je pouvais avoir droit, madame m'a dit que pour me donner le loisir de faire des sonnets, car je suis poëte en langue vulgaire, elle m'accordait vingt-quatré écus, et monsieur le comte m'a dit que si jamais j'étais malheureux, je n'avais qu'à venir lui parler. J'ai eu l'honneur de mener monsignore pendant un relais lorsqu'il est allé faire sa retraite comme un bon chrétien à la chartreuse de Velleja.

Fabrice regarda cet homme et le reconnut un peu. C'était un des cochers les plus coquets de la casa Sanseverina : maintenant qu'il était riche, disait-il, il avait pour tout vêtement une grosse chemise déchirée et une culotté de toile, jadis teinte en noir, qui lui arrivait à peine aux genoux ; une paire de souliers et un mauvais chapeau complétaient l'équipage. De plus il ne s'était pas fait la barbe depuis quinze jours. En mangeant son omelette, Fabrice fit la conversation avec lui absolument comme d'égal à égal ; il crut voir que Ludovic était l'amant de l'hôtesse. Il termina rapidement son déjeuner, puis dit à demi-voix à Ludovic : J'ai un mot pour vous.

—Votre Excellence peut parler librement devant elle, c'est une femme réellement bonne, dit Ludovic d'un air tendre.

—Eh bien, mes amis, reprit Fabrice sans hésiter, je suis malheureux et j'ai besoin de votre secours. D'abord il n'y a rien de politique dans-mon affaire ; j'ai tout simplement tué un homme qui Voulait m'assassiner parce que je parlais à sa maîtresse.

—Pauvre jeune homme ! dit l'hôtesse.

—Que Votre Excellence compte sur moi ! s'écria le cocher avec


des yeux enflammés par le dévouement le plus vif ; où Son Excellence veut-elle aller?

—A Ferrare. J'ai un passe-port, mais j'aimerais mieux ne pas parler aux gendarmes, qui peuvent avoir connaissance du fait.

— Quand avez-vous expédié cet autre ?

—Ce matin à six heures.

— Votre Excellence n'a-t-elle point de sang sur ses vêtements? dit l'hôtesse.

— J'y pensais, reprit le cocher, et d'ailleurs le drop de ces vêtements est trop fin ; on n'en voit pas beaucoup de semblable dans nos campagnes, cela nous attirerait les regards ; je vais acheter des habits chez le juif. Votre Excellence est à peu près de ma taille, mais plus mince.

—De grâce, ne m'appelez plus Excellence, cela peut attirer l'attention.

—Oui, Excellence, répondit le cocher en sortant de la boutique.

—Eh bien, eh bien, cria Fabrice, et l'argent! revenez donc !

—Que parlez-vous d'argent ! dit l'hôtesse ; il a soixante-sept écus qui sont fort à votre service. Moi-même, ajouta-t-elle en baissant la voix, j'ai une quarantaine d'éçus que je vous offre de bien bon coeur; on n'a pas toujours de l'argent sur soi lorsqu'il arrive de ces accidents.

Fabrice avait ôté son habit à cause de la chaleur en entrant dans la Traltoria .

— Vous ayez là un gilet qui pourrait nous causer de l'embarras s'il entrait quelqu'un : cette belle toile anglaise attirerait l'attention. Elle donna à notre fugitif un gilet de toile teinte en noie, appartenant à son mari. Un grand jeune homme entra dans la boutique par une porte intérieure, il était mis avec une certaine élégance.

— C'est mon mari, dit l'hôtesse. Pierre-Antoine, dit-elle au mari, monsieur est un ami de Ludovic ; il lui est arrivé un accident ce matin de l'autre côté du fleuve, il désire se sauver à Ferrare.

— Eh ! nous je passerons, dit le mari d'un air fort poli, nous avons la barque de Charles-Joseph.

Par une autre faiblesse de notre héros, que nous avouerons aussi naturellement que nous avons raconté sa peur dans le bureau de police au bout du pont, il avait les larmes aux yeux ; il était profondément attendri par lé dévouement parfait qu'il rencontrait chez ces paysans : il pensait aussi à la bonté caractéristique de sa tante ; il eût voulu pouvoir faire la fortune de ces gens. Ludovic rentra chargé d'un paquet.


— Adieu cet autre, lui dit le mari d'un air de bonne amitié.

—Il ne s'agit pas de ça, reprit Ludovic d'un ton fort alarmé, on commence à parler de vous, on a remarqué que vous avez hésité en entrant dans notre vicolo et quittant la belle rue comme un homme qui chercherait à se cacher.

—Montez vite à la chambre, dit le mari.

Cette chambre, fort grande et fort belle, avait de la toile grise au lieu de vitres aux deux fenêtres ; on y voyait quatre lits larges chacun de six pieds et hauts de cinq.

—Et vite, et vite ! dit Ludovic ; il y a un fat de gendarme nouvellement arrivé qui voulait faire la cour à la jolie femme d'en bas, et auquel j'ai prédit que quand il va en correspondance sur la route, il pourrait bien se rencontrer avec une balle : si ce chien-là entend parler de Votre Excellence, il voudra nous jouer un tour, il cherchera à vous arrêter ici, afin de faire mal noter la Trattoria de la Théodolinde.

Eh quoi, continua Ludovic en voyant sa chemise toute tachée de sang et des blessures serrées avec des mouchoirs, le porco s'est donc défendu? En voilà cent fois plus qu'il n'en faut pour vous faire arrêter : je n'ai point acheté de chemise. Il ouvrit sans façon l'armoire du mari et donna une de ses chemises à Fabrice qui bientôt fut habillé en riche bourgeois de campagne. Ludovic décrocha un filet suspendu à la muraille, plaça les habits de Fabrice dans le panier où l'on met le poisson, descendit en courant, et sortit rapidement par une porte de derrière ; Fabrice le suivait.

— Théodolinde, cria-t-il en passant prés de la boutique, cache ce qui est en haut, nous allons attendre dans les saules ; et toi, Pierre-Antoine, envoie-nous bien vite une barque, on paye bien.

Ludovic, fit passer plus de vingt fossés à Fabrice. Il y avait des planches fort longues et fort élastiques qui servaient de ponts sur les plus larges de ces fossés ; Ludovic retirait ces planches après avoir passé. Arrivé au dernier canal, il tira la planche avec empressement. —Respirons maintenant, dit-il : ce chien de gendarme aurait plus de deux lieues à faire pour atteindre Votre Excellence. Vous voilà tout pâle, dit-il à Fabrice ; je n'ai point oublié la petite bouteille d'eau de-vie.

—Elle vient fort à propos : la blessure à la cuisse commence à se faire sentir ; et d'ailleurs j'ai eu une fière peur dans le bureau de la police au bout du pont.

—Je le crois bien, dit Ludovic ; avec une chemise remplie de sang comme était la vôtre, je ne conçois pas seulement comment vous avez osé entrer en un tel lieu. Quant aux blessures, je m'y con¬


nais : je vais vous mettre dans un endroit bien frais où vous pourrez dormir une heure ; la barque viendra nous y chercher, s'il y a moyen d'obtenir une barque ; sinon, quand vous serez un peu reposé nous ferons encore deux petites lieues, et je vous mènerai à un moulin où je prendrai moi-même une barque. Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi : madame va être au désespoir quand elle apprendra l'accident ; on lui dira que vous êtes blessé à mort, peut-être même que vous avez tué l'autre en traître. La marquise Raversi ne manquera pas de faire courir tous les mauvais bruits qui peuvent chagriner madame. Votre Excellence pourrait écrire.

—Et comment faire parvenir la lettre?

—Les garçons du moulin où nous allons gagnent douze sous par jour ; en un jour et demi ils sont à Parme, donc quatre francs pour le voyage ; deux francs pour l'usure des souliers : si la course était faite pour un pauvre homme tel que moi ce serait six francs ; comme elle est pour le service d'un seigneur, j'en donnerai douze.

Quand on fut arrivé au lieu du repos dans un bois d'aunes-et de saules, bien touffu et bien frais, Ludovic alla à plus d'une heure de là chercher de l'encre et du papier. Grand Dieu, que je suis bien ici ! s'écria Fabrice. Fortune ! adieu, je ne serai jamais archevêque !

A son retour, Ludovic le trouva profondément endormi et ne voulut pas l'éveiller. La barque n'arriva que vers le coucher du soleil ; aussitôt que Ludovic la vit paraître au loin, il appela Fabrice qui écrivit deux lettres.

—Votre Excellence a bien plus de connaissances que moi, dit Ludovic d'un air peiné, et je crains bien le lui déplaire au fond du coeur, quoi qu'elle en dise, si j'ajoute une certaine chose.

—Je ne suis pas aussi nigaud que vous le pensez, répondit Fabrice, et, quoi que vous puissiez dire, vous serez toujours à mes yeux un serviteur fidèle de ma tante, et un homme qui a fait tout au monde pour me tirer d'un fort vilain pas.

Il fallut bien d'autres protestations encore pour décider Ludovic à parler, et quand enfin il en eut pris la résolution, il commença par une préface qui dura bien cinq minutes. Fabrice s'impatienta, puis il se dit : A qui la faute? à notre vanité que cet homme a fort bien vue du haut de son siége. Le dévouement de Ludovic le porta enfin à courir le risque de parler net.

—Combien la marquise Raversi ne donnerait-elle pas au piéton que vous allez expédier à Parme pour avoir ces deux lettres ! Elles sont de votre écriture, et par conséquent font preuves judiciaires contre vous. Votre Excellence va me prendre pour un curieux indis¬


cret ; en second lieu, elle aura peut-être honte de mettre sous les yeux de madame la duchesse ma pauvre écriture de cocher ; mais enfin votre sûreté m'ouvre la bouche, quoique vous puissiez me croire un impertinent. Votre Excellence ne pourrait-elle pas me dicter ces deux lettres? Alors je suis le seul compromis, et encore bien peu, je dirais au besoin que vous m'êtes apparu au milieu d'un champ avec une écritoire de corne dans une main et un pistolet dans ! autre, et que vous m'avez ordonné d'écrire.

— Donnez-moi la main, mon cher Ludovic, s'écria Fabrice, et pour vous prouver que je ne veux point avoir de secret pour un ami tel que vous, copiez ces deux lettres telles qu'elles sont. Ludovic comprit toute l'étendue de cette marque de confiance et y fut extrêmement sensible, mais au bout de quelques lignes, comme il voyait la barque s'avancer rapidement sur le fleuve :

—Les lettres seront plus tôt terminées, dit-il à Fabrice, si Votre Excellence veut prendre la peine de me les dicter. Les lettres finies, Fabrice écrivit un A et un B à la dernière ligne, et sur une petite rognure de papier qu'ensuite il chiffonna, il mit en français : Croyez A et B. Le piéton devait cacher ce papier froissé dans ses vêtements.

La barque arrivant à portée de la voix, Ludovic appela les bateliers par des noms qui n'étaient pas les leurs ; ils ne répondirent point et abordèrent cinq conts toises plus bas, regardant de tous les côtés pour voir s'ils n'étaient point aperçus par quelque douanier.

—Je suis à vos ordres, dit Ludovic à Fabrice ; voulez-vous que je porte moi-même les lettres à Parme ? voulez-vous que je vous accompagne à Ferrare ?

— M'accompagner à Ferrare est un service que je n'osais presque vous demander. Il faudra débarquer, et tâcher d'entrer dans la ville sans montrer le passe-port. Je vous dirai que j'ai la plus grande répugnance à voyager sous le nom de Giletti, et je ne vois que vous qui puissiez m'acheter un autre passe-port.

—Que ne parliez-vous à Casal-Maggiore ! Je sais un espion qui m'aurait vendu un excellent passe-port, et pas cher, pour quarante ou cinquante francs.

L'un des deux mariniers qui était né sur la rive droite du Pô, et par conséquent n'avait pas besoin depasse-port à l'étranger pour aller à Parme, se chargea de porter les lettres. Ludovic, qui savait manier la rame, se fit fort de conduire la barque avec l'autre.

—Nous allons trouver sur le bas Pô, dit-il, plusieurs barques armées appartenant à la police, et je saurai les éviter. Plus de dix fois on fut obligé de se cacher au milieu de petites îles à fleur d'eau,


chargées de Saules. Trois fois on mit pied à terre pour laisser passer les barques vides devant les embarcations de la police. Ludovic profita de ces longs moments de loisir pour réciter à Fabrice plusieurs de ses sonnets. Les sentiments étaient assez justes, mais comme émoussés par l'expression, et ne valaient pas la peine d'être écrits ; le singulier, c'est que cet ex-cocher avait des passions et des façons de voir vives et pittoresques ; il devenait froid et commun dés qu'il écrivait. C'est le contraire de ce que nous voyons dans le monde, se dit Fabrice ; l'on sait maintenant tout exprimer avec grâce, mais les coeurs n'ont rien à dire. Il comprit que le plus grand plaisir qu'il pût faire à ce serviteur fidèle ce serait de corriger les fautes d'orthographe de ses sonnets.

— On se moque de moi quand je prête mon cahier, disait Ludovic ; mais si Votre Excellence daignait me dicter l'orthographe des mots lettre à lettre, les envieux ne sauraient plus que dire : l'orthographe ne fait pas le génie. Ce ne fut que le surlendemain dans la nuit que Fabrice put débarquer en toute sûreté dans un bois d'aunes, une lieue avant que d'arriver à Ponte Lago Oscuro. Toute la journée il resta caché dans une chenevière, et Ludovic le précéda à Ferrare ; il y loua un petit logement chez un juif pauvre, qui comprit tout de suite qu'il y avait de l'argent à gagner si l'on savait se taire. Le soir, à la chute du jour, Fabrice entra dans Ferrare monté sur un petit cheval ; il avait bon besoin de ce secours, la chaleur l'avait frappé sur le fleuve ; le coup de couteau qu'il avait à la Cuisse, et le coup d'épée que Gilelti lui avait donné dans l'épaule, au commencement du combat, s'étaient enflammés et lui donnaient de la fièvre.

XII

Le juif, maître du logement, avait procuré un chirurgien discret, lequel, comprenant à son tour qu'il y avait de l'argent dans là bourse, dit à Ludovic que sa conscience l'obligeait à faire son rapport à la police sur les blessures du jeune homme que lui, Ludovic, appelait son frère.

— La loi est claire, ajouta-t-il ; il est trop évident que votre frère ne s'est point blessé lui-même, comme il le raconte, en tombant


d'une échelle, au moment où il tenait à la main un couteau tout ouvert.

Ludovic répondit froidement à cet honnête chirurgien que, s'il s'avisait de céder aux inspirations de sa conscience, il aurait l'honneur, avant de quitter Ferrare, de tomber sur lui précisément avec un couteau ouvert à la main. Quand il rendit compte de cet incident à Fabrice, celui-ci le blâma fort, mais il n'y avait plus un instant à perdre pour décamper. Ludovic dit au juif qu'il voulait essayer de faire prendre l'air a son frère ; il alla chercher une voilure, et nos amis sortirent de la maison pour n'y plus rentrer. Le lecteur trouve bien longs, sans doute, les récits de toutes ces démarches que rend nécessaires l'absence d'un passe-port : ce genre de préoccupation n'existe plus en France ; mais en Italie, et surtout aux environs du Pô, tout le monde parle passe-port. Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra dans la ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu'il avait louée pour faire douze lieues. Arrivés prés de Bologne , nos amis se firent conduire à travers champs sur la route qui de Florence conduit à Bologne ; ils passèrent la nuit dans la plus misérable auberge qu'ils purent découvrir, et, le lendemain, Fabrice se sentant la force de marcher un peu, ils entrèrent à Bologne comme des promeneurs. On avait brûlé le passeport de Giletti ; la mort du comédien devait être connue, et il y avait moins de péril à être arrêtés comme gens sans passe-ports que comme porteurs du passe-port d'un homme tué.

Ludovic connaissait à Bologne deux ou trois domestiques de grandes maisons ; il fut convenu qu'il irait prendre langue auprès d'eux. Il leur dit que, venant de Florence et voyageant avec son jeune frère, celui-ci, se sentant le besoin de dormir, l'avait laissé partir seul une heure avant le lever du soleil. Il devait le rejoindre dans le village où lui, Ludovic, s'arrêterait pour passer les heures de la grande chaleur. Mais Ludovic, ne voyant point arriver son frère, s'était déterminé à retourner sur ses pas ; il l'avait retrouvé blessé d'un coup de pierre et de plusieurs coups de couteau, et, de plus, volé par des gens qui lui avaient cherché dispute. Ce frère était joli garçon, savait panser et conduire les chevaux, lire et écrire, et il voudrait, bien trouver une place dans quelque bonne maison. Ludovic se réserva d'ajouter, quand l'occasion s'en présenterait, que, Fabrice tombé, les voleurs s'étaient enfuis, emportant le petit sac dans lequel étaient leur linge et leurs passe-ports.

En arrivant à Bologne, Fabrice, se sentant trés-fatigué, et n'osant, sans passe-port, se présenter dans une auberge, était entré dans


l'immense église de Saint-Pétrone. Il y trouva une fraîcheur délicieuse ; bientôt il se sentit tout ranimé. Ingrat que je suis, se dit-il tout à coup, j'entre dans une église, et c'est pour m'y asseoir, comme dans un café ! Il se jeta à genoux, et remercia Dieu avec effusion de la protection évidente dont il était entouré depuis qu'il avait eu le malheur de tuer Giletti. Le danger qui le faisait encore frémir, c'était d'être reconnu dans le bureau de police de Casal-Mag-giore. Comment, se disait-il, ce commis, dont les yeux marquaient tant de soupçons et qui a relu mon passe-port jusqu'à trois fois, ne s'est-il pas aperçu que je n'ai pas cinq pieds dix pouces, que je n'ai pas trente-huit ans, que je ne suis pas fort marqué de la petite vérole ? Que de grâces je vous dois, ô mon Dieu ! Et j'ai pu tarder jusqu'à ce moment de mettre mon néant à vos pieds ! Mon orgueil a voulu croire que c'était à une vaine prudence humaine que je devais le bonheur d'échapper au Spielberg qui déjà s'ouvrait pour m'engloutir !

Fabrice passa plus d'une heure dans cet extrême attendrissement, en présence de l'immense bonté de Dieu. Ludovic s'approcha sans qu'il l'entendît venir, et se plaça en face de lui. Fabrice, qui avait le front caché dans ses mains, releva la tête, et son fidèle serviteur vit les larmes qui sillonnaient ses joues.

— Revenez dans une heure, lui dit Fabrice assez durement.

Ludovic pardonna ce ton à cause de la piété. Fabrice récita plusieurs fois les sept psaumes de la pénitence qu'il savait par coeur ; il s'arrêtait longuement aux versets qui avaient du rapport avec sa situation présente.

Fabrice demandait pardon à Dieu de beaucoup de choses, mais, ce qui est remarquable, c'est qu'il ne lui vint pas à l'esprit de compter parmi ses fautes le projet de devenir archevêque, uniquement parce que le comte Mosca était premier ministre, et trouvait celte place et la grande existence qu'elle donne convenables pour le neveu de la duchesse. Il l'avait désirée sans passion, il est vrai, mais enfin il y avait songé, exactement comme à une place de ministre ou de général. Il ne lui était point venu à la pensée que sa conscience pût être intéressée dans ce projet de la duchesse. Ceci est un trait remarquable de la religion qu'il devait aux enseignements des jésuites milanais. Cette religion ôte le courage de penser aux choses inaccoutumées, et défend surtout l'examen personnel comme le plus énorme des péchés ; c'est un pas vers le protestantisme. Pour savoir de quoi l'on est coupable, il faut interroger son curé, ou lire la liste des péchés, telle qu'elle se trouve imprimée dans les livres intitulés : Préparation au sacrement de la Pénitence. Fabrice savait par coeur la


liste des pèches rédigée en langue latine, qu'il avait apprise à l'académie ecclésiastique de Naples. Ainsi, en récitant cette liste, parvenu à l'article du meurtre, il s'était fort bien accusé devant Dieu d'avoir tué un homme, mais en défendant sa vie. Il avait passé rapidement, et sans y faire la moindre attention, sur les divers articles relatifs au péché de simonie ( se procurer par de l'argent les dignités ecclésiastiques). Si on lui eût proposé de donner cent louis pour devenir premier grand vicaire de l'archevêque de Parme, il eût repoussé cette idée avec horreur; mais, quoiqu'il ne manquât ni d'esprit, ni surtout de logique, il ne lui vint pas une seule fois à l'esprit que le crédit du comte Mosca, employé en sa faveur, fût une simonie. Tel est le triomphe de l'éducation jésuitique : donner l'habitude de ne pas faire attention à des choses plus claires que le jour. Un Français, élevé au milieu des traits d'intérêt personnel et de l'ironie de Paris, eût pu, sans être de mauvaise foi, accuser Fabrice d'hypocrisie au moment même où notre héros ouvrait son âme à Dieu avec la plus extrême sincérité et l'attendrissement le plus profond.

Fabrice ne sortit de l'église qu'après avoir préparé la confession qu'il se proposait de faire dés le lendemain ; il trouva Ludovic assis sur les marches du vaste péristyle en pierre qui s'élève sur la grande place en avant de la façade de Saint-Pétrone. Comme après un grand orage l'air est plus pur, ainsi l'âme de Fabrice était tranquille, heureuse et comme rafraîchie.

—Je me trouve fort bien, je ne sens presque plus mes blessures, dit-il à Ludovic en l'abordant ; mais avant tout je dois vous demander pardon ; je vous ai répondu avec humeur lorsque vous êtes venu me parler dans l'église; je faisais mon examen de conscience. Eh bien , où en sont nos affaires ?

—Elles vont, au mieux : j'ai arrêté un logement, à la vérité bien peu digne de Votre Excellence, chez la femme d'un de mes amis, qui est fort jolie et de plus intimement liée avec l'un des principaux agents de la police. Demain j'irai déclarer comme quoi nos passeports nous ont été volés ; cette*déclaration sera prise en bonne part ; mais je payerai le port de la lettre que la police écrira à Casal-Maggiore, pour savoir s'il existe dans celte commune un nommé Ludovic San-Mieheli, lequel a un frère, nommé Fabrice, au service de madame la duchesse Sanseverina , à Parme. Tout est fini, siamo a cavallo. ( Proverbe italien : nous sommes sauvés. )

Fabrice avait pris tout à coup un air fort sérieux : il pria Ludovic de l'attendre un instant, rentra dans l'église presque en courant, et à peine y fut-il que de nouveau il se précipita à genoux ; il baisait humblement les dalles de pierre. C'est un miracle, Seigneur, s'é¬


criait-il les larmes aux yeux : quand vous avez vu mon âme disposée à rentrer dans le devoir, vous m'avez sauvé. Grand Dieu! il est possible qu'un jour je sois tué dans quelque affaire : souvenez-vous au moment de ma mort de l'état où mon âme se trouve en ce moment. Ce fut avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice récita de nouveau les sept psaumes de la pénitence. Avant que de sortir il s'approcha d'une vieille femme qui était assise devant une grande madone et à côté d'un triangle de fer placé verticalement sur un pied de même métal. Les bords de ce triangle étaient hérissés d'un grand nombre de petites pointes destinées à porter les petits cierges que la piété des fidèles allume devant la célèbre madone de Cimabué. Sept cierges seulement étaient allumés quand Fabrice s'approcha ; il plaça cette circonstance dans sa mémoire avec l'intention d'y rélléchir ensuite plus à loisir.

—Combien coûtent les cierges ? dit-il à la femme.

—Deux bajocs pièce.

En effet ils n'étaient guère plus gros qu'un tuyau de plume, et n'avaient pas un pied de long.

—Combien peut-on placer encore de cierges sur votre triangle

triangle

— Soixante-trois, puisqu'il y en a sept d'allumés.

Ah ! se dit Fabrice, soixante-trois et sept font soixante-dix : ceci encore est à noter. Il paya les cierges, plaça lui-même et alluma les sept premiers, puis il se mit à genoux pour faire son offrande, et dit à la vieille en se relevant :

— C'est, pour grâce reçue.

—Je meurs de faim, dit Fabrice à Ludovic, en le rejoignant.

— N'entrons point dans un cabaret, allons au logement ; la maîtresse de la maison ira vous acheter ce qu'il faut pour déjeuner ; elle volera une vingtaine de sous et en sera d'autant plus attachée au nouvel arrivant.

—Ceci ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim une grande heure de plus, dit Fabrice en riant avec la sérénité d'un enfant, et il entra dans un cabaret voisin de Saint-Pétrone. A son extrême surprise, il vit à une table voisine de celle où il s'était placé, Pépé, le premier valet de chambre de sa tante, celui-là même qui autrefois était venu à sa rencontre jusqu'à Genève. Fabrice lui fit signe de se taire ; puis, après avoir déjeuné rapidement, le sourire du bonheur errant sur ses lèvres, il se leva; Pépé le suivit, et, pour la troisième fois, notre héros entra dans Saint-Pétrone. Par discrétion, Ludovic resta à se promener sur la place.

— Hé, mon Dieu, monseigneur ! Comment vont vos blessures ?


Madame la duchesse est horriblement inquiète : un jour entier elle vous a cru mort abandonné dans quelque île du Pô ; je vais lui expédier un courrier à l'instant même. Je vous cherche depuis six jours, j'en ai passé trois à Ferrare, courant toutes les auberges.

— Avez-vous un passe-port pour moi ?

— J'en ai trois différents : l'un avec les noms et les titres de Votre Excellence ; le second avec votre nom seulement, et le troisième sous un nom supposé, Joseph Bossi ; chaque passe-port est en double expédition, selon que Votre Excellence voudra arriver de Florence nu de Modéne. Il ne s'agit que de faire une promenade hors de la ville. Monsieur le comte vous verrait loger avec plaisir à l'auberge del Pelegrino, dont le maître est son ami.

Fabrice, ayant l'air de marcher au hasard, s'avança dans la nef droite de l'église, jusqu'au lieu où ses cierges étaient allumés ; ses" yeux se fixèrent sur la madone de Cimabué, puis il dit à Pépé en s'agenouillant : Il faut que je rende grâces un instant; Pépé l'imita. Au sortir de l'église, Pépé remarqua que Fabrice donnait une pièce de 20 francs au premier pauvre qui lui demanda l'aumône ; ce mendiant jeta des cris de reconnaissance qui attirèrent sur les pas de l'être charitable les nuées de pauvres de tout genre qui ornent d'ordinaire la place de Saint-Pétrone. Tous voulaient avoir leur part du napoléon. Les femmes, désespérant de pénétrer dans la mêlée qui l'entourait, fondirent sur Fabrice, lui criant s'il n'était pas vrai qu'il avait voulu donner son napoléon pour être divisé parmi tous les pauvres du bon Dieu. Pépé brandissant sa canne à pomme d'or, leur ordonna de laisser Son Excellence tranquille.

— Ah ! Excellence, reprirent foutes ces femmes d'une voix plus perçante, donnez aussi un napoléon d'or pour les pauvres femmes ! Fabrice doubla le pas, les femmes le suivirent en criant, et beaucoup de pauvres mâles, accourant par toutes les rues, firent tomme une sorte de petite sédition. Toute cette foule horriblement sale et énergique criait : Excellence. Fabrice eut beaucoup de peine à se délivrer de la cohue ; celte scène rappela son imagination sur la terre. Je n'ai que ce que je mérite, se dit-il, je me suis frotté à la canaille.

Deux femmes le suivirent jusqu'à la porte de Saragosse par laquelle il sortait de la ville ; Pépé les arrêta en les menaçant sérieusement de sa canne et leur jetant quelque monnaie. Fabrice monta la charmante colline de San-Michele in Bosco, fit le tour d'une partie de la ville en dehors des murs, prit un sentier, arriva à cinq cents pas sur la route de Florence, puis rentra dans Bologne et remit gravement au commis de la police un passe-port où son signalement


était noté d'une façon fort exacte. Ce passe-port le nommait Joseph Bossi, étudiant en théologie. Fabrice y remarqua une petite tache d'encre rouge jetée, comme par hasard, au bas de la feuille vers l'angle droit. Deux heures plus tard il eut un espion à ses trousses, à cause du titre d'Excellence que son compagnon lui avait donné devant les pauvres de Saint-Pétrone, quoique son passe-port ne portât aucun des titres qui donnent à un homme le droit de se faire appeler excellence par ses domestiques.

Fabrice vit l'espion et s'en moqua fort ; il ne songeait plus ni aux passe-ports ni à la police, et s'amusait de tout comme un enfant. Pépé, qui avait ordre de rester auprès de lui, le voyant fort content de Ludovic, aima mieux aller porter lui-même de si bonnes nouvelles à la duchesse. Fabrice écrivit deux très-longues lettres aux personnes qui lui étaient chères ; puis il eut l'idée d'en écrire une troisième au vénérable archevêque Landriani. Celte lettre produisit un effet merveilleux, elle contenait un récit fort exact du combat avec Giletti. Le bon archevêque, tout attendri, ne manqua pas d'aller lire cette lettre au prince, qui voulut bien l'écouter, assez curieux de voir comment ce jeune monsignore s'y prenait pour excuser un meurtre aussi épouvantable. Grâce aux nombreux amis de la marquise Raversi, le prince, ainsi que toute la ville de Parme, croyait que Fabrice s'était fait aider par vingt ou trente paysans pour assommer un mauvais comédien qui avait l'insolence de lui disputer la petite Marietta. Dans les cours despotiques, le premier intrigant adroit dispose de la vérité, comme la mode en dispose à Paris

— Mais, que diable ! disait le prince à l'archevêque, on fait faire ces choses-lâ par un autre ; mais les faire soi-même, ce n'est pas l'usage ; et puis on ne lue pas un comédien tel que Giletti, on l'achète.

Fabrice ne se doutait en aucune façon de ce qui se passait à Parme. Dans le fait, il s'agissait de savoir si la mort de ce comédien, qui de son vivant gagnait 32 francs par mois, amènerait la chute du ministère ultra et de son chef le comte Mosca.

En apprenant la mort de Giletti, le prince, piqué des airs d'indépendance que se donnait la duchesse, avait ordonné au fiscal général Rassi de traiter tout ce procès comme s'il sé fût agi d'un libéral. Fabrice, de son côté, croyait qu'un homme de son rang était au-dessus des lois ; il ne calculait pas que, dans les pays où les grands noms ne sont jamais punis, l'intrigue peut tout, même contre eux. Il parlait souvent â Ludovic de sa parfaite innocence qui serait bien vite proclamée ; sa grande raison, c'est qu'il n'était pas coupable. Sur quoi Ludovic lui dit un jour : — Je ne conçois pas comment Votre Excel¬


lence , qui a tant d'esprit et d'instruction , prend la peine de dire de ces choses-là à moi qui suis son serviteur dévoué ; Votre Excellence use de trop de précautions, ces choses-là sont bonnes à dire en public ou devant un tribunal. Cet homme me croit un assassin et ne m'en aime pas moins, se dit Fabrice, tombant de son haut.

Trois jours après le départ de Pépé, il fut bien étonné de recevoir une lettre énorme, fermée avec une tresse de soie, comme du temps de Louis XIV, et adressée à Son Excellence revérendissime monseigneur Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocèse de Parme, chanoine, etc.

Mais, est-ce que je suis encore tout cela ? se dit-il en riant. L'épître de l'archevêque Landriani était un chef-d'oeuvre de logique et de clarté ; elle n'avait pas moins de dix-neuf grandes pages, et racontait fort bien tout ce qui s'était passé à Parme à l'occasion de la mort de Giletti.

« Une armée française commandée par le maréchal Ney et mar- « chant sur la ville n'aurait pas produit plus d'effet, lui disait le bon « Archevêque ; à l'exception de la duchesse et de moi, mon très-cher « fils, tout le monde croit que vous vous êtes donné le plaisir de « tuer l'histrion Giletti. Ce malheur vous fût-il arrivé, ce sont de « ces choses qu'on assoupit avec deux cents louis et une absence de « six mois ; mais la Raversi veut renverser le comte Mosca à l'aide « de cet incident. Ce n'est point l'affreux péché du meurtre que le « public blâme en vous, c'est uniquement la maladresse ou plutôt « l'insolence de ne pas avoir daigné recourir à un bulo ( sorte de « fier-à-bras subalterne). Je vous traduis ici en termes clairs les dis- « cours qui m'environnent, car depuis ce malheur à jamais déplo- « rable, je me rends tous les jours dans trois maisons des plus con- « sidérables de la ville pour avoir l'occasion de vous justifier. Et a jamais je n'ai cru faire un plus saint usage du peu d'éloquence que a le ciel a daigné m'accorder. »

Les écailles tombaient des veux de Fabrice ; les nombreuses lettres de la duchesse, remplies de transports d'amitié, ne daignaient jamais raconter. La duchesse lui jurait de quitter Parme à jamais, si bientôt il n'y rentrait triomphant. Le comte fera pour toi, lui disait-elle dans la lettre qui accompagnait celle de l'archevêque, tout ce qui est humainement possible. Quant à moi, tu as changé mon caractère avec cette belle équipée ; je suis maintenant aussi avare que le banquier Tombone ; j'ai renvoyé tous mes ouvriers, j'ai fait plus, j'ai dicté au comte l'inventaire de ma fortune, qui s'est trouvée bien moins considérable que je ne le pensais. Après la mort de l'excellent comte Pietranera, que, par parenthèse, tu aurais bien


plutôt dû venger, nu lieu de t'exposer contre un être de l'espèce de Giletti, je restai avec 1,200 livres de rente et 5,000 fr. de dettes ; je me souviens, entre autres choses, que j'avais deux douzaines et demie de souliers de satin blanc venant de Paris, et une seule paire de souliers pour marcher dans la rue. Je suis presque décidée à prendre les 300,000 fr. que me laisse le duc, et que je voulais employer en entier à lui élever un tombeau magnifique. Au reste, c'est la marquise Raversi qui est la principale ennemie, c'est-à-dire la mienne ; si tu t'ennuies à Bologne, tu n'as qu'à dire un mot, j'irai te joindre. Voici quatre nouvelles lettres de change, etc., etc.

La duchesse ne disait mot à Fabrice de l'opinion qu'on avait à Parme sur son affaire, elle voulait avant tout le consoler, et, dans tous les cas, la mort d'un être ridicule tel que Giletti ne lui semblait pas de nature à être reprochée sérieusement à un del Dongo. Combien de Giletti nos ancêtres n'ont-ils pas envoyé dans l'autre monde, disait-elle au comte, sans que personne se soit mis en tête de leur en faire un reproche!

Fabrice tout étonné, et qui entrevoyait pour la première fois le véritable état des choses, se mit à étudier la lettre de l'archevêque. Par malheur, l'archevêque lui-même le, croyait plus au fait qu'il ne l'était réellement. Fabrice comprit que ce qui faisait surtout le triomphe de la marquise Raversi, c'est qu'il était impossible de trouver des témoins de visu de ce fatal combat. Le valet de chambre qui le premier en avait apporté la nouvelle à Parme, était à l'auberge du village de Sanguigna lorsqu'il avait eu lieu ; la petite Marietta et la vieille femme qui lui servait de mére avaient disparu, et la marquise avait acheté le vellurino qui conduisait la voiture et qui faisait maintenant une déposition abominable. « Quoique la pro- « cédure soit environnée du plus profond mystère, écrivait le bon « archevêque avec son style cicéronien, et dirigée par le fiscal gé- « néral Rassi, dont la seule charité chrétienne peut m'empêcher de « dire du mal, mais qui a fait sa fortune en s'acharnant aprés les « malheureux accusés comme le chien de chasse après le lièvre ; « quoique le Rassi, dis-je, dont votre imagination ne saurait s'exa- « gérer la turpitude et la vénalité, ait été chargé de la direction du « procès par un prince irrité, j'ai pu lire les trois dépositions du « vetturino. Par un insigne bonheur, ce malheureux se contredit. « Et j'ajouterai, parce que je parle à mon vicaire général, à celui « qui, après moi, doit avoir la direction de ce diocèse, que j'ai « mandé le curé de la paroisse qu'habite ce pécheur égaré. Je vous « dirai, mon très-cher fils, mais sous le secret de la confession, « que ce curé connaît déjà, par la femme du vetturino, le nombre


« d'ëcus qu'il a reçus de la marquise Raversi ; je n'oserai dire que la « marquise a exigé de lui (le vous calomnier, mais le fait est pro- « bable. Les écus ont été remis par un malheureux prêtre qui rem- « plit des fonctions peu relevées auprès de cette marquise, et au- « quel j'ai été obligé d'interdire la messe pour la seconde fois. Je « ne vous fatiguerai point du récit de plusieurs autres démarches « que vous deviez attendre de moi, et qui d'ailleurs rentrent dans « mon devoir. Un chanoine, votre collègue à la cathédrale, et qui « d'ailleurs se souvient un peu trop quelquefois de l'influence que « lui donnent les biens de sa famille, dont, par la permission divine, « il est resté le seul héritier, s'étant permis de dire chez M. le comté « Zurla, ministre de l'intérieur, qu'il regardait celte bagatelle comme « prouvée contre vous (il parlait de l'assassinat du malheureux « Giletti) ; je l'ai fait appeler devant moi, et là, en présence de mes « trois autres vicaires généraux, de mon aumônier et de deux curés « qui se trouvaient dans la salle d'attente, je l'ai, prié de nous com- « muniquer, à nous ses frères, les éléments de la conviction com- « pléte qu'il disait avoir acquise contre un de ses collègues à la ca- « thédrale ; le malheureux n'a pu articuler que des raisons peu « concluantes ; tout le monde s'est élevé contre lui, et, quoique je « n'aie cru devoir ajouter que bien peu de paroles, il a fondu en « larmes et nous a rendus témoins du plein aveu de son erreur « complete, sur quoi je lui ai promis le secret en mon nom et en « celui de toutes lès personnes qui avaient assisté à cette conférence, « sous la condition toutefois qu'il mettrait tout son zèle à rectifier « les fausses impressions qu'avaient pu causer les discours par lui « proférés depuis quinze jours.

« Je ne vous répéterai point, mon cher fils, ce que vous devez « savoir depuis longtemps, c'est-à-dire que des trente-quatre « paysans employés à la fouille entreprise par le comte Mosca, et « que la Raversi prétend soldés par vous pour vous aider dans un « crime, trente-deux étaient au fond de leur fossé, tout occupés de « leurs travaux, lorsque vous vous saisîtes du couteau de Chassé et « l'employâtes à défendre votre vie Contre l'homme qui vous atta- « quait ainsi à l'improviste. Deux d'entre eux, qui étaient hors du « fossé, crièrent aux autres : On assassine monseigneur! Ce cri seul « montre votre innocence dans tout son éclat. Eh bien, le fiscal géné- « ral Rassi prétend que ces deux hommes ont disparu; bien plus, « on a retrouvé huit des hommes qui étaient au fond du fossé ; « dans leur premier interrogatoire, six ont déclaré avoir entendu le « cri on assassine monseigneur ! Je sais, par voies indirectes, que, « dans leur cinquième interrogatoire, qui a eu lieu hier soir, cinq


« ont déclaré qu'ils ne se souvenaient pas bien s'ils avaient entendu « directement ce cri ou si seulement il leur avait été raconté par « quelqu'un de leurs camarades. Des ordres sont donnés pour que « l'on me fasse connaître la demeure de ces ouvriers terrassiers, et « leurs curés leur feront comprendre qu'ils se damnent si, pour « gagner quelques écus, ils se laissent aller à altérer la vérité. »

Le bon archevêque entrait dans des détails infinis, comme on peut en juger par ceux que nous venons de rapporter. Puis il ajoutait, en se servant de la langue latine :

« Cette affaire n'est rien moins qu'une tentative de changement « de ministère. Si vous êtes condamné, ce ne peut être qu'aux « galères ou à la mort, auquel cas j'interviendrais en déclarant, du « haut de ma chaire archiépiscopale, que je sais que vous êtes in- « nocent, que vous avez tout simplement défendu votre vie contre « un brigand, et qu'enfin je vous ai défendu de revenir à Parme « tant que vos ennemis y triompheront ; je me propose même de « stigmatiser, comme il le mérite, le fiscal général ; la haine contre « cet homme est aussi commune que l'estime pour son caractère « est rare. Mais enfin, la veille du jour où ce fiscal prononcera cet « arrêt si injuste, la duchesse Sanseverina quittera la ville et peut- « être même les Etats de Parme : dans ce cas l'on ne fait aucun « doute que le comte ne donne sa démission. Alors, très-probable- « ment, le général Fabio Conti arrive au ministère, et la marquise « Raversi triomphe. Le grand mal de votre affaire, c'est qu'aucun « homme entendu n'est chargé en chef des démarches nécessaires « pour mettre au jour votre innocence et déjouer les tentatives faites « pour suborner des témoins. Le comte croit remplir ce rôle ; mais « il est trop grand seigneur pour descendre à de certains détails ; de « de plus, en sa qualité de ministre de la police, il a dû donner, « dans le premier moment, les ordres les plus sévères contre vous. « Enfin, oserai-je le dire? notre souverain seigneur vous croit cou- « pable, ou du moins simule cette croyance, et apporte quelque « aigreur dans celte affaire. » (Les mots correspondant à notre souverain seigneur et à simule cette croyance, étaient en grec, et Fabrice sut un gré infini à l'archevêque d'avoir osé les écrire. Il coupa avec un canif celte ligne de sa lettre, et la détruisit sur-le-champ.)

Fabrice s'interrompit vingt fois en lisant cette lettre ; il était agité des transports de la plus vive reconnaissance : il répondit à l'instant par une lettre de huit pages. Souvent il fut obligé de relever la tête pour que ses larmes ne tombassent pas sur son papier. Le lendemain, au moment de cacheter cette lettre, il en trouva le ton trop mondain. Je vais l'écrire en latin, se dit-il, elle en paraîtra plus


convenable au digne archevêque. Mais en cherchant à construire de belles phrases latines bien longues, bien imitées de Cicéron, il se rappela qu'un jour l'archevêque, lui parlant de Napoléon, affectait de l'appeler Buonaparte ; à l'instant disparut toute l'émotion qui la veille le touchait jusqu'aux larmes. O roi d'Italie ! s'écria-t-il, cette fidélité que tant d'autres t'ont jurée de ton vivant, je te la garderai après ta mort. Il m'aime, sans doute, mais parce que je suis un del Dongo et lui le fils d'un bourgeois. Pour que sa belle lettre en italien ne fût pas perdue, Fabrice y fit quelques changements nécessaires, et l'adressa au comte Mosca.

Ce jour-là même, Fabrice rencontra dans la rue la petite Marietta ; en devint rouge de bonheur, et lui fit signe de la suivre sans l'aborder. Elle gagna rapidement un portique désert ; là, elle avança encore la dentelle noire qui, suivant la mode du pays, lui couvrait la tète, de façon à ce qu'elle ne pût être reconnue ; puis, se retournant vivement :

« Comment se fait-il, dit-elle à Fabrice, que vous marchiez ainsi librement dans la rue ? Fabrice lui raconta son histoire.

— Grand Dieu ! vous avez été à Ferrare ! Moi qui vous y ai tant cherché ! Vous saurez que je me suis broui lée avec la vieille femme, parce qu'elle voulait me conduire à Venise, où je savais bien que vous n'iriez jamais, puisque vous êtes sur la liste noire de l'Autriche. J'ai vendu mon collier d'or pour venir à Bologne, un pressentiment m'annonçait le bonheur que j'ai de vous y rencontrer ; la vieille femme est arrivée deux jours après moi. Ainsi, je ne vous engagerai point à venir chez nous, elle vous ferait encore de ces vilaines demandes d'argent qui me font tant de honte. Nous avons vécu fort convenablement depuis le jour fatal que vous savez, et nous n'avons pas dépensé le quart de ce que vous lui donnâtes. Je ne voudrais pas aller vous voir à l'auberge du Pelegrino, ce serait une publicité. Tâchez de louer une petite chambre dans une rue déserte, et à l'Ave Maria (la tombée de la nuit), je me trouverai ici, sous ce même portique. » Ces mots dits, elle prit la fuite.

XIII

Toutes les idées sérieuses furent oubliées à l'apparition imprévue de cette aimable personne. Fabrice se mit à vivre à Bologne dans


une joie et une sécurité profondes. Cette disposition naïve à se trouver heureux de tout ce qui remplissait sa vie perçait dans les lettres qu'il adressait à la duchesse; ce fut au point qu'elle en prit de l'humeur. A peine si Fabrice le remarqua ; seulement il écrivit en signes abrégés sur le cadran de sa montre : quand j'écris à la D. ne jamais dire quand j'étais prélat, quand j'étais homme d'Eglise ; cela la fâche. Il avait acheté deux petits chevaux dont il était fort content : il les attelait à une calèche de louage toutes les fois que la petite Marietta voulait aller voir quelqu'un de ces sites ravissants des environs de Bologne ; presque tous les soirs il la conduisait à la Chute du Reno. Au retour, il s'arrêtait chez l'aimable Crescentini, qui se croyait un peu le père de la Marietta.

Ma foi ! si c'est là la vie de café qui me semblait si ridicule pour un homme de quelque valeur, j'ai eu tort de la repousser, se disait Fabrice. Il oubliait qu'il n'allait jamais au café que pour lire le Constitutionnel, et que, parfaitement inconnu à tout le monde de Bologne, les jouissances de vanité n'entraient pour rien dans sa félicité présente. Quand il n'était pas avec la petite Marietta, on le voyait à l'Observatoire, où il suivait un cours d'astronomie ; le professeur l'avait pris en grande amitié, et Fabrice lui prêtait ses chevaux le dimanche pour aller briller avec sa femme au Corso de la Montagnola.

Il avait en exécration de faire le malheur d'un être quelconque, si peu estimable qu'il fût. La Marietta ne voulait pas absolument qu'il vît la vieille femme ; mais un jour qu'elle était à l'église, il monta chez la mammacia qui rougit de colère en le voyant entrer. C'est le cas de faire le del Dongo, se dit Fabrice.

« Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée? s'écria-t-il de l'air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au balcon dès bouffes.

—Cinquante écus.

— Vous mentez comme toujours ; dites la vérité, ou, par Dieu, vous n'aurez pas un centime !

—Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connaître ; moi, je gagnais douze écus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta ; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus.

—Vous mentez encore ; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous êtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j'étais un impresario ; tous les mois vous recevrez dotisse écùs pour


vous cl vingt-deux pour elle ; niais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.

—Vous faites le fier ; eh bien, votre belle générosité nous ruine, répondit la vieille femme d'un ton furieux ; nous perdons l'auviamento (l'achalandage). Quand nous aurons l'énorme malheur d'être privées de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d'aucune troupe, toutes seront au grand complet ; nous ne trouverons pas d'engagement, et par vous, nous mourrons de faim.

— Va-t'en au diable, dit Fabrice en s'en allant.

—Je n'irai pas au diable, vilain impie ! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous êtes un Monsignor qui a jeté le froe aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi. Fabrice avait déjà descendu quelques marches de l'escalier, il revint.

— D'abord, la police sait mieux que loi quel peut être mon vrai nom ; mais si tu t'avises de me dénoncer, si lu as cette infamie, lui dit-il d'un grand sérieux, Ludovic te parlera, et ce n'est pas six coups de couteau que recevra la vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois àl'hôpital, et sans tabac. »

La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu'elle voulut baiser.

« J'accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et à moi. Vous avez l'air si bon, que je vous prenais pour un niais; et, pensez-y bien, d'autres que moi pourront commettre la même erreur ; je vous conseille d'avoir habituellement l'air plus grand seigneur. Puis elle ajouta avec une impudence admirable : Vous réfléchirez à ce bon conseil, et, comme l'hiver n'est pas bien éloigné, vous nous ferez cadeau, à la Marietta et à moi, de deux bons habits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint-Pétrone. »

L'amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l'amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu'il aurait pu trouver auprès de la duchesse.

