Les mille et une vies de l’opéra Carmen : 150 ans d’insoumission lyrique

Aujourd’hui considéré comme l’opéra le plus joué dans le monde, Carmen a pourtant connu une réception critique mitigée lors de sa création à l’Opéra-Comique en mars 1875. Cela a valu à l’œuvre « une légende d’insuccès » selon la formule du musicologue Gabriel Bernard. Mais c’est à l’étranger qu’elle va connaître le triomphe. Si Carmen a constitué un choc esthétique et moral pour le Paris bourgeois de 1875, comment cet opéra anticonformiste est-il devenu un mythe ?

La rebelle devenue légende 

Tout commence en 1872, lorsque les directeurs de l’Opéra-Comique, Camille du Locle et Adolphe de Leuven, commandent à Georges Bizet une œuvre d’envergure pour la salle Favart. Républicain convaincu et passionné d’orientalisme, Bizet choisit d’adapter la nouvelle Carmen de Prosper Mérimée sous forme d’Opéra-Comique, un genre lyrique alternant dialogues parlés et passages chantés. Ce choix, survenu quatre ans après la Commune de Paris, témoigne d’un désir de rompre avec l’ordre moral imposé par le régime de Thiers. En mettant en scène des marginaux, Bizet s’empare d’un imaginaire subversif. Le personnage de Don José, soldat déserteur, s’abandonne à une passion destructrice pour Carmen, figure féminine libre et insoumise. Femme fatale avant l’heure, elle incarne une sensualité dérangeante, punie par un dénouement tragique qui sauve in extremis l’honneur masculin.

Affiche de la première de Carmen à l'Opéra-Comique, mars 1875. Lithographie de Prudent Leray.

Bizet modifie profondément la perspective de la nouvelle de Mérimée : opéra en quatre actes, il recentre l’histoire sur Carmen, rompt avec la tradition de l’Opéra-Comique en accordant une place active aux chœurs, désormais intégrés à l’action scénique. À la violence et à l’érotisme du sujet, ainsi qu’aux audaces musicales – une partition vibrante qui colle au plus près des élans intimes des personnages - s’ajoutent d’autres facteurs de déstabilisation : la durée inhabituellement longue de l’œuvre, et une préparation insuffisante des musiciens, encore peu familiers des enchaînements et de l'interprétation scénique exigée. 
 

Gravure sur bois représentant Don José qui courtise Carmen dans un décor bucolique. Elle semble le repousser. Cette estampe apparaissait sur le livret de l'opéra lors des premières représentations.

Extrait du livret de Carmen à l'opéra-comique, mars 1875. Illustration de Léon Sault et J. Lefman.

L'interprétation réaliste de Célestine Galli-Marié, dirigée par Bizet lui-même, achève de faire de cette œuvre une provocation pour le public de l’Opéra-Comique. Le metteur en scène Charles Ponchard et les décors somptueux de Edouard Detaille et Georges Clairin n’y changent rien. L’œuvre est vivement critiquée : 

 « La partition de M. Bizet nous a, à une première audition, paru froide, tourmentée, travaillée à l’excès, manquant d’inspiration » 

                                                                                                                                                                  Le Pays, 5 mars 1875

« L’état pathologique de cette malheureuse est un cas fort rare heureusement, plus fait pour inspirer la sollicitude des médecins que pour intéresser d’honnêtes spectateurs venus à l’Opéra-Comique en compagnie de leurs femmes et de leurs filles. » 

                                                                                                                                                                 Le Siècle, 8 mars 1875.


Même si on ne peut pas parler d'"insuccès"- 48 représentations données en une seule saison, et le journaliste Pierre Véron qui évoque déjà, dans Le Charivari du 6 mars 1875, la naissance d'un chef d'œuvre - le destin glorieux de l’œuvre n’a pas encore été scellé.

 

Extrait du livret de Carmen à l'opéra-comique, mars 1875. Illustration de Chatinière.

Carmen va être montée à Vienne dès octobre 1875, en allemand avec les récitatifs du compositeur Ernest Guiraud. En effet, après la mort prématurée de Bizet en juin 1875, Guiraud remplace les dialogues parlés par des récitatifs, facilitant ainsi sa diffusion dans des théâtres peu habitués à pratiquer l'alternance entre dialogues et musique dans une œuvre lyrique. Il édite aussi la partition d’orchestre, augmentée de ballets extraits d’autres ouvrages de Bizet. C’est cette version à grand spectacle qui assure le succès de l’œuvre sur les grandes scènes internationales : Berlin, Londres, Milan, New York… Johannes Brahms, Richard Wagner, Friedrich Nietzsche manifestent leur admiration.

 Une du journal Il Theatro illustrato consacrée à la représentation de Carmen à la Scala de Milan. Janvier 1886.

