Marie Jaëll : transmettre la beauté

De l’art du piano à la science du toucher : une femme passionnée à la recherche du génie pianistique et de ses mécanismes.

Il y a cent ans, le 4 février 1925, s’éteignait à Paris Marie Jaëll, pianiste virtuose, compositrice et pédagogue de la musique. Née Marie Trautmann le 17 août 1846 à Steinseltz, village du nord de l’Alsace, son précoce et exceptionnel talent de pianiste la propulsa vers les plus hautes sphères de la vie musicale de l’époque. Elle connut, avec son mari d’origine triestine Alfred Jaëll les applaudissements des plus prestigieuses salles d’une grande partie de l’Europe. Mais dès 1882 elle se trouve veuve, l’âge de 35 ans. Elle se consacre à la composition, dans un grand éventail de genres et d’instrumentations, inscrivant sa voix dans la transition entre le romantisme et la modernité française. 

Marie Jaëll (Marie Trautmann) âgée de 9 ans, dessin de C. Pfan, 1855

Marie Jaëll est une virtuose précoce, une « enfant prodige ». Elle étudie dès l’âge de 7 ans à Stuttgart, puis à Paris dès 10 ans auprès de Henri Herz. A cet âge elle donne ses premiers concerts, ce qu’elle fera durant toute son adolescence ; elle obtient brillamment le Premier prix de piano du Conservatoire de Paris en 1862. Elle est reconnue comme une « vraie artiste » par la critique et d’autres grands interprètes se rapprochent d’elle.

Elle épouse Alfred Jaëll, pianiste de renommée internationale, ami de Franz Liszt. La guerre de 1870 est pour elle une profonde coupure et elle se tourne vers l’avant-garde française, composant de plus en plus et s’inscrivant dans les traces de Saint-Saëns. Elle est l’une des toutes premières femmes à être admises à la Société des Compositeurs de Musique en 1887.

La mer : Chant et piano / Poésies de Jean Richepin ; musique de Marie Jaëll, Paris : Paul Dupont, 1893

Elle étudie la composition avec Camille Saint-Saëns. Dans ce monde d’hommes, elle trouve sa voie et son œuvre de compositrice est jugée « très supérieure à ce qu’on est en droit d’attendre d’une femme » ; on s’exprimait ainsi à cette époque. Elle produit ses œuvres devant le public exigeant de la capitale des arts. Ce sont certes de nombreuses œuvres pour piano, valses, sonates, pièces pour les enfants, mais aussi des concertos, des œuvres pour orchestre, parfois avec chœurs, des œuvres lyriques, des chants inspirés de poèmes de Victor Hugo par exemple. Cette variété des typologies est remarquable. Franz Liszt compte parmi ses admirateurs. Elle laisse un corpus d’environ 70 œuvres très diverses.

L'appartement et le piano de Marie Jaëll, vers 1920. 

Jouer, composer, promouvoir les œuvres de ses contemporains, Marie Jaëll l’a fait avec succès, mais son action a été insuffisamment reconnue comme beaucoup d’œuvres de compositrices à cette époque. Progressivement, elle tourne la page de ses succès sur scène et entre dans une démarche différente, plus austère : l’approfondissement des causes de la beauté sonore. S’intéresser à la mécanique, à la construction des pianos, en fort progrès à cette époque, à la nature même de l’écoute, à son intensité cognitive variable, et surtout s’intéresser à la main et aux doigts du pianiste, aux questions de toucher, de positions de la main, aux nerfs et au cerveau, ce sont les angles par lesquels Marie Jaëll a cherché à percer les mystères de l’esthétique. 

Marie Jaëll jeune femme, coiffée d'un élégant chapeau, par J. Ganz, Zürich, 1890

Marie Jaëll cherche à former de « vrais musiciens » qui aspirent à la beauté, de vrais artistes comme l’était Liszt, pour elle. Pour cela, elle veut trouver une méthode qui ne serait plus ce qui paraît parfois être un dressage impitoyable et mécanique. Elle utilise les pianistes comme matériaux de recherche, dans le sillage de grands physiologues ou psychologues de l’époque. Elle trouve ainsi des liens entre art et science. Elle fréquente les cours de la Sorbonne, et travaille dans l’enceinte de l’hôpital de Kremlin-Bicêtre avec Charles Féré et Alfred Binet pour trouver la base de ce « toucher » qui génère le beau son.

Le toucher, nouveaux principes élémentaires pour l'enseignement du piano / Marie Jaëll, Paris : Heugel & Cie, 1894. Une des planches de l'ouvrage

Le fonds Marie Jaëll, à la Bnu (Bibliothèque nationale et universitaire) de Strasbourg englobe complètement la personne de Marie Jaëll et entre dans tous les détails de sa vie et de sa pensée. Ses correspondances, ses journaux intimes ou ses écrits de travail y sont regroupés. C’est par la famille même de l’artiste, puis par le cercle de ceux qui ont veillé à sa mémoire que sont entrés tous ces 740 éléments. On y trouve aussi des objets qui ont servi pour ses expériences. Formant véritablement un fonds d’archives scientifiques de cette femme qui a recherché ardemment le principe même de la beauté musicale. C’est un fonds d’une rare profondeur et complétude.

Concerto pour violoncelle, dédié à Jules Delsart. L'attaque du violoncelle. p. 4 du manuscrit de la partition d'orchestre

 

La Bnu consacre beaucoup de ses forces à célébrer Marie Jaëll depuis l’entrée du fonds en 1976. Deux expositions ont fait connaître dans ses murs cette artiste ; un espace spécifique lui est consacré dans nos « réserves visitables », depuis 2015. La numérisation progressive du fonds offre un panorama complet sur ses compositions, tant sur les manuscrits que sur les éditions, et sur bien d’autres choses. Ce n’est cependant pas par des commémorations qu’elle souhaite contribuer à la vie posthume de la pianiste, mais bien plutôt par l’accueil des chercheurs, artistes, historiens, musiciens et admirateurs du monde entier, qui la sollicitent. C’est ainsi qu’elle garde précieusement les traces de leurs recherches qui enrichissent encore le fonds Marie Jaëll de la Bnu.

 

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