Proust et la philosophie
Pour nombre de ses lecteurs, Marcel Proust n’est pas un simple romancier. La Recherche leur apparaît, en effet, comme une œuvre totale, qui intègre, en particulier, une esthétique, une morale et une philosophie. Certains passages de l’œuvre sont souvent considérés comme d’authentiques essais théoriques. La Recherche appartient-elle pour autant au genre du roman philosophique ?
La formation philosophique du jeune Marcel
Proust est de ces auteurs qui retiennent régulièrement l’attention des philosophes. D'autres, pour cette raison même, jugent l’œuvre trop peu romanesque. Mais quel rôle la philosophie joua-t-elle donc dans la formation de Proust ? Elle exerça d’abord, indéniablement, un certain attrait sur lui. Le jeune Marcel la découvrit au lycée comme nous le rappelle cette légende d’une lettre envoyée à son très apprécié professeur de philosophie :
Plus que tout, j’aimais sa philosophie, je m’étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entrerai au collège, dans la classe appelée Philosophie.
La poésie plus que la métaphysique
Toutefois, cet enseignement déçoit Proust et le confirme dans sa vocation : il sera écrivain, non pas philosophe. Certes, l’enseignement philosophique dont Proust a bénéficié l’a, entre autres, disposé en faveur de la clarté dans l’expression des idées, par contraste avec le courant symboliste dont il fit la critique dans un célèbre article de jeunesse, « Contre l’obscurité », publié en 1896 dans La Revue blanche. A 25 ans seulement, le jeune écrivain y exposait ses conceptions esthétiques ; elles ne devaient plus guère varier par la suite. Il s’y expliquait en particulier sur ce qui, à ses yeux, doit distinguer la poésie de la philosophie:
Proust et Bergson
Les commentaires proprement philosophiques de l’œuvre de Proust se sont portés, de manière privilégiée, sur certains thèmes, tels le temps ou la mémoire, qui sont, indéniablement, au cœur des préoccupations de l’auteur. Mais ils ont aussi, régulièrement, cherché à y déceler une philosophie systématique, identifiée à tel auteur ou à telle école. Les critiques ont insisté, en particulier, sur l’affinité de Proust avec la philosophie bergsonienne. Le romancier est, par exemple, présenté par le journaliste Jean de Pierrefeu (1881-1940) comme « un disciple intégral de Bergson ». Léon Pierre-Quint (1895-1958), critique littéraire influent, ici cité dans un livre collectif de 1926 consacré à Proust, l’exprime de manière paradigmatique :Près d’un siècle plus tard, un article du philosophe Philippe Granarolo, publié en 2007 dans le Bulletin de l’Académie du Var, exprime la même conviction. Il y conclut ainsi son analyse de la proximité des deux auteurs : « Peut-être penserez-vous que ma lecture de Proust a été déformée par ma connaissance de la philosophie bergsonienne ? A vous de me le dire. Mais, déformation ou non, vous aurez sans doute du mal à me faire croire que l’éclairage réciproque que les textes philosophiques de Bergson et que les romans proustiens projettent les uns sur les autres n’est que le fruit du hasard. »
La question de l’influence de Bergson sur Proust reste cependant disputée. Comme nous le rappelle la légende d’une photographie du philosophe dans une exposition consacrée par la Bibliothèque nationale à l’écrivain:
Parmi les nombreux commentaires sur ce sujet, on lira cet article de Paul Vernière (1916-1996), publié, en 1971, dans la Revue d’histoire littéraire de la France : « Proust et les deux mémoires ».
D'autres affinités philosophiques
Bien d’autres philosophes ont été convoqués pour rendre compte des conceptions de Proust. Ainsi, l’allemand Ernst Robert Curtius (1886-1956), spécialiste renommé de la littérature française, publia, dès 1922, un article sur la Recherche que Proust apprécia particulièrement: "Vous ai-je parlé de la magnifique étude de Curtius sur moi?". Selon l'universitaire, la conception proustienne de la mémoire, celle qui, soudain, donne accès aux essences éternelles, porte la trace de la théorie platonicienne de la réminiscence des Idées. L’écrivain et critique littéraire Charles du Bos (1882-1939), nous offre ici un extrait significatif de cette belle analyse.La pensée de Proust a encore été rapprochée de la doctrine perspectiviste formulée par Leibniz dans sa Monadologie. Selon cette conception chaque individu exprime l’univers d’une manière singulière, qui n’appartient qu’à lui seul, indépendamment de toute relation avec les autres individus : chaque monade est ainsi dite « sans portes ni fenêtres ». Proust pense, de manière analogue, que la vérité n’est accessible que dans un certain rapport intime à soi, saisissable exclusivement dans l’intériorité ; sceptique à l’égard de la communication, il tient, par exemple, l’amitié pour une relation superficielle par nature. Dès 1924, un billet paru dans Les nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, pointe cette affinité du romancier avec Leibniz.
On le voit, chaque commentateur semble tirer Proust dans le sens de la doctrine philosophique qui a sa préférence. Et les auteurs invoqués sont si nombreux et divers que l’on est tenté de donner raison à Luc Fraisse, auteur d’une somme sur le sujet, lorsqu’il défend la thèse de « l’éclectisme philosophique » de Proust.
Pour aller plus loin
- Gilles Deleuze, Marcel Proust et les signes, PUF, 1964
- Anne Henry, Marcel Proust : théories pour une esthétique, Klincksieck, 1981. Cet ouvrage est numérisé dans Gallica intra muros.
- Jean-Yves Tadié, Proust, le dossier, Pocket, 2022. L’auteur y résume les thèses de G. Deleuze et d’A. Henry, p. 308-328
- Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Minuit, 1987
- Luc Fraisse, L’Eclectisme philosophique de Marcel Proust, PUPS, 2013
- Bulletin des amis de Marcel Proust et de Combray, n° 1 à 39, 1950 à 1989. Devient en 1990 le Bulletin Marcel-Proust. Les numéros 1 à 67 (2017) sont numérisés dans Gallica.