Orosdi-Back, grands magasins cosmopolites

Gallica vous propose un voyage au Moyen-Orient et au Maghreb sur les traces de la chaîne de grands magasins Orosdi-Back. Son parcours permet d’évoquer l’histoire troublée de cette région du monde au XIXe et XXe siècles.

Orosdi-Back, aujourd’hui disparu, n’évoque rien à la plupart d’entre nous, alors que son réseau de grands magasins a fait sa renommée. La piste de l’histoire de cette entreprise est difficile à suivre, les informations parfois contradictoires, mais le voyage est passionnant. 

Une entreprise familiale, alliance des familles Orosdi et Back

Le fondateur des grands magasins Orosdi-Back est Adolf Orosdi. Sympathisant de la cause magyare face à l’Autriche, il choisit de changer son nom allemand « Schnabel » (« bec » en français) en « Orosdi », sa traduction hongroise. Soldat engagé dans la révolte hongroise, il doit fuir la répression autrichienne vers l’Empire ottoman dans le sillage du leader Kossuth. Adolf Orosdi s’installe dans un premier temps en Syrie, à Alep. En 1855, il part pour la capitale Constantinople (Istanbul à partir de 1930) où il ouvre un commerce. C’est l’acte de naissance de l’entreprise Orosdi-Back. Adolf Orosdi s’associe avec le frère de sa femme, Maurice Back, pour développer ce modeste magasin d’abord installé dans le quartier de Galata. Juif, il semble se convertir à l’islam et devient sans doute Omer Effendi, nom aussi utilisé par les grands magasins.

Description d'une foule sur les quais de Constantinople
Quais de Constantinople en 1912 (Agence Rol)

La génération suivante fait prospérer le magasin originel. Tout d’abord les enfants d’Adolf Orosdi, Léon, Philippe et Mathilde qui se marie avec son cousin, Hermann, fils de Maurice Back. Ce dernier a deux autres fils, Philippe et Joseph Back. Une partie des fils Orosdi et Back s’installent à Paris. Capitale culturelle mondiale, cette ville est alors le berceau des grands magasins avec la création du Bon Marché en 1852. La France est déterminante pour approvisionner les magasins Orosdi-Back en produits français dont leur clientèle est friande. 

La foule se presse dans les rues et sur les trottoirs devant le BHV à Paris.
Extrait d'une publicité pour le Bazar de l'Hôtel de Ville à Paris, 1892

C’est donc à Paris qu’ils fondent la société Orosdi-Back en 1888 alors qu’ils n’ont pas de magasin en France. Sont alors mentionnés des grands magasins dans l’actuelle Turquie à Constantinople (Istanbul), Smyrne (Izmir), en Grèce à Salonique (Thessalonique), en Bulgarie à Philippopoli (Plovdic), en Égypte au Caire, à Alexandrie et à Tantah, en Tunisie à Tunis. D’autres membres de la famille continuent de diriger le magasin stambouliote, Philippe Back règne sur le magasin du Caire. L’entreprise devient société anonyme, avec des actionnaires, en 1895. De nouvelles implantations se créent. 

Carte de l'Empire ottoman en 1915 par Paul Kaeppelin

À Paris, se concrétise l’ascension sociale des Orosdi et Back. Ils se convertissent au catholicisme. Léon Orosdi est naturalisé. Les Back deviennent les « Back de Surany », en accolant le nom d’une localité hongroise. Cette branche de la famille garde des liens forts avec l’Empire autrichien. Les Orosdi et Back intègrent la haute société grâce à leur réussite : les filles d’Hermann Back épousent les comtes de la Forest-Divonne et du Treil de Pardailhan. Jeanne Orosdi épouse l’héritier Dubonnet (une marque de vermouth au quinquina très apprécié à l’époque).  Hermann Back de Surany, consul-général de Perse à Paris, obtient la légion d’honneur. Léon Orosdi est consul-général de la République dominicaine. On les consulte sur les questions de politique internationale. À la mort de Léon Orosdi, son importante collection de peintures est vendue aux enchères. Grand admirateur de Sisley, il fréquentait la galerie Bernheim-Jeune.