Mais n'est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu'ils appellent de l'amour ? Parmi les liaisons que le hasard m'a données à Novare ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu'on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J'aime sans doute, comme j'ai bon appétit à six heures ! Se¬


rait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l'amour d'Othello, l'amour de Tancréde? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres hommes? Mon âme manquerait d'une passion, pourquoi cela? ce serait une singulière destinée !

A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré des femmes qui, fiéres de leur rang, de leur beauté et de la position qu'occupaient dans le monde les adorateurs qu'elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus prompte. Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute trés-vif, d'être bien avec cette jolie femme qu'on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux oeufs d'or. C'est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j'aie jamais éprouvé par les sentiments tendres ; mon amitié pour elle est ma vie, et d'ailleurs, sans elle, que suis-je ? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des environs de Novare. Je me souviens que, durant les grandes pluies d'automne, j'étais obligé, le soir, crainte d'accident, d'ajuster un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l'homme d'affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long ; mon père m'avait assigné une pension de 1,200 fr., et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre mère et mes soeurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d'être généreux me perçait le coeur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-là, je n'étais pas autre chose. J'aurais donné ou reçu quelque bon coup d'épée qui m'eût conduit à la forteresse de Fenestrelles, ou bien j'eusse de nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec 1,200 f. de pension. J'ai le bonheur de devoir à la duchesse l'absence de tous ces maux ; de plus, c'est elle qui sent pour moi les transports d'amitié que je devrais éprouver pour elle.

Au lieu de celte vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j'ai une excellente voiture, ce qui m'a empêche de connaître l'envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d'argent chez


le banquier. Veux-je gâter à jamais cette-admirable position? Veux-je perdre l'unique amie que j'aie au monde ? Il suffit de proférer un mensonge, il suffit de dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour laquelle j'ai l'amitié la plus passionnée : Je t'aime, moi qui ne sais pas ce que c'est qu'aimer d'amour. Elle passerait la journée à me faire un crime de l'absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon coeur, et qui prend une caresse pour un transport de l'âme, me croit fou d'amour, et s'estime la plus heureuse des femmes.

Dans le fait je n'ai connu un peu cette préoccupation tendre qu'on appelle, je crois, l'amour, que pour cette jeune Aniken de l'auberge de Zonders, prés de la frontière de Belgique.

C'est avec regret que nous allons placer ici l'une des plus mauvaises actions de Fabrice ; au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité s'empara de ce coeur rebelle à l'amour et le conduisit fort loin. En même temps que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta F..., sans contredit l'une des premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme la plus capricieuse que l'on ait jamais vue. L'excellent poete Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours.

« Vouloir et ne pas vouloir, adorer et détester en un jour, n'être « contente que dans l'inconstance, mépriser ce que le monde adore, « tandis que le monde l'adore, la Fausta a ces défauts et bien d'au- « très encore. Donc ne vois jamais ce serpent. Si tu la vois, impru- « dent, tu oublies ses caprices. As-tu le bonheur de l'entendre, tu « t'oublies toi-même, et l'amour fait de toi, en un moment, ce que « Circé fit jadis des compagnons d'Ulysse. »

Pour le moment, ce miracle de beauté était sous le charme des énormes favoris et de la haute insolence du jeune comte M..., au point de n'être pas révoltée de son abominable jalousie. Fabrice vit ce comte dans les rues de Bologne, et fut choqué de l'air de supériorité avec lequel il occupait le pavé, et daignait montrer ses grâces au public. Ce jeune homme était fort riche, se croyait tout permis, et comme ses prepotenze lui avaient attiré des menaces, il ne se montrait guère qu'environné de huit ou dix buli (sorte de coupejarrets), revêtus de sa livrée, et qu'il avait fait venir de ses terres dans les environs de Brescia. Les regards de Fabrice avaient rencontré une ou deux fois ceux de ce terrible Comte, lorsque le hasard lui fit entendre la Fausta. Il fut étonné de l'angélique douceur de cette


voix : il ne se figurait rien de pareil ; il lui dut des sensations de bonheur suprême, qui faisaient un beau contraste avec la placidité de sa vie présente. Serait-ce enfin là de l'amour? se dit-il. Fort curieux d'éprouver ce sentiment, et d'ailleurs amusé par l'action de braver ce comte M..., dont la mine était plus terrible que celle d'aucun tambour-major, notre héros se livra à l'enfantillage de passer beaucoup trop souvent devant le palais Tanari, que le comte M... avait loué pour la Fausta.

Un jour, vers la tombée de la nuit, Fabrice, cherchant à se faire apercevoir de la Fausta, fut salué par des éclats de rire fort marqués lancés par les buli du comte, qui se trouvaient sur la porte du palais Tanari. Il courut chez lui, prit de bonnes armes et repassa devant ce palais. La Fausta, cachée derrière ses persiennes, attendait ce retour, et lui en tint compte. M..., jaloux de toute la terre, devint spécialement jaloux de M. Joseph Bossi, et s'emporta en propos ridicules ; sur quoi tous les matins notre héros lui faisait parvenir une lettre qui ne contenait que ces mots :

« M. Joseph Bossi détruit les insectes incommodes, et loge au « Pelegrino, via Larga, n° 79. »

Le comte M..., accoutumé aux respects que lui assuraient en tous lieux son énorme fortune, son sang bleu et la bravoure de ses trente domestiques, ne voulut point entendre le langage de ce petit billet.

Fabrice en écrivait d'autres à la Fausta ; M... mit des espions autour de ce rival, qui peut-être ne déplaisait pas ; d'abord il apprit son véritable nom, et ensuite que, pour le moment, il ne pouvait se montrer à Parme. Peu de jours après, le comte M..., ses buli, ses magnifiques chevaux et la Fausta partirent pour Parme.

Fabrice, piqué nu jeu, les suivit le lendemain. Ce fut en vain que le bon Ludovic fit des remontrances pathétiques ; Fabrice l'envoya promener, et Ludovic, fort brave lui-même, l'admira ; d'ailleurs ce voyage le rapprochait de la jolie maîtresse qu'il avait à Casal-Mag-giore. Par les soins de Ludovic, huit ou dix anciens soldats des régiments de Napoléon entrèrent chez M. Joseph Bossi, sous le nom de domestiques. Pourvu, se dit Fabrice en faisant la folie de suivre la Fausta, que je naie aucune communication ni avec le ministre de la police, comte Mosca, ni avec la duchesse, je n'expose que moi. Je dirai plus tard à ma tante que j'allais à la recherche de l'amour, cette belle chose que je n'ai jamais rencontrée. Le fait est que je pense à la Fausta, même quand je ne la vois pas... Mais est-ce le souvenir de sa voix que j'aime, ou sa personne? Ne songeant plus à la carrière ecclésiastique, Fabrice avait arboré des moustaches et


des favoris presque aussi terribles que ceux du comte M..., ce qui le déguisait un peu. Il établit son quartier général, non à Parme, c'eût été trop imprudent, mais dans un village des environs, au milieu des bois, sur la route de Sacca, où était le château de sa tante. D'après les conseils de Ludovic, il s'annonça dans ce village comme le valet de chambre d'un grand seigneur anglais fort original, qui dépensait 100,000 fr. par an pour se donner le plaisir de la chasse, et qui arriverait sous peu du lac de Côme, où il était retenu par la pêche des truites. Par bonheur, le joli petit palais que le comte M... avait loué pour la belle Fausta était situé à l'extrémité méridionale de la ville de Parme, précisément sur la route de Sacca, et les fenêtres de la Fausta donnaient sur les belles allées de grands arbres qui s'étendent sous la haute tour de la citadelle. Fabrice n'était point connu dans ce quartier désert ; il ne manqua pas de faire suivre le comte M..., et, un jour que celui-ci venait de sortir de chez l'admirable cantatrice, il eut l'audace de paraître dans la rue en plein jour ; à la vérité, il était monté sur un excellent cheval, et bien armé. Des musiciens, de ceux qui courent les rues en Italie, et qui parfois sont excellents, vinrent planter leurs contre-basses sous les fenêtres de la Fausta : après avoir préludé, ils chantèrent assez bien une cantate en son honneur. La Fausta se mit à la fenêtre, et remarqua facilement un jeune homme fort poli qui, arrêté à cheval au milieu de la rue, la salua d'abord, puis se mit à lui adresser des regards fort peu équivoques. Malgré le costume anglais exagéré adopté par Fabrice, elle eut bientôt reconnu l'auteur des lettres passionnées qui avaient amené son départ de Bologne. Voilà un être singulier, se dit-elle, il me semble que je vais l'aimer. J'ai 100 louis devant moi, je puis fort bien planter là ce terrible comte M.... Au fait, il manque d'esprit et d'imprévu, et n'est un peu amusant que par la mine atroce de ses gens.

Le lendemain, Fabrice ayant appris que tous les jours, vers les onze heures, la Fausta allait entendre la messe au centre de la ville, dans cette même église de Saint-Jean où se trouvait le tombeau de son grand oncle, l'archevêque Ascanio (tel, Dongo, il osa l'y suivre. A la vérité, Ludovic lui avait procuré une belle perruque anglaise avec des cheveux du plus beau rouge. A propos de la couleur de ces cheveux, qui était celle des flammes qui brûlaient son coeur, il fit un sonnet que la Fausta trouva charmant ; une main inconnue avait eu soin de le placer sur son piano. Cette petite guerre dura bien huit jours, mais Fabrice trouvait que, malgré ses démarches de tout genre, il ne faisait pas de progrès réels ; la Fausta refusait de le recevoir. Il outrait la nuance de singularité ; elle a dit depuis


qu'elle avait peur de lui. Fabrice n'était plus retenu que par un reste d'espoir d'arriver à sentir ce qu'on appelle de l'amour, mais souvent il s'ennuyait.

« Monsieur, allons-nous-en, lui répétait Ludovic, vous n'êtes point amoureux ; je vous vois d'un sang-froid et d'un bon sens désespérants. D'ailleurs, vous n'avancez point ; par pure vergogne, décampons. Fabrice allait partir au premier moment d'humeur, lorsqu'il apprit que la Fausta devait chanter chez la duchesse Sanseverina. Peut-être que cette voie sublime achèvera d'enflammer mon coeur, se dit-il ; et il osa bien s'introduire déguisé dans ce palais où tous les yeux le connaissaient. Qu'on juge de l'émotion de la duchesse, lorsque, tout à fait vers la fin du concert, elle remarqua un homme en livrée de chasseur, debout prés de la porte du grand salon ; celte tournure rappelait quelqu'un. Elle chercha le comte Mosca, qui seulement alors lui apprit l'insigne et vraiment incroyable folie de Fabrice. Il la prenait trés-bien. Cet amour pour une autre que la duchesse lui plaisait fort ; le comte, parfaitement galant homme, hors de la politique, agissait d'après cette maxime qu'il ne pouvait trouver le bonheur qu'autant que la duchesse serait heureuse. Je le sauverai de lui-même, dit-il à son amie ; jugez de la joie de nos ennemis si on l'arrêtait dans ce palais ! Aussi ai-je ici plus de cent hommes à moi, et c'est pour cela que je vous ai fait demander les clefs du grand château d'eau. Il se porte pour amoureux fou de la Fausta, et jusqu'ici ne peut l'enlever au comte M..., qui donne à celte folle une existence de reine. La physionomie de la duchesse trahit la plus vive douleur : Fabrice n'était donc qu'un libertin tout à fait incapable d'un sentiment tendre et sérieux. — Et ne pas nous voir ! c'est ce que jamais je ne pourrai lui pardonner ! dit-elle enfin ; et moi qui lui écris tous les jours à Bologne !

— J'estime fort sa retenue, répliqua le comte, il ne veut pas nous compromettre par son équipée, et il sera plaisant de la lui entendre raconter. »

La Fausta était trop folle pour savoir taire ce qui l'occupait : le lendemain du concert, dont ses yeux avaient adressé tous les airs à ce grand jeune homme habillé en chasseur, elle parla au comte M... d'un attentif inconnu. — Où le voyez-vous ? dit le comte furieux. — Dans les rues, à l'église, répondit la Fausta interdite. Aussitôt elle voulut réparer son imprudence ou du moins éloigner tout ce qui pouvait rappeler Fabrice : elle se jeta dans une description infinie d'un grand jeune homme à cheveux rouges, il avait des yeux bleus ; sans doute c'était quelque Anglais fort riche et fort gauche, ou quelque prince. A ce mot, le comte M..., qui ne brillait


que par la justesse des aperçus, alla se figurer, chose délicieuse pour sa vanité, que ce rival n'était autre que le prince héréditaire de Parme. Ce pauvre jeune homme mélancolique, gardé par cinq ou six gouverneurs, sous-gouverneurs, précepteurs, etc., etc., qui ne le laissaient sortir qu'après avoir tenu conseil, lançait d'étranges regards sur toutes les femmes passables qu'il lui était permis d'approcher. Au concert de la duchesse, son rang l'avait placé en avant de tous les auditeurs, sur un fauteuil isolé, à trois pas de la belle Fausta, et ses regards avaient souverainement choqué le comte M.... Cette folie d'exquise vanité : avoir un prince pour rival, amusa fort la Fausta qui se fit un plaisir de la confirmer par cent détails naïvement donnés.

« Votre race, disait-elle au comte, est aussi ancienne que celle des Farnèse, à laquelle appartient ce jeune homme ?

—Que voulez-vous dire? aussi ancienne! Moi, je n'ai point de bâtardise dans ma famille (1). »

Le hasard voulut que jamais le comte M... ne pût voir à son aise ce rival prétendu ; ce qui le confirma dans l'idée flatteuse d'avoir un prince pour antagoniste. En effet, quand les intérêts de son entreprise n'appelaient point Fabrice à Parme, il se tenait dans les boi vers Sacca et les bords du Pô. Le comte M... était bien plus fier, mais aussi plus prudent depuis qu'il se croyait en passe de disputer le coeur de la Fausta à un prince ; il la pria fort sérieusement de mettre la plus grande retenue dans toutes ses démarches. Après s'être jeté à ses genoux en amant jaloux et passionné, il lui déclara fort net que son honneur était intéressé à ce qu'elle ne fût pas la dupe du jeune prince.

« Permettez, je ne serais pas sa dupe si je l'aimais ; moi, je n'ai jamais vu de prince à mes pieds.

—Si vous cédez, reprit-il avec un regard hautain, peut-être ne pourrai-je pas me venger du prince, mais certes, je me vengerai; et il sortit en fermant les portes à tour de bras. Si Fabrice se fût présenté en ce moment, il gagnait son procès.

—Si vous tenez à la vie, lui dit-il le soir, en prenant congé d'elle après le spectacle, faites que je ne sache jamais que le jeune prince a pénétré dans votre maison. Je ne puis rien sur lui, morbleu ! mais ne me faites pas souvenir que je puis tout sur vous !

—Ah! mon petit Fabrice, s'écria la Fausta, si je savais où te prendre ! »

(1) Pierre-Louis, le premier souverain de la famille Farnèse, si célèbre par ses vertus, fut, comme on sait, fils naturel du saint pape Paul III.


La vanité piquée peut mener loin un jeune homme riche, et dés le berceau toujours environné de flatteurs. La passion trés-véritable que le comte M... avait eu pour la Fausta se réveilla avec fureur ; il ne fut point arrêté par la perspective dangereuse de lutter avec le fils unique du souverain chez lequel il se trouvait ; de même qu'il n'eut point l'esprit de chercher à voir ce prince, ou du moins à le faire suivre. Ne pouvant autrement l'attaquer, M... osa songer à lui donner un ridicule. Je serai banni pour toujours des Etats de Parme, se dit-il ; eh, que m'importe ! S'il eût cherché à reconnaître la position de l'ennemi, le comte M... eût appris que le pauvre jeune prince ne sortait jamais sans être suivi par trois ou quatre vieillards, ennuyeux gardiens de l'étiquette, et que le seul plaisir de son choix qu'on lui permît au monde, était la minéralogie. De jour comme de nuit, le petit palais occupé par la Fausta, et ou la bonne compagnie de Parme faisait foule, était environné d'observateurs; M... savait heure par heure ce qu'elle faisait, et surtout ce qu'on faisait autour d'elle. L'on peut louer ceci dans les précautions de ce jaloux, cette femme si capricieuse n'eut d'abord aucune idée de ce redoublement de surveillance. Les rapports de tous ses agents disaient au comte M... qu'un homme fort jeune, portant une perruque de cheveux rouges, paraissait fort souvent sous les fenêtres de la Fausta, mais toujours avec un déguisement nouveau. Evidemment c'est le jeune prince, se dit M..., autrement pourquoi se déguiser? Et parbleu! un homme comme moi n'est, pas fait pour lui céder. Sans les usurpations de la république de Venise, je serais prince souverain, moi aussi.

Le jour de san Stefano, les rapports des espions prirent une couleur plus sombre ; ils semblaient indiquer que la Fausta commençait à répondre aux empressements de l'inconnu. Je puis partir à l'instant avec celte femme ! se dit M... ; mais quoi ! à Bologne, j'ai fui devant del Dongo ; ici je fuirais devant un prince ! Mais que dirait ce jeune homme? Il pourrait penser qu'il a réussi âme faire peur! Et pardieu! je suis d'aussi bonne maison que lui. M... était furieux, mais, pour comble de misére tenait avant tout à ne point se donner, aux yeux de la Fausta qu'il savait moqueuse, le ridicule d'être jaloux. Le jour de san Stefano donc, après avoir passé une heure avec elle, et en avoir été accueilli avec un empressement qui lui sembla le comble de la fausseté, il la laissa sur les onze heures, s'habillant pour aller entendre la messe à l'église de Saint-Jean. Le comte M... revint chez lui, prit l'habit noir rêpé d'un jeune éléve en théologie, et courut à Saint-Jean ; il choisit sa place derrière un des tombeaux qui ornent la troisième chapelle à droite ; il voyait


tout ce qui se passait dans l'église par-dessous le bras d'un cardinal que l'on a représenté à genoux sur sa tombe ; cette statue ôtait là lumière au fond de la chapelle, et le cachait suffisamment. Bientôt-il vit arriver la Fausta plus belle que jamais ; elle était en grande toilette, et vingt adorateurs appartenant à la plus haute société lui faisaient cortège. Le sourire et la joie éclataient dans ses yeux et sur ses lèvres. Il est évident, se dit le malheureux jaloux, qu'elle compte rencontrer ici l'homme qu'elle aime, et que depuis longtemps peut-être, grâce à moi, elle n'a pu voir. Tout à coup, le bonheur le plus vif sembla redoubler dans les yeux de la Fausta ; mon rival est présent, se dit M..., et sa fureur de vanité n'eut plus de bornes. Quelle figure est-ce que je fais ici, servant de pendant à un jeune prince qui se déguise? Mais quelques efforts qu'il pût faire, jamais il ne parvint à découvrir ce rival que ses regards affamés cherchaient de toutes parts.

A chaque instant la Fausta, après avoir promené les yeux dans toutes les parties de l'église, finissait par arrêter les regards, chargés d'amour et de bonheur, sur le coin obscur où M... s'était caché. Dans un coeur passionné, l'amour est sujet à exagérer les nuances les plus légères, il en tire les conséquences les plus ridicules, le pauvre M... ne finit-il pas par se persuader que la Fausta l'avait vu, que malgré ses efforts, s'étant aperçue de sa mortelle jalousie, elle voulait la lui reprocher et en même temps l'en consoler par ces regards si tendres.

Le tombeau du cardinal, derrière lequel M... s'était placé en observation, était élevé de quatre ou cinq pieds sur le. pavé de marbré de Saint-Jean. La messe à la mode finie vers les une heure, la plupart des fidèles s'en allèrent, et la Fausta congédia les beaux de la ville, sous un prétexte de dévotion ; restée agenouillée sur sa chaise, ses yeux, devenus plus tendres et plus brillants, étaient fixés sur M... ; depuis qu'il n'y avait plus que peu de personnes dans l'église, ses regards ne se donnaient plus la peine de la parcourir tout entière, avant de s'arrêter avec bonheur sur la statue du cardinal, Que de délicatesse, se disait le comte M... se croyant regardé! Enfin la Fausta se leva et sortit brusquement, après avoir fait, avec les mains, quelques mouvements singuliers.

M..., ivre d'amour et presque tout à fait désabusé de sa folle jalousie, quittait sa place pour voler au palais de sa maîtresse, et la remercier mille et mille fois, lorsqu'en passant devant le tombeau du cardinal, il aperçut Un jeune homme tout en noir ; cet être funeste s'était tenu jusque-là agenouillé tout contre l'épitaphe du tombeau,


et de façon à ce que les regards de l'amant jaloux qui le cherchaient pussent passer par-dessus sa tête et ne point le voir.

Ce jeune homme se leva, marcha vile, et fut à l'instant même environné par sept à huit personnes assez gauches, d'un aspect singulier, et qui semblaient lui appartenir. M... se précipita sur ses pas, mais, sans qu'il y eût rien de trop marqué, il fut arrêté dans le défilé que forme le tambour de bois de la porte d'entrée, par ces hommes gauches qui protégeaient son rival ; enfin, lorsqu'aprés eux il arriva à la rue, il ne put que voir fermer la portière d'une voiture de chétive apparence, laquelle, par un contraste bizarre, était attelée de deux excellents chevaux, et en un moment fut hors de sa vue.

Il rentra chez lui haletant de fureur; bientôt arrivèrent ses observateurs, qui lui rapportèrent froidement que ce jour-là l'amant mystérieux, déguisé en prêtre, s'était agenouillé fort dévotement, tout contre un tombeau placé à l'entrée d'une chapelle obscure de l'église de Saint-Jean. La Fausta était restée dans l'église jusqu'à ce qu'elle fût à peu prés déserte, et alors elle avait échangé rapidement certains signes avec cet inconnu ; avec les mains, elle faisait comme des croix. M... courut chez l'infidèle ; pour la première fois elle ne put cacher son trouble ; elle raconta avec la naïveté menteuse d'une femme passionnée, que, comme de coutume, elle était allée à Saint-Jean, mais qu'elle n'y avait point aperçu cet homme qui la persécutait. A ces mots, M..., hors de lui, la traita comme la dernière des créatures, lui dit tout ce qu'il avait vu lui-même, et la hardiesse des mensonges croissant avec la vivac des accusations, il prit son poignard et se précipita sur elle. D'un grand sang-froid la Fausta lui dit :

— Eh bien, tout ce dont vous vous plaignez est la pure vérité, mais j'ai essayé de vous la cacher afin de ne pas jeter votre audace dans des projets de vengeance insensés et qui peuvent nous perdre tous les deux ; car, sachez-le une bonne fois, suivant mes conjectures , l'homme qui me persécute de ses soins est fait pour ne pas trouver d'obstacles à ses volontés, du moins en ce pays. Après avoir rappelé fort adroitement qu'après tout M... n'avait aucun droit sur elle, la Fausta finit par dire que probablement elle n'irait pas à l'église de Saint-Jean. M... était éperdument amoureux, un peu de coquetterie avait pu se joindre à la prudence dans le coeur de celte jeune femme, il se sentit désarmer. Il eut l'idée de quitter Parme ; le jeune prince, si puissant qu'il fût, ne pourrait le suivre, ou s'il le suivait ne serait plus que son égal. Mais l'orgueil représenta de nou¬


veau que ce départ aurait toujours l'air d'une fuite, et le comte M... se défendit d'y songer.

Il ne se doute pas de la présence de mon petit Fabrice, se dit la cantatrice ravie, et maintenant nous pourrons nous moquer de lui d'une façon précieuse !

Fabrice ne devina point son bonheur ; trouvant le lendemain les fenêtres de la cantatrice soigneusement fermées, et ne la voyant nulle part, la plaisanterie commença à lui sembler longue. Il avait des remords. Dans quelle situation est-ce que je mets ce pauvre comte Mosca, lui ministre de la police! on le croira mon complice, je serai venu dans ce pays pour casser le cou à sa fortune ! Mais si j'abandonne un projet si longtemps suivi, que dira la duchesse quand je lui conterai mes essais d'amour ?

Un soir que, prêt à quitter la partie, il se faisait ainsi la morale, en rôdant sous les grands arbres qui séparent le palais de la Fausta de la citadelle, il remarqua qu'il était suivi par un espion de fort petite taille ; ce fut en vain que pour s'en débarrasser il alla passer par plusieurs rues, toujours cet être microscopique semblait attaché à ses pas. Impatienté, il courut dans une rue solitaire située le long de la Parma, et où ses gens étaient en embuscade ; sur un signe qu'il fit ils sautèrent sur le pauvre petit espion qui se précipita à leurs genoux : c'était la Bettina, femme de chambre de la Fausta ; après trois jours d'ennui et de réclusion, déguisée en homme pour échapper au poignard du comte M..., dont sa maîtresse et elle avaient grand'peur, elle avait entrepris de venir dire à Fabrice qu'on l'ai mait à la passion et qu'on brûlait de le voir ; mais on ne pouvait plus paraître à l'église de Saint-Jean. Il était temps, se dit Fabrice, vive l'insistance !

La petite femme de chambre était fort jolie, ce qui enleva Fabrice a ses rêveries morales. Elle lui apprit que la promenade et toutes les rues où il avait passé ce soir-là étaient soigneusement gardées, sans qu'il y parût, par des espions de M.... Ils avaient loué des chambres au rez-de chaussée ou au premier étage, cachés derrière les persiennes et gardant un profond silence, ils observaient tout ce qui se passait dans la rue, en apparence la plus solitaire, et entendaient ce qu'on y disait.

—Si ces espions eussent reconnu ma voix, dit la petite Bettina, j'étais poignardée sans rémission à ma rentrée au logis, et peut-être ma pauvre maîtresse avec moi.

Cette terreur la rendait charmante aux yeux de Fabrice.

—Le comte M..., continua-t-elle, est furieux, et madame sait


qu'il est capable de tout... Elle m'a chargée de vous dire qu'elle voudrait être à cent lieues d'ici avec vous !

Alors elle raconta la scène du jour de la Saint-Etienne, et la fureur de M..., qui n'avait perdu aucun des regards et des signes d'amour que la Fausta, ce jour-là folle de Fabrice, lui avait adressés. Le comte avait tiré son poignard, avait saisi la Fausta par les cheveux, et, sans sa présence d'esprit, elle était perdue.

Fabrice fit monter la jolie Bettina dans un petit appartement qu'il avait près de là. Il lui raconta qu'il était de Turin, fils d'un grand personnage qui pour le moment se trouvait à Parme, ce qui l'obligeait à garder beaucoup déménagements. La Bettina lui répondit en riant qu'il était bien plus grand seigneur qu'il ne voulait paraître. Notre héros eut besoin d'un peu de temps avant de comprendre que la charmante fille le prenait pour un non moindre personnage que le prince héréditaire lui-même. La Fausta commençait à avoir peur et à aimer Fabrice ; elle avait pris sur elle de ne pas dire ce nom à sa femme de chambre, et de lui parler du prince. Fabrice finit par avouer à la jolie fille qu'elle avait deviné juste : Mais si mon nom est ébruité, ajoula-t-il, malgré la grande passion dont j'ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants drôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l'ordre de vider le pays, que jusqu'ici elle a embelli de sa présence.

Vers le matin , Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver à la Fausta ; il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s'entendirent avec la Bettina, pendant quil écrivait à la Fausta la lettre la plus extravagante ; la situation comportait toutes les exagérations de la tragédie, et Fabrice ne s'en fit pas faute. Ce ne fut qu'à la pointe du jour qu'il se sépara de la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.

Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d'accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que lorsqu'on pourrait l'y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina et se croyant près du dénoùment avec la Fausta , ne put se tenir dans son village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers le minuit, il vint à cheval et bien accompagné chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors à la mode, et dont il changeait les paroles. N'est-ce pas ainsi qu'en agissent messieurs les amants ? se disait-il.

Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d'un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue à Fabrice. Non, je n'aime


point, se disait-il en chantant assez mal sous les fenêtres du petit palais ; la Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta, et c'est par elle que je voudrais être reçu en ce moment. Fabrice, s'ennuyant assez, retournait à son village, lorsqu'à cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre d'entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s'emparèrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis, mais purent se sauver ; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l'affaire d'un instant : cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un clin d'oeil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval malgré les gens qui le retenaient ; il chercha à se faire jour ; il blessa même un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux ; mais il fut bien étonné d'entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux :

— Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lésemajesté en tirant l'épée contre mon prince.

Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné pour un péché qui ne me semblait point aimable.

A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs laquais en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d'une façon bizarre : c'était une de ces chaises grotesques, dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d'y entrer, lui disant que l'air frais de la nuit pourrait nuire à sa voix ; on affectait les formes lès plus respectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant et presque en criant. Le cortège commença a défiler. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait être une heure du matin, tout le monde s'était mis aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine gravité. Je craignais des coups de poignard de la part dit comte M.... se dit Fabrice ; il se contente de se moquer de moi, je né lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il réellement avoir affaire au prince ? s'il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups dé dague !

Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après s'être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta. allèrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de tempsàautre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête ; à l'aide dé la clarté que répandait les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cor¬


tége autant que possible. Fabrice se disait : Ludovic n'a que huit ou dix hommes et n'ose attaquer. De l'intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu'aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l'on allait passer à l'extrémité de la rue où était situé le palais Sanseverina.

Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte de la chaise pratiquée sur le devant, saute par-dessus l'un des hâtons, renverse d'un coup de poignard l'un des estafiers qui lui portait sa torche au visage ; il reçoit un coup de dague dans l'épaule ; un second estafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie : Tue ! tue tout ce qui porte des torches ! Ludovic donne des coups d'épée et le délivre de deux hommes qui s'attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu'à la porte du palais Sanseverina ; par curiosité, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et regardait tout ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d'un saut et ferme derrière lui cette porte en miniature ; il court au jardin et s'échappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure après, il était hors de la ville ; au jour il passait la frontière des Etats de Modéne et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne. Voici une belle expédition, se dit-il ; je n'ai même pu parler à ma belle. Il se hâta d'écrire des lettres d'excuse au comte et à la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son coeur, ne pouvaient rien apprendre à un ennemi. J'étais amoureux de l'amour, disait-il à la duchesse, j'ai fait tout au monde pour le connaître ; mais il paraît que la nature m'a refusé un coeur pour aimer et être mélancolique ; je ne puis m'élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc.

On ne saurait donner l'idée du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le mystère excitait la curiosité : une infinité de gens avaient vu les flambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville.

Le petit peuple qui habitait la rue d'où le prisonnier s'était échappé disait bien avoir vu un cadavre ; mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvèrent d'autres traces du combat que beaucoup de sang répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes d'Italie sont accoutumées à des spectacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua


Parme dans cette occurrence, ce fut que même un mois après, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à la prudence du comte Mosca, n'avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M.... Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite dès le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup d'une petite injustice que le comte dut se permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, qui autrement eût pu arriver jusqu'au nom de Fabrice.

On voyait à Parme un savant homme arrivé du Nord pour écrire une histoire du moyen âge ; il cherchait des manuscrits dans les bibliothèques, et le comte lui avait donné toutes les autorisations possibles. Mais ce savant, fort jeune encore, se montrait irascible ; il croyait, par exemple, que tout le monde à Parme cherchait à se moquer de lui. Il est vrai que les gamins des rues le suivaient quelquefois à cause d'une immense chevelure rouge clair étalée avec orgueil. Ce savant croyait, qu'à l'auberge on lui demandait des prix exagérés de toutes choses, et il ne payait pas la moindre bagatelle sans en chercher le prix dans le voyage d'une madame Starke qui est arrivé à une vingtième édition, parce qu'il indique à l'Anglais prudent le prix d'un dindon, d'une pomme, d'un verre de lait, etc.

Le savant à la crinière rouge, le soir même du jour où Fabrice fit cette promenade forcée, devint furieux à son auberge, et sortit de sa poche de petits pistolets pour se venger du cameriere qui lui demandait deux sous d'une pêche médiocre. On l'arrêta, car porter de petits pistolets est un grand crime !

Comme ce savant irascible était long et maigre, le comte eut l'idée, le Lendemain matin, de le faire passer aux yeux du prince pour le téméraire qui, ayant prétendu enlever la Fausta au comte M..., avait été mystifié. Le port des pistolets de poche est puni de trois ans de galères à Parme ; mais celte peine n'est jamais appliquée. Après quinze jours de prison, pendant lesquels le savant n'avait vu qu'un avocat qui lui avait fait une peur horrible des lois atroces dirigées par la pusillanimité des gens au pouvoir contre les porteurs d'armes cachées, un autre avocat visita la prison et lui raconta la promenade infligée par le comte M... à un rival qui était resté inconnu. La police ne veut pas avouer au prince qu'elle n'a pu savoir quel est ce rival : Avouez que vous vouliez plaire à la Fausta ; que cinquante brigands vous ont enlevé comme vous chantiez sous sa fenêtre, que pendant une heure on vous a promené en chaise à porteurs sans vous adresser autre chose que des honnêtetés. Cet aveu


n'a rien d'humiliant, on ne vous demande qu'un mot. Aussitôt après qu'en le prononçant vous aurez tiré la police d'embarras, elle vous embarque dans une chaise de poste et vous conduit à là frontière où l'on vous souhaite le bonsoir.

Le savant résista pendant un mois ; deux ou trois fois le prince fut sur le point de le faire amener au ministère de l'intérieur et de se trouver présent à l'interrogatoire. Mais enfin il n'y songeait plus quand l'historien, ennuyé, se détermina à tout avouer et fut conduit à la frontière. Le prince resta convaincu que le rival du comte M... avait une forêt de cheveux rouges.

Trois jours après la promenade, comme Fabrice qui se cachait à Bologne organisait avec le fidèle Ludovic les moyens de trouver le comte M***, il apprit que, lui aussi, se cachait dans lin village de la montagne sur la route de Florence. Le comte n'avait que trois de ses buli avec lui ; le lendemain, au moment où il rentrait de la promenade, il fut enlevé par huit hommes masqués qui se donnèrent à lui pour des sbires de Parme. On le conduisit, après lui avoir bandé les yeux, dans une auberge deux lieues plus avant dans la montagne, où il trouva tous les égards possibles et un souper fort abondant. On lui servit les meilleurs vins d'Italie et d'Espagne.

— Suis-je donc prisonnier d'Etat? dit le comte.

—Pas le moins du monde, lui répondit fort poliment Ludovic masqué. Vous avez offensé un simple particulier, en vous chargeant de le faire promener en chaise à porteurs ; demain matin, il veut se battre en duel avec vous. Si vous le tuez, vous trouverez deux bons chevaux, de l'argent et des relais préparés sur la route de Gènes.

—Quel est le nom du fier-à-bras ? dit le comte irrité.

— Il se nomme Bombace. Vous aurez le choix des armes et de bons témoins, bien loyaux, mais il faut que l'un des deux meure !

— C'est donc un assassinat ! dit le comte M... effrayé.

—A Dieu ne plaise ! c'est tout simplement un duel à mort avec le jeune homme que vous avez promené dans les rues de Parme au milieu de la nuit, et qui resterait déshonoré si vous restiez en vie. L'un de vous deux est de trop sur la terre ainsi tâchez de le tuer ; vous aurez des épées, des pistolets, des sabres, toutes les armes qu'on a pu se procurer en quelques heures, car il a fallu se presser ; la police de Bologne est fort diligente, comme vous pouvez le savoir, et il ne faut pas qu'elle empêche ce duel nécessaire à l'honneur du jeune homme dont vous vous êtes moqué.

— Mais si ce jeune homme est un prince..,


— C'est un simple particulier comme vous et même beaucoup moins riche que vous, mais il veut se battre à mort, et il vous forcera à vous battre, je vous en avertis.'

—Je ne crains rien au monde ! s'écria M...

— C'est ce que votre adversaire désire avec le plus de passion, répliqua Ludovic. Demain, de grand matin, préparez-vous à défendre votre vie ; elle sera attaquée par un homme qui a raison d'être fort en colère et qui ne vous ménagera pas ; je vous répété que vous aurez le choix des armes ; et faites votre testament.

Vers les six heures du matin, le lendemain, on servit à déjeuner au comte M..., puis on ouvrit une porte de la chambre où il était gardé, et on l'engagea à passer dans la cour d'une auberge de campagne ; cette cour était environnée de haies et de murs assez hauts, et les portes en étaient soigneusement fermées.

Dans un angle, sur une table de laquelle on invita le comte à s'approcher, il trouva quelques bouteilles de vin et d'eau-de-vie, deux pistolets, deux épées, deux sabres, du papier et de l'encre ; une vingtaine de paysans étaient aux fenêtres de l'auberge qui donnaient sur la cour. Le comte implora leur pitié. — On veut m'assassiner, s'écriait-il, sauvez-moi la vie !

—Vous vous trompez ou vous voulez tromper, lui cria Fabrice. qui était à l'angle opposé de la cour, à côté d'une table chargée d'armes. Il avait mis habit bas, et sa figure était cachée par un de ces masques en fil de fer qu'on trouve dans les salles d'armes.

—Je vous engagé, ajouta Fabrice, à prendre le masque en fil de fer qui est près de vous, ensuite avancez vers moi avec une épée ou des pistolets ; comme on vous l'a dit hier soir, vous avez le choix des armes.

Le comte M... élevait des difficultés sans nombre, et semblait fort contrarié de se battre ; Fabrice, de son côté, redoutait l'arrivée de la police, quoique l'on fût dans la montagne à cinq grandes lieues de Bologne, il finit par adresser à son rival les injures les plus atroces : enfin il eut le bonheur de mettre en colère le comte M... qui saisit une épée et marcha sur Fabrice. Le combat s'engagea assez mollement.

Après quelques minutes, il fut interrompu par un grand bruit. Notre héros avait bien senti qu'il se jetait dans une action qui, pendant toute sa vie, pourrait être pour lui un sujet de reproches ou du moins d'imputations calomnieuses. Il avait expédié Ludovic dans la campagne pour lui recruter des témoins. Ludovic donna de l'argent à des étrangers qui travaillaient dans un bois voisin ; ils accoururent en poussant des cris, pensant qu'il s'agissait de tuer un ennemi de


l'homme qui payait. Arrivés à l'auberge, Ludovic les pria de regarder de tous leurs yeux et de voir si l'un de ces deux jeunes gens qui se battaient agissait en traître et prenait sur l'autre des avantages illicites.

Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait à recommencer. Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte. — Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la condition est dure pour vous ; vous aimez mieux payer des gens qui sont braves. Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu'il avait longtemps fréquenté la salle d'armes du fameux Battistin à Naples, et qu'il allait châtier son insolence : la colère du comte M... ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermeté, ce qui n'empêcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d'épée dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui dit à l'oreille : Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous ferai poignarder dans votre lit.

Fabrice se sauva dans Florence ; comme il s'était tenu caché à Bologne, ce fut à Florence seulement qu'il reçut toutes les lettres de reproches de la duchesse ; elle ne pouvait lui ardonner d'être vertu à son concert et de ne pas avoir cherché à lui parler. Fabrice fut. ravi des lettres du comte Mosca. elles respiraient une franche amitié et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à Bologne, de façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel. La police fut d'une justice parfaite : elle constata que deux étrangers, dont l'un seulement, le blessé, était connu (le comte M...) s'étaient battus à l'épée, devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le curé du village qui avait fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n'avait point été prononcé, moins de deux mois après, Fabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée le condamnait à ne jamais connaître la partie noble et intellectuelle de l'amour. C'est ce qu'il se donna le plaisir d'expliquer fort au long à la duchesse; il était bien las de sa vie solitaire et désirait passionnément alors retrouver les charmantes soirées qu'il passait entre le comte et sa tante. Il n'avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagnie.

« Je me suis tant ennuyé à propos de l'amour que je voulais me « donner et de la Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant « son caprice me fût-il encore favorable, je ne ferais pas vingt « lieues pour aller la sommer de sa parole ; ainsi ne crains pas, « comme tu me le dis, que j'aille jusqu'à Paris où je vois qu'elle


« débute avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues possibles « pour passer une soirée avec toi et avec ce comte si bon pour ses « amis. »

XIV

Pendant que Fabrice était à la chasse de l'amour, dans un village voisin de Parme, le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si prés de lui, continuait à traiter son affaire comme s'il eût été un libéral : il feignit de ne pouvoir trouver, ou plutôt intimida les témoins à décharge ; et enfin, après un travail fort savant, de prés d'une année, et environ deux mois après le dernier retour de Fabrice à Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d'être rendue, depuis une heure, contre le petit del Dongo serait présentée à la signature du prince, et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie.

Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle ; encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait être rendue avant huit jours. Peut-être ne serait-il pas fâché d'éloigner de Parme mon jeune grand vicaire ; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevêque. La duchesse sonna :

— Réunissez tous les domestiques dans la salle d'attente, dit-elle à Son valet, de chambre, même les cuisiniers ; allez prendre chez le commandant de la place le permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et, enfin, qu'avant une demi-heure ces chevaux soient attelés à mon landau. Toutes les femmes de la maison furent occupées à faire des malles, la duchesse prit à la hâte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire au comte ; l'idée de se moquer un peu de lui la transportait de joie.

« Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j'apprends que « mon pauvre neveu va être condamné par contumace pour avoir « eu l'audace de défendre sa vie contre un furieux; c'était Gilelti « qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu voir combien le carac- « tère de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignée de celte « injure atroce, je pars pour Florence : je laisse à chacun de vous « ses gages pendant dix ans ; si vous êtes malheureux, écrivez-moi,


« et tant que j'aurai un sequin, il y aura quelque chose pour « vous. »

La duchesse pensait exactement ce qu'elle disait, et, à ses derniers mots, les domestiques fondirent en larmes ; elle aussi avait les yeux humides : elle ajouta d'une voix émue : — « Priez Dieu pour « moi et pour monseigneur Fabrice dol Dongo, premier grand vi- « caire du diocèse, qui demain matin va être condamné aux galères, « ou, ce qui serait moins bête, à la peine de mort. »

Les larmes des domestiques redoublèrent, et peu à peu se changèrent en cris à peu prés séditieux ; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Malgré l'heure indue, elle fit solliciter une audience par le général Fontana, aide de camp de service ; elle n'était point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins fâché de cette demande d'audience. Nous allons voir des larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grâce ; enfin cette fière beauté va s'humilier ! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airs d'indépendance ! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre chose qui la choquait : Nâples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la vérité, je ne règne par sur Naples ou sur Milan ; mais enfin celte grande dame vient me demander quelque chose qui dépend de moi uniquement, et qu'elle brûle d'obtenir ; j'ai toujours pensé que l'arrivée de ce nrveu m'en ferait tirer pied ou aile.

Pendant que lé prince souriait à ses pensées et se livrait à toutes ces prévisions agréables, il se promenait dans son cabinet, à la porte duquel le général Fontana était resté debout et roide comme un Soldat au port d'armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l'habit de voyage de la duchesse, il crut à là dissolution de la monarchie. Son ébahissement n'eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire : — Priez madame la duchesse d'attendre un petit quart d'heure. Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade : le prince sourit encore : Fontana n'est pas accoutumé, se dit-il, â voir attendre cette fiére duchesse : la figuré étonnée avec laquelle il va lui parler du petit quart d'heure d'attente préparera le passage aux larmes louchantes que ce cabinet va voir répandre. Ce petit quart d'heure fut délicieux pour le prince ; il se promenait d'un pas ferme et égal, il régnait. Il s'agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa place ; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c'est une t'es plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV


parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d'en être mécontent? et ses yeux s'arrêtèrent sur le portrait du grand roi.

Le plaisant de la chose c'est que le prince ne songea point à se demander s'il ferait grâce à Fabrice et quelle serait cette grâce. Enfin, au bout de vingt minutes, le fidèle Fontana se présenta de nouveau à la porte, mais sans rien dire. — La duchesse Sanseverina peut entrer, cria le prince d'un air théâtral. Les larmes vont commencer, se dit-il, et, comme pour se préparer à un tel spectacle, il tira son mouchoir.

Jamais la duchesse n'avait été aussi leste et aussi jolie; elle n'avait pas vingt-cinq ans. En voyant son petit pas léger et rapide effleurer à peine le tapis, le pauvre aide de camp fut sur le point de perdre tout à fait la raison.

— J'ai bien des pardons à demander à Votre Altesse Sérénissime, dit la duchesse de sa petite voix légère et gaie, j'ai pris la liberté, de me présenter devant elle avec un habit qui n'est pas précisément convenable, mais Votre Altesse m'a tellement accoutumée à ses hontés que j'ai osé espérer qu'elle voudrait bien m'accorder encore cette grâce.

La duchesse parlait assez lentement, afin de se donner le temps de jouir de la figure du prince ; elle était délicieuse à cause de l'étonnement profond et du reste de grands airs que la position de la tête et des bras accusait encore. Le prince était resté comme frappé de la foudre ; de sa petite voix aigre et troublée, il s'écriait de temps a autre, en articulant à peine : Comment ! comment ! La duchesse, comme par respect, après avoir fini son compliment, lui laissa tout le temps de répondre ; puis elle ajouta :

— J'ose espérer que Votre Altesse. Sérénissime daigne me pardonner l'incongruité de mon costume ; mais, en parlant ainsi, ses veux moqueurs brillaient d'un si vif éclat, que le prince ne put le supporter ; il regarda au plafond, ce qui chez lui était le dernier signe du plus extrême embarras.

— Comment! comment ! dit-il encore ; puis il eut le bonheur de trouver une phrase : — Madame la duchesse, asseyez-vous donc; il avança lui-même un fauteuil, et avec assez de grâce. La duchesse ne fut point insensible à cette politesse, elle modéra la pétulance de son regard.

— Comment ! comment ! répéta encore le prince en s'agitant dans son fauteuil, sur lequel on eût dit qu'il ne pouvait trouver de position solide.

—Je vais profiter de la fraîcheur de la nuit pour courir la poste, reprit la duchesse, et, comme mon absence peut être de quelque


durée, je n'ai point voulu sortir des États de Son Altesse Sérénissime sans la remercier de toutes les bontés que, depuis cinq années, elle a daigné avoir pour moi. A ces mots le prince comprit enfin ; il devint pâle : c'était l'homme du monde qui souffrait le plus de se voir trompé dans ses prévisions ; puis il prit un air de grandeur tout à fait digne du portrait de Louis XIV, qui était sous ses yeux. A la bonne heure, se dit la duchesse, voilà un homme.

—Et quel est le motif de ce départ subit? dit le prince d'un ton assez ferme.

— J'avais ce projet depuis longtemps, répondit la duchesse, et une petite insulte que l'on fait à monsignor del Dongo que demain l'on va condamner à mort ou aux galères, me fait hâter mon départ.

—Et dans quelle ville allez-vous ?

—A Naples, je pense. Elle ajouta en se levant : Il ne me reste plus qu'à prendre congé de Votre Altesse Sérénissime et à la remercier très-humblement de ses anciennes bontés. A son tour, elle parlait d'un air si ferme, que le prince vit bien que dans deux secondes tout serait fini; l'éclat du départ ayant eu lieu, il savait que tout arrangement était impossible ; elle n'était pas femme à revenir sur ses démarches. Il courut après elle.

—Mais vous savez bien, madame la duchesse, lui dit-il en lui prenant la main, que toujours je vous ai aimée, et d'une amitié à laquelle il ne tenait qu'à vous de donner un autre nom. Un meurtre a été commis, c'est ce qu'on ne saurait nier ; j'ai confié l'instruction du procès à mes meilleurs juges...