Le succès fulgurant rencontré sur les scènes internationales semble notamment s’expliquer par une différence notable dans la composition du public : contrairement à la France, où l’opéra tend à se cantonner à une sphère élitiste, les spectateurs étrangers ne sont pas nécessairement issus de milieux aisés. Pour ce public, le spectacle représente bien plus qu’un simple divertissement : il devient une échappée hors du quotidien, une plongée dans l’altérité sociale, mais aussi un espace de jeu avec les frontières du permis et de l’interdit, selon les mots de Christophe Charles (Théâtres en capitales, Albin Michel, 2008, p. 275).

En France, Carmen revient sur la scène de la salle Favart le 21 octobre 1883, huit ans après sa création, et c’est enfin le triomphe avec la prestation de Célestine Galli-Marié. Après 2 942 représentations à l’Opéra-Comique, Carmen entre enfin au répertoire de l’Opéra dans la version de E. Guiraud le 10 novembre 1959, en présence du général De Gaulle et d'André Malraux.

Une icône en scène : quelques artistes marquantes qui ont fait Carmen

Fait rare à l’opéra, Carmen a été incarnée aussi bien par des voix légères de soprano que par des contraltos à la tessiture grave.

Musica, janvier 1912

Dès que la mezzo-soprano Célestine Galli-Marié (1837-1905) accepte, le 18 décembre 1873, de créer le rôle de Carmen, elle joue un rôle déterminant dans la définition de son identité vocale et stylistique. Elle souhaite imposer un jeu naturaliste mêlant légèreté et sensibilité — deux aspects que son air d’entrée, la habanera, exprime pleinement. Celle-ci constitue une entrée en scène saisissante de Carmen, où se dessinent simultanément la force de son caractère et le péril amoureux qui guette Don José. Elle prendra part aux tournées internationales, contribuant largement à l’éclat rencontré par l’œuvre. La chanteuse racontera plus tard qu’elle manqua d’être réellement poignardée sur scène par Don José, lors d’une représentation à Gênes :

 « Au dernier acte, le ténor calcula mal son geste et la lame de sa navaja me traversa la joue » 

                                                                                                                                                                    Musica, janvier 1912.

Photographie de Célestine Galli-Marié, atelier Nadar, 1875

Emma Calvé (1858-1942), une soprano qui reprend le rôle à l’Opéra-Comique en 1892, forme avec Célestine Galli-Marié selon Ludovic Halévy, l’une des « deux Carmen véritables » (Gil Blas, 19 mai 1904). Elle avait pris part à de nombreuses créations d’œuvres lyriques de son temps, mais c’est son interprétation de Carmen qui assura sa renommée et sa place dans la postérité. Elle met un terme à sa carrière le 23 décembre 1904, après avoir interprété pour la millième fois Carmen à l’Opéra-Comique.

Photographie d'Emma Calvé, 1895.

Lucienne Bréval (1869-1935) est déjà connue lorsqu’elle interprète Carmen en 1909 à l’Opéra-Comique. Après trente-cinq années d’interprétation par de nombreuses cantatrices, la figure de Carmen est devenue une institution nationale qui n’a plus guère de rapport avec le personnage de Mérimée, selon les mots du journaliste Georges Pioch. L’éternelle Brünnhilde de la Walkyrie de Wagner va précisément restituer le chef-d’œuvre dans toute sa vérité et faire revivre « une gitane irréductible » :

« Anarchique, depuis toujours affranchie des lois, de la sociabilité, de la conception du mal comme de celle du bien, de celle du devoir comme de celle de la faute » 

                                                                                                                                    Les Hommes du jour, 25 décembre 1909.

Portrait de Lucienne Bréval dans Carmen par Ignacio Zuloaga

 

Jane Rhodes (1929-2011) interprète Carmen pour la première représentation de la pièce à l’Opéra Garnier en 1959. Si la mise en scène spectaculaire de Raymond Rouleau et les décors et costumes de Lila de Nobili inspirés de Goya impressionnent la critique, certains journalistes regrettent que la musique soit reléguée au second plan et s’interrogent sur les effets cinématographiques. L’interprétation de Jane Rhodes est toutefois unanimement saluée. Celle que l’on surnomme « la Brigitte Bardot de l’Opéra » sera choisie par la CBS pour le téléfilm The Drama of Carmen avec Leonard Bernstein. 

Extraits de Carmen à l'opéra Garnier joué en 1959, interprétation de Jane Rhodes, orchestre dirigé par Roberto Benzi, collection Trésors classiques, 1960.

 

Carmen revisitée : les nouveaux visages d’une figure mythique

On assiste, au début des années 1980, à un regain d’intérêt pour Carmen. Tandis que Peter Brook joue La Tragédie de Carmen aux Bouffes du Nord entre 1981 et 1983, Marcel Maréchal offre une mise en scène en grande pompe de l’opéra-comique au Palais des Sports en septembre 1981, car :

« La farouche Carmen, écrit-il, a besoin de grands espaces mythiques : espaces nouveaux et libres comme elle »

                                                                                                                                                           Le Monde, 3 octobre 1981.

