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Titre : Lettres de Henri Barbusse à sa femme, 1914-1917

Auteur : Barbusse, Henri (1873-1935). Auteur du texte

Éditeur : Ernest Flammarion (Paris)

Date d'édition : 1937

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34203020m

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (261 p.) ; 18 cm

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Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k1133175

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-Ln27-80938

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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LETTRES DE

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A SA FEMME "'1. a ZJL 19 1 ï'7 I V», SI I C hm \^St |

FLAMMARION


•ARBUSSE (HENRI)

Staline. Un inonde Bouveau vu travers un hciamt (12* m.). 12 » BERSË'R (MARC£ï.)

L'Empereur de soi-mèiu»,

roman politique 12 » BERSON (SIMONE)

La chair dispose, roman (11* m.). 12 » BILLY (ANDRÉ)

Quel homme es-tu f roman moderne 12 » CHABAS (YYONNE)

L'amour a deux visages, roman. (2 > DELLY

Comme an conte da Met, roman (40* mille) 12 » OURTAIN (LUC)

Le Globe sou« le braa. 15 > 60NC0URT (EOMOND et JULES DE) JOUBKAL

MÉMOIRES DK LA VIS LITTÉRAIRB Tome I. 1851-1801. Postface de M. Lucien Descaves, de l'Académie Goncourt. 12 > Tome II. mt-l8?b 12 » Tome II. 1868 -1870 12 » Tome !U. i86(; i«M 12 Tome IV. 1870-1871. Postface de M. Lucien Descaves. 12 » Tome V. 1872-1877 12 » Tome VI. I878-I8S4 |2 » Tome VII. 1S8S-1S8S 12 » Tome VIII. «889-1891 12 » Tome IX et dernier. 18921895. Postface de M. Lucien Descaws 12 JOUVENEL (SFHAUD DE)

Village X. récit.. 12 » LEBLANC (MAURICE)

Le scandale du gazon bleu, roman (15* mille, 12 » LEFÈVRE (FRÉDÉRIC)

Ce vagabond, roman. 12 » LUDENDORFF (GÉNÉRAL), onction Chtf i' État-Major général des orméeê alltmanitt La guerre totale. Traduit de l'allemand par Pfannstiel.. 12 » MACHARO (ALFRED)

L'amant blanc, roman (55* m.). 12 » La femme d'une nuit, roman (133» mille) 12 » L'homme sans cœur, roman.. 15 > Le maltre des femmes, roman (33* mille) 12 > La marmaille, roman (13* m.). 12

DERNIÈRES NOUVEAUTÉS

1ACHAD0 (RAYMONDE)

Les deux baiiers, roman (MO* mille) 12 » L'œuvre de chair, roman («15* mille) 12 > La pos«esaion,roman de l'amour (300» mille) 12 MA1LFIRT (ANDRÉ)

Au pays des antiquaires. Confi.dences d'un « maquilleur » professionnel 12 » MARSUERiTTE (VICTOR)

Avortement de la 8. !>. N. ;i9îO-1938) |2 ̃ Le cadavre maquillé. la S.D.N. (Mars-Septembre 1936).. IS > Babel, roman (30* millei 12 > Nos Egales, roman de la femme d'aujourd'hui (50* mille) 12 1 Pages choisies 12 1 La femme en chemin, en 3 vol. (1.076.000 exempt.) cbacun 12 1 Vers le bonheur, en 3 volumes (440.000 exemplaires) chacun. 12 MARIA (RENÉ)

La grande asstrelle, roman transatlantique 12 PASQUIER (JACQUELINE DU)

Ta m'appartiens, roman.. 12 KEtOUX (fAUU

Attention aux enfants roman et problème d'aujourd'hui (18* mille) IS Plats du jour, encore 300 recettes nouvelles et un répertoire de 900 recettes Inédites et singulières (10* mille). 1vol. in-lt». 12 Comment fut aimée l'Impératrice Joséphine (20* mille) 12 tOSNY AÎNÉ (J.-K.), d, VAtai. Goneomrt Dans le calme et dans la tempêie, roman 15 Les plus b»lles pages de J.-H. Rosny Ain* 12 ROVÈRA (JEAN DE)

L'Europe sans Européens. Préface de M. Henry Bêrenger.. 12 SIEBURG (FRIEDRICH)

Robespierre. Traduit de l'aile.mand par Pierre Klossowski 15 TESSAN (FRANÇOIS DE)

Voici Adolf Hitler. 12 VAUGHAK (BARONNE DE)

Quelques souvenirs de ma vie, recueillis par Paul Faure.. 12


tfENRI BARBUSSE

Lettres de

à sa femme 1914-1917


Il a été tire' de cet ouvrage

vingt exemplaires sur papier du Marais numérotés de 4 à 20.

OUVRAGES D'HENRI BARBUSSE

POÉSIF

PLEUREUSES

ROM/MS

LES SUPPLIANTS, épUÎSê

l'enfer.

LE FEU

CLARTÉ

LES ENCHAÎNEMENTS (2 volumes)

ÉLÉVATION

NOUVELLES

NOUS AUTRES.

QUELQUES COINS DU COEUR.

FORCE. L'AU-DELA.' LE CRIEUR

FAITS DIVERS

CE QUI FUT SERA

ÉTUDES SOCIALES ET HISTORIQUES

PAROLES D'UN COMBATTANT, articles et discours LA LUEUR DANS L'ABÎME.

LE COUTEAU ENTRE LES DENTS.

LES bourreaux (La Terreur Blanche dans les Balkans) JÉSUS

LES JUDAS DE JÉSUS

MANIFESTE AUX INTELLECTUELS (une plaquette).

VOICI CE QU'ON A FAIT DE LA CÉORGIE

RUSSIE

STALINE, un monde nouveau vu à travers un homme ZOLA.

LETTRES de lenine A SA famillr, présentées par Henri Barbusse avec la collaboration d'Alfred Kurella.

Les ouvrage» dont les titres sont suivis du signe Il ont été publiés par la Librairie Flammarion.


HENRI BARBUSSE

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

Lettres de

à sa femme 1914-1917


Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays,

pour l'U. R. S. S. exclusivité pour les Gosizdat de Moscou, Kharkov, Minsk, Tiflis, Bakou et Erivan,

Copyright 1937, by ERNEST Flammarion.


LE .CARNET DE NOTES

Les pages suivantes contiennent le texte intégral du carnet de notes d'Henri Barbusse. Sur ce carnet, formé de cinq feuillets cousus ensemble et qu'il porta sur lui sans cesse, Henri Barbusse notait, au jour le jour, ses déplacements et les faits qui l'avaient le plus frappé. Ces notes rapides de l'écrivain sont doublement précieuses elles donnent la chronologie exacte d'une période de sa vie de combattant et, dans leur laconisme presque brutal, contiernent maints détails que Barbusse avait cru devoir omettre ou atténuer lorsqu'il écrivait à sa femme.

Ier août 1914. Tambour Aumont. Mobilisation 4 h. 1/2.

3 août. Retour à Paris. Recrutement. Engagement.

14 août. – Premier voyage à Melun.

19 août. Deuxième voyage à Melun.

Jeudi, 10 septembre. 5 heures, convocation pour Albi. Je pars à 9 heures.

Samedi, 12 septembre. Arrivée à Albi.

10 octobre. Hélyonne à Albi. Maison Juéry. Lundi, 21 décembre. Départ d'Albi avec le 231* –5 h. 3/4 du soir.


Vendredi, 25 décembre. Arrivée en chemin de fer à Vierzy. Marche (14 kilomètres) de Vierzy à Vauxbuin. Cantonnement à Vauxbuin.

Mardi, 29 décembre. Tranchées de Vauxrot (traversée de Soissons).

2 janvier 19r5. Départ des tranchées pour Ploizy (8 kilomètres). Cantonnement à Ploizy. 7 janvier. Journées terribles. Départ de Ploizy à 2 heures du matin, cartouches. Cantonnement à la Verrerie de Vauxrot, pendant l'attaque des Marocains et des Chasseurs. Couloirs nus, courants d'air. Froid. Vers 2 heures, départ pour la Carrière. Pluie à la tombée du soir (longs stationnements). Les tranchées prises par les Marocains sont bondées par les autres Compagnies. Nuit terrible dans les champs à côté des tranchées. Boue, fondrières. Stationnement d'une heure au revers d'un talus de terre, de 3 ou 4 heures dams un champ au bord d'une flaque. Fusées éclairantes allemandes. Tout le monde couché. Silence, balles. J'ai dormi un peu, transpercé par le froid. A 11 heures la lune se lève. A i h. 1/2, malgré tout on se met en marche. On passe dans des routes qui sont de véritables monceaux de boue. Chacun tombe plusieurs fois. On traverse un boyau pris aux Allemands, boue, jusqu'à mi-mollet. On arrive au bout des tranchées du 204. On dort un peu, malgré le froid, sur un revers de talus Le mort dans lequel tout le monde s'empêtre.

Samedi, 9 janvier. Tranchées à la baïonnette. Le matin, le bombardement commence. On cherche des abris.

Lethume blessé à côté de moi. Dumont et moi nous nous appuyons au pied de la tranchée près de l'abri des Chasseurs. Presque plus rien à manger. Je mange un reste de pain et de chocolat. A. heures, le bombardement redouble. A i m. 50 de moi, qui me suis un peu déplacé et qui sommeillais, D. frappé à la tête, le crâne ouvert,


râle, pendant que terré, la musette sur la tête, j'attends les coups (je crois qu'il ronfle, en me retournant je le vois étendu, couvert de sang et de terre). G. bras coupé, crie qu'on lui bande le bras. La rafale redouble. Chaque coup me lance de la terre. A un moment, coup violent au pied. Je me crois blessé. Ce n'est qu'un morceau de madrier détaché par un shrapnel. Je change de place. Je me tapis dans le couloir qui mène à une cabane-abri. Je suis à ciel ouvert. Je mets sur ma tête ma musette sur le ventre une autre musette trouvée là, sur mes jambes une couverture roulée. Feu effrayant pendant tout le reste de la journée. Je vois l'éclatement des shrapnels, à droite, à gauche, en avant.

Nous sommes relevés vers 8, 9 heures. Cheminement mi-partie dans les boyaux, mi-partie dans les champs, en dehors des tranchées, à cause de l'encombrement produit par la relève. Arrivée à la Grotte. Stationnement, pour attendre que la tranchée soit vide des sections qui y défilent. Fusée éclairante (cette fusée a permis de repérer l'endroit et quelques instants après notre départ, des obus sont tombés là, faisant huit ou dix victimes). Finalement, l'adjudant nous fait partir par la crête, en dehors de la tranchée, pour en finir et rentrer. Balles. Sifflements. Les infirmiers et les morts. Odeur pestilentielle. Enfin, route et carrière. On s'installe pour dormir, harassés. Mais vers 1 heures on vient demander vingt-quatre hommes pour aller porter des fils de fer sur la ligne de feu. J'en suis. On se relève. On va à la Verrerie déposer les couvertures et les musettes, et armés du fusil, avec le chargement de cartouches, on prend, deux à deux, dans l'ombre, des barricades de bois tendues de fils de fer barbelés, les X, et on repart pour la ligne. Sifflements de balles. On arrive à la Grotte. On dépose les X et on revient. Il est 4 h. 1/2 environ. On se réinstalle


pour dormir sur la pierre avec une poignée de paille, je n'ai pour oreiller que ma musette. Je dors tout de même comme un plomb jusqu'à 8 heures.

Dimanche, 10 janvier. Le matin, la moitié de l'escouade se fait porter malade. On apprend que dans la if Compagnie qui a été contre-attaquée, il y a eu plus de vingt morts, cinquante-cinq blessés (environ deux cents hommes hors de combat pour la nuit d'avant-hier et la journée d'hier). On raconte des détails les blessés collés dans la boue et qu'il faut se mettre à deux pour décoller de la vase des tranchées. Les Allemands ne faisant pas de quartier. Les Allemands ayant essayé de se faire passer pour « la relève de la 19e et de la 21" n afin de rentrer dans nos tranchées.

Aujourd'hui nouvelle attaque des nôtres sur la tranchée de Crouy.

De l'avis général, la journée passée est la plus meurtrière qu'on ait vue depuis le commencement de la guerre, et pourtant le régiment a fait la première partie de la campagne, de la Meuse à la Marne.

Lundi, 11 janvier. Matinée à la Verrerie. A 4 heures on crie « Rassemblement » On nous réunit dans la cour. Puis on se dirige vers la sortie. On crie « Par escouade, pas gymnastique. » Nous sommes sur la route de Crouy et elle est repérée. On atteint, sous la pluie d'obus, le château. Halte. On repart en se défilant. Balles et shrapnels. On atteint la rue principale de Crouy. On est pour entrer dans une cave. L'adjudant de Chaunac trouve un autre cantonnement, un peu plus loin. On entre dans la cave déjà occupée par le Génie. A peine y est-on qu'un percutant tombe à la première place qu'on devait occuper. Puis des éclatements prodigieux se produisent à l'endroit où nous sommes terrés notre premier étage et la maison d'en face sautent. Le soir vient. On s'ins-


talle pour dormir. Arrive un ordre du colonel une corvée pour porter un canon de 80 sur la hauteur. Peu après dans la nuit, toujours sillonnée d'obus et de fusillade, autre ordre du colonel on demande vingt hommes de corvée pour porter des madriers et des sacs à terre au delà des tranchées. Toute la section marche. A peine dehors, au milieu d'une flaque noire, où l'on trébuche sur les décombres, un obus, un autre, tombent près de nous. On nous a vus (espionnage ?). On nous vise. Enfin on se charge de poutres et de sacs de toile. On gagne la voie. Il s'agit de grimper sur le talus. Je m'engage le premier dans un boyau et je lage littéralement dans la boue pour gravir le remblai jusqu'aux coudes et aux genoux je patauge. Nous suivons le chemin de bordure et nous déposons madriers et sacs, à dix mètres du petit poste allemand, au milieu du sifflement des balles. Nous rentrons. Arrivés à la tranchée française du pont, nous sommes accueillis à bout portant par une décharge des nôtres qui, dans la nuit, nous prenaient pour des Allemands. Je me blesse le pied avec un piquant de fil de fer. Pas atteints. Nous crions et les soldats de la tranchée comprennent leur erreur et nous laissent passer. On rentre au bout d'une heure et demie. Toujours des balles et des obus. On commence à sommeiller. Tout à coup, nouvel ordre on demande vingt hommes de corvée pour porter des fils de fer et des sacs au même endroit. Même jeu que tout à l'heure. A peine sortis, nous essuyons le feu de plusieurs obus. C'est terrifiant, dans cette nuit opaque et encombrée de ruines. Enfin, à 4 heures du matin, on regagne la cave, et on dort tant bien que mal. Mardi, 12 janvier. – Vers 10 heures du matin, tout à coup, on crie « Alerte les Allemands sont là, sac au dos. Rassemblement » On s'équipe en hâte et on va occuper, baïonnette au canon, la deuxième barricade de la rue de Crouy. Fusillade


nourrie. Attitude brave, de l'escouade. On guette les Allemands par les créneaux. Ils ne viennent toujours pas. Bruits contradictoires ce sont les nôtres qu'on prend pour des ennemis. Ou bien, au contraire, les Allemands descendent vers Crouy et nous tournent. Nous voyons monter à l'assaut le 246e, soufflant et peu en train. Pas longtemps après on les voit descendre en courant, la côte. Blessés en nombre, figure ou mains en sang ou portés sur le dos de camarades valides. Le sergent Magnin demande un homme de bonne volonté pour aller voir ce qui se passe à la barricade i. Je me présente et vais à la barricade en question dans la fusillade et le feu des mitrailleuses. Le sergent Prudhomme, qui occupe une maison à droite, me crie que cela va bien et qu'il demande seulement deux infirmiers, à cause de ses blessés. Je redescends et la faction à la barricade reprend. Plaisanteries. Moral excellent de tout le monde. Sang-froid du sergent Magnin. Une petite pièce d'artillerie est installée près de nous. Il se confirme que les Allemands avancent et qu'ils vont nous tourner. Nous brûlons nos lettres en un moment d'accalmie. Nous ne bougeons pas de notre poste. Mais voilà que vers 3 heures un officier nous crie « Repliez-vous Le sergent Magnin ordonne la retraite. » La rue est fauchée en enfilade par le feu d'une mitrailleuse, on voit les pavés étinceler, de petits nuages blancs jaillissent de point en point sur le platras des murs. Les hommes tombent. Au tournant, un sergent roule et agonise. On nous transmet l'ordre de nous replier sur Saint-Paul. On gagne la route par des jardins sous un feu nourri beaucoup y sont restés. Sur la route de Saint-Paul, où nous défilons un à un dans le fossé, on nous donne l'ordre de revenir en avant. Magnin, l'adjudant de Chaunac, Barbier et moi, nous repassons bravement en file la route en bon ordre, exhortant les autres, qui filent


en sens contraire, à se replier. Sol jonché de fusils, de sacs d'équipement. A l'entrée de Crouy, à la scierie Legrand-Dupuis, la section s'installe. Nous construisons une barricade avec de grosses planches. L'adjudant rallie et. renvoie en avant tous les traînards. Deux mitrailleurs, « qui cherchent une position de repli », s'installent sur la barricade. Toute la nuit, mouvement de troupes. On ne sait où on en est. Je prends la faction avec Dubois de 7 à n heures. Le verre de Porto idéal. Mercredi, I3 janvier. Sommeil dans la cave. On n'a presque plus rien à manger. Thé sec et sucre en poudre. Journée du lendemain, très exposé. Balles de shrapnel tout près de moi. Les balles claquent dans les planches notre barricade est repérée. On voit les ravages du 75 sur la côte de Crouy en haut du cimetière. A la tombée du soir, on bat en retraite. On regagne Saint-Paul, on traverse l'Aisne, Soissons. On cantonne à la sucrerie de Saint-Germain. Accueil chaleureux de nos camarades restés. On nous croyait tous tués. On nous gave de vin, de cric, de bœuf au vin, de café, de pommes de terre frites. Chaleur étouffante mais réconfortante. On apprend que les Allemands ont repris toutes les tranchées que nous avons eu tant de peine à tenir depuis septembre et où tent de zouaves, de Marocains et de fantassins ont été tués. On récapitule les disparus. Notre section a perdu dix-sept hommes, près de la moitié. Dumont, F. tués (ce dernier enterré vivant). Lethume, Rollinat, Jachiet, Gillet, Boitier, Pejere, Mazodou, sergent Prudhomme, Wood, Bréhin disparu. Magnin, d'accord avec l'adjudant, me dit que tout le monde a fait son devoir, mais Barbier et moi un peu plus que les autres, et que je serai proposé comme caporal (je n'y tiens pas), ou soldat de première classe.

Jeudi, 14. janvier. Le lendemain matin, avant l'aube, on part l'endroit est dangereux. On se


perd On traverse enfin Soissons au petit jour. On arrive à Rozières où on cantonne. Entassement de troupes. On sent la retraite précipitée. État piteux et épuisé des hommes.

Vendredi, 15 janvier. – Cantonnement à Buzancy. Grottes glaciales.

Samedi, 16 janvier. Faction, pendant que les quatre cercueils sortent de l'hôpital installé dans le château (Dumont entre autres).

Dimanche, ij janvier. Buzancy chez Mlle G. Je m'aperçois que mon képi a été traversé par une balle.

z8 janvier. Nous allons cantonner au Petit-Courmelles, Faubourg de Vignolles, où nous trouvons enfin un bon cantonnement. Installation d'une batterie de 155 court. Toujours grand mouvement de troupes. Abondance incessante, ici comme partout, de faux bruits. Désir des hommes, harassés, d'être relevés et d'aller une bonne fois au repos. Une cinquantaine de malades. On prétend que nous avons, pendant la semaine de bataille, perdu seize mille hommes et les Allemands vingt-cinq mille. Tranchées de Saint-Paul de l'autre côté de l'Aisne. 26 janvier. Rentrée à Vignolles.

30 janvier. Saconin.

5 février. Saint-Christophe (cercle catholique). Tranchées.

Vers le 20 février. Petit poste de Saint-Christophe le jour (volontaire) la nuit, Dubois, faction patrouilles jusqu'au soir.

26 février soir. Départ de nuit pour Puiseux (28 kilomètres).

6 mars. – Dommiers.

14 mars. – Vivières. Le Lieutenant Brun me dit que je serai cité à l'ordre du jour, ou nommé soldat de première classe. Grand Rozoy (vingt-trois jours, deux alertes). Grand-mère. Affecté au 67* territorial, je demande à rester.

17 avril. Serches., Soldat de première classe.


23 avril. Fils de fer aux tranchées de Sermoise. Abri pour un 120 long, en face Acy.

30 avril. Marche de nuit, de Sarches à Billy-surOurcq (de minuit 45 à 8 h. 45) 25 kilomètres environ.

iBr mai. De Billy-sur-Ourcq à Villers-sur-Héton 7 kilomètres. Embarquement à Longpont pour Doullens. Auto de Doullens à Tincques, à pied de Tincques à Arcques. Arcques à Mont-Saint-Eloi et Ecoures. Tranchées allemandes. Caucourt. 23 mai. Gouy.

25 mai. i heure matin. Alerte. On va aux tranchées d'Ablain-Saint-Nazaire, occupées par le 276*. Tranchées et maisons d'Ablain. Nous sommes à la disposition du colonel du 27*. En réserve pour l'attaque. Elle n'aboutit pas.

26 mai. Cantonnement à l'école libre.

27, 28, 29 mai. Tranchées d'arrière. Photos avec Salavert. Prisonniers allemands. Cadorna. Les journalistes Berthoulat, Ph. Berthelot. Route de Béthune.

Nuit du 2 au 3 juin. Travaux de terrassement dans le boyau d'accès à la première ligne. Bombardement. Corvée de soupe. Rencontré L. 6 juin. – Frévillers.

8 juin. Citation pour blessés ramenés. 10 juin. Attaque de dysenterie brancardier., Bois de Béthune et parallèle de Camblain-l'Abbé. 26, 27, 28 juin. Bois des Alleux, camping, déjeuner et dîner. Docteur Chaillol.

29 juin, 3 heures. On quitte le bois des Alleux pour Camblain-l'Abbé.



1914

Lundi 10 heures du soir (3 août 1914)-

Cher petiot, je ne vais que demain matin au bureau de recrutement. Je suis allé comme je vous l'ai écrit cet après-midi, dîner chez Macchiati. Je lui ai remis du numéraire. Ne payez aucun arriéré. C'est de règle en ce moment, et c'est de toute prudence, pour peu que les choses se prolongent. Moi, j'ai, en plus de la monnaie que j'ai emportée d'Aumont et du billet de cinquante francs, l'argent du terme Gervais (quatre-vingt-quinze francs), plus cent francs octroyés par Hachette aux collaborateurs de la maison qui partent. Cette somme totale doit être diminuée du prix de magnifiques brodequins en cuir jaune, Alcibiade et Pétrone 1

Pas de nouvelles nouvelles. H. La guerre est déclarée, comme vous le saurez sans doute quand vous recevrez cette lettre, depuis ce soir. L'Angleterre marche partiellement.

4 août 1014.

Chère Fifille, 4 août 1914-

Je viens de passer devant le Conseil de révision qui m'a examiné et jugé bon pour le service. Aussi


n'ai-je rien de plus pressé, en sortant de cette cérémonie je suis resté trois heures debout à attendre 1 que de m'installer au café, place de l'Aima, et à la lueur d'un Dubonnet à l'eau, de mettre la main à la plume pour vous faire assavoir la chose. Il faudra que je retourne à ce sacré bureau de recrutement où l'on attend si longtemps, demain, pour savoir enfin, où et quand je partirai.

Voulez-vous des nouvelles ? Elles sont très importantes L'Angleterre a déclaré la guerre à l'Allemagne. Celle-ci semble en proie à une sorte de folie. Elle a presque toute l'Europe contre elle. Elle me fait l'effet d'une bande de Bonnot qui, acculée, tape à tort et à travers et se prépare de terribles représailles. Il n'est pas possible qu'elle soit victorieuse. Je crois qu'elle demandera la paix avant d'être écrasée. Enfin, nous verrons.

Et je suis celui qui signe

H.

Je commence à être un peu ennuyé de n'avoir aucune nouvelle de vous.

Albi, 13 septembre IQ14.

Dimanche, 6 heures.

Mon cher petit. Me voici installé dans un grand café d'Albi le plus grand, je crois (mais non le seul, car il y en a un toutes les trois maisons). Je suis en uniforme, j'ai trouvé des vêtements suffisamment longs et amples pour ne pas m'étriquer, et lorsque je me regarde à la glace, je me rappelle exactement ce que j'étais à Compiègne, la première fois que j'ai endossé ce costume bleu et rouge. Même, mon képi est mieux il est vrai que je n'ai pas encore de cravate. Pour la vie à la caserne, c'est exactement les mêmes souvenirs qui viennent se superposer à ceux d'il y a vingt ans. Ce sont les


mêmes habitudes, les mêmes plaisanteries, les mêmes odeurs. Les deux seules différences, c'est que la discipline est plus douce, et que les lits sont absents à leur place une mince couche de paille est semée sur le plancher de l'école où nous avons notre cantonnement. Hier, je suis arrivé à 10 heures avec un détachement de trois cents hommes environ. On commence par nous dire qu'il fallait passer la nuit dans la rue, les casernes étant pleines. Un sergent eut pitié et nous conduisit dans un endroit « où, nous dit-il, ce sera comme dans la rue, avec la rosée en moins ». Et c'était dans le Palais de Justice. Je fus introduit, pour ma part, dans la « salle des témoins à décharge », que je n'oublierai de ma vie. A la lueur d'une allumette, je pénètre avec quelques bonshommes dans cette salle, dallée en pierres et très étroite, où des hommes entassés ronflaient. Vous ne sauriez imaginer le bruit et l'incommodement. Il m'a fallu m'insinuer là-dedans. Heureusement je n'avais pas dormi de deux nuits, aussi j'ai fermé l'œil, malgré la puissance et la continuité avec laquelle mon voisin me ronflait dans la figure. Mais quelle courbature j'ai eue dans mes rêves A 5 heures je suis sorti de ce dortoir, puis après avoir erré dans la ville qu'une petite pluie ponctuait pendant une heure les cafés n'étaient point ouverts je suis entré dans la caserne, où l'on m'a indiqué ma Compagnie et son cantonnement. Ce cantonnement est, ainsi que je vous l'ai dit, une. école dénommée, par suite d'un mystère, l'École de Temporalité. Elle est à l'ombre de la belle cathédrale rose, en briques, dont je vous ai envoyé tout à l'heure le portrait. De la terrasse de la cour, devant le préau transformé en cuisine, il y a une vue très belle sur cette ville, qui est imprégnée d'une couleur rose sombre et ocre très caractéristique, et dont les maisons ont des toits plats avec de grosses tuiles carminées qui rappellent les maisons italiennes. Demain, je vais être armé et commencerai incessamment du service en campagne,


c'est-à-dire de petits exercices de manœuvres. Toutefois, le sergent-major, ébloui de contempler en moi un employé de la Maison Hachette, m'a demandé de lui faire des travaux d'écriture. Cela va me procurer sans doute quelques douceurs. L'opinion générale est que, si les affaires continuent à prendre la belle tournure qu'elles prennent depuis une huitaine, nous n'irons probablement pas au feu, ou alors, sur le tard, et en seconde ligne, pour des investissements et des occupations. Je n'ai pas besoin de vous dire combien je le souhaite, ayant fait dans la circonstance tout ce que je pouvais et devais.

Et vous ? J'espère que si vous m'avez écrit au 31e, la lettre me parviendra. (Je n'ai jamais été affecté à ce régiment, mais étais convoqué à son lieu de casernement, d'où l'erreur). En tout cas, écrivezmoi vite d'autres lettres. Racontez-moi en détail l'emploi de votre temps d'une de vos journées, ou de deux, ou de toutes, si vous voulez.

J'ai déjeuné hier avec Reynaldo Hahn, qui m'a raconté des anecdotes sur l'un et sur l'autre. D'autre part, la rumeur circule que Fernand Gregh, Marcel Boulenger et Glaser, du Figaro, trônent et pérorent à « l'Hostellerie de Saint-Antoine », établissement prétentieux et toquard comme son nom. Je n'ai pas encore été les voir je redoute leur contact éclatant., J'aime mieux rester dans mon cloître, avec mon flacon d'eau de Cologne et mon thé.

J'ai vu, aujourd'hui, au bureau de la Compagnie, mon « livret matricule » qui est une pièce militaire secrète et confidentielle. Le jugement de mes anciens supérieurs sur moi est ainsi libellé « Vigoureux, assez intelligent. »

Vous avez vu que les trains sont rétablis jusqu'à Survilliers.

Ecrivez-moi sans affranchir Soldat du 35. territorial d'Infanterie, 150 Compagnie, 70 Escouade. Albi (Tarn.)


MariiH: 29 septembre 1914. (Albi),

Hier lettre. Aujourd'hui relettre de vous. C'est bien, c'est très bien. Je vais donc en reprendre l'habitude. Comme vous, j'éprouve le navrement de rester, pendant l'appel des lettres, les mains vides et de partir en soupirant.

Donc, nous reverrons Lesghine nous donner la patte avec sa douceur et sa patience de mouton, et Domino vibrer en murmurant près d'une pomme pourrie poussée devant lui, et l'ombre grise d'Ariel, filer au second plan, la queue entre les jambes, et Kamis danser devant nous, toute blanche et poudrée, comme au sortir de son carrosse Nous reverrons la maison avec ses murs et ses toits sans autres trous que les lucarnes et les fenêtres Cette perspective me ravit et j'espère que les braves soldats français n'auront pas trop déprédé, en occupant le tegis quitté précipitamment par nous, certain matin historique.

Annie (*) m'écrit, entre autres choses, qu'une nouvelle de moi a paru dans le Matin de Bordeaux. J'en mijote une autre. (Ils en ont d'ailleurs une encore à publier de moi, s'ils ne l'ont pas fait.)

J'ai recommandé à Georges Lecomte de vous eftvoyer l'argent. Il ne faudra pas trop s'étonner s'ils diminuent le tarif.

Je vais m'acheter les fournitures d'hiver en question, pas plus tard que demain.

J'ai été aujourd'hui au tir. Mon tir fut un des meilleurs, sinon le meilleur de la Compagnie quatre balles sur sept en quarante-cinq secondes sur petite silhouette à genoux à deux cent cinquante mètres. A demain, cher petit cœur de mon cœur.

Ci-joint une coupure de L'Écho de Paris.

(*) Une sœur d'Henri Barbusse.


« Les braves gens

« M. Victor Blanchet, maire d'Aumont (Oise), à quatre kilomètres de Senlis, malgré le départ de sa municipalité et de nombreux habitants, est resté à son poste, et, par son énergie, a su faire respecter la commune par les Barbares. »

Le Bourget. jeudi, 24 décembre IQ14,

7 heures du matin.

Je vous écris sur mes genoux, dans le wagon où je viens de passer la troisième nuit. J'ai à peu près dormi, mais depuis deux heures nous errons dans cette immense gare pleine de soldats divers vieux, jeunes, blessés, etc. fantassins, spahis, cuirassiers, Hindous même. Sauf les blessés, ils vont tous sur le front, à des destinations diverses. Et personne ne sait exactement où nous allons. Pendant tout notre voyage, on a entendu émettre les hypothèses les plus diverses. Un des artilleurs voyageant avec leurs chevaux dans notre train, nous a donné des indications permettant de croire que notre première supposition Soissons était juste. Enfin, on verra. On va nous diriger d'ici vers la destination définitive. Nous quittons le Bourget (qui est presque sur le chemin de Paris à Chantilly) à 8 h. 1/2, dit-on. Nous serons sur le front dans la journée, ce soir au plus tard.

J'espère que vous avez reçu les missives diverses que je vous ai envoyées en cours de route, et que je ne serai pas longtemps sans quelque chose de vous. J'ai ouï dire qu'on retenait plus que jamais en quarantaine les lettres des soldats combattants. Voilà qui ne va pas trop arranger les choses. Vous embrasse.

Écrivez toujours au 35e, 15e Compagnie, on fera


suivre. N'attendez pas d'avoir ma nouvelle adresse je resterais trop longtemps ainsi sans la consolation de votre écriture. Votre.

Samedi, 26 décembre 1914 (carte).

Arrivés au terme du voyage, vendredi seulement, à 10 heures. Grande halte. Café et thon à l'huile. Départ à 2 heures. Marche de 15 kilomètres jusqu'au soir. Terrible avec le sac surchargé Tirement pas ordinaire du dos et des épaules Cantonné dans une grange. Bien dormi au chaud dans magnifique sac de couchage. Départ ce matin à 10 heures pour la tranche. Coups de canon par-ci par-là, et « taube » en l'air. A bientôt une lettre, bien entendu. Samedi, 26 décembre 1914.

Me voici, mon cher petit, dans mon cantonnement définitif. Je vous écris dans la salle de billard d'une maison chic sise à une extrémité du village. Pauvre salle de billard On dirait l'arrière-boutique d'une maison de bric-à-brac. Elle est assez grande, mais deux sections y logent et, dame, il y a des fourniments, sacs, fusils, cuirs, boites de conserves, un peu partout sur le billard, par terre parmi la paille et la boue et sur les canapés dont l'usage intensif qu'en a fait la troupe a pelé et écorché les dos et les flancs.

Mais je vais vous raconter plus en détail ce qui est arrivé depuis ce fatidique lundi soir où nous quittâmes les rives du Tarn. Dans le wagon, nous étions sept, et c'est beaucoup, étant donné les sacs, les cartouchières, les fusils et les musettes. Il n'y avait pas moyen de s'allonger. Mais, ainsi que je vous l'ai dit dans des cartes postales et des cartes-lettres semées en cours de route, j'ai bien dormi, en géné-


rai, dans cette position. Je n'ai eu froid que la dernière nuit, passée à la gare du Bourget et où il gelait à pierre fendre. Nous ne sommes partis qu'à 5 h. 1/2. Vers 9 heures, nous sommes arrivés au point terminus du trajet par chemin de fer. Là, les pauses sac au dos, ont commencé. Ça, c'est l'ennui on stationne, écrasé par la charge, pendant des temps interminables. Puis nous nous sommes formés en détachement et avons fait halte au bord d'un petit bois. On a fait du café dans lequel j'ai trempé du pain, et on a entamé les conserves dont on nous avait surchargés encore. J'ai mangé du thon, pour tout vous dire en détail. L'endroit était pittoresque. Les arbres givrés et blancs, comme en Suisse, vous vous rappelez, et un petit soleil fin, là-dessus. Beaucoup de troupes diverses passant en tous sens, et surtout des voitures de ravitaillement de toutes formes et de toutes espèces. Une animation extraordinaire. Des coups de canon à intervalles réguliers, sourds ou secs. Des bombes faisant des petites boules blanches (françaises), ou noires (allemandes), dans le ciel, pour repérer. Des aéroplanes. A 2 heures on s'est remis en marche, jusqu'à 4 h. 1/2. Cela, je l'avoue, a été terrible. Le sac chargé avec les musettes bondées, les 120 cartouches, pain et provisions distribuées, cela fait bien 4o kilos, et dès les premiers pas on a l'impression qu'on ne pourra pas faire vingt-cinq mètres. Aussi les pauses sont bien accueillies Un coup de sifflet et on forme les faisceaux, et sac à terre, ouf Ce sacré sac coupe la respiration complètement. De plus, un pareil manège donne chaud, et on sue à grosses gouttes. Enfin, on est arrivé à un autre village, celui du cantonnement avant les tranchées. Après des tergiversations, des piétinements qui n'ont pas duré moins de deux heures dans la nuit glacée, je me suis trouvé dans une grange excellemment fournie de paille. J'ai déployé mon sac de couchage, et grâce à cette merveille, j'ai .eu chaud à souhait. Ce matin, on s'est levé à 7 heures


un peu ankylosés et courbatus. Encore sac au dos, mais pas beaucoup, puis attribution à de nouvelles escouades pour boucher les trous du 231e. J'ai été versé à la 3e section de la 180 Compagnie. Coïncidence curieuse, mon caporal est employé chez Hachette, et mon sergent est le beau-fils de Dellesalle, du même Hachette. Les autres « copains », comme on dit, sont gentils, très camarades et sympathiques. On va rester trois jours ici, car la section a été relayée hier. Le troisième jour, on ira dans la tranche. 11 parait qu'on s'y embête beaucoup. En attendant, on est à peu près au repos, sauf quand on prend la garde. J'ai mangé tout à l'heure la soupe une pleine gamelle de bouillon, avec du pain. On boit du thé, c'est parfait (mais il faut le sucrer).

A l'instant même on nous avertit que c'est à notre tour de prendre la garde cette nuit. Je vous quitte pour me nettoyer, car j'ai une bonne tête et de belles mains.

Et voilà pour aujourd'hui, j'espère que vous avez un beau temps et que la Cavalette (*) a fait son office ces jours-ci. Votre petit ami, H. Mon adresse 231e Régiment d'Infanterie, 110e Brigade, 55® Division, 18* Compagnie, 3® Section. Secteur Postal n° 34.

Mercredi, 3o décembre içiq-

6 heures 1/2 soir.

Vous ne sauriez imaginer le local d'où je vous écris. C'est une vaste cave creusée dans les carrières de pierres blanches qui forment, en ce pays, le fond de la terre. Cette cave est très basse. Je ne peux me tenir debout dans la salle où je suis, et celle-ci est (*) La bicyclette.


séparée de la première salle par un boyau très long dans lequel il faut se glisser à quatre pattes avec fusil, musettes, sac et équipement. Ce sous-sol cauchemaresque est notre cantonnement de cette nuit. La nuit dernière, j'ai été de faction dans la tranchée et hier, de 6 heures à i heure. Très curieux la tranchée. C'est un travail formidable et extrêmement bien fait (ici du moins). On est stupéfié de découvrir ces kilomètres de ruelles, si étroites que les bords du sac, le bidon, les musettes et les manches y frottent et y cognent. De place en place, une meurtrière carrée ou en croissant s'ouvre vers la crête du talus du remblai. C'est par là qu'il faut regarder pour s'assurer que rien ne se passe d'anormal entre les lignes allemandes dont on connaît les positions sans les voir (la corne de ce bois, le champ qui est au delà de cette route, sur le flanc de ce ravin) et nous. Il y avait clair de lune et nous avions l'air (les sentinelles sont très près les unes des autres) d'observateurs au creux d'un grand talus de neige. La marche, pour arriver, avait été rude la fameuse montée dont je vous ai parlé, mais grâce à l'allégement relatif du sac, c'était faisable, et cette marche, dont on me donnait l'appréhension, ne m'a pas paru terrible. J'étais tout de même en transpiration lorsque j'ai pris la faction. Je me suis couvert rapidement et n'ai point eu froid. A i heure, je suis allé dormir dans une drôle de petite cabane creusée dans la terre et couverte de branchages. C'est de là, dans la pénombre, que je vous ai écrit une carte postale au crayon. Maintenant, dans la grotte, on est mieux, sauf qu'il n'y a pas de paille par terre et que c'est un peu dur (on n'a pas le droit de se déshabiller ni même de se déséquiper). Je vous écris dans ce palais de rats où fourmillent des soldats. De place en place, des bougies éclairent le tableau. L'une est posée sur un fond de bouteille renversée et plantée à terre par le goulot emmanché d'un bâton, l'autre est fixée sur une boîte de camembert, laquelle est en équilibre sur


la hausse d'un fusil dressé contre le mur, une autre est enfoncée dans un carré de mie de pain. L'ingéniosité du soldat se donne là libre carrière. Ce soir on va dormir toute la nuit, sauf quarante minutes de faction devant la porte de la grotte.

A midi, demain, on va à un petit poste dans un bois (toujours en tranchées). Cette nuit, nouvelle faction de 6 à i ou de 1 à 7 dans la grande tranchée. Samedi, à 4 heures, nous retournons au village de cantonnement pour quatre jours. Ce sera le 2 janvier. Vous recevrez cette lettre après le jour de l'an. Je vous embrasse une fois de plus pour la nouvelle année, mon cher petit cœur, avec toute ma tendresse et tout l'immense bonheur que j'aurais à vous voir.



191 5

Ier janvier 1915.

C'est ce matin, enfin, que je reçois deux lettres de vous, deux chères et gentilles lettres où vous me parlez de mon départ. Moi aussi, je pense continuellement à vous et je règle, non seulement toutes mes actions, mais aussi toutes mes idées, selon vous et en vous considérant. Quelle joie j'aurai de vous revoir 1 En attendant, il faut patienter gentiment et énergiquement.

On quitte ce soir la tranche. Quelle vie 1 La boue, la terre, la pluie. On en est saturé, teint, pétri. On trouve de la terre partout, dans ses poches, dans son mouchoir, dans ses habits, dans ce qu'on mange. C'est comme une hantise, un cauchemar de terre et de boue, et vous ne sauriez avoir idée de la touche que j'ai mon fusil a l'air d'être vaguement sculpté dans la terre glaise., On part pour le repos à la nuit tombante.,

i*r janvier 1915.

Cette nuit, nous avons entendu, en face de nous, les Allemands chanter leur hymne national et l'hymne


autrichien, avant de nous canarder. Ce soir, on quitte la tranche pour le cantonnement, qui est changé, parait-il.

2 janvier matin.

Arrivés au cantonnement après une marche de douze kilomètres. Bonne paille. Très bien dormi. Repos. Tout va bien. Vous embrasse comme je vous aime, beaucoup et longtemps.

Votre pioupiou.

3 janvier igis-

Dans mon nouveau cantonnement, où, hier, nous avons fait un excellent diner champagne envoyé aux soldats du front pour le ;*»ur de l'an, mandarine, pomme et jambon je reçois et je dépaqueté ce matin le paquet n° i et le paquet n° 2. C'est gentil et charmant, de découvrir une à une, à genoux sur la paille de la grange-chambre-à-coucher, les choses qui me viennent de vous. Le poulet aux truffes a été une merveille. Il n'est plus, ayant été dévoré sur place et sur l'heure. Mais la prochaine fois, ne mettez pas de truffes ce luxe inouï finirait par me faire mal à l'estomac. La chaufferette japonaise, parfaite. Les lainages, pas encore utiles. Je suis bondé, et mon sac, par suite du changement de cantonnement, est redevenu archi-lourd. N'envoyez que ce qui peut se consommer et pas trop à la fois. Je m'accommode, comme je vous l'ai dit, d'une partie de l'ordinaire. Jusqu'ici, cela ne m'a pas fait mal, et ça arrange extrêmement bien les choses.

Avant-hier, pluie diluvienne pendant la marche d'arrivée. J'avais induit l'utile gilet de moleskine,


et je n'ai pas été mouillé intérieurement. La capote était seulement raide et lourde comme du fer. j'ai fait sécher à l'air, sur le mur de la ferme, et maintenant c'est enfin sec. Mes souliers et mes guêtres ont résisté à la terrible épreuve de la tranchée pendant les quatre jours et les quatre nuits. Pas transpercés du tout par l'eau mais au sortir de cette boue, j'avais l'air d'avoir des espèces de gros bas jaunes. Quant à mon fusil, j'ai commencé par le nettoyer et le dérouiller au couteau (à ce propos, envoyez-moi donc une petite feuille 20 x 20 de papier émeri fin c'est indispensable).

Que devenez-vous ? Si vous vous ennuyez trop, il faut retourner à Paris. En tout cas ne vous faites pas de bile à mon endroit. Je mène l'existence la plus tranquille et la moins exposée qu'on puisse mener en campagne. C'est la guerre de siège et d'attente. Depuis un mois, il n'y a eu ici qu'un blessé un pauvre type qui s'est traversé le pied en nettoyant son fusil

Votre tout à vous.

Je me fais tondre à la tondeuse

4 janvier 1915.

Mon cher petit cœur adoré, j'ai reçu ce matin deux lettres bien mignonnes de vous. Elles étaient adressées « en campagne », et la plus récente datée du 24 décembre. Vous recevrez, sans doute, tout ce que je vous ai écrit (depuis mon départ jusqu'ici, au moins une f ois par jour), mais je vois qu'il y a une grande irrégularité dans le service. J'ai reçu aussi le paquet n° 3, contenant une boîte de conserves et du café moulu dans une boîte ronde. Cela est bel et bon, je ferai un sort au poulet aujourd'hui et demain je suis d'une prudence extrême quant au régime, tant plus je me porte bien tant plus j'apporte


d'attention à ne faire aucun écart. Je mange avec les sous-officiers qui m'ont accueilli à leur table. Ce mess des sous-officiers a lieu dans une petite maison (assez semblable à celle de Mme Policand à Aumont). On a une lampe à pétrole et la cuisinière chauffe. Au sortir de la grange sombre et un peu humide où je couche, cette chaleur et cette lumière sont infiniment agréables. Mais ces messieurs dévorent des quartiers de viande, des soupes grasses, de gros assaisonnements, aussi, je ne prends que très peu de chose à leur menu. Ce matin, à déjeuner, du macaroni hier soir, de la purée de pommes de terre et elle était bien grasse. Le fond de mon alimentation est le thé, qu'on me fait ici, le lait condensé (j'ai mangé à ii heures, en revenant d'une marche, une soupe au lait exquise) enfin, le poulet que vous m'adressez. Mais il ne faut pas que je mange trop, et j'ai pas mal d'avance. Ne m'envoyez pas de café. On m'en donne ici tant que j'en veux. Mais je vous réitère car je crois bien vous l'avoir demandé dans une lettre que vous avez sans doute reçue à l'heure actuelle qu'un paquet de tabac Maryland, avec une blague en caoutchouc, serait le bienvenu. L'eaude-vie sera bien accueillie, n'en doutez point, et remerciez bien chaleureusement de ma part les gentils cousins qui me font ce beau cadeau. Elle me servira la nuit, dans la tranche. Mais jusqu'à présent je dois dire que, non seulement je n'ai pas eu froid, mais que j'ai plutôt trop de choses chaudes. Je ne me sers que du passe-montagne léger, et les plastrons et les gilets de papier sont intacts et pliés dans leurs plis. La question du chargement passe du reste, pour l'instant, au second plan. Nous sommes au repos, en seconde ligne, et il se passera quelque temps avant qu'on retourne dans la tranche. Donc, n'est-ce pas, pas d'inquiétude 1

Ce village où on est, et que nous reviendrons voir tous les deux, un jour, vous sur la Cavalette, moi, sur X. est pittoresque et joli. Il est dans un fond,


avec des collines boisées tout autour et de beaux aspects comme l'Ormerond. Beaucoup d'habitants sont partis lorsque les Allemands sont venus ici. Partout sur la grande route qui le traverse et passe devant la mairie (grande comme un caveau de famille), dans les cours, dans les sentiers adjacents, des soldats, un peu débraillés et négligés, avec des passe-montagnes, des chandails, des bonnets de police et même des fez. Leur fourmillement anime singulièrement le paysage et fait bien dans le tableau. Mais, avec leur gaîté, leur insouciance, leurs cris, leurs chants, leur unique préoccupation, à tous, de remplir de « pinard » (c'est le mot consacré au 231e) le bidon qui leur pend sur le flanc on dirait plutôt des militaires en grandes manœuvres qu'en guerre. Chacun cherche à se « débrouiller », c'est-à-dire à trouver r-in seulement à boire, mais à manger mieux que les autres, à obtenir des douceurs moyennant finances. Cela n'est pas facile, car le village est dépouillé, et, de plus, les règlements militaires sont sévères. Un malheureux a volé des oies, des lapins et une montre et il va probablement être fusillé 1 Nous avons fait ce matin une marche d'entraînement avec, au lieu de sac, la couverture roulée en sautoir et un« seule musette. C'est ainsi qu'on marchera en campagne, car la marche avec le sac chargé au complet a été reconnue impossible à réaliser sans provoquer de multiples défections, et pourtant il s'agit, au 23 16, de soldats ayant de vingt-six à trente ans. L'élément territorial y est très peu nombreux. J'ai constaté avec plaisir que je supportais la fatigue tout aussi bien que qui que ce soit, et que je suis parfaitement à hauteur de la situation. Je dors excellemment sur la paille et n'y ai point froid, et le rhume que j'avais en arrivant va plutôt mieux, et sera clos d'ici peu. Je ne suis pas malheureux, comme vous voyez, et depuis dix jours que je suis sur le front, je n'ai guère eu à me plaindre de rien sinon d'être loin de vous. Je vous embrasse, encore


tout ému de vos tendres et bonnes lettres. Vous ne sauriez croire combien je suis soutenu par le souvenir et l'espérance que j'ai de vous.

Votre.

Mardi, 5 janvier 1915.

Ma belle petite chérie, je suis effrayé du temps que mettent les lettres pour faire le trajet Anduzeici, et vice-versa. J'ai reçu ce matin deux lettres de vous l'une datée du 27 décembre, l'autre du 28, et à ce moment, vous n'aviez pas encore ma nouvelle adresse. J'espère qu'elle vous est parvenue bientôt après et que votre prochaine lettre la portera. Il est certain qu'à Paris, où vous serez peut-être lorsque vous recevrez ce mot, le service postal avec le front est beaucoup plus rapide. Je suis, en effet, près de Soissons on peut, paraît-il, le dire discrètement. J'ai débarqué du chemin de fer à Vierzy, et j'ai cantonné à Vauxbuin. De là, nous sommes allés aux tranchées de Vauxrot, en traversant Soissons, et présentement mon régiment est cantonné à Ploizy. Vous trouverez ces localités sur une carte d'EtatMajor. Quant à venir, il n'y faut point songer. Le régiment est trop mobile, tantôt ici, tantôt là. Le voyage à Soissons fait isolément par un soldat est impossible à envisager, et quant aux localités où nous résidons temporairement, il n'est pas possible d'y loger. Tout est réquisitionné par la troupe qui bonde tout. Du reste il y a des mouvements de troupes incessants et considérables, artillerie, cavalerie, approvisionnements, et tout est gardé comme une caserne. Défense absolue de sortir du cantonnement quoique notre tour de tranchées vienne à intervalles réguliers, il faut être prêts à partir à n'importe quel moment. Personne ne sait le matin ce qu'on fera le soir, même les officiers. Bien plus, quand on se met en marche, on ne sait pas jusqu'où


on va. On croyait si bien rester cantonnés à Vauxbuin que j'y avais, comme je vous l'ai dit, laissé un paquet d'objets et j'ai bien manqué ne plus les revoir. Dans ces conditions, vous voyez, l'idée si jolie et si chérie de venir dans mes parages est aussi irréalisable que possible. Si jamais une occasion se présente, je la saisirai immédiatement, vous pouvez vous fier à moi 1.

Nous avons fait aujourd'hui une marche plus longue qu'hier. On recommence demain matin à 7 h. 45. Temps sale et pluvieux. Village eu fond de cuve où s'amasse la brume. Belles descentes pour bicyclettes vous verrez plus tard. Il est vrai que plus tard il faut s'attendre à tout nous serons peut-être tous les deux explorateurs du Mississipi ou dignitaires à la Cour du Japon.

Ennuyeux qu'Ariel soit méchant, voilà les inconvénients de faire élever les enfants au collège au lieu de la vie de famille. Je vous rappelle, au point de vue du dressage que vous allez tenter qu'on dit qu'il faut prendre les collies par la douceur et ne jamais les brusquer.

Je vous embrasse tout doucement.

Votre.

Quid Hachette à l'occasion de la fin du mois ? a

ai janvier IQ15.

Chère petite. Depuis le commencement de la guerre, Albi compris, voilà la première fois que je ne vous écris pas quotidiennement. Depuis deux jours hier et avant-hier il n'y a vraiment pas eu moyen, tellement nous avons été occupés dans les tranchées, cette fois-ci. Quelle boue, quelle vase, quelles marches de nuit dans les fondrières Vous ne sauriez vous en douter. J'ai pris des notes pour rédiger tout cela en détail, je le ferai à tête reposée,


à notre premier moment de loisir. Mais, à l'heure actuelle, nous sommes encore archi-bousculés. A peine couchés, nous devons nous lever, à peine levés, partir. Quelle existence Bonté tou bi on ne saurait imaginer, sans y être passé, quelque chose qui soit tellement le contraire du confort.

Votre petit soldat.

13 janvier IQ15.

Ma chère petite fée. Je vous écris, comme vous le voyez, cette fois-ci encore, dans un inconfort immense. La vie des camps, que voulez-vous A vrai dire, j'ai dans ma poche mon stylo qui contient encore de l'encre, et je pourrais, à la rigueur, m'installer mieux – mais la consigne est de rester équipé dans les cantonnements, et alors il n'est pas facile de déballer le prodigieux et confus fond de boutique de mes poches.

Je vais bien mieux que je ne pouvais l'espérer, étant donné la fatigue et l'irrégularité de la nourriture. Depuis quelques jours, à la suite des déplacements de la Compagnie, je n'ai plus de paquets. Au revoir, mon chéri. A bientôt une lettre plus longue, plus propre et moins hâtive.

Votre.

14 janvier 1Ç15.

Mon petit coco chéri. Nous voici enfin au repos, et cette fois pour de bon. La semaine a été chaude, et nous avons sérieusement entendu la mitraille à nos oreilles, et certains moments furent durs. Nous avons à peine dormi et presque pas mangé pendant cette terrible semaine, que le diable emporte. Le


régiment a pas mal souffert, mais est cité à l'ordre du jour pour sa belle attitude, et moi, je suis proposé comme soldat de première classe pour avoir rempli une mission présentant quelques dangers. Ouf 1 c'est fini maintenant, ramenés en arrière, toute la division remplacée par une autre, nous reprenons notre rôle de réserve et de seconde ligne. Ce n'est que ce matin, ici à Rozières, que je reçois des paquets et des lettres. J'ai eu la joie tendre et charmante d'ouvrir votre envoi. C'est, je pense, le sixième paquet vous voyez que ce n'est tout de même pas trop long à arriver. Je n'ai pas reçu, vous savez, le vieux marc j'ai aujourd'hui le paquet contenant sucre, figues, nougat, etc. Épatant, mon chéri. Avant-hier mardi, vers 5 heures, j'ai pensé que vous arriviez à Paris et je vous ai suivie des yeux. J'en ai oublié la pluie, le froid et la tristesse du soir dans ces villages à moitié démolis qui sont piteux à voir. Chose admirable, je vais fort bien. Mon rhume se guérit il est presque tout à fait guéri. Du tabac jaune, du papier à lettres, de la poule et le marc voilà tout ce que je voud; ̃ pour le moment. Je voudrais aussi vous voir, vous parler, vous prendre dans mes bras et vous embrasser, mais, hélas, ce que je désire le plus au monde est différé encore. La situation militaire n'est pas très bonne dans notre région si on en croit du moins les bruits qui arrivent ici et le résultat des engagements qui viennent d'avoir lieu va être de ralentir et même, peut-être, d'arrêter toute offensive de côté et d'autre.

Dites-moi, je vous prie, ce qu'a fait Hachette, j'en suis anxiosissime, et racontez-moi en détail l'emploi du temps à Paris. Macchiali ma écrit une bonne carte. Bravo pour Zezzos (*).

Votre soldat qui vous adore.

(*) Peintre italien engagé dans les Garibaldiens.


Vendredi, 15 janvier J975.

Ma chérie. Changement de décor. Nous sommes dans une grotte, une grande grotte haute, profonde et labyrintheuse, dépendant d'un château. On est dans l'ombre humide. On nous voit, éclairés par de petites bougies, fourmiller comme des fantômes, dans ces salles et ces boyaux d'ombre. C'est un peu sinistre. On ne sait pas l'heure qu'il est deux heures de l'après-midi ou minuit. A vrai dire, il est actuellement 7 h. 1/2 du soir. Nous avons quitté ce matin le cantonnement de Rozières. (Là on couchait dans un grenier où on accédait par une échelle et une mansarde tellement étroite qu'il fallait se déséquiper pour entrer ou pour sortir.) Je dormirai bien, cependant, dans cette grotte depuis presque un mois que je suis en campagne, j'ai bien dormi partout sur le pavé, dans des trous d'obus, sur des talus de terre vaseuse, dans des coins de granges, des caves et des souterrains, avec et sans paille. Comme tout est relatif le comble du confortable est aujourd'hui, pour moi, d'avoir, pour la nuit, une botte de paille. La perspective du lit est tellement lointaine et tellement inaccessible que je ne peux même pas y penser. Le métier est vraiment dur, mais par les corvées, les embêtements, les petites déceptions touchant les cantonnements, plus, certainement, que par la fatigue et le danger qui sont pour le moment tout à fait enrayés.