A ces mots la duchesse se releva de toute sa hauteur ; toute apparence de respect et même d'urbanité disparut en un clin d'oeil : la femme outragée parut clairement, et la femme outragée s'adressent à un être qu'elle sait de mauvaise foi. Ce fut avec l'expression de la colère la plus vive et même du mépris qu'elle dit au prince en pesant sur tous les mots :

—Je quitte à jamais les Etats de Votre Altesse Sérénissime pour ne jamais entendre parler du fiscal Rassi et des autres infâmes assassins qui ont condamné à mort mon neveu et tant d'autres ; si Votre Altesse Sérénissime ne veut pas mêler un sentiment d'amertume aux derniers instants que je passe auprès d'un prince poli et spirituel quand il n'est pas trompé, je la prie très humblement de ne pas me rappeler l'idée de ces juges infâmes qui se vendent pour mille écus ou une croix.

L'accent admirable et surtout vrai avec lequel furent prononcées ces paroles fit tressaillir le prince ; il craignit un instant de voir sa dignité compromise par une accusation encore plus directe, mais au


total sa sensation finit bientôt par être de plaisir : il admirait la duchesse ; l'ensemble de sa personne atteignit en ce moment une beauté sublime. Grand Dieu ! qu'elle est belle ! se dit le prince ; on doit passer quelque chose à une femme unique et telle, que peut-être il n'en existe pas une seconde dans toute l'Italie... Eh bien, avec un peu de bonne politique il ne serait peut-être pas impossible d'en faire un jour ma maîtresse ; il y a loin d'un tel être à cette poupée de marquise Balbi, et qui encore chaque année vole au moins 300,000 francs à mes pauvres sujets... Mais l'ai-je bien entendu? pensa-t-il tout à coup ; elle a dit : condamné mon neveu et tant d'autres ; alors la colère surnagea, et ce fut avec une hauteur digne du rang suprême que le prince dit après un silence : — Et que faudrait-il faire pour que madame ne partît point ?

— Quelque chose dont vous n'êtes pas capable, répliqua la duchesse avec l'accent de l'ironie la plus amére et du mépris le moins déguisé.

Le prince était hors de lui, mais il devait à l'habitude de son métier de souverain absolu la force de résister à un premier mouvement. Il faut avoir cette femme, se dit-il, c'est ce que je me dois, puis il faut la faire mourir par le mépris... Si elle sort de ce cabinet, je ne la revois jamais. Mais, ivre de colère et de haine comme il l'était en ce moment, où trouver un mot qui pût satisfaire à la fois à ce qu'il se devait à lui-même et porter la duchesse à ne pas déserter sa cour à l'instant ? On ne peut, se dit-il, ni répéter, ni tourner en ridicule un geste, et il alla se placer entre la duchesse et la porte de son cabinet. Peu après il entendit gratter à cette porte.

— Quel est le jean-sucre, s'écria-t-il en jurant de toute la force de ses poumons, quel est le jean-sucre qui vient ici m'apporter sa sotte présence ? Le pauvre général Fontana montra sa figure pâle et totalement renversée, et ce fut avec l'air d'un homme à l'agonie qu'il prononça ces mots mal articulés : Son Excellence le comte Mosca sollicite l'honneur d'être introduit.

— Qu'il entre ! dit le prince en criant ; et comme Mosca saluait :

—Eh bien, lui dit-il, voici madame la duchesse Sanseverina qui prétend quitter Parme à l'instant pour aller s'établir à Naples, et qui par-dessus le marché me dit des impertinences.

— Comment ! dit Mosca pâlissant.

—Quoi ! vous ne saviez pas ce projet de départ ?

—Pas la première parole ; j'ai quitté madame à six heures, joyeuse et contente.

Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D'abord il re¬


garda Mosca ; sa pâleur croissante lui montra qu'il disait vrai et n'était point complice du coup de tête de la duchesse. En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours ; plaisir et vengeance, tout s'envole en même temps. A Naples elle fera des épigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colère du petit prince de Parme. Il regarda la duchesse; le plus violent mépris et la colère se disputaient son coeur ; ses yeux étaient fixés en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute cette figure disait : vil courtisan ! Ainsi, pensa le prince, après l'avoir examinée, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi; Dieu sait ce qu'elle dira de mes juges à Naples... Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la réputation d'un tyran ridicule qui se lève la nuit pour regarder sous son lit... Alors, par une manoeuvre adroite et comme cherchant à se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça de nouveau devant la porte du cabinet ; le comte était à sa droite à trois pas de distance, pâle, défait et tellement tremblant, qu'il fut obligé de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occupé au commencement de l'audience et que le prince dans un mouvement de colère avait poussé au loin. Le comte était amoureux. Si la duchesse part je la suis, se disait-il ; mais voudra-t-elle de moi à sa suite ? voilà la question.

A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable ; une pâleur complète et profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguère animaient cette tête sublime.

Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l'air inquiet ; sa main gauche jouait d'une façon convulsive avec la croix attachée au grand cordon de son ordre qu'il portait sous l'habit ; de la main droite il se caressait le menton.

—Que faut-il faire ? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu'il faisait lui-même , et entraîné par l'habitude de le consulter sur tout.

—Je n'en sais rien, en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le comte de l'air d'un homme qui rend le dernier soupir. Il pouvait à peine prononcer les mots de sa réponse. Le ton de cette voix donna au prince la première consolation que son orgueil blessé eût trouvée dans celte audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre,


—Eh bien, dit-il, je suis le plus raisonnable des trois ; je veux bien faire abstraction complète de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami ; et il ajouta avec un beau sourire de Condescendance bien imité des temps heureux de Louis XIV, comme un ami parlant à des amis : Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une résolution intempestive ?

—En vérité, je n'en sais rien, répondit la duchesse avec un grand soupir, en vérité, je n'en sais rien, tant j'ai Parmé en horreur. Il n'y avait nulle intention d'épigramme dans ce mot, on voyait que la sincérité même parlait par sa bouche.

Le comte se tourna vivement de son côté ; l'âme du courtisan était scandalisée : puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignité et de sang-froid le prince laissa passer un moment, puis s'adressant au comte :

—Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors d'elle-même ; c'est tout simple, elle àdore son neveu. Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta avec le regard le plus galant et eh même temps de l'air que l'on prend pour citer le mot d'une comédie : Que faut-il faire pour plaire à ces beaux yeux ?

La duchesse avait eu le temps de réfléchir ; d'un ton ferme et lent, et comme si elle eut dicté son ultimatum, elle répondit ;

—Son Altesse m'écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire ; elle me dirait que, n'étant point convaincue de la culpabilité de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire dé l'archevêque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui présenter, et que cette procédure injuste n'aura Aucune suite à l'avenir.

— Comment injuste! s'écria le prince en rougissant jusqu'au blanc des yeux et reprenant sa colère.

—Ce n'est pas tout, répliqua la duchesse Avec une fierté romaine, dès ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze heures et un quart, dès ce soir Son Altesse Sérrénissime enverra dire à la marquise Raversi qu'elle lui conseille d'aller A la campagne pour se délasser des fatigues qu'a dû lui causer un certain procès dont elle parlait dans son salon au commencement de la soirée. Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.

— Vit-on jamais une telle femme ?... s'écriait-il ; elle me manque de respect.

La duchesse répondit avec une grâce parfaite :

—De la vie je n'ai eu l'idée de manquer de respect à Son Altesse Sérénissime : Son Altesse a eu l'extrême condescendance dé dire


qu'elle parlait comme un ami à des amis. Je n'ai, du reste, aucune envie de rester à Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mépris. Ce regard décida le prince, jusqu'ici fort incertain, quoique ses paroles eussent semblé annoncer un engagement ; il se moquait fort des paroles.

Il y eut encore quelques mots d'échangés, mais enfin le comte Mosca reçut l'ordre d'écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit la phrase : cette procédure injuste n'aura aucune suite à l'avertir. Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera présentée. Le prince le remercia d'un coup d'oeil en signant.

Le comte eut grand tort ; le prince était fatigué et eût tout signé. Il croyait se bien tirer de la scène, et toute l'affaire était dominée à ses yeux par ces mots : « Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours. » Le comte remarqua que le maître corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait près de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigée que l'envie pédantesque de faire preuve d'exactitude et de bon gouvernement. Quant à l'exil de la marquise Raversi, il ne fît pas un pli ; le prince avait un plaisir particulier à exiler les gens.

— Général Fontana ! s'écria-t-il en entr'ouvrant. la porte.

Le général parut avec une figure tellement étonnée et tellement curieuse, qu'il y eut échange d'un regard gai entre la duchesse et le comte, et ce regard fit la paix.

— Général Fontana, dit le prince, vous allez monter dans ma voiture qui attend sous la colonnade ; vous irez chez la marquise Raversi, vous vous ferez annoncer ; si elle est au lit, vous ajouterez que vous venez de ma part ; et, arrivé dans sa chambre, vous direz ces précises paroles et non d'autres : « Madame la marquise Raversi, Son Altesse Sérénissime vous engage à partir demain, avant huit heures du malin, pour votre château de Veleja ; Son Altesse vous fera connaître quand vous pourrez revenir à Parme. »

Le prince chercha des yeux ceux de la duchesse, laquelle, sans le remercier comme il s'y attendait, lui fit une révérence extrêmement respectueuse et sortit rapidement.

— Quelle femme ! dit le prince en se tournant vers le comte Mosca.

Celui-ci, ravi de l'exil de la marquise Raversi qui facilitait toutes ses actions comme ministre, parla pendant une grosse demi-heure en courtisan consommé ; il voulait consoler l'amour-propre du souverain, et ne prit congé que lorsqu'il le vit bien convaincu que l'his¬


toire anecdotique de Louis XIV n'avait, pas de page plus belle que celle qu'il venait de fournir à ses historiens futurs.

En rentrant chez elle, la duchesse ferma sa porte, et dit qu'on n'admît personne, pas même le comte. Elle voulait se trouver seule avec elle-même, et voir un peu quelle idée elle devait se faire de la scène qui venait d'avoir lieu. Elle avait agi au hasard et pour se faire plaisir au moment même ; mais à quelque démarche qu'elle se lut laissé entraîner, elle y eût tenu avec fermeté. Elle ne se fût point blâmée en revenant au sang-froid, encore moins repentie : tel était le caractère auquel elle devait d'être encore à trente-six ans la plus jolie femme de la cour.

Elle rêvait en ce moment à ce que Parme pouvait offrir d'agréable, comme elle eût fait au retour d'un long voyage, tant de neuf heures à onze elle avait cru quitter ce pays pour toujours.

Ce pauvre comte a fait une plaisante ligure lorsqu'il a connu mon départ en présence du prince... Au fait, c'est un homme aimable et d'un coeur bien rare ! Il eût quitté ses ministères pour me suivre... Mais aussi pendant cinq années entières il n'a pas eu une distraction à me reprocher. Quelles femmes mariées à l'autel pourraient en dire autant à leur seigneur et maître ? Il faut convenir qu'il n'est point important, point pédant; il ne donne nullement l'envie de le tromper; devant moi il semble toujours avoir honte de sa puissance... Il faisait une drôle de ligure en présence de son seigneur et maître ; s'il était la je l'embrasserais... Mais pour rien au monde je ne me chargerais d'amuser un ministre qui a perdu son portefeuille, c'est une maladie dont on ne guérit qu'à la mort, et... qui fait mourir. Quel malheur ce serait d'être ministre jeune ! Il faut que je lui écrive, c'est une de ces choses qu'il doit savoir officiellement avant de se brouiller avec son prince... Mais j'oubliais mes bons domestiques.

La duchesse sonna. Ses femmes étaient toujours occupées à faire des malles, la voiture était avancée sous le portique et on la chargeait ; tous les domestiques qui n'avaient pas de travail à faire entouraient cette voilure, les larmes aux yeux. La Chekina, qui, dans les grandes occasions, entrait seule chez la duchesse, lui apprit tous ces détails.

— Fais-les monter, dit la duchesse; un instant après elle passa dans la salle d'attente.

— On m'a promis, leur dit-elle, que la sentence contre mon neveu ne serait pas signée par le souverain (c'est ainsi qu'on parle en en Italie) ; je suspens mon départ; nous verrons si mes ennemis auront le crédit de faire changer celte résolution.


Après un petit silence, les domestiques se mirent à crier : Vive madame la duchesse! et applaudirent avec fureur, La duchesse, qui était dans la pièce voisine, reparut comme une actrice applaudie, fit une petite révérence pleine de grâce à ses gens, et leur dit : Mes amis, je vous remercie. Si elle eût dit un mot, tous, en ce moment, eussent marché contre le palais pour l'attaquer. Elle fit un signe à un postillon, ancien contrebandier et homme dévoué, qui la suivit.

—Tu vas l'habiller en paysan aisé, tu sortiras de Parme comme lu pourras, tu loueras une sediola, et tu iras aussi vile que possible à Bologne. Tu entreras à Bologne en promeneur et par la porte de Florence, et tu remettras à Fabrice, qui est au Pelegrino, un paquet, que Chekina va te donner. Fabrice se cache et s'appelle là-bas M. Joseph Bossâ; ne va pas le trahir par étourderie, n'aie pas l'air de le connaître ; mes ennemis mettront peut-être des espions à tes trousses. Fabrice te renverra ici au bout de quelques heures ou de quelques jours : c'est surtout en revenant qu'il faut redoubler de précautions pour ne pas le trahir. '

— Ah ! les gens de la marquise Raversi ! s'écria le postillon ; nous les attendons, et si madame voulait, ils seraient bientôt exterminés.

—Un jour peut-être, mais gardez-vous sur votre tête de rien faire sans mon ordre.

C'était la copie du billet du prince que la duchesse voulait envoyer a Fabrice ; elle ne put résister au plaisir de l'amuser, et ajouta un mot sur la scène qui avait amené le billet, ce mot devint une lettre de dix pages. Elle fit rappeler postillon.

—Tu ne peux partir, lui dit-elle, qu'à quatre heures, à porte ouvrante.

—Je comptais passer par le grand égout, j'aurais de l'eau jusqu'au menton, mais je passerais...

—Non, dit la duchesse, je ne veux pas exposer à prendre la fièvre un de mes plus fidèles serviteurs. Connais-tu quelqu'un chez monseigneur l'archevêque ?

—Le second cocher est mon ami.

—Voici une lettre pour ce saint prélat : introduis-toi sans bruit dans son palais, fais-toi conduire chez le valet de chambre ; je ne voudrais pas qu'on réveillât monseigneur. S'il est déjà renfermé dans sa chambre, passe la nuit dans le palais, et, comme il est dans l'usage de se lever avec le jour, demain malin, à quatre heures, fais-toi annoncer de ma part, demande sa bénédiction au saint archevêque, rémets-lui le paquet que voici, et prends les lettres qu'il le donnera peut-être pour Bologne.


La duchesse adressait à l'archevêque l'original même du billet du prince ; comme ce billet était relatif à son premier grand vicaire, elle le priait de le déposer aux archives de l'archevêché, où elle espérait que messieurs les grands vicaires et les chanoines, collègues de son neveu, voudraient bien en prendre connaissance ; le tout sous la condition du plus profond secret. '

La duchesse écrivait à monseigneur Landriani avec une familiarité qui devait charmer ce bon bourgeois; la signature seule avait trois lignes ; la lettre, fort amicale, était suivie de ces mots : AngelinaCornelia-Isota Valserra del Dongo, duchesse Sanseverina.

Je n'en ai pas tant écrit, je pense, se dit la duchesse en riant, depuis mon contrat de mariage avec le pauvre duc; mais on ne mène ces gens-là que par ces choses, et aux yeux des bourgeois la caricature fait beauté. Elle ne put pas finir la soirée sans céder à la tentation d'écrire une lettre de persiflage au pauvre comte ; elle lui annonçait officiellement, pour sa gouverne, disait-elle, dans ses rapports avec les têtes couronnées, qu'elle ne se sentait pas capable d'amuser un ministre disgracié. « Le prince vous fait peur; qtiatid « vous ne pourrez plus le voir, ce serait donc à moi à vous faire « peur? » Elle fit porter sur-le-champ cette lettre.

De son côté, le lendemain dés sept heures du matin, le prince manda le comte Zurla, ministre de l'intérieur. » De nouveau, lui dit-il, donnez les ordres les plus sévères à tous les podestats pour qu'ils fassent arrêter le sieur Fabrice del Dongo. On nous annonce que peut-être il osera reparaître dans nos Etats. Ce fugitif se trouvant à Bologne, où il semble braver les poursuites de nos tribunaux, placez des sbires qui le connaissent personnellement : 1° dans les villages sur la roule de Bologne à Parme; 2° aux environs du château de la duchesse Sanseverina, à Sacca, et de sa maison de Castelnovo ; 3° autour du château du comte Mosca. J'ose espérer de votre haute sagesse, monsieur le comte, que vous saurez dérober la connaissance de ces ordres de votre souverain à la pénétration du comte Mosca. Sachez que je veux que l'on arrête le sieur Fabrice del Dongo. »

Dés que ce ministre fut sorti, une porte secrète introduisit chez le prince le fiscal général Rassi, qui s'avança plié en deux et saluant à chaque pas. La mine de ce coquin-là était à peindre; elle rendait justice à toute l'infamie de son rôle, et, tandis que les mouvements rapides et désordonnés de ses yeux trahissaient la connaissance qu'il avait de ses mérites, l'assurance arrogante et grimaçante de sa bouche montrait qu'il savait lutter contre le mépris.

Gomme ce personnage va prendre une assez grande influence sur


la destinée de Fabrice, on peut en dire un mot. Il était grand, il avait de beaux yeux fort iuleiligents, mais un visage abîmé par la petite vérole; pourde l'esprit, il en avait, et beaucoup, et du plus fin ; on lui accordait de posséder parfaitement la science du droit, mais c'était surtout par l'esprit de ressource qu'il brillait. De quelque sens que pût se présenter une affaire, il trouvait facilement, et en peu d'instants, les moyens fort bien fondés en droit d'arriver à une condamnation ou à un acquittement ; il était surtout le roi des finesses de procureur.

A cet homme, que de grandes monarchies eussent envié au prince de Parme, on ne connaissait qu'une passion : être en conversation

intime avec de grands personnages et leur plaire par des bouffonne

ries. Peu lui importait que l'homme puissant rît de ce qu'il disait ou de sa propre personne, ou fît des plaisanteries révoltantes sur madame Rassi ; pourvu qu'il le vît rire et qu'on le traitât avec, familiarité, il était content. Quelquefois le prince, ne sachant plus comment abuser de la dignité de ce grand juge, lui donnait des coups de pied ; si les coups de pied lui faisaient mal, il se mettait à pleurer. Mais l'instinct de bouffonnerie était si puissant chez lui, qu'on le voyait tous les jours préférer le salon d'un ministre qui le bafouait, à son propre salon où il régnait despotiquement sur toutes les robes noires du pays. Le Rassi s'était surtout fait une position à part, en ce qu'il était impossible au noble le plus insolent de pouvoir l'humilier ; sa façon de se venger des injures qu'il essuyait toute la journée était de les raconter au prince, auquel il s'était acquis le privilège de tout dire ; il est vrai que souvent la réponse était un soufflet bien appliqué et qui faisait mal, mais il ne s'en formalisait aucunement. La présence de ce grand juge distrayait le prince dans ses moments de mauvaise humeur, alors il s'amusait à l'outrager. On voit que Rassi était à peu près l'homme parfait à la cour : sans honneur et sans humeur.

— Il faut du secret avant tout ! lui cria le prince sans le saluer, et le traitant tout à fait comme un cuistre, lui qui était si poli avec tout le monde. De quand voire sentence est-elle datée?

—Altesse Sérénissime, d'hier matin.

—De combien de juges est-elle signée?

—De tous les cinq.

— Et la peine?

— De vingt ans de forteresse, comme Votre Altesse Sérénissime me l'avait dit.

—La peine de mort eût révolté, dit le prince comme se parlant à soi-même, c'est dommage ! Quel effet sur cette femme ! Mais c'est


un del Dongo, et ce nom est révéré dans Parme, à cause des trois archevêques presque successifs...

—Vous me dites vingt ans de forteresse?

—Oui, Altesse Sérénissime, reprit le fiscal Rassi, toujours debout et plié en deux, avec, au préalable, excuse publique devant le portrait de Son Altesse Sérénissime ; de plus, jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis et toutes les veilles des fêtes principales, le sujet, étant d'une impiété notoire. Ceci pour l'avenir et pour casser le cou à sa fortune.

—Ecrivez, dit le prince : K Son Altesse Sérénissime ayant dai- « gné écouter avec bonté les très-humbles supplications de la mar- « quise del Dongo, mère du coupable, et de la duchesse Sanseve- « rina, sa tante, lesquelles ont représenté qu'à l'époque du crime « leur fils et neveu était fort jeune et d'ailleurs égaré par une folle « passion conçue pour la femme du malheureux Giletti, a bien « voulu, malgré l'horreur inspirée par un tel meurtre, commuer la « peine à laquelle Fabrice del Dongo a été condamné, en celle de « douze années de forteresse. »

—Donnez, que je signe.

Le prince signa et data de la veille ; puis, rendant la sentence à Rassi, il lui dit : Ecrivez immédiatement au-dessous de ma signature : « La duchesse Sanseverina s'étant derechef jetée aux genoux « de Son Altesse, le prince a permis que tous les jeudis le coupable « ait une heure de promenade sur la plate-forme de la tour carrée, « vulgairement appelée tour Farnèse. »

—Signez cela, dit le prince, et surtout bouche close, quoi que vous puissiez entendre par la ville. Vous direz au conseiller De' Capitani, qui a voté pour deux ans de forteresse et qui a même péroré en faveur de cette opinion ridicule, que je l'engage à relire les lois et règlements. Derechef, silence, et bonsoir. Le fiscal Rassi fit avec beaucoup de lenteur trois profondes révérences que le prince ne regarda pas.

Ceci se passait à sept heures du matin. Quelques heures plus tard, la nouvelle de l'exil de la marquise Raversi se répandait dans la ville et dans les cafés, tout le monde parlait à la fois de ce grand événement. L'exil de la marquise chassa pour quelque temps de Parme cet implacable ennemi des petites villes et des petites cours, l'ennui. Le général Fabio Conti, qui s'était cru ministre, prétexta une attaque de goutte, et pendant plusieurs jours ne sortit point de sa forteresse. La bourgeoisie, et par suite le peuple, conclurent, de ce qui se passait, qu'il était clair que le prince avait résolu de donner l'archevêché de Parme à monsignor del Dongo. Les fins politi¬


ques de café allèrent même jusqu'à prétendre qu'on avait engagé le père Landriani, l'archevêque actuel, à feindre une maladie et à présenter sa démission ; on lui accorderait une grosse pension sur la ferme du tabac, ils en étaient sûrs ; ce bruit vint jusqu'à l'archevêque qui s'en alarma fort, et pendant quelques jours son zèle pour notre héros en fut grandement paralysé. Deux mois après, cette belle nouvelle se trouvait dans les journaux de Paris, avec ce petit changement, que celait le comte de Mosca, neveu de la duchesse de Sanseverina, qui allait être fait archevêque.

La marquise Raversi était furibonde dans son château de Velleja ; ce n'était point une femmelette, de celles qui croient se venger en lançant des propos outrageants contre leurs ennemis. Dés le lendemain de sa disgrâce, le chevalier Riscara et trois autres de ses amis se présentèrent au prince par sion ordre, et lui demanderent la permission d'aller la voir à son Château. L'Altesse reçut ces messieurs avec une grâce parfaite, et leur arrivée à Velleja fut une grande consolation pour la marquise. Avant la fin de là seconde semaine, elle avait trente personnes dans son château, tous ceux que le ministère libéral devait porter aux places. Chaque soir la marquise tenait un conseil régulier avec les mieux informés de ses amis. Un jour qu'elle avait reçu beaucoup de lettres de Parme et de Bologne, elle se retira dé bonne heure : la femme de chambre favorite introduisit d'abord l'amant régnant, le comte Baldi, jeune homme d'une admirable figtire et fort insignifiant ; et plus tard, le le chevalier Riscara son prédécesseur : celui-ci était un petit homme noir au physique et au moral, qui, ayant commencé par être répétiteur de géométrie au collège des nobles à Parme, se voyait maintenant conseiller d'Etat et chevalier de plusieurs ordres.

— J'ai la bonne habitude, dit la marquise à ces deux hommes, de ne détruire jamais aucun papier, et bien m'en prend ; voici neuf lettres que la Sanseverina m'a écrites en différentes occasions. Vous allez partir tous les deux pour Gênes, vous chercherez parmi les galériens un ex-notaire nommé Burati, comme le grand poëte de Venise, ou Durati. Vous, comte Baldi, placez-vous à mon bureau et écrivez ce que je Vais vous dicter.

« Une idée me vient et je t'écris ce mot. Je vais à ma chaumière à près dé Castelnovo : si tu veux venir passer douze heures avec « moi, je serai bien heureuse : il n'y a, ce me semble, pas grand « danger après ce qui vient de se passer ; les nuages s'éclaircissent. « Cependant arrête-toi avant d'entrée dans Castelnovo ; tu trouve- « ras sur là route un de mes gens, ils t'aiment lotis à la folie. Tu « garderas ; bien entendu, lé nom dé Bossi pour ce petit Voyage.


« On dit que lu as de la barbe comme le plus admirable capucin, et « l'on ne t'a vu à Parme qu'avec la figure décente d'un grand « vicaire.

— Comprends-tu, Riscara?

— Parfaitement ; mais le voyage à Gênes est un luxe inutile ; je connais un homme dans Parme qui, à la vérité, n'est pas encore aux galères, mais qui ne peut manquer d'y arriver. Il contrefera admirablement l'écriture de la Sanseverina. »

A ces mots, le comte Baldi ouvrit démesurément ses yeux si beaux ; il comprenait seulement.

—Si tu connais ce digne personnage de Parme, pour lequel tu espères de l'avancement, dit la marquise à Riscara, apparemment qu'il te connaît aussi ; sa maîtresse, son confesseur, son ami, peuvent être vendus à la Sanseverina ; j'aime mieux différer cette petite plaisanterie de quelques jours, et ne m'exposer à aucun hasard. Partez dans deux heures comme de bons petits agneaux, ne voyez âme qui vive à Gênes, et revenez bien vite. Le chevalier Riscara s'enfuit eu riant, et parlant du nez comme Polichinelle : Il faut préparer les paquets, disait-il en courant d'une façon burlesque. Il voulait laisser Baldi seul avec la dame. Cinq jours après, Riscara ramena à la marquise son comte Baldi tout écorché : pour abréger de six lieues, on lui avait fait passer une montagne a dos de mulet ; il jurait qu'on ne le reprendrait plus à faire de grands voyages. Baldi remit à la marquise trois exemplaires de la lettre qu'elle lui avait dictée, et cinq ou six autres lettres de la même écriture, composées par. Riscara, et dont on pourrait peut être tirer parti par la suite. L'une de ces lettres contenait de fort jolies plaisanteries sur les peurs que le prince avait la nuit, et sur la déplorable maigreur de la marquise Balbi, sa maîtresse, laquelle laissait, dit-on, la marque d'une pincette sur le coussin des bergères après s'y être assise un instant. On eût juré que toutes ces lettres étaient écrites de la main de madame Sanseverina.

—Maintenant je sais à n'en pas douter, dit la. marquise, que l'ami du coeur, que le Fabrice est à Bologne ou dans les environs...

—Je suis trop malade, s'écria le comte Baldi en l'interrompant ; je demande en grâce d'être dispensé de ce second voyage, ou du moins je voudrais obtenir quelques jours de repos pour remettre ma santé.

—Je vais plaider votre cause, dit Riscara ; il se leva et parla bas à la marquise.

— Eh bien, soit, j'y consens, répondit-elle en souriant.


— Rassurez-vous, vous ne partirez point, dit la marquise a Baldi d'un air assez dédaigneux.

—Merci, s'écria celui-ci avec l'accent du coeur. En effet, Riscara monta seul en chaise de poste. Il était à peine à Bologne depuis deux jours, lorsqu'il aperçut dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. Diable! se dit-il, il paraît que notre futur archevêque ne se gène point; il faudra faire connaître ceci à la duchesse, qui en sera charmée. Riscara n'eut que la peine de suivre Fabrice pour savoir son logement ; le lendemain matin, celui-ci reçut par nu courrier la lettre de fabrique génoise; il la trouva un peu courte, mais du reste n'eut aucun soupçon. L'idée de revoir la duchesse et le comte le rendit fou de bonheur, et quoi que put dire Ludovic, il prit un cheval à la poste et partit au galop. Sans s'en douter, il était suivi à peu de distance par le chevalier Riscara, qui, en arrivant, à six lieues de Parme, à la poste avant Castelnovo, eut le plaisir de voir un grand attroupement dans la place devant la prison du lieu ; on venait d'y conduire notre héros, reconnu à la poste, comme il changeait de cheval, par deux sbires choisis et envoyés par le comte Zurla.

Les petits yeux du chevalier Riscara brillèrent de joie ; il vérifia avec une patience exemplaire tout ce qui venait d'arriver dans ce petit village, puis expédia un courrier à la marquise Raversi. Après quoi, courant les rues comme pour voir l'église fort curieuse, et ensuite pour chercher un tableau du Parmésan qu'on lui avait dit exister dans le pays, il rencontra enfin le podestat qui s'empressa de rendre ses hommages à un conseiller d'Etat. Riscara, eut l'air étonné qu'il n'eût pas envoyé sur-le-champ à la citadelle de Parme le conspirateur qu'il avait eu le bonheur de faire arrêter.

—On pourrait craindre, ajouta Riscara d'un air froid, que ses nombreux amis qui le cherchaient avant-hier pour favoriser son passage à travers les Etats de Son Altesse Sérénissime, ne rencontrent les gendarmes ; ces rebelles étaient bien douze ou quinze à cheval.

— Intelligenti pauca ! s'écria le podestat d'un air malin.

XV

Deux heures plus tard, le pauvre Fabrice, garni de menottes et attaché par une longue chaîne à la sediola même dans laquelle on


l'avait fait monter, partait pour la citadelle de Parme, escorté par huit gendarmes. Ceux-ci avaient l'ordre d'emmener avec eux tous les gendarmes stationnés dans les villages que le cortège devait traverser ; le podestat lui-même suivait ce prisonnier d'importance. Sur les sept heures après midi, la sediola, escortée par tous les gamins de Parme et par trente gendarmes, traversa la belle promenade, passa devant le petit palais qu'habitait la Fausta quelques mois auparavant, et enfin se présenta à la porte extérieure de la citadelle à l'instant où le général Fabio Conti et sa fille allaient sortir. La voiture du gouverneur s'arrêta avant, d'arriver au pont-levis pour laisser entrer la sediola à laquelle Fabrice était attaché ; le général cria aussitôt que l'on fermât les portes de la citadelle, et se hâta de descendre au bureau d'entrée pour voir un peu ce dont il s'agissait ; il ne fut pas peu surpris quand il reconnut le prisonnier, lequel était devenu tout roide, attaché à sa sediola pendant une aussi longue route ; quatre gendarmes l'avaient enlevé et le portaient au bureau d'écrou. J'ai donc en mon pouvoir, se dit le vaniteux gouverneur, ce fameux Fabrice del Dongo, dont on dirait que depuis près d'un an la haute société de Parme a juré de s'occuper exclusivement !

Vingt fois le général l'avait rencontré à la cour, chez la duchesse et ailleurs; mais il se garda bien de témoigner qu'il le connaissait; il eût craint de se compromettre.

—Que l'on dresse, cria-t-il au commis de la prison, un procésverbal fort circonstancié de la remise qui m'est faite du prisonnier par le digne podestat de Castelnovo.

Barbone, le commis, personnage terrible par le volume de sa barbe et sa tournure martiale, prit un air plus important que de coutume, on eût dit un geôlier allemand. Croyant savoir que c'était surtout la duchesse Sanseverina qui avait empêché son maître, le gouverneur, de devenir ministre de la guerre, il fut d'une insolence plus qu'ordinaire envers le prisonnier ; il lui adressait la parole en l'appelant voi, ce qui est en Italie la façon de parler aux domestiques.

—Je suis prélat de la sainte Eglise romaine, lui dit Fabrice avec fermeté, et grand vicaire de ce diocese ; ma naissance seule me donne droit aux égards.

—Je n'en sais rien ! répliqua le commis avec impertinence ; prouvez vos assertions en exhibant les brevets qui vous donnent droit à ces titres fort respectables. Fabrice n'avait point de brevets et ne répondit pas. Le général Fabio Conti, debout à côté de son commis, le regardait écrire sans lever les yeux sur le prisonnier,


afin de n'être pas obligé de dire qu'il était réellement Fabrice del Dongo.

Tout à coup Clélia Conti, qui attendait en voiture, entendit un tapage effroyable dans le corps de garde. Le commis Barbone faisant une description insolente et fort longue de la personne du prisonnier, lui ordonna d'ouvrir ses vêlements, afin que l'on pût vérifier et constater le nombre et l'état des égratignures reçues lors de l'affaire Giletti.

—Je ne puis, dit Fabrice souriant amèrement ; je me trouve hors d'état d'obéir aux ordres de monsieur, les menottes m'en empêchent !

— Quoi ! s'écria le général d'un air naïf, le prisonnier a des menottes ! dans l'intérieur de la forteresse ! cela est contre les règlements, il faut un ordre ad hoc : ôtez-lui les menottes.

Fabrice le regarda. Voilà un plaisant jésuite ! pensa-t-il ; il y a une heure qu'il me voit ces menottes qui me gênent horriblement, et il fait l'étonné !

Les menottes furent ôtées par les gendarmes : ils venaient d'apprendre que Fabrice était neveu de la duchesse Sanseverina, et se hâtèrent de lui montrer une politesse mielleuse qui faisait contraste avec la grossièreté du commis ; celui-ci en parut piqué et dit à Fabrice qui restait immobile :

—Allons donc ! dépêchons , montrez-nous ces égratignures que vous avez reçues du pauvre Giletti, lors de l'assassinat. D'un saut, Fabrice s'élança sur le commis, et lui donna un soufflet tel, que le Barbone tomba de sa chaise sur les jambes du général. Les gendarmes s'emparèrent des bras de Fabrice qui restait immobile ; le général lui-même et deux gendarmes qui étaient à ses côtés se hâtèrent de relever le commis dont la figure saignait abondamment. Deux gendarmes plus éloignés coururent fermer la porte du bureau, dans l'idée que le prisonnier cherchait à s'évader. Le brigadier qui les commandait pensa que le jeune del Dongo ne pouvait pas tenter une fuite bien sérieuse, puisque enfin il se trouvait dans l'intérieur de la citadelle; toutefois il sapprocha de la fenêtre pour empêcher le désordre, et par un instinct de gendarme. Vis-à-vis de celte fenêtre ouverte, et à deux pas, se trouvait arrêtée la voiture du général : Clélia s'était blottie dans le fond, afin de ne pas être témoin de la triste scène qui se passait au bureau ; lorsqu'elle entendit tout ce bruit elle regarda.

—Que se passe-t-il? dit-elle au brigadier.

— Mademoiselle, c'est le jeune Fabrice del Dongo qui vient d'appliquer un fier soufflet à cet insolent de Barbone !

— Quoi ! c'est M. del Dongo qu'on amène en prison ?


—Eh ! sans doute, dit le brigadier ; c'est à cause de la haute naissance de ce pauvre jeune homme que l'on fait tant de cérémonies ; je croyais que mademoiselle était au fait. Clélia ne quitta plus la portière ; quand les gendarmes qui entouraient la table s'écartaient un peu, elle apercevait le prisonnier. Qui m'eût dit, pensait-elle, que je le reverrais pour la première fois dans cette triste situation, quand je le rencontrai sur la roule du lac de Côme ?... Il me donna la main pour monter dans le carrosse de sa mère... Il se trouvait déjà avec la duchesse ! Leurs amours avaient-ils commencé à cette époque ?

Il faut apprendre au lecteur que dans le parti libéral dirigé par la marquise Raversi et le général Conti, on affectait de ne pas douter de la tendre liaison qui devait exister entre Fabrice et la duchesse. Le comte Mosca, qu'on abhorrait, était pour sa duperie l'objet d'éternelles plaisanteries.

Ainsi, pensa Clélia, le voilà prisonnier et prisonnier de ses ennemis ! car au fond, le comte Mosca, quand on voudrait le croire un ange, va se trouver ravi de cette capture.

Un accès de gros rire éclata dans le corps de garde.

— Jacopo, dit-elle au brigadier d'une voix émue, que se passe-t-il donc ?

—Le général a demandé avec vigueur au prisonnier pourquoi il avait frappé Barbone : monsignor Fabrice a répondu froidement : Il m'a appelé assassin, qu'il montre les litres et brevets qui l'autorisent à me donner ce titre ; et l'on rit.

Un geôlier, qui savait écrire remplaça Barbone ; Clélia vit sortir celui-ci, qui essuyait avec son mouchoir le sang qui coulait en abondance de son affreuse figure ; il jurait comme un païen : Ce f..... Fabrice, disait-il à très-haute voix, ne mourra jamais que de ma main. Je volerai le bourreau, etc., etc. Il s'était arrêté entre la fenêtre du bureau et la voiture du général pour regarder Fabrice, et ses jurements redoublaient.

—Passez votre chemin, lui dit le brigadier ; on ne jure point ainsi devant mademoiselle.

Barbone leva la tête pour regarder dans la voiture, Ses yeux rencontrèrent ceux de Clélia à laquelle un cri d'horreur échappa ; jamais elle n'avait vu d'aussi près une expression de figure tellement atroce. Il tuera Fabrice ! se dit-elle, il faut que je prévienne don Cesare. C'était son oncle, l'un des prêtres les plus respectables de la ville ; le général Conti, son frère, lui avait fait avoir la place d'économe et de premier aumônier de la prison.

Le général remonta en voiture.


— Veux-tu rentrer chez loi, dit-il à sa fille, ou m'attendre peut-être longtemps dans la cour du palais? il faut que j'aille rendre compte de tout ceci au souverain.

Fabrice sortait du bureau escorté par trois gendarmes ; on le conduisait à la chambre qu'on lui avait destinée : Clélia regardait par la portière, le prisonnier était fort prés d'elle. En ce moment elle répondit à la question de son père par ces mots : Je vous suivrai. Fabrice, entendant prononcer ces paroles tout près de lui, leva les yeux et rencontra le regard de la jeune fille. Il fut frappé surtout de l'expression de mélancolie de sa figure. Comme elle est embellie, pensa-t-il, depuis notre rencontre près de Côme ! quelle expression de pensée profonde!... On a raison de la comparer à la duchesse; quelle physionomie-angélique ! Barbone, le commis sanglant, qui ne s'était pas placé prés de la voilure sans intention, arrêta d'un geste les trois gendarmes qui conduisaient Fabrice, et faisant le tour de la voiture par derrière, pour arriver à la portière prés de laquelle était le général :

—Comme le prisonnier a fait acte de violence dans l'intérieur de la citadelle, lui dit-il, en vertu de l'article 157 du règlement, n'y aurait-il pas lieu de lui appliquer les menottes pour trois jours ?

—Allez au diable! s'écria le général, que cette arrestation ne laissait pas d'embarrasser. Il s'agissait pour lui de ne pousser à bout ni la duchesse ni le comte Mosca : et d'ailleurs, dans quel sens le comte allait-il prendre cette affaire? au fond, le meurtre d'un Giletti était une bagatelle, et l'intrigue seule était parvenue à en faire quelque chose.

Durant ce court dialogue, Fabrice était superbe au milieu de ces gendarmes, c'était bien la mine la plus fière et la plus noble ; ses traits fins et délicats, et le sourire de mépris qui errait sur ses lèvres, faisaient un charmant contraste avec les apparences grossières des gendarmes qui l'entouraient. Mais tout cela ne formait pour ainsi dire que la partie extérieure de sa physionomie ; il était ravi de la céleste beauté de Clélia, et son oeil trahissait toute sa surprise. Elle, profondément pensive, n'avait pas songé à retirer la tête de la portière ; il la salua avec le demi-sourire le plus respectueux ; puis, après un instant :

—Il me semble, mademoiselle, lui dit-il, qu'autrefois, prés d'un lac, j'ai déjà eu l'honneur de vous rencontrer avec accompagnement de gendarmes.

Clélia rougit et fut tellement interdite, qu'elle ne trouva aucune parole pour répondre. Quel air noble nu milieu de ces êtres grossiers ! se disait-elle au moment où Fabrice lui adressa la parole. La profonde pitié, et nous dirons presque l'attendrissement où elle était


plongée, lui ôtérent la présence d'esprit nécessaire pour trouver un mot quelconque, elle s'aperçut de son silence et rougit encore davantage. En ce moment on tirait avec violence les verrous de la grande porte de la citadelle, la voiture de Son Excellence n'attendait-elle pas depuis une minute au moins? Le bruit fut si violent sous cette voûte, que, quand même Clélia aurait trouvé quelque mot pour répondre, Fabrice n'aurait pu entendre ses paroles.

Emportée par les chevaux qui avaient pris le galop aussitôt après le pont-levis, Clélia se disait : Il m'aura trouvée bien ridicule ! Puis tout à coup elle ajouta : Non pas seulement ridicule ; il aura cru voir en moi une âme basse, il aura pensé que je ne répondais pas à son salut parce qu'il est prisonnier et moi fille du gouverneur.

Cette idée fut du désespoir pour cette jeune fille qui avait l'âme élevée. Ce qui rend mon procédé tout à fait avilissant, ajouta-t-elle, c'est que jadis, quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, aussi avec accompagnement de gendarmes, comme il le dit, c'était moi qui me trouvais prisonnière, et lui me rendait service et me tirait d'un fort grand embarras... Oui, il faut en convenir, mon procédé est complet, c'est à la fois de la grossièreté et de l'ingratitude. Hélas ! le pauvre jeune homme ! maintenant qu'il est dans le malheur tout le monde va se montrer ingrat envers lui. Il m'avait bien dit alors : Vous souviendrez-vous de mon nom à Parme? Combien il me méprise à l'heure qu'il est! Un mot poli était si facile à dire ! Il faut l'avouer, oui, ma conduite a été atroce avec lui. Jadis, sans l'offre généreuse de la voiture de sa mère, j'aurais dû suivre les gendarmes à pied dans la poussière, ou. ce qui est bien pis, monter en croupe derrière un de ces gens-là ; c'était alors mon père qui était arrêté et moi sans défense ! Oui, mon procédé est complet. Et combien un être comme lui a dû le sentir vivement ! Quel contraste entre sa physionomie si noble et mon procédé ! Quelle noblesse ! quelle sérénité! Comme il avait l'air d'un héros entouré de ses vils ennemis! Je comprends maintenant la passion de la duchesse : puisqu'il est ainsi au milieu d'un événement contrariant et qui peut avoir des suites affreuses, quel ne doit-il pas paraître lorsque son âme est heureuse !

Le carrosse du gouverneur de la citadelle resta plus d'une heure et demie dans la cour du palais, et toutefois, lorsque le général descendit de chez le prince, Clélia ne trouva point qu'il y fût resté trop longtemps.

— Quelle est la volonté de Son Altesse ? demanda Clélia.

—Sa parole a dit : la prison ! et son regard : la mort !

—La mort ! grand Dieu ! s'écria Clélia.


— Allons, tais-toi ! reprit le général avec humeur ; que je suis sot de répondre à un enfant !

Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingt marches qui conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plate-forme de la grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s'opérer dans son sort. Quel regard ! se disait-il ; que de choses il exprimait ! quelle profonde pitié ! Elle avait l'air de dire : la Vie est un tel tissu de malheurs ! Ne vous affligez point trop de ce qui vous arrive ! est-ce que nous ne sommes point ici-bas pour être infortunés? Comme ses yeux si beaux restaient attachés sur moi, même quand les chevaux s'avançaient avec tant de bruit sous la voûte !

Fabrice oubliait complètement d'être malheureux.

Clélia suivit son père dans plusieurs salons ; au commencement de la soirée, personne ne savait encore la nouvelle de l'arrestation du grand coupable, car ce fut le nom que les courtisans donnèrent deux heures plus tard à ce pauvre jeune homme imprudent.

On remarqua ce soir-là plus d'animation que de coutume dans la figure de Clélia ; or, l'animation, l'air de prendre part à ce qui l'environnait, étaient surtout ce qui manquait à cette belle personne. Quand on comparait sa beauté à celle de la duchesse, c'était surtout cet air de n'être émue par rien, cette façon d'être Comme au-dessus de toutes choses, qui faisaient pencher la balance en faveur de sa rivale. En Angleterre, en France, pays de vanité, on eût été probablement d'un avis tout opposé, Clélia Conti était une jeune fille encore un peu trop svelte que l'on pouvait comparer aux belles figures du Guide ; nous ne dissimulerons point que, suivant les données de la beauté grecque, on eût pu reprocher à cette tête des traits un peu marqués, par exemple, les lèvres remplies de la grâce la plus touchante étaient un peu fortes.

L'admirable singularité de cette figure dans laquelle éclataient les grâces naïves et l'empreinte céleste de l'âme la plus noble, c'est que, bien que de la plus rare et plus singulière beauté, elle ne ressemblait en aucune façon aux têtes de statues grecques. La duchesse avait au contraire un peu trop de la beauté connue de l'idéal, et sa tête vraiment lombarde rappelait le sourire voluptueux et la tendre mélancolie des belles Hérodiades de Léonard de Vinci. Autant la duchesse était sémillante, pétillante d'esprit et de malice, s'attachant avec passion, si l'on peut parler ainsi, à tous les sujets que le courant de la conversation amenait devant les yeux de son âme, autant Clélia se montrait calme et lente à s'émouvoir, soit par mépris de


ce qui l'entourait, soit par regret de quelque chimère absente. Longtemps on avait cru qu'elle finirait par embrasser la vie religieuse. A vingt ans on lui voyait de la répugnance à aller au bal, et si elle y suivait son père, ce n'était que par obéissance et pour ne pas nuire aux intérêts de son ambition.

Il me sera donc impossible, répétait trop souvent l'âme vulgaire du général, le ciel m'ayant donné pour fille la plus belle personne des Etats de notre souverain, et la plus vertueuse, d'en tirer quelque parti pour l'avancement de ma fortune ! Ma vie est trop isolée, je n'ai qu'elle au monde, et il me faut de toute nécessité une famille qui m'étaye dans le monde, et qui me donne un certain nombre de salons, où mon mérite et surtout mon aptitude au ministère soient posées comme bases inattaquables de tout raisonnement politique. Eh bien, ma fille si belle, si sage, et pieuse, prend de l'humeur dés qu'un jeune homme bien établi à la cour entreprend dé lui faire agréer ses hommages. Ce prétendant est-il éconduit, son caractère devient moins sombre, et je la vois presque gaie, jusqu'à ce qu'un autre épouseur se mette sur les rangs. Le plus bel homme de la cour, le comte Baldi, s'est présenté et a déplu ; l'homme le plus riche des Etats de Son Altesse, le marquis Crescenzi, lui a succédé, elle prétend qu'il ferait son malheur.

Décidément, disait d'autres fois le général, les yeux de ma fille sont plus beaux que ceux de la duchesse, en cela surtout qu'en de rares occasions ils sont susceptibles d'une expression plus profonde ; mais cette expression magnifique, quand est-ce qu'on la lui voit? jamais dans un salon où elle pourrait lui faire honneur, mais bien à la promenade, seule avec moi, où elle se laissera attendrir, par exemple, par le malheur de quelque manant hideux. Conserve quelque souvenir de ce regard sublime, lui dis-je quelquefois, pour les salons où nous paraîtrons ce soir. Point : daigne-t-elle me suivre dans le monde, sa figure noble et pure offre l'expression assez hautaine et peu encourageante de l'obéissance passive. Le général n'épargnait aucune démarche, comme on voit, pour se trouver un gendre convenable, mais il disait vrai.