Portrait de Mme Back de Surany par Henner en une du Figaro-modes en 1906

Leur origine cosmopolite est un atout pour leurs affaires, ainsi que leur puissant réseau oriental. En 1908, les produits autrichiens sont boycottés à Constantinople, dans le cadre des rivalités entre Empire ottoman et Autriche-Hongrie. Joseph Back est alors président de la Chambre de commerce autrichienne dans la capitale ottomane. Pour que les affaires se maintiennent, il décide de hisser le drapeau français sur le grand magasin et rejoint le comité pour le boycott des produits autrichiens. L’Autriche-Hongrie le démet de toutes ses fonctions dans les divers comités autrichiens de la ville.

Un réseau de grands magasins

Nous évoquerons surtout les grands magasins mais les Orosdi-Back ont aussi des intérêts dans la vente en gros, les travaux publics, l’industrie (ils créent notamment la Compagnie française du Levant avec les Schneider), un théâtre-casino en Tunisie et la banque. La vente des grands magasins est soutenue par des colporteurs.

Les Orosdi-Back sont particulièrement présents au Moyen-Orient et au Maghreb mais ils investissent à travers le monde, du Congo à la République dominicaine.

Il n’est pas toujours facile de savoir si toutes les implantations Orosdi-Back peuvent être qualifiées de « grands magasins » ni d’en saisir précisément la chronologie. La plupart sont néanmoins bien des grands magasins, notamment car ils proposent des produits très diversifiés : textile, ameublement, quincaillerie, etc. Seule limite : la nourriture, sauf pour le magasin de Bagdad renommé pour ses glaces. Ainsi, la vente alimentaire est un échec en Égypte par exemple.

Publicité parue dans Le Protectorat (Tunisie) en 1895

Les grands magasins se heurtent à l’approvisionnement, grand enjeu dans cette zone géographique. Les transports, déterminants pour un grand magasin, permettent de faire venir les marchandises et les clients. À Constantinople, le grand magasin est construit dans le quartier de Bahçekapi (ou Bagtché Kapu sur cette carte), à l’écart des grands magasins de Pera ou Galata mais proche des transports. Un site se développe à Bagdad quand on apprend la création d’une ligne ferroviaire. À Beyrouth, le grand magasin s’implante au début du XXe siècle près de la gare et du port. Au Caire, la place Ataba est choisie car c’est un nœud de transports, même si elle est alors à l’écart des autres grands magasins. Les implantations en Iran ne fonctionnent pas à cause de ces problèmes d’approvisionnement.

Publicité : "Malgré les difficultés, malgré les circonstances et grâce à la Flotte de S.M. Britannique, Orosdi-Back reçoit toujours, de tous les ports libres du monde, de nouvelles marchandises
Publicité parue en Egypte pendant la Seconde Guerre mondiale dans Images du 23 janvier 1941

Orosdi-Back installe des bureaux d’achat pour faciliter le ravitaillement de ces magasins. Par exemple, une agence s’implante à la Chaux-de-Fonds pour acheter les montres et les horloges suisses dont leurs clients orientaux sont friands. Côté textile, des bureaux sont ouverts à Lyon pour la soie, à Caudry (Cambrésis) pour la dentelle. Des agences sont aussi implantées dans des villes britanniques (Manchester, Birmingham, etc.) et allemandes (Wuppertal, etc.). Des sites sont même ouverts au Japon (Kobe, Yokohama) pour fournir plus facilement des articles japonais.

Publicité parue dans L'Indicateur tunisien en 1905

Cela permet aux grands magasins Orosdi-Back de proposer des produits très variés, dont la présentation est souvent renouvelée et soignée. De plus, les prix sont fixes, ce qui est aussi caractéristique des grands magasins et tout à fait novateur dans le contexte du bazar oriental où l’on marchande.