Vous avez dû voir dans les journaux le mauvais résultat de la bataille qui nous a fait perdre la rive droite de l'Aisne, j'étais à Crouy avec une partie du 231e, et j'ai participé à la bataille et à cette retraite. Comme tout cela était organisé Que de choses à dire là-dessus. Mais ce n'est pas ici le moment. On reprendra tout cela plus tard.

Je suis tout le temps avec vous. J'essaye de me figurer ce que vous faites à tel et tel moment, et cette idée m'attendrit et me réchauffe, en même


temps que le contraste entre nos emplois du temps me fait sourire. J'espère que votre prochaine lettre me viendra de Paris et que vous me parlerez de nos choses et que vous me direz aussi comment vous arrangez votre vie, de façoa que ma pensée vous suive avec plus de précision. Dites-moi aussi comment vous êtes habillée. Moi, vous ne me reconnaîtriez plus. Mon pantalon bleu est en loques, ma capote est déchirée, mes jambières sont indélébilement jaunes elles dont je craignais le trop beau vernis J'ai perdu ma musette mais heureusement elle ne contenait rien d'important une paire de chaussettes (envoyez-m'en une autre) j'ai perdu aussi mon bidon, mon quart, mon briquet (un autre briquet, s. v. p.) quant au reste je le remplacerai. Je ne me suis pas déshabillé par ordre depuis quinze jours. Mon couvre-nuque imperméable n'est plus imperméable, vu qu'il est déchiré. N'envoyez aucun tricot. Je suis plutôt trop couvert. Au fond, je ne désire que du poulet, du tabac jaune, un briquet et des cartes-lettres dans une pochette. J'embrasse tant et tant votre petite figure adorée. 17 janvier ZÇ15.

Cette lettre, mon chéri, va vous parvenir très vite, elle sera portée par un évacué à Paris. Vous n'avez pas dû recevoir encore les autres. Je les résume après la bataille de Crouy, qui a duré une semaine jour et nuit, nous avons été ramenés au repos dans les grottes du château de Buzancy. Nous vivons à la lumière comme des troglodytes. J'ai reçu avant.hier un paquet de vous avec des figues et du sucre notamment. Hier, trois lettres dont votre première carte postale de Paris. Ce matin, une gentille lettre datée du 11, contenant des cartes-lettres grises. Qu'a fait Hachette au point de vue argent ? Envoyez-moi poulet, briquet (perdu) et papier émeri (une petite


feuille). A la hâte. Vous embrasse comme vous aime. Je n'ai pas reçu le vieux marc.

ig janvier IQ15,

deuxième lettre de ce jour 4 heures.

Chère, chère petite. Comme vos lettres me font du bien et comme je suis heureux de votre pensée constante au milieu des misères de l'existence du troupier en campagne A vrai dire, ces misères ont reçu aujourd'hui un arrêt très sérieux. Je me suis lavé à grande eau, changé, rasé même, et chose extraordinaire, nous avons la paix au cantonnement depuis ce matin. Un pareil jour retape admirablement. Demain, cette nuit peut-être, nous allons reprendre les tranchées, mais nous ne ferons plus de sitôt jamais plus, probablement de marche en avant. Le résultat piteux de la bataille qui vient de nous faire perdre la rive droite de l'Aisne a assagi le haut commandement. Il s'agit de fortifier les positions solides défendues par la rivière et de s'y maintenir. On installe ici à Vignolles des batteries de canon. On va bombarder la rive droite, et ça va être, cette nuit, un beau bruit. Un grand mouvement de troupes sillonne la rue miroitante de pluie. C'est tout à fait un tableau à la Neuville Les trains d'artillerie, les fantassins, les cyclistes, les estafettes, les infirmiers passent dans des accoutrements hétéroclites. Quelques-uns n'ont presque plus rien de l'uniforme. Les pantalons de velours, les pantalons de toile kaki, les capuchons versicolores, les sacs montés chacun d'une façon diverse mais toujours monumentaux, font des taches pittoresques et impressionnantes. Les fourriers s'occupent de l'approvisionnement. On voit des corvées aller à l'eau avec des seaux en toile, au bois ils portent de grands fagots ramassés dans les bois au pain des piles de boules dans les bras.


Moi, je suis toujours dans la cuisine genre Hurier. Je viens de vous expédier mon manteau en caoutchouc qui pèse trop lourd, l'animal, mais qui fera très bien l'affaire à Aumont, c'est autant de sauvé car à la guerre, les choses s'abîment avec une rapidité foudroyante. Mor pantalon bleu est en loques. Mon couvre-képi bleu est blanchâtre et verdâtre. Un industrieux soldat m'a recousu ma capote déchirée par des fils de fer barbelés. Seuls mes souliers ont merveilleusement tenu. Pas un instant je n'ai eu les pieds mouillés, et pourtant il m'est arrivé de patauger dans des ruisseaux de vase et dans des fondrières telles que j'avais peine à arracher la crosse de mon fusil. Mon couvre-nuque en moleskine me rend service, mais il est bien effiloché et raccommodé avec une épingle de nourrice. Ne m'en envoyez point d'autre, néanmoins, il fait très bien mon affaire.

J'ai reçu d'une œuvre, un capuchon de toile huilée, très léger et qui me garantit fort bien de la pluie, tout en étant très portatif et pouvant se mettre dans la poche ainsi qu'un quart et un bidon en aluminium. J'ai balancé, suivant votre conseil, ma lampe à alcool liquide. J'ai de quoi recharger la lampe à alcool solide que vous m'avez envoyée en dernier et ne désire rien de plus de ce côté-là avant huit jours. Je fais laver chez une bonne femme d'ici une chemise, une flanelle, un caleçon, une ceinture de flanelle, et je vous fais envoyer le tout une fois, propre. Je crois que la bouteille d'eau-de-vie s'est égarée Tant pis. Un peu de thé s. v. p. et du Job gommé. Je suis tondu et laisse pousser mon bouc. Vignolles, 21 janvier 1Q15.

Chère enfant. Je suis toujours dans la béatitude du cantonnement de Vignolles. Ce matin, j'ai mangé un œuf à la coque Je me suis rasé 1 (pas le bouc).


Mais j'interromps le résumé des délices. Je reçois un mot du 17 janvier où vous me dites que vous avez enfin reçu des nouvelles après six jours. C'est inimaginable. Je vous réitère que j'ai écrit tous les jours, sauf troi« fois, depuis que nous nous sommes quittés. Dans des lettres parties depuis longtemps, je vous donnais des détails. Je les reprends. Nous avons cantonné depuis mon départ sur le front dans les environs de Soissons, à Vauxbuin, Rozières, Buzancy, Vignolles (où je suis). Nous avons, à diverses reprises, franchi l'Aisne pour occuper les tranchées de Vauxrot. J'ai pris part, pendant sept jours et sept nuits, à la bataille de Crouy où mon régiment a été fort décimé. Cette bataille a eu lieu du 8 au 15. Je n'ai rien eu du tout et vais fort bien. On va me proposer comme soldat de première classe pour avoir rempli une mission assez dangereuse sur le champ de bataille de Crouy. Maintenant, nous avons perdu la rive droite de l'Aisne et nous allons nous fortifier et faire une lutte de siège, d'observation, de faction, sans risque d'attaques en avant comme cette fâcheuse tentative de Crouy. L'horizon est donc plus calme. Et voilà. Je vous écris religieusement tous les jours encore une fois et plus souvent si je peux.

23 janvier 1Ç15, 2 heures..

Je vous écris, ma petiote, dans une petite cabane ou « guitoune », sise dans la tranche, et où on est sinon très au chaud car il a fait cette nuit et aujourd'hui un froid de canard, du moins à l'abri, en attendant d'aller prendre la faction, de 3 heures de l'après-midi à 7 heures du matin. Je suis assis tant bien que mal sous le toit en pente et ma tête touche les solives de ce toit. J'ai trouvé un vieux coussin de fiacre ou de taxi-auto, et je suis assis dessus. Je viens de manger de la soupe et du gruyère fournis par l'ordinaire de la confiture de fraises envoyée


par vous, et ai rempli mon bidon contenant du lait, d'un reste de café trouvé dans la guitoune, dans un seau de toile. Cette guitoune est tapissée d'un peu de foin devenu rare et boueux par suite du nombre de soldats, qui y passent successivement, et d'innombrables débris de toutes catégories vieilles gamelles, couvercles, croûtons, cartouches, morceaux de toile, de bois, de fer, de charbon, de cailloux. On entend tout autour le claquement des balles qui arrivent dans les murs, les portes ou les vitres de la pauvre usine où nous sommes et qui est, par une ironie du sort, une fabrique de radiateurs 1 On n'a pas le droit d'allumer du feu dans la journée, car la fumée risquerait de faire repérer la guitoune mais on peut fumer, par contre, le jour et non la nuit. Aussi viens-je de fumer une cigarette du maryland que vous m'envoyâtes, plus un « senoritas » offert par un camarade (à ce propos, n'oubliez pas les sénateurs et le job gommé, non plus, si vous voulez, qu'un paquet de senoritas). D'ici une heure, donc, nous allons sortir d'ici en nous défilant, un à un, et nous poster bien sagement dans la tranche, derrière un créneau, avec une planche au-dessus de la tête. Nous allons rester là la nuit. Mais nous serons mieux que la nuit dernière, où nous avons supporté les 5 ou 6 degrés au-dessous de zéro sans aucun abri. Képis, fusils, sacs, étaient poudrés à blanc, ce matin. Nous allons ouvrir l'œil et le bon pour constater si les Boches n'essayent pas de s'approcher à la faveur du Dieu de la nuit, soit en corps, soit en patrouille, soit en isolés (grenades). Nous constaterons, très vraisemblablement, qu'aucun fait de ce genre ne se produira. Nous ne tirerons, sans doute, aucun coup de fusil (c'est la consigne nous ne devons tirer que sur des buts visibles et atteingibles) les Boches, au contraire, tirent, en principe, un assez grand nombre de coups, pour arroser et balayer la plaine et prévenir des surprises. Nous écouterons le canon les départs (nos canons), ou les arri-


vées (leurs obus). Demain matin, au jour levant, nous viendrons manger et dormir un petit coup soit dans cette guitoune, soit dans la cave de la maison du directeur de l'usine, puis, vers midi, nous reprendrons la faction es-tranche. Cela durera jusqu'à mardi soir, où nous regagnerons, en filant avec précaijtion sur le côté des chemins, notre cantonnement de Vignolles ou d'ailleurs à la gauche de l'Aisne. Nous y resterons quatre jours dans un confort relatif qui nous semblera le paradis, puis nous recommencerons quatre jours de tranche. Cette existence est la vie normale du 231®. Elle a été interrompue par le coup de Crouy à cause de l'offensive prise par nous. Mais Crouy fut une leçon qui ôtera peut-être à notre commandement le goût des offensives sur ce point et, de plus, ce n'est pas le rôle du régiment de se battre en première ligne. C'est exceptionnellement qu'il l'a fait la première fois depuis le 13 septembre. Le hasard a fait que je suis arrivé juste pour ce coup de chien. Mais on vient nous chercher. Je confie ma lettre à un rentrant, après vous avoir embrassée de tout mon cœur. Votre.

24. janvier 1915.

Ma petite jolie, ma petite belle, j'ai reçu aujourd'hui deux paquets. Cela m'est arrivé dans la tranche, et les paquets ont été posés sur le bord, ce matin à la pointe du jour (c'est du reste une tranche très confortable il y a un mur devant, car nous sommes toujours dans l'usine à radiateurs, et on peut en sortir sans difficulté ni danger, à condition de ne pas quitter l'ombre tutélaire du mur). Ce poulet et ce jambonneau, chic Aujourd'hui, j'ai eu suffisamment avec l'ordinaire de la compagnie riz, gruyère et chocolat. J'entamerai demain, et


j'achèverai même une des boîtes8 après-demain je commencerai peut-être l'autre, à moins que je ne trouve à picorer dans l'ordinaire. Je me nourris très bien, comme vous devez penser. Trop bien même, j'ai aujourd'hui un peu mal à l'estomac et je vais prendre des mesures d'urgence diète. Annie m'a envoyé du lait et des cigares (6 cigares de la Havane). J'ai inspecté toute la journée à la jumelle les lignes allemandes, on n'y voit absolument rien paraître.

Le second paquet, vôtre, mon chéri, contenait, hélas, un pantalon bleu inutile on avait remplacé le mien (j'ai dû vous l'écrire depuis). Pas moyen de vous l'envoyer. Lourd à porter sur le dos je l'ai donné à mon sergent-major. Il était du reste un peu court et n'atteignait pas les jambières. J'ai regretté cette dépense, et j'étais navré en pensant à ce que vous me dites du métro dont vous vous privez, parce que trop cher.

La nuit dernière nous avons stationné dans la tranchée, comme de juste (encore deux nuits et ce sera le repos au cantonnement). Il faisait moins froid que la nuit précédente et ça a été bien mieux il y avait la guitoune à proximité de cette partie de tranchée, et trois fois dans la nuit, j'ai été me chauffer au feu, d'ailleurs trop chaud qui y brûlait. Pendant que je passe la nuit dans le froid et le noir, je pense à vous et je me dis que vous êtes chaudement au lit. Cette perspective est une des choses qui m'aide le plus à supporter les petites misères du froid et de la veille. Vous m'écrivez, ma petite aimée, que vous vous en voulez d'être à l'abri pendant que je le suis moins. Comme cette idée est fausse si vous étiez comme moi, à certains moments, j'en serais bien ennuyé et c'est une douce et réconfortante compensation, qui, je vous le jure, me fait du bien, de savoir qu'au moins vous avez à peu près ce qu'il vous faut. C'est pour cela que je me préoccupe d'Hachette. Je crains, je l'avoue,


que vous ne vous priviez soit sur une chose, soit sur l'autre, pour m'envoyer plus de paquets. Il ne le faut sous aucun prétexte., Je suis plutôt surchargé et suralimenté.

Écrivez-moi au sujet de tout cela, voulez-vous ? Dites-moi votre budget les 500 francs de la Société des Gens de lettres ne sont que momentanés. Votre tout à vous.

Les chaussettes et le couvre-nuque tombent à pic 1 Envoyez Job gommé, s. v. p. et, dans quelques jours, un paquet de tabac jaune. J'ai pour le moment du lait, n'en envoyez pas avant quelques jours. P. S. Le sergent Médard est gai comme un pinson et fait des vers.

26 janvier IÇ15.

J'achève aujourd'hui mon quatrième jour de tranchée. Tout à l'heure, à 6 heures, et il en est 4, on nous relève, et nous allons rentrer dans le pacifique cantonnement de Vignolles. Cette nuit, où nous avons été de faction dans le boyau, de 6 heures à minuit, puis de 3 à 9 heures, on a, pendant une partie du temps, élevé une barricade où un endroit était éboulé. Armé d'une pioche et d'une bêche, j'ai creusé un abri pour tireurs. De minuit à une heure, j'ai été sentinelle avancée en avant des tranchées, au pied d'un poteau télégraphique, en arrière juste du réseau de fils de fer. C'était pour le moment qu'il s'agissait d'ouvrir l'œil. Nous étions sentinelles doubles il y avait avec moi un autre soldat qui, côte à côte, le doigt sur la détente, scrutait la plaine et les collines où sont tapis les Allemands. Par malheur, il y avait eu une distribution de vin, et mon compagnon, nommé B. était un peu éméché. Il croyait voir des ombres partout et, à un moment donné, ne voilà-t-il


pas qu'il semble voir juste, et que quelque chose de noir paraît remuer, en effet un peu, à cinquante mètres environ en avant de nous. « J'vas tirer » criait B. à voix basse, en maniant son Lebel. Instinctivement, je lui ai dit de n'en rien faire, car bien que je visse remuer et que même j'entendisse des bruits de pas et d'autres suspects, il me semblait qu'un individu ou groupe ennemi grenadiers ou patrouille auraient pris plus de précautions. B. ne voulait rien savoir, et j'ai dû faire un grand effort sur ce doux pochard pour le maîtriser au milieu de cette nuit grise et froide. Bien m'en a pris 1 A l'instant même un caporal est venu en rampant jusqu'à nous nous annoncer qu'on venait de lui faire savoir qu'une équipe de génie posait des fils de fer dans la plaine et qu'il ne fallait pas tirer Oh 1 organisation du commandement Ce pauvre détachement du génie l'a échappé belle, et je me suis vivement félicité de cette espèce d'instinct qui, en effet, ne m'avait pas trompé. Le reste de la faction s'est passé sans encombre, et finalement, je n'ai rien à faire jusqu'à la rentrée dans le confortable Vignolles. Les erreurs dans l'énervement des veilles au milieu du silence et du noir de la nuit qu'on essaie éperdument de percer sont rares. J'en ai déjà cependant subi, à Crouy, les désagréables effets Une nuit que je revenais avec ma section de porter des madriers et des sacs en avant de nos tranchées, et près des tranchées allemandes, nous avons été accueillis à bout portant par un feu de salve des Français dont nous abordions une tranchée. Heureusement, dans le trouble et la hâte, ils ont tiré trop haut, mais vous parlez, ma chère, d'une pétarade et de sifflements, voire de miaulements 1

Un bombardement ? C'est épouvantable c'est une vision d'horreur dont on ne peut avoir une idée que lorsqu'on est vraiment sous le feu des shrapnels et des percutants (obus à balles et obus ordinaires). Cela nous est arrivé le vendredi 8 et le sa-


medi 9 dans la première phase des opérations autour de Crouy. Nous étions partis de la Grande Carrière qui était alors le centre du réseau des tranchées, comme le cœur de cet enchevêtrement de sapes et de boyaux, établis par nous sur la grande pente douce de la rive droite de l'Aisne à laquelle on accède par Soissons et son unique pont, et qui comprend Cuffies, Crouy, Saint-Paul, Saint-Vast, SaintMédard, etc. A la tombée du soir et de la pluie nous avons gravi les pentes, nous dirigeant k travers champs vers les tranchées boches prises le matin par les Marocains et qu'il s'agissait d'occuper et de défendre contre une contre-attaque possible. Dans des mares de boue, des chemins défoncés, de la vase jusqu'au mollet et de tels accidents de terrain, dans la nuit d'encre, que chaque soldat s'est bien étalé dans la vase plusieurs fois, et très lentement, car à chaque instant il fallait se ranger et attendre, soit le passage d'autres troupes nous accompagnant ou nous croisant, soit. on ne savait pas quoi nous avons atteint une plaine terreuse pleine de trous d'obus et nous sommes restés là quatre ou cinq heures, à plat ventre. Il pleuvait et il faisait un vent glacé, et on nageait dans la boue. De temps en temps, lorsqu'il fallait changer de position, on avait peine à retirer du sol mou ses pieds et même la crosse du fusil. D'instant en instant, une fusée éclairante partait des lignes allemandes. Il s'agissait alors de « se planquer » et d'observer la plus complète immobilité. Nous étions très près des Allemands, et si nous avions été repérés, nous étions anéantis. Enfin à 11 heures et demie, lorsque la lune s'est levée, on nous a fait lever aussi et aller un peu plus loin, dans un terrain vague. Cette nuit a été effrayante, parce que nous étions exposés, sans défense, et dans la nuit, les impressions sont toujours intenses. On a su plus tard qu'on nous avait laissés là en panne parce que les autres compagnies avaient rempli les tranchées conquises et qu'il n'y avait pas


de place pour nous. Bref, à l'aube, nous entrons dans la tranchée allemande, laquelle est basse et mal faite. Nous y prenons chacun un emplacement, et le jour vient. A 10 heures les Allemands commencent à bombarder leurs tranchées. Ce bombardement est un des plus terribles qui aient eu lieu depuis le commencement de la guerre. Au bruit assourdissant des éclatements secs, sourds, stridents et que l'écho prolonge de tous côtés, se mêlent les sifflements et les tapements des balles, le souffle des obus qui passent des rugissements et des miaulements, très exactement, et des halètements de locomotives lancées à toute vitesse. On voyait fuser et poindre de tous côtés les nuages blancs des explosions, suivis par les nuages noirs de la terre qui sautait de tous côtés. Nous n'avions pas d'abris j'étais tapi au revers de la tranchée avec ma musette sur ma tête. J'ai vu, autour de moi, tout près, des camarades qui ont eu la tête ou le bras broyés, ou qui ont été blessés par des éclats d'obus. Ça a duré près de douze heures C'était sérieux, je vous assure. Comme j'ai pensé à vous pendent cette pluie de fer furieux où, à chaque instant on pensait « Cette fois, ça y est 1 » A 8 heures on a été. relevés, c'est-à-dire remplacés par une autre compagnie. A nouveau, défilement à tâtons dans des boyaux, des talus visqueux et glissants, des chemins transformés en ruisseaux de boue. On arrive enfin en passant en dehors des tranchées, à cause de l'encombrement et de la lenteur du défilement souterrain, et en trébuchant sur des morts (on mettait, dans l'ombre, la main sur une face ou un pied) à la Carrière. C'est à ce moment que j'ai vu les brancardiers passer avec des civières. On a stationné un moment à découvert, dans un carrefour près d'une grotte. Il y a eu en ce moment une fusée éclairante qui a permis de repérer l'endroit, et quelques minutes après notre départ des obus sont tombés là, faisant huit victimes. A la Carrière, on s'installe pour dormir dans une guitoune


ayant un mètre de hauteur de plafond. Vers 1 heures on vient demander vingt-quatre hommes pour aller porter des fils de fer sur la ligne de feu. Il faut se lever On va à la Verrerie de Vauxrot déposer les couvertures et les musettes, et, armés du fusil, on prend à deux, sur l'épaule, des barricades de bois tendues de fils de fer barbelés. On part, doucement, à la file indienne, guec ces grandes machines qui grincent. Nous les transportons en dehors de la tranchée, sur la crête. Ça, c'était dangereux et les balles sifflaient ferme. C'est probablement à cette occasion que j'en ai attrapé une dans mon képi. On rentre dormir à la Verrerie. Il est 4 heures et demie et on se hâte, de crainte que le jour nous surprenne et nous fasse surprendre. Mauvais cantonnement du pavé avec à peine un peu de paille. Ma musette me sert d'oreiller. Je dors comme un plomb, jusqu'à 8 heures. J'avais du reste dormi, bien que transpercé par le froid, au bord de mon trou d'obus, dans le champ, lors de la mémorable nuit de la veille. Le matin, la moitié des hommes se fait porter malade. On raconte un tas de détails sur les heures très meurtrières que nous venons de passer et on se croit enfin destinés au repos. Mais, à 4 heures (c'était le lundi 11), on crie « rassemblement », et alors ça a été, ce jour-là et le lendemain, un autre genre de guerre barricades dans la rue de Crouy, puis barricades à l'entrée du village, après la première partie de la retraite. C'était tout à fait la guerre classique, le tableau de Neuville, que cette rue barricadée de pierres, bordée de maisons croulantes, criblée d obus et de balles, et où, de temps en temps, un homme dégringolait et où descendaient des files de blessés qui avaient la figure toute rouge ou les bras ruisselants, et qui étaient portés sur le dos d'un camarade. Nous avons, en fin de compte, à la section, eu un homme sur deux hors de combat. Je vous conterai, une autre fois, les péripéties variées de ce qui s'est passé à Crouy. Mais, finalement, je


m'en suis fort bien tiré, c'est un peu une chance. Ces journées ont été les plus mauvaises pour le régiment, depuis le commencement de la campagne. Depuis le 13 septembre le 231e gardait les tranchées et n'a eu qu'à peine de blessés, s'il en a eu. J'achève cette lettre aujourd'hui mercredi 27, au cantonnement de Vignolles où nous sommes revenus pour quatre jours. Je suis à nouveau dans la cuisine Hurier, paisible et reposé par une excellente nuit. J'ai ce matin une lettre de vous (elle est datée du 24 !) J'ai entendu parler, en effet, de l'affaire des Zeppelins et des précautiocs à Paris. Nous entendons parler de tant de choses Vous ne vous imaginez pas les bruits bizarres, hétéroclites, contradictoires et énormes qui circulent sur le front. Ils se renouvellent du reste chaque jour. On les appelle des « courants d'air ». On s'aborde en disant « Dernier courant d'air, nous allons occuper le camp retranché de Paris. » J'ai reçu, depuis le paquet 9, deux paquets, 10 et i par conséquent. Vous dis au revoir, mon chéri. Je ne relis point, tant pis pour les fautes J Dimanche, 7 février IÇ15.

Figurez-vous que nous avons hier fabriqué une tranchée de 6 heures du soir à 3 heures du matin, on a « remué de la terre », comme disait Napoléon. On pioche, puis avec la bêche on retire la terre et on la jette sur le côté. Ce travail, pratiqué dans les ténèbres de la nuit, n'est pas, en somme, très fatigant, et je ne m'en ressens pas ce matin, mais il est long, bou Diou Aujourd'hui, repos. On a reçu hier soir, ou plutôt, ce matin, en rentrant, à trois heures, des lettres. Rien de vous. Ce sera pour aujourd'hui, sans doute. En tous cas, je n'aurai pas de paquet d'ici plusieurs. jours, car le nouveau règlement est de ne distribuer les colis que dans les intervalles de repos. Je comprends qu'il n'est pas commode de trimballer


dans les endroits dangereux de la ligne de feu la voiture des colis, mais cette mesure est vraiment tout de même peu heureuse c'est surtout lorsqu'on est séparé des localités où l'on trouve à peu près le nécessaire que sont utiles les envois dus à la générosité des absents. Enfin, c'est le règlement. Il va en résulter que je vais avoir trop de choses lorsque je réintégrerai les calmes latitudes de X, Y, ou Z, en arrière. Il est en ce moment 2 heures. Je pense que peut-être vous êtes à Aumont. L'idée que vous retrouvez en ce moment la petite maison dans le demidésordre où nous l'avons laissée en faisant rapidement nos paquets voilà cinq mois déjà, m'occupe sans cesse. Et Kamis qui a deux ans moins deux mois, et Ariel qui a un an et demi, et Lesghine qui approche de ses six ans (*). Déjà, ces six mois de guerre ont apporté une période notable dans l'existence, indépendamment de l'intensité des événements. Mais le temps est bien mauvais il en est probablement de même autour de vous. Il ne faut pas partir par mauvais temps la compagnie sale et morne de la pluie est à fuir. Attendez patiemment l'occasion souriante.

Un paquet seulement tous les quatre jours = quatre-vingts francs par mois. Ça suffit, le reste est du superflu. Ceci est très sérieux, je vous assure. Au revoir, ma petite fée.

8 février IQ15, 8 heures du soir.

Mais oui, vous voyez, c'était la Poste, qui garde les lettres pour en faire des paquets qu'elle donne en une fois.

Je vois que le paquet VIII est resté en panne, mais l'aventure du cric me prouve qu'ils reviennent parfois (*) Kamis et Lesghine, couple de lévriers russe. Ariel, collie bleu.


de loin. Différez donc l'envoi de la boite en aluminium il est probable que je la trouverai un de ces jours à côté de la confiture de marrons qui embaume et du jambon qui, peut-être, sentira un petit goût, comme on dit. J'ai vu le mot de L'Intransigeant, je vous ai même tout à l'heure, avant quatre heures, expédié la coupure. J'ai lu aussi l'article de Fr. Laur dans Le Journal sur la crise financière. Mais je ne crois pas et n'ai jamais cru que la guerre finira par suite des embarras d'argent d'un des adversaires. La seule solution et elle est sûre et fatale est l'afflux des trois millions d'Anglais demandés par Kitchener, et qui perceront comme ils voudront le front allemand lorsqu'ils seront en masse suffisante. L'Allemagne est bloquée et nous bloque., On s'immobilise à peu près, sauf points de détails, tout autour de cette masse énorme, et elle-même est immobilisée. L'appoint d'une grosse armée, bien outillée, fera pencher la balance définitivement. A défaut des Japonais, qui auraient pu être cet appoint décisif, les Anglais le seront. Il est hors de doute que les Allemands ne peuvent pas, actuellement, nous refouler. La preuve en est, pour moi, qu'ils connaissent les préparatifs des Anglais, et qu'en ne bougeant pas, ils perdent ainsi la seule chance qu'ils puissent avoir de reprendre la marche sur Paris c'est l'aveu manifeste que l'effort considérable qu'ils ont fait les a menés à bout de leurs forces. Ils ne sont plus capables d'offensive. Et nous autres nous ne pourrions, avec nos seules forces, faire la seule chose qui ne comporte pas un trop grand sacrifice d'hommes, c'est-à-dire une offensive suffisamment considérable fournie et puissante pour enlever d'un seul coup toutes les positions perdues et non le système des petits paquets tranchée par tranchée système dispendieux et interminable. Et voilà ma pensée. Tout dépend de la nouvelle armée anglaise. Si elle était prête maintenant, la guerre ne serait pas longue. Mais s'il fallait attendre l'épuisement


pour cause de manque d'argent, on risquerait de sécher sur pieds, nonobstant les théories théoriques des écrivains.

Que de belles choses je vais avoir en rentrant au cantonnement de repos Le système qui consiste à ne distribuer les paquets qu'en arrière de la ligne va me faire bénéficier à mon retour d'une riche collection. Annie m'adresse également quelque chose. Ce sera trop, en vérité, ce sera trop. Ce matin, j'ai tapé dans un poulet en conserve, reçu par Médard (il va bien). Ce soir, il y avait à l'ordinaire, du riz au lait. J'en ai mangé, ma chère, trois casseroles pleines. Je dévore formidablement mais jamais je ne fais d'écart au régime, malgré les tentations. Je fume beaucoup 50 cigarettes par jour. Je vais enrayer (un peu de Maryland, s. v. p.). La thermos est une chose absolument épatante et réellement extraordinaire. Ce matin, nous avons bu chaud et fumant, Médard et moi, du café mis là-dedans hier après le déjeuner. C'est plus que précieux pour la tranchée. Va pour la Joffrette, dont le nom est amusant. Mes cheveux repoussent, comme le temps passe S Ils ont déjà un centimètre environ. C'est à peu près la dimension de ma barbe. Vous parlez d'une binette. Je vous ai dit que Lévy m'avait trouvé bonne mine, et l'air martial ?

La représentation de cet après-midi a été très réussie. Des soldats s'étaient déguisés en PeauxRouges verts, en femmes. C'était vraiment très drôle. Médard a fait une séance de magnétisme qui a éberlué l'assistance et changé un verre d'eau en verre de vin, que c'était un vrai miracle. Et je vais m'arrêter. Il n'est point loin de 11 heures. On joue autour de moi (nous avons déménagé et nous sommes en ce moment dans une cave) aux cartes, sur un numéro du Bulletin des Armées. Il est à peu près heure couchative. On se lève du reste (pas de tranchées, ni de garde pour moi, cette nuit) vers huit heures., Il est vrai qu'on couche tout équipé et


botté. Je commence à en avoir l'habitude. A Aumont, je me coucherai dans la cave, avec une botte de paille, non sans avoir fait une tranchée dans le pré pour le fortifier et défendre le jardin. Il faut acheter un chapeau neuf.

Au revoir ma fifille.

Je rouvre ma lettre après une nuit de tranche. Il ne devait pas y avoir tranche, mais il y en a eu tout de même. Pas de pluie. Ce matin, bruine et brouillasse. Pour la journée, on a quitté la tranchée et on est venu dans cette petite maison-ci. Je me suis étendu sur un sommier. Douceur inexprimable d'un sommier J'en avais perdu le souvenir. Mettre un matelas par-dessus, cela me parait un surcroît insensé de luxe 1

jeudi, 11 février IÇ15.

Je reviens de faire un beau travail un bout de tranche magnifique, « à pioches et à pelles ». Je suis tombé sur un segment où des tombereaux de vaisselle cassée furent jadis enfouis, ainsi que des boîtes de conserves antédiluviennes. Cette exhumation de fossiles fut laborieuse. Elle fut, néanmoins, au bout d'un nombre considérable de minutes, menée à bonne fin, et le dépôt de porcelaines et ferrailles en question passa doucement, par couches, du fond de la terre à la crête du talus. Aujourd'hui, je ne fais rien de tout l'après-midi. Je dormirai ensuite jusqu'à 4 heures du matin. A cette heure, nous irons, quatre soldats et un caporal, occuper le petit poste avancé de notre position. Nous resterons là toute la journée de demain, car il ne faut pas songer à en bouger tant que la lumière du jour brille au ciel et s'épand sur la Nature. S'il n'y a pas de flotte en d'autres termes, s'il ne pleut pas, – ce ne sera pas trop intenable, mais ce sont douze heures d'attention soutenue et de paralysie volontaire. Je vais bien


dormir, en tout cas, cette nuit (toujours le sommier, ma chère). On est bien un peu dérangé par les soldats qui rentrent, causent et discutent, mais on obtient le silence et la paix en lançant un énergique « Vos gueules bande de vaches » On a ainsi le loisir de se rendormir. Je vais introduire ce soir du café dans la- thermos et me munir de cric (j'ai écrit à Anna pour la remercier).

On a trouvé ici, dans la maison où l'on couche et où l'on erre la journée (défense de sortir et d'allumer du feu) le cahier d'impressions intimes de la dame de la maison, évacuée alors qu'elle était fiancée. Vous pensez la joie bruyante et les commer lires fleuris provoqués par la lecture de ces confessions sentimentales c'est énorme et épique. Sans compter qu'il y a toujours parmi nous quelques braves, qui sont, sinon tout à fait « mûrs » et « noirs » mais qui ont cependant « un verre de trop dans le nez » c'est une belle musique, malgré la proximité des Boches. Et conclusion de tout cela je vais bien, Médard aussi.

Le soldat à sa fifille.

jeudi, ii février. IQ15.

Je viens de remettre, mon chéri, une lettre pour vous au sergent. Dans un instant, dès qu'un peu plus d'ombre sera tombée, je vais partir en patrouille pour inspecter les lieux d'alentour.

7 h. 15. Autant pour la patrouille. J'avais interrompu ma lettre pour me lever et m'équiper en vue de cette expédition dans la brousse où se terrent les Boches, lorsqu'on vient m'avertir qu'elle est décommandée. Elle aura peut-être lieu cette nuit, peutêtre pas du tout.

Je viens donc de dîner un œuf sur le plat, du lait et un reste de poule (achetée ce matin et consommée


en partie au déjeuner). En dînant nous avons parlé de notre existence aventureuse et énuméré tous les endroits différents où nous avons habité depuis un mois. Nous avons compté douze villages. Oui, douze fois nous avons mis sur le dos et attaché à nos côtés notre bagage, nos meubles et nos vivres, et nous avons changé de domicile. Ces départs continuels, incessants, la plupart inopinés, bousculés et précipités par suite de ce fait que les ordres arrivent presque toujours au dernier moment, sont une des choses les plus caractéristiques et les plus inoubliables de notre aventure. Je me fais l'effet d'un nomade poussé par une tempête, avec tout son bagage, d'un coin de repos à un coin de mêlée, puis à un autre coin de paille et de repos dans une grange, une cave ou une chambre dépouillée, souvent lézardée par le canon. Ce n'est pas tout dans la même localité nous changeons souvent de gîte, de sorte qu'il faudrait à peu près compter sur un lieu de couchage différent tous les trois jours. On finit par prendre l'habitude de cette perpétuelle instabilité. Maintenant quand le fameux contre-ordre arrive « On s'en va ce soir, contrairement à ce qui était décidé », ou bien « On reste cela ne cause plus aucune espèce d'étonnement. Nous bouclons à la hâte le sac, ou bien nous le rejetons contre le mur au lieu de le jeter sur l'épaule et en avant pour une nouvelle nuit Vous avez compris, au fur et à mesure que vous receviez mes lettres, qu'il y a deux cantonnements celui de la période dite de repos, celui de la période de tranchées. Dans les cantonnements de la deuxième série, l'obligation de ne pas bouger, de garder jour et nuit son équipement sur le dos, son fusil à la portée de sa main, et sa couverture roulée sur le sac, enlève aux heures où nous ne sommes pas de faction dans les tranchées ou à côté, toute espèce de confortable. Pourtant, petit à petit, on finit par s'y adapter tant bien que mal, et on trouve moyen d'avoir, parfois, malgré tout, un petit coin de table pour écrire ou


même pour manger. Dans les cantonnements de repos c'est beaucoup mieux. On peut se déséquiper, se rouler dans sa couverture, allumer du feu, se déshabiller et, surtout, comme ce sont des pays encore en partie habités, on peut trouver quelque salle à manger de ferme où abriter l'inaction de la journée. L'escouade mange à la gamelle, dans son cantonnement, qui est la plupart du temps une grange garnie de paille, on écrit ses lettres sur ses genoux parmi le brouhaha des conversations tonitruantes et des interpellations éclatantes « Va donc, eh face de noix peau d'hareng bec de puce » pour ne citer que les plus innocentes. Le sergent Médard fait des vers en face de moi, la figure attentive, la cigarette aux lèvres. Il opine faiblement et de l'air distrait et préoccupé de l'écrivain inspiré, aux plaintes que j'émets tout haut parce que le sergent de jour n'a pas encore apporté les lettres (et il est 8 h. 10). « Tu t'en fous » lui ai-je dit avec reproche. Il a murmuré doucement « Non, je ne m'en fous pas » sans quitter de l'œil la petite ligne courte du vers commencé. Cependant voilà qu'il s'agite, car depuis des semaines il a froid à un pied et ne parvient pas, malgré ses efforts, les magnifiques chaussettes et les riches petits chaussons que lui envoie sa mère, à le réchauffer. Tandis qu'il fait quelques pas dans la chambre en frappant sur le plancher le pied frigide, le sergent Suilhard arrive, emmitouflé, de la tranche, où il est de faction avec sa demi-section jusqu'à minuit. Il sent le froid, et on boit tous les trois pour le réchauffer, un peu de cognac de bonne marque, envoyé par un riche propriétaire aux soldats du front. Suilhard est reparti, en hâte, rejoindre ses hommes dans le boyau, et nous recommençons à attendre, moi votre lettre, et Médard l'inspiration, bercés tous deux par les ronflements de deux poilus affalés dans un coin de la pièce et par les coups secs du « 75 » qui tonne dans la nuit de l'autre côté des fenêtres calfeutrées (car nous avons une lampe,


et aucune espèce de lueur ne doit filtrer au dehors). 9 heures et demie. Hurrah, j'ai enfin votre lettre Son arrivée a coïncidé avec des salves de 75 comme jamais je n'en avais entendu On aurait dit une mitrailleuse de canons « Ce qu'on leur a balancé » dit-on, avec juste raison, autour de moi. Votre lettre m'a enthousiasmé. Ce voyage à Aumont m'a profondément impressionné. Je ne vous renvoie pas votre lettre encore. Je la lirai avec plus de soin dans la tranche.

Je vous quitte, ma petite fée. A demain. Votre.

12 février 1915.

10 heures du soir. Nous sommes relevés des tranchées, c'est-à-dire que nous quittons la période tranchées pour la période repos. Notre dernière journée a été, je puis le dire, bien remplie. Nous avons occupé un petit poste à six cents mètres en avant des tranchées, à une centaine de mètres de la rivière. Nous étions ainsi isolés, sans pouvoir montrer le bout du nez, de 6 heures du matin à 8 heures du soir quatre hommes, volontaires et un caporal. Ce fut, d'abord, une affaire d'état pour y aller. Je vais vous expliquer la configuration des lieux. Nous avons au bord d'une route, à un kilomètre de la rivière, une première ligne de tranchées. On y accède par un boyau (tranchée d'accès), perpendiculaire à la tranchée de tir et dont l'autre bout débouche près de la porte de derrière de la petite maison où une partie de la section se repose pendant que l'autre est de faction. Lorsque le moment de la relève est venu, un caporal ou un sergent pénètre dans la salle à manger nue où gisent quelques dormeurs tout équipés qui en « écrasent » (ronflent), et le gradé crie « un tel, un tel, debout et en avant pour le qua-


drille ». On se lève, on prend son fusil et on suit le chef de la relève. Dans le vestibule, avant d'arriver à la porte, on éteint pipes et cigarettes, on sort un à un car à partir de ce moment, on est en vue de l'ennemi, et on s'engage dans le boyau, en se baissant beaucoup la plupart du temps, car il a rarement le creux qu'il faudrait (cela se comprend, car on n'y fait que passer et c'est un fameux travail que de creuser des tranchées). On chemine dans le boyau qui est d'ordinaire en zigzag pour ne pas être pris en enfilade par l'artillerie ennemie laquelle veille sur les hauteurs d'en face, ou plutôt derrière la crête des hauteurs. Puis, à droite et à gauche s'ouvre la tranchée de tir. Elle a tout juste la largeur nécessaire pour qu'un seul homme y circule. Dans la paroi de terre est aménagé de place en place un creux permettant à un homme de s'introduire pour laisser passer quelqu'un qui marcherait en sens contraire. C'est un problème d'arranger son harnachement de façon à ce que l'on puisse passer sans encombre, sans choc de baïonnette, de quart ou de bidon, et sans que les musettes qui font aux soldats des hanches de crinolines, grattent la boue des parois. Chaque bonhomme remplace un observateur qui écarquille les yeux devant un trou pratiqué dans le remblai formé par la terre rejetée. Là, on est de faction pendant une période de temps variable quelquefois deux heures, quelquefois douze ou quatorze heures. Le jour, on est assez espacé les uns des autres la nuit, on est plus rapproché. Au reste, la nuit, le service se complique. On place des sentinelles en dehors de la tranchée, dans la plaine, et on sillonne celle-ci de patrouilles composées d'un gradé et de quatre hommes ordinairement des volontaires afin de prévenir les surprises. De la tranchée, on ne voit rien les champs, hérissés au premier plan de fils de fer barbelés, des jardins, des enclos, des lignes et des bouquets d'arbres, puis, au loin, la hauteur, parsemée de


maisons, d'arbres, d'enclos et de champs. A peine, en regardant bien, voit-on de petites lignes parallèles à notre tranchée et qui sont les tranchées ennemies. Elles sont à distance variable, naturellement. Ici, je vous l'ai dit, un millier de mètres et la rivière entre eux et nous. Mais la défense ne se compose pas uniquement de la grande tranchée. Il y a de petites tranchées en avant, quelques-unes très près de l'ennemi. Telle est celle que j'ai occupée avec le caporal Salavert, de chez Hachette, et trois autres soldats, aujourd'hui. Elle est à six ou sept cents mètres en avant de l'autre, et à peu près à deux cents mètres du bord de la rivière. Donc, nous sommes partis ce matin, à 4 heures. Il faisait noir comme dans les tripes d'un nègre (vous devinez une expression consacrée); On est sorti de la maison sur les talons les uns des autres, en tâtonnant comme des aveugles et en butant dans les flaques ou sur des pierres, que c'était un plaisir. On s'est arrêté aux cuisines où l'on nous a servi un jus. On a rempli ses bidons du même jus. Je portais, en plus de mon équipement, la croûte, c'est-à-dire à manger dans une petite marmite à anses, des haricots à la vinaigrette, du bœuf bouilli froid, et Salavert avait un camembert et la bouteillette de cric. Nous allons prendre, au poste, en suivant la lisière d'un chemin, l'homme de communication qui doit nous conduire au petit poste. Il est déjà 5 heures. Il faut se hâter, car ceux qui vont être relevés par nous doivent pouvoir rentrer avant le jour, sous peine de se faire « bousiller dans la plaine. Mais on se hâte lentement je m'aveugle pour ma part à ne pas quitter des yeux la tache blanchâtre que fait, dans l'encre atmosphérique, la toile de tente roulée sur le sac du bonhomme qui me précède. Une route, un chemin. Puis, l'homme de communication s'arrête avec un juron. Il s'est trompé. C'était le chemin d'avant. On y retourne en se jetant contre un mur et en glissant dans un fossé. On trouve le juste chemin. On va jus-


qu'à une barricade, premier point de repère. On est arrêté par une sentinelle qui est là « Halte-là Qui vive ? » On répond « France ». « Avance au ralliement. » On approche et on donne le mot de passe. On passe. On longe un champ sur une crête glissante en s'appelant de temps en temps, pour ne pas se perdre. A partir de ce moment, on quitte les lignes françaises on est tout seuls, en avant. Il s'agit de retrouver un fil de fer qui doit nous guider. Pendant vingt minutes, on le cherche. Enfin, on le trouve. On le suit difficilement parce que les piquets plantés à la hâte, la veille, à la faveur du brouillard, se sont défaits et que le fil est cassé ou coupé par places. Enfin, après une demi-heure de marche dans des champs et après avoir réussi à traverser sans dommage la zone des fils de fer barbelés, on avise une vague tache dans la plaine que le point du jour commence à griser. Il tombe de la neige, et cela n'aide pas à rendre la vue nette. L'homme de liaison qui nous guide fait entendre un petit sifflement double. Pas de réponse. On approche encore, second sifflement de notre guide ce sont eux On arrive au bord du petit trou où des camarades viennent de passer la nuit. L'ombre s'efface très vite et on perçoit déjà leurs blancs capuchons couverts de neige. Ils sortent du trou avec un « ouf » de soulagement, et nous sautons dedans.

C'est un fossé d'une vingtaine de mètres de long et qui a environ i m. So de creux. Au milieu, sur quatre mètres environ, il est couvert d'une toiture de madriers, et sous cet abri où l'on ne peut pénétrer qu'à quatre pattes, car le toit ne porte pas sur le remblai et le fossé proprement dit a quatre-vingts centimètres de profondeur environ, il y a de la paille. C'est un refuge pour le cas de bombardement par shrapnels. Nous déposons là-dessous nos sacs qui sont enfarinés de neige, nos musettes poudrées et mouillées, et nous commençons à nous planter dans le trou et à inspecter. Sous la blancheur de


la neige la plaine commence à se déployer assez loin, et contrairement à ce qui s'était passé intensément ces jours, il n'y a pas de brouillard. Bientôt, nous voyons, au nord, la ligne d'arbres qui borde la rivière, puis les maisons de l'autre rive et la colline où les arbres noirs tranchent sur le blanc comme dans les montagnes de la Suisse, et j'ai pensé à ce moment-là, à Gstaadt et à Leysin. Le caporal Salavert, industrieux homme s'il en fut, met autour de nos képis de la toile blanche, le manchon bleu faisant tache sur le ton original de la nature. Car nos képis dépassent la tranchée n'est pas assez creuse, surtout pour moi. Aussi, je me saisis d'une pelle-pioche portative qu'un camarade a sur son sac et je me creuse une place. C'est fait je peux me dresser et on ne peut pas me voir. Je me remets en observation et je distingue je ne dirai pas comme je vous vois, hélas mais comme je vois mon voisin six Boches qui passent en file au pied de la colline suisse. Ils se découpent sur la neige comme des silhouettes de papier noir. Les uns ont le capuchon, les autres le casque à pointe. Ils ne se croient pas vus et passent tranquillement dans leur zone. On les laisse passer. Notre consigne est de tirer le moins possible, seulement pour nous défendre. Nous sommes là pour surveiller et avertir notre corps, et ne pas nous faire voir, car être vus ce serait d'abord courir le danger d'être visés et probablement atteints à cette distance, et ensuite cela permettrait à l'artillerie ennemie de repérer et de détruire en deux coups de canon notre tranchée avancée. Je dois dire que, pendant tout le reste de la journée, aucun Allemand ne s'est montré, sinon un tout petit, au loin, dans un champ, presque sur la crête de la colline, et encore il n'était pas visible à l'œil nu. Je l'ai distingué à la jumelle. Et pendant toute la journée, on a ouvert l'oeil. Sauf les quelques minutes consacrées à manger successivement et hâtivement (j'ai mangé une sardine et un morceau de fromage,


puisque je ne recevrai les paquets qu'au repos, système stupide, entre parenthèses) on a veillé. Les attaques sont toujours possibles contre les petits postes dans ces parages, et, à cet endroit, il ne faut pas qu'un seul instant l'attention se relâche. Tout s'est bien passé il n'y a eu aucun incident ni même aucun coup de fusil dans notre direction. Mais nous avons assisté à un grandiose duel d'artillerie entre les batteries françaises et les allemandes, les projectiles se croisaient avec des sifflements de rage audessus de nos têtes, et on les voyait éclater d'un côté et d'un autre. Il y a eu ainsi environ deux cents obus échangés. A l'aide de la boussole qui est sur le sifflet que vous m'avez envoyé, j'ai repéré l'endroit où nous étions, et j'en fait le plan. Et à ce propos, j'ouvre une parenthèse. Il y a un objet qui me serait précieux et me rendrait vraiment d'intéressants services, c'est une boussole adaptée dans un bracelet de montré mais une boussole qui soit lumineuse dans l'obscurité, car elle doit pouvoir servir la nuit et aux endroits où en en aurait besoin il n'est pas possible d'éclairer, même un instant. Il existe de telles boussoles. J'en ai vu dans des réclames de journaux. Voulez-vous vous en enquérir. La dépense sera peut-être élevée, mais c'est un objet qu1 pourrait, le cas échéant, me tirer d'un mauvais pas. Si c'est difficile ou compliqué d'adapter la boussole à un bracelet de cuir, ne vous inquiétez pas, je trouverai un autre moyen de l'avoir à portée de la main.

Pour finir l'histoire de ma journée, je vous dirai que j'ai aussi placé devant mes yeux, sur le talus de la tranche, la lettre que je vous renvoie et dans laquelle vous me parlez de votre voyage à Aumont. Vous ne sauriez croire combien de fois je l'ai relue, cette lettre, et combien j'ai pensé à votre pèlerinage. J'ai goûté particulièrement le passage relatif à Kamis. Ne pourriez-vous en faire faire une photographie avec vous quelque part et me l'envoyer ?


Moi, si je revois Lévy, il me photographiera. Mais je ne sai.s si je pourrai l'aller revoir de sitôt. jj février iqi$.

Hurrah Je reçois non seulement une lettre de vous, mais deux paquets la gigantesque boîte de poule, le plat en aluminium, la boîte à savon, le gilet de flanelle. Je vous accuse réception en hâte, car il faut <jue ma missive parte.

Au revoir, ma belle petite.

Dimanche, 14 février 1915.

Mon cher petit, je suis désolé. On a encore changé les heures du courrier il part à 2 heures au lieu de 4. Non averti, je n'ai remis la missive qu'à 3 heures, «t elle part aujourd'hui. Il y aura donc, vers le 17, un trou de vingt-quatre heures de plus dans la distribution. Mon pauvre coco chéri, comme vous vous anquiétez facilement beaucoup trop, je vous le redis sur tous les tons il va y avoir encore là 'un petit mauvais provisoire pour vous.

Je ne vous ai pas dit assez l'émerveillement que le plat en aluminium et les mousmés m'ont causé. C'est des petites machines très pépères et très utiles, rien de plus pratique pour manger et se ̃chauffer, et ce sont là deux points extrêmement importants. Je ne vous ai pas dit non plus suffisamment l'intérêt avec lequel j'ai suivi ce que vous me dites de votre visite à Aumont. J'ai revu tout •cela avec une grande précision et, en vérité, il m'a paru y être à travers le décor qui m'entourait. Hier et aujourd'hui, je me suis plongé dans les délices •d'un repos béat et d'un farniente extrêmement doux. Je ne les ai interrompus aujourd'hui que pour graisser mes brodequins (une heure) et nettoyer à fond mon


fusil (trois heures). Mon fusil est à présent épatant et quasi neuf, j'ai d'ailleurs relativement peu tiré avec, jusqu'ici. Quant à mes brodequins, objets de ma constante préoccupation, ils sont encore quasi neufs à force d'être gorgés de graisse seuls les clous sont complètement usés deux mois de tribulations diverses et nocturnes en ont eu raison. Je vais en faire remettre. Le bruit court qu'il n'y en a plus. Si ce bruit se confirme, je vous demanderai de m'expédier un jeu de clous pépères que je ferai adapter par un artiste d'ici, moyennant le don d'un kilo de pinard. Mais dès à présent, je vous demande de m'adresser de la graisse pour chaussures. Mais je préfère de la vraie graisse à la composition que vous m'avez envoyée et qui est un peu cireuse. C'est le principe graisse et non le principe encaustique que je crois ie meilleur pour l'entretien des tartines. Je vous écris au son du violon, le sergent Suilhard joue la Rêverie, de Shumann, et la Mort d'Aase, de Grieg sur un violon qu'il a dégoté au cantonnement. Un autre sergent, arrivé d'Albi, joue aussi fort bien de cet instrument harmonieux. Vous voyez que la vie ici n'est point sans charmes.

Médard vient de rapporter, d'une virée qu'il a faite dans la ville, un numéro de L'Illustration qui contient un dessin assez exact d'un cantonnement que nous avons occupé dans les grottes du Château de B. Mais on ne voit sur le dessin, ni le froid, ni les courants d'air, et il y en avait, nom d'un chien Vous verrez aussi là des vues intéressant notre région et même une carte d'icelle. Quant aux tranchées, ce n'est pas tout à fait les nôtres. Les nôtres ne sont pas des talus, mais des fosses très étroites ayant soixante-dix centimètres de largeur dans lesquelles on est serré en diable; et où on ne peut passer deux de front, comme je vous l'ai dit dans ma précédente lettre, et qui rend les mouvements des troupes terriblement longs les relèves, c'est-à-dire le remplacement d'un détachement par un autre, durent par-


fois trois heures. (Ils jouent maintenant, l'un sur le violon, l'autre sur la mandoline, les Trois Hussards, de Nadaud. Ils sont vraiment calés.) Notre petite chambre, éclairée par une magnifique lampe achetée par Médard, présente vraiment un aspect gai et animé. A côté, dans la cuisine, Vercingétorix Barbier, notre cuistot, prépare le dîner qui va se composer d'œufs sur le plat et de nouilles au gratin.

Dans la rue, on entend des rires c'est le sergentmajor qui a trouvé un âne petite bête charmante et une carriole et s'amuse, avec ses acolytes, à faire caracoler cet équipage. On trouve de tout ici, des ânes et des violons 1 Ce que je voudrais bien avoir, moi, c'est un appareil photographique Je regrette de n'avoir pas à ma disposition un Kodak quelconque qui me permette de fixer les physionomies et les événements de ces moments un peu extraordinaires que je vis ici. J'hésite à vous demander votre appareil parce que des plaques* ce n'est pas pratique et commode. Il faudrait un appareil à pellicules. J'ai écrit à Edmond Fouret pour en avoir un. Il hésite quelle occasion unique il perd pour les illustrations futures des publications Il n'enverra rien, je pense, parce que je lui ai dit qu'il fallait faire le sacrifice de l'appareil qui risque d'être ou perdu ou détérioré. Médard va essayer, de son côté, de trouver quelque chose.

Et je m'arrête, le vaguemestre il n'est pas encore passé va paraît-il venir, et comme cette lettre est avancée, je vais la donner, et elle vous arrivera en même temps que celle que je n'ai pas postée hier en temps opportun.

Je vous embrasse de tout mon cœur.; Bon courage, soyez patiente et rassurée.

Votre tout à vous.

Mes cheveux sont déjà trop longs, la tondeuse va repasser là.


I4 février TQ15, 10 h. 1/2 du soir.

Tout à l'heure, je venais de remettre au sergent Henriot, mon vieux camarade, la deuxième lettre que, sans doute, vous reçûtes hier 17, lorsqu'on m'a apporté votre lettre et deux colis. Le vôtre, si pittoresque et varié, avec ses sous-paquets parlants, « je ne suis pas ce que tout un chacun croirait ». (Celui-là, je l'ai ouvert devant les camarades, on a fait des suppositions et l'on n'a pas deviné !) et « je suis parfum, non liqueur » qui fut de tous le plus envié par les assistants. Le fait est que ce parfum c'est épatant. Les senoritas aussi, le kirsch itou, la confiture de marrons également, et le maryland donc Quant à la mixture pour les tartines, je préférerais de la graisse plus nettement graisse, mais c'est tout de même très bien. Coïncidence Je vous demandais justement aujourd'hui de la graisse pour souliers et je vous parlais de clous pour semelles. Vous y aviez pensé en même temps, mon cher petit cœur, et ce petit détail m'a ravi. Il confirme ce que je savais bien, allez, en grand à savoir que nous ne sommes pas si loin l'un de l'autre que tout un chacun croirait Du reste, c'est inimaginable ce que je pense à vous sans cesse. Je rapporte, je vous l'ai déjà écrit, je crois, tout à vous, tout. Même lorsque j'écris à d'autres personnes, j'ai une certaine façon de vous faire entrer en scène. Par exemple, si j'envoie des protestations d'amitié et de fidèle souvenir, je me dis « oui, évidemment, mais tout cela est surtout vrai, est absolument vrai, rien que pour la créature à laquelle je suis tout entier attaché ». Quand je vous écris, à vous, chaque affirmation a tout son sens et est profonde mon chéri. Il est arrivé d'Albi un contingent de « Terribles Taureaux ». Ces territoriaux sont un peu émus et nous interrogent sur les dangers de la région. L'un d'eux a couché cette nuit près de moi il a rêvé et,


dans son rêve, il demandait à ne pas être de patrouille 1 Ils ont tous la hantise des patrouilles. Je vous envoie un numéro du Bulletin des Ecrivains. Vous verrez combien peu de ces messieurs sont vraiment au feu. C'est un peu dégoûtant, tout de même.

