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Le manuscrit de Salammbô est actuellement exposé dans le Musée de la BnF. C'est l'occasion de revenir sur les sources utilisées par Flaubert pour composer son grand roman carthaginois.
Il faut reconnaître que le travail qu’effectue Flaubert sur Salammbô est d’une ampleur colossale. Prenant un épisode peu connu de l’histoire de Carthage, celui de la guerre des Mercenaires au IIIe siècle avant notre ère, il se met en tête de restituer cet Orient antique. Il s’agit là pour Flaubert d'une tentative de concilier sa double postulation intime qui le porte d’un côté vers le réalisme, et de l’autre vers le lyrisme.
J’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne.
Cette phrase qu’il écrit dans une lettre à Sainte-Beuve du 23 septembre 1862 fait partie d’une longue réponse à la mise en cause de son récit par le célèbre critique littéraire. Mais ce n’est pas seulement sur ce versant qu’il fut attaqué : on critiqua aussi sa description de la civilisation carthaginoise. Pressentant ce procès en validité scientifique, Flaubert avait préparé un dossier critique étayant ses sources pour répondre par anticipation à des accusations comme celles de Guillaume Froehner, archéologue et rédacteur à la Revue contemporaine, très critique sur ce « roman archéologique » où le travail de l’historien se mêlait à celui de l’écrivain. Ce dossier est actuellement conservé dans le volume NAF 23662, qui fait partie de la série des 7 forts volumes conservant les furieux brouillons de Salammbô, vaste ensemble de 2777 feuillets — soit plus de 5500 pages manuscrites, car Flaubert se servait souvent du recto et du verso. C’est au feuillet 146 de ce dernier volume de la série que commence ainsi un dossier sur papier bleu intitulé « Salammbô / Sources & méthodes ».
Aux livres lus (plus d’une centaine, dit-il, au point qu’il sature et « rote de l’in-folio ») s’ajoutent des précisions tous azimuts — « Appien a été mon guide », « les détails ethnographiques furent pris partout depuis Hérodote jusqu’aux voyageurs modernes » — et les mentions de ses divergences avec le matériau original : « j’ai complémenté sa pensée [Aristote] en tirant de la constitution de Sparte à laquelle il compare Carthage », ou encore : « la description du Carthage (p.161) est copié d’Appien. Mais je l’ai interprété » (f.147). Et c’est là tout l’intérêt de Salammbô. Voulant restituer l’atmosphère de la Carthage antique, carrefour des civilisations, Flaubert se confronte à des lacunes qui sont autant de possibles pour son imagination. Loin des visions de La Tentation de Saint Antoine (parue en 1874 mais commencée dès 1848), Salammbô correspond à la tentative réelle de reconstruire cette histoire oubliée, ensevelie, et qui venait à peine de réapparaître grâce aux fouilles. Car, en ce milieu du XIXe siècle, l’histoire de Carthage n’est pas encore écrite. La formule par laquelle Caton l’Ancien terminait tous ses discours : « Carthago delenda est » (Carthage doit être détruite) s’est accomplie de manière tragique sous le coup des troupes du général romain Scipion Émilien. De Carthage et de la civilisation carthaginoise, qui fut l’égale et la rivale de Rome au point qu’elle failli l'écraser, il n’est presque rien resté, si ce n’est une histoire dont le récit fut largement écrit par les vainqueurs. Les sources sont donc minces. Le site est oublié, et ce n’est qu’en 1833 que des premières recherches, menées par le consul du Danemark, délimitèrent l’emplacement du site antique de Carthage.
Flaubert cherche donc, plutôt que dans les livres des auteurs du monde gréco-romain, à retrouver des sources plus proches de cette ville où l’Afrique, l’Orient et l’Europe se rencontraient. C’est pourquoi il consulte l’inscription de Marseille où se retrouve l’écriture punique et qu’il vient en 1857 au Cabinet des médailles de la Bibliothèque Impériale voir les shekels d’or de Carthage, les drachmes grecques et les sicles du Proche-Orient dans la collection du Duc de Luynes. Cela lui permettra de répondre, toujours au même Sainte-Beuve :
Quant au temple de Tanit, je suis sûr de l'avoir reconstruit tel qu'il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec les médailles du duc de Luynes, avec ce qu'on sait du temple de Jérusalem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden (De Diis Syriis), avec le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec les ruines du temple de Thugga que j'ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n'a parlé.