Les courtisans, qui n'ont rien à regarder dans leur âme, sont attentifs à tout : ils avaient remarqué que c'était surtout dans ces jours où Clélia ne pouvait prendre sur elle de s'élancer hors de ses chères rêveries et de feindre de l'intérêt pour quelque chose que la duchesse aimait à s'arrêter auprès d'elle et cherchait à la faire parler. Clélia avait des cheveux blonds cendrés, se détachant, par un effet trés-doux, sur des joues d'un coloris fin, mais eu général un peu trop pâle. Là forme seule du front eût pu an¬


noncer à un observateur attentif que cet air si noble, cette démarche tellement au-dessus des grâces vulgaires, tenaient à une profonde incurie pour tout ce qui est vulgaire. C'était l'absence et non pas l'impossibilité de l'intérêt pour quelque chose. Depuis que son pére était gouverneur de la citadelle, Clélia, se trouvait heureuse, ou du moins exemple de chagrins, dans son appartement si élevé. Le nombre effroyable de marches qu'il fallait monter pour arriver à ce palais du gouverneur, situé sur l'esplanade de la grosse tour, éloignait les visites ennuyeuses, et Clélia, par cette raison matérielle, jouissait de la liberté du couvent ; c'était presque là tout l'idéal de bonheur que, dans un temps, elle avait songé à demander à la vie religieuse. Elle était saisie d'une sorte d'horreur à la seule pensée de mettre sa chère solitude et ces pensées intimes à la disposition d'un jeune homme, que le titre de mari autoriserait à troubler toute cette vie intérieure. Si par la solitude elle n'atteignait pas au bonheur, du moins elle était parvenue à éviter les sensations trop douloureuses.

Le jour où Fabrice fut conduit à la forteresse, la duchesse rencontra Clélia à la soirée du ministre de l'intérieur, comte Zurla ; tout le monde faisait cercle autour d'elles : ce soir-là, la beauté de Clélia l'emportait sur celle de la duchesse. Les veux de la jeune fille avaient une expression si singulière et si profonde, qu'ils en étaient presque indiscrets : il y avait de la pitié, il y avait aussi de l'indignation et de la colère dans ses regards. La gaieté et les idées brillantes de la duchesse semblaient jeter Clélia dans des moments de douleur allant jusqu'à l'horreur. Quels vont être les cris et les gémissements de la pauvre femme, se disait-elle, lorsqu'elle va savoir que son amant, ce jeune homme d'un si grand coeur et d'une physionomie si noble, vient d'être jeté en prison ! Et ces regards du souverain qui le condamnent à mort ! O pouvoir absolu, quand cesseras-tu de peser sur l'Italie ! O âmes vénales et basses ! Et je suis fille d'un geôlier ! et je n'ai point démenti ce noble caractère en ne daignant pas répondre à Fabrice? et autrefois il fut mon bienfaiteur ! Que pense-t-il de moi à cette heure, seul dans sa chambre et en tête à tête avec sa petite lampe? Révoltée par celte idée, Clélia jetait des regards d'horreur sur la magnifique, illumination des salons du ministre de l'intérieur.

Jamais, se disait-on dans le cercle de courtisans qui se formait autour des deux beautés à la mode, et qui cherchait à se mêler à leur conversation, jamais elles ne se sont parlé d'un air si animé et en même temps si intime. La duchesse, toujours attentive à conjurer les haines excitées par le premier ministre, aurait-elle songé à quel¬


que grand mariage en faveur de la Clélia ? Cette conjecture était appuyée sur une circonstance qui jusque-là ne s'était jamais présentée à l'observation de la cour : les yeux de la jeune fille avaient plus de feu, et même, si l'on peut ainsi dire, plus de passion que ceux de la belle duchesse. Celle-ci, de son côté, était étonnée, et, l'on peut dire à sa gloire, ravie des grâces si nouvelles qu'elle découvrait dans la jeune solitaire ; depuis une heure elle la regardait avec un plaisir assez rarement senti à la vue d'une rivale. Mais que se passe-t-il donc? se demandait la duchesse; jamais Clélia n'a été aussi belle et l'on peut dire aussi touchante : son coeur aurait-il parlé ?... Mais, en ce cas-là, certes, c'est de l'amour malheureux, il y a de la sombre douleur au fond de cette animation si nouvelle... Mais l'amour malheureux se tait. S'agirait-il de ramener un inconstant par un succès dans le monde ? Et la duchesse regardait avec attention les jeunes gens qui les environnaient. Elle ne voyait nulle part d'expression singulière, c'était toujours de la fatuité plus ou moins contente. Mais il y a du miracle ici, se disait la duchesse, piquée de ne pas deviner. Où est le comte Mosca, cet être si fin? Non, je ne me trompe point, Clélia me regarde avec attention et comme si j'étais pour elle l'objet d'un intérêt tout nouveau. Est-ce l'effet de quelque ordre donné par son père, ce vil courtisan ? Je croyais cette âme noble et jeune incapable de se ravaler à des intérêts d'argent. Le général Fabio Conti aurait-il quelque demande décisive à faire au comte ?

Vers les dix heures, un ami de la duchesse s'approcha et lui dit deux mots à voix basse ; elle pâlit excessivement ; Clélia lui prit la main et osa la lui serrer.

— Je vous remercie et je vous comprends maintenant... vous avez une belle âme, dit la duchesse, faisant, effort sur elle-même ; elle eut à peine la force de prononcer ce peu de mots. Elle adressa beaucoup de sourires a la maîtresse de la maison qui se leva pour l'accompagner jusqu'à la porte du dernier salon : ces honneurs n'étaient dus qu'à des princesses du sang et faisaient pour la duchesse un cruel contre-sens avec sa position présente. Aussi elle sourit beaucoup à la comtesse Zurla, mais malgré des efforts inouïs ne put jamais lui adresser un seul mot.

Les yeux de Clélia se remplirent de larmes en voyant passer la duchesse au milieu de ces salons peuplés alors de ce qu'il y avait de plus brillant dans la société. Que va devenir celte pauvre femme, se dit-elle, quand elle se trouvera seule dans sa voiture? Ce serait une indiscrétion à moi de m'offrir pour l'accompagner, je n'ose... Combien le pauvre prisonnier, assis dans quelque affreuse chambre, serait consolé pourtant s'il savait qu'il est aimé à ce point !


Quelle solitude affreuse que celle dans laquelle on l'a plongé ! et nous, nous sommes ici dans ces salons si brillants, quelle horreur ! y aurait-il un moyen de lui faireparvenir un mot? Grand Dieu ! ce serait trahir mon père ; sa situation est si délicate entre les deux partis ! Que devient-il s'il s'expose à la haine passionnée de la duchesse qui dispose de la volonté du premier ministre, lequel est le maître dans les trois quarts des affaires ? D'un autre côté le prince s'occupe sans cesse de ce qui se passe à la forteresse, et il n'entend pas raillerie sur ce sujet : la peur rend cruel... Dans tous les cas, Fabrice (Clélia ne disait plus M. del Dongo)est bien autrement à plaindre !... il s'agit pour lui de bien autre chose que du danger de perdre une place lucrative !... Et la duchesse !... Quelle terrible passion que l'amour !... et cependant tous ces menteurs du monde en parlent comme d'une source de bonheur ! On plaint les femmes âgées parce qu'elles ne peuvent plus ressentir ou inspirer de l'amour... Jamais je n'oublierai ce que je viens de voir; quel changement subit ! Comme les yeux de la duchesse, si beaux, si radieux, sont devenus mornes, éteints, après le mot fatal que le marquis N... est venu lui dire!... Il faut que Fabrice soit bien digne d'être aimé !

Au milieu de ces réflexions fort sérieuses et qui occupaient toute l'âme de Clélia, les propos complimenteurs qui l'entouraient toujours lui semblèrent plus désagréables encore que de coutume. Pour s'en délivrer, elle s'approcha d'une fenêtre ouverte et à demi voilée par un rideau de taffetas ; elle espérait que personne n'aurait la hardiesse de la suivre dans cette sorte de retraite..Cette fenêtre donnait sur un petit bois d'orangers en pleine terre : à la vérité, chaque hiver on était obligé de les recouvrir d'un toit. Clélia respirait avec délices le parfum de ces fleurs, et ce plaisir semblait rendre un peu de calme à son âme... Je lui ai trouvé l'air fort noble, pensa-t-elle, mais inspirer une telle passion à une femme si distinguée !... Elle a eu la gloire de refuser les hommages du prince, et si elle eût daigné le vouloir, elle eût été la reine de ses Etats... Mon pére dit que la passion du souverain allait jusqu'à l'épouser si jamais il fût devenu libre... Et cet amour pour Fabrice dure depuis si longtemps ! car il y a bien cinq ans que nous les rencontrâmes prés du lac de Côme... Oui, il y a bien cinq ans, se dit-elle après un instant de réflexion. J'en fus frappée même alors, où tant de choses passaient inaperçues devant mes yeux d'enfant. Comme ces deux dames semblaient admirer Fabrice !...

Clélia remarqua avec joie qu'aucun des jeunes gens qui lui parlaient avec tant d'empressement n'avait osé se rapprocher du balcon. L'un d'eux, le marquis Crescenzi, avait fait quelques pas dans


ce sens, puis s'était arrêté auprès d'une table de jeu. Si au moins, se disait-elle, sous ma petite fenêtre du palais de la forteresse, la seule qui ait de l'ombre, j'avais la vue de jolis orangers, tels que ceux-ci, mes idées seraient moins tristes; mais pour toute perspective les énormes pierres de taille de la tour Farnèse... Ah ! s'écria-t-elle en faisant un mouvement, c'est peut-être là qu'on l'aura placé. Qu'il me tarde de pouvoir parler à don Cesare I il sera moins sévère que le général. Mon pére ne me dira rien certainement en rentrant à la forteresse, mais je saurai tout par don Cesare... J'ai de l'argent, je pourrais acheter quelques orangers qui, placés sous la fenêtre de ma volière, m'empêcheraient de voir ce gros mur de la tour Farnèse. Combien il va m'être plus odieux encore maintenant que je connais l'une des personnes qu'il cache à la lumière !... Oui, c'est bien la troisième fois que je l'ai vu ; une fois à la cour, au bal du jour de naissance de la princesse ; aujourd'hui, entouré de trois gendarmes, pendant que cet horrible Barbone sollicitait les menottes contre lui, et enfin près du lac de Côme... Il y a bien cinq ans de cela Quel air de mauvais garnement il avait alors ! quels yeux il faisait aux gendarmes, et quels regards singuliers sa mère et sa tante lui adressaient ! Certainement il y avait ce jour-là quelque secret, quelque chose de particulier entre eux ; dans le temps, j'eus l'idée que lui aussi avait peur des gendarmes... Clélia tressaillit ; mais que j'étais ignorante ! Sans doute, déjà dans ce temps, la duchesse avait de l'intérêt pour lui... Comme il nous fit rire au bout de quelques moments, quand ces dames, malgré leur préoccupation évidente, se furent un peu accoutumées à la présence d'une étrangère !... et ce soir j'ai pu ne pas répondre au mot qu'il m'a adressé... O ignorance et timidité ! combien souvent vous ressemblez à ce qu'il y a de plus noir! Et je suis ainsi à vingt ans passés !... J'avais bien raison de songer au cloître ; réellement je ne suis faite que pour la retraite. Digne fille d'un geôlier ! se sera-t-il dit. Il me méprise, et dés qu'il pourra écrire à la duchesse, il parlera de mon manque d'égard, et la duchesse me croira une petite fille bien fausse ; car enfin ce soir elle a pu me croire remplie de sensibilité pour son malheur.

Clélia s'aperçut que quelqu'un s'approchait et apparemment dans le dessein de se placer à côté d'elle au balcon de fer de cette fenêtre; elle en fut contrariée, quoiqu'elle se fit des reproches ; les rêveries auxquelles on l'arrachait n'étaient point sans quelque douceur. Voilà un importun que je vais joliment recevoir! pensa-t-elle. Elle tournait la tête avec un regard altier, lorsqu'elle aperçut la figure timide de l'archevêque qui s'approchait du balcon par de petits mouvements insensibles. Ce saint homme n'a point


d'usage, pensa Clélia. Pourquoi venir troubler une pauvre fille telle que moi? Ma tranquillité est tout ce que je possède. Elle le saluait avec respect, mais aussi d'un air hautain, quand le prélat lui dit :

— Mademoiselle, savez-vous l'horrible nouvelle ?

Les yeux de la jeune fille avaient déjà pris une toute autre expression ; mais, suivant les instructions cent fois répétées de son père, elle répondit avec un air d'ignorance que le langage de ses yeux contredisait hautement :

—Je n'ai rien appris, monseigneur.

—Mon premier grand vicaire, le pauvre Fabrice del Dongo, qui est coupable comme moi de la mort de ce brigand de Giletti, a été enlevé à Bologne où il vivait sous le nom supposé de Joseph Bossi ; on l'a renfermé dans votre citadelle ; il y est arrivé enchaîné à la voiture même qui le portait. Une sorte de geôlier, nommé Barbone, qui jadis eut sa grâce après avoir assassiné un de ses frères, a voulu faire éprouver une violence personnelle à Fabrice ; mais mon jeune ami n'est point homme à souffrir une insulte. Il a jeté à ses pieds son infâme adversaire, sur quoi on l'a descendu dans un cachot à vingt pieds sous terre, après lui avoir mis les menottes.

—Les menottes, non !...

—Ah ! vous savez quelque chose, s'écria l'archevêque. Et les traits du vieillard perdirent de leur profonde expression de découragement ; mais, avant tout, on peut approcher de ce balcon et nous interrompre : seriez-vous assez charitable pour remettre vous-même à don Cesare mon anneau pastoral que voici ?

La jeune fille avait pris l'anneau, mais ne savait où le placer pour ne pas courir la chance de le perdre.

— Mettez-le au pouce, dit l'archevêque ; et il le plaça lui-même. Puis-je compter que vous remettrez cet anneau?

—Oui, monseigneur.

— Voulez-vous me promettre le secret sur ce que je vais ajouter, même dans le cas où vous ne trouveriez pas convenable d'accéder à ma demande ?

—Mais oui, monseigneur, répondit la jeune fille toute tremblante en voyant l'air sombre et sérieux que le vieillard avait pris tout à coup...

Notre respectable archevêque, ajouta-t-elle, ne peut que me donner des ordres dignes de lui et de moi.

—Dites à don Cesare que je lui recommande mon fils adoptif : je sais que les sbires qui l'ont enlevé ne lui ont pas donné le temps de


prendre son bréviaire, je prie don Cesare de lui faire tenir le sien, et si monsieur votre oncle veut envoyer demain à l'archevêché, je me charge de remplacer le livre par lui donné à Fabrice. Je prie don Cesare de faire tenir également l'anneau que porte cette jolie main à M. del Dongo. L'archevêque fut interrompu par le général Fabio Centi qui venait prendre sa fille pour la conduire à sa voilure ; il y eut là un petit moment de conversation qui ne fut pas dépourvu d'adresse de la part du prélat. Sans parler en aucune façon du nouveau prisonnier, il s'arrangea de façon à ce que le courant du discours put amener convenablement dans sa bouche certaines maximes morales et politiques ; par exemple : Il y a des moments de crise dans la vie des cours qui décident pour longtemps de l'existence des plus grands personnages ; il y aurait une imprudence notable à changer en haine personnelle l'état d'éloignement politique qui est souvent le résultat fort simple de positions opposées. L'archevêque, se laissant un peu emporter par le profond chagrin que lui causait une arrestation si imprévue, alla jusqu'à dire qu'il fallait assurément conserver les positions dont on jouissait, mais qu'il y aurait une imprudence bien gratuite à s'attirer pour la suite des haines furibondes en se prêtant à de certaines choses que l'on n'oublie point.

Quand le général fut dans son carrosse avec sa fille :

— Ceci peut s'appeler des menaces, lui dit-il... des menaces à un homme de ma sorte ! Il n'y eut pas d'autres paroles échangées entre le père et la fille pendant vingt minutes.

En recevant l'anneau pastoral de l'archevêque , Clélia s'était bien promis de parler à son père, lorsqu'elle serait en voiture, du petit service que le prélat lui demandait ; mais après le mot menaces prononcé avec colère, elle se tint pour assurée que son père intercepterait la commission ; elle recouvrait cet anneau de la main gauche et le serrait avec passion. Durant tout le temps que l'on mit pour aller du ministère de l'intérieur à la citadelle, elle se demanda s'il serait criminel à elle de ne pas parler à son père. Elle était fort pieuse, fort timorée et sou coeur, si tranquille d'ordinaire, battait avec une violence inaccoutumée ; mais enfin le qui vive de la sentinelle placée sur le rempart au-dessus de la porte retentit à l'approche de la voiture, avant que Clélia eût trouvé les termes cenvenables pour disposer son père à ne pas refuser, tant elle avait peur d'être refusée. En montant les trois cent soixante marches qui conduisaient au palais du gouverneur, Clélia ne trouva rien.

Elle se hâta de parler à son oncle, qui la gronda et refusa de se prêter à rien.


XVI

— Eh bien ! s'écria le général en apercevant son frère don Cesare, voilà la duchesse qui va dépenser cent mille écus pour se moquer de moi et faire sauver le prisonnier.

Mais pour le moment, nous sommes obligés de laisser Fabrice dans sa prison, tout au faîte de la citadelle de Parme ; on le garde bien, et nous l'y retrouverons peut-être un peu changé. Nous allons nous occuper avant tout de la cour, où des intrigues fort compliquées et surtout les passions d'une femme malheureuse vont décider de son sort. En montant les trois cent quatre-vingt-dix marches de sa prison à la tour Farnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce moment, trouva qu'il n'avait pas le temps de songer au malheur.

En rentrant chez elle après la soirée du comte Zurla, la duchesse renvoya ses femmes d'un geste, puis, se laissant tomber tout habillée sur son lit : Fabrice, s'écria-t-elle à haute voix, est au pouvoir de ses ennemis , et peut-être à cause de moi ils lui donneront du poison! Comment peindre le moment de désespoir qui suivit cet exposé de la situation, chez une femme aussi peu raisonnable, aussi esclave de la sensation présente, et, sans se l'avouer, éperdument amoureuse du jeune prisonnier? Ce furent des cris inarticulés, des transports de rage, des mouvements convulsifs. mais pas une larme. Elle renvoyait ses femmes pour les cacher ; elle pensait qu'elle allait éclater en sanglots dés qu'elle se trouverait seule ; mais les larmes, ce premier soulagement des grandes douleurs, lui manquèrent tout à fait. La colère, l'indignation, le sentiment de son infériorité vis-à-vis du prince dominaient trop celte âme altière.

Suis-je assez humiliée ! s'écriait-elle à chaque instant ; on m'outrage, et bien plus, on expose la vie de Fabrice ; et je ne me vengerais pas ! Ilalte-lâ, mon prince I vous me tuez, soit, vous en avez le pouvoir ; mais ensuite moi j'aurai votre vie. Hélas ! pauvre Fabrice, à quoi cela te servira-t-il ? Quelle différence avec ce jour où je voulus quitter Parme ! et pourtant alors je me croyais malheureuse... quel aveuglement ! J'allais briser toutes les habitudes d'une vie agréable :


hélas ! sans le savoir, je touchais à un événement qui allait à jamais décider de mon sort. Si, par ses infâmes habitudes de plate courtisanerie, le comte n'eût supprimé le mot procédure injuste dans ce fatal billet que m'accordait la vanité du prince, nous étions sauvés. J'avais eu le bonheur plus que l'adresse, il faut en convenir, de mettre en jeu son amour-propre au sujet de sa chère ville de Parme. Alors je menaçais de partir, alors j'étais libre... Grand Dieu ! suis-je assez esclave ! Maintenant me voici clouée dans ce cloaque infâme, et Fabrice enchaîné dans la citadelle, dans cette citadelle qui pour tant de gens distingués a été l'antichambre de la mort ! et je ne puis plus tenir ce tigre en respect par la crainte de me voir quitter son repaire.

Il a trop d'esprit pour ne pas sentir que je ne m'éloignerai jamais de la tour infâme ou mon coeur est enchaîné. Maintenant la vanité piquée de cet homme peut lui suggérer les idées les plus singulières ; leur cruauté bizarre ne ferait que piquer au jeu son étonnante vanité. S'il revient à ses anciens propos de fade galanterie, s'il me dit : Agréez les hommages de votre esclave, ou Fabrice périt : eh bien la vieille histoire de Judith... Oui, mais si ce n'est qu'un suicide pour moi, c'est un assassinat pour Fabrice ; le benêt de successeur, notre prince royal, et l'infâme bourreau Rassi font pendre Fabrice comme mon complice.

La duchesse jeta des cris : cette alternative dont elle ne voyait aucun moyen de sortir torturait ce coeur malheureux. Sa tête troublée ne voyait aucune autre probabilité dans l'avenir. Pendant dix minutes elle s'agita comme une insensée ; enfin un sommeil d'accablement remplaça pour quelques instants cet état horrible, la vie était épuisée. Quelques minutes après elle se réveilla en sursaut et se trouva assise sur son lit ; il lui semblait qu'en sa présence le prince voulait faire couper la tète à Fabrice. Quels yeux égarés la duchesse ne jeta-t-elle pas autour d'elle ! Quand enfin elle se fut convaincue qu'elle n'avait sous les yeux ni le prince ni Fabrice, elle retomba sur son lit et fut sur le point de s'évanouir. Sa faiblesse physique était telle, qu'elle ne se sentait pas la force de changer de position. Grand Dieu ! si je pouvais mourir ! se dit-elle... Mais quelle lâcheté ! moi abandonner Fabrice dans le malheur ! Je m'égare... Voyons, revenons au vrai ; envisageons de sang-froid l'exécrable position où je me suis plongée comme à plaisir. Quelle funeste étourderie ! venir habiter la cour d'un prince absolu ! un tyran qui connaît toutes ses victimes ; chacun de leurs regards lui semble une bravade pour son pouvoir. Hélas ! c'est ce que ni le comte ni moi nous ne vîmes lorsque je quittai Milan : je pensais aux grâces d'une cour aimable, quel¬


que chose d'inférieur, il est vrai, mais quelque chose clans le genre des beaux jours du prince Eugène.

De loin nous ne nous faisons pas d'idée de ce que c'est que l'autorité d'un despote qui connaît de vue tous ses sujets. La forme extérieure du despotisme est la même que celle des autres gouvernements il y a des juges, par exemple, mais ce sont des Rassi ; le monstre ! il ne trouverait rien d'extraordinaire à faire pendre son père si le prince le lui ordonnait... il appellerait cela son devoir... Séduire Rassi ! malheureuse que je suis ! je n'en possède aucun moyen. Que puis-je lui offrir? 100,000 francs peut-être ; et l'on prétend que lors du dernier coup de poignard auquel la colère du ciel envers ce malheureux pays l'a fait échapper, le prince lui a envoyé 10,000 sequins d'or dans une cassette. D'ailleurs, quelle somme d'argent pourrait le séduire? Cette âme de boue, qui n'a jamais vu que du mépris dans les regards des hommes, a le plaisir ici d'y voir maintenant de la crainte et même du respect ; il peut devenir ministre de la police, et pourquoi pas? Alors les trois quarts des habitants du pays seront ses bas courtisans et trembleront devant lui aussi servilement que lui-même tremble devant le souverain.

Puisque je ne peux fuir ce lieu délesté, il faut que j'y sois utile à Fabrice : vivre seule, solitaire, désespérée ! que puis-je alors pour Fabrice? Allons, marche, malheureuse femme ! fais ton devoir; va dans le monde, feins de ne plus penser à Fabrice... Feindre de t'oublier, cher ange !

A ce mot, la duchesse fondit en larmes ; enfin, elle pouvait pleurer. Après une heure accordée à la faiblesse humaine, elle vit avec un peu de consolation que ses idées commençaient à s'éclaircir. Avoir le tapis magique, se dit-elle, enlever Fabrice de la citadelle, et me réfugier avec lui dans quelque pays heureux, où nous ne puissions être poursuivis, Paris, par exemple. Nous y vivrions d'abord avec les 1,200 francs que l'homme d'affaires de son pére me fait passer avec une exactitude si plaisante. Je pourrais bien ramasser 100,000 francs des débris de ma fortune ! L'imagination de la duchesse passait en revue, avec des moments d'inexprimables délices, tous les détails de la vie qu'elle mènerait à trois cents lieues de Parme. Là, se disait-elle, il pourrait entrer au service sous un nom supposé... Placé dans un régiment de ces braves Français, bientôt le jeune Valserra aurait une réputation ; enfin il serait heureux.

Ces images fortunées rappelèrent une seconde fois les larmes, mais celles-ci étaient de douces larmes. Le bonheur existait donc encore quelque part! Cet état dura longtemps ; la pauvre femme


avait horreur de revenir à la contemplation de l'affreuse réalité. Enfin, comme l'aube du jour commençait à marquer d'une ligne blanche le sommet des arbres de son jardin, elle se fit violence. Dans quelques heures, se dit-elle, je serai sur le champ de bataille ; il sera question d'agir, et s'il m'arrive quelque chose d'irritant, si le prince s'avise de m'adresser quelque mot relatif à Fabrice, je ne suis pas assurée de pouvoir garder tout mon sang-froid. Il faut donc ici et sans délai prendre des résolutions.

Si je suis déclarée criminelle d'Etat, Rassi fait saisir tout ce qui se trouve dans ce palais; le 1er de ce mois, le comte et moi nous avons brûlé, suivant l'usage, tous les papiers dont la police pourrait abuser, et il est le ministre de la police, voilà le plaisant. J'ai trois diamants de quelque pris, demain, Fulgence, mon ancien batelier de Grianta, partira pour Genève où il les mettra en sûreté. Si jamais Fabrice s'échappe (grand Dieu ! soyez-moi propice ! et elle fit un signe de croix), l'incommensurable lâcheté du marquis del Dongo trouvera qu'il y a du péché à envoyer du pain à un homme poursuivi par un prince légitime, alors il trouvera du moins mes diamants, il aura du pain.

Renvoyer le comte... me trouver seule avec lui, après ce qui vient d'arriver, c'est ce qui m'est impossible. Le pauvre homme ! il n'est point méchant, au contraire; il n'est que faible. Cette âme vulgaire n'est point à la hauteur des nôtres. Pauvre Fabrice! que ne peux-tu être ici un instant avec moi, pour tenir conseil sur nos périls!

La prudence méticuleuse du comte gênerait tous mes projets, et d'ailleurs il ne faut point l'entraîner dans ma perte... Car pourquoi la vanité de ce tyran ne me jetterait-elle pas en prison? J'aurai conspiré... quoi de plus facile à prouver? Si c'était à sa citadelle qu'il m'envoyât, et que je pusse, à force d'or, parler à Fabrice, ne fût-ce qu'un instant, avec quel courage nous marcherions ensemble à la mort ! Mais laissons ces folies ; son Rassi lui conseillerait de finir avec moi par le poison ; ma présence dans les rues, placée sur une charrette, pourrait émouvoir la sensibilité de ses chers Parmesans... Mais quoi ! toujours le roman ! Hélas! l'on doit pardonner ces folies à une pauvre femme dont le sort réel est si triste ! Le vrai de tout ceci, c'est que le prince ne m'enverra point à la mort ; mais rien de plus facile que de me jeter en prison et de m'y retenir ; il fera cacher dans un coin de mon palais toutes sortes de papiers suspects comme on a fait pour ce pauvre L... Alors trois jugés, pas trop coquins, car il y aura ce qu'ils appellent des pièces probantes, et une douzaine de faux témoins suffisent. Je puis donc être condam-


née à mort comme ayant conspiré ; et le prince, dans sa clémence infinie, considérant qu'autrefois j'ai eu l'honneur d'être admise à sa cour, commuera ma peine en dix ans de forteresse. Mais moi, pour ne point déchoir de ce caractère violent qui a fait dire tant de sottises à la marquise Raversi et à mes autres ennemis, je m'empoisonnerai bravement. Du moins le public aura la bonté de le croire; mais je gage que le Rassi paraîtra dans mon cachot pour m'appor-ter galamment, de la part dû prince, un petit flacon de strichnine ou de l'opium de Pérouse.

Oui, il faut me brouiller très-ostensiblement avec le comte, car je ne veux pas l'entraîner dans ma perte, ce serait une infamie ; le pauvre homme m'a aimée avec tant de candeur ! Ma sottise a été de croire qu'il restait assez d'âme dans un courtisan véritable pour être capable d'amour. Très-probablement le prince trouvera quelque prétexte pour me jeter en prison ; il craindra que je ne pervertisse l'opinion publique relativement à Fabrice. Le comte est plein d'honneur ; à l'instant il fera ce que les cuistres dé cette cour, dans leur étonnement profond, appelleront une folie, il quittera la cour. J'ai bravé l'autorité du prince le soir du billet, je puis m'attendre à tout de la part de sa vanité blessée: un homme né prince oublie-t-il jamais la sensation que je lui ai donnée ce soir-là ? D'ailleurs le comte brouillé avec moi est en meilleure position pour être Utile à Fabrice. Mais si le comte, que ma résolution va mettre au désespoir, se vengeait ?... Voilà, par exemple, une idée qui ne lui viendra jamais ; il n'a point l'âme foncièrement basse du prince : le comte peut, en gémissant, contre-signer un décret infâme, mais il a de l'honneur. Et puis, de quoi se venger? de ce que, après l'avoir aimé cinq ans, sans faire la moindre offense à son amour, je lui dis : Cher comte, j'avais le bonheur de vous aimer : eh bien, celte flamme s'éteint ; je ne vous aime plus, mais je connais le fond de votre coeur, je garde pour vous une estime profonde, et vous serez toujours le meilleur de mes amis.

Que peut répondre un galant homme à une déclaration aussi sincère?

Je prendrai un nouvel amant, du moins on le croira dans le monde. Je dirai à cet amant : Au fond, le prince a raison de punir l'étourderie de Fabrice : mais le jour de sa fête, sans doute notre gracieux souverain lui rendra la liberté. Ainsi je gagne six mois. Le nouvel amant désigné par la prudence serait ce juge vendu, cet infâme bourreau, ce Rassi... il se trouverait anobli, et, dans le fait, je lui donnerais l'entrée de la bonne compagnie. Pardonne, cher Fabrice! un tel effort est pour moi au delà du possible. Quoi! ce


monstre, encore tout couvert du sang du comte P. et de D. ! il me ferait évanouir d'horreur en s'approchant de moi, ou plutôt je saisirais un couteau et le plongerais dans son infâme coeur. Ne me demande pas des choses impossibles !

Oui, surtout oublier Fabrice! et pas l'ombre de colère contre le prince, reprendre ma gaieté ordinaire, qui paraîtra plus aimable à ces âmes fangeuses, premièrement, parce que j'aurai l'air de me soumettre de bonne grâce à leur souverain ; en second lieu, parce que, bien loin de me moquer d'eux, je serai attentive à faire ressortir leurs jolis petits mérites ; par exemple, je ferai compliment au comte Zurla sur la beauté de la plume blanche de son chapeau, qu'il vient de faire venir de Lyon par un courrier, et qui fait son bonheur.

Choisir un amant dans le parti de la Raversi... Si le comte s'en va, ce sera le parti ministériel ; là sera le pouvoir. Ce sera un ami de la Raversi qui régnera sur la citadelle, car le Fabio Conti arrivera au ministère. Comment le prince, homme de bonne compagnie, homme d'esprit, accoutumé au travail charmant du comte, pourra-t-il traiter d'affaires avec ce boeuf, avec ce roi des sots qui toute sa vie s'est occupé de ce problème capital : les soldats de Son Altesse doivent-ils porter sur leur habit, à la poitrine, sept boutons ou bien neuf? Ce sont ces bêtes brutes fort jalouses de moi, et voilà ce qui fait ton danger, cher Fabrice! ce sont ces bêtes brutes qui vont décider de mon sort et du lien ! Donc, ne pas souffrir que le comte donne sa démission! qu'il reste, dût-il subir des humiliations ! il s'imagine toujours que donner sa démission est le plus grand sacrifice que puisse faire un premier ministre ; et toutes les fois que son miroir lui dit qu'il vieillit, il m'offre ce sacrifice : donc brouillerie complète ; oui, et réconciliation seulement dans le cas où il n'y aurait que ce moyen de l'empêcher de s'en aller. Assurément, je mettrai à son congé toute la bonne amitié possible ; mais après l'omission courtisanesque des mots procédure injuste dans le billet du prince, je sens que, pour ne pas le haïr, j'ai besoin de passer quelques mois sans le voir. Dans celte soirée décisive, je n'avais pas besoin de son esprit; il fallait seulement qu'il écrivît sous ma dictée, il n'avait qu'à écrire ce mot, que j'avais obtenu par mon caractère : ses habitudes de bas courtisan l'ont emporté. Il me disait le lendemain qu'il n'avait pu faire signer une absurdité par son prince, qu'il aurait fallu des lettres de grâce : eh, bon Dieu ! avec de telles gens, avec ces monstres de vanité et de rancune qu'on appelle des Famèse, on prend ce qu'on peut.

A cette idée, toute la colère de la duchesse se ranima. Le prince


m'a trompée, se disait-elle, et avec quelle lâcheté !... Cet homme est sans excuse : il a de l'esprit, de la finesse, du raisonnement ; il n'y a de bas en lui que ses passions. Vingt fois le comte et moi nous l'avons remarqué, son esprit ne devient vulgaire que lorsqu'il s'imagine qu'on a voulu l'offenser. Eh bien, le crime de Fabrice est étranger à la politique, c'est un petit assassinat comme on en compte cent par an dans ses heureux Etats, et le comte m'a juré qu'il a fait prendre les renseignements les plus exacts, et que Fabrice est innocent. Ce Giletti n'était point sans courage : se voyant à deux pas de la frontière, il eut tout à coup la tentation de se défaire d'un rival qui plaisait.

La duchesse s'arrêta longtemps pour examiner s'il était possible de croire à la culpabilité de Fabrice ; non pas qu'elle trouvât que ce fût un bien gros péché, chez un gentilhomme du rang de son neveu, de se défaire de l'impertinence d'un histrion ; mais, dans son désespoir, elle commençait à sentir vaguement qu'elle allait être obligée de se battre pour prouver cette innocence de Fabrice. Non, se dit-elle enfin, voici une preuve décisive ; il est comme le pauvre Pietranera, il a toujours des armes dans toutes ses poches, et, ce jour-là, il ne portait qu'un mauvais fusil à un coup, et encore, emprunté à l'un des ouvriers.

Je hais le prince parce qu'il m'a trompée, et trompée de la façon la plus lâche ; après son billet de pardon, il a fait enlever le pauvre garçon à Bologne, etc. Mais ce compte se réglera. Vers les cinq heures du matin, la duchesse, anéantie par ce long accès de désespoir, sonna ses femmes ; celles-ci jetèrent un cri. En l'apercevant sur son lit, tout habillée, avec ses diamants, pâle comme ses draps et les yeux fermés, il leur sembla la voir exposée sur un lit de parade après sa mort. Elles l'eussent crue tout à fait évanouie, si elles ne se fussent rappelé qu'elle venait de les sonner. Quelques larmes fort rares coulaient de temps à autre sur ses joues insensibles ; ses femmes comprirent par un signe qu'elle voulait être mise au lit.

Deux fois après la soirée du ministre Zurla, le comte s'était présenté chez la duchesse; toujours refusé, il lui écrivit qu'il avait un conseil à lui demander pour lui-même . « Devait-il garder sa position après l'affront qu'on osait lui faire? » Le comte ajoutait : « Le jeune homme est innocent ; mais, fût-il coupable, devait-on l'arrêter sans m'en prévenir, moi, son protecteur déclaré? » La duchesse ne vit cette lettre que le lendemain.

Le comte n'avait pas de vertu; l'on peut même ajouter que ce que les libéraux entendent par vertu (chercher le bonheur du plus


grand nombre) lui semblait une duperie ; il se croyait obligé à chercher avant tout le bonheur du comte Mosca délia Rovere ; mais il était plein d'honneur et parfaitement sincère lorsqu'il parlait de sa démission. De la vie il n'avait dit un mensonge à la duchesse ; celle-ci, du reste, ne fit pas la moindre attention à cette lettre ; son parti, et un parti bien pénible, était pris, feindre d'oublier Fabrice ; après cet effort, tout lui était indifférent.

Le lendemain, sur le midi, le comte, qui avait passé dix fois au palais Sanseverina, enfin fut admis ; il fut attéré à la vue de la duchesse... Elle a quarante ans ! se dit-il, et hier si brillante, si jeune!... Tout le monde me dit que, durant sa longue conversation avec la Clélia Conti, elle avait l'air tout aussi jeune et bien autrement séduisante.

La voix, le ton de la duchesse, étaient aussi étranges que l'aspect, de sa personne. Ce ton, dépouillé de toute passion, de tout intérêt humain, de toute colère, fit pâlir le comte ; il lui rappela la façon d'être d'un de ses amis qui, peu de mois auparavant, sur le point de mourir, et ayant déjà reçu les sacrements, avait voulu l'entretenir.

Après quelques minutes, la duchesse put lui parler. Elle le regarda, et ses yeux restèrent éteints.

— Séparons-nous, mon cher comte, lui dit-elle d'une voix faible, mais bien articulée, et qu'elle s'efforçait de rendre aimable ; séparons-nous, il le faut ! Le ciel m'est témoin que, depuis cinq ans, ma conduite envers vous a été irréprochable. Vous m'avez donné une existence brillante, au lieu de l'ennui qui aurait été mon triste partage au château de Grianta ; sans vous j'aurais rencontré la vieillesse quelques années plus tôt... De mon côté, ma seule occupation a été de chercher à vous faire trouver le bonheur. C'est parce que je vous aime que je vous propose cette séparation à l'amiable, comme on dirait en France.

Le comte ne comprenait pas ; elle fut obligée de répéter plusieurs fois. Il devint d'une pâleur mortelle, et, se jetant à genoux auprès de son lit, il dit tout ce que l'étonnement profond, et ensuite le désespoir le plus vif, peuvent inspirer à un homme d'esprit passionnément amoureux. A chaque moment il offrait de donner sa démission et de suivre son amie dans quelque retraite à mille lieues de Parme.

—Vous osez me parler de départ, et Fabrice est ici ! s'écria-t-elle enfin en se soulevant à demi. Mais comme elle aperçut que ce nom de Fabrice faisait une impression pénible, elle ajouta après un moment de repos et en serrant légèrement la main du comte : Non,


cher ami, je ne vous dirai pas que je vous a aimé avec cette passion et ces transports que l'on n'éprouve plus, ce me semble, après trente ans, et je suis déjà bien loin de cet âge. On vous aura dit que j'aimais Fabrice, car je sais que le bruit en à couru dans cette cour méchante. (Ses yeux brillèrant pour la première fois dans cette conversation, en prononçant ce mot méchante.) Je vous jure devant Dieu, et sur la vie de Fabrice, que jamais il ne s'est passé entre lui et moi la plus petite chose que n'eût pas pu souffrir l'oeil d'une tierce personne. Je ne vous dirai pas non plus que je l'aime exactement, comme ferait une soeur; je l'aime d'instinct, pour parler ainsi. J'aime en lui son courage si simple et si parfait, que l'on peut dire qu'il ne s'en aperçoit pas lui-même ; je me souviens que ce genre d'admiration commença à son retour de Waterloo. Il était encore enfant, malgré ses dix-sept ans; sa grande inquiétude était de savoir si réellement il avait assisté à la bataille, et dans le cas de oui, s'il pouvait dire s'être battu, lui qui n'avait marché à l'attaque d'aucune batterie ni d'aucune colonne ennemie. Ce fut pendant les graves discussions que nous avions ensemble sur ce sujet important, que je commençai à voir en lui une grâce parfaite. Sa grand âme se révélait à moi ; que de savants mensonges eût étalés, à sa place, un jeune homme bien élevé ! Enfin, s'il n'est heureux je ne puis être heureuse. Tenez, voilà un mot qui peint bien l'état de mon coeur ; si ce n'est la vérité, c'est au moins tout ce que j'en vois. Le comte, encouragé par ce ton de franchise et d'intimité, voulut lui baiser la main : elle la retira avec une sorte d'horreur. Les temps sont finis, lui dit-elle ; je suis une femme de trente-sept ans, je me trouve à la porte de la vieillesse, j'en ressens déjà tous les découragements, et peut-être même suis-je voisine de la tombe. Ce moment est terrible, à ce qu'on dit, et pourtant il me semble que je le désire. J'éprouve le pire symptôme de la vieillesse : mon coeur est éteint par cet affreux malheur, je ne puis plus aimer. Je ne vois plus en vous, cher comte, que l'ombre de quelqu'un qui me fut cher. Je dirai plus, c'est la reconnaissance toute seule qui me fait vous tenir ce langage.

— Que vais-je devenir? lui répétait le comte, moi qui sens que je vous suis attaché avec plus de passion que les premiers jours, quand je vous voyais à la Scala !

— Vous avouerai-je une chose, cher ami, parler d'amour m'ennuie, et me semble indécent. Allons, dit-elle, en essayant de sourire, mais en vain, courage ! soyez homme d'esprit, homme judicieux, homme à ressources dans les occurrences. Soyez avec moi ce que vous êtes réellement aux yeux des indifférents, l'homme le plus


habile et le plus grand politique que l'Italie ait produit depuis des siècles.

Le comte se leva et se promena en silence pendant quelques instants.

—Impossible, chère amie, lui dit-il enfin ; je suis en proie aux déchirements de la passion la plus violente, et vous me demandez d'interroger ma raison ? Il n'y a plus de raison pour moi !

—Ne parlons pas de passion, je vous prie, dit-elle d'un ton sec ; et ce fut pour la première fois, après deux heures d'entretien, que sa voix prit une expression quelconque. Le comte, au désespoir lui-même, chercha à la consoler.

—Il m'a trompée, s'écriait-elle sans répondre en aucune façon aux raisons d'espérer que lui exposait le comte ; il m'a trompée de la façon la plus lâche ! Et sa pâleur mortelle cessa pour un instant ; mais, même dans ce moment d'excitation violente, le comte remarqua qu'elle n'avait pas la force de soulever les bras.

Grand Dieu ! serait-il possible, pensa-t-il, qu'elle ne fût que malade? en ce cas pourtant ce serait le début de quelque maladie fort grave. Alors, rempli d'inquiétude, il proposa de faire appeler le célèbre Razori, le premier médecin du pays et de l'Italie.

Vous voulez donc donner à un étranger le plaisir de connaître toute l'étendue de mon désespoir ?... Est-ce là le conseil d'un traître ou d'un ami? Et elle le regarda avec des yeux étranges.

C'en est fait, se dit-il avec désespoir, elle n'a plus d'amour pour moi ! et bien plus, elle ne me place plus même au rang des hommes d'honneur vulgaires.

— Je vous dirai, ajouta le comte en parlant avec empressement, que j'ai voulu avant tout avoir des détails sur l'arrestation qui-nous met au désespoir, et, chose étrange ! je ne sais encore rien de positif ; j'ai fait interroger les gendarmes de la station voisine, ils ont vu arriver le prisonnier par la route de Castelnovo, et ont reçu l'ordre de suivre sa sediola. J'ai réexpédié aussitôt Bruno, dont vous connaissez le zéle non moins que le dévouement ; il a ordre de remonter de station en station pour savoir où et comment Fabrice a été arrêté. '

En entendant prononcer ce nom de Fabrice, la duchesse fut saisie d'une légère convulsion.

—Pardonnez, mon ami, dit-elle au comte dès qu'elle put parler ; ces détails m'intéressent fort, donnez-les-moi tous, faites-moi bien comprendre les plus petites circonstances.

—Eh bien, madame, reprit le comte en essayant un petit air de légèreté pour tenter de la distraire un peu, j'ai envie d'envoyer un


commis de confiance à Bruno et d'ordonner à celui-ci de pousser jusqu'à Bologne ; c'est là, peut-être, qu'on aura enlevé notre jeune ami. De quelle date est sa dernière lettre?

—De mardi, il y a cinqjours.

— Avait-elle été ouverte à la poste ?

—Aucune trace d'ouverture, il faut vous dire qu'elle était écrite sur du papier horrible ; l'adresse est d'une main de femme, et cette adresse porte le nom d'une vieille blanchisseuse parente de ma femme de chambre. La blanchisseuse croit qu'il s'agit d'une affaire d'amour, et la Chekina lui rembourse les ports de lettres sans y rien ajouter. Le comte, qui avait pris tout à fait le ton d'un homme d'affaires, essaya de découvrir, en discutant avec la duchesse, quel pouvait avoir été le jour de l'enlèvement à Bologne. Il s'aperçut alors seulement, lui qui avait ordinairement tant de tact, que c'était là le ton qu'il fallait prendre. Ces détails intéressaient la malheureuse femme et semblaient la distraire un peu. Si le comte n'eût pas été amoureux, il eût eu celte idée si simple dés son entrée dans la chambre. La duchesse le renvoya pour qu'il put sans délai expédier de nouveaux ordres au fidèle Bruno. Comme on s'occupait en passant de la question de savoir s'il y avait eu sentence avant le moment où le prince avait signé le billet adressé à la duchesse, celle-ci saisit avec une sorte d'empressement l'occasion de dire au comte : Je ne vous reprocherai point d'avoir omis les mots injuste procédure dans le billet que vous écrivîtes et qu'il signa, c'était l'instinct de courtisan qui vous prenait à la gorge ; sans vous en douter, vous préfériez l'intérêt de votre maître à celui de votre amie. Vous avez mis vos actions à mes ordres, cher comte, et cela depuis longtemps, mais il n'est pas en votre pouvoir de changer votre nature ; vous avez de grands talents pour être ministre, mais vous avez aussi l'instinct de ce métier. La suppression du mot injuste me perd ; mais loin de moi de vous la reprocher en aucune façon, ce fut la faute de l'instinct et non pas celle de la volonté.

Rappelez-vous, ajouta-t-elle en changeant de ton et de l'air le plus impérieux, que je ne suis point trop affligée de l'enlèvement de Fabrice, que je n'ai pas eu la moindre velléité de m'éloigner de ce pays-ci, que je suis remplie de respect pour le prince. Voilà ce que vous avez à dire, et voici, moi, ce que je veux vous dire : Comme je compte seule diriger ma conduite à l'avenir, je veux me séparer de vous à l'amiable, c'est-à-dire en bonne et vieille amie. Comptez que j'ai soixante ans ; la jeune femme est morte en moi, je ne puis plus m'exagérer rien au monde, je ne puis plus aimer. Mais je serais encore plus malheureuse que je ne le suis s'il m'arrivait de compro¬


mettre votre destinée. Il peut entrer dans mes projets de me donner l'apparence d'avoir un jeune amant, et je ne voudrais pas vous voir affligé. Je puis vous jurer sur le bonheur de Fabrice, elle s'arrêta une demi-minute après ce mot, que jamais je ne vous ai fait une infidélité, et cela en cinq années de temps. C'est bien long, dit-elle ; elle essaya de sourire ; ses joues si pâles s'agitèrent, mais ses lèvres ne purent se séparer. Je vous jure même que jamais je n'en ai eu le projet ni l'envie. Cela bien entendu, laissez-moi.