Et je n'ai pas parlé du colis de Mme Macchiati, si gentil et si bon. Les merveilles ont fait mes délices toute la journée, et ce n'est pas fini.

Votre soldat qui se dépêche.

15 février 1915, 8 heures du soir.

Mon petit cœur aimé, le programme de la matinée artistique ne vous dirait rien. Les trois numéros les plus sensationnels ont été le nain sur la table, il était habillé en paysanne et chantait des chansons rustiques. C'était vraiment un joli numéro, digne de n'importe quel music-hall le virtuose était un caporal rougeaud et portant une barbe rouge. L'autre attraction était un de nos cuistots nommé Darbonnans lequel tient, dans le civil, une gargote à Billancourt et qui, également habillé en femme, a chanté La Gommeuse du village, et une chanson intitulée La Prière, où il s'agissait d'une nonne faisant avec un moine une série crescendo de choses extrêmement défendues, et, en rimes, tous les deux vers il y avait Alleluia, Pater Noster, Ave Maria, Amen. Ceci chanté avec gesticulations et chahut terminal sur la scène du théâtre d'un Cercle Catholique. En troisième lieu, un jeune caporal s'était grimé comme un sauvage extraordinaire figure peinte en vert, perruque noire, grandes plumes rouges, etc. à l'aide d'ingrédients et d'accessoires trouvés dans l'atelier du décorateur. Il a débité une chanson et un monologue inconvenants au possible. Les autres numéros passables un « Botrel » bien déguisé, deux


ou trois sentimentaux, un assez bon siffleur, quelques argotistes. Mais les expériences du « Professeur Médard » ont été un clou de premier ordre. Il a changé, avec grande habileté, un verre d'eau en verre de vin, et vice-versa, puis, à l'aide d'un médium, il a répondu à des questions diverses que posaient les assistants. C'était épatant Telle fut cette matinée mémorable. Ce n'était vraiment pas mal, je vous assure.

Ce soir, grande séance musicale.

20 février ig:5.

Mon enfant chéri, j'ai comme de juste et comme je m'y attendais, reçu les deux lettres en même temps, dans leurs deux enveloppes jumelles. On était en train de se taper la hotte (id est manger). Et c'était le dernier repas au cantonnement de repos il était 7 heures et on partait à 8 heures pour la tranche et pour sept jours. (Entre parenthèses, il y a une telle variabilité dans la disposition des périodes tranchées et repos qu'il n'est pas possible de prévoir assez à temps où on sera à un moment donné. Pour l'instant, c'est 7 et 7, le premier tour de tranchée commençant le 20, le 26 au soir, on partira sauf ordre contraire pour un village situé à neuf kilomètres de la ligne, d'où l'on repartira pour les tranchées, selon toutes probabilités le 5 mars au soir.)

En même temps que vos deux lettres que je vous renvoie arrivait le paquet poulet et « poudreski » pour pieds Médard ? Ainsi que je vous l'ai marqué, il va essayer l'effet de cet ingrédient, et de son expérience résultera l'adoption générale du produit, si elle réussit.

Donc, on a lu les lettres, tout en se la tapant, et on a fait ses paquets on a remisé pour un temps les jambonneaux (violons) qui nous avaient procuré des


moments charmants, et on s'est mis en marche sous un ciel où la lune se montrait et se cachait tour à tour, et où la pluie se montrait plus qu'elle ne se cachait, la vache 1 comme on dit ici.

Arrivés à 9 heures 1/2, on a pris la tranchée. J'y suis resté de faction, dans le boyau d'abord, puis sur une route, au-dessus, jusqu'à 2 heures et demie du matin. Je me suis alors dirigé vers la petite maison qui abrite les hommes de ma demi-section qui ne sont pas de service, et m'allongeant sur un sommier écorché, près de Vercingétorix Barbier, j'ai dormi jusqu'à 6 heures.

Le caporal Salavert Isidore est venu me réveiller et j'ai repris la tranche jusqu'à 9 heures pas sur la route, cette fois, puisqu'il faisait jour, mais, bien à l'abri, dans le fond de la grande et étroite rainure, peu boueuse, du reste, car étayée et garnie de madriers, mais pleine d'os (lisez de pierres) où le pied trébuche dans la nuit. A 9 heures j'ai été relevé, et maintenant, je suis oisif jusqu'à ce soir la nuit sera prise par des travaux de terrassement et de la faction.

Le hic, c'est que, bien que la température ne soit pas bien rigoureuse, il ne fait pas chaud à rester immobile dans les chambres fermées et calfeutrées où nous sommes emprisonnés, avec impossibilité d'en sortir, sinon furtivement, et pour peu de temps. De plus, on ne peut allumer de feu, car de la ligne adverse, les Boches guettent autant les allées et venues de soldats que les fumées pour repérer les maisons qui servent de cantonnement et les mettre à mal.

Mais Vercingétorix Barbier a avisé. Il a pu parvenir jusqu'à une maison inoccupée qui se trouve assez dissimulée pour qu'on puisse faire du feu dans la cuisinière. Je m'y suis glissé à sa suite, et c'est de cette cuisine que je vous écris, ma pauvre fifille, sur une table assez graisseuse, non loin d'un puiau-feu qui bout et, de temps en temps, déborde,


crisse et crache sur moi, tandis que derrière mon dos et autour de moi, Vercingétorix Barbier tourne et prépare la popote de ce soir, en ne cessant de m'interpeller (vous parlez d'une tapette !) et de me poser des questions auxquelles je réponds évasivement ou par des grognements doux.,

Pas de bile surtout, hein

Votre.

20 février 1Q15.

Il est 7 heures du soir. Je prends la faction dans la tranche à minuit jusqu'à 6 heures du matin. Nous venons de dîner. J'ai mangé d'une soupe au lait, d'un potage aux pâtes, de deux œufs frais sur le plat, d'une confiture de groseille et d'un pur miel que vous connaissez. Maintenant que nous nous en sommes mis plein la lampe, comme on dit, nous attendons l'heure du courrier avant d'aller nous plumer par terre je ne gagnerai pas le sommier où déjà Vercingétorix en écrase (« Il a c'tit là, comme dit un de nos camarades qui est rustique, une clarinette dans sin muffle ») avant que le vaguemestre soit passé. Il ne passe pas, et Médard et moi nous l'attendons avec une impatience qui finit par éclater.

Il a tout de la vache, dit Médard.

Oui, Mimile, réponds-je.

– Oh, dit Médard, toi, tu es sûr d'avoir dix ou quinze lettres 1

Tu charries dans le mastic, Mimile, lui dis-je, et je te conseille de parler. Tu en auras pour le moins seize ou dix-huit.

Ah non, c'est toi qui abîmes les meubles à ton tour 1 Tu vas fort, je n'en ai jamais autant que toi.

T'occupe pas. On va voir ce qu'il va te balancer, peau de mouche 1


Mais le temps passe. Le courrier ne vient pas. Déjà Suilhard, qui se couchait au moment où je commençais à écrire (se coucher est simple puisqu'on ne peut enlever ni son équipement, ni ses chaussures, ni même déboutonner sa capote à la rigueur on peut ôter son képi) commence déjà à s'assoupir et à en écraser.

Dans la chambre à côté, une escouade est couchée, et les hommes se disputent. L'un reproche à l'autre de lui avoir donné un coup de pied sur la tête, en d'autres termes, de lui avoir jeté un coup de tartine sur la tétère. Un autre déplore tout haut que cet endroit-ci est « tarte » parce qu'on n'y trouve rien à boire « Y a rien pour la gorge, ici », dit-il. Pas de lettres encore. Médard qui écrivait, s'interrompt pour rouler une cigarette. Moi aussi, nous fumons nos cigarettes à la lueur magnifique de la grosse lampe de cuivre que Vercingétorix Barbier a mise dans un panier pour la transporter aux tranchées. Puis nos récriminations reprennent contre l'Homme-lettres. Médard assure qu'il a tout du fumier et parle de lui ficher un coup de poing sur le ronflant lorsqu'il entrera.

Enfin à 8 h. 20, l'Homme-lettres est arrivé. Il a été accueilli par une bordée d'insultes qu'il n'admet pas

Qu'est-ce que vous avez à tousser ? Vous avez encore de la chance d'avoir vos lettres avant 9 heures 1

Il s'éclipse. On lit. Moi j'ai votre lettre ci-jointe. Ça en vaut bien douze ou quinze.

22 février IQ15.

J'ai eu votre chère lettre ci-incluse (non, je la garde) hier à minuit et demi.

Je rentrais de la tranchée où j'avais piétiné depuis trois heures avec un quart d'heure de répit pour


dîner. C'est long à tirer, des factions pareilles on a sommeil et pas très chaud mais ce n'est tout de même pas terrible. Les chaufferettes japonaises insérées dans les poches du devant de ma chemise anglaise, la rose à gauche et la bleue à droite, tiennent lieu de calorifère et de feu de bois, d'une façon extraordinaire. Chaque charbon dure de quatre à cinq heures. Quant au sommeil qui venait vers la fin de la faction, c'était après tout possible de le surmonter, et il ne faut pas confondre des ennuis de ce genre avec de vraies souffrances. Grand calme sur la ligne ennemie. A 9 heures et demie on a vu une explosion une maison qu'ils faisaient sauter pour dégager le champ visuel d'une de leurs tranchées. De la canonnade, de la fusillade, mais loin, à gauche et à droite. J'ai dormi de une heure à 6 heures environ et me suis bien reposé. A 9 heures j'ai repris la tranchée jusqu'à midi et demi. Il faisait assez froid. Repos jusqu'à 6 heures. A 6 heures prise du petit poste jusqu'à 5 heures du matin. Certes, je mentirais si je disais que j'espère y avoir très chaud le temps, si beau dans la journée d'hier, tourne au froid et au brouillard.

Je n'aurai rien de vous ce soir, nous partons avant la distribution. Ce n'est qu'en rentrant avec le jour que je pourrai prendre connaissance de ce qu'il y a dans les enveloppes à moi adressées, et surtout dans la vôtre.

J'attends avec impatience le petit pige-tout. Je vous expédierai les pellicules développées, à plat, dans les lettres. Ça nous distraira de développer quand nous serons au cantonnement de repos. Nous avons ce qu'il faut comme produits et papiers. Ce sera en effet très amusant tout cela. Il faudra, par exemple, avoir un album où vous collerez sérieusement toutes les épreuves, après les avoir bien longuement et soigneusement lavées, et que nous garderons pour nous, afin qu'il y ait une collection complète.

A propos de patrouille Non, je ne suis pas tou-


jours de patrouille, j'ai demandé, une fois, à faire partie volontairement d'une patrouille, mais elle n'a pas eu lieu. Je suis d'une prudence complète et constante.

Barcel Boulenger est à l'hôpital des Sourds-Muets, mais ce n'est pas pour surdité ou mutisme. Il est probable, au contraire, qu'il parlera après la guerre, plus que jamais. Il a eu un commencement de gelure du pied, on l'a évacué dans cet hôpital-là qui, comme tous les autres à cette heure, renferme toutes espèces de blessés militaires.

Je voudrais une tablette de charbon pour chaufferette japonaise. La boussole, ce sera rider, ainsi qu'on dit ici. Elle m'attendra probablement avec le charmant pige-tout, le 27, à mon arrivée au cantonnement de repos qui s'étend, sauf changements à neuf kilomètres d'ici. Les premières photos ne seront donc pas de guerre proprement dite. Quel format ont les pellicules ?

Le numéro de La Bonne Chanson, journal de Botrel-le-Crétin, qui contient Les Trois Hussards, cette belle chanson sur laquelle les joueurs de jambonneau s'évertuent, est le numéro 24 (octobre 1909); Biereaux, 35, rue Boissy-d'Anglas. Vous descendez au métro de la Concorde (c'est bien comme cela qu'on dit ? Il y a si longtemps que je n'ai parlé ou entendu parler de ça !) Achetez-la et apprenez-la. Elle en vaut la peine. Ici on ne fait que la chantonner.

Vous quitte en vous embrassant.

23 février IQ15.

C'est à la hâte un mot aujourd'hui. Quelle tranche de tranche Hier à 6 heures nous cheminions sur la zone qui sépare les lignes boches des nôtres par un clair de lune atténué. Puis j'ai pris la faction avec un compagnon, en plein champ,


vers les bords de la rivière. Nous étions à plat ventre, l'œil dardé sur de vagues buissons et de minces fantômes d'arbres. Heureusement, de la brume recouvrait la lune de son fluide verre dépoli comme disait Lamartine. Cela a duré de 6 heures 1/2 à minuit. De minuit à 6 heures du matin, veille dans la tranchée avancée que j'ai occupée l'autre fois pendant le jour, et qui est, la nuit, le poste de ralliement et de renforts des sentinelles. De là, j'ai fait patrouille avec le sergent R. de sentinelle à sentinelle (placées à cent cinquante mètres l'une de l'autre). Il fallait, pour se retrouver, un fil de fer placé au moment de la pose des sentinelles et qu'on tenait à la main tout en avançant précautionneusement. Le sergent R. a manqué d'estomac et il m'a faussé compagnie pour rétrograder vers le poste. Le fait est que ces petites balades sont impressionnantes, car quand on approche de quelqu'un ou qu'on voit quelqu'un approcher, on ne sait jamais qui c'est. Mais plus impressionnant que dangereux, car les Allemands, pendant cette nuit-là, n'ont pas tiré un seul coup de fusil. Ils se contentaient de faire les cent pas sur le chemin de halage de l'autre côté du fleuve (on ne les voyait pas, mais on les entendait, on les entendait tousser et même parler). Ce matin, j'ai dormi de 7 à io. J'ai repris la tranchée de 10 à 3. Et à 6 heures je reprends encore le petit poste de cette nuit, mais cette fois, nous serons relevés vers io heures du soir. Ce ne sera qu'un quart de nuit.

J'ai eu votre lettre en rentrant de cette guerre d'Indiens Sioux dans l'ombre, le silence, l'observation tendue et les trous noirs.

Au revoir, ma petite chérie. Je vais boucler mes affaires et reprendre le sentier de la guerre dans la prairie dès que l'ombre s'étendra sur la terre. Après cette faction-là, nous irons pendant trois jours en cantonnement d'alerte qui est une sorte de réserva de la première ligne, puis le 26 au soir, au canton-


nement de repos. C'est que m'attendent vos chers colis Pige-Tout, la boussole (malheureusement vos photos n'y seront pas encore, ce serait trop beau 1) P. S. Nous ne prenons pas le petit poste, ce soir, c'est une corvée de moins Mais nous prenons de 6 à 10 la tranchée. A demain.

24 février IQ15.

On me remet deux lettres de vous, naturellement. Celles du 21 et du 22 février. Hier, j'ai regretté de n'en point avoir, mais ce soir je préfère en avoir deux qu'une Merci pour le stylo aquatique (merci non), certes cela doit être intéressantissime, mais le mien, comme vous le voyez, en cet instant même où vos chers petits grands yeux sont fixés sur ceci, fonctionne très louablement. Mais pourquoi ne l'achèteriez-vous pas pour vous-même ce styl-eau ? Non, malgré les réclamations, on ne distribue les paquets qu'au cantonnement de repos. Je n'aurai donc le petit détachement de choses qui se dirige vers moi sous la direction de Pige-Tout que le 27 dans la journée. Ici, nous sommes encore en alerte, et voilà cinq jours et cinq nuits déjà que nos cartouchières et nos baïonnettes n'ont pas une minute quitté nos flancs.

Je vous ai dit que nous étions venus au Cercle Catholique salle du théâtre. J'écris sur une table que j'ai été hier soir chercher à la cave, avec Médard (il est patraque aujourd'hui et a le cafard la poudre de « perlinpinpinski » ne l'a pas empêché d'avoir froid aux pieds !) Nous sommes éclairés par la belle lampe de cuivre, bec rond, achetée par Médard, à Soissons. Suilhard (sa femme va partir pour Leysin) joue de la mandoline à côté de moi. Dans la grande salle éclairée par des bougies supportées par des baïonnettes fichées sur les bandes, quelques « bons-


hommes jouent au billard. Médard n'est pas là. Il est allé, dans la nuit et la brume, ,'e pauvre, commander un détachement qui pose des fils de fer barbelés dans la plaine. Il ne reviendra pas, sans doute, avant 2 ou 3 heures du matin. Il doit « rouscailler » dans la plaine, sous la pâleur humide des cieux 1 J'ai déjeuné, aujourd'hui, dans une maison particulière. Cette petite maison, très proprette, est le domicile de M. et Mme Tassin, évacués depuis longtemps, et elle est sise 14 rue de l'Échelle-du-Temple. C'était province en diable cette petite maison vide, avec son salon archi-banal, sa salle à manger où, sur un petit meuble, il y avait, encore ouverte, la boîte à ouvrage de la vieille dame. Sur la table de la cuisine, des cartes postales reçues le jour du départ et laissées là dans la hâte. On m'aurait étonné et vous aussi; n'est-ce pas, si on m'avait annoncé, il y a sept mois, que je viendrais déjeuner l'hiver suivant chez ces bonnes gens. Malheureusement, je n'y déjeunerai ni n'y dînerai plus un ordre très strict nous interdit de sortir et Vercingétorix Barbier devra désormais préparer notre popote dans le local même où nous couchons.

Mais oui, je puis dormir mais dans la tranche. On ne dort pas dans la tranche ou lorsqu'on est de sentinelle à côté, et il faut considérer ces moments comme sacrifiés pour le repos. Mais il y a des compensations puisque nous avons, à d'autres moments, des journées entières de farniente et des nuits entières de repos. Ceci efface cela. Ce n'est pas du tout navrant « quand on se couche à l'abri » de penser à ce que je supporte. Au contraire, je vous l'ai déjà dit. Je serais bien plus ennuyé et bien plus mal si je ne pensais pas, lorsque de petits ennuis de ce genre m'incommodent, qu'au moins vous, vous êtes à peu près confortablement installée. Le désagrément est diminué de moitié. Ce serait du beau s'il fallait ajouter vos ennuis aux miens Je continue cette lettre aujourd'hui 25. La nuit


a été mouvementée par une histoire de pochards qui sont venus faire du foin dans la chambre-dortoir jusqu'à 2 heures du matin. Quel concert Ce matin, le calme est revenu, mais il y a peut-être de la prison en perspective pour quelques-uns. On ne dira jamais tous les méfaits du pinard 1

Nous avons un nouveau tampon dans la personne du territorial Deshayes.

Je ne vois rien de plus sensationnel à vous marquer pour l'heure et je clos cette lettre, pour qu'elle parte aujourd'hui.

Pauvre Lecomte il m'avait écrit au sujet de son fils, qui a vraiment été très épatant. Il y a tant et tant d'embusqués

26 février IQ15.

Encore un jour de passé, ou plutôt une nuit. Et elle n'a pas été dure On est parti pour poser des piquets et des fils de fer, mais il y avait trop de lune et, de plus, dans le champ où il s'agissait d'opérer, un obus allemand avait incendié une meule de paille. En présence de cet éclairage à giorno, on a jugé trop imprudent d'essaimer là des travailleurs bruyants, et après avoir attendu quelques heures, sans rien faire, dans un coin de ferme, on nous a fait revenir au cantonnement. On avait, à la ferme où nous étions, capturé un petit chien, coupable de déceler à l'ennemi, par ses abois et ses plaintes, la présence d'hommes. J'avais décidé de le prendre et de l'adopter dans notre escouade. Cette idée avait été agréée, malheureusement ce petit chien a échappé au collier de fortune qu'on lui avait confectionné avec un fil de fer, et pendant le chemin du retour nous a faussé compagne. C'était un griffon blanc à taches marrons, très caressant. Je le regrette.

1 heure. On fait des préparatifs pour le -départ


de ce soir. Nous allons, cette fois, très loin, à vingtcinq kilomètres environ ce sera, comme on part à 10 heures, toute la nuit de marche. Par bonheur, on est autorisé à mettre dans la voiture de la compagnie, la couverture et la toile de tente. Demain, on fera de la photo et on aura deux lettres de la fifille, qu'on embrasse de tout son cœur, 26 février 1915, 6 heures.

Comme j'ai un petit moment avant le dîner qui est en retard, avant la réception des lettres, et avant le départ, ma pensée qui va toujours vers vous, prend, pour faire ce voyage, le petit chemin positif d'une lettre.

Aujourd'hui qu'il a fait soleil, j'ai pensé à votre peinture, et plus je voyais de jolis coins de lumière et de couleurs, plus je regrettais que vous ayez abandonné pour le moment, vos pinceaux. Ce serait si bien de les reprendre Ce serait votre vraie besogne, et je serais tellement heureux que votre don si réel s'épanouît, au lieu de rester si longtemps stérile et oisif I

On attend le dîner, dont le retard prend des proportions considérables. Naturellement Médard s'impatiente contre notre nouveau cuisinier.

Il abîme, le frère

Le fait est, acquiesce Suilhard, qu'il exagère et qu'il chariebole dans le boudin. On devait « en cacher » à 5 heures et demie et il est 6 heures et demie.

On va être obligés, fais-je, de ne manger pour dîner que du gringue (pain).

Ce serait triste, étant donné l'étape sérieuse qui est à faire cette nuit.

8 heures. Médard a été à la cuisine. Il en a ra-


mené la soupe. Avec le riz au lait de la compagnie, du thé et du café, ça a marché î

A notre tour, de marcher bientôt.)

Aux lettres J'ai la vôtre Je viens de la lire dans la vaste salle où nous avons encore quelque quart d'heure à demeurer avant de la quitter pour longtemps sans doute, pour toujours peut-être. On a été un peu libres aujourd'hui, et beaucoup de ces messieurs « en ont dans le col ». Il va y avoir de la viande saoule au rassemblement du départ Mais revenons à votre lettre. Elle m'a intéressé et amusé. Épatant, épatant le portrait du Maestro. Je l'ai reconnu et lui ai dit bonjour je croyais que c'était lui Quel dommage, pour cela aussi, que vous ne veniez pas dans le Pige-Tout tant attendu et que demain je toucherai de mes mains Drôles, les chapeaux ça ne pouvait pas manquer 1 Mais je suis très ennuyé que vous n'ayez rien de chic à vous mettre, i* faut aviser, je vous assure. Cela a de l'importance indépendamment du plaisir que cela me ferait sûrement et de celui que vous auriez peutêtre. Je m'arrête car Médard est en train de lire des choses fantaisistes qu'il invente, dans le Bulletin des Armées, en imitant l'accent campagnard cela dure depuis un quart d'heure, et c'est drôle, le garçon a un don d'improvisation extrêmement public.

2>j f évrier IÇ15.

Pour une marche, ça a été une marche Nous nous sommes envoyé une trentaine de kilomètres, par un petit froid qui faisait craquer sous nos pieds l'eau prise en glace dans les ornières. On est parti à 10 heures et demie, on est arrivé à 7 heures. L'endroit où on va rester maintenant x jours (personne ne sait), est charmant. Je ne puis vous dire son nom, mais je puis vous dire qu'il est situé à deux kilomètres


du château d'Henri Bataille, auquel j'écris et que j'irai voir, s'il est présent et si nous demeurons suffisamment pour cela. Nous couchons dans la paille, comme de bien entendu, et même il règne dans cette chambrée une odeur assez forte d'ammoniaque, dégagée par l'étable qui est au rez-dechaussée. Mais aussitôt arrivé, Médard s'est débrouillé et a trouvé, pour écrire et pour manger, une petite maison dont une pièce, dallée et ornée d'une vaste cheminée, est claire et proprette. C'est de là que je vous écris, en attendant le café que la bonne dame me prépare, et flanqué de Médard et de Suilhard, qui dorment sur deux coins de table. Nous attendons nos colis, nos fameux colis en souffrance. Nous attendons également notre cuistot Deshayes, lequel 'a calé, comme pas mal d'autres, dans la marche de cette nuit et va arriver avec les trainards qui, lentement et successivement, débouchent dans la rue principale.

Cette nuit, incident comique. Dans une halte, nous nous amusions, avec Médard, à nous interpeller de dénominations pittoresques, et cela à voix retentissante. Je le traitais de « figure de seringue » et de « face de crêpe », lorsqu'un cavalier passe en trottant sur la route, juste au moment où partait, dans sa direction, mon « face de crêpe ». Voilà le cavalier, un lieutenant de dragons, qui prend la chose pour lui et revient au galop vers notre groupe « Qui estce qui m'a appelé face de crêpe » ? Naturellement ma bonne foi était évidente, et il n'a pas insisté. Mais, je n'avais pas de chance ce lieutenant a l'habitude de se croire injurié directement, toutes les fois qu'un gros mot est émis en sa présence. Cette histoire de « face de crêpe » a eu un succès considérable, et a égayé la marche aux dépens du dit lieutenant. Sacrebleu que ces colis sont longs à faire leur apparition Voilà qu'on me dit maintenant qu'il n'y a guère de chance de les avoir avant ce soir. Je vais donc, peut-être, être obligé de boucler ma


lettre avant d'être en mesure de vous en accuser réception et de vous dire la joie qu'ils m'ont causée 1 28 février 1915.

Chère fifille, j'ai eu cette lettre hier soir 27. La régularité du service postal me semble rétablie 1 C'est demain soir que finit notre période de tranche. Hier, bombardement intense On suivait de l'œil, de notre tranchée, la chute des obus de 220 qui décrivaient des cercles énormes dans le ciel, audessus de nos têtes et qui tombaient ensuite. Ce sont des projectiles qui pèsent 120 kilos. On les eût dit, dans l'espace, à peu près gros comme un oiseau tombant à pic.

Cette nuit, on a travaillé à aménager une tranchée. Il faisait tout à fait froid. Ce matin, soleil radieux et légère brise. Les tranchées, sèches, se couvrent sur la crête d'herbes qui ondulent au vent. Cet aspect chevelu est nouveau. A certains endroits les tranchées françaises, qui sont larges et évasées plutôt, ont des airs de chemins creux. Les tranchées allemandes sont beaucoup plus étroites et creuses, elles sont plus organisées pour la défense, mais une fois qu'elles sont attaquées, les occupants ne peuvent guère en sortir. Il leur faut, ou repousser l'attaque, ou se « faire faire ».

J'ai envie de faire de la bicyclette, figurez-vous 1 Il me semble que je ne vais plus savoir.

Je n'ai pas encore le poulet numéro i ni le poulet numéro 2.

Mercredi, 3 mars 1915, i heure.

Le bobard de notre séjour ici pendant trois semaines continue à circuler ferme. De même notre affectation future à un autre secteur. On parle de


Thann, en Alsace. Mais qui sait La guerre a l'air de prendre bonne tournure, et peut-être bien que nous en aurons pour moins de temps qu'on le croit, nos amis Anglais étant peut-être en plus grand nombre qu'on le supposa. Mais ne prévoyons et ne prédisons rien. Ce que je sais, c'est qu'il y a de gros canons arrivés près d'ici et qu'ils envoient des obus formidables sur les positions boches des carrières soissonnaises.

Nous avons fait l'exercice, cet après-midi, dans une partie de la forêt de Villers-Cotterets, qui ressemble un peu à la forêt d'Halate, entre Aumont et Senlis, près d'Aumont, à l'endroit où l'on fut naguère pour cueillir des muguets. Ces rapprochements, que facilite, comme je vous l'écrivais, la ressemblance de tous ces coins de pays, me fait souvent penser avec émotion aux heures et aux jours que nous avons passés dans la tranquillité champêtre, avant toutes ces choses.

Grande fièvre à la compagnie, aujourd'hui on a fait circuler un bobard relatif à des perdissions de huit jours qui seraient accordées à 50 pour cent des soldats et sous-officiers ayant fait la campagne depuis le début. Si cela se confirme, quelles compétitions et quelles jalousies va faire naître la sélection d'un sur deux que l'on sera obligé de pratiquer C'est même une perspective dangereuse que les énormes désillusions qui résulteront des éliminations fatales. Déjà tout à l'heure, L. et N. commençaient vaguement à se dresser l'un contre l'autre en invoquant chacun leurs titres, et cependant ce sont de bons camarades, et voilà sept mois qu'ils font la guerre côte à côte

Il est 9 heures et demie. Je vais, avec Henriot, me retirer dans le cantonnement et dormir d'un bon somme jusqu'à demain car Médard et Suilhard couchent ici, c'est-à-dire dans la maison dont vous avez vu en photo, un petit fragment de façade, la cheminée de la pièce d'entrée et les propriétaires.


Ils partagent un grand lit et sont heureux comme des rois. Mais Tranquille (c'est le prénom d'Henriot), Lezin et moi nous dormirons tout aussi bien dans la paille qui est abondantissime en cette ferme de P. Bonsoir donc.

Votre.

Voulez-vous m'envoyer du Job gommé

Lundi, 8 mars 1915-

J'ai dormi dans un lit. Voilà soixante-dix-sept nuits que cela ne m'était pas arrivé. C'est chez de très vieilles gens, deux antiques débris éteints et plaintifs d'où sort une faible voix et qui entendent à peine ce qu'on leur crie. C'est Henriot et Suilhard qui, au cours d'une virée, hier soir, m'ont trouvé ça. Après une promenade mouvementée dans la nuit et une pelle ramassée par Suilhard, j'ai gagné ma chambre en passant par celle contenant le lit où l'antique couple végétait vaguement. A 8 heures ce matin, je me levai après une nuit excellente et douce, et je suis sorti en passant par la chambre à coucher. Dans le lit, une forme plâtreuse tremblotait c'était le vieux bonhomme, surmonté de son bonnet de coton. Maintenant, je suis installé dans la maison, où nous avons établi notre popote. D'autre part, mon escouade est installée dans une petite maison au seuil de laquelle j'ai photographié ce matin mes camarades d'escouade, mes compagnons de marche et de guerre.

Colis Un gâteau de riz dans une gentille petite marmite. Merci, merci pour la gentille et habile Mme Macchiati. Ça ne pouvait pas mieux tomber. Les pellicules, très bien.

Cataclysme Il faut changer de cantonnement celui de notre section est trop éloigné des autres. Adieu le lit Adieu la petite maison où je suis. Trou-


vera-t-on une table pour manger et pour écrire ? qui sait. En tout cas, c'est le sommeil sur la paille. C'est égal, on n'a pas beaucoup d'égards pour des bonshommes qui ont été au feu et passé entre les balles.

Il fait un peu de soleil par intermittences, mais frio tout de même, brrr. ce matin. Je vous envoie un bout de menthe cueilli sur un mur de cette jolie localité où nous sommes à quinze kilomètres de la ligne de feu, et qui commence comme un dôme et finit comme un pommier et dont le nom consonne avec celui d'un caricaturiste célèbre, feu depuis pas mal d'années 1

IO mars 1915.

Cher, cher petit cœur, hélas j'y avais bien pensé, allez, à la permission et à votre venue possible à Villers-Cotterets Mais il n'y a rien à faire du tout. Défense formelle Toute femme de soldat ou d'officier venant voir son mari dans cette partie du front est emprisonnée et son mari envoyé ailleurs dans une mauvaise position. Si Bataille était chez lui, peutêtre, d'autant plus que nous allons recantonner tout près et encore il y a un détail important et fâcheux, c'est que le colonel de notre régiment habite dans le château de Bataille En tout cas, j'ai écrit à ce dernier et n'ai point eu de réponse. Vous voyez qu'il n'y a pas d'espoir. Notre présence près de V. C. a excité l'envie de bien des parents la mère de Médard voulait se déguiser en marchande des Quatre-Saisons pour voir son fils (et elle connaît intimement le Directeur du cabinet de Millerand !) Hier, toute la journée (lever à 3 heures et demie du matin), travaux de tranchées à distance respectable de l'ennemi et en plein jour dix-huit kilomètres de marche on a gratté pendant six heures. On est revenu avec bon appétit, après avoir photo-


graphié les travailleurs – à 6 heures. Mais à 8 heures, ai, aï Il a fallu prendre la garde. J'ai été sentinelle de n h. 20 à 6 heures du matin. Je suis rentré me coucher dans ma chambre à 6 heures et demie. J'ai dormi jusqu'à 9 heures et demie. Demain réveil à 4 heures, et le travail de terrassement, avec les dix-huit kilomètres, va recommencer Ah on ne se croise pas les brais, quoiqu'on soit en repos. Ce soir, on développe.

Vous embrasse, mon chéri, bien bien fort et bien bien doucement.

II mars 1915.

Mon cher petit, aujourd'hui encore nous avons fait dix-huit kilomètres et nous avons creusé des tranchées et aménagé des guitounes dans les dites tranchées. Le bruit court qu'après la semaine de cantonnement à P. où nous étions, semaine qui commence dimanche, nous reviendrons ici, finir ces tranchées qui sont de solides positions de repli qu'on n'aura jamais, il faut l'espérer, à occuper. Temps mou, pluie légère, par intermittences, boue visqueuse mais le grand froid d'avant-hier est clos. Et malgré la brume et la bruine, malgré tout, on sent les approches du printemps. Pendant les marches, on se surprend à avoir très chaud et à murmurer « Il fait lourd ». Demain, comme je n'aurai vraisemblablement pas grand'chose à faire au point de vue service, on fera de nouvelles photos. S'il ne fait pas de soleil, on posera, car je veux que vous voyiez de vos yeux -.ces chers yeux si absents et si présents en moi-même le beau paysage où je me meus actuellement (je n'aurais jamais soupçonné, sans la guerre, la joliesse de certains paysages du département de l'Aisne !).

Deshayes, notre graisseux, fait des crêpes, car c'est aujourd'hui, parait-il, la mi-carême, et je mange, à mesure, les premières qui sortent de la


poêle. Vous voyez qu'on observe les fêtes du calendrier Mardi-Gras, on avait déjà mangé des crêpes. J'espère bien que vous en avez fait autant et que vous en consommâtes de votre côté. Il est vrai que la nuit de Noël et celle du jour de l'an ont été, dans mon secteur, moins brillamment fêtées 1

Horrible événement j'ai perdu la blague à tabac que vous m'avez envoyée voulez-vous me faire parvenir celle qui est, si je ne m'abuse, pendue à la clef d'un des lampadaires du bureau (je confonds les pièces, si lointaines pour moi maintenant). Quelles merveilles, il faut que je vous le redise, que la bouteille thermos et que les chaufferettes japonaises Et la lampe électrique de poche, et la montre lumineuse Ces choses rendent vraiment service, vous verrez. Quant à la boussole elle. serait parfaite si elle n'était capricieuse quant à la luminosité dans certains cas, elle luit comme une petite lune à mon poignet. Dans d'autres, je ne la distingue quasi pas. Je me perds en conjectures touchant les causes et partant les remèdes de cette instabilité de phosphorescence.

Aujourd'hui, je n'ai pas eu de lettres de vous. Mais nous sommes au soir, presque demain, et demain, j'en aurai deux

12 mars 1915.

Aujourd'hui, j'ai fait un déjeuner très particulier Nous étions en file, coude à coude, les pieds dans l'eau jusqu'en haut de la tige du brodequin. Nous ruisselions de pluie sous nos capuchons et nos toiles de tente. C'est ainsi que nous avons mangé nous cherchions sous nos capuchons, dans nos musettes, du pain et des conserves. On découpait le pain sous le vêtement, en prenant les précautions qu'on prend pour qu'une allumette ne s'éteigne pas au vent, vous savez Vous parlez d'une « croûte » on est revenu dans une tranchée-ruisseau de deux ou trois kilo-


mètres. Maintenant seulement (4 heures) il cesse de pleuvoir.

23 mars 1915.

La maison, ma chère, vient de retentir d'un bruit de discussion entre R. et moi.

Il s'agissait de préciser un fait de la bataille de Crouy. Pendant la terrible journée de bombardement de la cote 132, R. a passé une partie de l'après-midi à l'abri dans une guitoune. Or il prétend n'y avoir passé qu'un temps minime. Je n'admets pas qu'on blague sur ces choses-là. Notez que cela n'a rien de honteux de se mettre à l'abri pendant un bombardement de ce calibre-là. Les guitounes sont faites pour cela c'est même un devoir pour les hommes des tranchées. Mais quand on s'est mis à l'abri la moitié du temps, il faut dire carrément « J'étais à l'abri n J'aurais trouvé la place de me caser, je l'aurais fait. Mais n'ayant pas trouvé et n'ayant pas voulu le faire en jouant des coudes, je puis dire, avec quelques soldats de ma section cinq ou six peut-être que nous avons été à nu dans les tranchées de la cote 132, avec nos seules musettes sur nos têtes, la journée du 9, du matin jusqu'au soir.

Midi. Je vois dans Le Matin d'aujourd'hui que je suis nommé vice-président de la Société des Gens de lettres. Cet important hommage de la part de G. Lecomte et de mes collègues me touche beaucoup, et c'est fort gentil de leur part. Mais je me demande ce qu'il faut faire. Je suis hors de condition pour le moment, d'occuper effectivement ce siège envié de vice-président, si la guerre se prolonge. Mon premier mouvement a été d'écrire à G. Lecomte en le remerciant, ainsi que le Comité, et en lui disant que je leur donnerai ma démission, si la guerre ne touche pas à sa fin dans un temps très court. Voulez-vous voir Lecomte à ce sujet, lui faire part de mon état


d'esprit, lui demander son avis auquel je me conformerai en tous points.

iOT avril 1915.

Chère fifille,

D'abord une recommandation qu'on vient de nous faire de la part de Joffre II ne faut mettre sur les enveloppes des lettres qui nous sont adressées que le numéro du Régiment, celui de la Compagnie et celui du Secteur Postal.

Ceci dit, je vous expédie le portrait du sergentmajor J. l'homme aux soupes à l'oignon il nous en régala dans les tranchées de Saint-Paul, et nous avons gardé un souvenir charmé de cette cuisine. C'est un bon type, bien qu'il ne soit pas un foudre de guerre. Il appartient au fameux régiment territorial pour lequel le contact de l'Allemand est h éviter par-dessus tout, et qui retrouve, lorsque l'ennemi est en vue, ses jambes de l'active. Le chef, lui, reste dans son bureau et ne vient jamais en première ligne dans les tranchées. Il est bien habillé et bien astiqué, bien vernissé comme une belle faïence, mais comme la belle faïence, il ne va pas au feu Je lui ai dit cela l'autre jour, et, nonobstant une très légère grimace, il a avalé. J'ajoute une épreuve sur papier du jeune médecin auxiliaire Yverneau, qui loge à côté de nous. Je lui ai donné la pellicule. L'épreuve est donc seule de son espèce, gardez-la bien.

Il se confirme qu'on part d'ici le 10 pour la tranche (on va la retrouver changée, séchée et racornie !) on y reviendra le 25 et ce sera presque mai Demain, Vendredi saint, on mangera de la viande Le capitaine nous a réunis pour nous dire qu'il n'y avait pas eu moyen de donner de la morue. Il a ajouté que le Pape avait, par une encyclique spéciale, autorisé le gras en cas de guerre E. fera maigre pour une raison péremptoire il a fait maigre depuis


trente ans. Moi, inutile de vous dire que j'avais gardé du poulet pour demain. A propos, voulez-vous m'envoyer une boîte du dit ?

Je ferme, après avoir ouvert mes bras pour vous serrer dedans.

3 avril 1915.

Quel ennui que ces irrégularités de la poste Je suis navré quand je vois, mon beau petit cœur, que vous vous inquiétez. Mais qu'y puis-je ? Avez-vous vérifié les dates de mes lettres ? Elles se suivent chaque jour, sans aucune exception je m'arrange toujours pour qu'elles soient mises avant l'heure de la levée. Il m'est arrivé à plusieurs reprises (pas souvent, mais deux fois au moins dans ces dernières trois semaines) de vous écrire deux fois par jour. Mais que voulez-vous. Le système qui consiste à accumuler les lettres pour les faire partir en paquet, comme celui qui consiste à priver les hommes de leurs colis quand ils sont aux avant-postes, qu'ils en ont le pius besoin, et que les embusqués du service postal ne risquent rien du tout comme toujours pour les leur apporter, c'est bien militaire, tout ça. Ici, on fait de la parade. Hier matin, on a défilé pendant une heure un quart au son de la musique. Aujourd'hui, revue d'un général. Ordre de parquer les malades dans une cour, et défense aux simples soldats de se montrer dans les rues où s'apprête à passer le Grand Chef. On se demande si on va ou non museler les malades.

Vous croyez vraiment que l'Italie va marcher ? Ici on n'en a pas l'impression. Elle marchera peutêtre, croit-on, mais quand tout sera fini, ou à peu près.

J'inclus (pour le moment je ferai peut-être plus d'ici ce soir) deux épreuves. Elles ont été obtenues avec l'appareil de Paul et il garde les plaques. C'est vous dire que ces positifs sont les seuls que j'aurai


de ces vues et qu'il faut les soigneusement laver. Elles représentent i" la cuisine de la section. L'autre photo, suite de la première, est la cérémonie de la soupe. La lessiveuse dans laquelle celle-ci est confectionnée (sur le front ce sont les lessiveuses qui servent de marmites) a été portée devant le cantonnement de la section, et le caporal remplit les gamelles à l'aide de la louche.

Pour Lecomte, mon petit coco, il aurait mieux valu que vous le vissiez, parce que ce que je voulais savoir, c'était sa pensée personnelle. Je ne suis pas, en priacipe, d'avis d'obtempérer à la demande de C. filandreuse et tendancieuse, et par laquelle il me paraît vouloir me donner à entendre que je ferai bien de m'en aller. J'appréhende qu'il serait maladroit de faire ce qu'il demande. Sa première lettre où il me parlait de ma candidature comme uniquement suscitée pour faire échec à la sienne ne m'avait pas plu. J'avais relevé ce passage de sa lettre et alors il m'a envoyé une longue missive mielleuse et peu claire qui m'a assommé. Ma conviction est qu'il a intrigué tant qu'il a pu jusqu'au dernier moment, et malgré Lecomte qui fait allusion à lui pour avoir la place.

Au retour d'une cérémonie l'attribution d'une croix de saint Georges de quatrième classe à un adjudant, cérémonie pour laquelle on nous a fait piétiner et défiler pendant trois heures sous une pluie battante O beautés de la vie de caserne je termine cette lettre. J'y enferme deux négatifs. Et je prends votre chère petite tête dans mes mains, en vous suppliant de ne pas vous inquiéter du retard de mes lettres, si, comme c'est malheureusement probable, ce retard se reproduit de nouveau.

Macchiati m'a écrit une gentille et intéressante lettre. Dites-leur mille et mille choses de ma part. Votre.


5 avril içi$, soir.

Chère petite enfàntelle. J'ai bien reçu hier les œufs de Pâques Ils ont eu un très gentil, très cordial et très gros succès. Mon escouade se compose actuellement de neuf soldats, et ils auront chacun plusieurs petites machines. C'est une charmante idée de votre part, mon chéri, et une attention qui a beaucoup touché ces hommes qui presque tous sont à la guerre depuis huit mois et ont couru beaucoup de dangers.

Quant au relève-moustaches, je ne l'ai point je le regrette d'autant plus qu'il était, me dites-vous, accompagné de petits pois. Hélas hélas hélas mais il arrivera peut-être demain, après tout. Le dernier paquet que j'ai reçu contenait la chemise anglaise et un poulet, le tout assaisonné de sinapismes. Les photos que vous m'envoyez et qui vont ravir E. sont admirablement virées. La plus foncée surtout, ça, c'est de la belle photo, c'est de l'art,. ma chère Toute cette variété de papiers est très heureuse, à mon avis.

Il y a, dans L'Illustration du 27 mars, une très belle photographie de tranchée jonchée de morts où ont pénétré des soldats français, après un assaut. Nous avons eu ce spectacle à Crouy et sur la cote 132, avec cette différence que-nous n'avons pas eu de corps à corps, les tranchées boches ayant été évacuées par les survivants avant que nous ne sautions dedans.

On ne parle maintenant ici que de notre départ aux tranchées. On commence à envisager le montage du sac. Nous n'allons pas dans nos anciennes tranchées, nous en occuperons d'autres plus à l'est, mais dans le même secteur, néanmoins.

La brave grand'mère s'assoit dans les coins et reste toute triste. Elle regrette notre départ et en est émue. Les gesticulations frénétiques de Médard


improvisant une chanson ou imitant Mounet-Sully l'ont d'abord abasourdie et épouvantée (il faut voir aussi le gars quand il est lancé). Puis elle s'y est habituée et elle nous regrette tous, depuis moi jusqu'au maître d'école (Suilhard), jusqu'à « M. Emile, qui est un si drôle d'homme », jusqu'au « petit gros qui est possédé » (Henriot, lequel est, en effet, fort diable).

6 avril. On ne part plus aujourd'hui. Ce ne sera vraisemblablemen que samedi. Voyez comme en a de la chance. Nous avons un nouveau colonel qui nous a fait faire ce matin, à partir de 5 heures, une marche de quinze kilomètres. Il a fait très beau soleil. Le temps est remis. En rentrant, j'ai photographié l'escouade avec les chapeaux de papier.. 6 avril IQ15.

Je viens de recevoir le courrier. Décidément, il s'est mis à se régulariser, c'est épatant. Non, mon petit, je ne suis pas neurasthénique, et il n'y a pas de danger que je le sois jamais. Mais je dois dire que l'état d'esprit général est plutôt morne et que le cafard règne avec tyrannie dans notre cantonnement. Les hommes qui sont mobilisés depuis le commencement d'août en ont assez.

Dans notre coin, on se défend bien. En réalité, le commandement sait mal s'y prendre. Il embête les hommes avec des exercices de parade et des obligations de caserne.

Médard rentre, son front est sombre. Il rouscaille et tousse il paraît que le nouveau colonel est terrible et qu'il va nous faire faire l'exercice tous les matins jusqu'à samedi (on ne partirait que samedi) de 5 heures à i heures du matin, avec marche de quinze kilomètres, manœuvres, assaut à la baïonnette, etc. Les gradés voient d'un mauvais œil le


lever à 5 heures (ou plutôt 4 heures et demie) eux qui aiment tant faire grasse matinée 1

7 avril.

On s'est levé à 4 heures et demie. Il pleuvait et ventait moultement. Du reste, toute la soirée d'hier (après beau soleil) vent et pluie. On est parti pour la marche, mais il y a eu, après vingt minutes de rassemblement, contre-ordre. Vous me direz que ce contre-ordre qui était certain, aurait pu se produire hier au soir et nous éviter le lever à une heure indue et l'arrosage matutinal. Mais ça n'aurait pas été militaire, et il n'y a pas d'exemple qu'on ait arrêté un exercice et une marche à cause de pluie avant que les hommes aient été assemblés et mouillés. Vous ne sauriez croire l'incohérence, le désordre et la maladresse qui, des grandes choses aux petites et des petites aux grandes, président à la vie qu'on mène ici. C'est complètement idiot. 8 avril 1915.

Mais oui, ma belle petite chérie, mon petit cœur adoré, je reçois maintenant une lettre de vous tous les jours, tous. Ça va-t-il durer ? Je n'en sais rien, mais ça dure depuis près d'une semaine. J'attends le paquet; les poulets J'attends aussi le caoutchouc. Bigre je serai bien chargé en partant d'ici pour les tranchées de V. mais tout cela est bien utile 1 On exige maintenant pour l'exercice des chargements complets de deux cents cartouches (soit près de six kilos de cartouches, charge démesurée et absurde pour un soldat, et qui est cause que les hommes se débarrassent de leur trop plein de cartouches dès qu'ils le peuvent, et font ainsi un gaspillage pitoyable et ruineux de leurs munitions). Tout le monde est sur les dents. Le commandant taille des


croupières aux sergents. C'est le régime de l'active dans toute son ampleur. Pour des hommes ayant fait la guerre si longtemps, c'est un peu dur, aussi l'état d'esprit je le sais d'autant mieux que je me suis toujours efforcé de le relever chez ceux qui m'entourent est déplorable. Les hommes toussent, les gradés aussi, et je croîs bien que s'il y avait un coup de chien en ce moment, le commandement rencontrerait des difficultés qu'il devrait avoir le discernement de prévoir.

Aujourd'hui 9, on rentre de la marche à midi et demi (depuis 5 heures). On a fait au moins vingt-cinq kilomètres à travers champs. C'est trop pour de l'en» traînement. Huit jours de ce régime-là et ça ira mal, je crois Des ondées de grêle très cinglantes, entre temps. Trente-cinq malades ce matin à la Compagnie. La visite à 4 heures du matin pour permettre de faire marcher les non-reconnus. Quelles brutes 1 Demain, quarante kilomètres (all right î). Votre.

11 avril IÇ15, 6 heures du soir.

Tout à l'heure, à 5 heures, on m'a remis deux paquets 1 poulet, gâteaux mie (exquissisimes, ma chère !), poulet et andouillettes aux lentilles (ai* que ça va être bon !) J'ai un capuchon, et j'espère que vous avez eu à temps mon avis pour le manteau mais j'ai bien peur qu'il refasse le voyage 1 12 avril, 8 heures du matin..

Je continue ma lettre assis par terre dans un bois, au soleil. Nous sommes partis en corvée à vingtcinq pour aller faire des fagots et des piquets (il en


faut environ 100.000 pour finir d'organiser les fils de fer devant les tranchées de notre secteur). Le chemin a été charmant et je pensais à notre forêt d'Halatte à certains moments et même à une partie du chemin entre Senlis et Aumont. Les autobus parisiens passent devant moi, tandis que je me repose. J'en ai pigé un avec Pige-Tout. Vous voirez. Quand partons-nous dans la tranche ? On finit par ne plus savoir. Peut-être tout de même jeudi ou vendredi. Mais ne vous en faites pas, ce n'est pas sûr du tout. Elle va être très habitable, par ce temps chaud dont les ondées capricieuses et les giboulées n'atténuent pas en somme la tiédeur. Je suis désolé de ce que vous me dites de Zezzos, oui, certainement, il faut l'envoyer à Aumont.

B. a reçu le paquet, il est fort content, le pauvre. C'est un être chétif et facétieux qui, au repos, dans sa cuisine, coiffé d'un fez, est volontiers sarcastique pour ses interlocuteurs. Mais au feu, il est moins riant. Il avait une bonne tête dans la rue de Crouy, le long d'un mur, le 12 janvier mais il a tout de même fait ce qu'il a pu, tout en ne parlant guère

Je boucle cette lettre dans la chambre d'une brave dame où nous avons déjeuné copieusement avec des provisions qu'tmile et moi nous sommes allés chercher dans le village d'H. où nous sommes. A une heure on va retourner dans le bois refaire des fagots et abattre des arbres. Comme il fait biau, Bou Diou

Vostrissime.

14 avril 1915.

Cher petit cœur. Je vous écris sur mes genoux, un peu vite parce qu'on fait des préparatifs de départ. L'heure de la tranche approche. On ne va pas la reconnaître, depuis le temps.


La plupart des soldats et gradés font la grimace hier on en a vacciné une potée et ils ont la fièvre et l'épaule de travers ce matin. Aussi la perspective de marcher dans ces conditions n'est 'pas accueillie avec enthousiasme. Le fait est qu'après un pareil repos, avoir attendu la veille du départ pour vacciner contre la typhoïde, me paraît une des choses les plus énormes et les plus. militaires que j'ai vues depuis le début et j'en ai vu, fichtre de fichtre 1 La route, qui est longue, et qu'on accomplit avec chargement complet, va être jonchée de traînards.

Grand'mère est dans tous ses états et a la larme à l'œil. En réalité, on n'est pas encore très sûr de partir. Il paraît que le médecin-major a protesté et demandé qu'on remette à demain. On attend, on attend. et on monte ses sacs.

Il paraît que les colis ne sont pas partis et vciit nous être rendus 1 Pas de chance décidément. Vous embrasse, mon chéri, de tout mon cœur.

18 avril IQ15.

Chère petite mignonne jolie. Ça y est. Elle est faite, la terrible marche avec chargement complet 1 Nous avons quitté hier soir à 6 heures le Gr. R. et la grand'mère, qui était fort désolée et était décidée à ne plus désormais recevoir de soldats. Nous avons mis sac au dos et avons cheminé sur les routes jusqu'à minuit. Ça fait vingt kilomètres bien tassés ». D'aucuns même affirment que ce sont vingt kilomètres « en caoutchouc », c'est-à-dire qu'il faut compter vingt-deux au moins. Toujours est-il qu'on est arrivé au nouveau cantonnement en bon état. J'ai fort bien supporté la chose et aurais bien continué à marcher pendant toute la nuit. Il y a eu du reste peu de soldats qui ont « laissé çà là » et pas beaucoup qui ont mis leur sac dans la voiture. J'ai abandonné quelques brimborions à grand'mère, qui les garde pré-


cieusement pour me les remettre plus tard, ou me les envoyer, au besoin. Parmi ces objets mes jumelles, utiles mais on m'en prêtera s'il est nécessaire. On est malheureusement obligé de sacrifier du bon le sac de couchage, les cartouches, les boîtes de conserves réglementaires et le fusil représentent déjà environ vingt kilos.

Nous sommes dans un village, S. (*), dont le nom ne vous dirait pas grand'chose. C'est un village comme un autre une vague réédition de fermes, d'enclos et de granges. Une de celles-ci nous a servi de cantonnement. Elle était bien un peu aérée, mais ça n'en valait que mieux, et grâce au sac de couchage, j'ai chaudement et confortablement dormi. Au reste, le matelas de grand'mère, posé à même le plancher, était assez dur, et la paille ne m'a pas changé beaucoup. Ce matin, on a été réveillé par une rafale de coups de canons posés tout près et tirant sur un aéroplane allemand. Dans le ciel tout bleu, sans une tache, on voyait le petit aéroplane insectiforme et les tout petits nuages ronds et blancs des shrapnels qui l'encadraient assez bien, malgré sa hauteur. Il a fui néanmoins, précédé et suivi des petits nuages qui, après son passage, faisaient dans le ciel une espèce d'écharpe de flocons. D'autres sont venus dans la matinée, qui ont également passé au travers des bouquets de bombes. Toute la matinée comme du reste tout l'après-midi il y a eu repos, comme tout lendemain de marche, à charge seulement pour l'escouade de préparer les dispositifs contre l'incendie baquets d'eau et seaux, des râteliers d'armes et un garde-fou autour de l'ouverture par laquelle on accède dans notre grenier. Mimile et Paul sont allés, dès le matin, faire une virée en ville à cette fin de découvrir un lit et une chambre avec table, et, autant que possible, cheminée pour faire notre popote. Ils ont trouvé-cetïe" chambre, l

(*) Serches. 'y, <


qui, par surcroît, contient justement un lit. Mais ce lit a déjà un occupant un artiflot (artilleur) qui s'y étend depuis un nombre considérable de nuits. Cet artiflot était sans doute à sa batterie et n'a pas encore paru. Une surprise désagréable attend le pauvre lorsqu'il viendra prendre possession de son plumard Paul et Mimile ont résolu d'user de leur pouvoir de sergents et de « vider » l'artiflot tel le coucou qui s'installe en maître dans le nid d'autrui et s'y maintient par la force. C'est d'ailleurs ainsi que cela se passe du haut en bas de l'échelle le sergent ou le caporal vide le simple biffin possesseur d'un lit, mais le sergent-major vide le sergent, et l'adjudant vide le sergent-major. Je ne vous parle pas de l'officier qui, lui, vide tout le monde, y compris le propriétaire, s'il est nécessaire. C'est ce qu'on appelle le système D. Chacun pour soi, selon ses galons et ses moyens et tout cela sans discussion « en douce poil-poil », comme on dit.

Cet après-midi, après un déjeuner dans la chambre de l'artiflot qui ne sait pas, j'ai été me promener un peu dans la campagne puis je me suis installé, au soleil, au pied d'un grillage, dans la cour de la maison du cantonnement et je vous écris tandis que les soldats forment des groupes, les uns autour d'une bonne manoche ou manille, les autres, s'exerçant au saut et à la lutte.