Les décors et costumes sont signés Alain Batifoulier. La production est servie en alternance par quatre distributions de chanteurs et fait travailler deux formations de trente-cinq musiciens. Carmen est ainsi interprétée alternativement par Viorica Cortez, Joann Grillo, Alexandrina Miltcheva et Stefania Toczyska.

Carmen, mise en scène de Marcel Maréchal, Palais des Sports, 1981. Photographie de Daniel Cande, ASP.

L’année suivante, Carmen est monté par René Terrasson à l’Opéra central de Pékin, avec une troupe entièrement chinoise. Première d'un opéra français en Chine et en chinois, l’œuvre connaît un triomphe à sa création le 1er janvier 1982, le personnage de Carmen pouvant évoquer au public de grandes figures féminines chinoises, comme l’Impératrice Cixi. Miao Qing interprète Carmen d’une belle voix au timbre ferme, mais la révélation majeure du spectacle est Ci Xiao Qin, qui incarne une Micaëla à la voix éclatante. René Terrasson offre une mise en scène claire, qui met l’accent sur le symbolique et sur le caractère universel du mythe, tout en conservant l’aspect espagnol de l’œuvre (L’Avant-Scène. Opéra, 1982, n° 41).

Carmen, mise en scène de René Terrasson, Opéra central de Pékin, 1982. Photographie de Daniel Cande, ASP

Carmen inspire également chorégraphes et danseurs au cours des années 1980. En 1983, le chorégraphe espagnol Antonio Gadès et le cinéaste Carlos Saura créent ainsi au Théâtre de Paris le ballet Carmen, avec dans le rôle-titre Cristina Hoyos, qui incarne une Carmen sauvage, sensuelle et fantasque. Dans ce spectacle total, où la partition de Bizet se mêle au flamenco, la chorégraphie est sculptée au plus intime des personnages et offre une alternance de solos et de scènes collectives dans lesquelles la troupe se donne avec violence et passion. Devenu rapidement un classique de la danse espagnole, le ballet est joué à diverses reprises, notamment en 1998 au Palais des Sports, et en 2008, après la mort d’Antonio Gadès, au Théâtre national de Chaillot.

Christina Hoyos et Antonio Gadès dans Carmen, ballet d’Antonio Gadès et Carols Saura, Théâtre de Paris, 1983. Photographies de René Robert, ASP 

Carmen inspire à la chorégraphe Karine Saporta une pièce originale, créée au Festival de Lille en 1991 puis jouée au Théâtre de la Ville en 1992, dans laquelle la gitane est traitée à la manière d’une marionnette du Bunraku. Trouvant une correspondance très forte entre la culture et les tempéraments espagnols et japonais, Karine Saporta interprète le rôle-titre et danse reliée par des fils à son manipulateur. Elle offre une gestuelle nouvelle et picturale et se déplace lentement, comme dans le théâtre Nô.

Karine Saporta dans Carmen, spectacle de la Compagnie Karine Saporta, Théâtre de la Ville, 1992. Photographie d’Anna Birgit, ASP.

En 150 ans, l’opéra de Bizet a dépassé les frontières d’une Espagne fantasmée et conquis le monde, jusqu’à marquer durablement l’histoire de l’opéra. En 1912, Gabriel Bernard notait déjà que la légende de l’échec initial de Carmen avait profondément influencé les interprétations ultérieures, incitant les Carmen à faire « assaut d’originalité ». Si l’œuvre a bouleversé les normes du genre opératique, son succès international a démontré « la possibilité de diversifier à l’infini les apparences de l’interprétation de Carmen ». Elle semble refléter l’esprit de son héroïne insoumise : « jamais elle ne cédera, libre elle est née, libre elle mourra ».

 

Pour aller plus loin : 

Mary Blackwood Collier, La Carmen essentielle et sa réalisation au spectacle, New York ; Bern ; Paris, P. Lang, 1994. 

Hervé Lacombe, Carmen à sa création. Une andalouse âpre et fauve, Paris, Actes Sud / Palazetto Bru Zane, 2025. 

Claire Lozier, Isabelle Marc Martínez (dir.), Carmen revisitée, revisiter Carmen : nouveaux visages d'un mythe transversal, Bruxelles, Peter Lang, 2020.  

Dominique Maingueneau, Carmen, les racines d'un mythe, Paris, Éditions du Sorbier, 1985. 

Rafael Utrera Macías, Virginia Guarinos, Carmen global : el mito de las artes y los medios audiovisuals, Sevilla, Universidad de Sevilla, 2010.