Le comte sortit, au ddrifliMr, du palais Sanseverina : il voyait, chez la duchesse l'inte en arrêtée de se séparer de lui, et jamais il n'avait été aus dument amoureux. C'est là une de ces choses sur lesquelles je suis obligé de revenir souvent, parce qu'elles sont improbables hors de l'Italie. En rentrant chez lui, il expédia jusqu'à six personnes différentes sur la route de Castelnovo et de Bologne, et les chargea de lettres. Mais ce n'est pas tout, se dit le malheureux comte, le prince peut avoir la fantaisie de faire exécuter ce malheureux enfant, et cela pour se venger du ton que la duchesse prit avec lui le jour de ce fatal billet. Je sentais que la duchesse passait une limite que l'on ne doit jamais franchir, et c'est pour raccommoder les choses que j'ai eu la sottise incroyable de supprimer le mot procédure injuste, le seul qui liât le souverain... Mais bah ! ces gens-là sont-ils liés par quelque chose? C'est là sans doute la plus grande faute de ma vie, j'ai mis au hasard tout ce qui peut en faire le prix pour moi : il s'agit de réparer cette étourderie a force d'activité et d'adresse ; mais enfin si je ne puis rien obtenir, même en sacrifiant un peu de ma dignité, je plante là cet homme ; avec ses rêves de haute politique, avec ses idées de se faire roi constitutionnel de la Lombardie, nous verrons comment il me. remplacera... Fabio Conti n'est qu'un sot, le talent de Rassi se réduit à faire pendre légalement un homme qui déplaît au pouvoir.

Une fois cette résolution bien arrêtée de renoncer au ministère si les rigueurs à l'égard de Fabrice dépassaient celles d'une simple détention, le comte se dit : Si un caprice de la vanité de cet homme imprudemment bravée me coûte le bonheur, du moins l'honneur me restera... A propos, puisque je me moque de mon portefeuille, je puis me permettre cent actions qui, ce matin encore, m'eussent semblé hors du possible. Par exemple, je vais tenter tout ce qui est humainement faisable pour faire évader Fabrice... Grand Dieu ! s'écria le comte en s'interrompant et ses yeux s'ouvrant à l'exces comme à la vue d'un bonheur imprévu, la duchesse ne m'a pas parlé d'évasion, aurait-elle manqué de sincérité une fois en sa vie


et la brouille ne serait-elle que le désir que je trahisse le prince ? Ma foi, c'est fait !

L'oeil du comte avait repris toute sa finesse satirique. Cet aimable fiscal Rassi est payé par le maître pour toutes les sentences qui nous déshonorent en Europe, mais il n'est pas homme à refuser d'être payé par moi pour trahir les secrets du maître. Cet animal-là a une maîtresse et un confesseur, mais la maîtresse est d'une trop vile espèce pour que je puisse lui parler, le lendemain elle raconterait l'entrevue à toutes les fruitières du age. Le comte, ressuscité par cette lueur d'espoir, était déjà chemin de la cathédrale ; étonné de la légèreté de sa démarche Burit malgré son chagrin : Ce que c'est, dit-il, que de n'être plus ministre ! Cette cathédrale, comme beaucoup d'églises en Italie, sert de passage d'une rue à l'autre, le comte vit de loin un des grands vicaires de l'archevêque qui traversait la nef.

— Puisque je vous rencontre, lui dit-il, vous serez assez bon pour épargner à ma goutte la fatigue mortelle de monter jusque chez monseigneur l'archevêque. Je lui aurais toutes les obligations du monde s'il voulait bien descendre jusqu'à la sacristie. L'archevêque fut ravi de ce message, il avait mille choses à dire au ministre au sujet de Fabrice. Mais le ministre devina que ces choses n'étaient que des phrases et ne voulut rien écouter.

— Quel homme est-ce que Dugnani, vicaire de Saint-Paul ?

—Un petit esprit et une grande ambition, répondit l'archevêque, peu de scrupules et une extrême pauvreté, car nous en avons des vices !

— Tudieu, monseigneur ! s'écria le ministre, vous peignez comme Tacite ; et il prit congé de lui en riant. A peine de retour au ministère, il fit appeler l'abbé Dugnani.

—Vous dirigez la conscience de mon excellent ami le fiscal général Rassi, n'aurait-il rien à me dire ? Et, sans autres paroles ou plus de cérémonie, il renvoya le Dugnani.

XVII

Le comte se regardait comme hors du ministère. Voyons un peu, se dit-il, combien nous pourrons avoir de chevaux après ma disgrâce,


car c'est ainsi qu'on appellera ma retraite. Le comte fît l'état de sa fortune : il était entré au ministère avec 80,000 francs de bien ; à son grand étonnement. il trouva que, tout compté, son avoir actuel ne s'élevait pas à 500,000 francs : c'est 20,000 livres de rente tout au plus, se dit-il. Il faut convenir que je suis un grand étourdi ! Il n'y a pas un bourgeois à Parme qui ne me croie 150,000 livres de rente ; et le prince, sur ce sujet, est plus bourgeois qu'un autre. Quand ils me verront dans la crotte, ils diront que je sais bien cacher ma fortune. Pardieu, s'écria-t-il, si je suis encore ministre trois mois, nous la verrons doublée celte fortune. Il trouva dans cette idée l'occasion d'écrire à la duchesse, et la saisit avec avidité ; mais pour se faire pardonner une lettre, dans les termes où ils en étaient, il remplit celle-ci de chiffres et de calculs. Nous n'aurons que 20,000 livrés de rente, lui dit-il, pour vivre tous trois à Naples, Fabrice, vous et moi. Fabrice et moi nous aurons un cheval de selle à nous deux. Le ministre venait à peine d'envoyer sa lettre, lorsqu'on annonça le fiscal général Rassi ; il le reçut avec une hauteur qui frisait l'impertinence.

—Comment, monsieur, lui dit-il, vous faites enlever à Bologne un conspirateur que je protège, de plus vous voulez lui couper le cou, et vous ne me dites rien ! Savez-vous au moins le nom de mon successeur ? est-ce le général Conti, ou vous-même ?

Le Rassi fut atterré ; il avait trop peu d'habitude de la bonne compagnie pour deviner si le comte parlait sérieusement : il rougit beaucoup, ânonna quelques mots peu intelligibles ; le comte le regardait et jouissait de son embarras. Tout à coup le Rassi se secoua et s'écria avec une aisance parfaite et de l'air de Figaro pris en flagrant délit par Almaviva.

—Ma foi, monsieur le comte, je n'irai point par quatre chemins avec Votre Excellence : que me donnerez-vous pour répondre à toutes vos questions comme je ferais à celles de mon confesseur ?

—La croix de Saint-Paul (c'est l'ordre de Parme), ou de l'argent, si vous pouvez me fournir un prétexte pour vous en accorder.

— J'aime mieux la croix de Saint-Paul, parce qu'elle m'anoblit.

—Comment, cher fiscal, vous faites encore quelque cas de notre pauvre noblesse ?

—Si j'étais né noble, répondit le Rassi avec toute l'impudence de son métier, les parents des gens que j'ai fait pendre me haïraient, mais ils ne me mépriseraient pas.

—Eh bien, je vous sauverai du mépris, dit le comte, guérissez-moi de mon ignorance. Que comptez-vous faire de Fabrice ?

—Ma foi, le prince est fort embarrassé : il craint que, séduit par


les beaux yeux d'Armide, pardonnez à ce langage un peu vif, ce sont les termes précis du souverain ; il craint, que, séduit par de fort beaux yeux qui l'ont un peu louché lui-même, vous ne le plantiez là, et il n'y a que vous pour les affaires de Lombardie. Je vous dirai même, ajouta Rassi en baissant la voix, qu'il y a là une fière occasion pour vous, et qui vaut bien la croix de Saint-Paul que vous me donnez. Le prince vous accorderait, comme récompense nationale, une jolie terre valant 600,000 francs qu'il distrairait de son domaine, ou une gratification de 300,000 francs écus, si vous vouliez consentir à ne pas vous mêler du sort de Fabrice del Dongo, eu du moins à ne lui en parler qu'en public.

—Je m'attendais à mieux que ça, dit le comte ; ne pas me mêler de Fabrice, c'est me brouiller avec la duchesse.

—Eh bien, c'est encore ce que dit le prince : le fait est qu'il est horriblement monté contre madame la duchesse, entre nous soit dit; et il craint que, pour dédommagement de la brouille avec cette dame aimable, maintenant que vous voilà veuf, vous ne lui demandiez la main de sa cousine, la vieille princesse Isota, laquelle n'est âgée que de cinquante ans.

—Il a deviné juste, s'écria le comte ; notre maître est l'homme le plus fin de ses États.

Jamais le comte n'avait eu l'idée baroque d'épouser cette vieille princesse ; rien ne fût allé plus mal à un homme que les cérémonies de cour ennuyaient à la mort.

Il se mil à jouer avec sa tabatière sur le marbre d'une petite table voisine de son fauteuil, Rassi vit dans ce geste d'embarras la possibilité d'une bonne aubaine ; son oeil brilla.

— De grâce, monsieur le comte , s'écria-t-il, si Votre Excellence veut accepter, ou la terre de 600,000 francs, ou la gratification en argent, je la prie de ne point choisir d'autre négociateur que moi. Je me ferais fort, ajouta-t-il en baissant la voix, de faire augmentera gratification en argent ou même de faire joindre une forêt assez importante à la terre domaniale. Si Votre Excellence daignait mettre un peu de douceur et de ménagement dans sa façon de parler au prince de ce morveux qu'on a coffré, on pourrait peut-être ériger en duché la terre que lui offrirait la reconnaissance nationale. Je le répété à Votre Excellence ; le prince, pour le quart d'heure, exècre la duchesse, mais il est fort embarrassé, et même au point que j'ai cru parfois qu'il y avait quelque circonstance secrète qu'il n'osait pas m'avouer. Au fond on peut trouver ici une mine d'or, moi vous vendant ses secrets les plus intimes et fort librement, car on me croit votre ennemi juré. Au fond, s'il est furieux contre la


duchesse, il croit aussi, et comme nous tous, que vous seul au monde pouvez conduire à bien toutes les démarches secrètes relatives au Milanais. Votre Excellence me permet-elle de lui répéter textuellement les paroles du souverain ? dit le Rassi en s'échauffant, il y a souvent une physionomie dans la position des mots, qu'aucune traduction ne saurait rendre, et vous pourrez y voir plus que je n'y vois.

—Je permets tout, dit le comte en continuant, d'un air distrait, à frapper la table de marbre avec sa tabatière d'or, je permets tout et je serai reconnaissant.

— Donnez-moi des lettres de noblesse transmissible, indépendamment de la croix, et je serai plus que satisfait. Quand je parle d'anoblissement au prince, il me répond : Un coquin tel que loi, noble ! il faudrait fermer boutique dés le lendemain ; personne à Parme ne voudrait plus se faire anoblir. Pour en revenir à l'affaire du Milanais, le prince me disait, il n'y a pas trois jours : Il n'y a que ce fripon-là pour suivre le fil de nos intrigues ; si je le chasse ou s'il suit la duchesse, il vaut autant que je renonce à l'espoir de me voir un jour le chef libéral et adoré de toute l'Italie.

A ce mot le comte respira : Fabrice ne mourra pas, se dit-il.

De sa vie le Rassi n'avait pu arriver à une conversation intime avec le premier ministre : il était hors de lui de bonheur ; il se voyait à la veille de pouvoir quitter ce nom de Rassi, devenu dans le pays synonyme de tout ce qu'il y a de bas et de vil ; le petit peuple donnait le nom de Rassi aux chiens enragés ; depuis peu des soldats s'étaient battus en duel parce qu'un de leurs camarades les avait appelés Rassi. Enfin, il ne se passait pas de semaine sans que ce malheureux nom ne vînt s'enchâsser dans quelque sonnet atroce. Son fils, jeune et innocent écolier de seize ans, était chassé des cafés, sur son nom.

C'est le souvenir brûlant de tous ces agréments de sa position qui lui fît commettre une imprudence.

— J'ai une terre, dit-il au comte en rapprochant sa chaise du fauteuil du ministre, elle s'appelle Riva, je voudrais être baron Riva.

—Pourquoi pas ? dit le ministre. Rassi était hors de lui.

—Eh bien, monsieur le comte, je me permettrai d'être indiscret, j'oserai deviner le but de vos désirs, vous aspirez à la main de la princesse Isota, et c'est une noble ambition. Une fois parent, vous êtes à l'abri de la disgrâce, vous bouclez notre homme. Je ne vous cacherai pas qu'il a ce mariage avec la princesse Isota en horreur ; mais si vos affaires étaient confiées à quelqu'un d'adroit et de bien payé, on pourrait ne pas désespérer du succès.

—Moi, mon cher baron, j'en désespérerais ; je désavoue d'avance toutes les paroles que vous pourrez porter en mon nom ; mais


le jour où cette alliance illustre viendra enfin combler mes voeux et me donner une si haute position dans l'état, je vous offrirai, moi, 300,000 francs de mon argent, ou bien je conseillerai au prince de vous accorder une marque de faveur que vous-même vous préférerez à Cette somme d'argent.

Le lecteur trouve cette conversation longue : pourtant nous lui faisons grâce de plus de la moitié ; elle se prolongea encore deux heures. Le Rassi sortit de chez le comte fou de bonheur ; le comte resta avec de grandes espérances de sauver Fabrice, et plus résolu que jamais à donner sa démission. Il trouvait que son crédit avait besoin d'être renouvelé par la présence au pouvoir de gens tels que Rassi et le général Conti ; il jouissait avec délices d'une possibilité qu'il venait d'entrevoir de se venger du prince : Il peut faire partir la duchesse, s'écria-t-il, mais parbleu il renoncera à l'espoir d'être roi constitutionnel de la Lombardie. (Celte chimère était ridicule : le prince avait beaucoup d'esprit, mais, à force dy rêver, il en était devenu amoureux fou.)

Le comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse lui rendre compte de sa conversation avec le fiscal. Il trouva la porte fermée pour lui ; le portier n'osait presque pas lui avouer cet ordre reçu de la bouche même de sa maîtresse. Le comte regagna tristement le palais du ministère, le malheur qu'il venait d'essuyer éclipsait en entier la joie que lui avait donnée sa conversation avec le confident du prince. N'ayant plus le coeur de s'occuper de rien, le comte errait tristement dans sa galerie de tableaux, quand, un quart d'heure après, il reçut un billet ainsi conçu :

« Puisqu'il est vrai, cher et bon ami, que nous ne sommes plus « qu'amis, il faut ne venir me voir que trois fois par semaine. Dans « quinze jours nous réduirons ces visites, toujours si chères à mon « coeur, à deux par mois. Si vous voulez me plaire, donnez de la pu- « blicité à cette sorte de rupture ; si vous vouliez me rendre presque « tout l'amour que jadis j'eus pour vous, vous feriez choix d'une « nouvelle amie. Quant à moi, j'ai de grands projets de dissipation : je « compte aller beaucoup dans le monde, peut-être même trouverai-je « un homme d'esprit pour me faire oublier mes malheurs. Sans « doute en qualité d'ami la première place dans mon coeur vous sera « toujours réservée ; mais je ne veux plus que l'on dise que mes dé- « marches ont été dictées par votre sagesse ; je veux surtout que l'on « sache bien que j'ai perdu toute influence sur vos déterminations. « En un mot, cher comte, croyez que vous serez toujours mon ami « le plus cher, mais jamais autre chose. Ne gardez, je vous prie,


« aucune idée de retour, tout est bien fini. Comptez à jamais sur « mon amitié. »

Ce dernier trait fut trop fort pour le courage du comte : il fit une belle lettre au prince pour donner sa démission de tous ses emplois, et il l'adressa à la duchesse avec prière de la faire parvenir au palais. Un instant après, il reçut sa démission, déchirée en quatre, et, sur un des blancs du papier, la duchesse avait daigné écrire : Non, mille fois non !

Il serait difficile de décrire le désespoir du pauvre ministre. Elle a raison, j'en conviens, se disait-il à chaque instant ; mon omission du mot procédure injuste est un affreux malheur ; elle entraînera peut-être la mort de Fabrice, et celle-ci amènera la mienne. Ce fut avec la mort dans l'âme que le comte, qui ne voulait pas paraître au palais du souverain avant d'y être appelé, écrivit de sa main le motu proprio qui nommait Rassi chevalier de l'ordre de Saint-Paul et lui conférait la noblesse transmissible ; le comte Y joignit un rapport d'une demi-page qui exposait au prince les raisons d'Etat qui conseillaient celte mesure. Il trouva une sorte de joie mélancolique à faire de ces deux pièces deux belles copies qu'il adressa à la duchesse.

Il se perdait en suppositions ; il cherchait à deviner quel serait à l'avenir le plan de conduite de la femme qu'il aimait. Elle n'en sait rien elle-même, se disait-il ; une seule chose reste certaine, c'est que, pour rien au monde, elle ne manquerait aux résolutions qu'elle m'aurait une fois annoncées. Ce qui ajoutait encore à son malheur, c'est qu'il ne pouvait parvenir à trouver la duchesse blâmable. Elle m'a fait une grâce en m'aimant, elle cesse de m'aimer après une faute involontaire, il est vrai, mais qui peut entraîner une conséquence horrible ; je n'ai aucun droit de me plaindre. Le lendemain matin, le comte sut que la duchesse avait recommencé à aller dans le monde ; elle avait paru la veille au soir dans toutes les maisons qui recevaient. Que fût-il devenu s'il se fût rencontré avec elle dans le même salon ? Comment lui parler ? de quel ton lui adresser la parole ? et comment ne pas lui parler ?

Le lendemain fut un jour funèbre ; le bruit se répandait généralement que Fabrice allait être mis à mort, la ville fut émue. On ajoutait que le prince, ayant égard à sa haute naissance, avait daigné décider qu'il aurait la tête tranchée.

— C'est moi qui le tue, se dit le comte ; je ne puis plus prétendre à revoir jamais la duchesse. Malgré ce raisonnement assez simple, il ne put s'empêcher de passer trois fois à sa porte ; à la vérité, pour n'être pas remarqué, il alla chez elle à pied. Dans son désespoir, il eut même le courage de lui écrire. Il avait fait appeler Rassi deux


fois ; le fiscal ne s'était point présenté. Le coquin me trahit, se dit le comte.

Le lendemain, trois grandes nouvelles agitaient la haute société de Parme et même la bourgeoisie. La mise à mort de Fabrice était plus que jamais certaine ; et, complément bien étrange de cette nouvelle, la duchesse ne paraissait point trop au désespoir. Selon les apparences, elle n'accordait que des regrets assez modérés à son jeune amant ; toutefois elle profitait avec un art infini de la pâleur que venait de lui donner une indisposition assez grave, qui était survenue en même temps que l'arrestation de Fabrice. Les bourgeois reconnaissaient bien à ces détails le coeur sec d'une grande dame de la cour. Par décence cependant et comme sacrifice aux mânes du jeune Fabrice, elle avait rompu avec le comte Mosca. Qulle ïmmoralité ! s'écriaient les jansénistes de Parme. Mais déjà la duchesse, chose incroyable, paraissait disposée à écouter les cajoleries des plus beaux jeunes gens de la cour. On remarquait, entre autres singularités, qu'elle avait été fort gaie dans une conversation avec le comte Baldi, l'amant actuel de la Raversi, et l'avait beaucoup plaisanté sur ses courses fréquentes au château de Velleja. La petite bourgeoisie et le peuple étaient indignés de la mort de Fabrice, que ces bonnes gens attribuaient à la jalousie du comte Mosca. La société de la cour s'occupait aussi beaucoup du comte, mais c'était pour s'en moquer. La troisième des grandes nouvelles que nous avons annoncées n'était autre en effet que la démission du comte ; tout le monde se moquait d'un amant ridicule qui, à l'âge de cinquante-six ans, sacrifiait une position magnifique au chagrin d'être quitté par une femme sans coeur, et qui, depuis longtemps, lui préférait un jeune homme. Le seul archevêque eut l'esprit ou plutôt le coeur de deviner que l'honneur défendait au comte de rester premier ministre dans un pays où l'on allait couper la tête, et sans le consulter, à un jeune homme, son protégé. La nouvelle de la démission du comte eut l'effet de guérir de sa goutte le général Fabio Conti, comme nous le dirons en son lieu, lorsque nous parlerons de la façon dont le pauvre Fabrice passait son temps à la citadelle, pendant que toute la ville s'enquérait de l'heure de son supplice.

Le jour suivant, le comte revit Bruno, cet agent fidèle qu'il avait expédié sur Bologne ; le comte s'attendrit au moment où cet homme entrait dans son cabinet ; sa vue lui rappelait l'état heureux où il se trouvait lorsqu'il l'avait envoyé à Bologne, presque d'accord avec la duchesse. Bruno arrivait de Bologne où il n'avait rien découvert ; il n'avait pu trouver Ludovic, que le podestat de Castelnovo avait gardé dans la prison de son village.


—Je vais vous renvoyer à Bologne, dit le comte à Bruno ; la duchesse tiendra au triste plaisir de connaître les détails du malheur de Fabrice. Adressez-vous au brigadier de gendarmerie qui commande le poste de Castelnovo...

Mais non ! s'écria le comte en s'interrompant ; partez à l'instant même pour la Lombardie et distribuez de l'argent et en grande quantité à tous nos correspondants. Mon but est d'obtenir de tous ces gens-là des rapports de la nature la plus encourageante. Bruno ayant bien compris le but de sa mission, se mit à écrire ses lettres de créance. Comme le comte lui donnait ses dernieres instructions, il reçut une lettre parfaitement faussé, mais fort bien écrite ; on eût dit un ami écrivant à son ami pour lui demander un service. L'ami qui écrivait n'était autre que le prince. Ayant ouï parler de certains projets de retraite, il suppliait son ami, le comte Mosca , de garder le ministère ; il le lui demandait au nom de l'amitié et des dangers de la patrie, et le lui ordonnait comme son maître. Il ajoutait que le roi de *** venant de mettre à sa disposition deux cordons de son ordre, il en gardait un pour lui et envoyait l'auteà son cher comte

Mosca.

Cet animal-là fait mon malheur ! s'écria le comte furieux devant Bruno stupéfait, et croit me séduire par ces mêmes phrases hypocrites que tant de fois nous avons arrangées ensemble pour prendre à la glu quelque sot. Il refusa l'ordre qu'on lui offrait, et dans sa reponse parla de l'état de sa santé comme ne lui laissant que bien peu d'espérance de pouvoir s'acquitter longtemps encore des pénibles travaux du ministère. Le comte était furieux. Un instant après, on annonça le fiscal Rassi, qu'il traita comme un nègre.

—Eh bien ! parce que je vous ai fait noble, vous commencez à faire l'insolent ! Pourquoi n'être pas venu hier pour me remercier, comme c'était votre devoir étroit, monsieur le cuistre?

Le Rassi était bien au-dessus des injures; c'était sur ce ton-là qu'il était journellement reçu par le prince ; mais il voulait être baron et se, justifia avec esprit. Rien n'était plus facile.

—Le prince m'a tenu cloué à une table hier toute la journée ; je n'ai pu sortir du palais. Son Altesse m'a fait copier de ma mauvaise écriture de procureur une quantité de pièces diplomatiques tellement niaises et tellement bavardes, que je crois, en vérité, que son but unique était de me retenir prisonnier. Quand enfin j'ai pu prendre congé, vers les cinq heures, mourant de faim, il m'a donné l'ordre d'aller chez moi directement et de n'en pas sortir de la soirée. En effet, j'ai vu deux de ses espions particuliers, de moi bien connus, se promener dans ma rue jusque sur le minuit. Ce matin,


dés que je l'ai pu, j'ai fait venir une voiture qui m'a conduit jusqu'à la porte de la cathédrale. Je suis descendu de voiture très-lentement, puis, prenant le pas de course j'ai traversé l'église, et me voici. Votre Excellence est dans ce moment-ci l'homme du monde auquel je désire plaire avec le plus de passion,

—Et moi, monsieur le drôle, je ne suis point dupe de tous ces contes plus ou moins bien bâtis. Vous avez refusé de me parler de Fabrice avant-hier ; j'ai respecté vos scrupules et vos serments touchant le secret quoique les serments pour un être tel que vous ne soient tout au plus que des moyens de défaite. Aujourd'hui, je veux la vérité. Qu'est-ce que ces bruits ridicules qui font condamner à mort ce jeune homme comme assassin du comédien Giletti ?

— Personne ne peut mieux rendre compte à Votre Excellence de ces bruits, puisque c'est moi-même qui les ai fait courir par ordre du souverain ; et, j'y pense, c'est peut-être pour m'empêcher de vous faire part de cet incident qu'hier, toute la journée, il m'a retenu prisonnier. Le prince, qui ne me croit pas un fou, ne pouvait pas douter que je ne vinsse vous apporter ma croix et vous supplier de l'attacher à ma boutonnière.

—Au fait ! s'écria le ministre, et pas de phrases.

—Sais doute, le prince voudrait bien tenir une sentence de mort contre M. del Dongo, mais il n'a, comme vous le savez sans doute, qu'une condamnation en vingt années de fers, commuée par lui, le lendemain même de la sentence, en douze années de forteresse, avec jeûne au pain et à l'eau tous les vendredis et autres pratiques religieuses.

— C'est parce que je savais cette Condamnation à la prison seulement, que j'étais effrayé des bruits d'exécution prochaine qui se répandent par la ville ; je me souviens de la mort du comte Palanza, si bien escamotée par vous.

— C'est alors que j'aurais dû avoir la croix ! s'écria Rassi sans se déconcerter ; il fallait serrer le bouton tandis que je le tenais et que l'homme avait envie de cette mort. Je fus un nigaud alors ; et, c'est armé de cette expérience que j'ose vous conseiller de ne pas m'imiter aujourd'hui. ( Cette comparaison parut du plus mauvais goût à l'interlocuteur, qui fut obligé de se retenir pour ne pas donner descoups de pied à Rassi.)

— D'abord, reprit celui-ci avec la logique d'un jurisconsulte et l'assurance parfaite d'un homme qu'aucune insulte ne peut offenser, d'abord il ne peut être question de l'exécution dudit del Dongo; le prince n'oserait, les temps sont bien changés ! et enfin, moi, noble et espérant par vous de devenir baron , je n'y donnerais pas les


mains. Or, ce n'est que de moi, comme le sait Votre Excellence, que l'exécuteur des hautes oeuvres peut recevoir des ordres, et, je vous le jure, le chevalier Rassi n'en donnera jamais contre le sieur del Dongo.

—Et vous ferez sagement, dit le comte en le toisant d'un air sévère.

—Distinguons, reprit le Rassi avec un sourire. Moi je ne suis que pour les morts officielles, et si M. del Dongo vient à mourir d'une colique, n'allez pas me l'attribuer. Le prince est outré, et je ne sais pourquoi, contre la Sanseverina (trois jours auparavant le Rassi eût dit la duchesse, mais, comme toute la ville, il savait la rupture avec le premier ministre ). Le comte fut frappé de la suppression du titre dans une telle bouche, et l'on peut juger du plaisir qu'elle lui fit ; il lança au Rassi un regard chargé de la plus vive haine. Mon cher ange, se dit-il ensuite, je ne puis te montrer, mon amour qu'en obéissant aveuglément à tes ordres.

—Je vous avouerai, dit-il au fiscal, que je ne prends pas un intérêt bien passionné aux divers caprices de madame la duchesse ; toutefois, comme elle m'avait présenté ce mauvais sujet de Fabrice, qui aurait bien dû rester à Naples et ne pas venir ici embrouiller nos affaires, je tiens à ce qu'il ne soit pas mis à mort de mon temps, et je veux bien vous donner ma parole que vous serez baron dans les huit jours qui suivront sa sortie de prison.

—En ce cas, monsieur le comte, je ne serai baron que dans douze années révolues, car le prince est furieux, et sa haine contre la duchesse est tellement vive, qu'il cherche à la cacher.

—Son Altesse est bien bonne ; qu'a-t-elle besoin de cacher sa haine, puisque son premier ministre ne protège plus la duchesse ? Seulement je ne veux pas qu'on puisse m'accuser de vilenie, ni surtout de jalousie : c'est moi qui ai fait venir la duchesse en ce pays, et si Fabrice meurt en prison, vous ne serez pas baron, mais vous serez peut-être poignardé. Mais laissons cette bagatelle : le fait est que j'ai fait le compte de ma fortune, à peine si j'ai trouvé 20,000 livres de rente, sur quoi j'ai le projet d'adresser très-humblement ma démission au souverain. J'ai quelque espoir d'être employé par le roi de Naples : celte grande ville m'offrira des distractions dont j'ai besoin en ce moment et que je ne puis trouver dans un trou tel que Parme ; je ne resterais qu'autant que vous me feriez obtenir la main de la princesse Isota, etc., etc. La conversation fut infinie dans ce sens. Gomme Rassi se levait, le comte lui dit d'un air fort indifférent :

—Vous savez qu'on a dit que Fabrice me trompait, en ce sens


qu'il était un des amants de la duchesse ; je n'accepte point ce bruit, et pour le démentir, je veux que vous fassiez passer cette bourse à Fabrice.

—Mais, monsieur le comte, dit Rassi effrayé , et regardant la bourse, il y a là une somme énorme, et les règlements...

—Pour vous, mon cher, elle peut être énorme, reprit le comte de l'air du plus souverain mépris : un bourgeois tel que vous, envoyant de l'argent à son ami en prison, croit se ruiner en lui donnant dix sequins ; moi, je veux que Fabrice reçoive ces 6,000 francs, et surtout que le château ne sache rien de cet envoi.

Comme le Rassi effrayé voulait répliquer, le comte ferma la porte sur lui avec impatience. Ces gens-là, se dit-il, ne voient le pouvoir que derrière l'insolence. Cela dit, ce grand ministre se livra à une action tellement ridicule, que nous avons quelque peine à la rapporter. Il courut prendre dans son bureau un portrait en miniature de la duchesse, et le couvrit de baisers passionnés. Pardon, mon cher ange, s'écriait-il, si je n'ai pas jeté par la fenêtre et de mes propres mains ce cuistre qui ose parler de toi avec une nuance de familiarité ; mais, si j'agis avec cet excès de patience, c'est pour l'obéir ! et il ne perdra rien pour attendre.

Après une longue conversation avec le portrait, le comte, qui se sentait le coeur mort dans la poitrine, eut l'idée d'une action ridicule et s'y livra avec un empressement d'enfant. Il se fit donner un habit avec des plaques, et-fut faire une visite à la vieille princesse Isota. De la vie il ne s'était présenté chez elle qu'à l'occasion du jour de l'an. Il la trouva entourée d'une quantité de chiens et parée de tous ses atours, et même avec des diamants comme si elle allait à la cour. Le comte ayant témoigné quelque crainte de déranger les projets de Son Altesse, qui probablement allait sortir, l'Altesse répondit au ministre qu'une princesse de Parme se devait à elle-même d'être toujours ainsi. Pour la première fois depuis son malheur, le comte eut un mouvement de gaieté. J'ai bien fait de paraître ici, se dit-il, et dés aujourd'hui il faut faire ma déclaration. La princesse avait été ravie de voir arriver chez elle un homme aussi renommé par son esprit et un premier ministre ; la pauvre vieille fille n'était guère accoutumée à de semblables visites. Le comte commença par une préface adroite, relative à l'immense distance qui séparera toujours d'un simple gentilhomme les membres d'une famille régnante.

—Il faut faire une distinction, dit la princesse : la fille d'un roi de France, par exemple, n'a aucun espoir d'arriver jamais à la couronne ; mais les choses ne vont point ainsi dans la famille de Parme.


C'est pourquoi nous autres Farnése nous devons toujours conserver une certaine dignité dans notre extérieur ; et moi, pauvre princesse telle que vous me voyez, je ne puis pas dire qu'il soit absolument impossible qu'un jour vous soyez mon premier ministre.

Cette idée, par son imprévu baroque, donna au pauvre comte un second instant de gaieté parfaite.

Au sortir de chez la princesse Isola , qui avait grandement rougi en recevant l'aveu de la passion du premier ministre , celui-ci rencontra un des fourriers du palais : le prince le faisait demander en toute hâte.

— je suis malade, répondit le ministre, ravi de pouvoir faire une malhonnêteté à son prince. Ah ! ah ! vous me poussez à bout, s'écria-t-il avec fureur, et puis vous voulez que je vous serve ; mais sachez, mon prince, qu'avoir reçu le pouvoir de la Providence ne suffit plus en ce siécle-ci : il faut beaucoup d'esprit et un grand caractère pour réussir à être despote.

Après avoir renvoyé le fourrier du palais fort scandalisé de la parfaite santé de ce malade, le comte trouva plaisant d'aller voir les deux hommes de la cour qui avaient le plus d'influence sur le général Fabio Conti. Ce qui surtout faisait frémir le ministre et lui ôtait tout courage, c'est que le gouverneur de la citadelle était accusé de s'être défait jadis d'un capitaine, son ennemi personnel, au moyen de l'aquetta de Pérouse.

Le comte savait que depuis huit jours la duchesse avait répandu des sommes folles pour se ménager des intelligences à la citadellé ; mais, suivant lui, il y avait peu d'espoir de succès, tous les yeux étaient encore trop ouverts. Nous ne raconterons point au lecteur toutes les tentatives de corruption essayées par cette femme malheureuse : elle était au désespoir, et des agents de toutes sortes et parfaitement dévoués la secondaient. Mais il n'est peut-être qu'un seul genre d'affaires dont on s'acquitte parfaitement bien dans les petites cours despotiques , c'est la garde des prisonniers politiques. L'or de la duchesse ne produisit d'autre effet que de faire renvoyer de la citadelle huit ou dix hommes de tout grade.


XVIII

Ainsi, avec un dévouement complet pour le prisonnier, la duchesse et le premier ministre n'avaient pu faire pour lui que bien peu de chose. Le prince était en colère, la cour ainsi que le public étaient piqués contre Fabrice et ravis de lui voir arriver malheur : il avait été trop heureux. Malgré l'or jeté à pleines mains, la duchesse n'avait pu faire un pas dans le siége de la citadelle ; il ne se passait pas de jour sans que la marquise Raversi ou le chevalier Riscara eussent quelque nouvel avis à communiquer au général Fabio Conti. On soutenait sa faiblesse.

Comme nous l'avons dit, le jour de son emprisonnement, Fabrice fut conduit d'abord au palais du gouverneur. C'est un joli petit bâtiment construit dans lé siècle dernier sur les dessins de Vanvitelli, qui le plaça à cent quatre-vingts pieds de haut, sur la plate-forme de l'immense tour ronde. Des fenêtres de ce petit palais, isolé sur le dos de l'énorme tour comme la bosse d'un chameau, Fabrice découvrait la campagne et les Alpes fort au loin ; il suivait de l'oeil au pied de la citadelle le cours de la Parma , sorte de torrent, qui, tournant à droite à quatre lieues de la ville, va se jeter dans le Pô. Par delà la rive gauche de ce fleuve, qui formait comme une suite d'immenses taches blanches au milieu des campagnes verdoyantes, son oeil ravi apercevait distinctement chacun des sommets de l'immense mur que les Alpes forment au nord de l'Italie. Ces sommets, toujours couverts de neige, même au mois d'août où l'on était alors, donnent comme une sorte de fraîcheur par souvenir au milieu de ces campagnes brûlantes ; l'oeil en peut suivre les moindres détails, et pourtant ils sont à plus de trente lieues de la citadelle de Parme. La vue si étendue du joli palais du gouverneur est interceptée vers un angle au midi par la tour Farnèse dans laquelle on préparait à la hâte une chambre pour Fabrice. Cette seconde tour, comme le lecteur s'en souvient peut-être, fut élevée sur la plate-forme de la grosse tour, en l'honneur d'un prince héréditaire qui, fort différent de l'Hippolyte fils de Thésée, n'avait point repoussé les politesses d'une jeune belle-mère. La princesse mourut en quelques heures; le fils du prince ne recouvra sa liberté que dix-sept ans plus tard, en


montant sur le trône à la mort (le son père. Cette tour Farnèse où, après trois quarts d'heure, l'on fil monter Fabrice, fort laide à l'extérieur, est élevée d'une cinquantaine de pieds au-dessus de la plateforme de la grosse tour et garnie de quantité de paratonnerres. Le prince, mécontent de sa femme, qui fit bâtir cette prison aperçue de toutes parts, eut la singulière prétention de persuader à ses sujets qu'elle existait depuis longues années : c'est pou quoi il lui imposa le nom de tour Famèse. Il était défendu de parler de cette construction, et de toutes les parties de la ville de Parme et des plaines voisines on voyait parfaitement les maçons placer chacune des pierres qui composent cet édifice pentagone. Afin de prouver qu'elle était ancienne, on plaça au-dessus de la porte de deux pieds de large et de quatre de hauteur, par laquelle on y entre, un magnifique bas-relief qui représente Alexandre Farnése, le général célèbre, forçant Henri IV à s'éloigner de Paris. Cette tour Farnèse, placée en si belle vue, se compose d'un rez-de-chaussée long de quarante pas au moins, large à proportion et tout rempli de colonnes fort trapues, car cette pièce si démesurément vaste n'a pas plus de quinze pieds d'élévation. Elle est occupée par le corps de garde, et, du centre, l'escalier s'élève en tournant autour d'une des colonnes : c'est un petit escalier en fer, fort léger, large de deux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier tremblant sous le poids des geôliers qui l'escortaient, Fabrice arriva à de vastes pièces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier étage. Elles furent jadis meublées avec le plus grand luxe pour le jeune prince qui y passa les dix-sept plus belles années de sa vie. A l'une des extrémités de cet appartement, on fit voir au nouveau prisonnier une chapelle de la plus grande magnificence ; les murs et la voûte sont entièrement revêtus de marbre noir; des colonnes noires aussi et de la plus noble proportion sont placées en ligne lé long des murs noirs sans les toucher, et ces murs sont ornés d'une quantité de têtes de mort en marbre blanc, de proportions colossales, élégamment sculptées et placées sur deux os en sautoir. Voilà bien une invention de la haine qui ne peut tuer, se dit Fabrice, et quelle diable d'idée de me montrer cela !

Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également disposé autour d'une colonne, donne accès au second étage de cette prison, et c'est dans les chambres de ce second étage, hautes dé quinze pieds environ, que depuis un an le général Fabio Conti faisait preuve de génie. D'abord, sous sa direction, l'on avait solidement grillé les fenêtres de ces chambres, jadis occupées par les domestiques du prince, et qui sont à plus de trente pieds des dalles de pierre formant la plate-forme de la grosse tour ronde. C'est par un corridor


obscur, placé au centre du bâtiment, que l'on arrive à ces chambres qui toutes ont deux fenêtres; et dans ce corridor fort étroit, Fabrice remarqua trois portes de fer successives formées de barreaux énormes et s'élevant jusqu'à la voûte. Ce sont les plans, coupes et élévations de toutes ces belles inventions qui, pendant deux ans, avaient valu au général une audience de son maître chaque semaine. Un conspirateur placé dans l'une de ces chambres ne pourrait pas se plaindre à l'opinion d'être traité d'une façon inhumaine, et pourtant ne saurait avoir de communication avec personne au monde, ni faire un mouvement sans qu'on l'entendit. Le général avait fait placer dans chaque chambre de gros madriers de chêne formant comme des bancs de trois pieds de haut, et c'était là son invention capitale, celle qui lui donnait des droits au ministère de la police. Sur ces bancs il avait fait établir une cabane en planches, fort sonore, haute de dix pieds, et qui ne touchait au mur que du côté des fenêtres. Des trois autres côtés, il régnait un petit corridor de quatre pieds de large, entre le mur primitif de la prison, composé d'énormes pierres de taille, et les parois en planches de la cabane. Ces parois, formées de quatre doubles de planches de noyer, chêne et sapin, étaient solidement reliées par des boulons de fer et par des clous sans nombre.

Ce fut dans l'une de ces chambres construites depuis un an, et chef-d'oeuvre du général Fabio Conti, laquelle avait reçu le beau nom d"Obéissance passive, que Fabrice fut introduit. Il courut aux fenêtres. La vue qu'on avait de ces fenêtres grillées était sublime : un seul petit point de l'horizon était caché, vers le nord-ouest, par le toit en galerie du joli palais du gouverneur, qui n'avait que deux étages ; le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux de l'état-major ; et d'abord les yeux de Fabrice furent attirés vers une des fenêtres du second étage, où se trouvaient, dans de jolies cages, une grande quantité d'oiseaux de toutes sortes. Fabrice s'amusait à les entendre chanter et à les voir saluer les derniers rayons du crépuscule du soir, tandis que les geôliers s'agitaient autour de lui. Cette fenêtre de la volière n'était pas à plus de vingt-cinq pieds de l'une des siennes, et se trouvait à cinq ou six pieds en contre-bas, de façon qu'il plongeait sur les oiseaux.

Il y avait lune ce jour-là, et au moment où Fabrice entrait dans sa prison, elle se levait majestueusement à l'horizon à droite, au-dessus de la chaîne des Alpes, vers Trévise. Il n'était que huit heures et demie du soir, et à l'autre extrémité de l'horizon, au couchant, un brillant crépuscule rouge orangé dessinait parfaitement les contours du mont Viso et des autres pics des Alpes qui remontent de Nice


vers le mont Cenis et Turin. Sans songer autrement à son malheur, Fabrice fut ému et ravi par ce spectacle sublime. C'est donc dans ce monde ravissant que vit Clélia Conti ; avec son âme pensive et sérieuse, elle doit jouir de cette vue plus qu'un autre ; on est ici comme dans des montagnes solitaires à cent lieues de Parme. Ce ne fut qu'après avoir passé plus de deux heures à la fenêtre, admirant cet horizon qui parlait à son âme, et souvent aussi arrêtant sa vue sur le joli palais du gouverneur, que Fabrice s'écria tout à coup : Mais ceci est-il une prison? est-ce là ce que j'ai tant redouté ? Au lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de la prison.

Tout à coup son attention fut violemment rappelée à la réalité par un tapage épouvantable : sa chambre de bois, assez semblable à une cage et surtout fort sonore, était violemment ébranlée ; des aboiements de chien et de petits cris aigus complétaient le bruit le plus singulier. Quoi donc ! sitôt pourrais-je m'échapper ? pensa Fabrice. Un instant après, il riait comme jamais peut-être on n'a ri dans une prison. Par ordre du général, on avait fait monter en même temps que les geôliers un chien anglais, fort méchant, préposé à la garde des prisonniers d'importance, et qui devait passer la nuit dans l'espace si ingénieusement ménagé tout autour de la cage de Fabrice. Le chien et le geôlier devaient coucher dans l'intervalle de trois pieds ménagé entre les dalles de pierre du sol primitif de la chambre et le plancher en bois sur lequel le prisonnier ne pouvait faire un pas sans être entendu.

Or, à l'arrivée de Fabrice, la chambre de l'Obéissance passive se trouvait occupée par une centaine de rats énormes qui prirent la fuite dans tous les sens. Le chien, sorte d'épagneul croisé avec un fox anglais , n'était point beau, mais en revanche il se montra fort alerte. On l'avait attaché sur le pavé en dalles de pierre au-dessous du plancher de la chambre de bois ; mais lorsqu'il sentit passer les rats tout prés de lui, il fit des efforts si extraordinaires, qu'il parvint à retirer la tête de son collier ; alors advint cette bataille admirable et dont le tapage réveilla Fabrice lancé dans les rêveries les moins tristes. Les rats qui avaient pu se sauver du premier coup de dent, se réfugiant dans la chambre de bois, le chien monta après eux les six marches qui conduisaient du pavé en pierre à la cabane de Fabrice. Alors commença un tapage bien autrement épouvantable : la cabane était ébranlée jusqu'en ses fondements. Fabrice riait comme un fou et pleurait à force de rire ; le geôlier Grillo, non moins riant, avait fermé la porte ; le chien, courant après les rats, n'était gêné


par aucun meuble, car la chambre était absolument nue : il n'y avait pour gêner les bonds du chien chasseur qu'un poële de fer dans un coin. Quand le chien eût triomphé de tous ses ennemis, Fabrice l'appela, le caressa, réussit à lui plaire. Si jamais celui-ci me voit sautant par-dessus quelque mur, se dit-il, il n'aboiera pas. Mais cette politique raffinée était une prétention de sa part : dans la situation d'esprit où il était, il trouvait son bonheur à jouer avec ce chien. Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait point, une sécrété joie régnait au fond de son âme.

Après qu'il se fut bien essoufflé à courir avec le chien,

—Comment vous appelez-vous? dit Fabrice au geôlier.

— Grillo, pour servir Votre Excellence dans tout ce qui est permis par le règlement.

—Eh bien, mon cher Grillo , un nommé Gilelti a voulu m'assassiner au milieu d'un grand chemin, je me suis défendu et l'ai tué; je le tuerais encore si c'était à faire ; mais je n'en veux pas moins mener joyeuse vie tant que je serai votre hôte. Sollicitez l'autorisation de vos chefs et allez demander du linge au palais Sanseverina ; de plus, achetez-moi force nébieu d'Asti.

C'est un assez bon vin mousseux qu'on fabrique en Piémont dans la patrie d'Alfieri et qui est fort estimé surtout de la classe d'amateurs à laquelle appartiennent les geôliers. Huit ou dix de ces messieurs étaient occupés à transporter dans la chambre de bois de Fabrice quelques meubles antiques et fort dorés que l'on enlevait au premier étage dans l'appartement du prince ; tous recueillirent religieusement dans leur pensée le mot en faveur du vin d'Asti. Quoi qu'on pût faire, l'établissement de Fabrice pour cette première nuit fut pitoyable ; mais il n'eut l'air choqué que de l'absence d'une bouteille de bon nébieu. — Celui là a l'air d'un bon enfant, dirent les geôliers en s'en allant... et il n'y a qu'une chose à désirer, c'est que nos messieurs lui laissent passer de l'argent.

Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage : Est-il possible que ce soit là une prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une première huit en prison encore ! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette solitude aérienne ; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai... Rougirat-elle en m'apercevant? Ce fut en discutant celte grande question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.


Dès le lendemain de cette nuit, la première passée en prison, et durant laquelle il ne s'impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit a faire la conversation avec Fox le chien anglais ; Grillo le geôlier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n'apportait ni linge ni nébieu.

Verrai-je Clélia ? se dit Fabrice en s'éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle? Les oiseaux commençaient à jeter de petits cris et à chanter, et à cette élévation c'était le seul bruit qui s'entendît dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur : il écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. S'ils lui appartiennent, elle paraîtra un instant dans cette chambre, là, sous ma fenêtre ; et, tout en examinant les immenses chaînes des Alpes . vis-à-vis le premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait s'élever comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d'acajou qui, garnies de fils dorés, s'élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volière. Ce que Fabrice n'apprit que plus tard, c'est que cette chambre était la seule du second étage du palais qui eût de l'ombre de onze heures à quatre : elle était abritée par la tour Farnése.

Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si, au lieu de celte physionomie céleste et pensive que j'attends et qui rougira peut-être un peu si elle m'aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les oiseaux ! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle m'apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrétions pour être remarqué ; ma situation doit avoir quelques privilèges ; d'ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde ! Je Suis un prisonnier, apparemment ce que le général Conti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs subordonnés... Mais elle a tant d'esprit, ou pour mieux dire tant d'âme, comme le suppose le comte, que peut-être, à ce qu'il dit, méprise-t-elle le métier de son pére ; de là viendrait sa mélancolie. Noble cause de tristesse ! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m'a salué hier soir ! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre prés de Come je lui dis : Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme , vous souviendrez-vous de ce nom : Fabrice del Dongo ? L'aura-t-elle oublié ? elle était si jeune alors !

Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup


le cours de ses pensées, j'oublie d'être en colère. Serais-je un de ces grands courages comme l'antiquité en a montré quelques exemples au monde ? Suis-je un héros sans m'en douter? Comment, moi qui avais tant peur de la prison, j'y suis, et je ne me souviens pas d'être triste ; c'est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi ! j'ai besoin de me raisonner pour être affligé de celle prison, qui, comme le dit Blanés , peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l'étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.