Entre temps, on m'a fait appeler pour me proposer d'être caporal. Pour la quatrième ou cinquième fois, j'ai décliné cette offre. Je ne m'en ressens pas du tout, ainsi qu'on dit ici, pour le métier de caporal en particulier et pour le galon en général. Mes vieilles idées me font préférer rester dans le rang, et elles ne sont pas fichtrement modifiées depuis la guerre 1

La proposition dont j'avais été l'objet après la bataille de Crouy, d'être cité à l'ordre du jour ou nommé soldat de première classe est revenue sur l'eau je pense que ce sera la deuxième conjoncture


qui se produira. J'aurais préféré la citation, mais vous pensez bien que je n'ai pas remué le petit doigt pour faire avancer cette affaire ou la faire tourner selon mes préférences. Je ne demanderai jamais rien et j'évite avec soin de me lier avec des officiers. J'ai fait une seule demande, on m'a affecté, à cause de ma classe, à un régiment territorial d'arrière, et j'ai demandé à rester au 231e et sur le front. Cette originale réclamation a beaucoup impressionné les poilus de la compagnie. Je crois à la nécessité du sacrifice dans une guerre qui est une guerre de libération sociale, comme celle de 1792. Mais quand il s'agit d'exercices, de parades, de péniblès efforts inutiles, et autres bêtises, je tousse plus fort qu'eux.

Nous sommes ici à plusieurs kilomètres de la ligne de feu. Sur les deux bataillons, deux compagnies se détachent pour aller occuper pendant quatre jours alternant avec quatre jours de repos ici les tranchées qui sont en avant. Après une vingtaine de jours de ce régime, on reviendra soit au Gr. R. soit ailleurs, mais pas mal à l'arrière, pour une quinzaine de jours. Voilà l'ordre et la marche du cortège. L'artillerie semble abonder ici, et on parle beaucoup du nouvel explosif. On dit aussi que l'Italie, sustentée et remise à flots par les soins des alliés, va bien effectivement marcher. Que ne dit-on pas aussi 1 Mais il me paraît bien, à travers tout cela, que les engagements volontaires des Anglais ne sont pas aussi abondants qu'on le croyait et qu'il le faudrait. Au revoir, ma fifille. Je vous embrasse avec toute l'émotion de ma tendresse.

22 avril IQ15.

Vous ne sauriez croire, mon petit, combien j'ai été (*) Le Grand Rozoy.


ému et ravi à l'idée que vous étiez venue à Aumont. Non seulement parce que c'est à peu près à michemin entre Paris et ici, mais parce que ma campagne et « la nôtre » se ressemblent comme des sœurs les jardins, les pommiers, les enclos, les bouts de murs sur 'herbe, les barrières et même lés maisons sont p? veilles ici à celles de là-bas, de même que sont identiques les violettes et les pâquerettes que vous m'envoyez (et que je vous renvoie pour qu'elles ne soient pas plus abîmées et perdues que vos lettres) et celles qui poussent dans le bois orné d'un ruisseau qui avoisine notre campement. Et le printemps aussi est le même et donne les mêmes idées. Il semble, en effet, qu'il ne puisse pas y avoir de guerre, cette chose monstrueuse, et surtout stupide, ni de batailles, qui, d'un peu loin, doivent faire l'effet de ce qu'elles sont en réalité une seule grande armée qui se suicide. Pourtant, elle continue vous entendez le canon et le fusil et nous aussi, un peu mieux, quoique nous ne soyons pas dans la fournaise. Il y a quelques jours, on a manqué nous faire partir comme renfort pour quelque attaque à repousser. On a traversé des champs ensemencés, déjà verdissants, on a pénétré dans un bois ensoleillé, et là, on a béatement attendu que sur la route s'avancent, pour nous emporter, des autobus de Paris Madeleine-Bastille, Gare du Nord-Champ de Mars, etc. vêtus d'un uniforme gris-bleu, comme nous. Le cliché que je préparais aurait valu la peine, mais on n'a pas eu besoin de nous, vu qu'il n'y a pas eu d'attaque allemande. Les Boches ont laissé démolir leurs carrières sans rien dire. Ils sont, sans nul doute, incapables de prendre une offensive sérieuse. Ici, toutes les positions sont si bien gardées, par l'artillerie notamment, qu'il serait à souhaiter qu'ils prennent cette offensive. Mais ce sont des petits gars malins et renseignés et ils n'en feront rien.

C'est demain soir, jusqu'à nouvel ordre qu'on entre dans les terriers. C'est à trois kilomètres


d'ici, mais ne soyez pas trop surprise si demain je vous dis que c'est encore retardé.

Vous avez raison mille fois de vous installer à Aumont. Profitez du beau temps qm, peut-être, ne durera pas. Il ne me sera pas possible, hélas, d'y venir en permission, car on ne donne pas de permission à ceux qui font le service armé toutes les permissions sont pour les embusqués. Ma pensée sera là-bas avec vous et je vous verrai. Il me semblera qu'Aumont et notre maison seront retrouvés et récupérés par moi puisque vous y serez.

Faites-vous photographier, hein ?

Je vous embrasse tendrement.

Paul git, en proie à la fièvre consécutive à la piqûre antityphique. Médard a bien pris l'opération. Il a chanté des chansons échevelées où il célèbre le vaccin, vieux comme le monde puisqu'on connaissait l'Épicure

23 avril 1915.

Je n'ai point eu de lettre hier La dernière que j'eus était datée d'Aumônt 18. Je crois que l'Administration nous estampe, ma chère. Enfin peut-être tout de même aurais-je, ce soir, deux lettres. Le vaguemestre arrive à 7 heures 1/4 dans sa voiture à bâche. Mais il se dirige aussitôt vers la maison du commandant avec lequel il doit avoir une conversation )rt intéressante et capitale, car il ne revient que vingt minutes après au poste de police où l'attendent tous les sergents de jour. Chacun reçoit un paquet de lettres et de colis pour toute la Compagnie, et la distribution se fait dans un local quelconque désigné par le sergent de jour Hier, c'était à environ un kilomètre du poste de police, car ce village-ci, comme beaucoup de villages en général, et comme Aumont en particulier, est surtout composé d'une rue, et elle est longue, la


soeur On a ainsi lettres et colis vers 8 heures et demie du soir.

14 heures. On ne part pas ce soir aux tranchées, tout au plus y aura-t-il travaux de retranchements, cette nuit, pas bien loin d'ici. Ce qu'il va y avoir dans ce coin de pays, de sapes, de boyaux et de myriamètres de fil de fer

Tout à l'heure, nous sommes allés à l'exercice. Tout le long du chemin, nous entendions Vercingétorix Barbier raconter les farces qu'il faisait dans son métier civil, celui de livreur en tri-porteur. Son passetemps préféré était, lorsqu'il passait dans une rue chic de Paris, d'assener un grand coup de poing en passant sur les chapeaux haut de forme des messieurs, le chapeau cc s'enfonçait jusqu'aux esgourdes » et lui, Barbier, « les mettait en moins de deux ». Si bien qu'il était hors de portée lorsque le « zigotteau pouvait sortir sa fraise de là-dedans ». Au retour de l'exercice, on s'installe et Emile et Paul, silencieux et captivés, essayent de trouver le mot carré que propose le Bulletin des Armées. Ils n'y arrivent pas, peinent et suent, mais n'y renoncent pas. Je vous envoie ledit mot carré si le cœur vous en dit.

Aujourd'hui il fait toujours beau, mais un peu plus frais la Lune Rousse est la coupable, dit-on. Toujours est-il que le commandement vient d'ordonner de rendre les gants, les cache-nez et les passemontagnes Défense d'avoir froid, a ordonné le Général ou le Colonel. Il avait déjà ordonné « Défense d'être mouillé quand il pleut » et le capuchon est rigoureusement interdit au 231e de ligne, même en cas d'averse diluvienne. On a le droit de mettre la pèlerine mais il faut laisser le capuchon en arrière et ne le mettre sur la tête sous aucun prétexte surtout s'il tombe de l'eau.

Ces ordres se renforcent d'un autre il faut que la barbe soit taillée en pointe et non autrement.


Est-ce pour s'en servir comme arme ? Probablement, car l'insistance que met le haut-commandement à l'exécution de cet ordre ne peut manquer d'avoir, comme tout le monde le pense dans les circonstances actuelles, un intérêt militaire et stratégique de premier ordre.

Cela me rappelle pourquoi, je ne sais pas, car cela ne se ressemble pas la décision d'après laquelle on a vacciné le régiment contre la typheide, la veille du départ du cantonnement où on était resté vingt-trois jours. Vous voyez comme la tradition est magnifiquement ancrée et établie, toujours semblable à elle-même, au sein de l'armée française 1 Ci-joint la coupure du Bulletin, et à bientôt mon petit cœur.

Je ne lirai pas votre chère écriture avant demain matin je suis désigné par le sort pour la corvée de terrassement de cette nuit.

24 avril IQ15.

Cette nuit, on a posé des piquets et des fils de fer le long de l'Aisne. Vous parlez d'un fil de fer barbelé j'en avais « les pognes toutes amochées », comme on dit. J'ai aussi, avec les camarades, véhiculé des pieux qui étaient pépères, je vous prie de le croire Nous avons eu quelques boites à mitrailles et shrapnels de 77 qui sont tombés à côté, et quelques sifflements de balles, trop haut. Notre artillerie a répondu d'une façon énorme à cet arrosage. Maintenant, c'est la règle, qui est précisément le contraire de celle de jadis pour un obus allemand, dix obus français, en moins de deux On était parti à 6 heures, on est rentré à 4 heures et demie du matin. Je n'ai guère dormi, vous pensez, une heure à peine et me voici. Médard et Paul sont là. Médard, après avoir lu une poésie de Pioch (qui m'envoie Les Hommes du Jour), en imitant tour à tour Mounet-Sully et Sarah Bernhardt, a profité de


ce que S. furieux et souffrant de son vaccin antityphique, s'était étendu, tout pâle sur le lit de l'artiflot, pour imaginer une scène macabre mais que cet animal-là a rendue fort comique par sa verve et sa faculté inouïe d'imitation Il a imaginé que S. était mort, et ouvrant la porte, la figure crispée et grimaçante de douleur, le képi à la main, la voix larmoyante, il hélait les soldats passant dans le cantonnement et les priait de venir voir le triste spectacle. Ils entraient, l'œil un peu éberlué, il les conduisait un à un vers le lit, et avec des sanglots dans la voix leur parlait du mort, vantait ses qualités, son cœur, etc. Il fallait l'entendre répéter, d'une façon déchirante « II n'est presque pas changé N'est-ce pas qu'il a l'air de dormir Regardez-le. Ah c'est horrible » De là, il s'est attaqué au match de bilboquet, la poursuite du « record avec gueulement », c'est-à-dire du record accompli malgré les cris, les gesticulations et les surprises des assistants. Vous parlez d'un « baroufe » C'était un vacarme plus qu'assourdissant.

Le temps est gris ce matin. Nous ne nous sommes pas plaints, cette nuit, qu'il y eût quelques nuages devant la lune, mais la brume d'aujourd'hui n'est pas drôlette.

On ne sait encore quand on part aux tranchées. La participation aux travaux va reculer encore l'échéance. Tant mieux, parce que dans ces tranchées-là, on n'a plus de maison. On vit dans la tranche, on couche dans les abris et les guitounes. Le discours de Lord Asquith à Newcastle m'a ouvert des horizons. Je crois que l'Angleterre ne fournira pas ses trois millions d'hommes, mais elle remplacera par un nombre de canons et de munitions tel que cela reviendra au même. Il lui est plus facile et plus agréable de fournir de l'argent et du matériel que des volontaires. Peu importe, si le même résultat est obtenu.

Je vous embrasse de tout mon vrai cœur.


25 avril r9r5.

Mon chéri,

Médard m'a apporté votre lettre hier soir à 8 heures et demie, tandis que j'étais stoïquement debout à un coin de rue sous le ruissellement de la pluie. Vous avez deviné que j'étais sentinelle mais sentinelle pour rire, de garde à la sortie du cantonnement pour arrêter les voitures, les automobiles, les civils errants et empêcher les soldats de sortir pour aller faire des virées dans les faubourgs du patelin. Comme le grand caoutchouc me fut utile Et combien grande était mon erreur de n'en pas vouloir. Par des nuits comme celle d'hier, où il a flotté sans discontinuer, c'est un bienfait. Dommage que ce soit si lourd et qu'il y ait tant de choses qui soient également utiles

Pendant que j'étais de garde (de 8 à 10, et ce matin de 6 à 8) une partie de la Compagnie s'appuyait la corvée de fils de fer que j'accomplis hier. Ça par la pluie, avec une quinzaine de kilomètres de chemin boueux, c'est une sale corvée, ça Mais, par contre, les malheureux dont quelques-uns sont partis avec, pour toute protection, une toile de tente qui est aussi imperméable que du papier d'emballage à peu près, ou simplement leur capote dont l'étoffe légère et spongieuse est comparable au papier buvard, sont revenus dans un bel état Leurs chaussures, en carton, transpercées. Le chemin était si mauvais qu'à un certain endroit, les bonshommes tombaient les uns sur les autres dans la fange, comme dit M. (que devient-il ?)

Je vous envoie d'autre part une carte postale. Entre elle et cette lettre ce sera une course. Nous verrons quel est le plus rapide mode de faire voyager l'écriture.


29 avril 1Ç15.

Qui fai calo, Bou Diou Température tropicale, même pendant la nuit. Nous partons pour un nouveau cantonnement demain soir, et nous faisons trente kilomètres. C'est gai. Le sac est de plus en plus chargé. Sous prétexte de nous donner tout ce qu'il nous faut, on nous accable sous la marchandise.

Je vous demanderai aussi de ne pas oublier les photos de vous que vous m'avez promises. Celle 1830 assise serait-elle loupée qu'on ne la voit pas ? Suilhard va peut-être tout de même avoir sa permission. Pas d'autres nouvelles de chez lui. Il attend très angoissé.

J'ai reçu la magnifique boîte de poulet par chemin de fer à ce soir, je vous dis, mon petit coco chéri. iDr mai IÇ15.

Mon cher petit enfant, la marche a eu lieu Elle a été terrible chargement complet et surtout à partir de 5 heures du matin (nous sommes partis à minuit et demi), soleil, chaleur, poussière, &ï) aï, aï C'est une température juilletesque et même aouteuse, et j'ai presque peur que vous ayez trop chaud à Aumont où vous êtes depuis ce matin et où sans doute vous ouvrîtes l'ceil en face du cerisier en fleurs, tandis que j'arpentais les routes qui m'ont fait des souliers blancs d'un grand effet estival. Médard et Suilhard (qui attend toujours sa permission, et qui, par une grâce d'état espère, alors que la lettre qu'il a reçue parlait d'agonie et de fin) ont trouvé un lit pour eux, et dans la même maison, on fera popote et on écrira son courrier à son petit grand cœur resté à Aumont. Je suis dans la dite


ferme de ce pays, qui s'appelle B.sur-0. (*) et qui est charmant parce que plein de sources et de ruisseaux. Je viens de faire d'abondantes ablutions dans une fontaine qui alimente une cressonnière non loin de la cour de ferme où donne la grange qui sert de dortoir à ma demi-section. L'eau a fait de ce domaine un jardin exquis par le beau temps prés et vergers. J'en tirerai une photo, et vous le verrez d'ici. Mais c'est vous à Aumont que je voudrais voir aussi. Qu'allez-vous faire dans la maison et le jardin ? Racontez-moi cela. Le catalogue des livres, c'est bien, mais j'imagine que ce travail ne pourra s'entreprendre dans le courant de la journée si le temps demeure aussi brûlant car j'ai souvenir de la fournaise qu'est alors l'atelier, réceptacle des volumes. Comme à S. (*) où nous étions encore hier, le seul spectacle du paysage chauffé à blanc qui s'encadre dans la porte ouverte donne une torpeur à tout l'être. Le tir, les échecs, le billard ? Au fait, le piano est-il toujours là ?

H. ronfle sur la paille, au cantonnement. A côté de lui gît D. notre cuistot, qui dort un œil ouvert, phénomène curieux. Suilhard somnole et Médard, n'y tenant plus, vient de s'étendre sur la pelouse, sous sa capote. Moi seul, reste bravement au travail Vous embrasse.

Lundi, 3 mai 1Q15.

Il fait un peu frisquet, pas ? cette nuit et ce matin, et je crains que la maison ne vous ait pas suffisamment protégée contre la rigueur de la température. Mais voici qu'à cette heure, le ciel se chauffe progressivement. Que dis-je Le soleil perce la brume et pénètre sur les dalles rouges de la chambre où je trace ces mots 1

(*) Serches.

(*) Billy-sur-Ourcq.


Pour moi, j'aime mieux cette accalmie dans la chaleur, car cela devenait excessif dans notre dernière marche, pourtant courte, il fallait de temps en temps s'écarter précipitamment pour ne pas dégringoler comme des capucins de cartes sur un bonhomme qui tombait. Cette vague torride commençait à devenir inquiétante, je vous le dis.

J'ai reçu hier le paquet contenant des gâteaux secs, de la confiture de marrons, du maryland et un beau cahier de Job blanc et or, ainsi que du beurre. Tout cela est bel et bon.

J'attends avec impatience des nouvelles, le récit du voyage, de l'installation et des photos. 4 mai 1915.

Mon cher petit. Nous avons eu une journée encore plus triste après une attente si pénible. Suilhard n'ayant pas de nouvelles, s'était repris à espérer. Or, hier soir, il va au courrier et en apporte deux lettres l'une de sa sœur pour moi (il avait reconnu l'écriture) l'autre de sa mère pour lui. Il n'osait pas l'ouvrir. Il s'y est décidé en lui annonçait que sa femme avait été enterrée le 30 avril Sa permission est arrivée aujourd'hui. Hier soir, nous sommes restés autour de lui, jusqu'à 10 heures du soir. Vous pensez dans quel état était ce malheureux. Sa femme était charmante, avait vingthuit ans, et il m'a montré les lettres gentilles qu'elle lui écrivait. C'est une victime de la guerre à ajouter aux autres. J'aurais presque souhaité qu'il n'obtînt pas de permission pour revenir dans cette maison non seulement vide, mais encore bouleversée par la maladie et la mort. Nous allons envoyer une couronne « au nom de ses camarades de guerre ». Je lis avec plaisir, mon petit, ce'que vous me dites sur Aumont dans votre lettre contenant du muguet


(chacune de vos lettres me porte bonheur quand elle arrive, et celle-là plus encore !)

J'ai passé toute la journée, aujourd'hui, dans la forêt. Départ à 5 heures du matin. Huit kilomètres de chemin. Arrivée à 7 heures. Abattage d'arbres. Il fallait en abattre ioo. C'étaient de jeunes hêtres d'une quinzaine de mètres de hauteur. Puis on les ébranchait à la serpe, on les débitait à la scie passepartout qui est une longue lame d'acier flexible et dentelée munie à chaque bout de poignées et maniée par deux hommes qui se font face chacun d'un côté du tronc. Il a fallu ensuite épointer de grands et de petits pieux. On les pose star un billot et on les taille à la hache ou à la serpe comme des crayons. On a mangé dans la forêt. On y a reçu une ondée pépère, puis on est revenu le soir, assez fatigués, surtout à cause du temps lourd. Cette journée sylvestre n'a pas été sans charmes. Mes mains commencent à être roussies sur le dessus et calleuses au dedans 1 Médard a eu une aventure qui aurait pu mal tourner. A notre dernier cantonnement, à vingt-cinq kilomètres d'ici, on a distribué des calottes en fer pour mettre dans les képis, à raison de deux par escouade. Or les hommes n'ont pas pris ces calottes qui leur faisaient mal à la tête, et les ont « fichues en l'air ». Or, le colonel, qui avait sans doute eu vent de la chose, s'avise de demander qu'on lui représente les calots métalliques, en menaçant de peines de prison les hommes n'ayant plus cet objet à eux confié, de casser les caporaux des escouades où il en manquerait, de rétrograder les sergents et les chefs de section. Vous jugez de la consternation D'autant plus que dans la compagnie voisine, le colonel était passé aux actes et avait opéré les exécutions en question Médard était comme fou redevenir simple caporal sur le front pour une bêtise pareille (car jusqu'ici on n'avait jamais exigé de comptes aussi stricts) c'était plus que dur Il a dû partir à bicyclette au dernier can-


tonnement et revenir en vitesse. Heureusement, il a retrouvé, épars dans les granges où couchèrent nos troupes et où couchèrent d'autres troupes, vin nombre de calottes suffisant pour mettre à l'abri notre compagnie (à l'abri des punitions tout au moins). Sa pédale a cassé au retour et il a dû faire une partie du trajet à pied, dans la nuit noire, sous une pluie diluvienne. Il est revenu à 3 heures du matin.

Le colonel ne veut plus que des choses réglementaires. C'est pire que dans l'active. Plus de cachenez, de passe-montagnes. Et, non plus, de couvertures ou autres objets qui ne soient pas du modèle réglementaire. Même si on ne mange pas de « singe » il faut avoir dans son sac les deux boites exigées par le règlement, et pas d'autres. C'est ainsi pour tout, de par la volonté du colonel, le a père de notre régiment ».

8 mai 1915.

Trois lettres, trois lettres à la fois L'une du 2, l'autre du 3. L'autre d'une date inconnue. C'est le système de l'empilement. et c'est nous qui sommes empilés. Il est vrai, mon petit, qu'il fait un peu chaud chaud. Je n'en suis pas ravi, malgré l'expression bien connue. Et ces averses frénétiques qui doivent vous faire sauver du pré où vous lézardez parfois et qui ne rafraîchissent rien du tout 1 Vous devinez bien, en pensant que les travaux de perfectionnement faits à la maison me vont au cœur Mais tout de même que ce ne soit pas un esclavage Non, ne m'envoyez pas de masque. On prendra toutes les précautions qu'il faudra. On m'a remis une calotte en tôle hémisphérique comme un bonnet noir de Pierrot. C'est certainement très bon parce que tout ce qui n'arrive pas absolument perpendiculairement, glisse balle ou éclat. Quant à la balle per-


pendiculaire, elle traverserait la calotte et la tête, mais elle traverserait encore mieux la tête s'il n'y avait pas la calotte. L'ennui de ce truc c'est qu'il est lourd et ne peut se porter tout le temps, surtout avec les chaleurs. je. le mets dans ma musette et le revêtirai aux tranchées.

L'Italie va-t-elle marcher ? Problème. D'après les renseignements, c'était chose faite. Mais je vois que les événements traînent trop pour que ce soit exact. Et l'armée anglaise promise, ça traîne aussi, hein ? Quelle affaire, quelle affaire On se démoralise un peu ici, à cause de l'impossibilité où l'on est, non seulement de savoir quand on en finira, mais comment on pourra en finir, si quelque facteur nouveau n'intervient pas d'un côté ou de l'autre. Quel facteur ? Quel facteur ? Rien de ce qui est, en tout cas. J'envoie une affectueuse pensée à tous. J'aurais plaisir à voir un ensemble photographique de vous tous.

10 mai IÇ15.

Mon cher petit aimé. Je viens de nouveau à vous de beaucoup plus loin qu'avant-hier (je me suis trompé de date ma dernière lettre devait porter celle du 8 car le 9, je n'ai point écrit. Vous verrez pourquoi cette notable et extraordinaire exception). Le 8 au matin à 4 heures on a quitté avec le paquetage complet (alors que la veille un simple exercice était seulement envisagé) le cantonnement de V. H. (*) pour celui de S. Cela, vous le savez. A 7 heures du soir, marche qui a duré jusqu'à minuit avec paquetage également complet. II y a eu beaucoup de trainards, car la température était lourde et suffocante, même à ces heures tardives, et des scènes violentes résultant de la colère du commandant à l'égard de ces « jambes de laine » qui, de temps C*> Villers-sur-Héton.


à autre, s'abattaient avec un soupir à fendre l'âme sur le talus du chemin. Il faut dire que ce n'était pas drôle pour des bonshommes debout depuis 3 heures, de cheminer ainsi en ruisselant dans cette ouate atmosphérique. Une fois rentré, on se plume sur la paille. On dort, fort bien, comme vous pensez. Hier matin, grand nettoyage, friction de cheveux, etc. joie. A riidi, on déjeune. A midi un quart, voilà-t-il pas qu'on entend sonner la générale dans le village. On met le nez à la porte de la sallecuisine de la maison sur le devant herbu de laquelle je vous écrivais le 8.

Qu'est-ce qu'il y a encore ? Ils sont empoisonnants ces bestiaux-là, disons-nous.

Mais « la générale » est bientôt suivie de la sonnerie du rassemblement. C'est vrai on part Il faut se préparer. illico. On empile, on entasse dans sac et musettes. On laisse, hélas, des choses qu'on devait consommer sur place. Et une demi-heure après la sonnerie, on est en marche sur la route poudreuse. Rappelez-vous la température qu'il faisait le 9 à midi et demi et zuzez un peu Enfin, on arrive tout de même, saupoudrés de la poudre de riz du chemin, vers 3 heures et demie à L. là où il y a une abbaye en ruines. On nous mène à la gare On embarque dans des wagons à bestiaux, et à 7 heures et demie du soir, on part On était un peu tassés, quarante-deux dans un wagon de trente-deux hommes (13 mètres carrés). Au commencement du voyage, on s'est amusé à regarder, quelques-uns les jambes pendantes, assis sur le bord de la porte à coulisse (dont Médard et moi). On a vu des villes charmantes, argentées, puis rosées, puis dorées par le soleil, avec leurs chemins montants, leurs vergers semés d'arbres fruitiers semblables à de petits bouquets piqués sur le velours vert. Les bonnes gens et les territoriaux G. V. C. nous saluaient et acclamaient en passant. On s'est ensuite installé dans le wagon pour dormir. Pendant toute la nuit, ma cartouchière, puis une autre, m'est


entrée dans le flanc et dans le dos, je n'ai pas senti ma jambe gauche repliée contre un sac, quant à ma jambe droite sur laquelle un caporal était installé, elle a subi une crampe jusqu'aux premières lueurs du matin. Nous sommes descendus du train vers 5 heures du matin. Nous nous trouvions dans une sous-préfecture d'un département tout autre que celui que nous avons quitté et où nous avons vécu depuis si longtemps. Bien que cette lettre ne doive malheureusement pas vous arriver avant plusieurs jours car je viens d'apprendre que depuis trois jours toutes nos lettres sont arrêtées jusqu'à nouvel ordre je ne puis préciser l'endroit où nous sommes. Tout ce que je puis vous dire et encore c'est que nous sommes dans un département maritime. Mais je continue mon récit de voyage Arrivés dans la sous-préfecture, on débarque. Puis on quitte la gare et on s'engage dans une rue, puis sur une route où se trouvaient rangés des kilomètres de voitures automobiles, camions et autobus. On monte dans les autobus. C'était vraiment bizarre comme impression, de se retrouver assis dans ces voitures familières qui ont gardé, lorsqu'elles sont destinées au transport des troupes, leur aménagement intérieur de Paris secondes en bois blanc, premières rembourrées, avec dossier acajou, etc. J'ai pris place dans les premières, mon sac à mes pieds, mon fusil entre mes jambes, comme on fait de sa canne, à Paris. J'ai pensé à l'autobus qui mène chez Hachette ou chez nous, et l'illusion était curieuse. Seulement, par les glaces, on apercevait les arbres de la route se découpant sur un ciel implacablement bleu, et qui, bientôt, se sont mis à filer à gauche et à droite, dans des nuages de poussière. Quelques imprudents ont voulu rester sur la plate-forme. Lorsqu'on est descendu, après deux heures de course échevelée, ils étaient tellement enfarinés qu'on se tordait sur leur passage. Nous sommes parvenus de la sorte à quarante kilomètres environ de la gare d'arrivée. Nous sommes


ici, depuis. Ici, c'est un vaste pré sur lequel fourmillent et scintillent nos faisceaux de fusils et de sacs. Je vois même d'ici le drapeau, posé sur deux faisceaux et les mitrailleuses du bataillon, qui font un petit groupe d'insectes étranges sur l'herbe. On est à quinze kilomètres de la ligne de feu.. On a pour but d'organiser et de consolider l'arrière du front. La région est pleine de trains blindés, d'artilleries, de cyclistes et cavaliers de toutes espèces, d'autos, d'officiers et d'Anglais. C'est toujours le même décor (moins joli que dans l'Aisne, plus nu) pour ce qui est du paysage. Et voilà pour aujourd'hui. Je vais tout de même terminer cette lettre, la cacheter et essayer de l'envoyer, car après tout, qui sait Je suis désolé à l'avance du cas que je prévois d'une quarantaine qui va vous laisser sans nouvelles pendant plusieurs jours. Je ne puis hélas, rien faire là-contre, mais tout au moins, à partir du moment où vous recevrez ce mot, je pense que vous serez définitivement rassurée sur mon sort.

Je serre les mains de tous les amis.

Bien tendrement.

Je vous envoie d'autre part une carte postale très élaguée et muette sur toute espèce d'indications. Elle partira peut-être, elle.

X. z2 mai ici 5.

Je suis installé sur l'herbe, au bord d'un ruisseau, par un joli soleil d'été frais et de temps en temps légèrement voilé et éventé. Le spectacle autour de moi est tout à fait animé et pittoresque. Entre le ruisseau et nous est une route. Sur cette route constamment couverte d'un nuage mouvant de poussière, on voit des automobiles luxueuses passer à toute vitesse dans lesquelles, à travers la poussière, scintillent modestement des officiers en tenue de guerre. D'autres contiennent des officiers d'état-


major, vêtus de drap fin de couleur tendre, bleuciel et rouge quasi rose, avec des brassards en satin de l'étoffe, semble-t-il, qui double certaines bonbonnières. Puis après ou en même temps de gros camions poudrés de gris contenant des munitions (il est passé par ici, ces jours-ci, des millions de kilos d'obus). A d'autres minutes, dans le nuage allongé de la route qui poudroie à chaque bout, on voit se dessiner des cavaliers des compagnies entières qui vont soit dans un sens, soit dans l'autre, ou bien ce sont des convois interminables de voitures de ravitaillement, des files de tombereaux réquisitionnés sur place et qui sont chargés de blessés. Il y a encore des blessés qu'on entrevoit (une tête bandée entre les bâches, sur le côté, une jambe bandée qui pend, dans les autos de la Croix-Rouge). Ou bien les blessés passent par files minables, sales, empoussiérés, l'oeil fiévreux, avec de gros bandages ouatés, des capotes déchirées. Il y a des Marocains, des Sénégalais, des fantassins qui traînent la patte et s'acheminent lentement vers quelque formation sanitaire. Ils ont tous à peu près, en principe, le même uniforme la capote bleu-ardoise et ne se distinguent que par les traits quand ce sont des exotiques ou la coiffure chéchia, képi, béret. Nous autres qui, réserve de réserve, sommes étendus derrière nos faisceaux ou autour après avoir mangé la soupe préparée par tous sur le talus de la route en question et en attendant le café qui ne vient pas vite (il n'y a d'ailleurs plus de sucre !) nous nous levons de temps en temps et nous allons interroger ces blessés. Ils parlent de leur blessure et nous disent que tout va bien on a avancé dans la région, on a pris des canons et des mitrailleuses et on a fait nombre de prisonniers. En venant ici, hier, on a croisé d'autres défilés parmi lesquels des canons allemands traînés par nos artilleurs, et des prisonniers boches sont passés en masse venant du front vers l'intérieur.


Au-dessus de nos têtes, dans le bleu intense du ciel (et pourtant nous ne sommes pas dans le Midi, tant s'en faut !) nous voyons ur» ballon observateur genre « saucisse », et, d'un autre côté du ciel, un ballon captif, rond et jaune vif. De l'autre côté de la route, en contre-haut, se profilent des sentinelles et un clairon qui ont missions, les unes d'empêcher les hommes de traverser la route, l'autre d'avertir par trois coups de langue, de la présence des avions. Aussitôt le signal entendu, il faut se « planquer » dans l'ombre, tout contre le bord du ruisseau. Et comme la nue est sillonnée d'aéroplanes, c'est une occupation accaparante. Au reste, ce sont presque tous des français les taubes sont rares un seul depuis hier.

Autre spectacle un train blindé qui passe lentement de l'autre côté du pré et du ruisseau, impressionnant et évoquant des imaginations de dessinateurs de magazines américains, avec ses deux gros canons de marine se profilant sur deux wagons noirs, et sa mitrailleuse.

Nous, nous attendons. Les bobards et courants d'air vont leur train, naturellement. Nous avons une multitude de troupes devant nous, nous sommes fort éloignés du front, et ce serait tout à fait extraordinaire que nous ayons à nous porter en avant. Il y a de fortes canonnades de notre côté. Cette nuit, j'étais de faction à la porte de notre cantonnement, et j'ai entendu une fusillade formidable à 2 heures et demie. Dans la journée, on n'entend guère la fusillade à pareille distance. Si tout se passe comme c'est prévu, nous reviendrons aujourd'hui ou demain d'où nous venons.

Ce petit intermède imprévu a fait subir au service postal militaire, en ce qui nous concerne, une perturbation considérable. Tous ces jours-ci, nous n'aurons, paraît-il, pas de lettres, et même les nôtres ne partiront pas avant une huitaine, dit-on J'écris toujours régulièrement et je remets mes lettres au


petit bonheur. Elles sont, de plus, examinées de très près, et on vient de nous annoncer qu'an soldat avait été puni de soixante jours de prison, et un sergent cassé, pour divulgations géographiques.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

c3 mai IQ15.

Quel changement de temps Brrr 1 Fichtre Bigre Pluie à jet continu, depuis ce matin. Heureusement que la nuit dernière, où nous fûmes dans la tranche, il faisait encore un temps frais mais acceptable. Cette nuit ce sera, pour tout le moins, boueux par terre. Nous allons dans la tranche, ici pour faire des travaux de terrassement et de défense. Ça nous occupe toute la nuit. Le jour, on campe dans des granges où ont déjà campé quelques milliers de Marocains ou autres sidis voire même, comme aujourd'hui, sous la tente. C'est en effet, sous la tente et sur l'herbe un peu sale que je vous écris, et la pluie tombe, monotone et incessante. Il ne fait guère chaud et si on n'a pas les larmes dans les yeux, comme le soldat tt seul, seul sous la tente » l'écrivait, nous ne rions pas non plus aux éciats, comme il faisait. Et les lettres n'arrivent pas à nous Puisse-t-il ne pas en être de même de celles que nous écrivons Nous n'avons point encore, non plus, de journaux, ni de colis. Je crois vous avoir déjà écrit mes doléances à ce sujet.

J'espère que ce mot vous parviendra sans retard 1

Votre petit soldat, bien tendrement ému même de vous évoquer.

14 mai IÇ15.

Chère enfant de mon cœur. Il paraît que c'est fini


des retards et atermoiements de la poste, en ce qui concerne la région où je suis et où il s'est passé d'importantes choses, ainsi qu'en font foi les communiqués de journaux de ces jours-ci. Quel temps, hein je ne puis que le répéter. Ça nous a rappelé la boue qui stagnait dans nos plaines de l'Aisne, cet hiver, et qui garnissait d'une épaisse crème au chocolat ou au café, selon la nature du terrain, les tranchées où nous piétinâmes tant de jours et tant de nuits. Nous avons recommencé cette nuit le travail de la nuit précédente, et ce travail était fini ce matin par nous. Il s'agissait de creuser une tranchée dans un terrain nouvellement conquis. Nous avons marché, à la tombée du soir, dans une boue visqueuse et collante (des champs labourés !) pendant cinq heures. Les balles sifflaient pas mal, et cette marche en avant, interrompue de temps en temps par des faux-pas et des chutes dans les fondrières et les trous d'obus, où on se perdait parfois (et alors, des appels, des jurons étouffés, dans la nuit, des rassemblements, des cohues, des désordres, l'ombre d'un officier avec son capuchon, car il pleuvait) puis on repartait. En approchant de la ligne, on prenait plus de précautions, et maigre cela trois des nôtres ont ramassé une balle. On croisait des convois d'artillerie, des canons qu'on changeait de place à la hâte, des détachements de troupes venant de la tranchée et qui avaient été relevées. Au moment où nous atteignons la route de X. qui marque les approches de la ligne nouvelle, le ciel s'est illuminé de fusées tout un feu d'artifice extraordinaire à tous les coins du ciel des fusées étoiles, des fusées à feux rouges, à grappes, etc. qui sont des signaux spéciaux, puis un bombardement a commencé de brusques éclairs qui illuminent toute la plaine ce sont les coups de canon, les départs d'autres plus rouges, ce sont des éclatements, les arrivées. Il y en avait du côté allemand et du côté français. C'était un fracas s éblouissant, une vraie apothéose terrible de féerie.


On n'imagine pas l'aspect tragique que cela avait. En arrivant sur la route, nous trouvons un pullulement de troupes qui passent et repassent, à travers lesquelles il faut se faufiler et ne point se perdre. Les fossés de la route sont aménagés en tranchées, couvertes de toiles de tente, à cause de la pluie battante et où sont terrés une ligne de veilleurs. Comme on approche de la ligne, chaque fusée qui illumine devient très dangereuse et, à son apparition, tout le monde se couche à la hâte là où on se trouve. Ça fait « floc » dans la boue. Enfin, voici l'entrée du boyau, on s'y coule. On se faufile entre les parois de glaise puis le boyau devient moins profond on se baisse. Finalement, il affleure dans un champ de luzerne. Chacun débouche, avance, et toute la Compagnie est sortie. On se couche alors à plat ventre, car tout autour de nous chantent des balles, c'est comme une volière. La main rencontre l'herbe mouillée, et cela fait l'effet d'un plat de salade gigantesque où on serait allongé. Mais il faut creuser. On dépose le fusil, l'équipement, la musette, la toile de tente, à côté de soi. C'est le seul abri qu'on a pour le moment. On empoigne pelle ou pioche (chacun a apporté son outil), puis, vite, dès que l'officier du Génie qui circule le long de la ligne a donné des instructions il s'agit de faire dans la nuit une tranchée de 80 centimètres de largeur, de i m. 7a de creux, avec, tous les neuf mètres une dent de scie qui fait faire ceci à l'ouvrage ° Chacun de nous a un mètre à creuser, on s'y met. La première heure est dangereuse, car on est sans abri, et les lignes boches sont tout autour de nous. Dès qu'une fusée monte et avant qu'elle éclate, v'lan tout le monde se planque, et on aperçoit, à la belle lueur de l'étoile qui se balance au ciel, les bonshommes étendus en file comme des morts. On pioche, on pelle, le creux se dessine. En travaillant, on ne voit pas grand'chose, et on tâtonne, mais dès qu'on se couche sous l'éclatement de la fusée, on voit


l'ouvrage « faite ». Cela semble bon, lorsque par l'effet de l'approfondissement, on s'enfonce peu à peu dans le sol Bientôt, lorsqu'on se couche dans la jeune tranchée, on est complètement dissimulé. Au bout d'un certain temps, en se baissant, on ne dépasse plus le talus. Cela paraît bon, ma chère Mais le temps a passé, le ciel se grise. Il est 2 heures du matin. Il faut partir. Le retour s 'effectue commc le départ on piétine, on s'entasse, puis on galope dans ta boue, les trous d'obus, les convois, les brancardiers, les blessés au bord du passage. Parfois, une odeur caractéristique et on doit s'écarter devant des pauvres êtres étendus, les pieds roides, les bras crispés, la tête pleine de sang caillé ou la poitrine défoncée il y a là des Allemands et des Français. On est éclairé par les éclats brusques des canons à tous les coins de l'horizon. Les coups sont si nombreux que l'éclairement est presque continu. C'est fantastique. Enfin, au petit jour, on arrive à la ferme où se centralisent le service des travaux et le service sanitaire. Ça sent le phénol et le mort. On empile des cadavres dans des voitures d'autres attendent patiemment dans un abri qui est là harassés, on voulait s'y blottir, dans cet abri, et on a buté sur les pieds roidis du premier. Il pleut. On se laisse tomber sur le bord de la route. On est livide de fatigué et de poussière. Les capotes ne sont plus bleues, mais jaunes, et les souliers sont également jaunes et ont la forme de mottes de terre. Il faut dire que la nuit précédente oh avait fait le même travail, ou à peu près pour ma part j'avais eu un réseau de fil de fer (5o kilos) à porter avec un camarade. Ce sacré rouleau dansait sur notre épaule et ce n'était pas amusant. A un moment, nous avons eu une gerbe de mitrailleuse. Mon escouade a eu un blessé Caron, touché à l'épaule, et nous avons senti les balles sous notre nez et s'enfoncer à terre tout près de nous. La journée qui avait suivi cette première nuit on n'avait pu dormir, car on était campé


à la belle étoile, sans autre abri qu'une toile de tente, et il n'a pas cessé de pleuvoir. Toute la journée je me suis promené autour des faisceaux avec mon capuchon ruisselant. Aussi, ce matin, on avait une bonne tête, et plutôt sommeil. « On n'était plus des bonshommes » et « on avait les yeux au fond de la tête », selon l'expression de l'un de nous. Mais enfin, après quelques pérégrinations, on nous a déniché un grenier et on a dormi. Maintenant ça va mieux, les travaux sont finis et on va occuper les tranchées (de troisième ligne). J'arrête ici, rapport au papier 1 Vous embrasse.

16 mai IQ15.

Mon chéri, mon beau petit ange, je vous écris assis sur une caisse à obus, en fumant un cigare blessé qui porte un bandage de papier à cigarettes. Ce cigare me fut donné par Paul, retour de permission, quatre jours bien tristes, occupés à contempler une chambre vide, à aller au cimetière et à causer avec sa fillette de trois ans qui ne peut rien savoir encore ni rien comprendre. îl nous a rejoints le jour où nous partions vers le nord.

La journée d'hier et celle d'aujourd'hui ont été consacrées à dégager et à ensevelir les morts qui remplissent les tranchées conquises. Quelles impressions, mon enfant, et réellement on ne peut avoir une idée exacte de l'horreur des grands massacres que sur un champ de bataille comme celui-ci. Il a quatre kilomètres de long et est coupé, en pleins champs verdoyants et terres labourées, de cinq lignes de tranchées. Elles ont été conquises, en deux heures, par les troupes de première ligne qui ont donné l'assaut il y a quelques jours. C'étaient des tirailleurs algériens et sénégalais. Ils ont, dès que le 75 a eu labouré, bouleversé les tranchées et fait sauter les fils de fer et les piquets, parcouru ces quatre kilomètres de terre en courant, sautant dans


les tranchées où ils massacraient tout en un clin d'œil, en ressortant pour se précipiter, toujours au galop, sur la ligne suivante. Les Allemands tués dans le fond des trous et entassés par endroits, ont des attitudes crispées et suppliantes, terrorisées. On sent que tout a été brisé par cette charge inouïe qui nous a rendu tout ce vaste terrain qui s'étend à perte de vue. Peu des assaillants ont succombé, grâce à la rapidité foudroyante de leur avance. Quelques magnifiques nègres, quelques « bicots » à face énergique et juvénile, étaient étendus dans les réseaux de fils de fer à des endroits où ceux-ci n'avaient pas été arrachés par le canon et où ils ont dû les couper un à un pour passer. Il n'y en avait guère dans la plaine.

Le champ de bataille est semé d'énormes trous d'obus. On y heurte à chaque pas des éclats d'obus, grands et petits. Par places, des sacs, des armes, des effets échappés des sacs crevés une chemise, un mouchoir, une chéchia, un béret (il y avait aussi des jeunes alpins et des fantassins mêlés en très petit nombre aux soldats noirs). Dans les tranchées, c'est un bouleversement extraordinaire, un capharnaüm d'armes, de cartouches, de grenades, de fusées, d'équipements mêlés aux cadavres. Les tranchées elles-mêmes n'ont, par instant, plus forme de tranchées elle sont comblées, bossuées, crevées, ce sont des ruines de terre où subsistent cependant des vestiges d'une installation très perfectionnée cabanes bien construites et pleines de bouteilles vides, de boites de conserves, créneaux de tir à mécanismes, pare-balles, réserves de cartouches et de munitions, sonneries électriques, etc. Nous avons trouvé des lettres de femmes à leurs amis plaintes sur la longueur de la guerre, la misère, etc. des photos familiales, beaucoup de petits enfants blonds, des notes militaires, des journaux allemands donnant des nouvelles ne correspondant pas précisément avec celles des nôtres, et une profusion de brochures pieuses,


livres de « prières de guerre >). Dans toutes les lettres les femmes allemandes parlent abondamment du Bon Dieu, comme d'un ami sûr de l'Allemagne. J'ai découvert le drapeau blanc qui avait servi à faire le fameux coup classique pour les Boches de la fausse reddition. Enfin, comme documentation sur la guerre, je suis riche, je vous assure.

Il y a ici des troupes et des canons en quantité inimaginable. Nous avons vu des jeunes de la classe 15. Ils sont tout blanc-bec de neuf habillés, et ils font un peu pitié. Quant à nous, je ne crois pas que nous restions ici. Notre rôle semble terminé. Nous étions venus comme réserve mais n'avons pas eu à donner. Je vois par les journaux qu'on parle beaucoup des opérations qui se sont faites dans ce secteur, et l'on a raison. Et quel dommage que je n'aie pas eu davantage de pellicules, j'ai gaspillé les rouleaux et, au bon moment, je n'en avais plus que quatre J'en ai fait demander par diverses voies, ne vous en occupez pas, je crois du reste qu'il vous serait difficile de vous en procurer, même à Paris, et des amis d'ici ont fait appel pour moi à des spécialistes.

Et l'Italie, hein ?

Je vous serre longuement contre mon cœur.

Traduction des lettres allemandes jointes à la lettre dît 16 mai 1915

Mangers, le 3 mai 1915.

Mon cher fils Joseph,

Nous avons reçu toutes tes lettres et cartes simultanément le 28 avril. Il s'est passé déjà plus de trois semaines sans que nous ayons rien reçu de toi. J'avais perdu tout espoir. Mais- tu ne peux pas croire, mon cher fils, quelle joie a été la nôtre en recevant ta chère lettre et vu ton écriture. Nous te remercions


mille fois ainsi que pour la photo où tu es debout. Mon cher fils, tu as très mauvaise mine. Tu n'as pas faim, j'espère ? Ecris-moi si tu manques quelquefois de quelque chose, alors je te ferai un envoi chaque semaine. Je t'ai expédié le 28 avril deux petits paquets, un pour boire, l'autre pour manger. Que cela te plaise bien quand tu les recevras J'espère que tu seras, à ce moment, en bonne santé. Mon cher, fietoi seulement, dans ce joli mois de mai, à notre Chère Mère de Dieu, qui vous a protégés d'une façon si miraculeuse, et surtout maintenant où chaque jour a lieu ce si beau salut de mai pour prier afin d'obtenir la paix. Mon cher fils, nous voulons prier et implorer la Chère Mère de Dieu pour qu'elle te prenne sous sa protection et qu'elle intervienne auprès du Bon Dieu pour que vous reveniez chez nous sains et saufs. Charles a écrit la dernière fois le 21 avril. J'attends chaque jour une réponse de lui. J'espère recevoir quelque chose de lui les premiers jours du mois. Adam va aussi très bien. Mon cher, chez nous, Dieu merci, tout va bien aussi. Nous sommes tous en bonne santé, ce que j'espère aussi pour toi. Chez nous, il y a maintenant du travail. En ce moment, nous plantons des pommes de terre. Aujourd'hui nous avons fini. Hier nous avons eu la pluie très fort avec orage. A présent nous avons un temps assez frais. Le blé semé l'année dernière s'annonce très bien. Mon cher, comment est-ce chez vous ? Est-ce que le temps est aussi tr beau ou est-ce que tout va mal ? Mon cher fils, B.. à. aussi reçu la carte que tu lui as envoyée. Elle te dit mille mercis et t'envoie beaucoi p de salutations. Chaque fois qu'ils reçoivent une carte de vous, ils ne savent comment exprimer leur joie. Maintenant, mon cher fils, je veux te demander quelque chose as-tu entendu dire quelque chose sur la façon dont se conduisent ceux qui viennent dans les tranchées ? J'espère qu'à toi on ne t'aura rien fait. Si on regardait bien toute la misère qui existe, on n'aurait sûrement pas la tête


à faire toutes ces farces. Mon cher, dis-moi donc une fois si tu as entendu parler de cela.

A présent je veux terminer et je te salue beaucoup de fois.

Brandenburg, 23 mai 1915.

Cher Jean,

J'ai reçu tes chères cartes et ta belle lettre et en ai eu beaucoup de plaisir. Tu es assez ressemblant sur ton portrait. Nous voulons toujours espérer que cette méchante guerre sera bientôt terminée et que vous reviendrez tous. Willy est maintenant en Russie et sera dans huit jours dans les tranchées. Max restera jusqu'en août à Bruxelles, Mais tout peut être changé. Aujourd'hui, Pentecôte, j'aurais bien souhaité que tu sois avec nous. Mais tu dois te consoler en pensant qu'il y en a des milliers qui sont hors de chez eux. La chose principale est que tu reviennes. Je t'enverrai demain cinquante cigarettes. Je n'ai pas trop d'argent, tu le sais, mais le peu que j'ai, je te le donne volontiers.

Bien des salutations de tous.

Ta belle-sœur.

Écris bientôt. Je t'enverrai un peu de papier à lettre. Si tu as un désir, fais-le moi savoir, je tâcherai de le satisfaire.

Aachen, 20 avril 1915.

Aix-la-Chapelle.

Cher Johan,

En te remerciant, nous avons reçu ta chère lettre et tes chères cartes. Nous te remercions surtout pour le cadeau d'argent que tu nous a fait, mon cher Johan. Nous avons brûlé un cierge pour toi et la Billa a communié à ton intention et à celle de Joseph, le dimanche de Pâques pour que tous deux,


si Dieu le veut, reveniez en bonne santé à la maison. Nous avons tous pensé à toi le dimanche des Rameaux et avons bien regretté que tu ne sois pas au milieu de nous, mais nous t'avons envoyé quelques petits paquets, que, nous l'espérons, tu auras bien reçus.

Cher Johan, je veux t'écrire quelques lignes sur Joseph. Il avait demandé un congé pour Pâques, mais ne l'a pas obtenu. Maintenant nous avons adressé une supplique au major qui a accordé quatre jours. Joseph est arrivé vendredi dans la nuit, entre une heure et 2 heures avec Frantz P. Ils ont jeté des petits cailloux dans les fenêtres et Anna a entendu la première. Elle s'est levée, est allée à la fenêtre, et quand elle a vu Joseph, s'est écriée « le petit est là » Nous avons tous sauté hors du lit, la Francesca a descendu l'escalier en courant et ouvert la porte. Tu ne peux pas t'imaginer la joie que nous avons eue quand Joseph est entré chez nous. Il a communié avec nous. Nous ne voulions pas faire de fête, mais comme Joseph était là nous avons célébré Pâques, Joseph a même fait un sermon le dimanche. Il a surtout parlé de toi, et nous avions tous le grand regret que tu n'aies pas été là. Nous voulons bien espérer que le Bon Dieu et la Chère Mère de Dieu nous donneront bientôt la paix et que vous reviendrez tous sains et saufs à la maison, comme vous nous avez quittés. Beaucoup de salutations de la famille W. Adieu et que Dieu vous garde 1

l'y mai 1915.

Mon chéri, je crains que la fleurette que j'avais introduite dans ma carte-lettre ne vous arrive pas au moment où je l'ai vue disparaître dans la poche aux lettres, elle était, m'a-t-il semblé, au bord d'une ouverture provenant du loupage du collement.


J'ai, figurez-vous, une indigestion de boyaux et de sapes. Nous y cheminons quelque chose comme douze heures par jour. Quana la pluie, productrice de boue, sévit, c'est intolérable. Ce matin, il a plu maintenant, il bruine. Nous sommes dans une guitoune allemande, en ruines et à moitié défoncée. Nous attendons moins la fin de la pluie que celle d'un certain bombardement intensif qui miaule audessus de nos têtes. Nos canons grondent sans interruption. Pan, pan, pan, pan. Les parois de terre de la guitoune en tremblent. Médard est en face de moi et Salavert, à côté, et les bonshommes qui sont autour font des réflexions monotones sur la durée de la guerre. Leur face se mélancolise, jusqu'au moment où, par association d'idées, ils évoquent quelque épisode de la campagne, et on entend des phrases « Tu t'rappelles, la fois où on était dans le poste devant Cuffies tu parles d'un bombardement Je croyais toujours qu'une marmite allait me tomber sur le coin de la gueule » « Y en a même un qui creusait la terre avec son quart » « Oui, oui, c'était Boulangin, un copain à Parotte,, tu parles d'un mec qui se posait là » « II a tout de même été poiré par les Boches quand ils sont entrés dans la grotte de la plaine. » « Oui, mais c'jour-là, il était r'tourné comme une vieille crêpe (ivre) ». Je suis dans l'attente de vos photos celle du bois, celle de la table.

Il me semble aussi qu'il y a longtemps que vous ne recevez pas de lettres. Hy a eu évidemment un arrêt du service postal dont nous continuons à subir les effets. Au revoir, mon chéri.

18 mai 1915-

J'ai longuement regardé tout à l'heure le portrait que vous m'avez envoyé et dont je vous ai parlé hier déjà. Vous savez que je trouve cette photo de vous


aussi jolie que ressemblante, et cela m'a très tendrement ému de rêver que j'approchais de vous dans le petit salon d'Aumont. Mais je ne m'approcherais pas de vous dans l'état où je suis sans une sérieuse mise au point Jamais nous n'avons été si sales, si kaki. Mon capuchon beige est de la même couleur que tout le reste de mon accoutrement, couvert de boue marron quand elle est fraîche, et d'écailles jaunâtres lorsqu'elle est sèche. Les pluies ont changé en ruisseaux vaseux tout le fond des boyaux, et, ainsi que je vous l'ai dit, il y en a des kilomètres à faire quatre fois par jour. Le terrain glaiseux ne se prête pas à l'écoulement des eaux la moindre averse amène des flaques, le moindre orage des canaux bourbeux. Il fait, de plus, lourd, humide on a chaud en marchant, surtout avec les acrobaties qu'il convient de faire pour éviter les trous d'eau, et cette marche est étourdissante, en zigzag, entre les murs de terre mouillée qu'on éiafle de l'épaule, du fusil, de la musette. Arrêté, on a frisquet, ou tout au moins on est mal à l'aise.

La nouvelle des periertionnements que vous allez apporter à Aumont m'enchante. Mais vous pourriez peut-être couper votre séjour à la campagne par du Paris. Il ne faut pas vous ennuyer ni vous faire de bile. C'est aussi essentiel pour vous que pour moi. Quand quelque chose ne va pas ici, je me dis que je ne souffre pas tout entier, puisque vous avez, vous, le repos et le calme et une manière de confortable. Cela doit continuer ainsi pour me rendre content et m'aider.

Nous allons rentrer tard au cantonnement. Je n'aurai de lettres que ce soir. Je ne compte pas beaucoup sur un courrier de vous, ayant eu trois lettres hier. Quant aux lettres des autres, cela est beaucoup moins intéressant. Bien des amitiés au lion de l'Argonne (*) et aux excellents Macchiati.

(*) Le peintre italien Zezzos, volontaire garibaldien.


?i mai 1915.

Mon cher petit enfant, je suis à présent dans une salle d'auberge. La petite salle classique, propre, modeste, et par extraordinaire, pas trop encombrée de soldats. Il y en a pourtant 4.000 dans ce village, pas plus grand qu'Aumont, et dans les immenses granges où nous couchons nous sommes aussi serrés que des sardines en boîtes. On a bien dormi tout de même à cause de la marche qui nous a amenés ici quinze à seize kilomètres, mais un chargement perfectionné, complété au départ, et une chaleur si lourde, que dès la première étape, le régiment semait des traînards et qu'il en est resté une centaine sur Vîs talus et dans les fossés. En arrivant hier soir, nous n'avions plus figure humaine La transpiration et la poussière nous donnaient l'air de ramoneurs qui déménageaient avec tous leurs bagages pour émigrer. Nous ne savons pas bien ce qu'on doit faire de nous nous resterons, dit>-on, quatre jours ici où nous sommes considérés comme étant au repos. Maigré l'entassement et l'inconfort (la plupart des officiers eux-mêmes couchent sur la paille), on n'est pas précisément en service actif. On n'entend le canon que lointain et discret. Ces jours-ci, il en était autrement que de départs et d'arrivées Le régiment revient avec une vingtaine de bonshommes en moins, Mon petit cœur, j'attends de vous revoir et, avant, j'attends vos lettres.

23 mai 1Ç15.

Mon petit cœur adoré, puissent toutes les lettres suivre l'exemple de celles du 8 et du 9, et puisse aussi le petit paquet contenant la pellicule à développer, se joindre à elles.

Nous retournons ce soir aux tranchées. Mais nous


serons en arrière, à plusieurs kilomètres du front. Ce qui n'est pas drôle de ce moment-ci, c'est la chaleur lourde, étreignante, qu'il fait. L'air est à la fois surchauffé et plombé. Couverts comme on est et avec la charge qu'on a, c'est très pénible. Heureusement qu'on part ce soir, à la tombée du jour. Moi, je prends beaucoup de précautions pour la nourriture et l'alimentation. Il y a ici du lait à profusion, et je m'enivre avec.