Les produits importés montrent le développement de l’influence occidentale au Moyen-Orient et au Maghreb. Par exemple, les ventes pour les étrennes se multiplient. Alors que les musulmans sont longtemps réticents à acheter des figurines humaines ou animales, les achats de poupées allemandes ou autrichiennes ainsi que des soldats de plomb se développent. L’influence occidentale est perceptible d’abord dans la haute société ottomane, avant de se diffuser plus largement.

Publicité avec que du texte : "Exposition et grande mise en vente de jouets et articles d'étrennes. Occasions à tous les comptoirs"
Publicité parue dans La Dépêche tunisienne le 23 décembre 1900

Clientes et clients sont servis par des vendeurs des deux sexes, ce qui est parfois critiqué dans un contexte où le bazar oriental est un monde très masculin. Ces grands magasins mettent en avant des vendeurs au service des clients. On sait qu’il y a plus de 100 employés à Salonique en 1908, 230 employés au Caire en 1914, 250 à Bagdad en 1953. Des grèves agitent parfois Orosdi-Back.

Slogan de la publicité : "Les plus grands magasins de tout l'Orient". La foule regarde les vitrines du bâtiment haussmannien. Une voiture de livraison Orosdi-Back passe dans la rue. En arabe et en français.
Publicité pour le grand magasin d'Istanbul, 1920

Les ventes se développent grâce à l’importante publicité dans une presse en plein développement ou sur les murs des villes. Dès les années 1880, les grands magasins font partie des premiers annonceurs au Moyen-Orient, non seulement Orosdi-Back mais aussi Tiring, Stein, Mayer, Chemla, Bortoli, etc.

Publicité au Caire (1942) pour célébrer la fête de baïram qui suit le ramadan

Les publicités, déterminantes pour un grand magasin, sont souvent multilingues. En plus du français, le grec est présent sur les affiches à Salonique, le turc à Constantinople, l’arabe, le ladino (judéo-espagnol), etc. L’arabe se développe ensuite car les clientèles grecques, arméniennes et européennes diminuent suite aux massacres et aux déplacements de populations du début du XXe siècle tandis que se développe nationalisme arabe. 

Publicité en grec et en français
Publicité parue dans l'Annuaire des commerçants de Smyrne et de l'Anatolie, vers 1893

Enfin, ces grands magasins doivent impressionner grâce à une architecture qui s’impose dans la ville. Ainsi, à Bagdad, le bâtiment compte cinq niveaux, six au Caire, quatre à Constantinople. Le style haussmannien s’affirme pour les établissements de Constantinople, du Caire, de Beyrouth, etc. Au Caire, l’architecte français Raoul Brandon construit un bel immeuble à dôme, typique de l’architecture des grands magasins parisiens. Des vitrines exposent les produits aux passants. Enfin, les innovations technologiques sont intégrées au bâtiment. Au Caire, de puissants projecteurs signalent le magasin la nuit. À Beyrouth, lors de la reconstruction de 1901, des ascenseurs sont installés ainsi qu’un système de téléphones internes.

Publicité pour les grands magasins Orosdi-Back égyptiens en 1900

Une entreprise au cœur d’une région troublée

Les années 1890-1910 sont l’âge d’or des magasins Orosdi-Back alors que les troubles de la première moitié du XXe siècle perturbent le développement commercial. Ainsi, les bénéfices de la société, scrutés par la presse, sont très irréguliers, même si on met en valeur les stocks ou le patrimoine immobilier pour attirer les investisseurs.

Des épidémies frappent les populations comme le choléra en 1897 en Égypte et en Asie mineure. La situation économique est parfois difficile. En Égypte en 1908, la mauvaise récolte de coton et la crise immobilière ravagent le pays. Les heurts entre populations chrétiennes et musulmanes turques atteignent aussi les établissements Orosdi-Back, ce qui est renforcé par la révolution des Jeunes Turcs en 1908. En 1903, des troubles éclatent en Bulgarie, à Philippopoli (Plovdiv) poussant sans doute la société Orosdi-Back à y céder son grand magasin. À Adana (près de Gazientep) en 1909, prémices du génocide arménien, les populations arméniennes sont visées par les Turcs, le grand magasin est pillé.