Dans tous les cas, il est bien étonnant d'être en prison et de devoir se raisonner pour être triste. Ma foi, j'en reviens à ma supposition, peut-être que j'ai un grand caractère.

Les rêveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle, lequel venait prendre mesure d'abat-jour pour ses fenêtres ; c'était la première fois que cette prison servait, et l'on avait oublié de la compléter en celte partie essentielle.

Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de cette vue sublime. Et il cherchait à s'attrister de celte privation.

—Mais quoi ! s'ecria-t-il tout à coup parlant au menuisier, je ne verrai plus ces jolis oiseaux ?

—Ah ! les oiseaux de mademoiselle, qu'elle aime tant ! dit cet homme avec l'air de la bonté, cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.

Parler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu'aux geôliers, mais cet homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier : il lui apprit que ces abat-jour énormes, placés sur l'appui des deux fenêtres, et s'éloignant du mur tout en s'élevant, ne devaient laisser aux détenus que la vue du ciel. On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d'augmenter une tristesse salutaire et l'envie de se corriger dans l'âme des prisonniers ; le général, ajouta le menuisier, a aussi inventé de leur retirer les vitres et de les faire remplacer à leurs fenêtres par du papier huilé.

Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort rare en Italie.

—Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la folie ; achetez-m'en un de la femme de chambre de mademoiselle Clélia Conti.

—Quoi ! vous la connaissez, s'écria le menuisier, que vous dites si bien son nom ?


— Qui n'a pas ouï parler de cette beauté si célèbre? Mais j'ai eu l'honneur de la rencontrer plusieurs fois à la cour.

—La pauvre demoiselle s'ennuie bien ici, ajouta le menuisier, elle passe sa vie là avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers que l'on a placés par son ordre à la porte de la tour, sous votre fenêtre ; sans la corniche vous pourriez les voir. Il y avait dans cette réponse des mots bien précieux pour Fabrice ; il trouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier.

Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre Excellence et je reçois de l'argent. Après-demain, en revenant pour les abat-jour , j'aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser envoler ; si je puis même, je vous apporterai un livre de prières : vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices.

Ainsi, se dit Fabrice dès qu'il fut seul, ces oiseaux sont à elle, mais dans deux pours je ne les grerrai plus. A celle pensée, ses regards prirent une teinte de malheur. Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu'elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l'air gêné, comme ceux de quelqu'un qui se sent regardé. Quand elle l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu oublier le sourire si fin qu'elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes l'emmenaient du corps de garde.

Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus grand soin, au moment où elle s'approcha de la fenêtre de la volière, elle rougit fort sensiblement. La première pensée de Fabrice collé contre les barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à l'enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit ; puis la seule idée de ce manque de délicatesse. lui fit horreur. Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. Celle idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novarre.

Il la suivait ardemment des yeux : Certainement, se disait-il, elle va s'en aller sans daigner jeter un regard sur celte pauvre fenêtre, et pourtant elle est bien en face. Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice, grâce à sa position plus élevée, apercevait fort bien, Clélia ne put s'empêcher de le regarder du haut de l'oeil, tout en marchant, et c'en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la


saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici ? se dit-il pour s'en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux ; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement ; et évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant ; mais elle ne put imposer silence à ses yeux : sans qu'elle le sût probablement, ils exprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu'elle rougissait tellement, que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur le haut des épaules, dont la chaleur venait d'éloigner, en arrivant à la volière, un châle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille. Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois !

Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût du soigner les oiseaux placés le plus prés de la porte. Elle sortit enfin ; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle elle venait de disparaître ; il était un autre homme.

Dès ce moment, l'unique objet de ses pensées fut de savoir comment il pourrait parvenir à continuer de la voir, même quand on aurait posé cet horrible abat-jour devant la fenêtre qui donnait sur le palais du gouverneur.

La veille au soir, avant de se coucher, il s'était imposé l'ennui fort long de cacher la meilleure partie de l'or qu'il avait dans plusieurs des trous de rats qui ornaient sa chambre de bois. Il faut, ce soir, que je cache ma montre. N'ai-je pas entendu dire qu'avec de la patience et un ressort de montre ébréché on peut couper le bois et même le fer ? Je pourrai donc scier cet abat-jour. Ce travail de cacher la montre, qui dura deux grandes heures, ne lui sembla point long ; il songeait aux différents moyens de parvenir à son but et à ce qu'il savait faire en travaux de menuiserie. Si je sais m'y prendre, se disait-il, je pourrai couper bien carrément un compartiment de la planche dé chêne qui formera l'abat-jour , vers la partie qui reposera sur l'appui de la fenêtre ; j'ôterai et je remettrai ce mort ceau suivant les circonstances ; je donnerai tout ce que je possède à Grillo afin qu'il veuille bien ne pas s'apercevoir de ce petit manège. Tout le bonheur de Fabrice était désormais attaché à la possibilité d'exécuter ce travail, et il ne songeait à rien autre. Si je parviens seulement à la voir, je suis heureux.. Non pas, se dit-il, il faut aussi qu'elle voie que je la vois. Pendant toute la nuit, il eut la tête rem-


plie d'inventions de menuiserie, et ne songea peut-être pas une seule fois à la cour de Parme, à la colère du prince, etc., etc. Nous avouerons qu'il ne songea pas davantage à la douleur dans laquelle la duchesse devait être plongée. Il attendait avec impatience le lendemain, mais le menuisier ne reparut plus : apparemment qu'il passait pour libéral dans la prison. On eut soin d'en envoyer un autre à mine rébarbative, lequel ne répondit jamais que par un grognement de mauvais augure à toutes les choses agréables que l'esprit de Fabrice cherchait à lui adresser. Quelques-unes des nombreuses tentatives de la duchesse pour lier une correspondance avec Fabrice avaient été dépistées par les nombreux agents de la marquise Raversi, et, par elle, le général Fabio Conti était journellement averti, effrayé, piqué d'amour-propre. Toutes les huit heures, six soldats de garde se relevaient dans la grande salle aux cent colonnes du rez-de-chaussée ; de plus, le gouverneur établit un geôlier de garde à chacune des trois portes de fer successives du corridor, et le pauvre Grillo, le seul qui vît le prisonnier, fut condamné à ne sortir de la tour Farnèse que tous les huit jours, ce dont il se montra fort contrarié. Il fit sentir son humeur à Fabrice, qui eut le bon esprit Je ne répondre que par ces mots : Force nébieu d'Asti, mon ami. Et il lui donna de l'argent.

— Eh bien, même cela, qui nous console de tous les maux, s'écria' Grillo indigné, d'une voix à peine assez élevée pour être entendue du prisonnier, on nous défend de le recevoir et je devrais le refuser, mais je le prends ; du reste, argent perdu ; je ne puis rien vous dire sur rien. Allez, il faut que vous soyez joliment coupable, toute la citadelle est sens dessus dessous à cause de vous ; les belles menées de madame la duchesse ont déjà fait renvoyer trois d'entre nous.

L'abat-jour sera-t-il prêt avant midi? Telle fut la grande question qui fit battre le coeur de Fabrice pendant toute celte longue matinée ; il comptait tous les quarts d'heure qui sonnaient à l'horloge de la citadelle. Enfin , comme les trois quarts après onze heures sonnaient , l'abat-jour n'était pas encore arrivé ; Clélia reparut donnant des soins à ses oiseaux. La cruelle nécessité avait fait faire de si grands pas à l'audace de Fabrice , et le danger de ne plus la voir lui semblait tellement au-dessus de tout, qu'il osa, en regardant Clélia, faire avec le doigt le geste de scier l'abat-jour ; il est vrai qu'aussitôt après avoir aperçu ce geste si séditieux en prison, elle salua à demi et se relira.

Hé quoi! se dit Fabrice étonné, serait-elle assez déraisonnable pour voir une familiarité ridicule dans un geste dicté par la plus


impérieuse nécessité ? Je voulais la prier de daigner toujours, en soignant ses oiseaux, regarder quelquefois la fenêtre de la prison, même quand elle la trouvera masquée par un énorme volet de bois ; je voulais lui indiquer que je ferai tout ce qui est humainement possible pour parvenir à la voir. Grand Dieu ! est-ce qu'elle ne viendra pas demain à cause de ce geste indiscret? Cette crainte, qui troubla le sommeil de Fabrice, se vérifia complètement ; le lendemain Clélia n'avait pas paru à trois heures, quand on acheva de poser devant les fenêtres de Fabrice les deux énormes abat-jour ; les diverses pièces en avaient été élevées, à partir de l'esplanade de la grosse tour, au moyen de cordes et de poulies attachées par dehors aux barreaux de fer des fenêtres. Il est vrai que, cachée derrière une persienne dé son appartement, Clélia avait suivi avec angoisse tous les mouvements des ouvriers ; elle avait fort bien vu la mortelle inquiétude de Fabrice, mais n'en avait pas moins eu le courage de tenir la promesse qu'elle s'était faite.

Clélia était une petite sectaire de libéralisme ; dans sa première jeunesse, elle avait pris au sérieux tous les propos de libéralisme qu'elle entendait dans la société de son père, lequel ne songeait qu'à se faire une position; elle était partie de là pour prendre en mépris et presque en horreur le caractère flexible du courtisan : de là son antipathie pour le mariage. Depuis larrivée de Fabrice, elle était bourrelée de remords : Voilà, se disait-elle, que mon indigne coeur se met du parti des gens qui veulent trahir mon pére ! il ose me faire le geste de scier une porte!... Mais, se dit-elle aussitôt l'âme navrée, toute la ville parle de sa mort prochaine ! Demain peut-être le jour fatal ! avec les monstres qui nous gouvernent, quelle chose au monde n'est pas possible ! Quelle douceur, quelle sérénité héroïque dans ces yeux qui peut-être vont se fermer ! Dieu! quelles ne doivent pas être les angoisses de la duchesse ! aussi on la dit tout à fait au désespoir. Moi j'irais poignarder le prince, comme l'héroïque Charlotte Corday.

Pendant toute cette troisième journée de sa prison, Fabrice fut outré de colère, mais uniquement de ne pas avoir vu reparaître Clélia. Colère pour colère, j'aurais dû lui dire que je l'aimais, s'écriait-il ; car il en était arrivé à cette découverte. Non, ce n'est point par grandeur d'âme que je ne songe pas à la prison et que je fais mentir la prophétie de Blanés, tant d'honneur ne m'appartient point. Malgré moi je songe à ce regard de douce pitié que Clélia laissa tomber sur moi lorsque les gendarmes m'emmenaient du corps de garde ; ce regard a effacé toute ma vie passée. Qui m'eût dit que je trouverais des yeux si doux en un tel lieu, et au moment où j'avais


les regards salis par la physionomie de Barbone et par celle de M. le général gouverneur. Le ciel parut au milieu de ces êtres vils. Et comment ne pas faire pour aimer la beauté et chercher à la revoir? Non, ce n'est point par grandeur d'âme que je suis indifférent à toutes les petites vexations dont la prison m'accable. L'imagination de Fabrice, parcourant rapidement toutes les possibilités, arriva à celle d'être mis en liberté. Sans doute l'amitié de la duchesse fera des miracles pour moi. Eh bien, je ne la remercierais de la liberté que du bout des lèvres ; ces lieux ne sont point de ceux où l'on revient ! une fois hors de prison, séparés de sociétés comme nous le sommes, je ne reverrais presque jamais Clélia ! Et, dans le fait, quel mal me fait la prison? Si Clélia daignait ne pas m'accabler de sa colère, qu'aurais-je à demander au ciel?

Le soir de ce jour où il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande idée : avec la croix de fer du chapelet que l'on distribue à tous les prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succès, à percer l'abat-jour. C'est peut-être une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n'ont-ils pas dit devant moi que, dès demain, ils seront remplacés par les ouvriers peintres? Que diront ceux-ci s'ils trouvent l'abat-jour de la fenêtre percé? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi ! par ma faute je resterais un jour sans la voir, et encore quand elle m'a quitté fâchée ! L'imprudence de Fabrice fut récompensée ; après quinze heures de travail, il vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle ne croyait point être aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fixé sur cet immense abatjour ; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite elle négligeait même évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour rester des minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Son âme était profondément troublée ; elle songenit â la duchesse dont l'extrême malheur lui avait inspiré tant de pitié, et cependant elle commençait à la haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde mélancolie qui s'emparait de son caractère, elle avait de l'humeur contre elle-même. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l'impatience de chercher à ébranler l'abat-jour ; il lui semblait qu'il n'était pas heureux tant qu'il ne pouvait pas témoigner à Clélia qu'il la voyait. Cependant, se disait-il, si elle savait que je l'aperçois avec autant de facilité, timide et réservée comme elle l'est, sans doute elle se déroberait à mes regards.

Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l'amour ne fait-il pas son bonheur !) : pendant qu'elle regardait tristement


l'immense abat-jour, il parvint à faire passer un petit morceau de fil de fer par l'ouverture que la croix de fer avait pratiquée, et il lui lit des signes qu'elle comprit évidemment, du moins dans ce sens qu'ils voulaient dire : je suis là et je vous vois.

Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l'abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l'on pourrait remettre à volonté, et qui lui permettrait de voir et d'être vu, c'est-à-dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son âme ; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu'il avait fa briquée avec le ressort de sa montre ébréché par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité de Clélia semblait diminuer à mesure qu'augmentaient les difficultés matérielles qui s'opposaient à toute correspondance ; Fabrice observa fort bien qu'elle n'affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de présence à l'aide de son chétif morceau de fil de fer ; il avait le plaisir de voir qu'elle ne manquait jamais à paraître dans la volière au moment précis où onze heures trois quarts sonnaient, et il eut presque la présomption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi? cette idée ne semble pas raisonnable ; mais l'amour observe des nuances invisibles à l'oeil indifférent, et en tire des couséquences infinies. Par exemple, depuis que Clelia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en entrant dans la volière, elle levait les yeux vers sa fenêtre. C'était dans ces journées funèbres où personne dans Parme ne doutait que Fabrice ne fût bientôt mis à mort : lui seul l'ignorait ; mais cette affreuse idée ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d'intérêt qu'elle portail à Fabrice? il allait périr! et pour la cause de la liberté ! car il était trop absurde de mettre à mort un del Dongo pour un coup d'épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché à une autre femme ! Clélia était profondément malheureuse, et, sans s'avouer bien précisément le genre d'intérêt qu'elle prenait à son sort : Certes, se disait-elle, si on le conduit à la mort, je m'enfuirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaîtrai dans celle société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis !

Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte : elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées, l'abat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier ; ce jour-là il n'avait encore donné aucun signe de présence: tout à coup un petit morceau d'abat-jour, plus grand que la main, fut retiré par


lui ; il la regarda d'un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir celle épreuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit à les soigner ; mais elle tremblait au point qu'elle versait l'eau qu'elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son émotion ; elle ne put supporter celte situation, et prit le parti de se sauver en courant.

Ce moment fut le plus beau de la vie de Fabrice, sans aucune comparaison. Avec quels transports il eût refusé la liberté, si on la lui eût offerte en cet instant !

Le lendemain fut le jour du grand désespoir de la duchesse. Tout le monde tenait pour sûr dans la ville que c'en était fait de Fabrice ; Clélia n'eut pas le triste courage de lui montrer une dureté qui n'était pas dans son coeur, elle passa une heure et demie à la volière, regarda tous ses signes, et souvent lui répondit, au moins par l'expression de l'intérêt le plus vif et le plus sincère ; elle le quittait des instants pour lui cacher ses larmes. Sa coquetterie de femme sentait bien vivement l'imperfection du langage employé : si l'on se fût parlé, de combien de façons différentes n'eût-elle pas pu chercher à deviner quelle était précisément la nature des sentiments que Fabrice avait pour la duchesse ! Clélia ne pouvait presque plus se faire d'illusion, elle avait de la haine pour madame Sanseverina.

Une nuit Fabrice vint à penser un peu sérieusement à sa tante : il fut étonné, il eut peine à reconnaître son image; le souvenir qu'il conservait d'elle avait totalement changé ; pour lui, à celle heure, elle avait cinquante ans.

— Grand Dieu! s'écria-t-il avec enthousiasme, que je fus bien inspiré de ne pas lui dire que je l'aimais ! Il en était au point de ne presque plus pouvoir comprendre comment il l'avait trouvée si jolie. Sous ce rapport, la petite Marietta lui faisait une impression de changement moins sensible : c'est que jamais il ne s'était figuré que son âme fût de quelque chose dans l'amour pour la Marietta, tandis que souvent il avait cru que son âme tout entiére appartenait à la duchesse. La duchesse d'A... et la Marietta lui faisaient l'effet maintenant de deux jeunes colombes dont tout le charme serait dans la faiblesse et dans l'innocence, tandis que l'image sublime de Clélia Conti, en s'emparant de toute son âme, allait jusqu'à lui donner de la terreur. Il sentait trop bien que l'éternel bonheur de sa vie allait le forcer de compter avec la fille du gouverneur, et qu'il était en son pouvoir de faire de lui le plus malheureux des hommes. Chaque jour il craignait mortellement de voir se terminer tout à coup, par un caprice sans appel de sa volonté, cette sorte de vie singulière et délicieuse qu'il trou¬


vait auprès d'elle ; toutefois, elle avait déjà rempli de félicité les deux premiers mois de sa prison. C'était le temps où, deux fois la semaine, le général Fabio Conti disait au prince : Je puis donner ma parole d'honneur à Votre Altesse que le prisonnier del Dongo ne parle à âme qui vive, et passe sa vie dans l'accablement du plus profond désespoir, ou à dormir.

Clélia venait deux ou trois fois le jour voir ses oiseaux, quelquefois pour des instants : si Fabrice ne l'eût pas tant aimé, il eût bien vu qu'il était aimé ; mais il avait des doutes mortels à cet égard, Clélia avait fait placer un piano dans la volière. Tout en frappant les touches, pour que le son de l'instrument put rendre compte de sa présence et occupât les sentinelles qui se promenaient sous ses fenêtres, elle répondait des yeux aux questions de Fabrice. Sur un seul sujet elle ne faisait jamais de réponse, et même, dans les grandes occasions, prenait la fuite, et quelquefois disparaissait pour une journée entière ; c'était lorsque les signes de Fabrice indiquaient des sentiments dont il était trop difficile de ne pas comprendre l'aveu : elle était inexorable sur ce point.

Ainsi, quoique étroitement resserré dans une assez petite cage, Fabrice avait une vie fort occupée ; elle était employée tout entière à chercher la solution de ce problème si important : M'aime-t-elle ? Le résultat de milliers d'observations sans cesse renouvelées, mais aussi sans cesse mises en doute, était ceci : Tous ses gestes volontaires disent non, mais ce qui est involontaire dans le mouvement de ses yeux semble avouer qu'elle prend de l'amitié pour moi.

Clélia espérait bien ne jamais arriver à un aveu, et c'est pour éloigner ce péril qu'elle avait repoussé, avec une colère excessive, une prière que Fabrice lui avait adressée plusieurs fois. La misére des ressources employées par le pauvre prisonnier aurait dû, ce semble, inspirer à Clélia plus de pitié. Il voulait correspondre avec elle au moyen de caractères qu'il traçait sur sa main avec un morceau de charbon dont il avait fait la précieuse découverte dans son poêle ; il aurait formé les mots lettre à lettre, et successivement. Cette invention eût doublé les moyens de conversation en ce qu'elle eût permis de dire des choses précises. Sa fenêtre était éloignée de celle de Clélia d'environ vingt-cinq pieds ; il eût été trop chanceux de se parler par-dessus la tète des sentinelles se promenant devant le palais du gouverneur. Fabrice doutait d'être aimé ; s'il eût eu quelque expérience de l'amour, il ne lui fût pas resté de doutes : mais jamais femme n'avait occupé son coeur ; il n'avait, du reste, aucun soupçon d'un secret qui l'eût mis au désespoir s'il l'eût connu ; il était


grandement question du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, l'homme le plus riche de la cour.

XIX

L'ambition du général Fabio Conti, exaltée jusqu'à la folie par les embarras qui venaient se placer au milieu de la carrière du premier ministre Mosca. et qui semblaient annoncer sa chute, l'avait porté à faire des scènes violentes à sa fille ; il lui répétait sans cesse, et avec colère, qu'elle cassait le cou à sa fortune si elle ne se déterminait enfin à faire un choix ; à vingt ans passes il était temps de prendre Un parti ; cet état d'isolement cruel, dans lequel son obstination déraisonnable plongeait le général, devait cesser à. la fin, etc., etc.

C'était d'abord pour se soustraire à ces accès d'humeur de tous les instants que Clélia s'était réfugiée dans la volière ; on n'y pouvait arriver que par un petit escalier de bois fort incommode, et dont la goutte faisait un obstacle sérieux pour le gouverneur.

Depuis quelques semaines, l'âme de Clélia était tellement agitée, elle savait si peu elle-même ce qu'elle devait désirer, que, sans donner précisément une parole à son pére, elle s'était presque laissé engager. Dans un de ses accès de colère, le général s'était écrié qu'il saurait bien l'envoyer s'ennuyer dans le couvent le plus triste de Parme, et que là, il la laisserait se morfondre jusqu'à ce qu'elle daignât faire un choix.

— Vous savez que notre maison, quoique fort ancienne, ne réunit pas 6,000 livres de rente, tandis que la fortune du marquis Crescenzi s'élève à plus de 100,000 écus par an. Tout le monde, à la cour, s'accorde à lui reconnaître le caractère le plus doux ; jamais il n'a donné de sujet de plainte à personne ; il est fort bel homme, jeune, fort bien vu du prince, et je dis qu'il faut être folle à lier pour repousser ses hommages. Si ce refus était le premier, je pourrais peut-être le supporter ; mais voici cinq ou six partis, et des premiers de la cour, que vous refusez, comme une petite sotte que vous êtes. Et que deviendriez-vous, je vous prie, si j'étais mis à la demi-solde? quel triomphe pour mes ennemis, si l'on me voyait logé dans quelque second étage, moi dont il a été si souvent question pour le ministère! Non, morbleu! voici assez de temps que ma bonté me fait jouer le rôle d'un Cassandre. Vous allez me fournir quelque objection valable contre ce pauvre marquis Crescenzi, qui a la bonté


d'être amoureux de vous, de vouloir vous épouser sans dot, et de vous assigner un douaire de 30,000 livres de rente, avec lequel du moins je pourrai me loger ; vous allez me parler raisonnablement, ou, morbleu ! vous l'épousez dans deux mois!...

Un seul mot de tout ce discours avait frappé Clélia, c'était la menace d'être mise au couvent, et par conséquent éloignée de la citadelle, et au moment encore où la vie de Fabrice semblait ne tenir qu'à un fil, car il ne se passait pas de mois que le bruit de sa mort prochaine ne courût de nouveau à la ville et à la cour. Quelque raisonnement qu'elle se fit, elle ne put se déterminer à courir cette chance : Etre séparée de Fabrice, et au moment où elle tremblait pour sa vie ! c'était à ses yeux le plus grand des maux, c'en était du moins le plus immédiat.

Ce n'est pas que, même en n'étant pas éloignée de Fabrice, son coeur trouvât la perspective du bonheur ; elle le croyait aimé de la duchesse, et son âme était déchirée par une jalousie mortelle. Sans cesse elle songeait aux avantages de cette femme si généralement admirée. L'extrême réserve qu'elle s'imposait envers Fabrice, le langage des signes dans lequel elle l'avait confiné, de peur de tomber dans quelque indiscrétion, tout semblait se réunir pour lui ôter les moyens d'arriver à quelque éclaircissement sur sa manière d'être avec la duchesse. Ainsi, chaque jour, elle sentait plus cruellement l'affreux malheur d'avoir une rivale dans le coeur de Fabrice, et chaque jour elle osait moins s'exposer au danger de lui donner l'occasion de dire toute la vérité sur ce qui se passait dans ce coeur. Mais quel charme cependant de l'entendre faire l'aveu de ses sentiments vrais ! quel bonheur pour Clélia de pouvoir éclaircir les soupçons affreux qui empoisonnaient sa vie !

Fabrice était léger ; à Naples, il avait la réputation de changer assez facilement de maîtresse. Malgré toute la réserve imposée au rôle d'une demoiselle, depuis qu'elle était chanoinesse et qu'elle allait à la cour, Clélia, sans interroger jamais, mais en écoutant avec attention, avait appris à connaître la réputation que s'étaient faite les jeunes gens qui avaient successivement recherché sa main ; eh bien ! Fabrice, comparé à tous ces jeunes gens, était celui qui portait le plus de légèreté dans ses relations de coeur. Il était en prison, il s'ennuyait, il faisait la cour à l'unique femme à laquelle il pût parler ; quoi de plus simple? quoi même de plus commun? et c'était ce qui désolait Clélia. Quand même, par une révélation complète, elle eût appris que Fabrice n'aimait plus la duchesse, quelle confiance pouvait-elle avoir dans ses paroles? quand même elle eût cru à la sincérité de ses discours, quelle confiance eût-


elle pu avoir dans la durée de ses sentiments? Et enfin, pour achever de porter le désespoir dans son coeur, Fabrice n'était-il pas déjà fort avancé dans la carrière ecclésiastique? n'était-il pas à la veille de se lier par des voeux éternels? Les plus grandes dignités ne l'attendaient-elles pas dans ce genre de vie? S'il me restait la moindre lueur de bon sens, se disait la malheureuse Clélia, ne devrais-je pas prendre la fuite? ne devrais-je pas supplier mon pére de m'enfermer dans quelque couvent fort éloigné? Et, pour comble de misère, c'est précisément la crainte d'être éloignée de la citadelle et renfermée dans un couvent qui dirige toute ma conduite! C'est cette crainte qui me force à dissimuler, qui m'oblige au hideux et déshonorant mensonge de feindre d'accepter les soins et les attentions publiques du marquis Crescenzi.

Le caractère de Clélia était profondément raisonnable ; en toute sa vie elle n'avait pas eu à se reprocher une démarche inconsidérée, et sa conduite en cette occurrence était le comble de la déraison : on peut juger de ses souffrances!... Elles étaient d'autant plus cruelles qu'elle ne se faisait aucune illusion. Elle s'attachait à un homme qui était éperdument aimé de la plus belle femme de la cour, d'une femme qui, à tant de titres, était supérieure à elle, Clélia ! Et cet homme même, eût-il été libre, n'était pas capable d'un attachement sérieux, tandis qu'elle, comme elle le sentait trop bien, n'aurait jamais qu'un seul attachement dans la vie.

C'était donc le coeur agité des plus affreux remords que tous les jours Clélia venait à la volière : portée en lieu comme malgré elle, son inquiétude changeait d'objet et devenait moins cruelle, les remords disparaissaient pour quelques instants ; elle épiait, avec des battements de coeur indicibles, les moments où Fabrice pouvait ouvrir la sorte de vasistas par lui pratiqué dans l'immense abat-jour qui masquait sa fenêtre. Souvent la présence du geôlier Grillo dans sa chambre l'empêchait de s'entretenir par signes avec son amie.

Un soir, sur les onze heures, Fabrice entendit des bruits de la nature la plus étrange dans la citadelle : de nuit, en se couchant sur la fenêtre et sortant la tête hors du vasistas, il parvenait à distinguer les bruits un peu forts qu'on faisait dans le grand escalier, dit des trois cents marches, lequel conduisait de la première cour dans l'intérieur de la tour ronde, à l'esplanade en pierre sur laquelle on avait construit le palais du gouverneur et la prison Farnése où il se trouvait.

Vers le milieu de son développement, à cent quatre-vingts marches d'élévation, cet escalier passait du côté méridional d'une vaste cour, au côté du nord ; là se trouvait un pont en fer fort léger et fort étroit,


au milieu duquel était établi un portier. On relevait cet homme toutes les six heures, et il était obligé de se lever et d'effacer le corps pour que l'on pût passer sur le pont qu'il gardait, et par lequel seul on pouvait parvenir au palais du gouverneur et à la tour Farnése. Il suffisait de donner deux tours à un ressort, dont le gouverneur portait la clef sur lui, pour précipiter ce pont de fer dans la cour, à une profondeur de plus de cent pieds ; cette simple précaution prise, comme il n'y avait pas d'autre escalier dans toute la citadelle, et que tous les soirs à minuit un adjudant rapportait chez lé gouverneur, et dans un cabinet auquel on entrait par sa chambre, les cordes de tous les puits, il restait complètement inaccessible dans son palais, et il eût été également impossible à qui que ce fût d'arriver à la tour Farnése. C'est ce que Fabrice avait parfaitement bien remarqué le jour de son entrée à la citadelle, et ce que Grillo, qui, comme tous les geôliers, aimait à vanter sa prison, lui avait plusieurs fois expliqué : ainsi il n'avait guère d'espoir de se sauver. Cependant il se souvenait d'une maxime de l'abbé Blanés : « L'amant songe « plus souvent à arriver à sa maîtresse que le mari à garder sa « femme ; le prisonnier songe plus souvent à se sauver, que le geô- « lier à fermer sa porte ; donc, quels que soient les obstacles, l'a- « mant et le prisonnier doivent réussir. »

Ce soir-là Fabrice entendait fort distinctement un grand nombre d'hommes passer sur le pont en fer, dit le pont de l'esclave, parce que jadis un esclave dalmate avait réussi à se sauver, en précipitant le gardien du pont dans la cour.

On vient faire ici un enlèvement, on va peut-être me mener pendre ; mais il peut y avoir du désordre, il s'agit d'en profiter. Il avait pris ses armes, il retirait déjà de l'or de quelques-unes de ses cachettes, lorsque tout à coup il s'arrêta.

— L'homme est un plaisant animal, s'écria-t-il, il faut en convenir ! Que dirait un spectateur invisible qui verrait mes préparatifs? Est-ce que par hasard je veux me sauver ? Que deviendrais-je le lendemain du jour où je serais de retour à Parme ? est-ce que je ne ferais pas tout au monde pour revenir auprès de Clélia ? S'il y a du désordre, profitons-en pour me glisser dans le palais du gouverneur; peut-être je pourrai parler à Clélia, peut-être autorisé par le désordre j'oserai lui baiser la main. Le général Conti, fort défiant de sa nature, et non moins vaniteux, fait garder son palais par cinq sentinelles, une à chaque angle du bâtiment, et une cinquième à la porte d'entrée, mais par bonheur la nuit est fort noire. A pas de loup, Fabrice alla vérifier ce que faisaient le geôlier Grillo et son chien : le geôlier était profondément endormi dans une peau de boeuf sus-


pendue au plafond par quatre cordes, et entourée d'un filet grossier, le chien Fox ouvrit les yeux, se leva, et s'avança doucement vers Fabrice pour le caresser.

Notre prisonnier remonta légérement les six marches qui conduisaient à sa cabane de bois ; le bruit devenait tellement fort au pied de la tour Farnése, et précisément devant la porte, qu'il pensa que Grillo pourrait bien se réveiller. Fabrice, chargé de toutes ses armes, prêt à agir, se croyait réservé cette nuit-là aux grandes aventures, quand tout à coup il entendit commencer la plus belle symphonie du monde : c'était une sérénade que l'on donnait au général ou à sa fille. Il tomba dans un accès de rire fou : Et moi qui songeais déjà à donner des coups de dague ! comme si une sérénade n'était pas une chose infiniment plus ordinaire qu'un enlèvement nécessitant la présence de quatre-vingts personnes dans une prison ou qu'une révolte ! La musique était excellente et parut délicieuse à Fabrice, dont l'âme n'avait eu aucune distraction depuis tant de semaines ; elle lui lit verser de bien douces larmes ; dans son ravissement, il adressait les discours les plus irrésistibles à la belle Clélia. Mais le lendemain, à midi, il la trouva d'une mélancolie tellement sombre, elle était si pâle, elle dirigeait sur lui des regards où il lisait quelquefois tant de colère, qu'il ne se sentit pas assez autorisé pour lui adresser une question sur la sérénade ; il craignit d'être impoli.

Clélia avait grandement raison d'être triste, c'était une sérénade que lui donnait le marquis Crescenzi ; une démarche aussi publique était en quelque sorte l'annonce officielle du mariage. Jusqu'au jour même de la sérénade, et jusqu'à neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder à la menace d'être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été faite par son père.

Quoi ! je ne le verrais plus ! s'était-elle dit en pleurant. C'est en vain que sa raison avait ajouté : Je ne le verrais plus cet être qui fera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dix maîtresses connues à Naples, et les a toutes trahies ; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s'il survit à la sentence qui pése sur lui, va s'engager dans les ordres sacrés ! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu'il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m'en épargnera la tentation ; car, que suis-je pour lui ? un prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journées de prison. Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l'entouraient lorsqu'il sortait du bureau d'écrou pour


monter à la tour Farnése. Les larmes inondèrent ses yeux : Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi ! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin ; je me perds moi-même d'une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse sérénade ; mais demain, à midi, je reverrai tes yeux !

Ce fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier, qu'elle aimait d'une passion si vive ; ce fut le lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur. Si même en n'employant que le langage si imparfait des signes il eût fait la moindre violence à l'âme de Clélia, probablement elle n'eût pu retenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu l'aveu de tout ce qu'elle sentait pour lui ; mais il manquait d'audace, il avait une trop mortelle crainte d'offenser Clélia, elle pouvait le punir d'une peine trop sévère. En d'autres termes, Fabrice n'avait aucune expérience du genre d'émotion que donne une femme que l'on aime ; c'était une sensation qu'il n'avait jamais éprouvée, même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, après celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur le pied accoutumé de bonne amitié. La pauvre fille s'armait de sévérité, mourant de crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que chaque jour il était moins bien avec elle.

Un jour, et il y avait alors prés de trois mois que Fabrice était en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux ; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre : Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était au désespoir ; enfin midi et demi avait déjà sonné lorsqu'il put ouvrir les deux petites trappes d'un pied de haut qu'il avait pratiquées à l'abat-jour fatal.

Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de Fabrice ; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. A peine vit-elle Fabrice, qu'elle lui fit signe que tout était perdu : elle se précipita à son piano, et, feignant de chanter un récitatif de l'opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le désespoir et par la crainte d'être comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre :

« Grand Dieu ! vous êtes encore en vie ? Que ma reconnaissance « est grande envers le Ciel ! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes « l'insolence le jour de votre entrée ici, avait disparu, il n'était plus « dans la citadelle ; avant-hier soir il est rentré, et depuis hier j'ai « lieu de croire qu'il cherche à vous empoisonner. Il vient rôder « dans la cuisine particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne « sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit que cette figure


« atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de « vous ôter la vie. Je mourais d'inquiétude ne vous voyant point pa- « raître, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jus- « qu'à nouvel avis, je vais faire l'impossible pour vous faire parve- « nir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir à neuf « heures, si la bonté du ciel veut que vous ayez un fil, ou que « vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le des- « cendre de votre fenêtre sur les orangers, j'y attacherai une corde « que vous retirerez à vous, et à l'aide de celte corde je vous ferai « passer du pain et du chocolat. » .

Fabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu'il avait trouvé dans le poëte de sa chambre : il se hâta de profiter de l'émotion de Clélia, et d'écrire sur sa main une suite de lettres dont l'apparition successive formait ces mots :

« Je vous aime, et la vie ne m'est précieuse que parce que je vous « vois ; surtout envoyez-moi du papier et un crayon. »

Ainsi que Fabrice l'avait espéré, l'extrême terreur qu'il lisait dans les traits de Clélia empêcha la jeune fille de rompre l'entretien après ce mot si hardi, je vous aime ; elle se contenta de témoigner beaucoup d'humeur. Fabrice eut l'esprit d'ajouter : Par le grand vent qu'il fait aujourd'hui, je n'entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu'est-ce. que c'est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez ?

A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière ; elle se mit à la hâte à tracer de grandes lettres à l'encre sur les pages d'un livre qu'elle déchira, et Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin établi, après trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu'il avait si vainement sollicité. Il n'eut garde d'abandonner la petite ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres, et feignait à chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait successivement à ses yeux toutes les lettres ;

Elle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père ; elle craignait par-dessus tout qu'il ne vînt l'y chercher ; son génie soupçonneux n'eût point été content du grand voisinage de la fenêtre de cette volière et de l'abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Clélia elle-même avait eu l'idée quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétude, que l'on pourrait jeter une petite pierre enveloppée d'un morceau de papier vers la partie supérieure de cet abatjour ; si le hasard voulait qu'en cet instant le geôlier chargé de la


garde de Fabrice ne se trouvât pas dans sa chambre, c'était un moyen de correspondance certain.

Notre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge ; et le soir, un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappés sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, à l'aide de laquelle il retira d'abord une provision de chocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu'il tendit la corde ensuite, il ne reçut plus rien ; apparemment que les sentinelles s'étaient rapprochées des orangers. Mais il était ivre de joie. Il se hâta d'écrire une lettre infinie à Clélia : à peine fut-elle terminée, qu'il l'attacha à sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu'on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements. Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu'elle est encore émue par ses idées de poison, peut-être demain matin rejettera-t-elle bien loin l'idée de recevoir une lettre.

Le fait est que Clélia n'avait pu se dispenser de descendre à la ville avec son père : Fabrice en eut presque l'idée en entendant, vers minuit et demi, rentrer la voiture du général ; il connaissait le pas des chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes après avoir entendu le général traverser l'esplanade et les sentinelles lui présenter les armes, il sentit s'agiter la corde qu'il n'avait cessé de tenir autour du bras ! On attachait un grand poids à cette corde, deux petites secousses lui donnèrent le signal de la retirer. Il eut assez de peine à faire passer au poids qu'il ramenait une corniche extrêmement saillante qui se trouvait sous sa fenêtre.

Cet objet qu'il avait eu tant de peine à faire remonter, c'était une carafe remplie d'eau et enveloppée dans un châle. Ce fut avec délices que ce pauvre jeune homme, qui vivait depuis si longtemps dans une solitude si complète, couvrit ce châle de ses baisers. Mais il faut renoncer à peindre son émotion lorsque enfin, après tant de jours d'espérance vaine, il découvrit un petit morceau de papier qui était attaché au châle par une épingle.

« Ne buvez que de celte eau, vivez avec du chocolat ; demain je « ferai tout au monde pour vous faire parvenir du pain, je le mar- « querai de tous les côtés avec de petites croix tracées à l'encre. C'est « affreux à dire, mais il faut que vous le sachiez, peut-être Barbone « est-il chargé de vous empoisonner. Comment n'avez-vous pas senti « que le sujet que vous traitez dans votre lettre au crayon est fait « pour me déplaire ? Aussi je ne vous écrirais pas sans le danger ex¬


« trême qui nous menace. Je viens de voir la duchesse, elle se porte « bien ainsi que le comte, mais elle est fort maigrie ; ne m'écrivez « plus sur ce sujet : voudriez-vous me fâcher? »

Le fut un grand effort de vertu de Clélia que d'écrire l'avant-dernière ligne de ce billet. Tout le monde prétendait, dans la société de la cour, que madame Sanseverina prenait beaucoup d'amitié pour le comte Baldi, ce si bel homme, l'ancien ami de la maranist Raversi. Ce qu'il y avait de sur, c'est qu'il s'était brouillé de la nçon la plus scandaleuse avec cette marquise qui, pendant six ans, lui avait servi de mère et l'avait établi dans le monde.

Clélia avait été obligée de recommencer ce petit mot écrit à la bâte, parce que dans la première rédaction il perçait quelque chose des nouvelles amours que la malignité publique supposait à la duchesse.

— Quelle bassesse à moi ! s'était-elle écriée : dire du mal à Fabrice de la femme qu'il aime !...

Le lendemain matin, longtemps avant le jour, Grillo entra dans la chambre de Fabrice, y déposa un assez lourd paquet, et disparut sans mot dire. Ce paquet contenait un pain assez gros, garni de tous les côtés de petites croix tracées à la plume : Fabrice les couvrit de baisers; il était amoureux. A côté du pain se trouvait un rouleau recouvert d'un grand nombre de doubles de papier ; il renfermait 6,000 francs en sequins ; enfin, Fabrice trouva un beau bréviaire tout neuf : une main qu'il commençait à connaître avait tracé ces mots à la marge :

« Le poison ! Prendre garde à l'eau, au vin, à tout ; vivre de choco- « lat, tâcher de faire manger par le chien le dîner auquel on ne tou- « chera pas ; il ne faut pas paraître méfiant, l'ennemi chercherait « un autre moyen. Pas d'étourderie, au nom de Dieu ! pas de légè- « reté ! »

Fabrice se hâta d'enlever ces caractères chéris qui pouvaient compromettre Clélia, et de déchirer un grand nombre de feuillets du bréviaire, à l'aide desquels il fit plusieurs alphabets ; chaque lettre était proprement tracée avec du charbon écrasé délayé dans du vin. Ces alphabets se trouvèrent secs lorsqu'à onze heures trois quarts Clélia parut à deux pas en arrière de la fenêtre de la volière. La grande affaire maintenant, se dit Fabrice, c'est qu'elle consente à en faire usage. Mais, par bonheur, il se trouva qu'elle avait beaucoup de choses à dire au jeune prisonnier sur la tentative d'empoisonnement : un chien des filles de service était mort pour avoir mangé un plat qui lui était destiné. Clélia, bien loin de faire des objections contre l'usage des alphabets, en avait préparé un magnifique avec de


l'encre. La conversation suivie par ce moyen, assez incommode dans les premiers moments, ne dura pas moins d'une heure et demie, c'est-à-dire tout le temps que Clélia put rester à la volière. Deux ou trois fois, Fabrice se permettant des choses détenu^ - elle ne répondit pas, et alla pendant un instant donner à ses oiseaux les soins nécessaires.

Fabrice avait obtenu que, le soir, en lui envoyant de l'eau, elle lui ferait parvenir un des alphabets tracés par elle avec de l'encre, et qui se voyait beaucoup mieux. Il ne manqua pas d'écrire une fort longue lettre dans laquelle il eut soin de ne point placer de choses tendres, du moins d'une façon qui pût offenser. Ce moyen lui réussit ; sa lettre fut acceptée.

Le lendemain, dans la conversation par les alphabets, Clélia ne lui fit pas de reproches ; elle lui apprit que le danger du poison-diminuait ; le Barbone avait été attaqué et presque assommé par les gens qui faisaient la cour aux filles de cuisine du palais du gouverneur ; probablement il n'oserait plus reparaître dans les cuisines. Clélia lui avoua que, pour lui, elle avait osé voler du contre-poison à son père ; elle le lui envoyait : l'essentiel était de repousser a l'instant tout aliment auquel on trouverait une saveur extraordinaire.

Clélia avait fait beaucoup de questions à don Cesare, sans pouvoir découvrir d'où provenaient les 600 sequins reçus par Fabrice ; dans tous les cas, c'était un signe excellent ; la sévérité diminuait.

Cet épisode du poison avança infiniment les affaires de notre prisonnier ; toutefois jamais il ne put obtenir le moindre aveu qui ressemblât à de l'amour, mais il avait le bonheur de vivre de la manière la plus intime avec Clélia. Tous les matins, et souvent les soirs, il y avait une longue conversation avec les alphabets ; chaque soir, à neuf heures, Clélia acceptait une longue lettre, et quelquefois y répondait par quelques mots ; elle lui envoyait le journal et quelques livres ; enfin, Grillo avait été amadoué au point d'apporter à Fabrice du pain et du vin, qui lui étaient remis journellement par la femme de chambre de Clélia. Le geôlier Grillo en avait conclu que le gouverneur n'était pas d'accord avec les gens qui avaient chargé Barbone d'empoisonner le jeune Monsignor, et il en était fort aise, ainsi que toits ses camarades, car Un proverbe s'était établi dans la prison : il suffit de regarder en face monsignor del Dongo pour qu'il vous donne de l'argent.

Fabrice était devenu fort pâle ; le manque absolu d'exercice nuisait à sa santé ; à cela près, jamais il n'avait été aussi heureux. Le ton de la conversation était intime, et quelquefois fort gai, entre Clélia et lui. Les seuls moments de la vie de Clélia qui ne fussent pas


assiégés de prévisions funestes et de remords étaient ceux qu'elle passait à s'entretenir avec lui. Un jour elle eut l'imprudence de lui dire :

— J'admire votre délicatesse; comme, je suis la fille du gouverneur, vous ne me parlez jamais du désir de recouvrer la liberté !

— C'est que je me garde bien d'avoir un désir aussi absurde, lui répondit Fabrice ; une fois de retour à Parme, comment vous reverrais-je ? et la vie me serait désormais insupportable si je ne pouvais vous dire tout ce que je pense... non, pas précisément tout ce que je pense, vous y mettez bon ordre ; mais enfin, malgré votre méchanceté, vivre sans vous voir tous les jours serait pour moi un bien autre supplice que celte prison ! de la vie je ne fus aussi heureux!... N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison?

—Il y a bien des choses à dire sur cet article, répondit Clélia d'un air qui devint tout à coup excessivement sérieux et presque sinistre.

— Comment! s'écria Fabrice fort alarmé, serais-je exposé à perdre cette place si petite que j'ai pu gagner dans votre coeur, et qui fait ma seule joie en ce monde ?

—Oui, lui dit-elle, j'ai tout lieu de croire que vous manquez de probité envers moi, quoique passant d'ailleurs dans le monde pour fort galant homme ; mais je ne veux pas traiter ce sujet aujourd'hui.

Cette ouverture singulière jeta beaucoup d'embarras dans leur conversation, et souvent l'un et l'autre eurent les larmes aux yeux.

Le fiscal général Rassi aspirait toujours à changer de nom ; il était bien las de celui qu'il s'était fait, et voulait devenir baron Riva. Le comte Mosca, de son côté, travaillait, avec toute l'habileté dont il était capable, à fortifier chez ce juge vendu la passion de la baronnie, comme il cherchait à redoubler chez le prince la folle espérance de se faire roi constitutionnel de la Lombardie. C'étaient les seuls moyens qu'il eût pu inventer de retarder la mort de Fabrice.

Le prince disait à Rassi :

— Quinze jours de désespoir et quinze jours d'espérance, c'est par ce régime patiemment suivi que nous parviendrons à vaincre le caractère de cette femme altiére ; c'est par ces alternatives de douceur et de dureté que l'on arrive à dompter les chevaux les plus féroces. Appliquez le caustique ferme.

En effet, tous les quinze jours on voyait renaître dans Parme un


nouveau bruit annonçant la mort prochaine de Fabrice. Ces propos plongeaient la malheureuse duchesse dans le dernier désespoir. Fidéle à la résolution de ne pas entraîner le comte dans sa ruine, elle ne le voyait que deux fois par mois ; mais elle était punie de sa cruauté envers ce pauvre homme par les alternatives continuelles de sombre désespoir où elle passait sa vie. En vain le comte Mosca, surmontant la jalousie cruelle que lui inspiraient les assiduités du comte Baldi, ce si bel homme, écrivait à la duchesse quand il ne pouvait la voir, et lui donnait connaissance de tous les renseignements qu'il devait au zèle du futur baron Riva, la duchesse aurait eu besoin, pour pouvoir résister aux bruits atroces qui couraient sans cesse sur Fabrice, de passer sa vie avec un homme d'esprit et de coeur tel que Mosca ; la nullité du Baidi, la laissant à ses pensées, lui donnait une façon d'exister affreuse, et le comte ne pouvait parvenir à lui communiquer ses raisons d'espérer.

Au moyen de divers prétextes assez ingénieux, ce ministre était parvenu à faire consentir le prince à ce que l'on déposât dans un château ami, au centre même de la Lombardie, dans les environs de Sarono, les archives de toutes les intrigues fort compliquées au moyen desquelles Ranuce Ernest IV nourrissait l'espérance archifolle de se faire roi constitutionnel de ce beau pays.