Je vous écris aujourd'hui, jour de la Pentecôte, dans la petite salle de restaurant que je vous ai décrite. Il y a encore peu de monde, un petit chat joue avec un petit chien sous la table, et de chaque côté de la fenêtre sont accrochés les chromos les Ages de la vie, que nous avons vus ensemble, à l'hôtel Franco-Russe de Villeneuve-sur-Bellot, vieux souvenir, déjà. Il est curieux de constater combien cette simple aventure de la vie, présentée sous cette forme rudimentaire, impressionne tous ceux qui lèvent le nez vers ces tableaux en pénétrant dans la salle. Je vous charge de mille choses pour les Macchiati et Zezzos, et vous serre tendrement dans mes bras.

24 mai 1Q15.

Ça commence à devenir monotone cette variation perpétuelle d'habitacle Nouveau village, nouvelle grange. Cette fois, à G. (*), c'est moins confortable qu'avant. J'ai remarqué, du reste, que le confort baissait chaque fois d'un cran. Tous les locaux, les rues et même les champs environnants, sont abîmés et salis par le passage de tant de troupes, depuis le commencement de la guerre Vous jugez du piétinement, de la déprédation et du résidu On s'entretient moultement de l'Italie comme bien (*) Gouy.


vous pensez. Cela va peut-être changer la face des choses. Espérons (bis, ter, etc. !)

Je ne vois rien de plus à vous marquer pour le moment, mon enfant adoré. Je vous suis toujours des yeux dans cette existence peut-être un peu monotone d'Aumont et qui m'apparaît, à moi, paradisiaque en m'aidant de tant de souvenirs et de cette petite photo de vous dans le salon, que je regarde souvent. Votre.

26 mai IÇ15.

C'est vraiment curieux ce que nous vcyons en ce moment de marche en avant. On occupe des emplacements évacués par les Boches il y a quelques jours. On retrouve partout des débris et des signes de leur existence. Les murs sont pleins d'inscriptions et on peut constater qu'on leur expédiait des paquets qui ne coûtaient que vingt pfennigs quand je pense qu'on vendait à Albi des chargeurs allemands, deux francs, des sacs, soixante francs On trébuche dessus ici. On trébuche sur tout, du reste, à chaque pas. Le village où nous sommes et dont les Allemands tiennent encore un petit coin, n'est plus un village. C'est une salade absolument inconcevable de briques, de charpentes, de troncs d'arbres, de tronçons de poteaux télégraphiques, de fils de fer, de poêles de cuisine en miettes, de morceaux de meubles, de vieille paille et d'ordures. Il semble qu'une immense main se soit abattue ici, pour tout détruire en petits morceaux, puis pour tout mélanger. Quand on a débouché, tout le monde à crié « Oh Ah » Et je n'ai plus de pellicules de Kodak depuis quinze jours J'en ai demandé de divers côtés, et ce n'est qu'aujourd'hui que l'un de mes correspondants qualifiés me répond qu'il va m'en expédier le 25. Je ne


me consolerai jamais de cette pénurie causée par un manque ridicule de prévoyance de ma part. A cette désolation vient s'ajouter celle de la perte probable d'au moins une pellicule impressionnée. Enfin tant pis, rien ne sert de geindre s

J'ai dormi cette nuit sans me défaire de mon équipement, sur un parquet défoncé, au pied d'une fenêtre cassée,, la joue posée sur mon sac non démonté. A 3 heures il ne faisait pas chaud Il est vrai qu'on est parti à ce moment-là pour s'installer dans une autre maison. Je suis adossé contre le mur et posé sur le tas de sacs de toile pleins de terre que les Boches ont placés là pour rendre la cave, qui est dessous, plus imperméable au bombardement. Quel aspect ont les maisons, Bou Diou De pauvres jouets piétines Dans un coin, notamment, sont amoncelés des sacs velus, des gamelles, des bidons, la plupart détériorés et troués de balles, des débris de boîtes de cigarettes et allumettes allemandes avec l'inscription « Den Deutschen Kriegern ». Sur le mur blanc o& avait calligraphié

BRIEFKASTEN

I Komp.

Un peu plus loin, dans un couloir encombré d'une baignoire percée comme une écumoire, d'un dessus de cuisinière, d'un mécanisme de machine à coudre et d'un amas de boîtes de fer-blanc éventrées de « marmeladen », il y a sur le mur des dessins le soldat allemand, le soldat français. Ce ne sont pas des caricatures on s'est appliqué, et le Français porte de fines moustaches. Derrière la maison, c'est pire encore comme bric-à-brac et déversement. Plus loin, la campagne verdoyante et rayonnante. A deux cents mètres, on aperçoit l'église, ou plutôt ce qui en reste. Les obus ont creusé, limé, évidé le clocher qui ne consiste plus guère qu'en deux filaments de pierre. C'est là, et au pied, dans le cimetière, que les


Boches se cramponnent encore. Ils ont terré dans les caveaux et les tombes qu'ils ont recreusées, de nombreuses mitrailleuses, et il n'est pas possible pour nous de les prendre à l'assaut dès que nous sortons de nos tranchées, à cinquante mètres d'eux, pan, pan, pan le « moulin à café » donne avec une intensité tout à fait irrésistible. On est arrivé à hisser sur une crête toute proche, à 200 mètres, un 75 dont on attend belle besogne. Il y a aussi des lancebombes ou « crapouillots » qui envoient des bombes à ailettes à chargements considérables; lesquelles vous retournent une maison comme un gant, cave comprise. Si on arrive à approcher ces engins, on déracinera les Allemands du cimetière. On songe aussi à les faire sauter par une sape. Attendons (Refrain connu) en contemplant par une des nombreuses ouvertures de la maison la dentelle des lattes du toit à travers l'enchevêtrement des madriers du plafond également à jour et en songeant à la tête que feront les braves habitants de ces lieux lorsqu'ils reverront leurs chambres aplaties, amoncelées, trouées, déformées et illuirmées de la sorte par la clarté du jour 1

Je vous adresse ci-joint une lettre qui voltigeait â côté de moi tandis que je traçais les derniers mots. Il est infiniment probable que le destinataire est tué à l'heure actuelle. Quel vacarme autour de nous pour le moment Le canon s'est arrêté, mais la fusillade se fait entendre. C'est assez comme si l'unique rue d'A. St. N. (*), où je suis, était pleine de charretiers faisant de terribles claquements de fouets, et de débardeurs déchargeant brutalement, en en précipitant le contenu sur le sol, de gros tombereaux de rails.

Midi moins un quart. Je continue ma lettre in(*) Ablain-Saint-Nazaire.


terrompue il y a vingt minutes. Je suis dans un autre local, un porche de ferme (il n'y a plus de porte, ni plus de ferme), devant moi est une route. Cette route est tabou elle est surveillée par une mitrailleuse exactement au tournant devant lequel je me trouve, et malheur à celui qui s'avancerait de quatre mètres en avant de moi La preuve, ce sont les deux caisses qui sont là, trouées et labourées de cicatrices, c'est aussi une pauvre marmite celle qu'apportaient ce matin deux cuisiniers qui ont été précisément tués là. Cette marmite est vraiment une chose qui fait pitié quand on pense aux deux malheureux qui la portaient. Je suis de planton et chargé d'empêcher de passer à ce mauvais endroit. Je me suis fait une installation j'ai tiré des décombres un beau trépied à quatre pieds si je puis dire et cela m'a fait penser à celui dont nous avons fait l'acquisition pour Aumont. J'ai posé une planche dessus, et je suis assis confortablement.

Tout est soleil et chaleur. Devant moi, par une échancrure de ruines, je vois la hauteur de NotreDame de X. (*). Sol crayeux (aggravé de travaux de -etranchements), herbe vert-gris, ciel bleu plombé, pas un arbre. Vous rappelez-vous l'aquarelle que je fis naguère au Crotoy, c'est un effet de cette espèce désolé, ravagé et un peu maritime.

Ma faction est finie. Je suis rentré dans la maison en ruines. Bombardement pépère Il faut « planquer ses pommes » (se cacher). Nous nous sommes installés à l'entrée de la cave. Je vois le ciel en levant la tête, à travers la dentelle de deux étages, toujours, et la bicoque tremble. Ils essayent de repérer des pièces, mais n'y parviennent pas En attendant, ils risquent de démolir les maisons 1 Heureusement que ça passe déjà. C'est égal, un pareil orage dans (*) Lorette.


un pareil ciel, c'est vraiment un peu stupide quand on y pense 1

Carte postale, Mont-Saint-Eloi, Pas-de-Calais. (Bataille. )

Reçue le 29 mai 1915.

Au revoir, mon chéri. Cette nuit nous travaillons à creuser la terre, et il y aura boue et probablement pluie. Fâcheuse perspective Mais il faut bien avoir des souvenirs horrifiques à raconter quand on reviendra.

(Carte postale non datée, du Mont-Saint-Êloi, Pas-de-Calais, reçue le 2c mai ici 5.)

Très à la hâte, car on part pour chercher la « bectance » et en même temps porter des lettres. On n'a pas beaucoup dormi. Ce matin (3 h. et demie) on a des gueules grises. Rien de nouveau à ajouter au communiqué d'hier. Blessés, tohu-bohu, terre jaune qui marque partout.

Vous embrasse.

3o mai 1915.

Je suis assis sur un pré, à côté du groupe formé par la distribution des lettres et des colis. A côté de moi, ma gamelle dans laquelle je viens de me laver à grande eau puisée au puits à la force du poignet, mon savon, mon eau de Cologne (mon grand luxe !) et ma serviette étendue au soleil, qui la sèche, Nous avons passé la nuit dans un champ à côté oui, parfaitement, en plein air. Grâce au sac de couchage et à mon capuchon en caoutchouc posé sur ma tête, ça a pu aller, malgré la fraîcheur des


nuits dans ce climat à la fois capricieux, maritime et septentrional.

On vient de me remettre votre lettre que je vous renvoie. J'ai inséré tout d'abord à cause du vent, les feuilles de roses que vous m'adressez, mon cher petit cœur, dans une petite pochette spéciale où se trouvent déjà d'autres fleurs écloses de vos mains. J'ai lu la lettre et j'ai été heureux de voir un peu ainsi vos occupations et vous-même dans cette maison d'Aumont qui, me semble-t-il, devient magnifique. Mais je suis bien ennuyé de voir combien est rompu le fil de nos communications postales. Vous ne recevez pas une lettre de moi sur deux.

Hier, dans la tranchée, sont venus des journalistes conduits par des officiers d' État-major et par Philippe Berthelot, haut fonctionnaire des Affaires Étrangères. Je lui ai parlé. Il ne m'a pas reconnu. J'ajoute que c'est avec une certaine ironie et même un certain mépris que nous considérons ces touristes des tranchées.

i heure du matin, iOT juin 1Ç15 (Eh 1 oui). Mon cher petit aimé. Je suis dans la tranchée et dans un tout petit abri où je suis couché pour passer la nuit et où je tiens pourtant tout entier. Mais dans ce trou de terre où je m'adapte, je puis à peine remuer juste la main. Je suis parvenu à creuser dans la paroi glaiseuse, tout à côté de ma tête, un trou carré où j'ai mis une bougie. Une vrille, pêchée je ne sais où par un prédécesseur, et enfoncée jusqu'à la garde dans la paroi, me permet d'accrocher mon bidon, lequel contient une ou deux tasses de café. Dans ce réduit, où me calent, en l'occupant intégralement, mon sac et mes deux musettes, je ne suis point mal, sans compter la sécurité qu'il assure contre le bombardement. Nous sommes arrivés ici


après quatre heures de marche dans les boyaux, et nous nous trouvons au bord de la route de B. (i). Cette malheureuse route est dans un état pitoyable. Les gens du pays qui ne sont pas restés et qui y reviendront ne la reconnaîtront pas plus que leurs maisons. Arbres fauchés, écimés, troncs en charpie par endroits, t'ius d'obus qui forment des cuvettes grises sur le pavé ou brunes sur la lisière des champs, à côté, et surtout ce qui la déforme bien, de chaque côté, tout le long, des tranchées du côté gauche les tranchées allemandes dont le parapet «st tourné vers le midi et que nous avons prises du côté droit, les nôtres, dirigées vers le nord. Ce sont moins des tranchées qu'une chaîne ininterrompue de petits abris (ou guitounes, ou camigeottes, ou cagnas) soit individuelles comme mon trou en longueur, soit pour deux et trois, soit plus confortables et plus solides au bombardement pour les officiers. Les trois nuits qui vont venir, nous allons, avec des pelles et des pioches, faire des travaux dans les tranchées qui sont en avant, en première ligne, et que notre Compagnie va occuper la quatrième nuit. Après quoi ce sera quatre jours de repos à l'arrière.

Je n'ai toujours pas reçu aucun des deux poulets annoncés

Ci-jointe une photo Le décor représente la salle à manger d'une maison d'A. St. N. (2). Parmi les ruines qu'on voit à travers la brèche, on voit en regardant bien la fumée d'un obus qui vient d'éclater. Je suis porteur de plusieurs bidons parce que j'allais au village à la corvée d'eau.

Dernière minute. On joint la photo d'un soldat allemand mort que je regarde. Ceci se passait au pied de la grille de la Mairie d'A.-St.-N. L'épreuve est mauvaise, mais gardez-la tout de même.

(i) Béthune.

(a) Ablain-Saint-Nazaire.


2 juin IQ15.

Dèche de papier à lettre, conséquence d'une période de tranchées abordée avec imprévoyance Je trouve ce bout de lettre de Mama, non déchirée encore, et utilise son dos. Où est donc mon stylo Toujours dans mon trou en longueur, où je suis enserré de toutes parts et où la moindre évolution risque de me faire entrer dans les reins musettes ou cartouchières, où le moindre essai insuffisamment calculé pour sortir, m'enraye et me coince comme un chiffon trop gros dans un verre de lampe.

On ne peut guère sortir, rapport aux obus. A peine, en se baissant et en courant, au petit bonheur. Ce n'est que le soir qu'on commence à s'agiter et que chaque rat à képi sort de son trou. Hier, on a été creuser un boyau dans la plaine. Il y avait tellement de fusées dans le ciel que, par moments, cela faisait des constellations d'étoiles comme la Grande Ourse.

Pitoyable, la poste. Vous m'avez parlé d'asperges et de poulet. Je me suis mis la grande ceinture, comme on dit ici. Pas plus l'un que l'autre. Les détails que vous me donnez sur votre existence m'intéressent extraordinairement. Cette nuit, tout en remuant la terre dans les champs de luzerne, j'évoquais la Kamicette s'obstinant sur son billard. Et Lesghine, vous ne m'en parlez pas, que devient-il ? 3 juin ici 5.

Ma fifille. Oui, j'ai perdu mon stylo. En « bossant » (c'est-à-dire en travaillant) avant-hier dans la plaine pour creuser un boyau, il glissa dans la luzerne. J'en ai demandé, ou plutôt commandé un autre. En attendant, et vu les lenteurs interminables des transmissions postales, j'écris au crayon-encre


originaire d'Albi. Je suis toujours dans ma guitoune de la route de B. et mon existence se passe, horizontale. C'est, comme je vous l'ai dit, une affaire de s'y retourner et je n'y puis boire par suite du mouvement de renversement nécessaire qu'une partie du liquide contenu dans mon quart. Pour boire le vin qui me reste, il me faut sortir. Je suis toute la journée nez à nez, si je puis dire, avec la paroi glaiseuse et onctueuse qui a la couleur et la consistance du pâté de foie gras. Cette nuit, on a fait du terrassement, mais le travail fut mouvementé, puis interrompu par un bombardement intense. Ça m'a rappelé les beaux jours de Crouy Nous étions presque brûlés par la flamme des obus tellement ils éclataient près de nous, assourdis par le fracas, couverts de poussière et de terre et désagréablement impressionnés par cette odeur d'acide carbonique et de soufre qu'exhale l'éclatement des 105. On était dans le boyau commencé, collés contre terre. Par bonheur, aucun obus n'a éclaté dans le boyau même tous à côté. Nous avons eu tout de même quelques morts et quelques blessés. On est rentré à une heure trois quarts j'ai dormi jusqu'à 5 heures pour boire le jus arrivé froid, puis de 5 heures et demie à dix heures environ. De ce moment-ci, on bombarde notre seconde ligne, mais c'est loin d'être aussi dangereux.

6 juin IÇ15.

Mon joli petit fifillou.

Ouf 1 Finies pour un temps les tranchées et la vie accroupie, et cette route tronquée et échevelée de B. qui est surtout parcourue par des foules sifflantes et invisibles de balles et hantée par les obus dont on ne voit que l'énorme trace. Nous sommes remontés des abris aménagés dans les fossés et dont,


à force de s'y traîner et de s'y frotter, on avait pris la couleur jaune.

Nous sommes partis hier à minuit (on se préparait, tout équipés, depuis io heures). La relève s'est faite, comme toutes les relèves, le plus silencieusement possible. Mais le cheminement de cette double file interminable d'hommes, l'une montante, l'autre descendante, dans les boyaux, amène toujours un peu de désordre, de flottement, de bruit c'està-dire de fusillade. Nous avons eu, avant d'arriver à M.-St-E. (*), huit kilomètres de boyaux. Imaginez ce que c'est que marcher dans l'ombre entre ces murs étouffants pendant huit kilomètres. Il est vrai qu'à une heure et demie il faisait déjà petit jour. A M.-St-E. déception les graisseux n'avaient pas fait de café. On repart « avec rien dans la lampe » et on arrive ici après une marche de vingt-cinq kilomètres, très dure. Ici c'est un village non en ruines et où l'on n'entend pas le canon lequel, sur la ligne, tonne absolument sans arrêt. Suilhard a trouvé une maison où on va popoter, et je couche dans une grange un peu ouverte à tous les vents, mais où il y a de la paille sèche et de la lumière. Cela nous a semblé bon de nous étendre là, non moins bon que le lavage à grande eau qui a suivi.

En arrivant ici, j'ai enfin reçu les deux boîtes de poulet accompagnées de trois cigares bienvenus..Au révoir, mon petit, à demain. Envoyez-moi la photo de vous en pied avec Kamis. La photo de la maison, des épreuves de mes deux bobines Kodak.

8 juin 1Ç15.

Mon cher cœur, je vois, par ce mot, que vous émigrez d'Aumont.

a 8 J'ai rencontré, l'autre jour, j'ai oublié de vous le (*) Mont-Saint-Eloi.


dire, L. C'était dans le long boyau de huit kilomètres qui mène de la première ligne à l'arrière. Je le parcourais,, chargé d'une marmite, de six bidons, pour aller chercher la soupe et acheter du vin pour l'escouade c'était mon tour de faire cette corvée qui est double, c'est-à-dire qu'on a les seize kilomètres à faire deux fois par jour. Je rencontre un commandant, puis un officier russe, puis un élégant sous-officier, habillé de neuf et de tendre, avec un képi fantaisie, des gants, des guêtres jaunes. C'était L. automobiliste au Grand État-Major. Nous formions un contraste amusant lui, verni, chromolithographique et Opéra-Comique, et moi qui venais de me déterrer de la tranchée. Nous avons causé un quart d'heure, et nous avons repris, ensuite, chacun notre chemin. Il m'a trouvé une mine superbe Comme il fait chaud, comme il fait chaud Ça s'annonce généreux. Heureusement que, pour le moment, nous n'avons rien du tout à faire qu'à nous nettoyer, nous, nos effets et nos armes. Le premier jour, ce fut laborieux. Maintenant, il n'y a plus qu'à entretenir. Le pays abonde en eau, blanchisseuses et aussi en lait, dont je consomme pas mal. Hier le colonel, très mélomane, a fait faire un concert et une retraite.

Et je vous serre tendrement dans mes bras, mon chéri, que je reverrai bientôt, sans doute. ro juin IÇ15.

Chérie, vais toujours bien, et suis toujours au repos et au vert. Bonne nouvelle je suis cité à l'ordre du jour de la brigade. Je vous envoie, d'autre part, la notification de cette citation (par lettre recommandée de ce jour).


Je suis dans un bois, assis sur un banc ingénieusement disposé au moyen de longues baguettes ajustées à côté l'une de l'autre, mon papier posé sur une table fabriquée avec deux planches prélevées sur une porte cochère, prélevée elle-même aux environs, dans quelque ferme. Devant moi une cuisine en plein air, très amusante dans ses moindres détails les artilleurs, qui ont créé de toutes pièces cette cuisine, ,ont fabriqué un portique où pendent des ustensiles en fort fil de fer, une sorte de comptoir à cases, un posoir à claire-voie fait avec des claies et des rondins entrelacés. Nous avons quitté le cantonnement où nous étions depuis dix jours et nous avons couché, cette nuit, dans une guitoune monstre aménagée par l'artillerie lourde dans le bois où nous nous sommes arrêtés. Je suis avec le service des brancardiers, et c'est grâce à cette circonstance que je n'ai pas couché en plein air, comme les purs et simples soldats. Nous ne savons pas bien ce qu'on doit faire. En tout cas, il n'est pas question encore de tranchées. Il m'en est arrivé une bien bonne hier. J'avais profité de ma situation de brancardier auxiliaire pour mettre mon sac dans la voiture, et je me réjouissais de marcher sans sac, pour la première fois depuis mon départ en campagne, lorsque j'ai été désigné pour « garder » un sac, c'est-à-dire attendre devant le sac d'un bonhomme qui avait calé, que la voiture passe (les voitures sont à la queue de la colonne) pour le faire mettre dedans. Or, le régiment passe, et pas de voitures. Elles avaient bifurqué en chemin Je n'ai eu qu'une chose à faire, qu'un parti à prendre mettre sur mon dos le sac du bonhomme, et rejoindre la colonne. Or ce sac était un miracle de pesanteur Je ne l'ai déposé qu'à la fin de la marche. Et voilà l'histoire de ma première marche sans sac

16 juiit IQ15.


J'ai rêvé, cette nuit, dans la guitoune des artilleurs, que j'étais en permission à Aumont. Ça ne peut être malheureusement qu'un rêve, car de permission, il n'y en à pas pour nous.

J'ai l'intention de faire beaucoup de bicyclette, et toutes les fois que je vois une route, cela m'en donne envie. J'ai idée que je pourrai acheter une bicyclette chez Dufayel, à moins d'une occasion épatante qui vaudrait encore mieux. Vous devez être tout à fait habile maintenant. Savez-vous tourner sur une route, sans descendre ? Moi, il me faudra réapprendre.

17 juin 1915.

Je suis dans la tranchée, mais, cette fois, le régiment est très en arrière. Je n'ai rien à faire pour le moment, et, si je ne vous écrivais pas, je me croiserais les bras. J'ai passé la nuit de 10 heures du soir à 7 heures du matin qu'il est présentement, à cheminer dans des boyaux et sur des chemins, par saccades, avec des arrêts et des galopades, le régiment étant à la queue de la division. On n'a donc dormi que de 9 heures et demie à 10 heures. On dormira dans la journée, mais en ce moment, impossible d'y songer, à cause de l'assourdissant vacarme que fait une batterie de 75 tapie tout près de nous. Quel déchirant tintamarre C'est ce que j'ai encore ouï de plus sonore, et pourtant souventes fois des grandes marmites allemandes de 105, et même de 210, ont éclaté aussi près de moi que l'est cette batterie. Le coup du 75 a une sécheresse, unique et prodigieuse Je ne crois pas que cette fois, notre séjour à la tranchée sera aussi pittoresque que les autres fois. Je l'appréhende terne et quelconque. Je ne m'y fatiguerai pas, en tous cas, puisque je ne fais plus, tant que je serai brancardier, les travaux


(Pan î) de terrassier qui ne me souriaient pas à la folie, non plus que la faction. Quant aux attaques et assauts, le régiment est trop encombré de territo.'riaux depuis Crouy, pour qu'on le lance en première ligne dans une action en avant. (Pan Paa Para Paa !)

Midi. Depuis que j'ai quitté la plume, deux photos ont été faites l'une dans les environs de la tranchée, dans le domaine des artilleurs j'ai tiré trois de mes nouveaux collègues Monniot, Parent et caporal Delorme. Ils apparaissent au seuil de la guitoune où nous allons probablement coucher cette nuit et qui est une guitoune de plaine, non de tranchées.

En cet endroit, sis à plusieurs kilomètres de la ligne de feu, sont cachées les batteries d'artillerie. A droite, à gauche, devant, derrière, on voit un éclair luire, rougeâtre, dans le soleil, à mi-endroit oèi se trouve un vague petit monticule perdu parmi les autres. Une détonation, suivie parfois de la détonation d'arrivée provenant de l'éclatement de l'obus. Il y a, de-ci de-là, des passants, entre les batteries, corvées de ravitaillement, hommes de liaisons, sections ou individus perdus cherchant dans quel point de cette colossale taupinière est le coin réglementaire. Les canons tirent, sans se soucier des passants, car la trajectoire, même à la sortie de la bouche, dépasse la taille d'un homme. Les obus se croisent au-dessus de nos têtes. En réalité, pas tout à fait croisement, car nous tirons des salves nourries et multiples, tandis que de très rares trous d'obus viennent s'ajouter à ceux qui agrémentent le présent paysage.

Il y a eu tout à l'heure, notamment, une « décoction », comme on dit, d'artillerie française, comme je n'en avais pas souvent entendue. Il y avait des instants où presque toutes les pièces tiraient en même temps. J'ai eu beau vouloir rester dehors pour pro-


fiter du soleil, il m'a fallu, définitivement, céder au tintamarre et redescendre dans la guitoune. L'autre photographie me représente au premier plan le second étant figuré par un 75 qu'on ne verra peut-être pas beaucoup. A côté de mai un infirmier qui a l'air d'un curé, mais qui n'est qu'un pharmacien.

Il ne va pas être commode de vous poster cette lettre aujourd'hui, par suite de cette désorganisation. J'espère bien qu'il n'y aura pas de retard, malgré tout.

On parle très sérieusement du retour de notre régiment à un ancien secteur.

19 juin 1Ç15.

Je suis toujours dans la grande guitoune, qui est en même temps le poste du commandant. Nous y vivons terrés et tranquilles, Je viens d'apprendre que mes ex-camarades du 5e Bataillon ont erré toute la nuit dans les boyaux, pelle et pioche sur l'épaule, en quête d'un travail de terrassement qu'ils n'ont point trouvé, par suite d'indications insuffisantes on ne s'imagine pas quels complexes labyrinthes sont ces réseaux de boyaux et de tranchées Oui, tel eût été mon sort, cette nuit, si j'étais resté à la Compagnie. Au lieu de cela, j'ai dormi un peu serré et un peu à la dure mais enfin j'ai dormi toute la nuit. On ne sait jusqu'à quand, nous allons rester dans cette maîtresse guitoune.

Ce qui est fâcheux, le point noir et triste, c'est que, par suite de mon changement d'emploi, je ne reçois pas de lettres. Le vaguemestre les remet, suivant la suscription, à la 18e Compagnie. Or la 18e Compagnie, qui fait partie du 5° Bataillon, est on ne sait où Il y a peut-être deux ou trois heures de marche, dans le méandre taupineux où nous sommes emberlificotés pour la joindre. J'ai mis un


peu d'espoir dans la venue des hommes de la corvée de soupe partis depuis 6 heures du matin, et qui vont bientôt arriver, sans doute, vu qu'il est n heures. Je suis assis sur une banquette de terre que je viens de confectionner en creusant la paroi de la tranchée, près de l'entrée de la guitoune. Ce beau travail me permet d'être en même temps assis et au soleil, ce qui n'est- point désagréable après cette nuit de rat. Midi. On m'apporte trois lettres de vous 12, 13 et 14. Je suis navré de la mort de Lesghine. J'avais bien un pressentiment en voyant que vous ne m'en parliez jamais, mais tout de même cette nouvelle m'a assommé, et je ne peux pas m'habituer à l'idée de ne plus revoir ce grand frère lorsque je reviendrai à Aumont. Je pensais très souvent à lui. C'était une si magnifique bête et un si doux caractère J'ai toujours eu un faible pour lui parce que je le trouvais plus admirable que les autres. Cette disparition me serre le cœur.

Ne vous fatiguez pas, mon petit chéri, et ne perdez pas les pauvres petites occasions que vous avez de vous distraire.

20 juin 1915.

Chère petite enfant de mon cœur, j'ai les deux lettres dont je me sépare à regret pour que vous les conserviez mieux que ne pourrait le faire le Romanichel que je suis devenu. Bou Diou, comme vous me faites des compliments, ma chère Mais ça ne vaut pas cela, je vous assure. Le fait en question est normal et ne s'est pas passé du tout dans des conditions extraordinaires de courage et de mépris du danger. J'ai souvent risqué tout autant dans d'obscures (doublement obscures, parce que la nuit) corvées. Au reste, la vraie raison de ma citation n'est pas là. Elle est surtout basée sur ce fait que, dans


une circonstance antérieure, dans l'Aisne, j'ai rallié les camarades de ma section sous le feu, lors d'une marche en avant. J'aurais préféré, d'ailleurs, que ce motif fût mis en évidence dans le papier officiel, alors qu'au contraire, pour des raisons d'actualité, on l'a sacrifié à l'affaire des blessés, qui date de notre nouveau secteur. Le coup de la mission accomplie dans la rue de Crouy fauchée par la mitrailleuse, n'y a pas été étranger, mais j'avais déjà été nommé, comme je vous l'ai dit, soldat de première classe pour cette raison. On me donnera la croix de guerre dès qu'il y en aura en quantité suffisante. On ne porte sur la ligne de feu, c'est la règle presque absolue, et y contrevenir serait prétentieux, qu'une bande de ruban. Au repos, si on veut, on sort la croix tout entière. Tout cela est très joli, mais il ne faut pas y attacher plus d'importance que de raison. Ceux qui ont fait un acte brillant et, par chance, utile, n'ont pas tant de mérite que ceux qui, depuis le début de .la campagne, ont accompli sans manquement l'énorme, écrasant et terrible labeur du simple soldat. Ceux-là, soyez-en certaine, sont vraiment des héros magnifiques, car je sais ce que ce pur et simpk travail signifie de misères, de souffrances, de sacrifices et d'abnégation réelle. D'autant plus que cette interminable dépense d'héroïsme s'accomplit pour des causes que je persiste à trouver vagues, sans attaches avec le profond de nous-mêmes et, en réalité, contraires à notre destinée humaine. Mais je vous ai déjà dit cela, et sans doute dans des termes identiques. Je rabâche. Toujours est-il que quand je pense qu'il se peut que ceux-là n'aient point de récompense éclatante alors que d'autres recevront de prestigieux hommages pour un exploit isolé, j'ai le sentiment que je crois juste, d'une immense injustice.


Je ne suis plus avec mon ex-compagnie, qui est de faction en première ligne à partir de cette nuit, mais en arrière de cette ligne, au poste de secours. Le spectacle des blessés et des morts, tout ce charnier de la guerre est terrible. Il fait du soleil et de la chaleur. C'est un temps bien différent de celui de cet hiver où l'on était perdu dans la brume et où on plongeait dans la boue, et pourtant, je ne sais comment, tout ce qui touche à cet envers de la bataille est ineffaçablement sale et souillé Pauvres êtres, pauvres accessoires de la lutte ou de la vie. On dirait que cela a déjà été enterré et exhumé. De la terre, réduite en poussière, se dépose partout, vole partout. Si on secoue un pan de la capote, si l'on donne un léger coup sur le képi ou sur la manche, il en sort un nuage jaune et l'on sent continuellement qu'on en a dans la bouche. Tout à l'heure, à 3 heures et demie du matin, en plein jour (mais pas encore ensoleillé) j'ai vu un tas de compagnies diverses alpins, chasseurs, fantassins, défiler un à un devant nous. Nous étions entassés dans un carrefour de boyaux. Va-etvient, contre-ordres, désordre incroyable, méli-mélo et brouillamini d'hommes. Leurs figures jaunes, tirées, creuses, leurs accoutrements en loques et ridicules étaient impressionnants. On aura?!: dit un défilé de pantins, décolorés et qu'on avait ramassés par terre. Beaucoup étaient crispés et leurs bouches proféraient quelque juron ou quelque gros mot à l'adresse de quelqu'un. D'autres riaient et trouvaient quelque plaisanterie à nous lancer en passant, oc quelque amical mot de bienvenue. Il y en avait de tout âge, et la moitié composée de pauvres poilus qui auraient pu être les pères de beaucoup d'autres. Plus qu'à un défilé de soldats de même arme et de même espèce, cela faisait penser à un défilé de famille Le

20 juin IÇ15.


petit, l'oncle, le cousin de province, le grand-père un peu bizarre. Tout le long de la paroi de la tranchée de seconde ligne où je vous écris, mal assis sur une banquette de terre, obligé à chaque instant de me ranger pour laisser passer des uniformes, il y a des petites guitounes individuelles. Dans les unes sont des dormeurs assommés de fatigue et qui dorment de tout leur cœur. Dans une, nous avons reconnu dans l'homme étendu sous la toile de tente et dont les pieds dépassaient, un mort. Un autre trou est fraîchement bouché et c'est une tombe, celle d'un tirailleur africain. En haut du talus, on voit une croix. Si on risque l'œil là, on aperçoit un corps non enseveli encore, déposé dans le linceul de sa toile de tente, à l'endroit où on l'enterrera nuitamment et hâtivement dans ce champ où il y a certainement en ce moment plus de morceaux d'obus que de brins d'herbe. La guerre est une chose dont on ne peut soupçonner l'horreur lorsqu'on ne l'a pas vue. C'est pour cela qu'il faut que d'autres que nous n'aient pas à la refaire.

Vous voilà à nouveau rue de la Belle-Apparence. Comme il y a des temps qu'on l'a quittée près de dix mois 1 Vous vous rappelez, oui, évidemment Ce morne départ vers l'inconnu 1

Tôt ou tard, on se reverra.

P.-S. Le veau conservé, dont j'ouvris une boîte ce matin, est exquis. Refaites-en, voulez-vous, une botte bien cuit, bien rôti.

21 juin IQ15.

Je suis, comme vous voyez, pauvre de papier ce matin, anniversaire de mon sixième mois de campagne la guerre ne m'a pas enrichi, en papier tout au moins. Dire que je gaspillais le papier à


lettres, dans les temps lointains où je ne savais pas me tenir à bicyclette, ni rouler une cigarette 1 Figurez-vous qu'on vient de me voler pendant que j'étais absent cette nuit, pour aller aux blessés, j'avais laissé mes petites affaires dans ma petite guitoune du bord du boyau (vous m'y verrez en photographie, mangeant). Mais c'était là une imprudence, car ce boyau livre passage à des troupes incessantes, et un brave soldat bien débrouillard cette qualité si française, dont les journaux faisaient encore hier l'éloge, m'a pris ma musette et son contenu, puis, ayant besoin d'une musette vide, a vidé le contenu de l'autre par terre et a pris la musette. Dans celle qui m'a été prise totalement, il y avait mon plat en aluminium, ma pharmacie, mon capuchon en caoutchouté. J'ai tempêté, blasphémé, menacé, mais naturellement aucune espèce d'espoir de retrouver mes affaires. Au reste mes voisins, également absents en même temps que moi, ont « perdu », qui une toile de tente, qui une musette pleine de linge. C'était, en rentrant, un beau concert. Il s'est heureusement produit que mon capuchon perdu est déjà remplacé mon camarade Monniot, un brave type très sympathique qui a des formes d'athlète et une tête de samouraï, m'a donné un capuchon de rabiot qu'il avait. Il est très bien comme ampleur et est plus épais que le perdu. Quant au plat d'aluminium, je ne le remplacerai pas, car je me suis aperçu que ce métal noircissait comme le plomb et salit tout ce qu'il touche dans la musette. Mais je vous demanderai un plat à œufs en tôle émaillée, plus petit que le plat aluminium si beau que je ne reverrai plus 15 cm. de diamètre. J'ai observé que je n'avais jamais utilisé la grandeur de l'autre. Quant à la pharmacie, je vous réclamerai un tube de comprimés d'aspirine. L'iode, j'en aurai à l'infirmerie, ainsi que les paquets de pansements. Toutefois un peu de taffetas gommé, s'il vous plaît. Enfin je voulais i que vous me fassiez une enve-


loppe en moleskine, comme jadis, pour enfermer le fourbi pharmaceutique. 2° Je vous recommande la grande musette solide une me suffira, bien que je pleure la disparition de deux mais il faut qu'elle soit grande et solide. Je pourrai m'arranger pour faire tenir tout dans ces deux musettes, mon sac et mes cartouchières désaffectées (et mes poches !) Je joins aujourd'hui des lettres d'écoliers accompagnant un envoi pour ma section. J'y joins aussi volontiers, ma cocotte chérie, la description du lieu où je me trouve présentement. C'est une cabane faite en gros madriers et en sacs de terre produit de l'industrie allemande, car elle se trouve dans un fragment de tranchée extrêmement bien organisée pour l'abri contre l'artillerie, et reprise, néanmoins, à l'armée du prince de Bavière, voilà un mois. C'est bas de plafond et resserré. Ça sent la terre, le bois et le dormeur, car quelques poilus étendus autour de moi « en écrasent » consciencieusement. La porte, toute petite et basse, fait un carré éblouissant de lumière. Dehors, c'est une chaleur qui éblouit et assomme. Quand on sort, on a l'impression d'entrer dalis un fourneau.

Cette nuit, nous fûmes, par un boyau, jusqu'au cœur du champ de bataille que nous entrevîmes, glacé et morne à la lueur des fusées et des coups de canon qui partaient de tous les points de l'horizon, et des éclatements d'obus. Dans le boyau même, il y avait des cadavres qu'on ne peut ni retirer de là, ni ensevelir (on n'a pas eu le temps jusqu'ici), et qu'on piétine en passant. L'un d'eux qui a un masque de boue et deux trous d'yeux, laisse traîner une main qui est effilochée et à moitié détruite par les pieds des soldats qui se hâtent, en file, le long de ce boyau. On a pu le voir, le boyau étant couvert à cet endroit, on a allumé, une seconde. N'est-ce point macabre, ces morts qu'on use de la sorte comme de pauvres choses ?

Ce soir, on va à l'arrière et au repos. Mais on ne


sait pas à quelle heure. Ce sera peut-être au commencement, peut-être au milieu, peut-être à la fin de la nuit. La perspective de la semaine tranquille, à la suite d'une semaine de travail qui a été surtout caractérisée par le manque de sommeil presque continuel, met de la satisfaction sur les visages J'ai fait des photos. Je les développerai au repos. La fusée n'a-t-elle rien donné ? et celle où je monte en autobus ?

Pour la bague en aluminium faites diligence, ma chère, pour aller chez un bijoutier et dites-lui a Monsieur, voulez-vous me doubler cette bague d'une plaque d'argent à l'intérieur ? » Vous y gagnerez qu'elle ira à votre petit doigt et qu'elle ne noircira pas.

A demain, ma jolie.

Une pochette solio brillant 9/12, s. v. p 1

23 juin IÇ15.

Chère petite, quelle fête je reçois toutes ces lettres à la fois. C'est bien dommage que la dernière se termine sur l'attente d'une lettre, car je n'aime pas, mon cher petit, quand vous attendez ainsi je vois que cela vous inquiète toujours beaucoup, et cela m'attriste dans mon impuissance. J'ai beau me dire « Depuis, la lettre est arrivée » c'est toujours trop d'avoir trop attendu.

Je vais développer incessamment un nouveau rouleau j'attends d'avoir une nuit sûre, c'est-à-dire qui ne soit pas abrégée ou terminée par un brusque départ. Vous me voyez, obligé de partir avec mon rouleau de pellicules non sec

Aux objets que je réclame dans la lettre sœur de celle-ci (et à quoi il faut ajouter le petit plat à œufs émaillé demandé à la suite du vol de ma musette) voulez-vous joindre le rasoir et le cuir que je vous


avais renvoyés je garde le bouc, mais je me r»se les joues.

Le couvre-nuque qui se trouve dans le paquet m'a beaucoup servi. Il a été troué par la balle qui a troué mon képi et mon couvre-képi renvoyé d'autre part. Comme il était par-dessus, les trous sont plus éloignés.

28 juin 1915.

Mon chéri. Voici deux retardataires à cause de l'adresse. Elles complètent le cycle de vos lettres qui, de la sorte me sont arrivées sans interruption. Non, le métier de brancardier ne constitue pas un danger de plus, au contraire. Aller chercher le jour les blessés en avant de la première ligne est une entreprise folle équivalant à un suicide et rigoureusement interdite. Ce n'est que la nuit qu'on s'y risque. Il y a toujours des coups de fusil, car les Allemands tirent continuellement, par principe, et jamais leur fusillade ne s'arrête complètement, mais le feu est très ralenti, et naturellement, sans précision. Quant aux obus, il est rare qu'ils tombent pendant la nuit ils commencent à l'aube et finissent à la tombée du soir, à moins que les fusées éclairantes ne décèlent un mouvement de troupes ou qu'il y ait attaque, bien entendu. Le moyen préconisé par Le Journal est ingénieux, j'avais déjà vu l'article et l'avais signalé. On trouve ça très bien, mais on ne le fera pas En tout cas, ne vous forgez pas des périls là où il n'y en a pas. Le seul qui soit réel, c'est en effet, la facilité qu'on a à être fait prisonnier par un coup de filet, comme ça s'est passé à Crouy où tout le service médical a été « poiré n dans sa grotte. Mais là encore, il y a une médaille au revers captif on a mille fois moins de risques d'être maltraité qu'un


pauvre simple soldat, tête de turc de la guerre, ou même qu'un gradé armé.

Entendu pour le langage chiffré en cas de capture (peu probable, allez, en l'état actuel des choses 1) Mais vous-même, préparez des phrases que vous m'enverrez. Il faut qu'elles soient très courtes et très banales, par exemple Chère enfant, chère amie, très chère. en donnant un sens à chaque appellation différente. Cela éviterait de chercher des tours de phrase emberlificotés à l'intérieur de la lettre. ii juillet içi$.

Mon enfantelet. Je vous écris devant une table où tombe une pluie de mouches tuées par des émanations de formol et par les effets du papier tuemouches pendu à la suspension camelotte de cette salle à manger. Hier, j'ai mis le masque. C'est vraiment agréable et pratique On se rit, avec cette arme défensive, du nuage malfaisant et pointillé Je le mettrai sans doute tout à l'heure si l'invasion de celui-ci continue.

Moi, je n'ai qu'une lettre, celle du 7 juillet, mais je ne me plains pas. Puisse chaque jour m'apporter votre écriture

Ceci dit, j'ajouterai que j'ai bien dormi cette nuit, sur mon brancard à bâche, placé lui-même sous une tente, et solidement arrimé à un gros arbre. 12 juillet IQ15, soir.

Je vous envoie, à moins que par une malignité prodigieuse elle ne soit pas sèche, une photo d'un repas dans le bois des A. (*) où je campe présentement, faite pendant la précédente période où j'y campai. (*) Alleux.


Cette photo a été faite par l'entremise du Pige-ToutSosie du sergent Ceccaldi. Le Dr Chaillol, médecinmajor, chef du service dont je suis le commensal dans l'actuelle période du Bois des A. (*) a un PigeTout-Sosie n° 2, et d'autres Pige-Tout-Sosies, innombrable famille, fonctionnent à présent dans notre région.

Nous quittons demain le bois des A. Les compagnies qui sont aux tranchées vont aller au repos et nous allons, nous restés en arrière, les suivre et les imiter sans vergogne. Ces pauvres compagnies ont souffert dans cette période deux bons camarades à moi ont été tués ce matin le lieutenant Arnandiès (il avait échappé par miracle à la mort, lors de la bataille de la Marne où une balle lui avait traversé le ventre), et l'adjudant Mondain, qui a fait pendant plusieurs mois partie de notre popote. La malheureuse 18e Compagnie, mon ex-compagnie, a eu d'autres morts encore. Lugubre série 1

13 juillet, 5 heures matin.

Vous allez recevoir, mon mignon, ma petite montre phosphorescente de poignet avec charge de la faire réparer et de me la renvoyer. Cette montre, qui fut infiniment précieuse dans les nuits de l'Aisne (elle assura souventes fois la relève à elle seule, avec son petit étoilement), meurt d'inanition. Je ne peux pas l'alimenter de force motrice en d'autres termes, la remonter le remontoir ne mord pas sur les roues qui sont en contact avec lui, de sorte que la montre, quoique bien portante pour ce qui est des organes essentiels, est endormie comme une morte. Hier soir, à table, grand succès spécial et tout à fait éclatant pour la photographie vous représentant dans le salon d'Aumont. Cette photo fut déclarée sans ambages la plus belle qu'on ait jamais faite. Chacun y a été de sa photo de famille tirée


d'un portefeuille bondé. Quelles différences, ma chère Presque autant en ce qui concerne la qualité de la photo que pour la perfection charmante du modèle. C'est pas peu dire, hein ?

Je vous écris sous la tente. Mon camarade Monniot « en écrase » encore. La brume qui baignait le bois, tout à l'heure, se dissipe, et la clarté pénètre, jaune intense, à travers les toiles de tente. On entend bavarder, dehors, les cuisiniers groupés autour de leurs cuisines roulantes qu'ils mettent en train pour le jus. L'un d'eux chante une chanson sur les papillons et au lieu de « papillons n il dit « pipaillons ». Ce n'est presque rien, mais c'est drôle.

Hier soir, en m'endormant j'ai pensé à l'arrangement des chambres d'Aumont.

Gustave Téry me demande des impressions (payées) pour un quotidien qu'il lance, et de Nouvion, un article (payé itou) pour Le Monde Illustré. Si mes loisirs continuent, je « voirai » à faire cela. 23 juillet 1915.

Pas de lettres hier pour personne On annonce pour aujourd'hui double ration. J'ai eu cependant le mandat ail right. Le régiment continue à être aux tranchées. Moi je continue à être, à l'arrière, et je continue également à aller mieux, et à n'avoir besoin de rien « pour le bec ». Pour l'habillement, il me faudrait, ma mie, un caleçon et des chaussettes de coton baillez-m'en deux paires de vieilles. J'ai fait, de plus, une constatation sinistre mes guêtres se fendillent comme des fruits trop mûrs, un peu partout. Ne pourriez-vous voir à en acquérir d'autres? Mais sans sous-pieds, cela a des inconvénients simplement des guêtres en cuir souple, faave, de préférence avec une courroie. Mais pas un article trop chic, trop officier, quelque chose de so-


lide, épais et simple soldat, non verni. C'est mille fois préférable. Vous pourriez, pour modèle de la. dimension, soumettre au marchand un de mes brodequins jaunes rapportés d'Albi, ainsi que la hauteur depuis le bord d'un de mes pantalons jusqu'au genou (dont vous trouverez bien, je présume, la place marquée sur l'un d'eux) bien entendu, la guêtre tae monte pas tout à fait jusqu'au genou mais ça donne une idée. Comme largeur, très large. Mes souliers vieillissent, vieillissent, mais ne se rendent pas encore, comme je ne suis pas destiné à aller dans la boue d'ici longtemps, il n'y a pas lieu de faire refaire des croquenots à Péryère. Vous m'enverrez, d'ici quelque temps (je vous ferai signe), la paire dont il est question plus haut, et qui, dûment graissée à Albi, doit être en bon état de conservation. Et voilà pour la chose des pattes.

Pour passer aux choses du cerveau, voilà la dernière élucubration une charade Mon premier est complice d'un criminel mon second n'est ni grand ni petit mon troisième est alimenté par un grand nombre de femmes. Mon tout est un peintre de talent c'est « Macchiati ».

1 ma, parce que ma cache bono

2. chia parce qu'y a toujours moyen

3 ti parce que beaucoup de mères nourrissent un peu ti.

Alternatives de pluie par grosses ondées et de coups de soleil vif. Je souhaite à votre villégiature le minimum de l'une et le maximum de l'autre. J'espère que vous m'enverrez une photo de vous là-bas. Mais cette lettre vous arrivera-t-elle à temps si vous n'y avez, point pensé

25 juillet IÇ15.

En écrivant nos lettres, ce matin, dans la salle manger, l'un de nous a demandé « Nous sommes le 25 ? » « Déjà, c'est épatant tout de même » répè-


tent les autres. En effet, voilà bientôt un ara que nous avons entendu le tambour annoncer la mobilisation dans la rue d'Aumont, et bientôt un an que nous avons émigré à Paris avec nos petits paquets 1 C'est un grand espace de temps, et on comprend la lassitude générale en même temps qu'un phénomène curieux mais logique fait que ceux qui ont, jusqu'ici, échappé par miracle à la mort, ont de plus en plus peur d'y passer c'est une intensification du trac comparable à celle de la peur progressive qui prend les aviateurs au fur et à mesure. de leurs ascensions.

Outre ces considérations d'ordre général, rien de bien notable à vous marquer. Pour la popote, on a décidé qu'on dépenserait quarante-cinq francs par mois. D'autre part on me remboursera mes provisions spéciales. Comme cela, il me semble que ça ira très bien et très raisonnablement.

Nous quittons cette nuit notre cantonnement d'ici, pour aller là où nous étions, il y a quinze jours, à C. L'A. (*). Là, repos, comme je vous l'ai dit. On a fait hier du stéréoscope. Des vues de l'église démolie d'ici, et des vieilles tours intérieur et extérieur seront, je crois, très bien. Je vous en enverrai des exemplaires sur papier et prendrai des mesures pour avoir, après la guerre, les positifs sur verre destinés à être regardés au stéréoscope. J'ai trouvé par terre, autour de l'église, des vitraux piétinés, émiettés. J'en ai frémi 1

27 juillet 1915.

Quelle bonne nuit j'ai passée dans ma nouvelle grange de ce nouveau cantonnement qui doit être le 0*) Camblain-L'Abbé.


quarantième ou le quarante-cinquième nouveau cantonnement depuis la maison des dames Juéry (titre d'un roman pour Des Gâchons) Voici, devant moi, une semaine où mon rôle de combattant sera circonscrit à la lutte contre les mouches et les gaspards (les rats). Je serai vaincu dans ce combat inégal, par suite des renforts considérables envoyés à chaque moment par l'ennemi, sur les champs de bataille. Hier, après-midi, dans la salle à manger-cuisine de notre popote, nous avons calculé qu'il y avait sur la table, autour de nos papiers, l'effectif d'une compagnie (250) de mouches, avec une section d 'avantgarde volante et harcelante. Quant au contingent qui se trouvait dans la pièce, sur les murs, les meubles, le plafond, nous avons supputé sa force à deux régiments (4.000), et je pense que nous étions biea au-dessous de la vérité. Ce matin, je vous écris sur mon lit ». Hier, c'était tenable mais hier soir on a mangé ici, et l'ennemi esc accouru en formations serrées. J'ai les jambes couvertes comme d'une résille pailletée et mouvante, et si je remue, c'est un bourdonnement qui s'élève. Des exclamations, des jurons jaillissent de temps à autre d'un coin de la grange « Bon Dieu de m. de Nom de Dieu » « Tas de vaches » s'écrie un bonhomme excédé de faire des gestes de la main gauche autour de sa figure, tandis qu'il écrit de la droite, « attendez donc que je sois crevé » Cette nuit il y a eu, parait-il, une descente de gaspards, qui a commencé par la poitrine, le ventre et les jambes du cuisinier qui avait eu la malchance de se poser, pour dormir, la tête à côté de la sape d'invasion. Ce fut épique, à en croire le récit fait ce matin par le cuisinier. Mais je dormais et, d'une façon générale, je me fiche pas mal des rats, vu que je dors. Ils ne me réveillent guère, ou si peu, que je ne m'en aperçois pas sur le moment. Je me suis habitué à ce léger inconvénient, et je n'ai pas l'horreur instinctive que beaucoup de soldats aguerris éprouvent, à mon grand


étonnement, à l'instar des dames, pour tout ce qui est souris et rat.

Pour la popote, c'est décidé neuf francs par semaine, et on m'a remboursé aujourd'hui onze francs de régime.

Mais voilà déjà le courrier Encore une fois les heures sont changées. Je suis obligé de boucler avant de savoir si j'ai une lettre de vous, ce que je n'ose espérer, puisqu'hier j'ai eu deux lettres. 28 juillet IÇ15.

Je joins, mon petit cœur, à cette lettre, après vous avoir dit bonjour, une lettre que je viens de recevoir et à quoi je tiens beaucoup. Elle est du sergent R. qui a été blessé à Crouy, alors qu'avec quelques hommes, dont Suilhard qui était alors caporal, il s'était porté au-devant des Allemands qui descendaient. Il était tombé comme une masse une balle dans la nuque et une balle au bras et on l'a cru mort. J'avais été désolé car c'était un chic type, sympathique et résolu. Il en a réchappé, comme vous voyez, mais il est bien atteint, et depuis six mois il se traîne, incapable d'un effort intellectuel suivi et le bras à demi paralysé. Ce furent là de sombres jours, je vous l'ai dit souvent, n'est-ce pas ? La veille du 12 janvier, où notre section a tenu des barricades dans la rue de Crouy, nous étions cantonnés dans la grande Verrerie de Vauxrot, au pied de la montée que nous occupions alors et qui a été évacuée par nous trois jours après. Je me souviens que l'aprèsmidi du iï nous avions des pressentiments assez lugubres et justifiés. A un moment, je me suis rasé dans la cour de la Verrerie et Prudhomme, qui passait par là, m'a dit « Tu te rases ? Tu veux mourir en beauté ? » Aujourd'hui, il n'ose plus me tutoyer

Sale temps 1 J'espère que vous avez mieux


que ces ondées sempiternelles soulignées par des coups de soleil. C'est le système des giboulées établi en permanence, car voilà longtemps que c'est à peu près ainsi. Hier, matinée fraîche et lumineuse, charmante après-midi diluvienne et fangeuse. Aujourd'hui, sale matinée ruisselante, après-midi souriante et claire. Ainsi vont les choses.

Pendant l'actuel repos, je rends au bureau quelques services au sergent infirmier Ceccaldi quoique ce soit là une paperasserie extrêmement assommante et un travail ennuyeusement morne. Mais ce garçon est aimable et serviable, et il est débordé. Le soir, dans la grange, j'allume une bougie que je fais tenir en faisant fondre quelques gouttes de stéarine, sur deux boîtes de conserves, et je lis du Virgile et Faust deux bouquins faisant partie d'une collection classique bon marché. Le contraste est curieux entre l'esprit des deux auteurs. L'un si lumineux, l'autre si fumeux. Le matin, il m'arrive de travailler un peu et j'écris, tantôt étendu à demi sur mon brancard de la nuit, tantôt assis dans la salle de la popote où deux mères s'occupent, à grand bruit, de quatre enfants particulièrement criards et sonores. De plus, la salle ne désemplit pas de soldats qui rient et crient, Dans la grange, c'est un peu plus calme, et le fracas s'amortit, mais la table et la chaise ont bien aussi leur avantage.

Aujourd'hui, on a distribué des décorations à des officiers d'administration. j'entends la musique du régiment qui rentre. Je ne suis pas ravi chaud-chaud de mes compagnons de popote. Ces braves embusqués, car ce sont presque tous des embusqués, vilipendent les Parisiens qui, à leur sens, ne compatissent pas suffisamment aux misères de « nous autres qui sommes sur le front » Et on croit rêver quand on les entend n'avoir pas assez de blâmes et de mépris pour ceux qui ne risquent rien. L'un d'eux, l'autre jour, se plaignait d'un air résigné et martyr de n'avoir pas encore sa croix de guerre « Je n'ai


fait que mon devoir », disait en substance cet extraordinaire bonhomme qui, cycliste du médecin-major en chef, ne va aux tranchées que de temps en temps, en amateur et en touriste, et jamais en premières lignes.

C'est absolument honteux et c'est triste, parce que ce sera toujours ainsi les pauvres types de la ligne de feu qui auront tout fait et tout risqué, auront leur voix étouffée et leur gloire chipée par les incapables, les moules et les arrivistes qui sont nombreux ici, et qui doivent pulluler ailleurs. Déjà je le vois, ils relèvent la tête et se posent cyniquement en combattants. Que sera-ce après la guerre ils seront terribles, n'ayant plus peur

Je ne sais ce que je vais faire. Ça dépend de ma santé qui, ces jours-ci, a fait de bons progrès et est à peu près normale.

On étudie mon cas. Je vous embrasse tendrement, mon petit cœur.

iOT août iqi$.

