Visions de l’Apocalypse dans les manuscrits médiévaux (2/2)
L’exposition Apocalypse offre l’occasion de revenir sur la très riche tradition iconographique du texte biblique au Moyen Âge, dont plusieurs des plus beaux témoins peuvent être feuilletés dans Gallica.
Après les Apocalypses carolingiennes (voir le premier billet), la seconde série historique de manuscrits enluminés est celle des Beatus. Il s’agit d’un commentaire sur l’Apocalypse composé vers 776-784 par Beatus de Liébana, abbé du monastère bénédictin Saint-Martin de Liébana, dans les Asturies (nord-ouest de l’Espagne), devenues un bastion de la résistance chrétienne à l’envahisseur islamique.
L’une des particularités remarquables de l’œuvre se tient dans le fait que son auteur a conçu de pair exégèse textuelle et exégèse visuelle. On a donc 68 extraits du texte johannique, les storiae, accompagnées d’un commentaire exégétique divisé en 12 livres, plus un ample cycle iconographique, qui comporte de 70 à plus de 100 images selon les manuscrits.

L’œuvre de Beatus était avant tout destinée à l’édification et à la méditation spirituelle des moines. Beatus place au cœur de son commentaire textuel et visuel la lutte dualiste du Bien contre le Mal, assimilé aux hérétiques internes à l’Église. Ce combat historique et cosmique est décliné par l’entremise de couples antithétiques tels que l’Église et Satan, Jérusalem et Babylone, le Christ et l’Antichrist. Pour accentuer la portée du discours, les images revêtent un caractère particulièrement spectaculaire.

Cette œuvre connut un immense succès. Il en subsiste 33 témoins, dont 27 illustrés, datés du Xe au XIIIe siècle et provenant en majorité d’Espagne, hormis trois exemplaires, dont le Beatus de Saint-Sever. Leur point commun est d’être richement enluminés avec des images monumentales, bi-dimensionnelles, des couleurs vives et des bandes de couleur superposées. Le caractère visionnaire du texte de Jean y est exacerbé.


La production des Beatus s’interrompt au cours du premier quart du XIIIe siècle. Elle est remplacée par une nouvelle catégorie d’ouvrages destinée à un nouveau lectorat composé pour part d’aristocrates laïques et pour part de clercs ou de représentants des ordres mineurs. Ce changement de taille induit de nouvelles interprétations morales et historicisées du texte, ainsi qu’une révolution dans le format des manuscrits et dans l’agencement des textes.
La série la plus importante en nombre, et la plus représentative de ces évolutions, est fournie par les Apocalypses anglo-françaises, qui tirent leur dénomination de la langue vernaculaire du texte, l’anglo-normand ou l’ancien français. Plus de 80 témoins enluminés ont été produits en Angleterre et en France au cours des XIIIe et XIVe siècles, ainsi que, de façon plus marginale, au XVe siècle, pour des mécènes de haut rang.

Ces nouveaux exemplaires se caractérisent par une imbrication étroite entre les textes, les images et leurs légendes. Les images, qui occupent généralement la moitié supérieure de la page manuscrite, se distinguent par leur style graphique linéaire et leurs légendes abondantes ; elles s’offrent ainsi immédiatement à la vue des lecteurs et, tout comme le format maniable des ouvrages, se prêtent aux nouvelles pratiques de lecture silencieuse et intime qui sont celles des laïcs lettrés, hommes ou femmes, en quête d’une spiritualité plus intériorisée.
L’Apocalypse dite de Salisbury est l’un des plus anciens représentants du groupe. Produite vers 1250, probablement pour les cercles royaux Plantagenêt comme le suggèrent la qualité de sa facture et son format imposant, elle a, par la suite, appartenu à Charles V qui l’aurait prêtée au duc d’Anjou, possiblement en vue de son utilisation comme modèle pour les cartons de la fameuse tenture conservée aujourd’hui au château d’Angers. Les images prennent beaucoup de place par rapport au texte, ce qui montre bien qu’elles font office de médiation pour le lecteur profane dans le processus de compréhension de la parole divine. Très fidèles au texte biblique, elles ajoutent de nombreux détails iconographiques par rapport aux traditions visuelles antérieures.

Une autre Apocalypse produite en Normandie, en latin, appartient à une famille différente des apocalypses précédentes, mais toujours à destination d’un public profane. Elle aussi a peut-être servi de modèle à la tenture d’Angers. Le texte de Jean y occupe une place réduite par rapport aux images qui, insérées dans un encadrement, surplombent chaque page. Dans ce manuscrit, la miniature consacrée à l’ouverture du sixième sceau est tout aussi spectaculaire et fantastique que l’épisode qu’elle dépeint fidèlement : le tremblement de terre emporte tout sur son passage, le soleil devient noir, la lune rouge sang, une pluie d’étoiles de feu s’abat sur la terre meurtrie, et le ciel grondant s’enroule sur lui-même dans un écho formel au tumulte terrestre.

Dernier exemple remarquable, une Apocalypse en moyen néerlandais, la langue vernaculaire en usage dans les Pays-Bas méridionaux à la fin du Moyen Âge. Son commanditaire est inconnu, mais était certainement un grand mécène probablement étant donné le luxe de l’ouvrage.

Les images sont disposées en regard du texte, comme dans les apocalypses carolingiennes, et ne sont accompagnées ni de commentaires ni de légendes. Le manuscrit contient une image par chapitre, soit 22 images, plus une en tête du volume, consacrée à la vie de saint Jean l’évangéliste. La grande attention portée aux détails et aux nuances de teintes fait de ce manuscrit un précurseur de l’art de Barthélémy d’Eyck. Quant au style et à la disposition des images, ils annoncent le cycle de gravures que Dürer consacra au livre de Jean à la fin du XVe siècle. Avec ces gravures s’ouvre un nouveau chapitre de l’histoire visuelle de l’Apocalypse.