Plus de vingt de ces pièces fort compromettantes étaient de la main du prince ou signées par lui, et dans le cas où la vie de Fabrice serait sérieusement menacée, le comte avait le projet d'annoncer à Son Altesse qu'il allait livrer ces pièces à une grande puissance qui d'un mot pouvait l'anéantir.

Le comte Mosca se croyait sûr du futur baron Riva, il ne craignait que le poison ; la tentative de Barbone l'avait profondément alarmé, et à un tel point, qu'il s'était déterminé à hasarder une démarche folle en apparence. Un matin il passa à la porte de la citadelle, et lit appeler le général Fabio Conti qui descendit jusque sur le bastion au-dessus de la porte ; là, se promenant amicalement avec lui, il n'hésita pas à lui dire, après une petite préface aigre-douce et convenable :

— Si Fabrice périt d'une façon suspecte, celte mort pourra m'être attribuée, je passerai pour un jaloux, ce serait pour moi un ridicule abominable et que je suis résolu de ne pas accepter. Donc, et pour m'en laver, s'il périt de maladie, je vous tuerai de ma main ; comptez là-dessus. Le général Fabio Conti lit une réponse magnifique et parla de sa bravoure, mais le regard du comte resta présent à sa pensée.

Peu de jours après, et comme s'il se fût concerté avec le comte, le


fiscal Rassi se permit une imprudence bien singulière chez un tel homme. Le mépris public attaché à son nom qui servait de proverbe à la canaille, le rendait malade depuis qu'il avait l'espoir fondé de pouvoir y échapper. Il adressa au général Fabio Conti une copie officielle de la sentence qui condamnait Fabrice à douze années de citadelle. D'après la loi, c'est ce qui aurait dû être fait dès le lendemain même de l'entrée de Fabrice en prison ; mais ce qui était inouï à Parme, dans ce pays de mesures secrètes, c'est que la justice se permit une telle démarche sans l'ordre exprés du souverain. En effet, comment nourrir l'espoir de redoubler tous les quinze jours l'effroi de la duchesse, et de dompter ce caractère altier selon le mot du prince, une fois qu'une copie officielle de la sentence était sortie de la chancellerie de justice? La veille du jour où le général Fabio Conti reçut le pli officiel du fiscal Rassi, il apprit que le commis Barbone avait été roué de coups eu rentrant un peu tard à la citadelle ; il en conclut qu'il n'était plus question en certain lieu de se défaire de Fabrice ; et, par un trait de prudence qui sauva Rassi des suites immédiates de sa folie, il ne parla point au prince, à la première audience qu'il en obtint, de la copie officielle de la sentence du prisonnier à lui transmise. Le comte avait découvert, heureusement pour la tranquillité de la pauvre duchesse, que la tentative gauche de Barbone n'avait été qu'une velléité de vengeance particulière, et il avait fait donner à ce commis l'avis dont on a parlé.

Fabrice fut bien agréablement surpris quand, après cent trente-cinq jours de prison dans une cage assez étroite, le bon aumônier don Cesare vint le chercher un jeudi pour le faire promener sur le donjon de la tour Farnésé : Fabrice n'y eut pas été dix minutes que, surpris par le grand air, il se trouva mal.

Don Cesare prit prétexte de cet accident pour lui accorder une promenade d'une demi-heure tous les jours. Ce fut une sottise ; ces promenades fréquentes eurent bientôt rendu à notre héros des forces dont il abusa.

Il veut plusieurs sérénades; le ponctuel gouverneur ne les souffrait que parce qu'elles engageaient avec le marquis Crescenzi sa fille Clélia, dont le caractère lui faisait peur : il sentait vaguement qu'il n'y avait nul point de contact entre elle et lui, et craignait toujours de sa part quelque coup de tête. Elle pouvait s'enfuir au couvent, et il restait désarmé. Du reste, le général craignait que toute cette musique, dont les sons pouvaient pénétrer jusque dans les cachots les plus profonds, réservés aux plus noirs libéraux, ne contînt des signaux. Les musiciens aussi lui donnaient de la jalousie par


eux-mêmes ; aussi, à peine la sérénade terminée, on les enfermait à clef dans les grandes salles basses du palais du gouverneur, qui de jour servaient de bureaux pour l'état-major, et on ne leur ouvrait la porte que le lendemain matin au grand jour. C'était le gouverneur lui-même qui, placé sur le pont de l'esclave, les faisait fouiller en sa présence et leur rendait la liberté, sion sans leur répéter plusieurs fois qu'il ferait pendre à l'instant celui d'entre eux qui aurait l'audace de se charger de la moindre commission pour quelque prisonnier. Et l'on savait que dans sa peur de déplaire il était homme à tenir parole, de façon que le marquis Crescenzi était obligé de payer triple ses musiciens, fort choqués de cette nuit à passer en prison.

Tout ce que la duchesse put obtenir et à grand'peine de la pusillanimité de l'un de ces hommes, ce fut qu'il se chargerait d'une lettre pour la remettre au gouverneur: La lettre était adressée à Fabrice : on y déplorait la fatalité qui faisait que depuis plus de cinq mois qu'il était en prison, ses amis du dehors n'avaient pu établir avec lui la moindre correspondance.

En entrant à la citadelle, le musicien gagné se jeta aux genoux du général Fabio Conti, et lui avoua qu'un prêtre, à lui inconnu, avait tellement insisté pour le charger d'une lettre adressée au sieur del Dongo, qu'il n'avait osé refuser ; mais, fidèle à son devoir, il se hâtait. de la remettre entre les mains de Son Excellence.

L'Excellence fut très-flaltée : elle connaissait les ressources dont la duchesse disposait, et avait grand'peur d'être mystifié. Dans sa joie, le général alla présenter cette lettre au prince, qui fut ravi.

— Ainsi, la fermeté de mon administration est parvenue à me venger ! Cette femme hautaine souffre depuis cinq mois ! Mais l'un de ces jours nous allons faire préparer un échafaud, et sa folle imagination ne manquera pas de croire qu'il est destiné au petit del Dongo.

XX

Une nuit, vers une heure du matin, Fabrice, couché sur sa fenêtre, avait passé la tête par le guichet pratiqué dans l'abat-jour, et contemplait les étoiles et l'immense horizon dont on jouit du haut de la tour Farnèse. Ses yeux, errant dans la campagne du côté du


bas Pô et de Ferrare, remarquèrent par hasard une lumière excessivement petite, mais assez vive, qui semblait partir du haut d'une tour. Celte lumière ne doit pas être aperçue de la plaine, se dit Fabrice, l'épaisseur de la tour l'empêche d'être vue d'en bas ; ce sera quelque signal pour un point éloigné. Tout à coup il remarqua que cette lueur paraissait et disparaissait à des intervalles fort rapprochés. C'est quelque jeune fille qui parle à son amant du village voisin. Il compta neuf apparitions successives : Ceci est un I, dit-il ; en effet, l'I est la neuvième lettre de l'alphabet. Il y eut ensuite, après un repos quatorze apparitions : Ceci est un N ; puis, encore après un repos, une seule apparition : C'est un A ; le mot est Ina.

Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand les apparitions successives, toujours séparées par de petits repos, vinrent compléter les mots suivants :

INA PENSA A TE.

Evidemment : Gina pense à toi!

Il répondit à l'instant par des apparitions successives de sa lampe au vasistas par lui pratiqué :

FABRICE T'AIME !

La correspondance continua jusqu'au jour. Cette nuit était la cent soixante-treizième de sa captivité, et on lui apprit que depuis quatre mois on faisait ces signaux toutes les nuits. Mais tout le monde pouvait les voir et les comprendre ; on commença dès celle première nuit à établir des abréviations : trois apparitions se suivant très-rapidement indiquaient la duchesse; quatre, le prince; deux, le comte Mosca ; deux apparitions rapides suivies de deux lentes voulaient dire évasion. On convint de suivre à l'avenir l'ancien alphabet alla Monaca, qui, afin de n'être pas deviné par des indiscrets, changé le numéro ordinaire des lettres et leur en donne d'arbitraires : A, par exemple, porte le numéro 10 ; le B, le numéro 3 ; c'est-à-dire que trois éclipses successives de la lampe veulent dire B, dix éclipses successives l'A, etc.; un moment d'obscurité faisait la séparation des mots. On prit rendez-vous pour le lendemain à une heure après minuit, et le lendemain la duchesse vint à cette tour qui était à un quart de lieue de la ville. Ses yeux se remplirent de larmes en voyant les signaux faits par ce Fabrice qu'elle avait cru mort si souvent. Elle lui dit elle-même par des apparitions de lampe : Je t'aime, bon courage, santé, bon espoir. Exerce tes forces dans ta chambre, tu auras besoin de la force de tes bras. Je ne l'ai pas vu, se disait la duchesse, depuis le concert de la Fausta, lorsqu'il parut à la porte


de mon salon habillé en chasseur. Qui m'eût dit alors le sort qui nous attendait !

La duchesse fit faire des signaux qui annonçaient à Fabrice que bientôt il serait délivré, GRÂCE A LA BONTÉ DU PRINCE (ces signaux pouvaient être compris); puis elle revint à lui dire des tendresses ; elle ne pouvait s'arracher d'auprès de lui. Les seules représentations de Ludovic, qui, parce qu'il avait été utile à Fabrice, était devenu son factotum, purent l'engager, lorsque le jour allait déjà paraître , à discontinuer des signaux qui pouvaient attirer les regards de quelque méchant. Cette annonce plusieurs fois répétée d'une délivrance prochaine jeta Fabrice dans une profonde tristesse. Clélia, la remarquant le lendemain, commit l'imprudence de lui en demander la cause.

—Je me vois sur le point de donner un grave sujet de mécontentement à la duchesse.

— Et que peut-elle exiger de vous que vous lui refusiez? s'écria Clélia transportée de la curiosité la plus vive.

—Elle veut que je sorte d'ici, lui répondit-il, et c'est à quoi je ne consentirai jamais.

Clélia ne put répondre : elle le regarda et fondit en larmes. S'il eût pu lui adresser la parole de prés, peut-être alors eût-il obtenu l'aveu de sentiments dont l'incertitude le plongeait souvent dans un profond découragement ; il sentait vivement que la vie sans l'amour de Clélia ne pouvait être pour lui qu'une suite de chagrins amers ou d'ennuis insupportables. Il lui semblait que ce n'était plus la peine de vivre pour retrouver ces mêmes bonheurs qui lui semblaient intéressants avant d'avoir connu l'amour, et quoique le suicide ne soit pas encore à la mode en Italie, il y avait songé comme à une ressource si le destin le séparait de Clélia.

Le lendemain il reçut d'elle une fort longue lettre.

« Il faut, mon ami, que vous sachiez la vérité : bien souvent, depuis que vous êtes ici, l'on a cru à l'arme que votre dernier jour était arrivé. Il est vrai que vous n'êtes condamné qu'à douze années de forteresse ; mais, il est, par malheur, impossible de douter qu'une haine toute-puissante ne s'attache à vous poursuivre, et vingt fois j'ai tremblé que le poison ne vint mettre fin à vos jours : saisissez donc tous les moyens possibles de sortir d'ici. Vous voyez que pour vous je manque aux devoirs les plus saints ; jugez de l'imminence du danger par les choses que je me hasarde à vous dire et qui sont si déplacées dans ma bouche. S'il le faut absolument, s'il n'est aucun autre moyen de salut, fuyez. Chaque instant que vous passez dans cette forteresse peut mettre votre vie dans le plus grand péril ; son¬


gez qu'il est un parti à la cour que la perspective du crime n'arrêta jamais dans ses desseins. Et ne voyez-vous pas tous les projets de ce parti sans cesse déjoués par l'habileté supérieure du comte Mosca ? Or on a trouvé un moyen certain de l'exiler de Parmé, c'est le désespoir de la duchesse ; et n'est-on pas trop certain d'amener ce désespoir par la mort d'un jeune prisonnier? Ce mot seul, qui est sans réponse, doit vous faire juger de votre situation. Vous dites que vous avez de l'amitié pour moi : songez d'abord que des obstacles insurmontables s'opposent à ce que ce sentiment prenne jamais une certaine fixité entre nous. Nous nous serons rencontrés dans notre jeunesse, nous nous serons tendu une main secourable dans un période malheureux ; le destin m'aura placée en ce lieu de sévérité pour adoucir vos peines, mais je me ferais des reproches éternels si des illusions, que rien n'autorise et n'autorisera jamais, vous portaient à ne pas saisir toutes les occasions possibles de soustraire votre vie à un si affreux péril. J'ai perdu la paix de l'âme par la cruelle imprudence que j'ai commise en échangeant avec vous quelques signes de bonne amitié. Si nos jeux d'enfant, avec des alphabets, vous conduisent à des illusions si peu fondées et qui peuvent vous être si fatales, ce serait en vain que pour me justifier je me rappellerais la tentative de Barbone. Je vous aurais jeté moi-même dans un péril bien plus affreux, bien plus certain, en croyant vous soustraire à un danger du moment; et mes imprudences sont à jamais impardonnables si elles ont fait naître des sentiments qui puissent vous porter à résister aux conseils de la duchesse. Voyez ce que vous m'obligez à vous répéter ; sauvez-vous, je vous l'ordonne... »

Cette lettre était fort longue ; certains passages, tels que le je vous l'ordonne, que nous venons de transcrire, donnèrent des moments d'espoir délicieux à l'amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments était assez tendre, si les expressions étaient remarquablement prudentes. Dans d'autres instants, il payait la peine de sa compléie ignorance en ce genre de guerre fil ne voyait que de la simple amitié ou même de l'humanité fort ordinaire dans cette lettre de Clélia.

Au reste, tout ce qu'elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de dessein : en supposant que les périls qu'elle lui peignait fussent bien réels, était-ce trop que d'acheter, par quelques dangers du moment, le bonheur de la voir tous les jours ? Quelle vie mènerait-il quand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à Florence ? car, en se sauvant do la citadelle, il ne pouvait pas même espérer la permission de vivre à Parme. Et même, quand le prince changerait au point de le mettre en liberté ( ce qui était si peu probable, puisque


lui, Fabrice, était devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca ), quelle vie ménerait-il a Parme, séparé de Clélia par toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois, peut-être, le hasard les placerait dans les mêmes salons ; mais, même alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon, comparée à celle qu'ils faisaient avec des alphabets? Et, quand je devrais acheter cette vie de délices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, où serait le mal ? Et ne serait-ce pas encore du bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour ?

Fabrice ne vit dans la lettre de Clélia que l'occasion de lui demander une entrevue : c'était l'unique et constant objet de tous ses désirs ; il ne lui avait parlé qu'une fois, et encore un instant, au moment de son entrée en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours.

Il se présentait un moyen facile de rencontrer Clélia : l'excellent abbé don Cesare accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour Farnése tous les jeudis, pendant le jour ; mais les autres jours de la semaine, celte promenade, qui pouvait être remarquée par tous les habitants de Parme et des environs, et compromettre gravement le gouverneur, n'avait lieu qu'à la tombée de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farnése il n'y avait d'autre escalier que celui du petit clocher dépendant de la chapelle si lugubrement décorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-être. Grillo conduisait Fabrice à cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher : son devoir eût été de l'y suivre, mais, comme les soirées commençaient à être fraîches, le geôlier le laissait monter seul, l'enfermait à clef dans ce clocher qui communiquait à la terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien, un soir, Clélia ne pourrait-elle pas se trouver, escortée par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir ?

Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia était calculée pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une sincérité parfaite, et comme s'il se fût agi d'une autre personne, de toutes les raisons qui le décidaient à ne pas quitter la citadelle.

Je m'exposerais chaque jour à la perspective de mille morts pour avoir le bonheur de vous parler à l'aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrêtent pas un instant, et vous voulez que je fasse


la duperie de m'exiler à Parme, ou peut-être à Bologne ou même à Florence ! Vous voulez que je marche pour m'éloigner de vous ! sachez qu'un tel effort m'est impossible; c'est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.

Le résultat de celte demande de rendez-vous fut une absence de Clélia. qui ne dura pas moins de cinq jours ; pendant cinq jours elle ne vint à la volière que dans les instruis où elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petit, ouverture pratiquée à l'abat-jour. Fabrice fut au désespoir ; il conclut de cette absence que, malgré certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles espérances, jamais il n'avait inspiré à Clélia d'autres sentiments que ceux d'une simple amitié. En ce cas, se disait-il, que m'importe la vie ? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu ; raison de plus pour ne pas quitter la forteresse. Et c'était avec un profond sentiment de dégoût que, toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots étranges : Je ne veux pas me sauver ; je veux mourir ici !

Pendant ces cinq journées; si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus malheureuse que lui ; elle avait eu celle idée, si poignante pour une âme généreuse : mon devoir est de m'enfuir dans un couvent, loin de la citadelle ; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geôliers, alors il se déterminera à une tentative d'évasion. Mais aller au couvent, c'était renoncer à jamais à revoir Fabrice ; et renoncer à le voir quand il donnait une preuve si évidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier à la duchesse n'existaient plus maintenant! Quelle preuve d'amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner ? Après sept longs mois de prison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre sa liberté. Un être léger, tel que les discours des courtisans avaient dépeint Fabrice aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses pour sortir un jour plus tôt de la citadelle, et que n'eût-il pas fait pour sortir d'une prison où chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie.

Clélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi Une fois cette faute commise, comment résister à ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie à des périls affreux pour obtenir le simple bonheur de l'apercevoir d'une fenêtre à l'autre ? Après cinq jours de combats affreux, entremêlés de moment de mépris pour elle-même, Clélia se détermina à répondre à la


lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la vérité elle refusait, et en ternies assez durs ; mais de ce moment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison ; elle venait six ou huit fois par jour à la volière, elle éprouvait le besoin passionné de s'assurer par ses veux que Fabrice vivait.

S'il est encore à la forteresse, se disait-elle, s'il est exposé à toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-être contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c'est uniquement parce que j'ai eu la lâcheté de ne pas m'enfuir au couvent ! Quel prétexte pour rester ici une fois qu'il eût été certain que je m'en étais éloignée à jamais?

Celte fille si timide à la fois et si hautaine en vint à courir la chance d'un refus de la part du geôlier Grillo ; bien plus, elle s'exposa à tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularité de sa conduite. Elle descendit à ce degré d'humiliation de le faire appeler, et de lui dire d'une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa liberté, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux démarches les plus actives, que souvent il était nécessaire d'avoir à l'instant même la réponse du prisonnier à de certaines propositions qui étaient laites, et qu'elle l'engageait lui, Grillo, à permettre à Fabrice de pratiquer une ouverture dans l'abat-jour qui masquait sa fenêtre, afin qu'elle pût lui communiquer par signes les avis qu'elle recevait plusieurs fois la journée de madame Sanseverina.

Grillo sourit, et lui donna l'assurance de son respect et de son obéissance. Clélia lui sut un gré infini de ce qu'il n'ajoutait aucune parole ; il était évident qu'il savait fort bien tout ce qui se passait depuis plusieurs mois.

A peine ce geôlier fut-il hors de chez elle, que Clélia fit le signal dont elle était convenu pour appeler Fabrice dans les grandes occasions ; elle lui avoua tout ce qu'elle venait de faire. Vous voulez périr par le poison, ajouta-t-elle : j'espère avoir le courage un de ces jours de quitter mon père, et de m'enfuir dans quelque couvent lointain; voilà l'obligation que je vous aurai ; alors j'espère que vous ne résisterez plus aux plans qui peuvent vous être proposés pour vous tirer d'ici ; tant que vous y êtes, j'ai des moments affreux et déraisonnables ; de la vie je n'ai contribué au malheur de personne, et il me semble que je suis cause que vous mourrez. Une pareille idée que j'aurais au sujet d'un parfait inconnu me mettrait au désespoir, jugez de ce que j'éprouve quand je viens à me figurer qu'un


ami, dont la déraison me donne de graves sujets de plaintes, mais qu'enfin je vois tous les jours depuis si longtemps, est en proie dans ce moment même aux douleurs de la mort. Quelquefois je sens le besoin de savoir de vous-même que vous vivez.

C'est pour me soustraire à celte affreuse douleur que je viens de m'abaisser jusqu'à demander une grâce à un subalterne qui pouvait me la refuser, et qui peut encore me trahir. Au reste, je serais peut-être heureuse qu'il vînt me dénoncer à mon père, à l'instant je partirais pour le couvent, je ne serais plus la complice bien involontaire de vos cruelles folies. Mais, croyez-moi, ceci ne peut durer longtemps, vous obéirez aux ordres de la duchesse. Ètes-vous satisfait, ami cruel ? c'est moi qui vous sollicite de trahir mon pére ! Appelez Grillo, et faites-lui un cadeau.

Fabrice était tellement amoureux, la plus simple expression de la volonté de Clélia le plongeait dans une telle crainte, que même cette étrange communication ne fut point pour lui la certitude d'être aimé. Il appela Grillo auquel il paya généreusement les complaisances passées, et quant à l'avenir, il lui dit que pour chaque jour qu'il lui permettrait de faire usage de l'ouverture pratiquée dans l'abat-jour, il recevrait un sequin. Grillo fut enchanté de ces conditions.

— Je vais vous parler le coeur sur la main, monseigneur : voulez-vous vous soumettre à manger votre dîner froid tous les jours ? il est un moyen bien simple d'éviter le poison. Mais je vous demande la plus profonde discrétion, un geôlier doit tout voir et ne rien deviner, etc., etc. Au lieu d'un chien j'en aurai plusieurs, et vous-même vous leur ferez goûter de tous les plats dont vous aurez le projet de manger ; quant au vin, je vous donnerai du mien, et vous ne toucherez qu'aux bouteilles dont j'aurai bu. Mais si Votre Excellence veut me perdre à jamais, il suffit qu'elle fasse confidence de ces détails même à mademoiselle Clélia ; les femmes sont toujours femmes ; si demain elle se brouille avec vous, après-demain, pour se venger, elle raconte toute cette invention à son pére, dont la plus douce joie serait d'avoir de quoi pour faire pendre un geôlier. Après Barbone, c'est peut-être l'être le plus méchant de la forteresse, et c'est là ce qui fait le vrai danger de votre position; il sait manier le poison, soyez-en sûr, et il ne me pardonnerait pas cette idée d'avoir trois ou quatre petits chiens.

Il y eut une nouvelle sérénade. Maintenant Grillo répondait à toutes les questions de Fabrice ; il s'était bien promis toutefois d'être prudent, et de ne point trahir mademoiselle Clélia, qui, selon lui, tout en étant sur le point d'épouser le marquis Cresçenzi, l'homme le plus riche des États le Parme, n'en faisait pas moins l'amour, autant


que les murs de la prison le permettaient, avec l'aimable monsignor del Dongo. Il répondait aux dernières questions de celui-ci sur la sérénade, lorsqu'il eut l'étourderie d'ajouter : On pense qu'il l'épousera bientôt. On peut juger de l'effet de ce simple mot sur Fabrice. La nuit il ne répondit aux signaux de la lampe que pour annoncer qu'il était malade. Le lendemain matin, dés les dix heures, Clélia ayant paru à la volière, il lui demanda, avec un ton de politesse cérémonieuse bien nouveau entre eux, pourquoi elle ne lui avait pas dit tout simplement qu'elle aimait le marquis Crescenzi, et qu'elle était sur le point de l'épouser.

— C'est que rien de tout cela n'est vrai, répondit Clélia avec impatience. Il est véritable aussi que le reste de sa réponse fut moins net : Fabrice le lui fit remarquer, et profita de l'occasion pour renouveler la demande d'une entrevue. Clélia, qui voyait sa bonne foi mise en doute, l'accorda presque aussitôt, tout en lui faisant observer qu'elle se déshonorait à jamais aux yeux de Grillo. Le soir, quand la nuit fut complète, elle parut, accompagnée de sa femme de chambre, dans la chapelle le marbre noir ; elle s'arrêta au milieu, à côté de la lampe de veille ; la femme de chambre et Grillo retournèrent à trente pas auprès de la porte. Clélia, toute tremblante, avait préparé un beau discours : son but était de ne point faire d'aveu compromettant, mais la logique de la passion est pressante ; le profond intérêt qu'elle met à savoir la vérité ne lui permet point de garder de vains ménagements, en même temps que l'extrême dévouement qu'elle sent pour ce qu'elle aime lui ôte la crainte d'offenser. Fabrice fut d'abord ébloui de la beauté de Clélia, depuis prés de huit mois il n'avait, vu d'aussi prés que des geôliers. Mais le nom du marquis Crescenzi lui rendit toute sa fureur, elle augmenta quand il vit clairement que Clélia ne répondait qu'avec des ménagements prudents ; Clélia elle-même comprit qu'elle augmentait les soupçons au lieu de les dissiper. Celle sensation fut trop cruelle pour elle.

— Serez-vous bien heureux, lui dit-elle avec une sorte décoléré et les larmes aux yeux, de m'avoir fait passer par-dessus tout ce que je me dois à moi-même ? Jusqu'au 5 août de l'année passée, je n'avais éprouvé que de l'éloignement pour les hommes qui avaient cherché à me plaire. J'avais un mépris sans bornes et probablement exagéré pour le caractère des courtisans, tout ce qui était heureux à celle cour me déplaisait. Je trouvai au contraire des qualités singulières à un prisonnier qui, le 3 août, fut amené dans cette citadelle. J'éprouvai, d'abord sans m'en rendre compte, tous les tourments de la jalousie. Les grâces d'une femme charmante, et de moi bien connue, étaient des coups de poignard pour mon coeur, parce que je croyais


et je crois encore un peu, que ce prisonnier lui était attaché. Bientôt les persécutions du marquis Crescenzi, qui avait demandé ma main, redoublèrent ; il est fort riche, et nous n'avons aucune fortune; je les repoussais avec une grande liberté d'esprit, lorsque mon père prononça le mot fatal de couvent ; je compris que si je quittais la citadelle, je ne pourrais plus veiller sur la vie du prisonnier dont le sort m'intéressait. Le chef-d'oeuvre de mes précautions avait été que jusqu'à ce moment il ne se doutât en aucune façon des affreux dangers qui menaçaient sa vie. Je m'étais bien promis de ne jamais trahir ni mon père ni mon secret ; mais cette femme d'une activité admirable, d'un esprit supérieur, d'une volonté terrible, qui protège ce prisonnier, lui offrit, à ce que je suppose, des moyens d'évasion, il les repoussa et voulut me persuader qu'il se refusait à quitter la citadelle pour ne pas s'éloigner de moi. Alors je fis une grande faute, je combattis pendant cinq jours, j'aurais dû à l'instant me réfugier au couvent et quitter la forteresse : celle démarche m'offrait un moyen bien simple de rompre avec le marquis Crescenzi. Je n'eus point le courage de quitter la forteresse, et je suis une fille perdue ; je me suis attachée à un homme léger : je sais quelle a été sa conduite à Naples ; et quelle raison aurais-je de croire qu'il aura changé de caractère ? Enfermé dans une prison sévère, il a fait la cour à la seule femme qu'il put voir, elle a été une distraction pour son ennui. Comme il ne pouvait lui parler qu'avec de certaines difficultés, cet amusement a pris la fausse apparence d'une passion. Ce prisonnier s'étant fait un nom dans le monde par son courage, il s'imagine prouver que son amour est mieux qu'un simple gout passager, en s'exposant à d'assez grands périls pour continuer à voir la personne qu'il croit aimer. Mais dès qu'il sera dans une grande ville, entouré de nouveau des séductions de la société, il sera de nouveau ce qu'il a toujours été, un homme du monde adonné aux dissipations, à la galanterie, et sa pauvre compagne de prison finira ses jours dans un couvent, oubliée de cet être léger, et avec le mortel regret de lui avoir fait un aveu.

Ce discours historique, dont nous ne donnons que les principaux traits, fut, comme on le pense bien, vingt fois interrompu par Fabrice. Il était éperdument amoureux, aussi il était parfaitement convaincu qu'il n'avait jamais aimé avant d'avoir vu Clélia, et que la destinée de sa vie était de ne vivre que pour elle.

Le lecteur se figure sans doute les belles choses qu'il disait, lorsque la femme de chambre avertit sa maîtresse que onze heures et demie venaient de sonner, et que le général pouvait rentrer à tout moment; la séparation fut cruelle.


— Je vous vois peut-être pour la dernière fois, dit Clélia au prisonnier : une mesure qui est dans l'intérêt évident de la cabale Raversi peut vous fournir une cruelle façon de prouver que vous n'êtes pas inconstant. Clélia quitta Fabrice étouffée par ses sanglots, et mourant de honte de ne pouvoir les dérober, entièrement à sa femme de chambre ni surtout au geôlier Grillo. Une seconde conversation n'était possible que lorsque le général annoncerait devoir passer la soirée dans le monde ; et comme depuis la prison de Fabrice, et l'intérêt qu'elle inspirait à la curiosité du courtisan, il avait trouvé prudent de se donner un accès de goutte presque continuel, ses courses à la ville, soumises aux exigences d'une politique savante, ne se décidaient souvent qu'au moment de monter en voiture.

Depuis cette soirée dans la chapelle de marbre, la vie de Fabrice fut une suite de transports de joie. De grands obstacles, il est vrai, semblaient encore s'opposer à son bonheur ; mais enfin il avait cette joie suprême et peu espérée d'être aimé par l'être divin qui occupait toutes ses pensées.

La troisième journée après cette entrevue, les signaux de la lampe finirent de fort bonne heure, à peu près sur le minuit ; à l'instant où ils se terminaient, Fabrice eut presque la tête cassée par une grosse balle de plomb qui, lancée dans la partie supérieure de l'abat-jour de sa fenêtre, vint briser ses vitres de papier et tomba dans sa chambre.

Cette fortgrosse balle n'était pointaussi pesante à beaucoup présque l'annonçait son volume ; Fabrice réussit facilement à l'ouvrir et trouva une lettre de la duchesse. Par l'entremise de l'archevêque qu'elle flattait avec soin, elle avait gagné un soldat de la garnison de la citadelle. Cet homme, frondeur adroit, trompait les soldats placés en sentinelle aux angles et à la porte du palais du gouverneur ou s'arrangeait avec eux.

« Il faut te sauver avec des cordes : je frémis en te donnant cet « avis étrange, j'hésite depuis plus de deux mois entiers à te dire cette « parole; mais l'avenir Officiel se rembrunit chaque jour, et l'on peut « s'attendre à ce qu'il y a de pis. A propos, recommence à l'instant « les signaux avec ta lampe, pour nous prouver que tu as reçu cette « lettre dangereuse ; marque P, B et G à la monaca ; c'est-à-dire, « quatre, douze et deux, je ne respirerai pas jusqu'à ce que j'aie vu ce « signal ; je suis à la tour, on répondra par N et O, sept et cinq. La « réponse reçue, ne fais plus aucun signal, et occupe-toi unique- « ment à comprendre ma lettre. »

Fabrice se hâta d'obéir, et fit les signaux convenus qui furent


suivis des réponses annoncées, puis il continua la lecture de la lettre.

« On peut s'attendre à ce qu'il y a de pis ; c'est ce que m'ont dé- « claré les trois hommes dans lesquels j'ai le plus de confiance, après « que je leur ai fait jurer sur l'Evangile de me dire la vérité, quelque « cruelle qu'elle put être pour moi. Le premier de ces hommes me- « naça le chirurgien dénonciateur à Ferrare de tomber sur lui avec « un couteau ouvert à la main ; le second te dir à ton retour de Bel- « girate, qu'il aurait été plus strictement prudent de donner un coup « de pistolet au valet de chambre qui arrivait en chantant dans le « bois et conduisant en laisse un beau cheval un peu maigre ; lu ne « connais pas le troisième, c'est un voleur de grand chemin de mes « amis, homme d'exécution s'il en fut, et qui a autant de courage « que toi ; c'est pourquoi surtout je lui ai demandé de me déclarer « ce que tu devais faire. Tous les trois m'ont dit, sans savoir chacun « que j'eusse consulté les deux autres, qu'il vaut mieux s'exposer « à se casser le cou que de passer encore onze années et quatre « mois dans la crainte continuelle d'un poison fort probable.

« Il faut pendant un mois t'exercer dans ta chambre à monter et « descendre au moyen d'une corde nouée. Ensuite, un jour de fêle « où la garnison della citadelle aura reçu une gratification de vin, « tu tenteras la grande entreprise ; tu auras trois cordes en soie et « chanvre, de la grosseur d'une plume de cygne, la première de « quatre-vingts pieds pour descendre les trente-cinq pieds qu'il y a « de ta fenêtre au bois d'orangers ; la seconde de trois cents pieds, et « c'est là la difficulté à cause du poids, pour descendre les cent « quatre-vingts pieds qu'a de hauteur le mur de la grosse tour ; une « troisième de trente pieds te servira à descendre le rempart. « Je passe ma vie à étudier le grand mur à l'orient, c'est-à-dire du « côté de Ferrare : une fente causée par un tremblement de terre a « été remplie au moyen d'un contre-fort qui forme plan incliné. « Mon voleur de grand chemin m'assure qu'il se ferait fort de des- « cendre de ce côté-là sans trop de difficulté et sous peine seulement « de quelques écorchures, en se laissant glisser sur le plan incliné « formé par ce contre-fort. L'espace vertical n'est que de vingt-huit « pieds tout à fait au bas ; ce côté est le moins bien gardé.

« Cependant, à tout prendre, mon voleur, qui trois fois s'est sauvé « de prison, et que tu aimerais si tu le connaissais, quoiqu'il exècre « les gens de la caste ; mon voleur de grand chemin, dis-je, agile et « leste comme toi, pense qu'il aimerait mieux descendre par le côté « du couchant, exactement vis-à-vis le petit palais occupé jadis par « la Fausta, de vous bien connu. Ce qui le déciderait pour ce côté


« c'est que la muraille, quoique très-peu inclinée, est presque con- « stamment garnie de broussailles : il y a des brins de bois, gros « comme le petit doigt, qui peuvent fort bien écorcher si l'on n'y « prend garde, mais qui, aussi, sont excellents pour se retenir. En- « core ce matin, je regardais ce côté du couchant avec une excel- « lente lunette ; la place à choisir c'est précisément au-dessous « d'une pierre neuve que l'on a placée à la balustrade, il y a deux « ou trois ans. Verticalement au-dessous de cette pierre, tu trouveras « d'abord un espace, nu d'une vingtaine de pieds ; il faut aller là trés- « lentement ( tu sens si mon coeur frémit en te donnant ces instruc- « tions terribles, mais le courage consiste à savoir choisir le moindre « mal, si affreux qu'il soit encore) ; après l'espace nu, tu trouveras « quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pieds de broussailles fort grandes, « ou l'on voit voler des oiseaux, puis un espace de trente pieds qui « n'a que des herbes, des violiers et des pariétaires. Ensuite, en ap- « prochant de terre, vingt pieds de broussailles, et enfin vingt cinq « ou trente pieds récemment recrepis.

« Ce qui me déciderait pour ce côté, c'est que la se trouve verti- « calement, au-dessous de la pierre neuve de la balustrade d'en « haut, une cabane en bois bâtie par un soldat dans son jardin, et « que le capitaine du génie employé à la forteresse veut le forcer « à démolir ; elle a dix-sept pieds de haut, elle est couverte en chau- « me, et le toit touche au grand mur de la citadelle. C'est ce toit qui « me tente ; dans le cas affreux d'un accident, il amortirait la chute. « Une fois arrivé là, tu es dans l'enceinte des remparts assez négli- « gemment gardés; si l'on t'arrêtait là, tire des coups de pistolet, « et défends-toi quelques minutes. Ton ami de Ferrare et un autre « homme de coeur, celui que j'appelle le voleur de grand chemin, « auront des échelles, et n'hésisteront pas à escalader ce rempart « assez bas, et à voler à ton secours.

« Le rempart n'a que vingt-trois pieds de haut, et un fort grand « talus. Je serai a u pied de ce dernier mur avec bon nombre de gens « armés.

« J'ai l'espoir de te faire parvenir cinq ou six lettres par la même « voie que celle-ci. Je répéterai sans cesse les mêmes choses en « d'autres termes, afin que nous soyons bien d'accord. Tu devines « de quel coeur je te dis que l'homme du coup de pistolet au valet « de chambre, qui, après tout, est le meilleur des êtres et se meurt « de repentir, pense que tu en seras quitte pour un bras cassé. Le « voleur de grand chemin, qui a plus d'expérience de ces sortes « d'expéditions, pense que, si tu veux descendre fort lentement, et « surtout sans te presser, ta liberté ne te coûtera que des écorchu-


« res. La grande difficulté, c'est d'avoir des cordes; c'est à quoi « aussi je pense uniquement depuis quinze jours que cette grande « idée occupe tous mes instants.

« Je ne réponds pas à cette folie, la seule chose sans esprit que « tu aies dite de ta vie : « Je ne veux pas me sauver ! » L'homme « du coup de pistolet au valet de chambre s'écria que l'ennui t'avait « rendu fou. Je ne te cacherai point que nous redoutons un fort « imminent danger, qui peut-être fera hâter le jour de la fuite, « Pour t'annoncer ce danger, la lampe dira plusieurs fois de suite :

« Le feu a pris au château

« Tu répondras :

«Mes livres sont-ils brûlés?»

Cette lettre contenait encore cinq ou six pages de détails ; elle était écrite en caractères microscopiques sur du papier très-fin.

—Tout cela est fort beau et fort bien inventé, se dit Fabrice ; je dois une reconnaissance éternelle au comte et à la duchesse; ils croiront peut-être que j'ai eu peur, mais je ne me sauverai point. Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu où l'on est au comble du bonheur, pour aller se jeter dans un exil affreux où tout manquera, jusqu'à l'air pour respirer? Que ferais-je au bout d'un mois que je serais à Florence? je prendrais un déguisement pour venir rôder auprès de la porte de cette forteresse, et tâcher d'épier un regard !

Le lendemain, Fabrice eut peur ; il était à sa fenêtre, vers les onze heures, regardant le magnifique paysage et attendant l'instant heureux où il pourrait voir Clélia, lorsque Grillo entra hors d'haleine dans sa chambre :

—Et vite ! vite ! monseigneur, jetez-vous sur votre lit, faites semblant d'être malade ; voici trois juges qui montent ! Ils vont vous interroger : réfléchissez bien avant de parler ; ils viennent pour vous entortiller.

En disant ces paroles Grillo se hâtait de fermer la petite trappe de l'abat-jour, poussait Fabrice sur son lit, et jetait sur lui deux ou trois manteaux.

—Dites que vous souffrez beaucoup et parlez peu, surtout faites répéter les questions pour réfléchir.

Les trois juges entrèrent. Trois échappés des galères, se dit Fabrice en voyant ces physionomies basses, et non pas trois juges ; ils avaient de longues robes noires. Ils saluèrent gravement, et occupèrent, sans mot dire, les trois chaises qui étaient dans la chambre.

Monsieur Fabrice del Dongo, dit le plus âgé, nous sommes peines de la triste mission que nous venons remplir auprès de vous. Nous sommes ici pour vous annoncer le décès de Son Excellence M. le


marquis del Dongo, votre père, second grand majordome, major du royaume lombardo-vénitien, chevalier grand-croix des ordres de, etc., etc., etc. Fabrice fondit en larmes ; le juge continua.

—Madame la marquise del Dongo, votre mère, vous fait part de cette nouvelle par une lettre missive; mais comme elle a joint au fait des reflexions inconvenantes, par un arrêt d'hier, la cour de justice a décidé que sa lettre vous serait communiquée seulement par extrait, et c'est cet extrait que monsieur le greffier Bona va vous lire.

Cette lecture terminée, le juge s'approcha de Fabrice toujours couché, et lui fit suivre sur la lettre de sa mère les passages dont on venait de lire les copies. Fabrice vit dans la lettre les mots emprisonnement injuste, punition cruelle pour un crime qui n'en est pas un, et comprit ce qui avait motivé la visite des juges. Du reste, dans son mépris pour des magistrats sans probité, il ne leur dit exactement que ces paroles :

—Je suis malade, messieurs, je me meurs de langueur, et vous m'excuserez si je ne puis me lever.

Les juges sortis, Fabrice pleura encore beaucoup, puis il se dit. Suis-je hypocrite? il me semblait que je ne l'aimais point.

Ce jour-là et les suivants Clélia fut fort triste ; elle l'appela plusieurs lois, mais eut à peine le courage de lui dire quelques paroles. Le matin du cinquième jour qui suivit la première entrevue, elle lui dit que dans la soirée elle viendrait à la chapelle de marbre.

—Je ne puis vous adresser que peu de mots, lui dit-elle en entrant. Elle était tellement tremblante qu'elle avait besoin de s'appuyer sur sa femme de chambre. Après l'avoir renvoyée à l'entrée de la chapelle : — Vous allez me donner votre parole d'honneur, ajouta-t-elle d'une voix à peine intelligible, vous allez me donner votre parole d'honneur d'obéir à la duchesse, et de tenter de fuir le jour qu'elle vous l'ordonnera et de la façon qu'elle vous l'indiquera, ou demain matin je, me réfugie dans un couvent, et je vous jure ici que de la vie je ne vous adresserai la parole.

Fabrice resta muet.

—Promettez, dit Clélia les larmes aux yeux et comme hors d'elle-même, ou bien nous nous parlons ici pour la dernière fois. La vie que vous m'avez faite est affreuse : vous êtes ici à cause de moi et chaque jour peut être le dernier de votre existence. En ce moment Clélia était si faible, qu'elle fut obligée de chercher, un appui sur un énorme fauteuil placé jadis au milieu de la chapelle, pour l'usage du prince prisonnier ; elle était sur le point de se trouver mal.

—Que faut-il promettre? dit Fabrice d'un air accablé


—Vous le savez.

—Je jure donc de me précipiter sciemment dans un malheur affreux, et de me condamner à vivre loin de tout ce que j'aime au monde.

—Promettez des choses précises.

—Je jure d'obéir à la duchesse, et de prendre la fuite le jour qu'elle le voudra et comme elle le voudra. Et que deviendrai-je une fois loin de vous ?

—Jurez de vous sauver, quoi qu'il puisse arriver.

—Comment ! êtes-vous décidée à épouser le marquis Crescenzi dès que je n'y serai plus?

— O Dieu ! quelle âme me croyez-vous?... Mais jurez, ou je n'aurai plus un seul instant la paix de l'âme.

— Eh bien, je jure de me sauver d'ici le jour que madame Sanseverina l'ordonnera, et quoi qu'il puisse arriver d'ici là.

Ce serment obtenu, Clélia était si faible, qu'elle fut obligée de se retirer après avoir remercié Fabrice.

—Tout était prêt pour ma fuite demain matin, lui dit-elle, si vous vous étiez obstiné à rester. Je vous aurais vu en cet instant pour la dernière fois de ma vie, j'en avais fait le voeu à la Madone. Maintenant, dés que je pourrai sortir de ma chambre, j'irai examiner le mur terrible au-dessous de la pierre neuve de la balustrade.

Le lendemain, il la trouva pâle au point de lui faire une vive peine. Elle lui dit de la fenêtre de la volière :

—Ne nous faisons point illusion, cher ami ; comme il y a du péché dans notre amitié, je ne doute pas qu'il ne nous arrive malheur. Vous serez découvert en cherchant à prendre la fuite, et perdu à jamais, si ce n'est pis ; toutefois il faut satisfaire à la prudence humaine, elle nous ordonne de tout tenter. Il vous faut pour descendre en dehors de la grosse tour une corde solide de plus de deux cents pieds de longueur. Quelques soins que je me donne depuis que je sais le projet de la duchesse, je n'ai pu me procurer que des cordes formant à peine ensemble une cinquantaine de pieds. Par un ordre du jour du gouverneur, toutes les cordes que l'on voit dans la forteresse, sont brûlées, et tous les soirs on enlève les cordes des puits, si faibles d'ailleurs, que souvent elles cassent en remontant leur léger fardeau. Mais priez Dieu qu'il me pardonne, je trahis mon père, et je travaille, fille dénaturée, à lui donner un chagrin mortel. Priez Dieu pour moi, et si votre vie est sauvée, faites le voeu d'en consacrer tous les instants à sa gloire.

Voici une idée qui m'est venue : dans huit jours je sortirai de la


citadelle pour assister aux noces d'une des soeurs du marquis Crescenzi. Je rentrerai le soir comme il est convenable, mais je ferai tout au monde pour ne rentrer que fort tard, et peut-être Barbone n'osera-t-il pas m'examiner de trop prés. A cette noce de la soeur du marquis se trouveront les plus grandes dames de la cour, et sans doute madame Sanseverina. Au nom de Dieu ! faites qu'une de ces dames me remette un paquet de cordes bien serrées, pas trop grosses, et réduites au plus petit volume. Dussé-je m'exposer à mille morts, j'emploierai les moyens même les plus dangereux pour introduire ce paquet de cordes dans la citadelle, au mépris, hélas ! de tous mes devoirs. Si mon père en a connaissance, je ne vous reverrai jamais ; mais quelle que soit la destinée qui m'attend, je serai heureuse dans les bornes d'une amitié de soeur si je puis contribuer à vous sauver.

Le soir même, par la correspondance de nuit au moyen de la lampe, Fabrice donna avis à la duchesse de l'occasion unique qu'il y aurait de faire entrer dans la citadelle une quantité de cordes suffisante. Mais il la suppliait de garder le secret même envers le comte, ce qui parut bizarre. Il est fou, pensa la duchesse, la prison l'a changé, il prend les choses au tragique. Le lendemain, une balle de plomb, lancée par le frondeur, apporta au prisonnier l'annonce du plus grand péril possible : la personne qui se chargeait de faire entrer les cordes, lui disait-on, lui sauvait positivement et exactement la vie. Fabrice se hâta de donner cette nouvelle à Clélia. Cette balle de plomb apportait aussi à Fabrice une vue fort exacte du mur du couchant par lequel il devait descendre du haut de la grosse tour dans l'espace compris entre les bastions; de ce lieu, il était assez facile ensuite de se sauver, les remparts n'ayant, comme on sait, que vingt trois pieds de haut. Sur le revers du plan était écrit d'une petite écriture fine un sonnet magnifique : une âme généreuse exhortait Fabrice à prendre la fuite, et à ne pas laisser avilir son âme et dépérir son corps par les onze années de captivité qu'il avait encore à subir.

Ici un détail nécessaire et qui explique en partie le courage qu'eut la duchesse de conseiller à Fabrice une fuite si dangereuse, nous oblige d'interrompre pour un instant l'histoire de cette entreprise hardie.

Comme tous les partis qui ne sont point au pouvoir, le parti Raversi n'était pas fort uni. Le chevalier Riscara détestait le fiscal Rassi qu'il accusait de lui avoir fait perdre un procès important dans lequel, à la vérité, lui Riscara avait tort. Par Riscara, le prince reçut un avis anonyme qui l'avertissait qu'une expédition de la sentence


de Fabrice avait été adressée officiellement au gouverneur de la citadelle. La marquise Raversi, cet habile chef de parti, fut excessivement contrariée de celte fausse démarche, et en fit aussitôt donner avis à son ami, le fiscal général ; elle trouvait fort simple qu'il voulût tirer quelque chose du ministre Mosca, tant que Mosca était au pouvoir. Rassi se présenta intrépidement au palais, pensant bien qu'il en serait quitte pour quelques coups de pied ; le prince ne pouvait se passer d'un jurisconsulte habile, et Rassi avait fait exiler comme libéraux un juge et un avocat, les seuls hommes du pays qui eussent pu prendre sa place.

Le prince, hors de lui, le chargea d'injures et avançait sur lui pour le battre.

—Eh bien, c'est une distraction de commis, répondit Rassi du plus grand sang-froid ; la chose est prescrite par la loi, elle aurait dû être faite le lendemain de l'écrou du sieur del Dongo à la citadelle. Le commis plein de zéle a cru avoir fait un oubli, et m'aura fait signer la lettre d'envoi comme une chose de forme.