Mon petit,

Justement on me donne votre lettre à une heure qui était exactement celle où le samedi, i"r août, nous avons entendu le fils Rufin tambouriner la mobilisation dans la rue d'Aumont. Un an, jour pour jour, heure pour heure 1 Oui, certes c'est beaucoup et c'est beaucoup aussi, sept mois et demi de séparation, après ces jours variés d'intérêt selon que j'étais seul ou avec vous à Albi. Il faut du courage et de la fermeté pour supporter cela, les uns et les autres, que nous soyons, ou que nous ne soyons pas dans la mêlée. L'action aide à passer le temps d'une manière un peu rude, mais elle aide. L'inaction et la séparation pure et simple doivent se suffire à ellesmêmes J'ai toujours pensé, même avant de partir, que ceux qui restent sont plus à plaindre que ceux qui partent. L'interminable attente, les mois qui suc-


cèdent aux mois sont mélancoliques à supporter. Je me figure même que c'est trop de séparation, trop de vie séparée pour beaucoup et qu'il y aura de petites séparations provenant de ce qu' « on ne se retrouvera pas » dans certains cas. La longueur de la guerre apporte ce résultat sentimental qui n'apparaissait pas dès l'abord. G. par exemple, m'a donné à entendre après avoir, les premiers jours de son veuvage, assuré et juré qu'il ne reviendrait jamais dans l'appartement qu'il occupe à Clichy, que tous les mois écoulés lui permettront de supporter beaucoup mieux le retour Cela m'a serré le cœur. Nous ne sommes pas ainsi, nous, mais les autres subissent une usure plus grande et se détachent, en réalité, d'être trop longtemps séparés matériellement. Cette conséquence, que je trouve dramatique, m'apparaît de plus en plus parmi les propos de certains de mes camarades. Je les sens de plus en plus libérés de leurs attaches anciennes. Ils se renouvellent malgré eux, et, parfois même, sans s'en rendre compte. Il est juste de dire que pour d'autres c'est tout à fait le contraire. Ils se rongent de plus en plus et perdent courage et patience. L'autre soir, avant de m'endormir, j'étais à demi attentif à l'espèce de monologue d'un soldat qui lisait à mi-voix une lettre de sa femme et, d'un ton désespéré, commentait les moindres phrases « Soigne-toi bien, mon ami, pense à toi, dis-moi tout ce qui te manque », etc. n murmurait « Si ce n'est pas à pleurer de lire des choses comme ça, si ce n'est pas à se casser la tête 1 » Ce pauvre type semblait un fou et me faisait profondément pitié. J'ai passé deux heures, hier, avec le Dr L. Il écrit tous les jours, depuis le commencement de la guerre, une page de roman. Il a bien de la chance Il reste longtemps avec son ambulance dans chaque cantonnement. Il est également bien heureux de cela Il a logé dans des châteaux magnifiques. Pour le moment, il est dans une petite maison en bois et


en toile avec des tables pliantes, des escabeaux id. G 'est très propre, très hygiénique, et je l'envie. Rien de nouveau pour les permissions. Si je faisais une démarche, je crois que j'avancerais mon tour, étant le seul membre du Service médical cité à la Brigade mais je ne veux point en faire. Le bruit court qu'il va y avoir des fournées de partants et que tout sera fini à la mi-septembre.

On me prend la lettre. Je ne relis pas 1

,8 août IQ15.

Oïfêre petite exilée, il paratt qu'on va, d'ici deux jours, par ordre supérieur, être obligés de remettre les lettres décachetées un officier censeur les lira et on ne. les fera partir que si elles ne contiennent ai indications quelconques, ni commentaires. Je pense que cette mesure (qui a un grave défaut le contrôle est exercé par un officier qui nous connatt et, dans ces conditions, il répugne de mettre dans les missives le moindre détail personnel ni la moindre intimité), sera momentanée et est provoquée par la nécessité de tenir secret quelque mouvement ou quelque événement. Quoi qu'il en soit, tant qu'elle sera en vigueur, je n'écrirai plus que des cartes postales aussi laconiques que possible. Je vous en avise, mon petit,, afin que vous n'en soyez point surprise. Je. viens de rôder autour de la maison où s'est installé, le. vaguemestre on parle d'une panne de la voiture Misère 1

Je. suis revenu tristement m'asseoir à cette table où, sur la toile cirée, je poursuis cette conversation à,;bâtons rompus, dont vous me pardonnerez l'intense banalité. Cet après-midi, j'ai erré dans des prairies qui entourent le château. J'ai croisé un imprudent yoilu portant dans un mouchoir à carreaux toute une « friture », disait-il, de champignons récoltés dans les champs. Il s'est ri de mes conseils de faire atten-


tion « T'en fais pas. C'est pas la première fois que je mange des champignons que j'ai été à la chasse d'eux. J'vas les fricasser avec des œufs. Mon vieux, tu parles de quelque chose de bon à se faire tomber dans le gilet » Puis il m'explique « Tu sais, moi, mon vieux, j'ai bon appétit, il en faut pour me boucher la gueule. C'est pas avec ce que nous balancent les graisseux de la Compagnie qu'on peut être bien costaud. Ce matin, pas plus tard que c'matin, ils nous ont foutu du rata tu sais, ça n'avait pas de consistance du cataplasme, pour dire vrai, c'est comme si tu boives un verre d'eau, ni plus, ni moins. » Et il est parti faire frire sa récolte de champignons. Puisse-t-elle lui être légère 25 août 1915.

Mon cher petit, on vient de me dire que j'allais partir en permission dans quatre ou cinq jours Vous voyez, ça n'a pas trop traîné. Je vous ai écrit ce matin une lettre partie par la voie ordinaire militaire pour vous faire part de mon départ prochain, mais à ce moment je n'avais pas encore cette précision et cette certitude. Celle-ci mise à la poste par un permissionnaire et adressée à Paris avec la mention ne pas faire suivre vous atteindra je l'espère, pendant le séjour si court qu'il soit que vous ferez vraisemblablement à Paris avant de partir pour Aumont à la suite de mon télégramme.

Comme je vous l'expliquais dans ma missive de ce matin, je profite d'un tour de faveur auquel me donne droit ma qualité d'engagé volontaire. Je passe hors série, de sorte que je n'ai pas à suivre de file et partirai dès que les formalités de ma permission seront prêtes. Je partirai sans doute pour Aumont des tranchées, directement, car nous y partons demain soir ce sera vraiment un changement Ne


cessez pas de m'écrire les délais de mon départ peuvent très bien s'allonger dès que je saurai la date d'une façon sûre, je vous aviserai et vous suspendrez les lettres. Au revoir, mon chéri et cette fois, vraiment, à bientôt. C'est charmant et inopiné, hein ? J'arriverai à Creil vers 4 heures après-midi. Je ne sais pas l'heure de la correspondance pour Chantilly. On pourrait peut-être faire Creil-Aumont ou Chantilly-Aumont à bicyclette.

27 août, 7 heures, 1Q15.

Mon chéri. Je viens d'aller mettre à la poste une lettre pour vous. Il pleuvait à verse un temps triste et froid, abominable. Je marchais dans les chemins glissants et la boue, les ornières coulantes, sous les branches dégouttantes et l'ondée qui n'en finissait pas. Après avoir jeté la lettre à la boite, qui est en haut de la rue unique du village, je suis allé voir le médecin-major resté ici, pour lui demander une consultation je ne me sentais pas bien et bronchiteux et je voulais savoir à quoi m'en tenir. Je pensais assez mélancoliquement qu'il y a des heures où tout semble triste et où tous les ennuis viennent à la fois mon malaise, le coup de la permission avortée après avoir été si près de réussir, la pluie d'automne. Et je pensais qu'il y avait trois jours, au même endroit, il faisait un temps radieux, je venais d'apprendre que, par un coup de baguette prodigieux, ma permission, de future et vague, devenait précise et présente, et je songeais que vous deviez être en ce moment dans quelque coin agréable et ensoleillé du jardin à goûter le beau temps. Quelle différence, n'est-ce pas ?

J'ai posté ma lettre. J'ai vu le docteur qui m'a examiné et m'a tout à fait rassuré. Déjà un souci de moins. Peut-être les autres s'effaceront-ils aussi pour


faire place à de l'espoir contraire. Tenez, depuis ce. matin, le temps se remet quelque peu, après une sale nuit de pluie continuelle et de pataugement fangeux. On se chauffe l'échine par les chemins tout en regardant avec précaution, par crainte d'enlisement, d'où on arrache et où on pose les pieds. Nous allons avoir mauvaise route8 mais un ciel acceptable et même une petite fraîcheur douce assez avantageuse pour faire cet après-midi les six kilomètres qui nous séparent de C.s (*) où nous séjournerons huit jours, selon le programme dont je vous adressai le plan et la marche. Déjà, du reste, on fait des paquets, on range dans la bonne place chaque chose dont on se sert pour la dernière fois.

Je vous envoie quatre pellicules à laver, et à prendre un bon exemplaire de chaque pour album. 9 septembre 1915 (carte).

Je vous écris debout, appuyé sur le talus de la tranche. Bonne petite brise, souli. Hier, c'était l'automne, aujourd'hui c'est le printemps. Ce qui est excellent, c'est que les permissionnaires partent en masse et, grâce à ce système, les délais se rappetissent. Peut-être, après tout, n'aurai-je pas à attendre longtemps.

Avez-vous déjà le paquet ? Non, pas encore sans doute. Moi, en tout cas, je n'ai pas non plus le mirifique envoi annoncé.

On reçoit les lettres. Deux Ça va, ça va, ça va. Je suis très satisfait. D'autant plus que j'espère que vous en recevez plusieurs également, en ce moment, Je suis dans un abri à sis pieds sous terre, cette foisci. Nous sommes coude à coude avec un tas de camarades et assez empilés autour d'une lampe à acéty(*) Cuffies.


lène qui sent comme un méridional après déjeuner. Je suis heureux de vous savoir bien, mon petit. Mais cette dèche m'inquiète et m'attriste. Ma Tante Fichtre Je n'ai pu m'empêcher de faire la grimace en lisant ce pauvre petit passage de votre lettre. Que de privations cela me fait entrevoir Je vous envoie l'autorisation, car je pense que votre demande est urgente.

ii septembre içis-

Mon petit, voici deux lettres qui, d'un seul coup, me viennent dans les mains. Le vaguemestre, monté aux tranchées en personne cette fois-ci, vient de me les donner, alors que je béais au soleil, assis sur un degré d'échelle au seuil du poste.de secours qui porte le nom de « l'Abri-Stouri ». Il y a toutes sortes d'abris ici, depuis « l'Abri-d'Abat-Tue » jusque « l'Abri-Gîte, l'Abri-Gue-Dondaine », etc. C'est l'esprit de la tranche. Ce que je fais ? Je vais chercher des blessés quand il y en a. Quand il n'y en a pas, je dors ou je roule des cigarettes, assis sur un sac à terre, ou sur une marche ou, par terre. Nous avons eu hier une émouvante lutte d'avions au-dessus de nos têtes. La canonnade est incessante départs, arrivées, arrivées, départs. Mais l'endroit où nous sommes n'est pas exposé. Il n'en est pas de même des petits postes qui sont en avant des premières lignes et qui sont très dangereux. Oa va chercher les blessés la nuit, et on les porte sur des brancards. Les morts, idem. J'en ai porté un hier soir. Sale travail, à cause des tournants brusques du boyau. On ne saurait croire la pelote embrouillée de boyaux et de tranchées qu'il y a par ici. On marche des heures et des heures là-dedans sans avancer beaucoup. Nous partons ce soir pour un repos de huit jours. Je ne sais si vous avez eu mes dernières lettres. Je vous disais, entre autres choses, que les permissions partent maintenant très vite et très nom-


breuses si ça continue, nous partirons tous dans la quinzaine.

Demain, nous aurons des paquets. J'espère avoir enfin le fameux paqueteau 1

iç septembre IÇ15.

Mon petit aimé. Hélas, ça y est les permissions sont suspendues On se prépare ferme à l'offensive l'artillerie va donner dans une mesure formidable et inconnue jusqu'à ce jour. Tous les généraux sont venus successivement nous le dire. Moi je serai, de toute façon, dites-vous le bien, à l'arrière du régiment et dans des abris privilégiés et solidement aménagés à cause des blessés possibles.

Je n'ai pas reçu de lettre de vous aujourd'hui. J'aime à croire que le service des lettres ne va pas être interrompu, lui aussi Ce serait un comble Il fait beau, et je pense à vous et à Aumont autour de vous. Je vois très distinctement tous les détails de votre jolie petite figure parmi tous les détails de la maison ou du jardin, éclairés par cet été qui est aussi sur moi.

Nous partons ce soir pour les tranchées. Je vous envoie la photo du sieur Kopp, dentiste de notre régiment, en train d'opérer. Maintenant je photographie peu, désireux de ménager les munitions pour les spectacles importants.

On dit que la suspension des permissions ne sera pas très, longue.

Carte (date de la poste 21 septembre IÇ15.) Cher petit, un mot à la hâte pour qu'il parte aujourd'hui. Le vaguemestre est là avec sa canne. Je me dépêche Je me dépêche 1


Je vais aussi bien que possible. Matin radieux (nuit fralche pourtant !).

Je pense à vous, mon petit cœur, et vous embrasse tant et tant

23 septembre X915.

Nous avons été dans la « tranchée boche » au poste de secours d'arrière. Soleil, large tranchée sans tenue rectiligne. Tombes, fourneaux de cuisine aménagés avec des gamelles percées de trous. La Kommandantur, où nous couchons (dans la première salle, sur des brancards superposés, Parent, Comte, Duperrin, dit Bouboule, et moi). C'est une cave à laquelle on accède par un escalier profond et tortueux. Elle a été faite par les Allemands. Il y a même une porte vitrée amenée par les envahisseurs sur leurs voitures, de quelque ferme du Nord. Il fait là-dedans remarquablement noir et humide. Rats et « totos » y abondent dans la paille humide comme du tabac de troupe, et sous l'atmosphère qui sent le moisi. C'est là que j'installe ma lampe à alcool et que je fais, pendant quatre jours, mes petites bouillies. La guitoune de Monniot, amusante avec sa « salle à manger » et sa cuisine en plein air (photo). Le dernier jour, nous attendons la relève, équipés et groupés dans le gris, car maintenant il fait presque nuit à 6 heures. On voit passer des corvées, des hommes en files, harassés, marchant d'un pas pesant et épuisé et faisant la pause ici. Ils se laissent tomber par terre sur le sol, qui devient glissant à cause de la pluie froide. Ils viennent de Chelers, vingt-cinq kilomètres, pour se rendre en première ligne. Ils ont leurs couvertures, leur fusil, leurs deux cents cartouches, quatre grenades, des sacs à terre, leurs musettes avec les vivres de réserve. Ils n'en peuvent plus. Ce sont eux qui se rendent en première ligne pour l'attaque du 25, nous l'avons su depuis. Passe aussi, avec des pelles et des pioches,


un détachement du bataillon de marche du 246" qui devait faire des travaux de terrassement en avant des premières lignes, sur la cote 1 19 et nous avons su le lendemain qu'il y avait eu cinq morts et des blessés, la iidit, parmi cette corvée.

La relève ne vient pas. On ne sait que faire. Enfin, comme la nuit est tout à fait tombée et comme la pluie redouble, nous nous retirons dans notre Kommandantur, espérant que la relève ne se fera qu'au petit jour et qu'on pourra dormir en attendant. Nous entendons dehors la pluie tomber de plus belle et tout d'un coup un bruit de ruissellement. Avant que nous ayons pu nous rendre compte de ce qui arrive, nous sommes, dans le fond de notre cave, entourés d'eau. L'eau qui coule dans le boyau s'est frayé un passage par quelque motte de terre éboulée, quelque planche enlevée pour faire du feu par quelque cuistot débrouillard, est entrée, et après s'être précipitée en cataracte dans l'escalier, inonde notre trou On fuit devant l'inondation, on se réfugie dans une galerie en pente, crayeuse, boueuse, qui débouche de l'autre côté. On s'accroupit là, entassés, léchés par la mare qui s'approfondit, comme dans Germinal. On a passé toute la nuit dans cette situation. Sale nuit, où je ne pouvais bouger, coincé par mes musettes, mes cartouchières. ma couverture en bandoulière, et aussi les genoux et les pieds de mes camarades à chaque mouvement, quelque boîte de conserves m'entrait dans les flancs ou dans le ventre. Je m'assoupis tout de même deux ou trois fois. Au petit jour, retour à Camblain-l'Abbé. On y arrive vers 5 heures. 24 septembre. Le bruit court qu'on va s'en aller le soir même pour la grande attaque. A 3 heures et demie réunion du régiment. Le colonel nous lit une proclamation du Général Joffre engageant les soldats à un effort suprême. La proclamation dit que l'attaque va se faire sur tout le front, avec trentecinq divisions de notre côté, sous les ordres du Géné-


rai Foch, et quarante-cinq, sous les ordres du Général de Castelnau. Quinze (?) divisions de cavalerie dont cinq anglaises. Au 9 mai, nous avions trois cents pièces d'artillerie lourde dans le secteur. Nous en avons deux mille, en plus des trois mille pièces de campagne, et des munitions à discrétion.

On se prépare. On veille à ses musettes, à ses provisions. Je revois chez Mœe C.. le caporal Orlhon, qui a été avec ses sapeurs couper des fils de fer et qui est réservé à d'autres besognes non moins dangereuses. C'est la mort certaine, dit-il.

On doit partir vers 9 heures du soir. A partir de 6 heures, veillée des armes, derniers préparatifs dans la grange (quel décor de théâtre, la caverne des brigands, éclairés par de petites lumières crues, dans la paille, sur la terre remuée et sale, entre des murs délabrés). Dehors, dans la cour de la ferme des muets, on entend des cris, des chants. « II y en avait qui dansaient tout à l'heure, sur le fumier », me diton. Tous les régiments qui sont montés successivement aujourd'hui aux tranchées étaient plus ou moins ivres gesticulations, discussions violentes autour de nous, propos stupides et bêtes et grossiers à faire pleurer qui déchaînent des tempêtes de rires. On part vers 10 heures du soir, sur cette route qui commence à être bien connue. Au Pendu encore un nom bien fixé dans mes souvenirs il y a une file de camions automobiles et des troupes attendent dans les champs, sous la petite pluie qui se remet à tomber. On prend, après la distribution des objets à transporter brancards, sacs à pansements, arroseurs Vermont contre les gaz asphyxiants, la route des tranchées le boyau de l'Arbre Isolé à travers le bois du Pendu, puis la plaine, jusqu'au trente et unième abri. M. Demelin et M. Péchin à cheval, eux, nous précèdent. A la première route des Pylônes, M. Péchin est descendu de cheval. Après le trente et unième abri, on s'engage dans le boyau 123, crayeux à cet endroit. On y reste embouteillé, de mi-


nuit a 2 heures. On repart après le Chemin Creux, on suit dans la plaine la lisière du bois de BerthonvaL Il pleut. L'herbe est mouillée on glisse dans la boue. Il faut sauter par-dessus des boyaux. La canonnade est normale. Beaucoup d'allées et venues dans la plaine, avant de gagner l'Ouvrage Berthonval où notre poste de secours provisoire est établi, dans un abri de mitrailleuse qui n'a pas servi. On s'entasse à douze ou seize dans cet abri fait pour quatre ou cinq bonshommes. D'aucuns restent dehors à la pluie. Je suis assis, serré contre un madrier sur la banquette de terre servant de support à la mitrailleuse. Mes pieds sont immobilisés par le caporal Delorme, couché dessus dans le creux qui règne autour de ce banc de terre. Comme la nuit dernière, je me suis assoupi quelques instants dans toute la nuit, horriblement et douloureusement courbaturé, au point que le matin j'en étais tout étourdi, paralysé, exténué, mal à l'aise. Du café, que les camarades apportent, me retape.

2$ septembre. Nous attendons toujours l'attaque. On nous avait dit que c'était pour 5 heures. Il est 5 heures et la canonnade n'a pas pris les proportions d'une grande action d'artillerie. Peu à peu les coups se multiplient. De 10 à 12 heures le bombardement est intensif. Roulement continu et terrible, crépitement tragique à tous les coins de l'horizon. Puis on reste sans renseignements. Les hommes qui ne devaient pas se montrer se montrent de plus en plus autour de nous. On voit des détachements marcher dans la plaine. La pluie augmente. Le so1 est marécageux. Les boyaux sont inondés. A 4 heures nous allons à « la Tranchée Boche » occurper un poste de secours plus en avant. Vision de la plaine remplie de morts. Une charge sur la droite. Le poste du 282. On reste sur place et nous n'avons pas d'abri. Chacun se case comme il peut. Je passe la nuit à écrire sur la petite tablette du médecin-*


major, à cinquante centimètres des blessés qu'on badigeonne et qu'on panse. L'un d'eux, blessé peu gravement, a eu son casque traversé et son bidon déchiqueté. Ils ne savent pas grand'chose ils ont chargé mais il y avait des mitrailleuses que notre action d'artillerie n'avait pas touchées. Il paraît, toutefois, que sur d'autres secteurs les choses ont mieux marché. Souchez serait pris.

J'ai vu tout à l'heure la tranchée allemande visitée il y a plus de quatre mois à notre arrivée ici. On l'a déboisée, elle est à moitié comblée par la boue, elle s'efface, et c'est à peine si j'ai pu reconnaître les informes vestiges de la « villa Glück auf ». Pas moyen de trouver une guitoune dans ces cases effondrées, vaseuses, glissantes et pleines de cadavres enterrés. (Je reconnais vaguement les places.) Nous partons à la nuit. Il pleut. Nous prenons le boyau 123 puis le boyau du Bois jusqu'à la route des Pylônes, où se trouve le poste de secours central d'avant que nous devons occuper. Effondrement des boyaux, ornières, boue, parquets en lattes brisés par endroits. Pauses pour embouteillements. A chaque instant, quand on remarche, on entend « un trou à droite », « attention à gauche ». On trébuche dans la boue. Cela devient infernal à mesure qu'on approche. La route des Pylônes une route qui n'a plus forme de route, une tranchée de sacs de terre zigzaguant à la place de l'ex-route est très démolie par le bombardement. On trébuche, on tombe, on jure, on grommelle. A la faveur de la nuit on ne voit pas les morts accroupis dans les' éboulements de la paroi provoqués par les obus. Enfin, harassés, trempés de sueur sous la pluie, fantômes pesants et boueux, on arrive à la porte basse du poste de secours. L'escalier est très long et très bas quinze mètres de long, un mètre de hauteur. Il faut descendre à quatre pattes sur le sol visqueux, dans le couloir de cauchemar. On arrive à une longue cave basse où l'on est entassé. On ne peut marcher là-


dedans que complètement plié en deux avec les lourdes musettes qui reviennent en avant, la couverture roulée, le capuchon qu'on tient, le bidon, etc. ça n'est pas commode. Si on se relève tant soit peu, pan on se cogne le dos ou la tête aux madriers du plafond. « Heureusement qu'on a son casque, sans ça je me caissais la tête » J'ai entendu cette phrase -vingt fois. Il est 10 heures du soir environ. Il faut constituer un autre poste de secours avancé, dans la première ligne des tranchées. M. Demelin, médecin auxiliaire, l'infirmier Plaisance et moi sommes désignés pour l'occuper. Nous voilà rechargeant le barda, remontant à quatre pattes dans l'obscurité l'escalier de cauchemar. Dehors c'est toujours la pluie et des passages encore plus dénudés pour aller en première ligne. Cahin-caha, manquant à chaque pas de dégringoler, on s'y engage on passe sous des passages qui ont i m. 50 de hauteur. Enfin, la tranchée de première ligne, garnie de veilleurs. On y défile le plus silencieusement possible. On parle à voix basse on fait attention de ne pas lever la tête hors de la tranchée qui, par endroits, est échancrée par le bombardement. Une fusillade ininterrompue nous arrive d'en face. Le poste de secours de première ligne est une petite guitoune où on accède par un escalier bas et où on tient trois. Nous relevons le médecin et les infirmiers du 204 qui sont là. Nous restons seuls, au fond de notre trou, à écouter machinalement les coups de canon et les coups de fusil. Les Allemands sont avisés de notre désir d'offensive et il y a lieu d'envisager une attaque d'eux cette nuit. A certains moments, redoublement de fusillade. On entend les chefs de section qui passent et disent aux hommes tirez quelques salves. Enfin, les heures passent. M. Demelin et M. Plaisance dorment pendant que je veille. Nous sommes restés ainsi toute la nuit. Il n'y a pas eu d'attaque, mais quelques alertes des grenades et des rafales continues de 75.


Le lendemain matin, dès qu'il fait jour, vers les 4 heures, je me glisse hors du trou. Je vois ce que je n'avais pas aperçu dans notre arrivée nocturne la tranchée sale, délabrée, démolie, avec des morts entassés. Les veilleurs couleur de terre, les traits tirés, regardent avec précaution par les créneaux. L'un d'eux m'appelle et me montre une file de soldats qui marchent dans le gris de l'aube sur la plaine 1 Qu'est-ce que c'est ? Ça doit être des travailleurs de chez nous. Le lieutenant Orich arrive sur ces entrefaites. Intrigué lui aussi par ces hommes qui sont dans la plaine, il croit, les ayant examinés à la lorgnette, que ce sont des nôtres, mais ne s'explique pas.

Alors, tout à coup, le bruit circule que les Allemands ont abandonné leur première ligne et que tout tranquillement nos poilus se promènent entre celle-ci et l'ancienne première ligne que nous occupons. Le sergent M. arrive en dansant II est allé jusqu'en haut de la hauteur qui nous fait face et a eu le bras traversé par une balle. Il est ravi c'est la belle citation et la bonne blessure. On le panse. Pendant ce temps, les Français se répandent dans la plaine, heureux de cette fuite nocturne des Boches qui leur semble de bon augure, et désireux de s'approprier quelques « souvenirs ». Cependant les Allemands, retranchés un peu plus loin, ne cessent pas de nous tirer dessus, et il nous arrive quelques blessés que panse M. Demelin. Vers midi, les compagnies qui occupaient la tranchée où nous sommes se mettent en armes chaque homme a deux grenades, en plus des fusils (et des brownings ou couteaux, distribués à quelques-uns) et se portent en avant. Ils vont attaquer la tranchée allemande. Ils partent, pleins d'entrain. Canonnade effrayante de notre part. Je vois le haut de la cote 1 19 où se trouve l'actuelle première ligne allemande se couronner des nuages noirs des shrapnels du 75 qui forment une ligne ininterrompue on dirait une route


plantée d'arbres nébuleux qui apparaît tout à coup sur la crête de la position. On voit distinctement des hommes affolés comme des bêtes traquées sauter dans les trous, courir de çà et là. Le spectacle de ces hommes traqués par le canon formidable est à ce point impressionnant que l'infirmier qui est avec moi n'en peut supporter la vue et rentre dans le trou lire le journal qu'il tient en tremblant. Puis le canon s'arrête, c'est l'attaque. Les blessés, bientôt, nous arrivent, pendant que nous subissons, à notre tour, un bombardement intense. Nous recevons alors du médecin-chef l'ordre de constituer un poste de secours plus en avant dans la première ligne allemande abandonnée par l'ennemi.

27 septembre.

Nous y allons par uji chemin défoncé, terriblement bombardés, encadrés d'obus, trébuchant et sautant par-dessus des cadavres l'un est complètement pelotonné, l'autre étendu et déshabillé sous une couche de boue on ne distingue que sa forme. Arrivés en bas du ravin, à demi à l'abri, moment d'hésitation. Où est l'endroit désigné pour le poste de secours ? On nous l'apprend. Mais comment y aller sous cette pluie d'obus ? Je m'offre pour aller le reconnaître et je viens chercher ensuite M. Demelin et les deux infirmiers qui ont relevé Plaisance, l'abbé Boulet et Duperrier. Nous entrons, après une marche à découvert, dans l'ancienne tranchée allemande, pleine de fusils Mauser, de grenades, de cartouches et "d'équipements allemands. Des cadavres sont encastrés dans les parois deux bottes dépassent, un peu plus loin, une tête.

Des blessés sont terrés dans les guitounes boches, petits trous individuels où on s'insère à grand'peine et en se traînant dans la boue.

Le bombardement allemand cesse dans la matinée. Nous sortons des abris et même de la tranchée. Je constate l'énorme bouleversement que les obus fran-


çais ont produit ici lors du bombardement Mtensif qui a préparé l'attaque du 25.

Cadavres. Je reconnais M. un camarade de la 18e – garçon qui avait une belle figure mâle et sérieuse, et qui, la jambe broyée, la figure de travers et grimaçante, semble, étendu, un clown qui fait des ronds de jambe. Un peu plus loin, un tibia et un péroné et un pied noir au bout. Plus loin encore, on voit les squelettes couverts de loques des tirailleurs qui sont tombés là lors de l'attaque du 9 mai.

On remonte vers le soir. Bombardement du boyau complètement retourné, celui-là, qui grimpe le long de la côte. Nous sommes obligés, même, de faire cinquante mètres en plaine, sous les obus. On arrive enfin le soir au poste de secours des Pylônes. 3 octobre 1915 (carte postale.)

Ma chère enfant,

Nous allons descendre au repos. Nous en avons besoin, car nos capotes sont pleines de boue et nos musettes de provisions un peu vides. On a bien envie d'un nouveau savonnage. Tout a bien marché. Hurrah Bravo pour vos travaux Aumontois, une fois de plus.

Votre cent fois.

8 octobre IQ15.

Je suis content, mon cher petit, j'ai deux lettres de vous, et je constate, en les lisant, que la quarantaine imposée par les événements semble close. Allons, tant mieux, car rien n'est pénible comme cette incertitude continuelle sur le sort des quelques pauvres lignes qui vont de moi à vous et de vos


chères petites réponses où est consigné le journal d'Aumont.

Il y a eu grande bataille et le régiment a été très brillant. Malheureusement de la pluie et de la boue en veux-tu en voilà L'accès des premières lignes par les boyaux demande presque à certains moments de l'acrobatie à cause des fondrières gluantes. Mais cela n'empêche pas que nous avons avancé et que pas plus tard qu'hier je me promenais dans l'ex-tranchée allemande vidée du matin. Je vais tout à fait bien, et les huit jours de bataille qui viennent d'avoir lieu m'ont laissé indemne, une fois de plus Je vais avoir une seconde citation à l'ordre du jour.

Oui, évidemment, je vais écrire à la belle-fille de M. B. pour qu'elle commande des souliers. Les miens sont fendus tout partout sur le dessus. Ils ont fait dix mois sans interruption, par l'eau, les cailloux et les routes. C'est beau. Mais ne nous attendrissons pas. Il va falloir songer à l'humidité très intense sous le ciel artésien et au froid. D'ici bientôt, mettons quinze jours, il vous faudrait vous atta,quer à un nouveau sac de couchage. Le mien n'est pas décousu ni déchiré, mais vous ne le reconnaîtriez pas. Toute la moleskine est écaillée et on voit la peau. A part cela, je ne vois pas trop de quoi j'aurais besoin pour les intempéries des guêtres, peutêtre, mais mes houseaux tiennent encore. J'ai été récemment habillé de neuf, et même j'ai un chandaiï réglementaire.

ajoute que je souffre d'une pénurie de Job gammé. Cette pénurie ne me fait point souffrir comme elle l'eût fait jadis. Je suis, en effet, devenu pipomane. Qu'ajouterais-je ? Nous sommes à la veille, sans nul doute, après le grand effort donné, d'un long repos où les permissions vont marcher à la vapeur. Quoique je ne sache rien encore, je présume que je vous verrai peut-être plus tôt qu'on ne le croit. Cette perspective me ravit, m'enchante et me fait battre le cœur.


il octobre IQ15.

Ma petite fille, je suis satisfait, ayant reçu une longue lettre de vous alors que la veille j'en avais eu aussi.

Cette nuit, j'ai couché dans la tranchée, au fond d'une cave. De 7 â 9 nous avons causé dans notre cave, le caporal Comte, le brancardier Monniot, l'infirmier Boulet et moi. C'est une très petite cave, et Monniot et moi, qui sommes grands, nous n'avons pas la place de nous y étendre tout à fait. De plus, ce sombre local, auquel on accède par un boyau descendant, creusé dans la terre et aux parois duquel on se heurte lorsqu'on n'est pas dûment plié et recroquevillé dans la descente à reculons, est plein de vieilles boîtes de conserves, de débris de toile à sac, de vieille paille hachée et fumiéresque, de baïonnettes rouillées, etc. On a rangé et nettoyé grosso modo hier en arrivant. On a ensuite tapissé le sol terreux de toiles de tentes. Une autre coile de tente a clôturé l'orifice du boyau d'accès..On a allumé une bougie en équilibre sur une baïonnette plantée par terre, et ainsi que je vous l'ai dit, on a devisé de choses et d'autres. 1 Boulet est curé à Harfleur, mais il est aussi peu clérical que possible, affecte même (et est, je crois très sincère), des idées avancées. Comte est instituteur, et Monniot exerce dans le civil un métier de représentation d'eaux minérales, mais il est surtout sportsman. Nous avions l'air de conspirateurs ouSrle brigands dans leur antre. La nuit n'a pas été froide, mais tout de même c'est dur, de n'avoir pour matelas qu'une toile de tente. Quand on est dans les tranchées, on ne peut se déshabiller ni se déchausser. Je mets donc mon sac de couchage, déplié, sur moi en guise de couverture, et celle de mes musettes qui contient mon chandail me sert d'oreiller. Ce matin, réveil à 6 heures par les hommes-jus.


A 7 heures et demie, Monniot et moi sommes allés dans la plaine, jonchée de cadavres, et de trous d'obus, de fils de fer, et le long de cette route extraordinaire dont les arbres sont couchés tout le long du talus creusé en tranchée (pour que l'ennemi ne repère pas l'endroit par la file d'arbres), et qui offre un aspect de désolation grandiose, dont on peut difficilement s'imaginer l'intensité. J'ai pris deux photos sur un nouveau rouleau (où figurent déjà des essais hasardeux de photographies de la cote 119 pendant le bombardement). Tout autour de nous éclate la canonnade ininterrompue depuis plusieurs jours. On se fait à ce bruit incessant, et l'œil s'habitue aussi à voir l'horizon se couvrir des petits nuages noirs des percutants, et blancs de shrapnels..

De retour de cette promenade lugubre et impressionnante nous nous sommes installés sur une vieille table qu'on a déterrée à moitié enfouie dans un trou crayeux d'obus. On a fait des sièges avec des X garnis de fil de fer barbelé qui gisaient ici partout, garnis de claies de bois blanc qui servent à faire des passages volants au-dessus des tranchées. Nous sommes donc, en ce moment, en plaine, à l'abri du talus de la tranchée qui nous dérobe à la vue de la saucisse (ballon d'observation allemand), mais qui nous protège mal contre le vent. C'est une affaire d'allumer une pipe je viens d'en faire l'expérience et nous sommes obligés d'assujettir les papiers sur la table terreuse, à l'aide d'un presse-papier qui n'est auîre que la culasse rouillée d'un fusil allemand ramassée dans l'herbe sale. La vue s'étend très loin, car le temps ce matin brumeux, s'élève. On voit, au delà du creux de Souchez, les corons de Liévin, et, plus près, les hauteurs sillonnées de tranchées de N.-D. de L. (*), avec la petite chapelle blanche et déchiquetée au premier plan. Par place, on voit (*) Notre-Dame-de-Lorette.


quelque pauvre soldat qui gît, fracassé par un obus, et, à cent pas d'ici, sur cette route de B. (*), fantastique avec ses arbres rasés, puis déchiquetés, réduits en ficelle, il y a tout une file de cadavres aux figures noires, aux lèvres hypertrophiées des malheureux étouffés qu'on a retirés, voici deux jours, des décombres. On en apporte de temps en temps un nouveau dont le pauvre corps est tant bien que mal assujetti à un brancard. On commence déjà à voir des ossements l'autre jour, dans un trou d'obus, j'ai vu deux os blancs un tibia et un péroné et, au bout, un pied noir ce matin, une main crispée et charbonneuse, seule dans un vaste entonnoir de 105. Je ne sais combien de temps nous resterons ici. Il semble, en tout cas, probable que notre grand repos, avec permissions à la clef, ne peut pas tarder beaucoup. Je vis dans cet espoir, en m'aidant des petits espoirs quotidiens des lettres. J'attends les poires (je ne les aurai qu'en descendant, et les ferai cuire, comme elles le demandent elles-mêmes si bien, avec sucre).

Je relis votre lettre. Je vous vois distinctement, dans la chambre transformée, comme vous dites, en salon, écrivant sur la table aux pieds de cerf, avec la fenêtre large ouverte aux rayons de heures. Cette vision, qui contraste avec la désolation sinistre qui m'entoure, m'enchante et me soutient. Je vous embrasse bien longuement et tendrement.

13 octobre 1915.

Rien de nouveau dans notre vie et dans notre coin de tranchées. Selon le plus autorisé des « on dit », nous en aurions encore pour quatre jours, et nous rentrerions au repos, le 18 soir ou le 19 matin. Étendu dans la cave dont je vous ai parlé hier, (* Béthune.


entendant vaguement, là-haut, dans la tranchée, les pas des poilus qui passent sur la boue <jue la bruine rend visqueuse, à la lueur d'une bougie qui fleurit sur une baïonnette plantée au mur, je pense que nous sommes déjà à mi-octobre et que voilà un an que je vous attendis à la gare d'Albi. Je portais alors ces vêtements civils avec lesquels j'ai perdu tout rapport depuis dix mois Il y a eu beaucoup de choses depuis cette arrivée de vous à Albi jusqu'à maintenant, et pourtant, malgré tout, j'ai peine à me figurer qu'il y ait déjà un an. Il y a déjà un an, eb nui, que je n'habite plus la chambre du cloître déjà treize mois que j'ai quitté Paris, quatorze que nous avons quitté Aumont. Toutes les saisons ont défilé depuis elles redéfilent à présent que la tranchée est sombre à 6 heures et que la plaine devient tragique, avec les fusées, les éclairs des coups de canon et les incendies, à 7 heures, heure nocturne. Le vaguemestre va venir. Peut-être aurai-je la suite du journal d'Aumont. Il se peut, après tout, que le beau temps dont vous jouissiez jusqu'à vos dernières lettres et à la carte collective reçue hier, dure tout l'automne. Ici, il fait beau, beaucoup plus beau qu'en septembre et beaucoup plus que l'année dernière. Et même la bruine a cessé et il est 2 heures le soleil se montre.

Vous avez, mon petit, à me répondre sur beaucoup de choses. Reposez-vous le plus possible, ce sera ma plus grande joie.

13 octobre 1915.

Ma citation, je ne vous en ai guère parlé, parce qu'elle n'est pas homologuée et officielle. C'est une proposition de citation, simplement, et tant que ça n'est pas fait, on ne sait jamais. Au moment de l'attaque, j'ai occupé volontairement un petit poste de secours avancé qui se trouvait dans notre tranchée de première ligne. A la suite de l'attaque j'ai été, en


qualité d'agent de liaison, reconnaître et organiser un autre poste de secours plus avancé, dans l'extranchée allemande. On y accédait par un boyau en fort mauvais état et qui était fort bombardé, à cause du tir de barrage intensif qu'ont fait alors les Allemands sur la cote iiq. Je crois que cette fois-ci la citation sera au moins à la division ou au corps d'armée, ce qui enrichira et embellira ma croix de guerre, mais attendons, attendons. Je ne vous trompais pas en vous disant que j'étais peu exposé. 11 n'y a eu que quelques mauvais moments. A Crouy, j'ai couru plus de danger certainement. On a tenu compte, cette fois-ci, de l'utilité, pour le régiment, du résultat obtenu.

Tout va bien, ici, toujours, et moi, je vais bien comme tout.

Ci-joint un bluet de l'Artois.

18 novembre 1915.

Ma fifille, ça y est, je ne suis plus au 231" et je ne suis plus brancardier. Je suis soldat à la 9° esc. de la 14e Compagnie du 8" Territorial. Je suis du reste dans la même région qu'avant, à deux ou trois kilomètres près. Je ne sais pas encore en quoi consiste mon nouveau métier. Il s'agira, sans do;»te, d'après ce que j'entends de l'aménagement et la garde des tranchées, de seconde ligne. Beaucoup moins de danger qu'au 2310, naturellement. Pour le reste, je vous donnerai des détails quand je saurai. Mon changement amène forcément un retard dans la transmission du courrier, et je vais être quelques jours sans nouvelles de vous. Après ça, ça ira aussi bien, sinon mieux, qu'avant. Mon secteur est changé 164.

Un incident j'ai perdu ma croix de guerre Elle a chu dans la paille, sans doute. Voulez-vous m'en


expédier une autre, avec l'étoile en bronze et, audessus, la palme. Plus une brochette permettant un fixage plus complet.

Sur ce, je vous quitte, car ça va être l'heure de la soupe. Je vous embrasse tant et tant, mon cher petit cœur.

HENRI BARBUSSE,

Soldat du 8* Territorial, 14." Compagnie, ç" Escouade Secteur postal 164.

18 novembre 19r5, soir.

Mon cher petit. Il fait un beau froid pas ordinaire. La nuit fut frisquette, la journée se déroule grise et blanche sur une campagne durcie. Le village où nous sommes, Cauchin-le-Gal (je crois que ce n'est pas là une révélation dangereuse), est gentil et doit être plaisant pour y villégiaturer. La grange où nous sommes est un peu ouverte au vent mais mon système de couchage est tel que je n'ai point senti le moindre froid pendant la nuit. J'attends toujours les événements et j'espère hier demain, avant de poster cette lettre – elles sont levées à 3 heures pouvoir vous faire connaître quelques détails sur mon futur métier, car jusqu'ici je n'ai rien fait qu'attendre et qu'errer. Il y a de petits estaminets où la chope de bière ou la tasse de café coûtent deux sous. C'est dans un de ces établissements et devant une de ces tasses que je vous écris. Ces bistrots sont pleins de soldats artilleurs ou fantassins qui bavardent et fument, comme de bien entendu. iç soir.

Je reprends cette lettre au même endroit. Je pense; avec émotion à la petite soirée courte où on a joué


aux dominos dans le café de l'hôtel de Creil. Là, c'est moins chic, et les tables sont faites, non de marbre blanc, mais de planches non équarries, ainsi que les bancs. Il n'y a plus de beaux officiers multicolores et mirliflores, mais de simples, très simples soldats. Ils parlent de la guerre, de la vie qu'ils ont, de ce qu'ils mangent et sont riches et verbeux d'anecdotes touchant leurs supérieurs. Pas plus qu'hier et pas plus que lorsque je vous ai écrit ma lettre postée aujourd'hui avant 3 heures, je ne sais exactement ce que nous allons faire. Aujourd'hui on m'a donné un fusil et des cartouches. Il est question que nous restions quinze jours ici au repos et je n'ai pas encore eu une lettre aujourd'hui. Voilà tout le nonveau. C'est peu, comme disait Napoléon. Quant à demain, de quoi sera-t-il fait ? comme disait Victor Hugo.

Je vous envoie de tout mon cœur toute ma tendresse. Je vis avec votre souvenir et avec vous, mon cher, cher petit.

26 novembre 1915.

Mon petit coco bien-aimé. Je suis allé au travail de terrassement aujourd'hui lever à 2 heures et demie du matin. Neige, temps frisquet, boue. On a pris des outils moi une pioche, et on a fait, par un clair de lune brouillé de neige et d'averses, d'abord les quatre kilomètres et demi qui nous séparent d'Ab.St-N. (1), puis les deux kilomètres qui sont entre A. et S.z (2). Routes défoncées, je ne vous dis que ça, bouillasse, crème au chocolat, moutarde, et grandes flaques laiteuses et sales. Tout le long du chemin, débris et ruines. A A.-St-N. tout est encore abtmé et déchiqueté. J'ai trouvé, à la place de la maison (1) Ablain-Saint-Nazaire.

(1) Souchez.


où j'avais cantonné fin mai (non loin de l'endroit oui Suilhard m'a photographié près d'un cadavre allemand) un tas de briques, un pur et simple tas de briques. On a gagné les tranchées où il y a un boyau à aménager. On y est arrivé à 7 heures jusqu'à Midi on a gratté. Je dois à la vérité de dire que je n'ai pas fait grand'chose. J'ai regardé les autres, en fumant des pipes. On est revenu par une rafale de neige, qui donnait au paysage démantelé des aspects de décor d'opéra tragique.

J'ai retrouvé S.z, (je vous ai raconté verbalement la première visite que je fis jadis à ce village si totalement rasé). J'y ai retrouvé les mêmes chevaux pourrissant dans les mêmes mares circulaires faites par des obus et le même inconcevable amoncellement de débris émiettés et disparates. Tout cela avec la pluie, la boue, les cloaques, on a passé devant l'ex-bois qui contenait l'ex-château de C.1 un morceau de gravier au milieu de piquets et de poteaux effilochés. J'ai fait une photo de l'endroit. A mes pieds il y avait deux crânes qui émergeaient de terre, et entre les deux un calot allemand déchiqueté, avec des cheveux au fond. De la gare de S..z (i) il reste quelques tronçons de rails tordus, érigés en l'air en spirales, un wagon en dentelle et une sorte de potence c'est tout. De la sucrerie du même village, des restes de vastes réservoirs. J'ai pris également une vue de ce vague et lugubre vestige de ce qui fut une usine et, à côté, un pylône en fer creux, percé comme une écumoire depuis le bas jusqu'en haut, et qui prouve comme un témoin saisissant quelle a été la fusillade en cet endroit. J'ai photographié enfin l'église d'A.-St.N. (2) sous la tombée de la neige je ne sais si ça donnera.

De retour ici j'apprends que nous allons quitter le secteur Nous allons aller au repos, près de (1) Souchez.

(a) Ablain-Saint-Nazaire.


S.P.i. (*), sans doute, puis embarquer vers une destination inconnue.

Sur certaines parties de notre front, l'impossibilité de se maintenir dans les tranchées de première ligne, telles qu'elles sont, et la nécessité de les réparer ont amené Français et Allemands à se montrer à découvert sans se tirer des coups de fusil. ii décembre 1915. (Note.)

(.*) Saint-feul.


1916

janvier içiô.

Aujourd'hui m'apporte avec un joli temps quasi printanier (quelle surprise, ce matin) ces deux lettres que je vous rétorque. J'y réponds brièvement, ma petite fifille, car je veux boucler quelque chose pour Excelsior.

Deux heures après. Je vous réponds brièvement mais, hélas, je n'ai pas travaillé. J'ai été occupé tout le temps à chercher des cartes dans la voiture des cartes, roulotte perfectionnée, tapissée de cartons étiquetés où des masses de cartes dormenï à leur place, intensément empilées. C'est toujours assez long de trouver quelque chose là-dedans, à cause de l'utilisation qu'on a fait du moindre coin et recoin, ce qui oblige à tout enlever et déplacer pour trouver ce qu'on cherche.

Je ne savais pas les P. si nationalistes. En plein milieu de la guerre, ces braves nationalistes préparent gentiment un état d'esprit qui aurait pour résultat de nous exténuer en armements alors que les pays sortiront de la guerre à peu près ruinés et à deux doigts de la faillite, pour nous amener d'autres guerres. Leur excuse c'est que ce sont des misérables inconscients qui ne se rendent pas compte de ce que c'est que la guerre et qu'ils ne sont pas


capables de le comprendre. Mais, patience. Réserve s nos petites opinions.

J'ai été au cinéma Du Nick Winter et une histoire de Belle Bretonne où Robinne joue joliment et bêtement le premier rôle. Entre les deux, des oiseaux, très jolis corneilles, corbeaux, pies, et pics. Mais ça a duré un peu longtemps et je crains bien que, cette lettre ne soit de ce fait, mise trop tard à la poste. Demain, s'il fait du soleil, j'essaierai de prendre une ou deux vues photographiques.

26 janvier içzô.

Mon petit, j'ai reçu et vu le numéro de L'Œuvre où l'on annonce ma citation. Je vous dis que L'Œuvre est très gentille pour moi et je fonde, je vous le répète, des espoirs pratiques sur ces bonnes dispositions. Très bien, la lettre du poilu. J'ai un petit paragraphe de ce genre dans mes notes il y a même une curieuse similitude dans la phrase relative aux bobards sur le Kaiser, le Kronprinz, etc. C'est vous dire, s'pas, que j'approuve cet article, comme la plupart des articles de ce journal. Le côté critique de L'Œuvre me plait tout à fait, sauf en ce qui concerne les socialistes en qui je vois, mathématiquement, fatalement, le seul recours possible contre les guerres futures. Tout le reste est chimère, et voilà. Mais, pour le moment, je songe surtout à profiter des loisirs que j'ai et que je n'aurai peut-être pas plus tard (l'ère des permissions va doubler pendant deux mois le travail de chacun) pour amasser des lignes, encaisser et thésauriser de la littérature pour la sortir ensuite dans les meilleures conditions possibles. C'est ouvrageux, comme disait un brave camarade que j'avais au et qui était chiffonnier à Ville.momble. Déjà, je n'ai qu'ébauché, indiqué il me manque des sujets entiers, et cependant je com-


mence à être encombré par la paperasse. Je ne sais plus où la fourrer. Après, je m'occuperai de la question sélection et adaptation à certains journaux mais à ce moment, j'aurai du fonds et je serai très à mon aise pour traiter affaires et retailler, ayant tout un abondant manuscrit tout fait dans mes coffres. Et revoilà.

J'espère bien qu'à l'heure qu'il est G. a raqué, comme on dit. Sinon, je lui écrirai une lettre recommandée, cette fois. C'est trop fort. Je suis furieux quand je pense qu'à la monotonie, l'abandon, la tristesse et l'ennui de votre vie s'ajoutent des insuffisances matérielles continuelles qui vous obligent à des démarches comme celles dont vous me parlez. Heureusement qu'on va pouvoir améliorer ça, mais ce n'est pas tout de suite, tout de suite.

J'ai votre lettre du 25, ma fifille, et je comprends en effet votre grande appréhension pour les événements futurs, et vos craintes pour Primice (*). On va demander à tous un gros effort et les jeunes vont donner. Nous, nous avons mangé d'abord notre pain noir, selon l'expression consacrée ici, et risqué autant que nous avons pu, nous ne serons plus jusqu'à la fin de la campagne, exposés qu'à des accidents. Que voulez-vous, mon petit, espérons

9 février 1916.

J'ai rêvé cette nuit de vous, vous étiez très malheureuse, je ne me rappelle pas très bien pourquoi ni comment, mais vous subissiez un sort lamentable En me réveillant, je pensais à votre lettre d'hier, cause première de ce rêve, et je me suis dit que, sans être dans la mystérieuse et tragique situation où je vous ai vue pendant la nuit, vous aviez vrai(*) Primice Catulle-Mendès, tué le a3 avril 1917 au Bois-Noir.


ment, pendant ces lo0gs mois, une existence peu enviable. Pour Mme M. le mf^ux est que nous allions la voir ensemble quand je vienidrai en permission dans un mois et même moins. Nous verrons tous les trois en causant s'il y a quelque chose à faire et quoi. Quand je serai à peu près sûr de la date de mon départ, je lui écrirai pour rendez-vous. Il ne me paraît pas possible d'envoyer quelque chose aux journaux avant mon départ en permission, pour les importantes raisons de combinaison d'ensemble que je vous ai exposées. Je vais économiser le plus possible et on tâchera moyen, pendant la permission, d'écorner le moins possible des cinquante francs de mars.

Aux raisons que je vous ai exposées touchant la combinaison journalistique, s'en ajoute une très importante à laqüelle j'ai pensé depuis mon traité au Matin m'interdit de collaborer dans un autre journal d'une façon tant soit peu régulière. Il faut donc que j'aille au Matin avant tout pour échafauder l'ensemble obtenir une autorisation, sous réserves de mettre certains titres, etc.

Je ne vous envoie pas de notes parce qu'elles me servent je bâtis actuellement tout le bouquin et c'est justement le moment où rien ne doit me manquer de ma documentation pour que j'en colloque chaque fragment à sa place, et cette documentation étant composée en grande partie d'expressions pittoresques trop abondantes pour rester dans ma mémoire à la portée de ma plume, si je puis dire, il me faut des notes écrites.

Mais je vous laisserai sans doute des manuscrits et verrai avec vous les coupages, et aussi les coupures car des passages seront impossibles à publier pour le moment avant d'aller visiter les journaux. Votre avis m'est indispensable, car je commence à ne plus savoir. N'oubliez pas de me rendre réponse au sujet de ma nouvelle du Sanatorium je voudrais savoir si c'est celle-là qui a passé


et, en ce cas, en avoir un exemplaire. Dans le cas contraire, j'essaierai de retrouver ou reconstituer le manuscrit dans .mes papiers restés à Paris (je J'ai écrite sur la table.de la salle à manger, je crois bien, et j'ai tout laissé là). Si vous retrouviez le manuscrit ça arrangerait tout provisoirement.

Une lettre de Peyrebruae, ci-jointe.

12 février içiô.

Je viens de voir Georges Scott, pimpant, frais, avec une veste en cuir doublée de fourrure, des belles guêtres jaunes, etc. Il venait voir le Général pour s'occuper avec lui des représentations de la ComédieFrançaise qu'il organise et même qu'il a inventées, qu'il dit. Nous avons causé un instant du pays, à savoir de Paris. Il se balade sur le front tout partout et prend des croquis. C'est une chic aubaine pour un peintre Il m'a dit « Plus tard on peindra les choses telles qu'elles étaient, mais pour le moment il ne faut pas y songer, même de loin c'est trop épouvantable » )J

Que dites-vous de ma caricature ? Elle est faite par un dessinateur cartographe d'ici, un enfant de Tarbes, qui voudrait arriver à Paris et m'a déjà sondé pour des caricatures dans les journaux. J'ai vu de beaux dessins d'ua nommé Jonas dans Les Annales.

J'ai trayailloté hier, mais aujourd'hui une trombe d'occupations est venue m'assaillir à mon petit lever. Jusqu'à maintenant 2 heures je n'ai pas cessé de relever des coordonnées de batteries avec un petit carré de bristol gradué sur les côtés.

Et dans trois semaines, environ, je pars pour Aumont

Ci-joint l'article du Cri de Paris, auctore L'Heureux. Il paraît qu'un bonhomme de mon régiment a


vraiment fait ce portrait de moi « Le grand type maigre. » Je n'ai pu savoir qui.

.4. Samedi, ig février igiô.

.i. Moi, j'ai malheureusement dû cesser de travailler d'une façon suivie et vraiment productrice. J'en suis réduit à picorer sur le papier, par petits coups, entre deux dérangements bureaucratiques. De plus, à partir du soir il ne fait pas assez chaud pour un bon travail de ponte, dans le local où nous sommes claustrés. Dans ma dernière lettre, je vous ai demandé des charbons japonais.

Hurrah une lettre

L'écho du Cri de Paris est poussé au beau. Mais j'ai su qu'il s'était formé sur moi une légende relative à mon indifférence vis-à-vis de la mort, et même à mon désir d'être tué. Cette absurde réputation qu'aucune parole de ma part ne permet d'expliquer, provient de ce qu'à plusieurs reprises je suis resté debout, alors que mes camarades se fichaient à plat ventre et s'enfonçaient la tête dans la terre et restaient tout aussi exposés que moi 1 On passe vite pour un phénomène, dès qu'on n'est pas pris de panique et qu'une rafale ou une fusillade ne vous change en une espèce d'agité. Notez que je n'ai jamais fait de réelle imprudence. J'ai, du reste, assez souvent entendu l'argument, pour expliquer quelque initiative hardie ou diminuer le mérite d'un type « Oh un tel Il cherchait la mort » Oui, évidemment, vous avez raison, à propos de Scott. Quel dommage que Macchiati ne voie pas tout cela. Ça ne s'invente malheureusement pas. Avez-vous vu les dessins de Jonas ? Très remarquables, à mon avis.


21 février içiô.

Ma chère, cette lettre va avoir un honneur extrême pour une lettre de simple poilu elle vous sera portée par le Général commandant le 210 Corps, en personne il va en permission et m'a demandé si je ne voulais pas faire remettre quelque chose rue de Lapparent. Vous avez reçu, je pense, la lettre où je vous dis que ce Grand Manitou, roi de la région, est celui qui vint me voir il y a trois ans pour louer la maison de La Motte-Picquet, et qui, depuis, installé rue Léon-Vaudoyer, nous connaît, nous et nos chiens,, Je profite de la rapidité de cette transmission pour vous rappeler que je vous ai demandé du charbon japonais et vous dire que je suis fort en peine de la lettre de B. permettant d'aller chercher le paquet chez sa sœur. Avez-vous utilisé la lettre que j'ai écrite pour Mme G. ou bien a-t-elle raqué sans qu'il ait été nécessaire d'employer ce moyen coercitif ? P Ici, on déménage. De nouveau, emballement, rangements, discussions sur des fourgons, des chargements et des heures de départ. On va à une huitaine de kilomètres d'ici. On part demain matin à 5 heures, et on arrivera, dit-on, vers io heures et demie. Je ne regrette pas cet endroit-ci j'en ai assez de coucher dans une cave enfumée et visitée de courants d'air et d'être assis toute la journée dans une galerie vitrée sans feu. Je ne trouverai pas pire. Je vais vous écrire tout à l'heure quand j'aurai reçu le courrier. Mais le Général s'en va à 2 heures. Je pense que vous aurez cette lettre ce soir ou demain matin. C'est un peu impressionnant.