Photographie en noir et blanc d'une colline de la ville
Vue de Philippopoli (Plovdiv) vers 1897-1898

Les guerres balkaniques de 1912 et 1913, qui opposent les « nouveaux pays balkaniques » à l’Empire ottoman puis les États balkaniques entre eux, ralentissent le commerce et les transports.

La « course aux colonies » affecte aussi la région : en 1912, les Italiens envahissent l’actuelle Libye, possession ottomane. Ils s’opposent à l’Empire ottoman et attaquent donc le port de Beyrouth. Les navires italiens bombardent la ville dont le magasin Orosdi-Back. En riposte, les Occidentaux subissent des représailles, et plus particulièrement les Italiens qui sont expulsés.

Deux soldats posent sur la photographie sur de gros tas d'armes entassées
Fusils pris par les Serbes aux Turcs, 1912 (Agence Rol)

La Première Guerre mondiale voit deux blocs s’affronter. Orosdi-Back, fort de sa double culture autrichienne et française, s’adapte. En Égypte, en Irak ou à Bizerte (Tunisie), les ventes se portent bien grâce à l’afflux de soldats. Dans l’Empire ottoman, les signes français, ennemis, sont supprimés des grands magasins et on met en avant l’origine autrichienne. Cela n’empêche pas les réquisitions forcées dans les grands magasins d’Asie mineure pendant la guerre. Les établissements Orosdi-Back demandent d’ailleurs des dommages de guerre conséquents, qu’ils obtiennent. En revanche, après-guerre, ils affirment à nouveau leur lien avec les vainqueurs, par exemple en communiquant sur la vente de drapeaux français pour le 14 juillet 1919 à Istanbul.

Publicité : "une visite s'impose", "on y vend de tout", "nouveautés de Paris", "prix incroyables de bon marché"
Extrait d'une publicité parue dans Istanboul le 2 avril 1920

Les difficultés s’accentuent dans les années 1920 lors des crises en Syrie ou des massacres de Smyrne (Izmir). Les populations grecques de Smyrne sont tuées ou chassées par les Turcs. L’incendie de la ville détruit le grand magasin.

En Asie mineure, les rumeurs bruissent parmi les Turcs : Orosdi-Back voudrait fermer ses magasins turcs pour s’installer en Grèce, trahison suprême. L’entreprise doit publier un démenti dans la presse.

Foule sur le port avec de nombreuses marchandises prêtes à être embarquées ou débarquées sur les bateaux à voile et à vapeur
Quais de Smyrne en 1922 (Agence Rol)

Dans les années 1930, le nationalisme se développe au Moyen-Orient. L’influence occidentale est encadrée par des politiques étatiques. Ainsi, les politiques protectionnistes turques nuisent au commerce transcontinental de la firme.

Marque montrant deux béliers en face l'un de l'autre
Marque déposée en 1931 au Liban et en Syrie : E.O.B. (Etablissements Orosdi-Back), al lasli ("l'original", "le vrai")

Au Caire, les grands magasins sont visés en tant que symbole de l’Occident et des juifs. Le grand magasin Cicurel est détruit par une bombe sans doute posée par les Frères musulmans. En 1952, des grands magasins égyptiens comme Orosdi-Back sont nationalisés. Le nom d’Omer Effendi est préféré à celui d’Orosdi-Back. Dans les années 1960, l’établissement de Bagdad est à son tour nationalisé suite au coup d’État du parti Baas.

Publicité : "Orosdi-Back, prix spéciaux. Visitez nos étalages. Exposition générale de ménage"
Publicité parue dans Tunisie-France le 29 mars 1954

Les difficultés de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre pousse la société Orosdi-Back à se développer dans de nouveaux pays. Des magasins ouvrent dans les années 1960 au Maroc (Casablanca, Meknès, Fez) et en France (huit magasins, plutôt spécialisés dans le textile et les bijoux). Les magasins français sont rachetés par Eurodif au début des années 1990.

Publicité sans image vantant les "établissements les plus vastes et vendant le meilleur marché de tout l'Orient"
Publicité dans Istanboul le 20 avril 1935

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