—Et lu prétends me faire croire des mensonges aussi mal bâtis ? s'écria le prince furieux ; dis plutôt que tu t'es vendu à ce fripon de Mosca, et c'est pour cela qu'il t'a donné la croix. Mais parbleu tu n'en seras pas quitte pour des coups : je te ferai mettre en jugement, je te révoquerai honteusement.

— Je vous défie de me faire mettre en jugement ! répondit Rassi avec assurance ; il savait que c'étaitun sûr moyen de calmer le prince : la loi est pour moi, et vous n'avez pas un second Rassi pour savoir l'éluder. Vous ne me révoquerez pas, parce qu'il est des moments où votre caractère est sévère ; vous avez soif de sang alors, mais en même temps vous tenez à conserver l'estime des Italiens raisonnables ; cette estime est un sine qua non pour votre ambition. Enfin, vous me rappellerez au premier acte de sévérité dont votre caractère vous fera un besoin, et, comme à l'ordinaire, je vous procurerai une sentence bien régulière rendue par des juges timides et assez honnêtes gens, et qui satisfera vos passions.Trouvez un autre homme dans vos États aussi utile que moi !

Cela dit, Rassi s'enfuit ; il en avait été quitte pour un coup de régle bien appliqué et cinq ou six coups de pied. En sortant du palais, il partit pour sa terre de Riva ; il avait quelque crainte d'un coup de poignard dans le premier mouvement de colère, mais il ne doutait pas non plus qu'avant quinze jours un courrier ne le rappelât dans la capitale. Il employa le temps qu'il passa à la campagne à organiser un moyen de correspondance sûr avec le comte Mosca ; il était amoureux fou du titre de baron, et pensait que le prince faisait


trop de cas de cette chose jadis sublime, la noblesse, pour la lui conférer jamais ; tandis que le comte, très-fier de sa naissance, n'estimait que la noblesse prouvée par des titres avant l'an 1400.

Le fiscal général ne s'était point trompé dans ses prévisions : il y avait à peine huit jours qu'il était à sa terre, lorsqu'un ami du prince, qui y vint par hasard, lui conseilla de retourner à Parme sans délai; le prince le reçut en riant, prit ensuite un air fort sérieux, et lui fit jurer sur l'Evangile qu'il garderait le secret sur ce qu'il allait lui confier. Rassi jura d'un grand sérieux, et le prince, l'oeil enflammé de haine, s'écria qu'il ne serait pas le maître chez lui tant que Fabrice del Dongo serait en vie.

—Je ne puis, ajouta-t-il, ni chasser la duchesse ni souffrir sa présence ; ses regards me bravent et m'empêchent de vivre.

Après avoir laissé le prince s'expliquer bien au long, lui, Rassi, jouant l'extrême embarras, s'écria enfin :

—Votre Altesse sera obéie, sans doute, mais la chose est d'une horrible difficulté : il n'y a pas d'apparence de condamner un del Dongo à mort pour le meurtre d'un Giletti ; c'est déjà un tour de force étonnant que d'avoir tiré de cela douze années de citadelle.. De plus, je soupçonne la duchesse d'avoir découvert trois des paysans qui travaillaient à la fouille de Sanguigna, et qui se trouvaient hors du fossé au moment où ce brigand de Giletti attaqua del Dongo.

—Et où sont ces témoins ? dit le prince irrité.

—Cachés en Piémont, je suppose. Il faudrait une conspiration contre la vie de Votre Altesse...

—Ce moyen a ses dangers, dit le prince, cela fait songer à la chose.

—Mais pourtant, dit Rassi avec une feinte innocence, voilà tout mon arsenal officiel.

—Reste le poison...

—Mais qui le donnera? Sera-ce cet imbécile de Conti?

—Mais, à ce qu'on dit, ce ne serait pas son coup d'essai...

—Il faudrait le mettre en colère, reprit Rassi ; et d'ailleurs, lorsqu'il expédia le capitaine, il n'avait pas trente ans, et il était amoureux et infiniment moins pusillanime que de nos jours. Sans doute, tout doit céder à la raison d'Etat ; mais, ainsi pris au dépourvu et à la première vue, je ne vois, pour exécuter les ordres du souverain, qu'un nommé Barbone, commis-greffier de la prison, et que le sieur del Dongo renversa d'un soufflet le jour qu'il y entra.

Une fois le prince mis à son aise, la conversation fut infinie ; il la termina en accordant à son fiscal général un délai d'un mois ; le Rassi en voulait deux. Le lendemain, il reçut une gratification se¬


crête de 1,000 sequins. Pendant trois jours il réfléchit ; le quatrième il revint à son raisonnement, qui lui semblait évident : le seul comte Mosca aura le coeur de me tenir parole, parce que, en me faisant baron, il ne me donne pas ce qu'il estime ; secundo, en l'avertissant, je me sauve probablement un crime pour lequel je suis à peu près payé d'avance ; tertio, je venge les premiers coups humiliants qu'ait reçus le chevalier Rassi. La nuit suivante, il communiqua au comte Mosca toute sa conversation avec le prince.

Le comte faisait en secret la cour à la duchesse; il est bien vrai qu'il ne la voyait toujours chez elle qu'une ou deux fois par mois, mais presque toutes les semaines, et quand il savait faire naître les occasions de parler de Fabrice, la duchesse, accompagnée de Chekina, venait, dans la soirée avancée, passer quelques instants dans le jardin du comte. Elle savait tromper même son cocher, qui lui était dévoué et qui la croyait en visite dans une maison voisine.

On peut penser si le comte, ayant reçu la terrible confidence du fiscal, fit aussitôt à la duchesse le signal convenu. Quoique l'on fût au milieu de la nuit, elle le fit prier par la Chekina de passer à l'instant chez elle. Le comte, ravi comme un amoureux de cette apparence d'intimité, hésitait cependant à tout dire à la duchesse; il craignait de la voir devenir folle de douleur.

Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale, il finit cependant par lui tout dire ; il n'était pas en son pouvoir de garder un secret qu'elle lui demandait. Depuis neuf mois le malheur extrême avait eu une grande influence sur celle âme ardente, elle l'avait fortifiée, et la duchesse ne s'emporta point en sanglots ou en plaintes.

Le lendemain soir elle fit faire à Fabrice le signal du grand péril.

Le feu a pris au château.

Il répondit fort bien.

Mes livres sont-ils brûlés ?

La même nuit elle eut le bonheur de lui faire parvenir une lettre dans une balle de plomb. Ce fut huit jours après qu'eut lieu le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, où la duchesse commit une énorme imprudence dont nous rendrons compte en son lieu.


XXI

A l'époque de ses malheurs, il y avait déjà près d'une année que la duchesse avait fait une rencontre singulière : un jour qu'elle avait la luna, comme on dit dans le pays, elle était allée à l'improviste, sur le soir, à son château de Sacca, situé au delà de Colorno, sur la colline qui domine le Pô. Elle se plaisait à embellir cette terre ; elle aimait la vaste forêt qui couronne la colline et touche au château ; elle s'occupait à y faire tracer des sentiers dans des directions pittoresques.

—Vous vous ferez enlever par les brigands, belle duchesse, lui disait un jour le prince ; il est impossible qu'une forêt où l'on sait que vous vous promenez reste déserte. Le prince jetait un regard sur le comte dont il prétendait émoustiller la jalousie.

—Je n'ai pas de craintes, Altesse Sérénissime, répondit la duchesse d'un air ingénu, quand je me promène dans mes bois ; je me rassure par cette pensée : je n'ai fait de mal à personne, qui pourrait me haïr ? Ce propos fut trouvé hardi, il rappelait les injures proférées par les libéraux du pays, gens fort insolents.

Le jour de la promenade dont nous parlons, le propos du prince revint à l'esprit de la duchesse, en remarquant un homme fort mal vêtu qui la suivait de loin à travers le bois. A un détour imprévu que fit la duchesse en continuant sa promenade, cet inconnu se trouva tellement prés d'elle, qu'elle-eut peur. Dans le premier mouvement elle appela son garde-chasse qu'elle avait laissé à mille pas de là, dans le parterre de fleurs tout prés du château. L'inconnu eut le temps-de s'approcher d'elle et se jeta à ses pieds. Il était jeune, fort bel homme, mais horriblement mal mis; ses habits avaient des déchirures d'un pied de long, mais ses yeux respiraient le feu d'une âme ardente.

—Je suis condamné à mort, je suis le médecin Ferrante Palla, je meurs de faim ainsi que mes cinq enfants.

La duchesse avait remarqué qu'il était horriblement maigre ; mais ses yeux étaient tellement beaux et remplis d'une exaltation si tendre, qu'ils lui ôtèrent l'idée du crime. Pallagi, pensa-t-elle, aurait bien dû donner de tels yeux au saint Jean dans le désert qu'il vient de placer à la cathédrale. L'idée de saint Jean lui était suggérée par


l'incroyable maigreur de Ferrante. La duchesse lui donna trois sequins qu'elle avait dans sa bourse, s'excusant de lui offrir si peu sur ce qu'elle venait de payer un compte à son jardinier. Ferrante la remercia avec effusion. — Hélas, lui dit-il, autrefois j'habitais les villes, je voyais des femmes élégantes ; depuis qu'en remplissant mes devoirs de citoyen je me suis fait condamner à mort, je vis. dans les bois, et je vous suivais, non pour vous demander l'aumône ou vous voler, mais comme un sauvage fasciné par une angélique beauté. Il y a si longtemps que je n'ai vu deux belles mains blanches!

— Levez-vous donc, lui dit la duchesse ; car il était resté à genoux.

—Permettez que je reste ainsi, lui dit Ferrante ; cette position me prouve que je ne suis pas occupé actuellement à voler, et elle me tranquillise ; car vous saurez que je vole pour vivre depuis que l'on m'empêche d'exercer ma profession. Mais dans ce moment-ci je ne suis qu'un simple mortel qui adore la sublime beauté. La duchesse comprit qu'il était un peu fou, mais elle n'eut point peur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu'il avait une âme ardente et bonne, et d'ailleurs elle ne haïssait pas les physionomies extraordinaires.

— Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de l'apothicaire Sarasine de Parme : il nous a surpris et l'a chassée, ainsi que trois enfants qu'il soupçonnait avec raison être de moi et non de lui. J'en ai eu deux depuis. La mère et les cinq enfants vivent dans la dernière misère, au fond d'une sorte de cabane construite de mes mains à une lieue d'ici, dans le bois. Car je dois me préserver des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se séparer de moi. Je fus condamné à mort, et fort justement ; je conspirais. J'exécre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite, faute d'argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j'aurais dû mille fois me tuer ; je n'aime plus la malheureuse femme qui m'a donné ces cinq enfants et s'est perdue pour moi ; j'en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mére mourront littéralement de faim. Cet homme avait l'accent de la sincérité.

— Mais comment vivez-vous ? lui dit la duchesse attendrie.

—La mére des enfants file ; la fille aînée est nourrie dans une ferme de libéraux, où elle garde les moutons ; moi, je vole sur la route de Plaisance à Gênes.

—Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?

—Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j'ai quelque chose, je leur rendrai les sommes volées. J'estime qu'un tribun du


peuple tel que moi exécute un travail qui, à raison de son danger, vaut bien 100 francs par mois ; ainsi je me garde bien de prendre plus de 1,200 francs par an.

Je me trompe, je vole quelque petite somme au delà, car je fais face, par ce moyen, aux frais d'impression de mes ouvrages.

Quels ouvrages?

— La........... aura-t-elle jamais une chambre et un budget ?

—Quoi, dit la duchesse étonnée, c'est vous, monsieur, qui êtes l'un des plus grands poëtes du siècle, le fameux Ferrante Palla?

—Fameux peut-être, mais fort malheureux, c'est sûr.

— Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre.

— C'est pout-être pour cela que j'ai quelque talent. Jusqu'ici tous nos auteurs qui se sont fait connaître étaient des gens payés par le gouvernement ou par le culte qu'ils voulaient saper. Moi, primo, j'expose ma vie ; secundo, songez, madame, aux réflexions qui m'agitent lorsque je vais voler ! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant réellement 100 francs par mois? J'ai deux chemises, l'habit que vous me voyez, quelques mauvaises armes, et je suis sûr de finir par la corde : j'ose croire que je suis désintéressé. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprès de la mère de mes enfants. La pauvreté me pése comme laide : j'aime les beaux habits, les mains blanches...

Il regardait celles de la duchesse de telle sorte, que la peur la saisit.

—Adieu, monsieur, lui dit-elle : puis-je vous être bonne à quelque chose à Parme?

—Pensez quelquefois à cette question : son emploi est de réveiller les coeurs et de les empêcher de s'endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent les monarchies. Le service qu'il rend à ses concitoyens vaut-il 100 francs par mois?... Mon malheur est d'aimer, dit-il d'un air fort doux, et depuis prés de deux ans mon âme n'est occupée que de vous, mais jusqu'ici je vous avais vue sans vous faire peur. Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la duchesse et la rassura. Les gendarmes auraient de la peine à l'atteindre, pensa-t-elle ; en effet, il est fou.

Il est fou, lui dirent ses gens ; nous savons tous depuis longtemps que le pauvre homme est amoureux de madame ; quand madame est ici nous le voyons errer dans les parties les plus élevées du bois, et dés que madame est partie, il ne manqué pas de venir s'asseoir aux mêmes endroits où elle s'est arrêtée ; il ramasse curieusement


les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attachées à son mauvais chapeau.

—Et vous ne m'avez jamais parlé de ces folies, dit la duchesse presque du ton du reproche.

—Nous craignions que madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon enfant ! ça n'a jamais fait de mal à personne, et parce qu'il aime notre Napoléon, on l'a condamné à mort.

Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et, comme depuis quatre ans c'était le premier secret qu'elle lui faisait, dix fois elle fut obligée de s'arrêter court au milieu d'une phrase. Elle revint à Sacca avec de l'or, Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard : Ferrante, après l'avoir suivie pendant quelque temps en gambadant dans le bois à cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidité de l'épervier, et se précipita à ses genoux comme la première fois.

—Où étiez-vous il y a quinze jours ?

—Dans la montagne, au delà de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de Milan où ils avaient vendu de l'huile.

—Acceptez cette bourse.

Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu'il baisa et qu'il mit dans son sein, puis la rendit.

—Vous me rendez cette bourse et vous volez !

—Sans doute ; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de 109 francs ; or, maintenant, la mère de mes enfants a 80 fr., et moi j'en ai 25, je. suis en faute de 5 francs, et si l'on me pendait en ce moment j'aurais des remords. J'ai pris ce sequin parce qu'il vient de vous et que je vous aime.

L'intonation de se mot fort simple fut parfaite. Il aime réellement, se dit la duchesse.

Ce jour-là il avait l'air tout à fait égaré. Il dit qu'il y avait à Parme des gens qui lui devaient 600 francs, et qu'avec cette somme il réparerait sa cabane où maintenant ses pauvres petits enfants s'enrhumaient.

—Mais je vous ferai l'avance de ces 600 francs, dit la duchesse tout émue.

—Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends?

La duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s'il voulait lui jurer que, pour le moment, il n'exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout il n'exécuterait aucun des arrêts de mort que, disait-il, il avait in petto.

—Et si l'on me pend par suite de mon imprudence, dit grave¬


ment Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues années, et à qui la faute? Que me dira mon père en me recevant là-haut?

La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants, à qui l'humidité pouvait causer des maladies mortelles ; il finit par accepter l'offre de la cachette à Parme.

Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu'il eût passée à Parme depuis son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort singulière qui existe à l'angle méridional du palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du moyen âge, a huit pieds d'épaisseur ; on l'a creusé en dedans, et là se trouve une cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C'est tout à côté que l'on admire ce réservoir d'eau cité dans tous les voyages, fameux ouvrage du douzième siècle, pratiqué lors du siége de Parme par l'empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l'enceinte du palais Sanseverina.

On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur un axe de fer placé vers le centre du bloc. La duchesse était si profondément touchée de la folie de Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait obstinément tout cadeau ayant une valeur, qu'elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois après, toujours dans les bois de Sacca, et, comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui récita un de ses sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce qu'on a fait de plus beau en Italie depuis deux siècles. Ferrante obtint plusieurs entrevues ; mais son amour s'exalta, devint importun, et la duchesse s'aperçut que celte passion suivait les lois de tous les amours que l'on met dans la possibilité de concevoir une lueur d'espérance. Elle le renvoya dans ses bois, lui défendit de lui adresser la parole : il obéit à l'instant et avec une douceur parfaite. Les choses en étaient à ce point quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la tombée de la nuit, un capucin se présenta à la porte du palais Sanseverina ; il avait, disait-il, un secret important à communiquer à la maîtresse du logis. Elle était si malheureuse, qu'elle fit entrer : c'était Ferrante. — Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peuple doit prendre connaissance, lui ait cet homme fou d'amour. D'autre part, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à madame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.

Ce dévouement si sincère de la part d'un voleur et d'un fou toucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour le plus grand poëte du nord de l'Italie, et pleura beau¬


coup. Voilà un homme qui comprend mon coeur, se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours à l'Ave Maria, déguisé en demestique et portant livrée.

—Je n'ai point quitté Parme ; j'ai entendu dire une horreur que ma bouche ne répétera point ; mais me voici. Songez, madame, à ce que vous refusez ! L'être que vous voyez n'est pas une poupée do cour, c'est un homme ! Il était à genoux en prononçant ces paroles d'un air à leur donner de la valeur. Hier, je me suis dit, ajouta-t-il : Elle a pleuré en ma présenc ; donc elle est un peu moins malheureuse.

—Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrêtera dans celte ville!

—Le tribun vous dira : Madame, qu'est-ce que la vie quand le devoir parle? L'homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu'il est bruié par l'amour, ajoutera : Madame la duchesse, Fabrice, un homme de coeur, va périr peut-être ; ne repoussez pas un autre homme de coeur qui s'offre à vous ! Voici un corps de fer et une âme qui ne craint au monde que de vous déplaire.

—Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte à jamais.

La duchesse eut bien l'idée, ce soir-là, d'annoncer à Ferrante qu'elle ferait une petite pension à ses enfants, mais elle eut peur qu'il ne partît de là pour se tuer.

A peine fut-il sorti, que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit : Moi aussi, je puis mourir, et plût à Dieu qu'il en fût ainsi, et bientôt! si je trouvais un homme digne de ce nom à qui recommander mon pauvre Fabrice.

Une idée saisit la duchesse : elle prit un morceau de papier et reconnut, par un écrit auquel elle mêla le peu de mots de droit qu'elle savait, qu'elle avait reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25,000 francs, sous l'expresse condition de payer chaque année une rente viagère de 1,500 francs à la dame Sarasine et à ses cinq enfants. La duchesse ajouta : De plus, je légue une rente viagère de 300 francs à chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme médecin à mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frère. Je l'en prie. Elle signa, antidata d'un an et serra ce papier.

Deux jours après, Ferrante reparut. C'était au moment où la ville était agitée par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Celte triste cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allèrent se


promener ce soir-là devant la porte de la citadelle, pour tâcher de voir si l'on dressait l'échafaud : ce spectacle avait ému Ferrante. Il trouva la duchesse noyée dans les larmes, et hors d'état de parler ; elle le salua de la main et lui montra un siége. Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe ; au lieu de s'asseoir il se mit à genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix. Dans un moment où la duchesse semblait un peu plus calme, sans se déranger de sa position, il interrompit un instant sa prière pour dire ces mots : De nouveau il offre sa vie. '

—Songez à ce que vous dites, s'écria la duchesse, avec cet oeil hagard qui, après les sanglots, annonce que la colère prend le dessus sur l'attendrissement.

—Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.

—Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter le sacrifice de votre vie.

Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joie brilla dans son regard ; il se leva rapidement et tendit les bras, vers le ciel. La duchesse alla se munir d'un papier caché dans le secret d'une armoire de noyer. — Lisez, dit-elle à Ferrante. C'était la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlé.

Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin ; il tomba à genoux.

— Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brûla à la bougie.

Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris et exécuté, car il y va de votre tête.

—Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce détail d'argent, j'y verrais un doute injurieux.

—Si vous êtes compromis, je puis l'être aussi, repartit la duchesse, et Fabrice après moi : c'est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j'exige que l'homme qui me perce le coeur soit empoisonné et non tué. Par la même raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver.

— J'exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je prévois, madame la duchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre : il en serait autrement, que j'obéirais encore fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas réussir, mais j'emploierai toute ma force d'homme.

—Il s'agit d'empoisonner le meurtier de Fabrice.


— Je l'avais deviné, et, depuis vingt-sept mois que je mène celte vie errante et abominable, j'ai souvent songé à une pareille action pour mon compte.

—Si je suis découverte et condamnée comme complice, poursuivit la duchesse d'un ton de fierté, je ne veux pas que l'on puisse m'imputer de vous avoir séduit. Je vous ordonne de ne plus chercher à me voir avant l'époque de notre vengeance : il ne s'agit point de le mettre à mort avant que je ne vous en aie donné le signal. Sa mort en cet instant, par exemple, me serait funeste loin de m'être utile. Probablement sa mort ne devra avoir lieu que dans plusieurs mois, mais elle aura lieu. J'exige qu'il meure par le poison, et j'aimerais mieux le laisser vivre que de le voir atteint d'un coup de feu. Pour des intérêts que je ne veux pas vous expliquer, j'exige que votre vie soit sauvée.

Ferrante était ravi de ce ton d'autorité que la duchesse prenait avec lui : ses yeux brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons dit, il était horriblement maigre ; mais on voyait qu'il avait été fort beau dans sa première jeunesse, et il croyait être encore ce qu'il avait été jadis. Suis-je fou, se dit-il, ou bien la duchesse veut-elle un jour, quand je lui aurai donné cette preuve de dévouement, faire de moi l'homme le plus heureux? Et, dans le fait, pourquoi pas? Est-ce que je ne vaux point cette poupée de comte Mosca qui, dans l'occasion, n'a rien pu pour elle, pas même faire évader monsignor Fabrice ?

—Je puis vouloir sa mort dès demain, continua la duchesse,' toujours du même air d'autorité. Vous connaissez cet immense réservoir d'eau qui est au coin du palais, tout prés de la cachette que vous avez occupée quelquefois ; il est un moyen secret de faire couler toute cette eau dans la rue : hé bien, ce sera là le signal de ma vengeance. Vous verrez, si vous êtes à Parme, ou vous entendrez dire, si vous habitez les bois, que le grand réservoir du palais Sanseverina a crevé. Agissez aussitôt, mais par le poison, et surtout, n'exposez votre vie que le moins possible. Que jamais personne ne sache que j'ai trempé dans cette affaire.

—Les paroles sont inutiles, répondit Ferrante avec un enthousiasme mal contenu : je suis déjà fixé sur les moyens que j'emploierai. La vie de cet homme me devient plus odieuse qu'elle n'était, puisque je n'oserai vous revoir tant qu'il vivra. J'aitendrai le signal du réservoir crevé dans la rue. Il salua brusquement et partit. La duchesse le regardait marcher.

Quand il fut dans l'autre chambre, elle le rappela.

—Ferrante ! s'écria-t-elle ; homme sublime !


Il rentra, comme impatient d'être retenu ; sa figure était superbe en cet instant.

—Et vos enfants?

—Madame, ils seront plus riches que moi ; vous leur accorderez peut-être quelque petite pension.

—Tenez, lui dit la duchesse en lui remettant une sorte de gros étui en bois d'olivier, voici tous les diamants qui me restent ; ils valent 50,000 fr.

—Ah ! madame, vous m'humiliez !... dit Ferrante avec un mouvement d'horreur ; et sa figure changea du tout au tout.

—Je ne vous reverrai jamais avant l'action : prenez, je le veux, ajouta la duchesse avec un air de hauteur qui atterra Ferrante ; il mit l'étui dans sa poche et sortit.

La porte avait été refermée par lui. La duchesse le rappela de nouveau ; il rentra d'un air inquiet : la duchesse était debout au milieu du salon ; elle se jeta dans ses bras. Au bout d'un instant, Ferrante s'évanouit presque de bonheur; la duchesse se dégagea de ses embrassements, et des yeux lui montra la porte.

—Voilà le seul homme qui m'ait comprise, se dit-elle; c'est ainsi qu'en eût agi Fabrice, s'il eût pu m'entendre.

Il y avait deux choses dans le caractère de la duchesse, elle voulait toujours ce qu'elle avait voulu une fois ; elle ne remettait jamais en délibération ce qui avait été une fois décidé. Elle citait à ce propos un mot de son premier mari, l'aimable général Pietranera : Quelle insolence envers moi-même ! disait-il ; pourquoi croirais-je avoir plus d'esprit aujourd'hui que lorsque je pris ce parti ?

De ce moment, une sorte de gaieté reparut dans le caractère de la duchesse. Avant la fatale résolution, à chaque pas que faisait son esprit, à chaque chose nouvelle qu'elle voyait, elle avait le sentiment de son infériorité envers le prince, de sa faiblesse et de sa duperie ; le prince, suivant elle, l'avait lâchement trompée, et le comte Mosca, par suite de son génie courtisanesque, quoique innocemment, avait secondé le prince. Dés que la vengeance fut résolue, elle sentit sa force, chaque pas de son esprit lui donnait du bonheur. Je croirais assez que le bonheur immoral qu'on trouve à se venger en Italie tient à la force d'imagination de ce peuple ; les gens des autres pays ne pardonnent pas à proprement parler, ils oublient.

La duchesse ne revit Palla que vers les derniers temps de la prison de Fabrice. Comme on l'a deviné peut-être, ce fut lui qui donna l'idée de l'évasion : il existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du moyen âge, à demi ruinée, et haute de plus de cent pieds ; avant de parler une seconde fois de fuite à la duchesse, Ferrante la


supplia d'envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs, disposer une suite d'échelles auprès de cette tour. En présence de la duchesse, il y monta avec lus échelles, et en descendit avec une simple corde nouée ; il renouvela trois fois l'expérience, puis il expliqua de nouveau son idée. Huit jours après, Ludovic voulut aussi descendre de cette vieille tour avec une corde nouée : ce fut alors que la duchesse communiqua cette idée à Fabrice.

Dans les derniers jours qui précédèrent cette tentative, qui pouvait amener la mort du prisonnier, et de plus d'une façon, la duchesse ne pouvait trouver un instant de repos qu'autant qu'elle avait Ferrante à ses côtés ; le courage de cet homme électrisait le sien ; mais l'on sent bien qu'elle devait cacher au comte ce voisinage singulier. Elle craignait, non pas qu'il se révoltât, mais elle eût été affligée de ses objections, qui eussent redoublé ses inquiétudes. Quoi ! prendre pour conseiller intime un fou reconnu comme tel, et condamné à mort ! Et, ajoutait la duchesse, se parlant à elle-même, un homme qui, par la suite, pouvait faire de si étranges choses ! Ferrante se trouvait dans le salon de la duchesse au moment où le comte vint lui donner connaissance de la conversation que le prince avait eue avec Rassi ; et, lorsque le comte fut sorti, elle eut beaucoup à faire pour empêcher Ferrante de marcher sur-le-champ à l'exécution d'un affreux dessein !

—Je suis fort maintenant ! s'écriait ce fou ; je n'ai plus de doute sur la légitimité de l'action !

—Mais, dans le moment de colère qui suivra inévitablement, Fabrice serait mis à mort !

—Mais ainsi on lui épargnerait le péril de cette descente : elle est possible, facile même, ajoutait-il ; mais l'expérience manque à ce jeune homme.

On célébra le mariage de la soeur du marquis Crescenzi, et ce fut à la fête donnée dans cette occasion que la duchesse rencontra Clélia, et put lui parler sans donner de soupçons aux observateurs de bonne compagnie. La duchesse elle-même remit à Clélia le paquet de cordes dans le jardin, où ces dames étaient allées respirer un instant. Ces cordes, fabriquée avec le plus grand soin, mi-parties de chanvre et de soie, avec des noeuds, étaient fort menues et assez flexibles ; Ludovic avait éprouvé leur solidité, et, dans toutes leurs parties, elles pouvaient porter sans se rompre un poids de huit quintaux. On les avait comprimées de façon à en former plusieurs paquets de la forme d'un volume in-quarto ; Clélia s'en empara, et promit à la duchesse que tout ce qui était humainement possible serait accompli pour faire arriver ces paquets jusqu'à la tour Farnése.


—Mais je crains la timidité de votre caractère ; et d'ailleurs, ajouta poliment la duchesse, quel intérêt peut vous inspirer un inconnu ?

— M. del Dongo est malheureux, et je vous promets que par moi il sera sauvé !

Mais la duchesse, ne comptant que fort médiocrement sur la présence d'esprit d'une jeune personne de vingt ans, avait pris d'autres précautions dont elle se garda bien de faire part à la fille du gouverneur. Comme il était naturel de le supposer, ce gouverneur se trouvait à la fête donnée pour le mariage de la soeur du marquis Crescenzi. La duchesse se dit que, si elle lui faisait donner un fort narcotique, on pourrait croire dans le premier moment, qu'il s'agissait d'une attaque d'apoplexie, et alors, au lieu de le placer dans sa voiture pour le ramener à la citadelle, on pourrait, avec un peu d'adresse, faire prévaloir l'avis de se servir d'une litière, qui se trouverait par hasard dans la maison où se donnait la fête. Là se rencontreraient aussi des hommes intelligents, vêtus en ouvriers employés pour la fête, et qui, dans le trouble général, s'offriraient obligeamment pour transporter le malade jusqu'à son palais, si élevé. Ces hommes, dirigés par Ludovic, portaient une assez grande quantité de cordes, adroitement cachées sous leurs habits. On voit que la duchesse avait réellement l'esprit égaré depuis qu'elle songeait sérieusement à la fuite de Fabrice. Le péril de cet être chéri était trop fort pour son âme, et surtout durait trop longtemps. Par excès de précautions, elle faillit faire manquer celle fuite, ainsi qu'on va le voir. Tout s'exécuta comme elle l'avait projeté, avec cette seule différence que le narcotique produisit un effet trop puissant ; tout le monde crut, et même les gens de l'art, que le général avait une attaque d'apoplexie.

Par bonheur, Clélia, au désespoir, ne se douta en aucune façon de la tentative si criminelle de la duchesse. Le désordre fut tel au moment de l'entrée à la citadelle de la litière où le général, à demi mort, était enfermé, que Ludovic et ses gens passèrent sans objection ; ils ne furent fouillés que pour la forme au pont de l'Esclave. Quand ils eurent transporté le général jusqu'à son lit, on les conduisit à l'office, où les domestiques les traitèrent fort bien ; mais après ce repas, qui ne finit que fort prés du matin, on leur expliqua que l'usage de la prison exigeait que, pour le reste de la nuit, ils fussent enfermés à clef dans les salles basses du palais ; le lendemain au jour ils seraient mis en liberté par le lieutenant du gouverneur.

Ces hommes avaient trouvé le moyen de remettre à Ludovic les cordes dont ils s'étaient chargés, mais Ludovic eut beaucoup de peine


à obtenir un instant d'attention de Clélia. A la fin, dans un moment où elle passait d'une chambre à une autre, il lui lit voir qu'il déposait des paquets de corde dans l'angle obscur d'un des salons du premier étage. Clélia fut profondément frappée de celte circonstance étrange : aussitôt elle conçut d'atroces soupçons.

—Qui êtes-vous ? dit-elle à Ludovic.

Et, sur la réponse fort ambiguë de celui-ci, elle ajouta :

—Je devrais vous faire arrêter ; vous ou les vôtres vous avez empoisonné mon père!... Avouez à l'instant quelle est la nature du poison dont vous avez fait usage, afin que le médecin de la citadelle puisse administrer les remèdes convenables ; avouez à l'instant, ou bien, vous et vos complices, jamais vous ne sortirez de cette citadelle !

—Mademoiselle a tort de s'alarmer, répondit Ludovic, avec une grâce et une politesse parfaites ; il ne s'agit nullement de poison ; on a eu l'imprudence d'administrer nu général une dose de laudanum, et il paraît que le domestique chargé de ce crime a mis dans le verre quelques gouttes de trop ; nous en aurons un remords éternel ; mais mademoiselle peut croire que, grâce au ciel, il n'existe aucune sorte de danger : M. le gouverneur doit être traité pour avoir pris, par erreur, une trop forte dose de laudanum ; mais, j'ai l'honneur de le répéter à mademoiselle, le laquais chargé du crime ne faisait point usage de poisons véritables, comme Barbone, lorsqu'il voulut empoisonner monseigneur Fabrice. On n'a point prétendu se venger du péril qu'a couru monseigneur Fabrice ; on n'a confié à ce laquais maladroit qu'une fiole où il y avait du laudanum, j'en fais serment à mademoiselle ! Mais il est bien entendu que, si j'étais interrogé officiellement, je nierais tout.

D'ailleurs, si mademoiselle parle à qui que ce soit de laudanum et de poison, fût-ce â l'excellent don Cesare, Fabrice est tué de la main de mademoiselle. Elle rend à jamais impossible tous les projets de fuite ; et mademoiselle sait mieux que moi que ce n'est pas avec du simple laudanum que l'on veut empoisonner monseigneur ; elle sait aussi que quelqu'un n'a accordé qu'un mois de délai pour ce crime, et qu'il y a déjà plus d'une semaine que l'ordre fatal a été reçu. Ainsi, si elle me fait arrêter, ou si seulement elle dit un mot à don Cesare ou à tout autre, elle retarde toutes nos entreprises de bien plus d'un mois, et j'ai raison de dire qu'elle tue de sa main monseigneur Fabrice.

Clélia était épouvantée de l'étrange tranquillité de Ludovic.

Ainsi, me voilà en dialogue réglé, se disait-elle, avec l'empoison¬


neur de mon père, et qui emploie des tournures polies pour me parler ! El c'est l'amour qui m'a conduite à tous ces crimes !...

Le remords lui laissait à peine la force de parler ; elle dit à Ludovic :

—Je vais vous enfermer à clef dans ce salon. Je cours a] prendre au médecin qu'il ne s'agit que de laudanum; mais, grano Dieu ! comment lui dirai-je que je l'ai appris moi-même? Je reviens ensuite vous délivrer. Mais, dit Clélia revenant en courant d'auprès de la porte, Fabrice savait-il quelque chose du laudanum?

—Mon Dieu non, mademoiselle, il n'y eut jamais consenti. Et puis, à quoi bon faire une confidence inutile? nous agissons avec la prudence la plus stricte. Il s'agit de sauver la vie à monseigneur, qui sera empoisonne d'ici à trois semaines ; l'ordre en a été donné par quelqu'un qui d'ordinaire ne trouve point d'obstacle à ses volontés ; et, pour tout dire à mademoiselle, on prétend que c'est le terrible fiscal général Rassi qui a reçu celte commission.

Clélia s'enfuit épouvantée : elle comptait tellement sur la parfaite probité de don Cesare, qu'en employant certaine précaution, elle osa lui dire qu'on avait administré au général du laudanum, et pas autre chose. Sans répondre, sans questionner, don Cesare courut au médecin.

Clélia revint au salon, où elle avait enfermé Ludovic dans l'intenlion de le presser de questions sur le laudanum. Elle ne l'y trouva plus : il avait réussi à s'échapper. Elle vit sur une table une bourse remplie de sequins, et une petite boîte renfermant diverses sortes de poisons. La vue de ces poisons la fit frémir. Qui me dit, pensa-t-elle, que l'on n'a donné que du laudanum à mon père, et que la duchesse n'a pas voulu se venger de la tentative de Barbone?

Grand Dieu ! s'écria-t-elle, me voici en rapport avec les empoisonneurs de mon père ! Et je les laisse s'échapper ! Et peut-être cet homme, mis à la question, eût avoué autre chose que du laudanum !

Aussitôt Clélia tomba à genoux fondant en larmes, et pria la Madone avec ferveur.

Pendant ce temps, le médecin de la citadelle, fort étonné de l'avis qu'il recevait de don Cesare, et d'après lequel il n'avait affaire qu'à du laudanum, donna les remèdes convenables qui bientôt firent disparaître les symptômes les plus alarmants. Le général revint un peu à lui comme le jour commençait à paraître. Sa première action marquant de la connaissance fut de charger d'injures le colonel commandant en second la citadelle, et qui s'était avisé de donner quel¬


ques ordres les plus simples du monde pendant que le général n'avait pas sa connaissance.

Le gouverneur se mit ensuite dans une fort grande colère contre une fille de cuisine qui, en lui apportant un bouillon, s'avisa de prononcer le mot d'apoplexie.

— Est-ce que je suis d'âge, s'écria-t-il, à avoir des apoplexies ? Il n'y a que mes ennemis acharnés qui puissent se plaire à répandre de tels bruits. Et d'ailleurs, est-ce que j'ai été saigné, pour que la calomnie elle-même ose parler d'apoplexie ?

Fabrice, tout occupé des préparatifs de sa fuite, ne put concevoir les bruits étranges qui remplissaient la citadelle au moment où l'on y rapportait le gouverneur à demi mort. D'abord il eut quelque idée que sa sentence était changée, et qu'on venait le mettre à mort. Voyant ensuite que personne ne se présentait dans sa chambre, il pensa que Clélia avait été trahie, qu'à sa rentrée dans la forteresse on lui avait enlevé les cordes que probablement elle rapportait, et qu'enfin ses projets de fuite étaient désormais impossibles. Le lendemain, à l'aube du jour, il vit entrer dans sa chambre un homme à lui inconnu, qui, sans dire mot, y déposa un panier de fruits : sous les fruits était cachée la lettre suivante :

« Pénétrée des remords les plus vifs par ce qui a été fait, non pas, « grâce au ciel, de mon consentement, mais à l'occasion d'une idée « que j'avais eue, j'ai fait voeu à la très-sainte Vierge que si, par « l'effet de sa sainte intercession, mon pére est sauvé, jamais je n'op- « poserai un refus à ses ordres ; j'épouserai le marquis aussitôt que « j'en serai requise par lui, et jamais je ne vous reverrai. Toutefois, « je crois qu'il est de mon devoir d'achever ce qui a été commencé. « Dimanche prochain, au retour de la messe où l'on vous conduira à « ma demande (songez à préparer votre âme, vous pouvez vous tuer « dans la difficile entreprise) ; au retour de la messe, dis-je, retar- « dez le plus possible votre rentrée dans votre chambre ; vous y « trouverez ce qui vous est nécessaire pour l'entreprise méditée. Si « vous périssez, j'aurai l'âme navrée ! Pourrez-vous m'accuser d'a- « voir contribué à votre mort ? La duchesse elle-même ne m'a-t-elle « pas répété à diverses reprises que la faction Raversi l'emporte ? on « veut lier le prince par une cruauté qui le sépare à jamais du comte « Mosca. La duchesse, fondant en larmes, m'a juré qu'il ne reste que « cette ressource : vous périssez si vous ne teniez rien. Je ne puis « plus vous regarder, j'en ai fait le voeu ; mais si dimanche, vers le « soir, vous me voyez entièrement vêtue de noir, à la fenêtre ac- « coutumée, ce sera le signal que la nuit suivante tout sera disposé « autant qu'il est possible à mes faibles moyens. Après onze heures,


« peut-être seulement à minuit ou une heure, une petite lampe pa- « raîtra à ma fenêtre, ce sera l'instant décisif ; recommandez-vous « à votre saint patron, prenez en hâte les habits de prêtre dont vous « êtes pourvu, et marchez.

« Adieu, Fabrice, je serai en prière, et répandant les larmes les « plus améres, vous-pouvez le croire, pendant que vous courrez de « si grands dangers. Si vous périssez, je ne vous survivrai point ; « grand Dieu ! qu'est-ce que je dis? mais si vous réussissez, je ne « vous reverrai jamais. Dimanche, après la messe, vous trouverez « dans votre prison l'argent, les poisons, les cordes, envoyés par « cette femme terrible qui vous aime avec passion, et qui m'a répété « jusqu'à trois fois qu'il fallait prendre ce parti. Dieu vous sauve, et « la sainte Madone ! »

Fabio Conti était un geôlier toujours inquiet, toujours malheureux, voyant toujours en songe quelqu'un de ses prisonniers lui échapper : il était abhorré de tout ce qui était dans la citadelle ; mais le malheur inspirant les mêmes résolutions à tous les hommes, les pauvres prisonniers, ceux-là même qui étaient enchaînés dans des cachots hauts de trois pieds, larges de trois pieds et de huit pieds de longueur et où ils ne pouvaient se tenir debout ou assis, tous les prisonniers, même ceux-là, dis-je, eurent l'idée de faire chanter à leur frais un Te Deum lorsqu'ils surent que leur gouverneur était hors de danger. Deux ou trois de ces malheureux firent des sonnets en l'honneur de Fabio Conti. O effet du malheur sur ces hommes ! Que celui qui les blâme soit conduit par sa destinée à passer un an dans un cachot haut de trois pieds, avec huit onces de pain par jour et jeûnant, les vendredis.

Clélia, qui ne quittait la chambre de son père que pour aller prier dans la chapelle, dit que le gouverneur avait décidé que les réjouissances n'auraient lieu que le dimanche. Le matin de ce dimanche, Fabrice assista à la messe et au Te Deum ; le soir il y eut feu d'artifice, et dans les salles basses du château l'on distribua aux soldats une quantité de vin quadruple de celle que le gouverneur avait accordée ; une main inconnue avait même envoyé plusieurs tonneaux d'eau-de-vie que les soldats défoncèrent. La générosité des soldats qui s'enivraient ne voulut pas que les cinq soldats qui faisaient faction comme sentinelles autour du palais souffrissent de leur position ; à mesure qu'ils arrivaient à leurs guérites, un domestique affidé leur donnait du vin, et l'on ne sait par quelle main ceux qui furent placés en sentinelle à minuit, et pendant le reste de la nuit reçurent aussi un verre d'eau-de-vie, et l'on oubliait à chaque fois la bouteille auprès de la guérite (comme il a été prouvé au procès qui suivit).


Le désordre dura plus longtemps que Clélia ne l'avait pensé, et ce ne fut que vers une heure que Fabrice, qui. depuis plus de huit jours, avait scié deux barreaux de sa fenêtre, celle qui ne donnait pas vers la volière, commença à démonter l'abat-jour ; il travaillait presque sur la tête des sentinelles qui gardaient le palais du gouverneur, ils n'entendirent rien. Il avait fait quelques nouveaux noeuds seulement à l'immense corde nécessaire pour descendre de cette terrible hauteur de cent quatre-vingts pieds. Il arrangea cette corde en bandoulière autour de son corps : elle le gênait beaucoup, son volume étant énorme ; les noeuds lempêchaient de former masse, et elle s'écartait à plus de dix-huit pouces du corps. Voilà le grand obstacle, se dit Fabrice.

Cette corde arrangée tant bien que mal, Fabrice prit celle avec laquelle il comptait descendre les trente-cinq pieds qui séparaient sa fenêtre de l'esplanade où était le palais du gouverneur. Mais comme pourtant, quelque enivrées que fussent les sentinelles, il ne pouvait pas descendre exactement sur leurs têtes, il sortit, comme nous l'avons dit, par la seconde fenêtre de sa chambre, celle qui avait jour sur le toit d'une sorte de vaste corps de garde. Par une bizarrerie de malade, dès que le général Fabio Conti avait pu parler, il avait fait monter deux cents soldats dans cet ancien corps de garde abandonné depuis un siècle. Il disait qu'après l'avoir empoisonné on voulait l'assassiner dans son lit, et ces deux cents soldats devaient le garder. On peut juger de l'effet que cette mesure imprévue produisit sur le coeur de Clélia : cette fille pieuse sentait fort bien jusqu'à quel point elle trahissait son père, et un père qui venait d'être presque empoisonné dans l'intérêt du prisonnier qu'elle aimait. Elle vit presque dans l'arrivée imprévue de ces deux cents hommes un arrêt de la Providence qui lui défendait d'aller plus avant et de rendre la liberté à Fabrice.

Mais tout le monde dans Parme parlait de la mort prochaine du prisonnier. On avait encore traité ce triste sujet à la fête même donnée à l'occasion du mariage de la signora Giulia Crescenzi. Puisque pour une pareille vétille, un coup d'épée maladroit donné à un comédien, un homme de la naissance de Fabrice n'était pas mis en liberté au bout de neuf mois de prison et avec la protection du premier ministre, c'est qu'il y avait de la politique dans son affaire. Alors, inutile de s'occuper davantage de lui, avait-on dit ; s'il ne convenait pas au pouvoir de le faire mourir en place publique, il mourrait bientôt de maladie. Un ouvrier serrurier, qui avait été appelé au palaisdu général Fabio Conti, parla de Fabrice comme d'un prisonnier ex¬


pédié depuis longtemps et dont on taisait la mort par politique. Le mot de cet homme décida Clélia.

XXII

Dans la journée Fabrice fut attaqué par quelques réflexions sérieuses et désagréables, mais à mesure qu'il entendait sonner les heures qui le rapprochaient du moment de l'action, il se sentait allégre et dispos. La duchesse lui avait écrit qu'il, serait surpris par le grand air, et qu'à peine hors de sa prison il se trouverait dans l'impossibilité de marcher ; dans ce cas il valait mieux pourtant s'exposer à être repris que se précipiter du haut d'un mur de cent quatre-vingts pieds. Si ce malheur m'arrive, disait Fabrice, je me coucherai contre le parapet, je dormirai une heure, puis je recommencerai. Puisque je l'ai juré à Clélia, j'aime mieux tomber du liant d'un rempart, si élevé qu'il soit, que d'être toujours à faire des réflexions sur le goût du pain que je mange. Quelles horribles douleurs ne doit-on pas éprouver avant la fin, quand on meurt empoisonné ! Fabio Conti n'y cherchera pas de façon, il me fera donner de l'arsenic avec lequel il tue les rats de sa citadelle.

Vers le minuit un de ces brouillards épais et blancs que le Pô jette quelquefois sur ses rives s'étendit d'abord sur la ville et ensuite gagna l'esplanade et les bastions au milieu desquels s'élève la grosse tour de la citadelle. Fabrice crut voir que du parapet de la plate-forme, on n'apercevait plus les petits acacias qui environnaient les jardins établis par les soldats au pied du mur de cent quatre-vingts pieds. Voilà qui est excellent, pensa-t-il.

Un peu après que minuit et demi eut sonné, le signal de la petite lampe parut à la fenêtre de la volière. Fabrice était prêt à agir ; il fît un signe de croix, puis attacha à son lit la petite corde destinée à lui faire descendre les trente-cinq pieds qui le séparaient de la plateforme où était le palais. Il arriva sans encombre sur le toit du corps de garde occupé depuis la veille par les deux cents hommes de renfort dont nous avons parlé. Par malheur les soldats, à minuit trois quarts qu'il était alors, n'étaient pas encore endormis ; pendant qu'il marchait à pas de loup sur le toit de grosses tuiles creuses , Fabrice les entendait qui disaient que le diable était sur leur toit, et qu'il fal¬


lait essayer de le tuer d'un coup de fusil. Quelques voix prétendaient que ce souhait était d'une grande impiété ; d'autres disaient que si l'on tirait un coup de fusil sans tuer quelque chose, le gouverneur les mettrait tous en prison pour avoir alarmé la garnison inutilement. Toute cette belle discussion faisait que Fabrice se hâtait le plus possible en marchant sur le toit et qu'il faisait beaucoup plus de bruit. Le fait est qu'au moment où, pendu à sa corde, il passa devant les fenêtres, par bonheur à quatre ou cinq pieds de distance à cause de l'avance du toit, elles étaient hérissées de baïonnettes. Quelques-uns ont prétendu que Fabrice ,