21 février 1916.

Le Général vient de prendre la lettre à vous destinée et l'a mise dans son portefeuille en me disant


que vous l'auriez ce soir au milieu d'un auditoire ébloui

Quand vous recevrez cette lettre, je serai en période d'enfantement d'installation à H.n. On essaiera bien de trouver un petit coin chaud pour travailler au bouquin un bon coup avant de venir à Paris, avec le manuscrit noué d'une faveur dépassant la poche. Mais on ne peut être sûr de rien. Ma grande tranquillité d'âme, depuis les tribulations guerrières, c'est que je ne m'installe jamais dans une occupation quelconque sans me dire « mon vieux, tu vas être dérangé dans une minute », Je n'ai jamais eu, de la sorte» aucune désillusion. C'est la bonne méthode.

22 février içiô (carte postale).

Voyage auto et chemin de fer. Décarcassement matutinal. Paquets, repaquets, surpaquets. On ne peut rien savoir encore du nouveau cantonnement. Ce petit mot pour vous dire qu'on vous en parlera demain.

Vais bien et pense que vous aussi.

24 février iqi6.

Mon cher petit,

Je ne saurais vous dire la joie que j'ai, à l'idée de vous revoir bientôt. Cette idée fait que, pour le moment, aucune autre n'existe pour moi, et quoique les circonstances ne soient pas les mêmes, je serai aussi content que la première fois de me trouver tout d'un coup auprès de vous. Et en effet, il me paraît, bien que je compte les jours depuis un mois, que cela est venu tout d'un coup. Mais il faut être raisonnable et se dire que peut-être encore il pourra


y avoir des suspensions de permissions. Il est très possible, en effet, que les offensives allemandes déterminent des mouvements de troupes et des changements dans les dispositions prises.

2$ février.

Les permissions sont suspendues

C'est extraordinaire, ce petit mot que je vous écrivais hier soir avant de me coucher et la nouvelle que j'apprends ce matin au réveil. On ne sait pas quand elles reprendront. Mais ce sera vraisemblablement assez long. On part d'ici où l'on est arrivé avant-hier, après-demain. Destination inconnue. Vous le voyez, mon petit cœur, il ne faut jamais escompter quoi que ce soit dans le métier de la guerre, et il faut faire ce que font les soldats qui deviennent des espèces de sages vivre la vie au jour le jour, ou mieux encore, heure par heure, exclusivement.

Je reçois votre lettre. Pour Pierre Petit, j'y serais bien allé si j'avais été en permission. Pour le bouquin, ça sent la fraude je m'abstiens.

Envoyez-moi le 3 les cinquante balles et économisez quelques sous pour la permission, si elle vient tout de même.

9 mars içiô.

Mon petit, cette lettre ne vous arrivera que dans un temps indéterminé. C'est la règle générale. On arrête toutes nos missives provisoirement, et on les réexpédiera en bloc lorsque la période d'opérations dans ce secteur aura pris une autre tournure. Je m'attends donc, puisque vos lettres, à vous, arrivent régulièrement, à recevoir encore votre inquiétude et votre incertitude. Qu'y faire ? rien du tout Puisset-il être proche le jour où vous serez enfin rassurée et où l'existence tranquille recommencera Je vous embrasse, en attendant les temps meilleurs.


,*9 mars igiô.

(Hé hé 1 encore un qui s'avance !)

Voici deux lett/ïs, et j'y réponds avec allégresse, car je vois qu' vn calme raisonnable commence à pénétrer dans v tse cher petit cœur.

Oui, je prer Js encore de temps à autre quelque opium. Évidemment, ici, pas l'ombre d'un régime possible soupe à la graisse, bouilli, et, le soir seulement un quart et demi de gros vin. Pas moyen d'avoir autre chose que du chocolat ou (à partir d'hier) de la confiture. Ce n'est pas famosissime pour moi mais ça ne va pas durer longtemps, on parle sérieusement, cette fois-ci, de départ pour cantonner dans un village où l'on pourra avoir un menu plus varié et plus doux, et reconstituer la popote. Très remarquable le traitement que vous dites. Mais oui, il faudra essayer, pardi.

Mon livre sur la guerre n'est pas nouveau, oh non Il s'agit de décrire une escouade de soldats â travers les diverses phases et péripéties de la campagne. Ce n'est pas trop commode à mettre au point. J'en copie des passages et je grappille tout ce que je peux sur mon travail de secrétaire pour mon travail de romancier mais ça ne fait pas beaucoup, parce que, en ce moment, le métier est ouvrageux, comme disait un vieux père du 8e Territorial. D'ailleurs, vous le voyez, mes lettres ne sont pas longues, c'est vous dire que je sacrifie tout à la nécessité d'aboutir le mieux et le plus tôt possible. J'ai reçu l'argent, oui, voilà dix jours.

23 mars içiô.

Mon cher petit cœur,

Je ne suis pas content. J'ai lu vos deux lettres ci-jointes et je vois ce qui en est. Je me doutais un


peu de la gravité de cette dépression que je voyais dans vos lettres. Je trouve, je vous le dis franchement, votre sensibilité sur les choses de la guerre très exagérée.

Pour ma part, je me suis fait plus de bile avant alors qu'en combattant certain état d'esprit on pouvait espérer répandre le peu de clairvoyance et de sagesse qu'il faut pour enrayer les fléaux, (je me souviens de telles conversations avec Barrés et Reinach) que maintenant où le sort en est jeté, où l'humanité se déchire elle-même de toutes les forces de sa stupidité et où il ne nous reste plus qu'un seul objectif à envisager sortir victorieux de l'aventure. Je m'en ferai probablement aussi beaucoup plus. après, quand il s'agira d'éviter le retour de nouveaux conflits retour fatal si on ne change pas radicalement la conception actuelle des nationalités. Sacrebleu, si nous commencions à nous user les yeux à pleurer sur la sauvagerie et la bêtise de nos contemporains, nous serions frais C'est pourtant, si on y réfléchit, et à cause des menaces de l'avenir, une question beaucoup plus grave encore que celle du million d'hommes qui s'élimine actuellement, chaque mois, des champs de bataille.

24. mars igiô.

Il pleut sérieusement ce matin, mais c'est une pluie tiédette et sans tristesse. Le vent lui-même n'impressionne pas avec ses « houhou » répétés à tous les tournants de rue, telle une auto. J'espère, mon petit cœur, que le moral va mieux. Soyez solide, soyez ferme, soyez aussi un peu aveugle et un peu sourde il le faut, pour le moment.

Hier, vers la fin de l'après-midi, la « générale » a sonné et ont passé sous les fenêtres de la maison du greffier où mon bureau tient ses assises Joffre,


Cadorna, Poincaré et Alexandre de Serbie. J'ai vu kur dos.

27 mars içiô.

Voilà deux lettres, et la seconde a été écrite avanthier. Ça va mieux, ça va mieux, nous avons tout l'air de prendre racine ici et, ma foi, on s'y refait pas mal, et c'est bien.

J'ai suivi avec intérêt les détails du déjeuner I' n aurait mieux valu, évidemment, tomber sur un jour gras, mais on peut pas savoir, n'est-ce pas ? Je ne savais pas les P. dégringolés à ce point de déchéance morale et intellectuelle. C'est du reste la conséquence fatale du nationalisme. Vous croyez que les G. seraient au même point ? Fichtre, ça va être gai, alors, à la rentrée, et quelle belle et bonne guerre future définitive, celle-là, vont prétendre nous préparer toutes ces bonnes gens

Je pense beaucoup à la future permission quoique rien, malheureusement, ne fasse encore prévoir la reprise des départs et je vis d'avance avec ces six jolies journées que me réserve l'avenir. Ça viendra, comme le reste. Je travaille un peu. iOT avril zçi6.

Quel temps, quelle lumière, quelle tiédeur C'est un printemps réel, et même c'est plus que le printemps tout d'un coup. Ouf quel agréable réveil de l'hiver. En face de moi, dans la rue Sainte-Geneviève, deux villageoises sont assises sur les marches éblouissantes de leur porte et elles ont mis des mouchoirs sur leurs têtes pour n'avoir pas trop chaud et éviter le coup de soleil. Ce spectacle donne un


avant-goût des époques caniculaires, et voilà, je vous le dis, qu'on va penser bientôt aux moments où il fera trop chaud

L'année dernière, on était à Vivières à cette époque-ci et c'est le temps où j'ai monté la garde devant le portail d'Henri Bataille. Il pleuvait en ce moment, si j'ai bonne souvenance, et j'ai été, pendant ma garde, plus souvent sous la guérite qu'à côté. C'est alors que je venais d'être nommé vice-président de la Société des Gens de lettres. Maintenant je suis remplacé depuis plusieurs jours à la vice-présidence, mais les jours sont radieux. Puisse-je avoir souvent dans la vie des jours aussi beaux, et des honneurs aussi légers à porter que le fut cette vice-présidence 14 avril içiô.

Mon pauvre petit coco,

Si je pouvais vous insuffler un peu du calme avec lequel je vois les événements se dérouler, du moment que rien ne peut en modifier le cours. Et puis, il y a une idée qui s'ancre de plus en plus en moi, c'est que vraiment il y a trop d'hommes qui ont, bêtement, voulu et préparé la guerre actuelle, et que mes contemporains vous savez la piètre idée que j'ai d'eux ont fait tout ce qu'ils ont pu pour que ce qui est arrivé arrive. Quand on vient nous dire c'est l'Allemagne qui a attaqué, on a raison. Mais quand on ajoute que nous étions des petits saints qui honoraient et pratiquaient le pacifisme et que jamais oh mon Dieu nous n'avons eu des idées de revanche et de triomphes militaires et que jamais nous n'avons commis vis-à-vis de l'Allemagne le moindre acte d'hostilité et de provocation on « attige un peu la cabane » comme on dit ici. La crise actuelle est l'aboutissant logique et fatal des vanités nationales, et que chacun en prenne sa part


de responsabilités. J'ajoute qu'elle sera, dans un temps donné dans dix ans, dans vingt ans suivie d'une autre guerre qui achèvera la ruine en hommes et en argent du vieux monde si d'ici-là les peuples qu'on mène à la boucherie ne prennent enfin la simple et logique résolution de se tendre la main les uns les autres à travers les préjugés des traditions et des races, malgré les désirs des gouvernants et à travers toutes les stupidités de l'orgueil belliqueux, de la gloire militaire et des malhonnêtes calculs commerciaux des nations pour prospérer en empêchant, par la force et le brigandage, l'expansion du voisin. Or, nous voyons et je vois de tous côtés l'effort immense qu'on fait, en dépit de l'union sacrée, pour enrayer et annihiler les efforts du socialisme la seule doctrine politique cependant où il y ait, au point de vue international, je ne dis pas seulement une lueur d'humanité, mais une lueur de raison. Je vois aussi combien la terrible leçon porte peu de fruits, et cela me dégoûte un peu, et me porte à souffrir moins de cette commune souffrance qui n'existerait pas si chacun avait été comme moi, et voilà pourquoi il ne faut pas tant se faire de bile

12 juillet igiô, Le Bourget.

Ma chère Hélyonne,

Très confortablement installé sur une paillasse dans le dépôt d'isolés du Bourget où j'arrivai à 7 heures. Je vous marque ces mots à la hâte pour que la lettre parte vite.

Rien n'a encore signalé d'une façon typique mon odyssée.

On me met ici jusqu'à minuit, heure du départ du train qui m'amènera, dans la journée de demain, dans une grande ville qui ne sera pas mon séjour définitif, mais en sera très près.

Y a-t-il du nouveau rue de Lapparent ? Vite un


mot. J'espère en trouver un de vous en arrivant. En arrivant au tournant de la rue José-Maria de Hérédia, tout à l'heure, j'ai pensé que vous étiez peut-être sur le balcon, et je suis revenu sur mes pas pour vous voir. Je vous ai vue juste rentrer avec Madeleine Je suis désolé de ne pas vous avoir fait signe à temps. Soyez forte, gentille, mignonne. Vous embrasse de tout mon ctieur.,

24 juillet içiô.

Mon chéri,

J'ai votre lettre dans laquelle celle de Fouret est fourrée (!!). Intéressantissime en effet je vois d'ores et déjà, sous un titre comme Visions vraies de la Guerre, un album illustré avec, comme texte, quelques passages pittoresques, et comme illustrations, de grandes planches de Macchiati.

Je vais en écrire à Fouret en lui expliquant que le bouquin intégral ne convient pas à cause de ses gros mots. Néanmoins s'il y tient, après tout Moi, ça ne me fait rien, et je serai sûr, au moins, de n'être pas volé. Il y a bien un hic le temps de le finir. Je ne lui écrirai pas aujourd'hui parce que c'est emballage et départ et qu'on n'a pas une seconde. Il fait chaud, hein ?

3 août içiô.

Mon cher petit.

Je suis bigrement perplexe. Je vois dans L'Œuvre que je reçois que Le Feu commence à paraitre aujourd'hui (j'ai le numéro d'hier) et dans votre lettre datée d'avant-hier, i*r août, vous ne me parlez pas des épreuves Je vois qu'ils vont commencer avant d'avoir mes corrections et les vôtres, les ont-ils ? Je n'y comprends plus rien du tout, et c'est ennuyeux. Courrier. La lettre ci-jointe, que je reçois de


Hue, met le comble à ma perplexité. Voyez Hue et qu'ils ne fassent pas de gaffe pour « l'Espion », ce serait ridicule, car il y a changement de décor pour ce chapitre, (intercalé dans les épreuves du chapitre I, et qui doit en être détaché et figurer dans la suite du roman, après le chapitre II, car il est chapitre III). Il serait ennuyeux, également, que ça parût sans corrections. Il y a des fautes fâcheuses.

L'annonce de L'Œuvre me fait espérer que vous vous êtes mise en rapport avec eux dans la journée d'avant-hier, iCT août. Rassurez-moi d'un mot. Je vous rappelle que je vous ai envoyé déjà trois plis recommandés

° Chapitre I, (les Hommes des Cavernes), épreuves corrigées.

2° Manuscrit du chapitre VIII.

3° Sept placards du chapitre II (le Portique), épreuves corrigées.

Ce dernier pli, aujourd'hui seulement.

Dans la lettre de Hue il y a la fin (trois placards) du Portique. Je vous les enverrai demain, sans doute, corrigés. Vous aurez ainsi, corrigés, les chapitres I (les Hommes des Cavernes), II (le Portique), III (l'Espion).

J'ai le mandat de cinquante francs Ail right. Je vous embrasse tant et tant.

P.-S. Si vous avez mes corrections après publication, conservez-les ou plutôt reportez-les sur les feuilletons découpés.,

5 août igiô.

Ayant un petit moment de loisir, je viens auprès de ma « Chose » (*) d'ici que vous ne connaissez pas, pour vous commencer une belle lettre. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu'il a fait bigre(*) La machine à écrire.


ment chaud ces jours-ci, mais que depuis hier, ce beau zèle de soleil est déjà en partie tombé, et qu'une petite fraîcheur circule surtout le soir et le matin. Notre séjour ici se prolonge, et je ne m'en plains pas, car le pays est gentil, et le travail s'y est notablement ralenti, ce dont j'ai fort profité. On m'a habillé de neuf je porte actuellement une culotte de velours bleu horizon à côtes, et une veste également d'un bleu neuf le tout surmonté d'un petit bonnet de police. J'ai, de la sorte, arboré une tenue. 6 août.

Une occupation urgente m'a interrompu hier soir au moment où je vous disais que je n'avais pas, depuis le commencement de la guerre, porté la tenue que je porte actuellement. On a dû tirer sur 120 exemplaires cette note annule et remplace la note 1015/2, etc.

Je suis furieux contre L'Œuvre, parce que saboté par elle. A la fin du deuxième feuilleton une phrase a sauté, celle où il y avait à peu près « l'accoutrement qu'on s'est inventé pour échapper aux éléments, la pluie qui vient d'en haut, la boue qui vient d'en bas, le froid, cette espèce d'infini qui est partout. » Ça finissait bien le passage. Cette brutale coupure m'exaspère. J'écris à Téry. Je joins la lettre parce qu'une vague, très vague lueur d'espoir me reste la phrase se trouve peut-être ailleurs. Voyez cela, et si elle n'y est pas, envoyez la lettre. Si vous ne trouvez pas, envoyez tout de même. Il est important de protester tout de suite pour qu'ils ne s'amusent pas à recommencer ce petit jeu toutes les fois qu'un passage sera un peu trop long.

Voulez-vous, à la fin du Portique, au passage où il y a « inébranlable comme un arbre, comme la


santé et l'espoir » mettre « inébranlable comme la colonne d'un arbre »..

7 août igiô.

Non moins hérissé que vous et les yeux en pointe poussés par la cervelle, je bouillonne et travaille à mon dernier chapitre. Il est dur, le frère, et « n'est pas un boulot ordinaire », dit Volpatte.

Ce matin j'ai vu qu'on avait gazé encore dans L'Œuvre, dans la chaste bonne Œuvre. Au lieu de « qu'est-ce qu'elle fout, cette croûte », on a mis « qu'est-ce qu'elle fait ». C'est de meilleur ton et plus faubourg Saint-Germain, je le reconnais. C'est plus Acadoumic. J'espère que Chose est raccommodée, et je fais des vœux pour la santé de ce brave cheval de bataille que vous enfourchez si héroïquement. Il ne vous reste plus que deux plis à recevoir. Votre, votre, votre.

(Qui vous regarde de loin, hérissée.)

il août iç)i6.

Ma chère Hélyonne,

Sale temps hier, tout d'un coup pour partir en auto. Il avait fait du soleil jusqu'ici pendant une quinzaine de jours, un soleil flamboyant et implacable, et voilà qu'à 6 heures du matin, heure du départ, la pluie tombe à verse.

Tout de même, naturellement, on part. On roule, on roule.

On arrive à. puis à. puis à. Même on s'est arrêté pendant deux heures à l'hôtel du Grand- ->rf mais ce n'était pas du tout là qu'on allait et ça ne vous donnera aucune indication sur la route qu'on a prise ensuite c'est pourquoi je risque cette indiscrétion.


Ensuite, on a roulé, on est passé à. puis à. puis à.

Route admirable tout le temps, mais, tout de même quelques paquets de pluie

Enfin, on a stoppé dans un petit patelin assez semblable d'abord à tous les autres petits patelins. Nous nous sommes installés là, et notre privilège de premiers arrivés n'a pas été inutile à notre confort même j'ai trouvé un petit lit dans une bicoque où gîtent une blanchisseuse et un paralytique. Certes, je n'ai pas ce lit à titre définitif demain viendra le reste de l'État-Major, et ce lit sera convoité par de plus puissants que moi.

Heureusement qu'il est plus que modeste et que l'installation ne tentera pas les dits puissants. Ah ça n'a rien de commun avec les moelleux lits d'Aumont si près desquels j'ai passé à cinquante kilomètres à l'heure

Un délai va maintenant être nécessaire pour que l'organisation du mouvement postal se rétablisse car il y a un bon bout de territoire de parcouru par le secteur postal 89.

Si vous n'avez rien eu ces jours-ci, j'espère qu'avertie par mes dernières lettres vous comprendrez le motif.

Si vous n'avez pas eu ces dernières lettres, j'espère que vous le devinerez.

Enfin, vous ne vous en ferez pas pas plus que moi, selon votre judicieux conseil.

Envoyez-moi vite de vos nouvelles.

Et terrorisez Hue. Ils sont ennuyeux avec leur petite Anasthasie en chambre

12 août igiô.

Comme il doit faire chaud à mener une existence « hérissée et échevelée », et comme ce spectacle doit être affreux à voir, de cette hâte diabolique


au milieu du flamboiement d'août Car il flamboie et comment Il s'est interrompu pendant le jour de notre voyage, mais depuis, non seulement il continue comme avant, mais il rattrape le temps perdu. J'espère que la lettre à Téry fera bon effet. Après tout, c'est absurde d'enlever, comme ils le font, les gros mots. Dans le ton général de la conversation, cet assaisonnement grossier est presque nécessaire, comme l'ail dans certains gros plats, et ça gagnerait en effet. Ils m'ont, l'autre jour, mis un ridicule et plat « coup de pied au derrière » alors que Molière, par l'organe de la Comédie-Française, s'exprime plus vertement.

Pendant trois jours je n'ai pas touché au Feu I II y a eu un grandissime travail de répartitions de cartes du nouveau secteur. Ce fut homérique et herculéen.

Ce matin le reste des secrétaires et autres suppôts de l'État-Major sont arrivés. Ils m'ont remis deux lettres de vous. Demain matin j'espère bien récupérer celles que je n'ai pas encore eues. ~J ij août.

J'ai une lettre. C'est beaucoup. A la hâte, je la lis, l'approuve fort et vous la renvoie. Vous ne me parlez pas de vous, mon petit Fifillou.

Au sujet des gros mots, j'ai envoyé à Mme de Pêne une lettre destinée à être vue par Téry.

Les Fischer m'écrivent pour me confirmer leur proposition de publication en volume du Feu (librairie Flammarion).

20 août igiô.

Tant pis pour « la Descente », que voulez-vous Ce qui me préoccupe pour le moment ce sont ces baroques suppressions et substitutions de mots, plus


que la suppression .de ce chapitre qui n'a pas de lien très fort avec le précédent et le suivant. Comme je vous le disais, je regrette qu'avec « !a Descente » disparaisse un tableau typique de la psychologie du soldat, mais ce n'est pas là une lacune dont le public s'apercevra. Tandis que les substitutions partielles d'expressions affaiblissent et banalisent des passages. Je ne peux pas me figurer que ce soit la Censure qui fasse cela. Elle n'a absolument pas le droit de le faire. Ça n'a rien à voir avec ce qui est du ressort de l'autorité militaire et je me refuse à admettre que l'officier qui coupe puisse être juge de savoir si un romancier peut ou ne peut pas dire au public que le soldat doit dire « je m'en fous » ou « je m'en fiche. », pour exprimer que quelque chose lui indiffère. Je voudrais bien tirer cette chose au clair. Elle me turlupine. Jusqu'à plus ample informé, je crois bien que c'est le journal qui opère. Je vous ai envoyé hier le chapitre V en remplaçant deux gros mots par des initiales et des points. Peutêtre arrivera-t-il à temps ce sera juste évidemment. Mais pourquoi ne m'envoie-t-on pas la suite dès maintenant alors. Je crois bien que la même chose va se renouveler jusqu'à consommation du Feu. Ils composeront par petits paquets, bêtement, et m'enverront les épreuves un ou deux jours trop tard pour que je puisse les renvoyer en temps utile Mon cher petit, avec toutes ces tribulations romancières, vous ne me parlez pas assez de votre petite existence dans cette rue de Lapparent dont vous m'envoyez un portrait qui m'a touché et je vous en remercie sur cette luxueuse carte qu'un secrétaire d'ici m'a donnée comme spécimen des travaux qu'il fait dans le civil (il est graveur à Pau). Racontez-moi votre emploi du temps. Où vont les M. en septembre ? Vous êtes clouée là par Le Feu, petite malheureuse, et il n'y a pas, hélas, de moyen de vous libérer, sinon obtenir de L'Œuvre qu'elle fasse composer le tout et me l'envoie. Mais elle ne le fera


sûrement pas. Ce qui se passe pour « la Descente », pour ces épreuves envoyées trop tard, la gaffe qu'ils s'apprêtaient à faire pour le chapitre III, malgré des instructions verbales données par moi au metteur en pages et à Hue, tout cela prouve combien ces gens sont dangereux et nécessite votre présence. C'est une terrible corvée, car c'est une occupation qui n'emplit pas vos journées. Chose est-elle rafistolée ? Je copie actuellement le dernier chapitre enfin terminé, à la machine, en double. Où finira exactement le roman ? Je ne m'en préoccupe pas. Je remets le tout et ne m'inquiète pas de savoir à quel endroit de ma scène finale on relira la phrase qu'on a lue au milieu de l'épisode de Poterloo. 23 août iqi6.

Un petit mot pour vous dire seulement que je vais être de nouveau évacué je ne suis pas remis suffisamment, et très gentiment le médecin et les officiers de mon bureau m'ont conseillé de repartir me soigner un bon coup. Ne vous inquiétez donc pas à mon sujet, c'est plutôt de la précaution que du mal.

24 août 1916.

Oui, vous avez raison, supprimez Salonique dans Volpatte.

Vous ne direz pas, hein, que je ne vous baille pas de nouvelles sensationnelles. La lettre d'hier était épatante à ce point de vue. Aussi y reviens-je. Pour mon évacuation, elle n'est pas encore faite. Elle se produira lorsque mon collègue Ginel reviendra de permission sans doute après-demain 26.


Ceci dit, je ne puis rien ajouter. Je ne sais dans quel hôpital de l'intérieur j'irai ce sera peut-être une région toute différente qu'en avril et qui ne me sera connue qu'à destination. Attendons donc. Je ne suis pas, du reste, malade d'une façon inquiétante, je vous le répète on a simplement constaté que je n'étais pas remis, que je retombais, et qu'étant donné l'impossibilité du régime, mon état empirerait fatalement. Tout le monde, dans cette circonstance, a été, autour de moi, intelligent et obligeant. Très embêté de repartir après une réapparition ridiculement courte, je me suis d'abord rebiffé contre l'idée d'une réévacuation d'autant plus que ma vie ici est douce, avec un travail facile et très supportable mais j'ai admis la chose sur les instances générales (surtout du médecin), car il est certain que cette impossibilité d'un régime peut, à la longue, multiplier les crises et me rendre quasi-incurable. C'est pas la peine de revenir invalide, pas ? Par exemple, je ne sais pas ce qu'on fera de moi, après. Je ne reviendrai pas ici cette expérience me l'interdit. Enfin on verra, lorsque je serai au Dépôt.

Deuxième point. Le bouquin. Voici ce qu'il faut faire L'ambition m'est entrée dans le cœur et je me dis que ce livre a actuellement des chances de succès, et que son influence ne peut qu'être bonne. Donc le faire paraître après sa publication dans L'Œuvre. C'est une chose entendue.

Quant à l'éditeur et au tirage, il faut choisir quelqu'un qui fasse grand et bien. Un premier tirage à io.ooo, tel que me le propose Quignon (qui me paraît une maison sérieuse, si j'en juge par l'important catalogue qu'il vient de m'envoyer), me semble donc devoir servir de base matérielle aux pourparlers, la base morale étant l'obligation de publier intégralement le texte.

Il faudrait que vous voyiez Fouret (qui ne marchera pas, d'autant plus que les gros mots lui feront


peur). Il ne faut pas qu'il demande de délai voir ensuite Fasquelle, puis Fischer et leur soumettre mes desiderata. Je joins un petit tableau de celles-ci pour ces messieurs. Pauvre petite fille, que de travail sur la planche

J'ai vu avec plaisir qu'ils se sont décidés à remplacer les gros mots par des points et que mes corrections sont arrivées à temps. Pour celles qui sont en route, si elles n'arrivent pas avant mon départ, je suis inquiet, elles ont des chances de mourir d'inanitio'n et d'inutilité avant de me parvenir. J'ai une enveloppe à votre nom contenant le dernier chapitre enfin terminé (ouf !). J'attends une occasion de vous la faire parvenir car il ne faudrait pas qu'elle s'égarât J'ai le mandat de cinquante francs. 25 août içiô.

Mon cher petit,

C'est aujourd'hui le dernier jour que je passe à l'État-Major du 21e C. A. Demain, dans la matinée, ou tout au moins dans la journée, je m'en vais. Le Général Maistre m'a fait hier ses adieux. Il a été fort gentil et aimable, me disant qu'il avait été heureux de faire ma connaissance, etc. Cet aprèsmidi, je vais faire une tournée dans les bureaux pour dire adieu aux officiers qui tous, je dois le dire, ont été parfaits avec moi et dont je conserve un souvenir excellent. Après, où irai-je ? Je ne sais pas. Je ne serai pas fixé avant un ou deux jours. N'envoyez pas de mandat ici, j'ai le billet, tout frais encore, de cinquante francs, et d'ici la fin du mois, je vous aviserai de la destination à donner à l'envoi mensuel.

J'ai reçu, ce matin, un paquet d'épreuves. Elles repartiront, corrigées, demain matin, pas moyen plus tôt. J'espère qu'elles vous arriveront à temps car


je ferai, sans doute, quelques petits ajoutés. Ils ont la sacrée habitude de passer de temps en temps une ligne, ce qui est fort désagréable. Pour les gros mots (ceci pour l'avenir, et au cas où mes épreuves ne parviendraient pas quelque jour), mettre la lettre du commencement du mot, la lettre de la fin, et des points entre. Mais, pour l'amour du ciel, pas r fiche à la place de fout, ni de nom d'un chien, à la place de Nom de Dieu.

Autre remarque entre la fin des dernières épreuves que j'ai corrigées et le début de celles-ci, il y a une lacune de dix à quinze lignes. C'est la fin de l'histoire de Blaire qui, devant la voiture stomatologique, interpelle l'infirmier Sambremeuse. Manquent la réponse de l'infirmier et la description de Blaire, entrant enfin dans la voiture. Autre chose/ II faut vous faire faire une belle robe avec un chapeau. etc. On va avoir des sous, et la première conséquence doit être un habillage complet de vous des pieds à la tête la robe bleue dont il fut question jadis ou tout autre, doit reparaître sur l'eau. Ceci est très sérieux. Je ne veux vous revoir qu'habillée de neuf quar-.d je reviendrai à Paris pour ma convalo. Il faut aussi songer à l'achat d'une fourrure.

6 septembre içiô.

J'ai oublié de vous aviser, en vous envoyant les épreuves, que je rétablissais « les Gros Mots », chapitre X. Évidemment, vous vous êtes aperçue que j'ai corrigé le dit chapitre, mais après ce que je vous en avais dit, vous n'avez pas dû comprendre. Il peut aller, je crois étant donné que L'Œuvre publie maintenant les mots douteux avec les initiales, l'expression « je mettrai les gros mots à leur place » se trouve justifiée avec un peu de jésuitisme dont


L'Œuvre, et Téry prendra sa part. Ça les embêtera un peu. Mais ce n'est pas cette idée de représailles qui m'incite à mettre le passage. C'est parce qu'il est nécessaire, je crois, qu'il soit parlé de cette question.

Quoi d'autre ? Rien. Quelques lettres me parviennent par l'intermédiaire de L'Œuvre. J'y réponds succinctement, car je n'ai guère le temps. Depuis qu'il m'est passé par la tête de faire figurer le chapitre « l'Embarquement » dans le feuilleton, j'y travaille. Ce que je vous ai renvoyé hier, fera la matière d'environ sept feuilletons. « L'Embarquement » doit se placer après « la Sape ». Or le texte de « l'Idylle », des « Allumettes », de « l'Œuf » et de « la Sape » fera, tout au plus, trois feuilletons si je veux corriger les épreuves de « l'Embarquement », ce sera donc bien jeune Bien entendu, je ne mettrai pas dans « l'Embarquement » le passage relatif aux officiers. Je le ferai à part.

Et vous ? Ces copies précipitées du Feu n'ont pas été pour vous reposer. Et vous n'avez pas été à la campagne, à la mer. Zut de zut Je ne suis pas content, pas du tout.

Hier, la grande inspection du Major qui devait nous envoyer çà et là pour nous remettre complètement. On attendait avec émotion et solennité Avant l'arrivée du personnage le médecin venait, à chaque instant, s'assurer que tout était en ordre et réglementairement rangé.

Il arrive. Tiens, me dis-je, je connais cette têtelà Il me regarde. Nous nous reconnaissons Hé comment vas-tu, mon vieux Et toi, mon vieux C'était mon camarade Crouzon, lequel e^t chef du Service médical de la Région Il m'a conseillé le départ pour Plombières, lui aussi. Je vais donc y aller. (Il a fait hier la demande avec le médecin-major d'ici). Je vais essayer, en y allant, de m'arrêter à Paris, ne serait-ce qu'un jour, car il faut, bon gré mal gré, qu'ait lieu le plus tôt possible la rencontre


des deux pauvres petits qui ont tant de choses à se dire I

Je reçois a l'instant votre lettre du 5, c'est-à-dire hier. Vous embrasse interminablement. 7 septembre içiô.

Je n'ai pas de lettre ce matin rien du tout. Et je n'ai pas non plus de nouveau à vous dire. J'ai reçu hier soir une lettre de Fouret qui me rend ma liberté pour la publication du Feu. J'attends la réponse fischérienne et voilà. Je vais vivre ma petite journée d'hôpital Je me suis levé à 6 heures comme tous les jours. J'ai été chercher, à la cuisine, le jus dans la -cruche, pour les onze malades que nous sommes ici, ainsi que la caisse contenant les onze portions de pain. Puis le Major est passé à 8 heures et demie pour la visite du matin. Cette visite, maintenant que nous avons tous des destinations ultérieures, n'est presque qu'une formalité « Comment ça va, ce matin ? – « Toujours à peu près la même chose, monsieur le Major. » On me fait tous les deux jours des piqûres de cacodylate. Je n'aime pas beaucoup cette chirurgie, et je n'ai pas remarqué que ça fasse quoi que ce soit. Pour moi la régularité du régime, il n'y a que ça. Cet après-midi, j'irai en ville de midi à 4 heures. On m'élague pas mal, à L'Œuvre. On a enlevé le mot saligaud On a échoppé la phrase où je parlais des journaux illustrés « à petits dessins cochons ». On enlèvera vraisemblablement la phrase de Millerand et aussi quelques répliques à la fin de « la Grande Colère ». Ça m'agace, je l'avoue.

J'ai fini la partie publiable de « l'Embarquement ».i Je vous l'enverrai sans doute aujourd'hui par pli recommandé.


8 septembre içiô.

Mon enfançon, je ne viens encore que sous forme de lettre mais peut-être en effet apparaîtrai-je quelque jour en personne, et on me voira naviguer dans la rue de la Belle-Apparence.

J'ai reçu des lettres par l'intermédiaire de L'Œuvre. L'une était d'un bonhomme qui m'engage vivement à ne pas céder à la légende qui veut que les méridionaux soient de mauvais soldats. L'autre d'un bonhomme me proposant des conditions mirifiques pour la vente des droits d'auteur du Feu en anglais. Une autre d'un bonhomme qui me dit « Enfin, vous dites la vérité sur les poilus » Il est bien gentil. Mme de Pêne m'a écrit. Elle me dit que Téry a fait une démarche spéciale auprès de la Censure pour qu'on autorise la publication du passage supprimé du « Portique » dans un endroit spécial du journal, avec commentaires. « Il n'y a pas eu mèche », ditelle. Elle ajoute que Le Feu a du succès Ici, c'est toujours la même existence. On m'a fait ce matin ma cinquième et dernière piqûre de cacodylate. J'ai dit que ça ne me faisait pas grand effet. On m'a répondu qu'il en fallait cinq séries de cinq. J'ai rétorqué avec beaucoup de bon sens que c'était beaucoup.

Je suis surpris qu'on m'ait laissé traiter Millerand de salaud Et je ne me fais pas au remplacement de cc nom de Dieu » par « nom de nom » Les conversations ainsi arrangées me font l'effet d'une salade assaisonnée avec de l'eau.

Je travaille aujourd'hui à la partie de « l'Embarquement » où il est question du pour et du contre à propos des officiers. J'en fais paraître des bons et des mauvais côte à côte. Je crois que c'est le seul jugement juste qu'on puisse porter sur un corps aussi disparate. Mais ça ne paraîtrait pas en feuilleton. Ça sauterait.


Et voilà des nouvelles de celui qui attend des nouvelle de sa fifille.

Septembre igiô.

Mon petitou. Vos lettres m'ont réjoui dans cette matinée automnale d'août, et je les ai lues dans la chambre de bonne où est installé notre bureau dans le flanc vénérable et un peu poussiéreux et délabré, du château de X.

Maintenant, autre chose. Le bouquin. Décidément, il faut le faire paraître le plus tôt possible, en tout cas arranger tout de suite l'affaire, quitte à laisser la date de publication dans le vague. Or, au point de vue édition en volume, voici la situation Flammarion bonne maison sûre m'a fait une proposition par l'intermédiaire des Fischer. Les Fischer m'ont dit qu'ils accepteraient sans doute mes conditions

Albin Michel propose (et notez que ce sont ses premières propositions, susceptibles de grossir), un premier tirage de 5.000 exemplaires, avec 2.500 de droits, soit 0,50 par volume, et 0,60 par volume si des éditions sont tirées au-dessus de 5.000 3 Payot, qui habite. boulevard Saint-Germain, s'est mis à ma disposition au cas où j'éditerai Le Feu

40 J'ai une sorte d'engagement moral avec Fasquelle, et je crois que je suis tenu de m'adresser d'abord à lui

50 Une proposition qui m'arrive, et beaucoup plus brillante. Elle émane d'un M. Quignon-Foncier, éditeur, 16, rue Alphonse-Daudet (14e). Il propose un premier tirage à 10.000, et 7.500 francs comptant.

Ni Fasquelle ni Flammarion ne feront une sem* blable proposition. Elle est si brillante cette offre 1 Je ne sais trop à quoi me résoudre.


Dites-moi, quelqu'un connaît très bien les micmacs des maisons d'édition, c'est Duvernois. Que si vous alliez le voir et lui demander conseil de ma part ?

J'ai répondu à Albin Michel et à Quignon que je leur demandais un délai pour réponse.

15 septembre IQ16, soir.

Suite des embêtements d'un auteur, chapitre XXXXXIIIIIIIII.

Mais je n'ai pas fini mes récriminations. Les tripatouillages de l'Œuvre deviennent une mauvaise plaisanterie et dépassent les bornes. J'ai écrit cet aprèsmidi une seconde lettre à Hue pour protester très sérieusement, et à peine l'ai-je écrite que mes yeux tombent par hasard sur un passage que je n'avais pas lu du chapitre des « Gros Mots » paru avanthier, je m'aperçois qu'ils ont mis, au lieu de « si tu mets des gros mots, les types ne diront-ils pas que tu es un cochon » cc ne diront-ils pas que tu es UN IDIOT » Vraiment je trouve que l'hypocrisie et le sans-gêne dépassent la mesure cette fois. Alors s'il leur plait de remplacer les mots d'un écrivain par n'importe quelle expression déplacée et ridicule, de changer le sens, de le tronquer ou même de le couper court, ils vont le faire Je vais écrire à Téry une lettre très nette.

Ça y est, plein d'indignation, j'ai écrit la lettre. On voira. J'ai mis un gros « Personnelle dessus. 18 septembre 1916, soir.

t.w* < Eh oui, on va s'en aller de Courville. Après-demain mercredi, on prendra ses cliques et ses claques, et


le train. Le hic est de pouvoir stagner quelque peu à Paris.. En principe, ce n'est pas possible, mais, en fait, on va tâcher moyen, car ce serait trop absurde. Enfin, je vous donnerai des détails sans doute demain, si je puis en mettre dans une lettre qui arrive avant moi je n'aurai quelque lumière à ce sujet que dans la soirée, après la visite d'inspection de Crouzon à qui je vais toucher deux mots de la chose. A propos de Chose, l'avez-vous fait soigner ? Si non, faites-le de grâce, et aussi, vous seriez ben honnête de faire revenir entre mes petites mains mon stylographe, car décidément le vôtre est malade il n'a pas d'appétit, le pauvre Impossible de lui faire avaler une quantité raisonnable d'encre, il n'absorbe qu'une infime gorgée, à peu près autant qu'une plume de fer ordinaire, et il faut le mener à chaque instant 1-f l'encrier, ce qui n'est pas le fait d'un stylographe normal. Telle est la situation elle n'est pas gaie. Ça file, tout de même, la copie dans L'Œuvre. Fini, « le Barda », qui est pourtant un lourd paquet. Les petits chapitres courts vont être bientôt râflés. A partir du moment où vous recevrez cette lettre, ne m'envoyez rien ici, et attendez avant de rien envoyer à L'Œuvre de vos épreuves à vous. Ayant des chances d'être à Paris mercredi, je pourrai revoir « le Bombardement » et le renvoyer à temps au journal.

Je m'étais promis de ne plus, lire Le Feu dans L'Œuvre, ces tripatouillages continus m'exaspèrent. Par hasard, mes yeux tombent sur un passage du feuilleton d'aujourd'hui. Encore un passage entier qui a sauté. La fin de la conversation entre Potiron et Poilpot sur l'allumage du feu deux alinéas 1 Un peu plus 'loin, on a corrigé, je ne sais pourquoi j'avais mis « à dater du linge jusqu'à la boîte de conserves. » on a mis « à partir ». De quel droit, tout de même, cette correction ? Quand il y a une faute de français, un f à un root qui en exige deux, je comprends qu'on corrige sur mes


corrections, mais ces substitutions de mots passent les bornes.

Je viens de m'aviser, un peu tard, que j'aurais mieux fait de ne pas mettre de titres à mes chapitres au Feu. Ça a l'air d'être des nouvelles séparées. Le simple fait de ne pas mettre de titres surtout si, à la place, j'avais mis simplement des dates, donnait beaucoup plus d'unité, et ça avait l'air tout de suite beaucoup plus roman. Bien entendu, le livre n'aura pas de ces titres, d'ailleurs choisis exprès très simples et sans pittoresque aucun. iç septembre.

Ce matin, lettre des Fischer. Ils proposent un tirage initial de 4.000 (1) avec droits de 0,60, ce qui fait 2.400, promettent un lancement sérieux et ajoutent que la maison Flammarion ne peut me prendre un livre isolé et qu'il faut que je devienne un « auteur de la maison ». Au fond tout cela est tentant, quoique nous soyons loin des 7.500 francs de Quignon. J'essaierai de voir les Fischer à mon passage à Paris.

Je vous dis cette fois-ci, enfin à très bientôt, et sans doute, quand vous recevrez ma lettre à aujourd'hui

(1) Ce chiffre correspond, en effet, à la proposition initiale faite à Henri Barbusse par l'éditeur mais, pour le premier tirage du Feu, c'est au chiffre de 2o.ooo exemplaires que l'éditeur s'arrêta à partir de janvier 1917, les réimpressions se succédèrent à une cadence de 10.000 à 20.000 exemplaires par mois en juillet 1918, 200.000 exemplaires avaient été tirés. Dans les lettres qu'on trouvera plus loin, Henri Barbusse fait plusieurs fois mention des réimpressions successives qui lui sont annoncées. (N. de l'E.)


30 septembre içiô.

Cher petit, parlez-moi de vous. Vous laissez ce sujet de côté, pour parler d'autre chose, vous avez tort.

Je m'occupe de rafistoler Le Feu pour le livre. Les longs chapitres plats « les Hommes des Cavernes », deuxième partie, « le Barda », m'embêtent. Je voudrais les mouvementer et les scénifier, et introduire quelques éléments nouveaux le mal de l'alcoolisme, et aussi cette idée que, tout transplanté qu'il soit de village en village, le soldat tout de même, parfois, s'implante et s'habitue à la vie étrangère avec laquelle il est en contact un peu longtemps. Il en résultera lin petit chapitre champêtre que « l'Embarquement » départ vers l'inconnu viendra brutalement interrompre.

1 heure. J'ai écrit à Téry pour lui dire que Le Feu finirait vraisemblablement, et sauf coupures, le 2 ou 3 novembre.

.t. i'er octobre igi(>.

Je suis extrêmement satisfait, et je vous décerne le premier accessit d'Excellence pour la bonne correction des épreuves. J'ai pu en effet constater que, sous l'action combinée de votre œil investigateur et de votre main inflexible, les erreurs que je redoutais ont disparu du feuilleton d'hier. Je suis content. Mais vos mérites ne font que souligner davantage les imperfections de la poste de Plombières qui a du plomb dans l'aile. Vous m'écrivez en effet que le 30 septembre vous n'aviez rien comme épreuves,


or, d'après ce qu'on m'avait affirmé et juré par le dieu des postes, vous auriez dû avoir, ce trente-là 1 un pli recommandé expédié le 29 et dont j'ai le récépissé sous l'œil ce pli contenait le manuscrit des pages 27, 28 et 28 bis du chapitre XVIII 20 les trois premiers placards corrigés du Feu, renvoyés à la Jhâte. Ces deux enveloppes (la deuxième non recommandée) étaient parties le 29 à 9 heures 30. Elles n'étaient pas arrivées le 30. Misère et damnation Heureusement que vous êtes l'habile correcteur auquel je rends hommage ci-dessus, car ce serait du beau

Parmi les corrections à faire sur les placards, se trouvait, dans le récit de la patrouille mitraillée, le mot kilomètres substitué par un imbécile au mot mètres, et cette substitution m'a turlupiné autant que les substitutions d'enfin turlupinent les ineptes héros des romans du Petit Parisien. J'ai rédigé hier un télégramme à ce sujet (ainsi que je vous l'ai écrit) mais impossible de le faire partir le libellé en a paru dangereux et équivoque à l'autorité on me l'a rendu avec la mention que vous lirez ci-jointe. On a craint que, par ces termes mystérieux, je donne aux Parisiens, par l'intermédiaire de mon épouse, "mdn complice naturel; dès 'renseignements importants sur les opérations militaires dont je suis témoin à l'hôpital de Plombières-les-Bains. ~J z 4 octobre rg16.

Votre lettre, conçue en excellents termes, et digne en tous points d'une sage fifille, en même temps que d'un fidèle secrétaire mignon, m'a pénétré d'aise. Pour l'épisode du livret, vous avez peut-être' bien raison, presque sûrement même, puisque c'est une impression que vous avez. Mon idée était de piquer là un épisode sentimental mais rien ne doit tenir de-


vant la nécessité de ne rien faire d'artificiel. Envoyez donc le passage, je me recueille et me prépare à le recevoir.

5 octobre içiô.

Eh, eh, je crois qu'il y a en effet quelque chose dans l'air. Cette perturbation atmosphérique ne m'apparaissait pas jusqu'à l'arrivée de vos lettres. J'ai attribué l'absence de feuilleton dans L'Œuvre d'hier, que je n'ai eue que ce matin, à ce fait que n'ayant pas encore de roman prêt, ils voulaient, au 14 de la rue Drouot, espacer la finition du mien. Je ne pensais pas à la Censure parce qu'il n'y a rien de censurable dans le feuilleton qui devait paraître hier et qui comporte l'incident, vraiment peu subversif, du cadavrej d'André Mesnil et les quelques conversations sur les jeux de cartes et l'histoire tronquée de la Commandante.

Mais vos lettres du 3 et du 4, que je reçois en même temps, m'ouvrent les yeux. Il m'apparaît maintenant que le télégramme que m'a envoyé L'Œuvre n'était qu'un prétexte pour avoir la copie et que la censure a mis des veto sur des passages ultérieurs qui lui ont sans doute été soumis en épreuves d'avance.

J'attends donc 1° le télégramme que m'annonce votre lettre d'hier 20 L'Œuvre d'aujourd'hui, que je n'aurai pas avant 6 heures et demie.

J'attends paisiblement, du reste, et ces choses me laissent plus froid que la question des corrections typographiques, parce qu'elles ne dépendent pas de moi.

Toutefois, je suis décidé cette fois-ci, si on renouvelle vis-à-vis de moi le coup du « Portique », à écrire une lettre de protestation au Président de la Société des Gens de lettres, et à créer un incident. Mais il ne serait pas du tout impossible, voyez-vous, que l'opposition vienne tout uniment du journal lui-


même et de son directeur, qui aurait tiqué sur l'esprit de certains passages. Attendons donc avec la patience angélique qui nous caractérise 1

7 heures. J'ai L'Œuvre, le feuilleton a paru in extenso. Et je n'ai pas eu de télégramme de vous. Alors, ne sachant plus que penser, je remets à demain le soin d'éclaircir cela. Peut-être le courrier de demain matin m'apportera, sous forme d'une lettre de vous, un rayon de clarté.

En attendant, je vous bénis. Et c'est au bruit de la pluie qui n'a point cessé aujourd'hui que je vous tire ma plus belle révérëixce.

8 octobre içiô.

Je viens de voir L'Œuvre aujourd'hui. Il y a eu un petit coupachement de rigueur dans la sortie, mais pas trop encore, ma foi. J'appréhendais davantage. Attendons maintenant Liebknecht.

Ceci dit, je passe à ma situation militaire sur laquelle vous me demandez des clartés. Cette situation n'est pas dans mes mains Je fais partie de la 20e section des S. E. M. R. (Secret. d'E. M. et de Recrutement) mais sans affectation spéciale. Après mon traitement de vingt et un jours, ma permission de sept jours je serai versé à mon Dépôt (Ecole Militaire) pour y recevoir une affectation. Cette affectation, vu que je fais partie du Service Armé, ne peut pas être trop à l'arrière Paris, notamment, m'est interdit, et réservé aux hommes de la 20e section qui sont du service auxiliaire. Mais c'est à peu près tout ce que j'en sais. Elle sera donnée par le commandant de la section. Pour retourner au 21e C. A., il me faudrait être réclamé par lui, et ce n'est pas possible, il n'y faut pas songer. J'ai été réévacué trop tôt après mon retour de convalescence. Redemander à y retourner serait quasi ridicule. Au reste, j'ai été remplacé, ce qui solutionne la question. Le


pire qui puisse m'arriver est d'être renvoyé dans un régiment d'Infanterie, mais ce ne serait toujours qu'un régiment de territoriale. Je compte bien ne repartir que complètement guéri, car je n'ai plus du tout de goût pour devenir un pilier d'hôpital, et j'ai parcouru bien assez de formations sanitaires. Je crois pouvoir espérer que je resterai au Dépôt, jusqu'au moment où une rechute ne sera pas à craindre. Et voilà. J'ajoute qu'il ne faut pas s'en faire, et comme il ne faut pas faire non plus de démarches, attendons qu'on dispose de nous

Je pèse 71 kilos et demi habillé. Ce n'est pas énorme, mais c'est mieux qu'à Brives tout de même, où j'étais descendu si bas pour la chose de la pesanteur.,

13 octobre içiô.

Figurez-vous que je n'ai pas encore L'Œuvre d'hier je n'ai pas encore pu me rendre compte de l'effet que présente la conversation Bertrand avec le mot Liebknecht renvoyé au prochain numéro Mais c'est très probablement une petite manœuvre jésuitique.

Oui, c'était « bains de pieds noir ». Dans le trou d'écoute on patauge dans un fond d'eau et c'est exactement pareil et semblablement identique à un bain de pieds. Au lieu de timidement, c'était, je crois, humblement. Mais tout cela n'est rien, et la correction est, d'une façon générale, moult bien faite. Le fidèle, secrétaire mignon est à la hauteur de sa tâche et je lui décerne, par la présente, un Témoignage de Satisfaction définitif, et valable, en toutes circonstances, jusqu'à la gauche. Il consacre officiellement à jamais votre maîtrise secrétariale. Pendant que j'y pense, il faut que je vous dise que quelque part, je ne puis préciser si c'est dans le


chapitre « le Feu » ou dans « la Corvée » je compare la tranchée au lit d'un fleuve tari. Or, j'ai remis cette métaphore dans un passage de « l'Attaque », paru ces jours-ci mon intention était de la supprimer ou de la modifier sur épreuves lorsqu'elle reviendrait sous mes yeux. N'ayant pas d'épreuves, je vous signale le fait modifiez légèrement la phrase si vous voyez que ça ressemble trop. Si, comme il est possible, c'est presque la même terminologie, voyez à supprimer l'image. Si c'est dans « la Corvée », j'aurai peut-être le temps de faire la correction moimême.

Ici, à l'hôpital, il n'y a comme lecture que des ouvrages de La Bonne Presse ou des revues bien pensantes, comme La Revue Hebdomadaire, et on nous donne L'Écho de Paris. à l'œil. Comme tous ces gens ont une haine féroce, obstinée, invincible, du socialisme et de la libération des exploités Que de sophismes où l'influence de Barrés et des écrivains catholiques se révèle dans le style philosophico-religieux, et dans la pensée (si on peut s'exprimer ainsi) sur le besoin de la discipline et la nécessité de s'asservir à des idées ou à des hommes C'est une prédication constante, plus ou moins cachée, vers l'imitation du passé d'ancien régime, d'esclavage et d'abus. Ces lectures m'irritent plus que je ne saurais dire. Comme il va y avoir à lutter contre toute cette littérature falsifiée qu'un gouvernement de renégats et de réactionnaires laisse s'étaler impudemment, et qui a en ce moment l'estampille officielle.

En attendant, je continue l'existence que je vous ai esquissée hier. J'ai pris mon seizième bain. ij octobre içiô, soir.

Je hipe et je hurrahte avec vous, d'autant plus que 10 J'ai eu deux lettres de vous aujourd'hui


2° J'ai vu que tout le passage de Bertrand, intégralement, a passé. Ça je n'en reviens pas. Autour de moi, on n'en revient pas non plus. Le passage a produit sur les camarades ici présents qui me demandent toujours le feuilleton pour le lire après que je l'ai lu, une grande impression « Ben, mon vieux, tu n'y vas pas par quatre chemins, tu dis carrément les choses » Ils trouvent, du reste, que j'ai raison, et que la substitution d'un idéal humanitaire et libéral au déroulèdisme borgne et crétin, est susceptible d'aider les soldats à accomplir leur terrible devoir. C'est curieux comme tous les soldats qui m'ont entouré depuis deux ans ont toujours été facilement influencés par la vérité que je leur expliquais Je crois, de plus en plus, que c'est l'heure de parler haut et grandement.

Je pense pas maintenant qu'il y ait d'anicroches jusqu'au dernier chapitre. L'histoire de l'aviateur et du mouvement d'opinion contre Dieu est beaucoup moins subversive que telles phrases que je suis encore éberlué de voir vivantes dans le feuilleton d'aujourd'hui. Mais cela ne prouve rien, après tout, et il se peut qu'on arrête des fourmis, à la douane de la rue François-!81", après avoir laissé passer des éléphants, J'engraisse votre courrier par une lettre du brave abbé Boulet, le curé libéral du 231e. Nous sommes très bien ensemble – à force de concessions de sa part Moi, je ne lui ai jamais rien concessionné.

14 matin. J'ai votre lettre du 13. Je comprendrai votre furibardisme, lorsque j'aurai vu de quoi il s'agit, dans le feuilleton. Envoyez-moi, à ce sujet, un petit rayon précis de clarté.

Jolis les petits pétales intensément purpurins de rose.


20 octobre iqi6, soir.

Je marronne, je ramène, je rousse, je tousse Quel coupage dans le feuilleton d'aujourd'hui C'est complet, comme paquets de phrases jetées au panier. Bien entendu le coup vient de L'Œuvre et non de la Censure. J'ai été sur le point d'écrire une lettre féroce et agressive à Téry. Je me suis retenu. Toute réflexion faite, je lui écris une lettre « personnelle » où je lui dis seulement que je lui serais obligé de me faire savoir si c'est la Censure qui a coupé en gros et en détail, dans le feuilleton d'aujourd'hui, car, comme il n'y a ni blancs ni points de suspension, je ne sais que penser. J'ajoute Croyez-moi votre bien dévoué, pour mettre aussi, ma petite hypocrisie. Cette lettre partira en même temps que celle-ci.

Changeons de conversation. J'ai loué aujourd'hui une bicyclette pour quarante sous, et je m'en suis allé jusqu'à Aillevillers, dans la Haute-Saône. Mais ce changement de département ne prouve pas que je suis allé bien loin Pour aller, ça descend, et c'est charmant mais l'envers de la médaille se ressent dès le début du retour. C'est à peu près trois fois plus long le coup Aumont-Senlis. Et à certains moments, pendant que je roulais sur cette route bordée de taillis, j'avais l'impression que je portais dans ma poche gauche des œufs et dans ma poche droite une bouteille de lait J'ai eu un temps assez venteux et quelques bourrasques de neige, mais tout de même du soleil. En résumé, bonne promenade. Je n'avais même pas le sentiment de la solitude, car la machine, un peu rouillée et vieille, parlait tout le long du chemin, de plus la selle, mal agencée, avait une tendance très marquée à me couper le corps en deux. Je ne vois toujours pas d'épreuves.