Car après avoir écrit deux chapitres et demi et n’arrivant pas à composer la suite de son œuvre, Flaubert se rend en Tunisie en 1858. Il pense pouvoir saisir la lumière et la couleur de la mer, l’agitation du port. C’est en fait toute sa vision qui en sera changée :
Depuis huit jours qu'il est ici, nous nous livrons à une pioche féroce. Je t'apprendrai que Carthage [premier nom du livre devenu Salammbô] est complètement à refaire, ou plutôt à faire. Je démolis tout. C'était absurde ! impossible ! faux !
« Où les preuves me manquaient, j’ai induit. » C’est donc que Flaubert cherche dans ce travail sur les sources autre chose qu’un « effet de réel ». S’il note que le manteau de Tanit fut acheté à Denys l’ancien à 190 talens d’après Athénée le Mécanicien, c’est certes pour justifier devant qui en douterait de la réalité de cet objet au cœur de l’intrigue. Mais la description somptueuse et l’importance religieuse qu’il donne dans son livre à ce « zaïmph » dépassent toute réalité factuelle de l’objet, ou du peu que les sources antiques en rapportent.
La réalité que nous peint Flaubert dans Salammbô est une fable précieuse qui ne cesse de miroiter en une mosaïque d’éléments empruntés à des civilisations qui se retrouvaient à Carthage, carrefour du monde antique. Calendrier juif, éléments égyptiens... Flaubert ne se soucie pas tant de véracité que de vraisemblance. Le personnage même de Salammbô (autrefois appelée Hanna, nous apprennent les notes) a largement été inventé à partir d’une mention marginale de Polybe signalant l’existence d’une fille d’Hamilcar, sans plus de précision. La figure centrale du livre est ainsi imaginée, et le nom de Salammbô emprunté au livre de Selden sur les divinités de Syrie :
Devant inventer les mœurs et les coutumes de ce peuple dont on sait alors si peu de choses, Flaubert peut ainsi noter des détails tiré de la Revue archéologique sur le dieu phénicien Eshmoun et, en même temps, employer un rituel sacrificiel du Mexique précolombien pour faire officier le grand prêtre carthaginois Schahabarim exposant le cœur du supplicié au soleil à l’aide d’une cuillère d’or :
On pourrait multiplier à l’envi les exemples de la manière dont Flaubert ressuscite la civilisation carthaginoise, dont ne subsiste presque rien, à partir de ces croisements souvent féconds, et qui feront, au-delà de la justesse de certaines intuitions, que le livre de Salammbô contribuera à alimenter à la fois le fantasme de l’Orient et l’intérêt pour cette civilisation disparue.
Dans son mélange d’intuitions et d’éléments historiques, de documentation et de rêverie, Flaubert remet pourtant en avant l'idée des origines assyriennes de la cité punique, qui l’inspirent pour la décoration, et imagine la place prépondérante qu'y tenait la religion ; autant de points sur lesquels l’histoire et l’archéologie à venir lui donneront raison. Flaubert réussit à faire exister pour nous, dans son livre, une autre Antiquité qui, loin d’être centrée sur Rome et la Grèce, fait entendre l’Assyrie et l’Égypte, mais aussi toute un monde pluriel de peuples méditerranéens qui se rencontraient à Carthage :
Quoique Flaubert ait initialement refusé de faire une version illustrée de son livre, la force des couleurs et des visions s'imposèrent aux artistes et les images se multiplièrent.
Cette volonté de faire œuvre de coloriste est partout, dans les noms, dans les teintes violentes et contrastées, dans la peinture des scènes de bataille, formant ici non pas une recherche de la « couleur locale » tant prisée par le romantisme, mais la quête d’une antiquité restituée par les sens : « quant à la couleur, personne ne pourra me prouver qu’elle est fausse ». C’est cette saturation de la sensation et ce débordement de couleurs que Flaubert a travaillé avec génie pour Salammbô.
La méthode de Flaubert est donc singulière, s’appuyant sur l’état le plus avancé de la science archéologique, sur les données historiques, et sur sa propre enquête, qu’il sublime dans une évocation volontiers orientaliste, mais où l’histoire dramatique de l’amour fatal de Salammbô et de Mâtho rejoue le drame passionnel qui agitait déjà Madame Bovary.
à propos d’un mot ou d’une idée, je fais des recherches, je me livre à des divagations, j’entre dans des rêveries infinies
Lettre à Maurice Schlesinger, décembre 1859
C’est à nous maintenant, de nous replonger dans ces pages de notes, et de rêver à tous les possibles de ce texte fabuleux.