Voulez-vous ajouter dans le dernier chapitre, vers la fin, immédiatement avant la phrase où il est dit


que les nationalistes fabriquent des vérités spéciales à chacun de leurs groupes autant de peuples, autant de vérités qui faussent, etc.

« La morale adorable, ils la dénaturent Combien de vertus qui étaient des crimes et qu'ils ont changées en vertus, en les appelant nationales avec un mot

Voulez-vous coller la coupure ci-jointe dans le premier chapitre « les Hommes des Cavernes », entre: .ils sont devenus satisfaits et gaillards, et Cependant ils se jettent.

21 octobre içiô, soir.

Je viens de voir L'Œuvre d'aujourd'hui il n'y avait rien d'irrespectueux pour la religion de Torquemada et, par conséquent, rien de supprimé. J'éprouve des doutes pour le sort de la dernière partie du chapitre de « la Virée ». Quant à « l'Aube » !?? Et.il y a aussi, pour demain, quelques phrases à propos du sergent infirmier. J'ai vu dans L'Œuvre une vignette en première page qui a trait évidemment au prochain roman lequel doit être de La Fouchardière. Quelque chose m'inquiète un peu. J'ai écrit à Téry, il y a un mois à peu près, que Le Feu durerait jusqu'au 3 novembre. Or, il me semble plus que jamais que c'est un peu jeune Je vous l'ai dit déjà. Il faudrait piger à peu près. Ce n'est pas impossible. Toute la dernière partie, celle qu'avant mon départ de Paris, j'ai numérotée en rouge, est faite de pages ayant à peu près même dimension. Il y en a je crois 120 depuis le commencement du chapitre « le Feu ». Voyez donc à quoi correspondent en feuilles du manuscrit les feuilletons déjà publiés, à partir de celui où a débuté ledit chapitre, (en tenant compte des deux jours où le roman n'a pas été


donné) et concluez à la date approximative du dernier feuilleton. Faites connaitre cette date à Hue. C'est important parce que je vois là la possibilité d'un prétexte pour qu'ils suppriment la fin. « Nous sommes bien désolés, mais nous avons tablé, pour le lancement du nouveau roman, sur la date qui nous était donnée nous n'avons pas eu l'ensemble du manuscrit, et nous avons pris des engagements administratifs vendeurs, affiches, etc. » Vous voyez quelle belle occasion s'offrirait ainsi de faire sauter une conclusion qu'ils n'oseraient pas refuser ouvertement d'imprimer et qui les embêtera ? Qu'en ditesvous ? Ne flairez-vous pas là, comme moi, quelques mauvais coups posssibles ?

22 octobre.

J'ai votre lettre.

Que le diable emporte les exploiteurs qui abusent des situations et les crétins qui leur tendent la gorge

Elle est drôle, elle vaut l'jus, l'histoire du petit porteur de machine, chipant un livre de Marcel Boulenger. Il n'a pas eu le temps de le lire il aura ainsi échappé à une partie du châtiment. Je vous quitte en caressant doucement votre hérissement chevelu.

24 octobre iqi6.

Aujourd'hui 24, j'ai deux lettres de vous, une d'avant-hier, une d'hier. C'est tout ce que j'ai ni Téry, ni Annie de Pène, ni la Miss n'ont répondu. Je n'ai pas lu le feuilleton d'hier où vous me dites qu'il y a une suppression, je vois d'ici cette suppression et, en effet, elle ne me surprend pas. (Mais quel dommage !) A propos de suppressions, vous


rendent-ils le manuscrit régulièrement ? Par exemple les passages que Téry a répudiés, dans le « Poste de Secours », avez-vous de quoi le rétablir ? Ils sont au-dessous de tout, à la Croix-V Œuvre pas de réponse à mes lettres, ce qui n'est même pas poli, pas d'épreuves, ce qui n'est pas correct.

Est-ce que c'est bien le Miracle du Feu?

Pas drôle cette augmentaion de la vie. L'Œuvre (du Saint Sacrement) va bientôt cesser de nous offrir sa petite rente, et je ne crois pas que l'édition du livre rapporce des mille et des cents. Alors comment qu'on fera ? Zut de zut et archi-zut

Je vous embrasse, mon petit cœur.

25 octobre içiô, soir.

Décidément Anasthasie, Anasthasie tout court, sans nom propre et sans particule, est atteinte d'hémiplégie. Comment, autrement, expliquer la virginité intégrale du manuscrit de la fin de « la Virée » ? En somme le dernier chapitre est contenu tout entier là-dedans et n'apporte aucune note ..ire. C'est égal, je ne vais pas encore jusqu'à croire que ladite ne rouspétera pas. Mais peut-être bien tout de même. et peut-être bien aussi que je pourrais faire repasser dans le bouquin l'épisode du « Portique » et les quelques suppressions de « la Grande Colère ». Restent les quelques phrases coupées de « l'Assaut » car, je ne crois pas l'Anasthasie officielle responsable de la mise à l'écart de la petite conversation sur le bon Dieu, dans le « Poste de Secours ». Restent aussi les nouveaux chapitres lesquels n'iront pas tout seuls. Mais enfin, malgré tout, je ne présume pas qu'il y aura une mutilation défigurative, et c'est déjà capital.

J'ai, comme je vous l'ai dit, écrit à Hue, non sans un coup de patte relatif au silence de Téry après mes dernières lettres. Il ne reste plus qu'à attendre sur


toute la ligne. C'est ce qu'on va faire bien gentiment, hé ? Répondez-moi quant au manuscrit, afin que je sache si on retrouvera tous les passages biffés, notamment le « Poste de Secours ». Et pour la pige ? Je n'aurai pas, demain à midi, de lettre de vous puisque je serai parti. Je la retrouverai le soir, et ce sera un peu quelqu'un qui m'attendra.

Je vous embrasse malgré vos cheveux hérissés et la couronne de martyre qui est dessus, pleine d'épines.

26 octobre igiô, soir.

Cher petit coco hérissé et furibardeux, vous avez raison, tout ça n'est pas important, et les ennuis issus de L'Œuvre ne sont pas gros comme des maisons, mais on n'a jamais dit qu'il l'était. On ne peut pas s'empêcher de tousser quand on voit les suppressions succéder aux coupures, et tout le centre d'un chapitre, comme le « Poste de Secours », être extirpé par un chirurgien ignare et mal intentionné, mais cela ne veut pas dire qu'on ne soit pas content d'autre part. Le feuilleton a l'air, en effet, de bien marcher au point de vue public, et une preuve éclatante et positive de ce succès est la proposition de Téry que je vous ai adressée hier, mais enfin tout de même le succès en question n'est pas le fait de L'Œuvre qui, par ses suppressions personnelles et aussi je pourrai même dire surtout par ses substitutions de détail malencontreuses et affadissantes a diminué la qualité et la portée du feuilleton. Mon avis est que si le journal avait carrément marché, au lieu d'avoir le trac et la tremblotte, ça aurait été mieux encore. Sa rouspétance pour la coupure censoriale du « Portique » était de premier ordre. Mais l'attentat du « Poste de Secours » me parait un coup qu'un écrivain, soucieux de sa dignité, ne doit pas laisser passer sans en être blessé et sans crier. Pour la pige, tout va bien et votre


système est excellent. Je calcule environ cinq ou six feuilletons pour « la Corvée », six ou sept pour « l'Aube ». J'arriverai à peu près à Paris pour la bouclaison. Ce sera .fort bien. Je verrai Téry, et s'il persiste à vouloir publier le « Feu », malgré ses conclusions, il est probable uue je marcherai, à cause de la publicité toute spéciale que cette combinaison réserve au livre. Mais je spécifierai bien que le livre valant, à mon avis, plus par ses tendances que par sa documentation, il y a lieu de le lancer là-dessus. Pour la xme fois, répétons on voira.

Ce que vous me dites, à propos du signe me tarabuste. Si, par un puissant effort, je me remémore les faits, il m'apparaît dans la brume rêveuse du passé que « l'Aube » a été écrite en deux exemplaires. La copie-mère est écrite en noir, sauf les deux premières pages en violet. C'est de celle-là qu'il faut faire cas, l'autre (toute violette et faite au carbone) ne comprenant pas les dernières corrections. Parmi ces dernières corrections, il y en a une archi-importante, c'est le remaniement que j'ai fait à la suite de mes lectures à haute voix du chapitre à vous et aux Macchiati. Ce remaniement est écrit sur du papier écolier, à la main. Je me souviens fort bien qu'il comporte un déplacement du passage « Alors, il faudra continuer à se battre après la guerre. » Ce passage, qui n'est pas à supprimer, était mal placé il développait une idée qui revenait après et je l'ai réuni à ce développement postérieur. Si donc le signe cabalistique ne se trouve pas reproduit ailleurs et si vous voyez que les idées se suivent mieux et autrement que dans la première version (que vous trouverez dans la deuxième copie au carbone qui n'avait pas été mise au point), ne tenez pas compte dudit signe, produit superfétatoire et inutile du travail de mise au point. Si vous voulez bien, mon cher petit, faire passer sous vos grands yeux le texte primitif (carbone) et le texte remanié, vous saisirez l'idée de simplification qui a présidé au dé-


placement de ce paragraphe. Et voilà ma consultation motivée.

La lettre de Peyrebrune est très gentille. Je suis fort sensible aux éloges qu'on fait du Feu, à cause de l'importance que peut prendre ce livre dans la bataille des idées. Je n'avais pas tant de prétentions lorsque j'ai commencé à l'écrire mais j'ai eu la chance d'avoir des loisirs et des facilités, et ça m'a permis d'unifier et de corser. De cela je me réjouis pleinement au-dessus de tout. Je suis heureux quand je vois, comme dans le feuilleton d'hier, contenant la fin de « la Virée », l'exposé net de ma pensée publié et diffusé à je ne sais combien de milliers d'exemplaires. Je sens que c'est grave et important, et s'ils mettent le dernier chapitre, ce sont pour moi de beaux jours. Mais c'est à cause de cette satisfaction, de cette émotion, que je ressens très vivement les atténuations qu'un état d'esprit hostile à mes idées y apporte par des changements bêtes d'expressions qui ôtent de l'intérêt et de la portée à l'ensemble, et par la mise délibérée au panier de passages entiers. Je reconnais que je croyais que ce serait pire, mais ce n'est pas là une raison suffisante pour que je laisse faire sans gronder. Songez que les « autres » ne se font pas faute de multiplier leurs polémiques et leurs stupides théories. Je vous envoie un passage de la Revue Hebdomadaire contenant un article d'Henri Bordeaux, écrivain catholique notoire, futur académicien, sur cette pauvre moule de Paul Acker. Quand je lis ces choseslà, je suis pris d'une humeur singulièrement belliqueuse je trouve qu'on ne lutte pas assez contre le mal, que je ne fais pas assez moi-même, et j'ai raison. Ici, je cause beaucoup avec les soldats. Puisque tous les malades sont de vrais soldats, la plupart ont été blessés et renvoyés au front, quelques-uns plusieurs fois. Je fais, je l'avoue, de la propagande J'ai la grande joie de constater combien tout ce que je dis sur l'internationale cette grande remise au


point de toutes les grandes idées morales en balayant les obstacles qu'apportent la routine, les partis pris, les idoles trouve d'écho dans ces êtres qui, comme ceux du Feu, ont fait la Grande Guerre avec leurs mains et sont les prolétaires des batailles. Et j'ai aussi cette satisfaction supérieure de constater que j'ai tout dit dan? mon dernier chapitre, et que j'ai exposé la situation sociale présente et le devoir de l'avenir d'une façon qui me paraît n'avoir laissé dans l'ombre aucun point. Il m'arrive parfois, dans la conversation, de citer des phrases de « l'Aube » qui me viennent naturellement à la bouche quand je parle de ces choses auxquelles j'ai tant pensé toute ma vie, et les soldats écoutent, croient et disent « C'est vrai, tout de même » et ce ne sont pas là, émanant d'eux, de vaines paroles. Je crois qu'il faudra laisser le titre Le Feu. Le changer, c'est trop bénévolement perdre l'avantage de l'effet produit jusqu'ici. D'ailleurs ce titre se met à me plaire. Il indique la gravité du fléau qui opprime à présent le monde le feu est au monde. Qu'en dites-vous ? 27 octobre 1Q16, soir.

Ce soir, le courrier contient deux lettres d'affaires. L'une, ci-contre, des Fischer, qui me reparlent du prix Goncourt, et l'autre de la maison Dent. Par bonheur je n'avais pas encore écrit à M. c'est plus habile, et c'est ainsi qu'aurait agi le Cabinet de Vienne ou le Foreign Office. Je leur réponds à tous qu'ils attendent ma venue à Paris. Pour l'éditeur, il faudrait savoir ce que vaut la maison. Je me reproche même d'avoir attendu jusqu'ici pour demander son avis à notre brave Henri Duvernois. Je lui écris donc à cette fin. Cette proposition, comprenant une nouvelle formule de livre, me semble une chose extrêmement importante. Si c'est vraiment comme dit M. une très grande boîte, ils


feront la chose en grand, et ce serait une belle affaire pour moi.

De la lettre des Fischer, il sort un enseignement, c'est qu'il faut se hâter presto subito, de mettre au point le texte à imprimer. Procurez-vous et mettez en ordre les parties du manuscrit que vous avez et qui correspondent aux coupures. J'ai ici, avec moi, la coupure du « Portique » ne vous en préoccupez pas. Si même vous pouviez commencer, cher petit secrétaire mignon, à boucher les trous, ce serait très bien, très bien, plus que très bien.

Aujourd'hui, il y a une suppression l'attrapade du sergent à propos de la lampe électrique dans le Boyau Couvert. Ou, du moins, il me semble. Quant au Prix Goncourt, j'avoue que 5.000 francs, c'est bon à prendre mais c'est un peu tard pour me le donner, après l'avoir refusé d'abord aux Suppliants, ensuite et surtout à L'Enfer. Au reste, il n'est pas du tout sur que Léon Daudet ne fasse pas d'opposition, et Elémir Bourges et Mirbeau m'ont toujours fait grise mine, pour des raisons que j'ignore. Et puis, vraiment, il faudrait que le bouquin fût prêt au commencement de décembre. Bougri de Bougra de NQm de Dia

Je n'ai pas encore reçu le volume modèle dont parle Dent. Il habite tout près de chez les Macchiati, ils pourraient voir ce que ça donne comme installation.

Dites-leur z'y bien des choses aux susdits. Voulez-vous m'envoyer un certificat de résidence visé par le Commissaire de Police. C'est nécessaire pour aller à Paris.

28 octobre içiô, matin.

Aujourd'hui, j'ai un gros courrier. Des lettres d'inconnus et de connus à propos du Feu. Ça marche,


je crois bien. Vandérem a peut-être un peu raison sur le traînement en longueur des premiers chapitres, mais il faut, aussi, voir les choses d'un peu haut, et se dire qu'il n'était pas possible, dans ce livre à prétentions généralisatrices, de passer sous silence des détails de documentation déjà connus et même réchauffés, sous prétexte que d'autres en avaient déjà entretenu le public. Si j'avais voulu ne faire que du nouveau et greffer des choses inédites sur la masse déjà publiée par d'autres, ça traînerait moins, évidemment, mais le livre se présenterait avec des lacunes, des trous, que le public, à un moment donné, ne comblerait plus comme maintenant où il est rassasié de ces choses ressassées. 'Il faut que, plus tard, le livre se suffise à lui-même, quitte à le surcharger momentanément d'éléments momentanément vieillis. Néanmoins, si je puis alléger, je le ferai.

Je vais sérieusement commencer dès demain à mettre au point et à boucher toutes les lézardes de la censure et à faire sauter le mauvais mastic des substitutions de L'Œuvre. Il va falloir que ça marche vite (pas seulement pour le Prix Goncourt, pour le succès du bouquin en général). Je compte sur mon petit secrétaire fidèle.

Je viens de recevoir le livre de la maison Dent. C'est tout à fait charmant cartonné, tranches dorées, très jolie typographie, présentation pleine de goût. Ce livre est ravissant et me confirme dans l'idée qu'il s'agit d'une très grande maison. 2Q octobre zçiô.

J'ai écrit à La Fourchardière pour lui demander de prier, dans un écho, mes correspondants de me faire connaître leur adresse lorsqu'ils m'écrivent. C'est surtout au sujet de la lettre signée « David (?) », dont l'offre de m'envoyer cent francs pour faire de


la diffusion du volume m'a paru fort touchante. Ils sont bien embêtants de remettre au lendemain, à L'Œuvre, « la suite de leur intéressant feuilleton ». Ça coupe vraiment beaucoup le mouvement. Pas l'ombre d'une épreuve.

La dernière partie est au point et le manque d'épreuves m'indiffère et encore, j'aurais corsé par-ci par-là Mais tout de même, il y a dans l'ensemble du livre des passages qui ont besoin d'être tant soit peu retapés, et puis la longueur de l'ouvrage recommence à m'effrayer. J'ai sous les yeux un roman de Pierre Maël sans grand intérêt (je le dis en confiance, car je ne l'ai pas encore lu), édité par Flammarion. Il est extrêmement corpulent ce livre. Il a 440 pages. Ça ne fait tout de même que 13.000 lignes. C'est presque la moitié plus qu'aura Le Feu D'autre part la critique de Vandérem n'est pas sans fondement. Je fais toujours très attention aux critiques de Vandérem. C'est un homme très intelligent, très incisif et très rosse. Il n'est pas facile à contenter, mais ses coups de patte portent toujours au point faible. Malheureusement, je commence à être pris par le temps, et ce travail de remaniement, le plus délicat de tous, peut difficilement s'effectuer ici, où je suis serré, bousculé, entouré de conversations, interrompu à chaque instant. J'ai travaillé à Plombières j'ai fait, par-ci par-là, un millier de lignes nouvelles le séjour de l'escouade à la campagne et l'habitude du repos, un ajouté au « Barda » sur les pochards, le passage des officiers dans l' « Embarquement ». Toutes ces choses auraient besoin, elles-mêmes, d'être revues, et je le répète, ça n'est pas commode ici. A plus forte raison les chapitres déjà écrits depuis longtemps et incrustés, et qu'il faudrait condenser (« Les Hommes des Cavernes », « le Barda », notamment). Je ne puis vraiment satisfait que de la fin de la préface (Sanatorium), du « Portique » et de « la Grande Colère ». Tout ça peut aller. Le reste n'est point aussi solide.


Et sur ce je vous dis à demain, en bénissant votre zèle de secrétaire.

S'il y a du nouveau Le facteur m'apporte une lettre des Fischer qui me reparlent du Prix Goncourt comme d'une chose quasi faite. Je vous envoie cette lettre. C'est embêtant, tout de même cette hâte pour cette récompense qui n'est intéressante à mes yeux que pour les 5.ooo francs. Collez, mon fidèle petit secrétaire chéri, et bouchez les trous, il y en a dans le feuilleton d'aujourd'hui, que je viens d'aller acheter « le bon dieu d'acrobate », et. du sergent à propos de la lampe électrique, et son exclamation à propos de la cigarette. Vous rembrasse, vous rebénis.

30 octobre igiô, soir.

Je vous renvoie des épreuves. Au précédent courrier, à 2 heures, sont partis les deux premiers placards de la série de cinq que j'ai reçue aujourd'hui. Il y a toujours des petites choses à arranger et je voudrais bien qu'il pût être tenu compte des corrections que j'ai faites. La lettre à Téry est partie malheureusement, par suite d'infidèle transmission des instructions que j'avais données, elle est partie non recommandée. Espérons qu'elle arrivera tout de même, et que j'aurai enfin cette chose si rarissime une réponse de Téry.

Ils sont embêtants, embêtants, embêtants, avec leurs suppressions continuelles qui diminuent et affaiblissent le texte à chaque instant. Que le diable les fume J'ai spécifié à Téry que ma première condition était la publication du texte intégral. Dans les épreuves que je vous envoie, il y a des passages passés ils ne diront pourtant pas que ce n'était pas bien écrit. Vous avez vu qu'ils annoncent le nouveau feuilleton pour le 3. Le mien doit donc vraisemblablement durer trois ou quatre numéros de plus.


Au courrier, ce matin, rien de Téry. Crôôô (je grogne).

Cette ci-jointe lettre de Duvernois qui me replonge dans un océan de perplexité.

Et à demain donc. Je vous embrasse et vous salue avec énormément de révérences, de génuflexions et de circonvolutions.

3 novembre içiô.

Mon cher petit secrétaire chéri, je reçois ce matin vos deux lettres, du i*r et du '2. J'y réponds dare-dare. Vous avez les mêmes préoccupations que moi, ainsi que vous avez pu le voir dans les lettres arrivées depuis.

J'ai réfléchi beaucoup aujourd'hui, et j'ai pris une décision. J'ai l'impression que si je laisse les choses suivre le cours normal étant donné les offres, c'està-dire les comparer, les faire monter l'une par l'autre, etc. on n'arrivera pas à temps pour le Prix Goncourt Or il ne faut pas rater cette occasion, décidément, et même il faut tout faire pour y arriver question de diffusion, surtout, comme vous le dites fort bien au <lébut de « votre honorée » du i*r novembre. Il faut donc trancher dans le vif décider que ce sera Flammarion, carrément et définitivement. Je suis aidé, dans la circonstance, du côté Téry par la non réponse de celui-ci. Il exagère. Et puis tant pis Ce qui serait plus absurde que tout, ce serait de tergiverser, tourniquer, ratiociner, marchander et perdre l'avantage matériel et moral du Prix Goncourt. C'est donc une chose décidée. La lettre à Dent et la lettre à Téry partiront demain et aussi une lettre aux Fischer.

Pour les épreuves, votre idée est bonne, mais il y a un mais. Ce sont les changements apportés depuis. J'ai ajouté un peu partout un tas de petites corrections. Ce qu'il faudrait c'est se servir des épreuves corrigées pour corriger le texte collé


et ajouter à celui-ci mes changements. Je n'ai pas fini encore « le Barda ». Reste encore le commencement à élaguer. Vandérem a tout à fait raison, et je m'apprêtais à couper pas mal dans les bouts de conversations mises uniquement pour les expressions. Je pense que quelques jours me suffiront pour cette mise au point. Je voudrais commencer à vous envoyer du texte dès lundi.

4 novembre igi6.

Je vous envoie les feuilletons que j'avais par devers moi. J'ai mis des corrections nouvelles par-ci par-là, les unes étendues (des passages entiers et même de nouveaux chapitres le chapitre I « la Vision », le chapitre VI, le chapitre X) les autres, de phrases ou de mots. A certains endroits j'ai bouché des trous au hasard de mes souvenirs. Il y a lieu, mon petit secrétaire très chéri, de collationner ces textes avec le manuscrit, et surtout, partout où ce sera faisable, avec les épreuves corrigées, de façon à arriver à une correction complète. Vous enverrez le texte ainsi mis au point aux Fischer, 34, rue Drouot à mesure, mais autant que possible, par gros paquets. Le premier paquet le plus tôt possible, dans un ou deux jours. Pour la pige, j'ai dit aux Fischer de compter 2.000 lignes de plus que les feuilletons. C'est à peu près ça. Comme je vous l'ai dit, je ne mets pas de titres aux chapitres, sauf au chapitre I « La Vision » et au chapitre X, qui portera, à côté de la date, un nom de ville Argoval. Tous les autres, ou presque tous, porteront une date en italique. Je crois que cela donnera plus d'unité et de condensation.

Il manque dans le paquet B. le chapitre XVI (ex-Idylle) que je vous ai envoyé comme spécimen de collage le chapitre XIV (ex-Barda) et la fin du chapitre VII (ex-Embarquement). Ces deux dernières choses sont ici et j'y travaille pour mise au point.


Il manque, je vous le rappelle deux importants passages un ajouté sur la soupe dans « les Hommes des Cavernes que je vous ai envoyé, il y a quelque temps, et le passage sur le bon Dieu, supprimé par Téry dans le « Poste de Secours ». Et voilà. Pour le moment, il faut, mon cher petit, se hérisser jusqu'à la gauche, et travailler, moi ce qui n'est pas encore fini, et vous, la mise au point de l'ensemble. C'est vous qui avez le plus gros travail, évidemment, et ce n'est pas une mince affaire dans ce formidable fatras.

Il y aura ensuite les épreuves du livre. Je les reverrai, bien entendu, mais ça ira rondement à ce moment-là. Au reste je serai à Paris.

J'ai reçu les cinquante francs et je vous suis bien obligé, mon petit.

Post-scriptum. Je joins au cc manuscrit » le chapitre XIV (ex-Barda). J'ai notamment retapé ce chapitre, comme vous verrez. Je l'ai même tellement retapé que je ne sais pas s'il va. Peut-être est-il trop long. Il faudrait faire une chose le lire tout haut, à cette fin de vous rendre compte s'il n'y a pas, vers la fin (ou ailleurs), des longueurs. Il est terriblement long.

8 novembre igi6, 7 heures du soir.

Mon cher petit, je vous ai écrit aujourd'hui deux lettres, l'une contenant la vôtre où vous m'accusez réception du paquet B. l'autre contenant une lettre de Fischer et une lettre d'un Mr. S. Je vous écris pour la troisième fois ce soir.

En effet, je suis fort perplexe.

Je viens de recevoir votre paquet recommandé, et je n'y comprends rien.

Il m'avait paru d'abord que vous n'aviez pas le paquet B. au moment où vous m'avez envoyé ça, mais en relisant, je vois que vous l'avez. Voyons, voyons, ordonnons.


10 Mais oui, l'ordre est changé, et pas un peu Je vous ai envoyé une liste du nouvel ordre des chapitres, il y a quelque temps. La pagination du paquet B. suit cet ordre que voici

I. La Vision (en italique). 2. Les Hommes des Cavernes. 3. La Descente. 4. Volpatte et Fouillade. 5. Le Cantonnement. 6. L'Habitude. 7. Embarquement. 8. La Permission. 9. La Grande Colère. 10. Argoval. 11. Le Chien. 12. Le Portique. 13. Les Gros Mots. 14. Le Barda. 15. L'Œuf. 16. Idylle. 17. La Sape. 18. Les Allumettes. 19. Bombardement., 20. Le Feu. 21. Le Poste de Secours. 22. L'Aube. J'ai mis « le Portique » à sa place nouvelle, entre « le Chien » et « les Gros Mots », et j'y ai inséré le passage qui vous manque. Dans toute l'étendue du « Portique », il y a dans mon texte de multiples corrections et ajoutés De plus, dans la copie que vous m'envoyez, il y a des fautes, assez grosses même une phrase répétée « Voyons ta femme est en bonne santé » et une lacune.

D'autre part, je crois que j'ai laissé les oiseaux qui « vivent » au lieu de qui cc crient » (qu'il faut mettre). Je. vous envoie le passage qui contient la lacune et ladite correction.

Mais je m'alarme sans doute à tort, et avant que vous arrive cette lettre vous aurez sans doute retrouvé ma liste, ou « le Portique » complet dans mon envoi B.

Vous avez dû voir qu'un peu partout j'ai piqué de petits ajoutés. Ce serait peut-être plus rapide dans ces conditions, de mettre vos collationnements sur mon envoi. Enfin, faites comme vous voudrez, mais méfiez-vous du manuscrit presque partout il y a eu pas mal de changements. Mais surtout, mon petit, faites vite. Et je me demande même s'il ne vaudrait pas mieux envoyer tout simplement le bloc B. aux Fischer, quitte à collationner sur les épreuves du livre. Faites ça si ça vous paraît plus simple et plus expéditif.


Votre observation sur les titres me touche. Mais ne trouvez-vous pas que c'est banal et que ça divise en tranches et empêche de croire qu'il s'agit des mêmes choses et des mêmes êtres?

Décision (puisque nous sommes aux décisions). N'en mettez pas, et on verra l'effet sur les épreuves. On pourrait peut-être mettre lé titre du dernier « L'Aube ». Si vous ne lisez pas « le Barda » à Macchiati lisez-le tout haut ou tout bas, et si vous voyez vraiment de la traînerïe, coupez ce qui vous paraitra surérogatoire. Ce serait trop long de m'en référer Questions d'heures

Quant à l'épisode de la dispute de Tulacque sur le cochon, ça me paraissait commun, sans pittoresque particulier, et je me suis décidé à en élaguer « les Hommes des Cavernes », à la suite de la longue tartine du « Barda » Faites-en ce que vous voudrez. Je vous le livre. Mais voyez vraiment si ça ajoute quelque chose à l'ensemble. Je ne vous renvoie rien, n'est-ce pas ? Je joins deux corrections à ajouter. Celle de la lucarne est à peu près inutile, excepté pour « crient ».

11 novembre rg16.

Mon petit secrétaire chéri,

Très bien, je vous laisse à votre travail de déblayage. C'est arrangé définitivement avec les Fischer.

Oui, Téry est embêté Du coup il m'envoie un télégramme, et Mme de Pène, du coup, m'écrit 12 novembre igiô.

Ce fut aujourd'hui mon dernier dimanche Plom-


bièresque. J'ai fait une jolie promenade sous bois et dans la vallée un peu froide, dépouillée et humide, mais avec tout de même un rayon de soleil qui ne s'est guère éteint qu'à 3 heures.

Ce soir, réunis autour de la table de notre salle, éclairée par un bec de gaz vicieux qui monte puis qui descend d'une façon régulière et exaspérante, nous suivons les péripéties d'une opération passionnante entre toutes le lancement du Feu. Le Feu est un petit bateau de dix centimètres de long, gréé en brick goélette, et le lancement consiste à le faire entrer dans une bouteille Avec ses mâts en allumettes, ses poulies en perles, ses cordages en fil et ses voiles serrées le long des mâts, et qui sont en papier à cigarette. C'est un sacré travail, ardu et délicat que l'embouteillage de ce bateau complet. C'est comme qui dirait le contraire d'un accouchement. Que de peine, d'efforts, de jurons de la part du mécanicien Eude, constructeur du bateau que d'exclamations de, déception, .puis d'enthousiasme, de la part des spectateurs captivés Le Feu est pour moi, et je l'apporterai samedi dans sa bouteille. Le petit secrétaire mignon, et après lui nos visiteurs se demanderont, ébouriffés, comment il a pu entrer dans cette bouteille.

13 novembre matin.

Je reçois un télégramme du « Secrétaire de Max et Alex Fischer » réclamant les pages manquantes du « Barda ». Je réponds qu'ils vont les avoir, mais qu'ils marchent sans. J'espère qu'ils ne retarderont pas l'envoi à l'imprimerie à cause de six pages manquantes, dans les circonstances actuelles All right pour « le Barda ». Comme il n'y a pas de suite au chapitre VII, ils ont donc tout. Eh allez donc

Mais ce n'est pas tout. Il faudrait envoyer à la maison Offenstadt, 3, rue de Rocroy, Paris, un exem-


plaire de Nous Autres, et aussi un exemplaire des nouvelles publiées dans Le Matin et qui n'ont pas paru dans Nous Autres. Les textes de ces nouvelles sont dans mon bureau, emmi une grande enveloppe, et aussi ailleurs, tout autour. Mais, attention J'ai rangé naguère les nouvelles non parues dans Nous Autres, pour en faire la matière d'un re-volume de nouvelles, et il ne faut pas dépareiller cette collection. Il faut prendre des exemplaires des doubles qui sont çà et là. Ci-joint une lettre pour Offenstadt. Mais le retapage de la première tranche du Feu à envoyer à M. Delaroche, du Progrès de Lyon, 8, rue de Solférino, est plus urgent. Si donc vous n'avez point le temps de vous occuper de l'affaire Offenstadt ne vous bilez pas on fera ça à mon retour, en douce poil-poil. Mais c'est des petites choses que je ne veux plus négliger. C'est comme ça qu'on augmente ses revenus. A mon passage à Paris, je m'occuperai de mon futur roman.


l9l7

Dimanche, 4 f évrier 1917.

Je suis satisfait. Oui. Je vous exprime mon auguste satisfaction. Je viens de recevoir cette lettre et quatre volumes. Je vous nomme en conséquence chef du Secrétariat, avec croix de guerre. Voulezvous, pour me témoigner votre reconnaissance, vous empresser de m'envoyer les « Quatorze histoires de soldats », de Claude Farrère ? Vous devinez bien que ces livres que je vous demande, ce n'est pas pour moi. Aujourd'hui je n'ai pas encore trouvé moyen de travailler. Figurez-vous que je me trimballe et suis en course depuis ce matin. J'ai été voir Crouzon à l'Hôpital Mixte. J'ai couru voir dans l'Officiel s'il était décoré, et je n'ai pu voir encore 1 Officiel mais enfin la chose paraît officielle tout de même. Tant mieux. Il le mérite il a été au front et il a de la valeur.

Tous les jours je prends, à 1 1 heures, la rue SaintMichel, la rue de la Mairie, la rue des Tonneliers, la rue du Bois-Merrain, la rue Delacroix je traverse la place des Epars, j'enfile la rue de Bonneval et je pénètre dans les vastes locaux de l'Hôpital Mixte. Au deuxième étage de ce palais, Crouzon est béate-


ment couché dans une molle température de 22 °. Nous causons une heure, puis je rentre, en principe, travailler. Je travaille, si le feu n'est pas éteint. René Benjamin m'écrit une lettre. Il me dit « Vous devez penser à la suite du souci que prennent tous les critiques de rapprocher nos livres et d'en conclure que je suis un crétin. » Ce Benjamin, il doit m'avoir dans le nez » Il ajoute « qu'il vient de finir Le Feu, qu'il estime que c'est un chefd'œuvre » Sa lettre est gentille et lui fait honneur, car évidemment la publication du Feu a été pour lui un véritable cataclysme moral.

7 février IQ17.

Mon cher petit fifillou, le temps passe, passe, et voilà déjà longtemps que je ne vous ai vue, et l'existence de la rue de Lapparent est à nouveau devenue, à mes yeux, lointaine au possible.

J'ai reçu les livres que vous m'avez envoyés. Bien. bien.

L'Enfer a l'air de se vendre. Albin Michel m'écrit que, depuis la mise en vente, il en est parti 3.000. Ici, en librairie, on m'a dit vendre un Enfer pour quatre Feu. Ce dernier file tous les jours aujourd'hui les deux principaux libraires de Chartres ont vendu leur dernier et en ont redemandé une cargaison. All right.

La Grande Revue me demande un roman. J'ai reçu le catalogue de G. Pierre. Je pense recevoir incessamment l'avis de Scott. Cette affaire d'édition de luxe m'intéresse beaucoup. J'ai un faible pour ça.

OJ 12 février içif.

Mon petit chéri. Une carte qui me dit que depuis


deux jours votre courrier est vide. Ah la la (je ne sais plus que dire, ayant déjà épuisé toutes les formules de récrimination contre l'irrégularité de la poste depuis les trois cents jours que je vous écris quotidiennement).

Moi, j'ai eu du courrier. Notamment une lettre de la Société des Gens de lettres me demandant Le Feu pour un journal de Suisse qui veut le reproduire. Ça va, ça va. L'autre lettre est de Raymond Lefebvre qui me donne de bonnes nouvelles de la marche de notre grande revue internationale il en a parlé à Anatole France qui s'y intéresse, donne son nom, etc. France lui a parlé de moi et lui a dit que « Le Feu est un des plus beaux livres de la littérature française ». D'après lui, ça dépasse Hugo et Zola dans le genre épique Eh allez donc

Aurel m'a écrit. Mauger, de la Comédie-Française, lira des passages du Feu à sa conférence. D'autres lettres, très bien. Je les emmagasine, il y en a trop pour que je puisse les envoyer je vous en envoie par-ci par-là, mais j'en reçois beaucoup plus que je ne puis vous en expédier. Vous avez eu celle de Maeterlinck ? Décidément le baromètre du Feu se maintient au beau. A part cela rien à vous dire de moi, sinon que je continue à être très bien et que l'on est tellement gentil avec* moi. que tout mon temps commence à être pris. Cet après-midi, j'ai visité un hôpital d'aveugles, piloté, comme Poincaré, par le médecin-chef. Ce soir, je dîne chez le Trésorier Payeur C'est même pour cela que j'écourte cette missive et vous quitte. Je vous souhaite de tout mon cœur bon courage, bien que je sente que ce n'est pas très méritoire de ma part, à moi, comblé, de vous adresser ce vœu, trop facile à exprimer. Je vous embrasse tendrement, et je voudrais bien vous voir. Déjà, il y a longtemps que vous n'êtes plus auprès de moi


26 février- 1917.

Du courrier, ce matin, neuf lettres dont deux lettres de vous.

Les Fischer m'écrivent qu' « on attaque le tirage de 40 à 5o et qu'on se préoccupe dès à présent du tirage de 51 à 61.000 ». Ils ajoutent que lorsqu'on sera arrivé à celui-ci le tirage du Feu aura dépassé celui de Gaspard. Rostand m'écrit « qu'il a pu sortir ces jours-ci, voir des gens » et qu'il a constaté que le succès du Feu est immense « Vous dépasserez rapiement le 1006 mille, qu'il dit, et ça ne s'arrêtera plus. La diffusion sera formidable » II a vu des cléricaux notoires emballés pour le livre, et cela le frappe beaucoup.

Je suis, pour le moment, surchargé de travail. Je n'arrête pas d'écrire. Non seulement de petites réponses innombrables, mais de grosses affaires le manifeste des intellectuels que Raymond Lefebvre vient chercher ici demain et qui est important et difficile à rédiger.

Les Fischer m'annoncent qu'on a fait une offre, de Suisse, pour une traduction allemande du Feu. J'attendais cela avec impatience et suis content. Il y a aussi l'affaire des éditions de luxe.

Envoyez-moi, voulez-vous, l'adresse de Léon Bernstein (le traducteur en russe).

Albin Michel m'a l'air de recommencer ses clichés sur L'Enfer preuve que ça doit bien marcher. Toujours pas de dessinateur pour L'Enfer. 27 février ici1/, carte.

Grande abondance de courrier, ce matin encore une dizaine de lettres et qui mieux est, une de vous. Je vous signale tout de suite celle d'Albin Michel.


Il fait de l'Enfer une réimpression à 5.000, et il dit, ce bon type cc quand vous viendrez, j'espère pouvoir vous couvrir d'or ». J'aurai à toucher au moins 3.000 francs chez lui.

Ouf j'ai pondu le nouveau grand manifeste des intellectuels du monde Je viens de le recopier. C'est un peu grandiloquent et oratoire, mais il faut ça pour ce genre de papier, pas ? Cette affaire m'intéresse passionnément. Raymond Lefebvre doit venir m'en parler cet après-midi. Je l'attends.

27 février içif, soir.

Ce petit mot pour vous dire quelque chose à quoi j'ai pensé il faut faire mettre le téléphone chez nous. Il le faut absolument. Notre petit argent nous permet de faire cela sans que ce soit une folie le moins du monde, et cela vous distraira.

J'ai vu aujourd'hui Raymond Lefebvre et son ami Vaillant-Couturier. On a causé de la Revue. Je leur ai remis le manifeste. Ils vont le faire taper et on va racoler des signatures importantes. Il va falloir que je m'occupe de faire un plan d'organisation et de mise sur pied du bureau de Paris. On aura bientôt des nouvelles de tout cela.

Mama m'écrit une lettre dont quelques passages sont vraiment touchants Pauvre Mama

28 matin.

Que de lettres J'en reçois de plus en plus Le Feu prend partout l'incendie est général. Très bien, très bien. Un autre traducteur russe se propose. On m'envoie des articles du Radical, de La Grif fe, de la Grande Revue (où Ernest Charles rachète son Carnet de la Semaine), d'un journal


du front, du Populaire (une étude en quatre articles dont deux ont paru), d'un journal anglais. Il paraît qu'il y a eu une polémique entre la Dépêche de Toulouse et un journal de Brest celui-ci ayant dit que Le Feu était un livre non de vérité mais de parti pris, la Dépêche riposte en publiant une lettre de poilu. Vous êtes-vous enquise pour le Journal du Peuple et le Mercure ? La Bne Fauqueux va organiser une conférence sur moi, elle demande le nom d'un conférencier. Qui ? qui ? Ci-joint une lettre de Decourcelle. C'est une satisfaction morale. Le Matin est une sale boîte dans laquelle je ne tiens pas à rentrer.

8: 8 6 mars 1917, soir.

Et tout d'abord, je vous dirai qu'il est très possible que je vienne la semaine prochaine à Paris. Mais, ceci dit, faute de certitude absolue, et aussi d'indications précises sur le dit séjour, je n'ajoute rien quant à présent. J'essaierai de rester quelques jours. Donc, attendez des tuyaux plus circonstanciés avant de faire pavoiser la maison.

Je suis heureux de vous revoir, mon petit cœur. J'arrive avec une idée fixe, invincible écrire le plus tôt possible Face à Face. Tous mes efforts vont tendre à cette réalisation. Ça va bien moins vite que Le Feu. J'ai commencé ce nouveau roman un an après Le Feu exactement, eh bien il y a un an j'avais écrit plus du Feu que je n'ai écrit de celui-là. Mais quand je serai auprès de vous je suis sûr que ça ira mieux et plus vite. Certainement si je voulais faire les nouvelles qu'on me demande partout, des articles dans L'Œuvre, etc. ça arrondirait nos mois mais ce serait lâcher la proie pour l'ombre. Et je ne parle pas du prestige moral qu'un roman nouveau, s'il est bien venu, m'octroiera.


Vous ne m'avez pas envoyé l'adresse de 1a Revue des Français. Je vous renvoie les coupures. 21 mai ici?.

Oui, mon petit, vous avez raison il y a un devoir à accomplir et il faut parler. Ce devoir m'a toujours tenu au cœur, mais il m'apparaît maintenant beaucoup plus que jamais impérieux et important, d'abord parce que les grands événements actuels rendent toutes les réformes possibles, et ensuite parce que la vogue du Feu me donne à présent la certitude d'être entendu. Ne nous absorbons pas à déplorer le malheur et les deuils de la guerre essayons de nous servir de cela pour améliorer la vie sociale et préserver l'avenir. Vous-même qui ne travaillez pas effectivement à ce progrès, mais qui m'encouragez à le faire, pensez-y davantage, et tournez votre attention de ce côté-là, au lieu de vous replier sur vous-même et de déplorer l'irréparable.

Je viens de recevoir une lettre qui m'a beaucoup touché une institutrice de vingt ans, d'un petit village de l'Ardèche, qui me dit que la lecture du Feu l'a consolée un peu du deuil épouvantable (qu'elle ne précise pas) où la guerre a plongé tous les rêves de sa vie elle reprend courage en pensant que ceux qui sont tombés sont tombés utilement, si du présent cataclysme doit surgir une modification heureuse des futures destinées humaines. On ne peut pas refaire de la vie, mais on peut éviter de la mort.

Je voudrais bien faire l'article de tête du nouveau journal qui paraît en juin. Je ne sais encore ce qui a été décidé à ce sujet.

Albin Michel m'écrit qu'on demande de Zurich à traduire L'Enfer en allemand (d'ailleurs, je crois que vous avez sa lettre).

Duvernois me dit qu'un directeur de théâtre de ses


amis monterait avec enthousiasme une pièce de moi. 24 juin içif, soir.

J'ai vu Le Pays d'aujourd'hui. On a blanchi un peu, évidemment, mais enfin la pensée et même le mouvement sont respectés.

Aujourd'hui, dans l'après-midi, j'ai fait un petit tour dans le jardin. Il est plein de cerises, de fraises et de groseilles. Si ces fruits sont encore bons jeudi, je vous en apporterai.

Voulez-vous m'envoyer le numéro des Nations contenant mon article.

Les numéros des Nations se trouvent dans la vitrine de mon bureau, à droite, tout en bas, dans une grande enveloppe jaune.

.Ë.t 8 juillet 1917.

Et j't'écris et j't'écris J'ai déjà envoyé plus de cent lettres, et je suis atterré de voir que je suis très en retard vis-à-vis d'un tas de correspondants. J'ai retrouvé dans un cahier que je tenais au collège, des vers qui ont paru dans Pleureuses, et qui, ma foi, sont jolis et personnels Quand je pense que j'ai fait ça en avril 1891 alors que je n'avais pas encore dix-huit ans J'ai décidé, après mon actuel roman, de faire un Choix de poésies qui contiendra un certain nombre de poèmes de Pleureuses et quelques pièces faites depuis. Ce sera un petit livre. Mais mon avis est bien net. Il vaut beaucoup mieux faire soi-même la sélection de ce qui est passable dans les poèmes qu'on a écrits que de laisser le public se fatiguer à les chercher parmi les autres. Il


reste si peu de chose, même des plus grands poètes 9 juillet ici?, matin.

Pas de lettres de vous ce matin. Comme naguère pendant la campagne d'Artois, j'en conclus que j'en aurai deux demain.

On me signale que L'Action Française du 5 me consacre un article. Voulez-vous vous procurer ce numéro le plus tôt possible. J'ai l'impression que j'ai tort de ne pas répondre du tout ou de ne pas faire répondre à certaines attaques. Et à ce propos, je crois, étant données les nombreuses récidives de VA. F., qu'il serait plus simple et logique d'acheter régulièrement ce journal jusqu'à nouvel ordre. Je sais bien que c'est navrant de dépenser un sou par jour au profit de ces brutes dangereuses, mais tout de même c'est un peu ridicule de n'être informé que par hasard quand je le suis des coups qu'ils essayent de me porter. Leur campagne est, après tout, importante, et il peut y avoir des cas ou il serait mieux ou même il serait nécessaire que je proteste ou réponde tout de suite. Qu'en dites-vous ? Avezvous La Victoire et l'article de Lysis ? De ce côté-là aussi, il faut veiller. Mais je ne crois pas utile pour le moment de faire acheter chaque jour le journal infect d'Hervé.

Les Fischer m'annoncent que le 116e mille du Feu est en circulation et que l'imprimeur doit enfin tirer les 126 et 136 mille à la fin de la semaine. .J. 11 juillet 1917.

Le fidèle secrétaire mignon a fait une erreur Je n'avais pas demandé au dit les lettres du curé Sirech. J'avais dit de rechercher l'adresse de ce ratichon


sonore afin de lui expédier ma lettre. La lettre est partie vingt-quatre heures. avant celle-rci. Il y a donc vingt-quatre heures que vous l'avez. Expédiez-la dare-dare en la faisant recommander à ce jésuite qui s'intitule « Aumônier en chef des Lycées de Lyon » et habite 34, cours Vitton, Lyon. Il n'y a pas une seconde à perdre, parce que j'ai envoyé ce matin copie de la lettre à Delaroche, du Progrès, et il serait tout à fait incorrect (et je tiens à être correct vis-à-vis de cet enjuponné qui l'est si peu avec moi) qu'elle fût publiée dans les journaux avant qu'il l'ait reçue.

J'ai écrit à G. de Peyrebrune à laquelle j'ai proposé de faire une démarche auprès d'Albin Michel. Ne m'envoyez pas les articles de L'Argus Suisse, mais dites-moi grosso-modo ce que c'est un tout petit résumé de chaque article allemand et français. Ça serait parfait. Hélas, je n'ai rien pu lire au charabia du Corriere della Sera Pour les réponses, ça dépend des cas. Il faut tantôt se taire, tantôt parler. Je dois infliger un démenti à Sirech. Son attaque est trop catégorique et trop violente (« infamie », « bave », etc.) Il ne peut pas être plus agressif, ce n'est pas possible. Je puis au contraire l'obliger à faire des réserves, des restrictions. Ce que je lui reproche, ce n'est pas de m'en vouloir pour mon irréligion, c'est de faire croire que Le Feu est un livre qui vilipende tous les sentiments respectables, insulte les combattants, etc. Je ne vois pas d'utilité à laisser planer une équivoque de cette importance. Je veux bien que beaucoup d'auditeurs de Sirech, même avec des réserves, me considèrent comme un misérable mais n'y en eût-il que quelques-uns de bonne foi, ce serait toujours ça. Quand il y a mensonge patent, dénaturation évidente (comme dans le cas d'Urbain Gohier), on a avantage à mettre au point. Si c'est de la polémique courante, non évidemment.


24 juillet IQ17.

Pauvre Jeanne de Bar C'était une femme pour laquelle j'avais de la sympathie, et sa fin graduelle a être déchirante. Ses petites filles doivent être en état de comprendre et de sentir. J'ai écrit un mot à Mme de Bar.

J'ai reçu une lettre tout à fait aimable et gentille d'Hervé Son collaborateur Lysis n'est pas là, me dit-il. Mais il reconnaît que parmi tous ses autres collaborateurs présents il n'y a qu'une opinion très favorable à mon livre, qu'au reste personne ne met en doute mon républicanisme et mon patriotisme, et que je suis « une de nos jeunes gloires dont nous sommes le plus fiers ». Quant à l'effet produit par la lecture du Feu dans les tranchées, il va achever la lecture du volume (qu'il n'a pas entièrement lu, qu'il dit), et il m'écrira à ce sujet « si je le permets » Cela est bel et bien, mais il me faut une attestation publique de ces bons sentiments. Attendons, je me méfie un peu de cette gerbe de compliments arrivant après cette attaque féroce et absurde, et devant la menace d'une lettre de rectification extrêmement ennuyeuse à insérer.

J'ai reçu une lettre de Champdeuil, qui se rappelle à mon souvenir, me complimente sur mon livre, et me demande si je ne pourrais pas lui faire prendre un roman populaire de 20.000 lignes (il en a eu partout, dont huit dans Le Petit Parisien). Je lui ai répondu gentiment. Malheureusement je hais le roman populaire. Je pense d'ailleurs que son bagage de cc romancier populaire » fait qu'il n'a vraiment pas besoin d'être présenté à un directeur de journal. J'espère que ce brave Champdeuil ne m'en voudra pas. Mais je ne peux pourtant patronner ce genre de littérature. Un jeune aspirant qui est sur le front, a habité une guitoune qui porte mon nom « Barbuss' Cot-


tage », et a écrit à ce sujet une ballade qu'il m'envoie.

Les Fischer m'écrivent que c'est entendu on tirera à 14.000 la prochaine édition (du 1366 au 150° mille) « et on fera un relancement sérieux » à cette occasion. Ce sera pour le mois prochain ou le commencement de septembre.

Fasquelle ne m'a pas répondu pour Nous Autres (les Fischer réclament le livre). Il ne m'écrit pas souvent, le frère

Travail pas fameux. J'étais à la page 178, puis j'ai rétrogradé jusqu'à la page i7o.

•} • 27 juillet IQ17.

Mon cher petit,

J'ignorais tout à fait cette lecture de L'Enfer faite à la Chambre. Il faudrait tout de suite, je vous en prie, me procurer le numéro du Journal Officiel. D'après la date de L'Action Française, qui parle, dans la coupure que vous m'avez envoyée, de la séance de l'avant-veille, vous aurez la date. Peut-être va-t-il falloir que je réponde quelque chose, soit dans L'A. F. soit dans Le Pays. Il est certain que j'attaque dans L'Enfer l'idée de patrie rudement et nettement, sans me donner la peine de préciser suffisamment qu'il s'agit de l'idée offensive de patrie, l'idée de patrie « plus forte que les autres », l'idée nationaliste de patrie, telle que je l'ai très nettement définie et exposée dans Le Feu et dans Pourquoi te bats-tu ? Il y a lieu de remettre tout cela au point. Ayez donc et envoyez-moi d'urgence le journal Officiel.

Travail nul aujourd'hui encore. C'est vraiment bien embêtant Toujours page 170


Aumont, I4 août igi'j.

Mon cher petit.

Les cléricaux sont archimontés contre moi. Je crois que s'ils avaient ma peau ils seraient bien contents. On me signale une phrase d'un article de Lamargelle dans L'Écho de Paris, citant ce que j'ai dit des curés qui portent le sac. Il paraît (d'après la lettre du poilu des Nations) que Henri Welsinger, un des grands pompiers de la droite, m'éreinte dans la Revue Hebdomadaire, organe rose mauvais teint où les opinions réactionnaires se voilent hypocritement d'un vague, très vague républicanisme de surface. Quant à l'ignoble Lavisse, je ne savais pas que dans son article du Temps « Pourquoi nous battonsnous ? » il avait parlé de moi. Ces soi-disant républicains, ces soi-disant libéraux qui marchent et polémiquent nettement avec la droite à la première occasion sont l'espèce la plus haïssable et la plus dangereuse. Je rêve, à mon tour d'avoir leur peau pas pour en faire un glorieux trophée personnel, certes, mais parce que je pense qu'il n'y a pas pires ennemis du progrès à cause de l'autorité qu'ils exercent sur l'esprit de la masse instruite. Le Temps, Le Figaro sont beaucoup plus à craindre et à combattre que L'Action Française. J'aime mieux avoir affaire à des énergumènes et à des victimes convaincus, même quand ils exercent en voyous l'art de discuter, qu'à ces beaux parleurs officiels qui se posent en représentants des grandes idées républicaines. Il a fait aujourd'hui un beau soleil avec de temps en temps des orages épouvantables noirs et diluviens. Il ne restera évidemment plus d'eau en suspens au-dessus de Cabourg en septembre.

J'ai travaillé aujourd'hui. J'approche cahin-caha de la fin de ma première partie. Ce sera en somme tout un roman de 250 pages que j'aurai fait. Je


l'emporterai à Cabourg pour le relire et le mettre au point et je n'entreprendrai pas de nouveaux chapitres au bord de la mer.

Fasquelle est en Suisse. Jacques Madeleine s'est ému de mon ultimatum (amical d'ailleurs), et m'a écrit qu'il faisait suivre ma lettre dans la villégiature helvétique de son patron.

Je m'incline, je m'incline et m'enroule, à distance, autour de vous.

Flammarion me fait savoir que la vente du Feu se poursuit toujours « normalement ». Ce « normalement » est gentil. Heureusement que tout est relatif 1 Elle est drôle l'histoire des B. J'avais déjà volé la Joconde. Maintenant, fusillé Mais il va bien falloir que je ressuscite pour que ces bonnes petites blagues puissent continuer.

17 août 1917.

Mon chéri, je pars d'ici lundi matin et je serai rue de la Belle-Apparence pour le déjeuner, et on prendra toutes les mesures pour aller dans l'empire d'Amphitrite. A partir d'aujourd'hui, ne faites donc plus suivre les lettres.

Les Fischer m'annoncent l'envol d'une traduction espagnole du Feu El fuego en las trancheras, et une proposition de traduction en espagnol de L'Enfer. J'ai reçu la traduction de l'article de la Gazette de Francfort. Il y est parlé de Caillaux, du Pays « auquel collaborent des écrivains connus, notamment le romancier Barbusse dont le dernier livre, Le Feu, bouleverse la France, non parce qu'il a été couronné par l'Académie Goncourt, mais parce qu'il a été écrit dans les tranchées et montre le soldat tel qu'il est, avec ses fatigues, ses souffrances et ses pensées. Cet ouvrage, accablé par les malédictions de la presse nationaliste, atteint le centième mille. »


La G. de F. ajoute que, « désigné par mon œuvre, pour être le porte-parole des soldats, je n'ai pas fait néanmoins dans le Pays d'articles révolutionnaires contre-carrant l'action du gouvernement, mais un article plutôt anodin. Je ne sais pas très bien ce que veut dire et où veut en venir cette feuille d'outreRhin.

Mon affaire de brochure de Pourquoi te bats-t-u ? est dans l'eau. Mais, je vous le répète, il ne faut pas se laisser intimider par les criailleries imbéciles et malhonnêtes d'Hervé et de Maurras. Ils ont actuellement quelques avantages par suite des scandales du Bonnet Rouge et de La Tranchée, mais attendons la fin. Je suis payé pour savoir combien toute cette bande de jésuites déforment monstrueusement les choses pour les besoins de leur polémique. Quant à moi, je me fiche pas mal, je vous en réponds, de ce qu'on peut dire ou penser sur moi, et cela ne trouble pas mes méditations relatives à mon prochain roman. II fut un moment de ma vie quand L'Enfer a fait sauter ma proposition pour la croix où j'étais entouré d'une mystérieuse et noire réprobation. Je ne m'en porte pas plus mal à l'heure actuelle. Au reste, comme Virgile le dit dans le chapitre VII de L'Eneïde uno avulso non déficit alter; pour un journal compromis par les agissements d'un monsieur équivoque il y en aura demain dix nouveaux, et rien n'arrêtera la marche en avant, dont je suis, dans une petite mesure, un peu responsable. Le reste n'est que détails qu'il .faut voir de haut. ,-̃ i.v. >̃; î'"v A bientôt donc, mon petit cœur. r L t

FIN

IMPRIMERIE DE LAGNY EMMANUEL GREVIN ET FILS 3-1937.


LETTRES DE HENRI BARBUSSE A SA FEMME.