Les hortillonnages, poumon vert d’Amiens

Jardins maraîchers aménagés sur d’anciens marais, les hortillonnages sont emblématiques de la ville d’Amiens. Situés en zone urbaine, ils ont nourri les Amiénois pendant des siècles et fascinent encore aujourd’hui. Partons sur leurs traces avec Gallica.

Les hortillonnages sont d’anciens marais fangeux aménagés par l’être humain : des voies d’eau ont été canalisées, des barrages et des moulins installés, permettant ainsi de rendre les canaux navigables et de rehausser les terrains pour en faire des surfaces cultivables.

Situés à l’est d’Amiens et sur les territoires des communes de Rivery, Camon et Longueau entre les bras de la Somme et l’Avre, ces champs surélevés en zone humide ont une surface variant entre 4 et 40 ares. Ils sont séparés par d’étroits canaux ou rieux, qui communiquent entre eux pour se jeter dans la Somme. 

Localisation des hortillonnages d’Amiens 
La vie à la campagne, 15 avril 1907

Mystérieuses origines des hortillonnages

Faute de sources, l’origine des hortillonnages reste méconnue. L’étymologie latine du terme picard « hortillon » (hortus, jardin) semble indiquer une influence des Romains au moment de leur création mais rien n’est moins sûr. À cette époque, Amiens portait le nom gaulois de « Samarobriva » qui signifierait « Pont ou passage sur la Somme ».

Amiens [les bords de Somme], Agence Rol, 1914
Amiens [les bords de Somme], Agence Rol, 1914

D’après la légende, un fervent hortillon aurait, en 1220, fait don d’un terrain dit « champ des artichauts » sur lequel ont été jetés les fondements de la cathédrale d’Amiens. Cependant, dans la préface de Chés hortillonnages, l’historien picard Octave Thorel remet en question cette tradition : « Aucune inscription, aucun emblème, aucun outil de jardinier ne vient donner un corps à cette légende qui ne repose sur rien. »

Cathédrale d’Amiens, dessin d’ Adrien Dauzats
Cathédrale d’Amiens, dessin d’ Adrien Dauzats

D’autres ont prétendu que l’hortillonnage était une « invention hollandaise du XVe siècle » importée dans la vallée de la Somme par une colonie de Zélandais, sous prétexte que l’on rencontrait à cette époque à Amiens des maraîchers des noms de Marie de Hollandes ou Adrien de Zélandres.

Comme le souligne la Société de géographie de Lille dans son Bulletin du 1er novembre 1937, les premiers textes relatifs aux hortillonnages ne datent que de la fin du XVe siècle, mais des documents comptables de la fin du XIIIe siècle provenant de la municipalité amiénoise ou relatifs à la dîme perçue par l’abbaye de Saint-Acheul-lez-Amiens font présumer que la culture maraîchère remonte à beaucoup plus longtemps.

Aujourd’hui encore, le mystère demeure…

Un immense potager au service des Amiénois

Au XVIIIe siècle, le savoir-faire des hortillons, les maraîchers qui cultivent ces terres, est mis en avant par Nicolas de Bonnefonds dans un traité général, Le Jardinier françois :

 Ils méritent véritablement l’honneur d’être appelés les meilleurs et les plus curieux jardiniers pour les potagers que tous les autres de toutes les provinces de France... 

Les maraîchers picards savent tirer profit de ces sols tourbeux peu propices à l’agriculture. Comme le souligne L’Agriculture nouvelle, les hortillonnages d’Amiens sont « l’exemple le plus caractéristique de culture en terrain humifère ».

Photographie de tourbiers sur le site de l'Armarium
Les Tourbiers sur le site de L'Armarium

À en croire le bimensuel La vie à la campagne d’avril 1907, les cultures maraichères sont intensives et associées, organisées selon une technique d’assolement triennal. La majorité des aires est consacrée à la culture des légumes de très nombreuses espèces et variétés. Quelques hortillonnages sont plantés d’arbres fruitiers (cerisiers, poiriers, pommiers). En bordure et dans les intervalles de chaque aire, sont plantés des groseilliers et des cassis. La culture des fleurs n’a pas sa place dans les hortillonnages. Celles-ci sont cultivées dans les régions sèches de la banlieue ou à l’intérieur de la ville. 

Hortillons au travail
Hortillons au travail
sur le site de l'Armarium

D’après Le mois littéraire et pittoresque de juillet 1902, les hortillons n’utilisent pas d’engrais chimiques mais uniquement du fumier et de la vase formée par les résidus des cultures et de la végétation. Ils ne sèment que leurs propres semences, « prétendant que les graines fournies par les horticulteurs les plus renommés ne réussissent pas dans les hortillonnages ». Les hortillons ont donc créé le concept du bio avant même qu’il n’existe !

Jusqu’au début du XXe siècle, la culture des hortillonnages « assurerait l’existence de plus de 2 000 personnes » et approvisionne la population d’Amiens en légumes. Initialement installés au Port du Don, les hortillons vendent leurs « herbes » au marché sur l’eau, qui se tient trois fois par semaine sur la place Parmentier au bord de la Somme à partir de mai 1882.

Marché sur l'eau d'Amiens
Le marché sur l'eau d'Amiens 
sur le site de l'Armarium

Dans les ménages hortillons c’est […] la femme qui mène la barque

Ce sont généralement les femmes qui préparent les légumes pour la vente, les acheminent en barque et les vendent au marché.

Le marché sur l’eau, gravure de Camille Boignard
Le marché sur l’eau, gravure de Camille Boignard
Marie-Chrétien : légende amiénoise en vers patois d’Edouard David, 1903

 On naît hortillon, on vit, on meurt dans le même état, et cela dure depuis plus d’un siècle

Les hortillons ont toujours formé une communauté à l’écart du reste de la population. Les propriétés se transmettent de père en fils. Ils se marient entre eux, et perpétuent leurs coutumes et pratiques agricoles de génération en génération : « Dès qu’un enfant a atteint l’âge de neuf ou dix ans, son père lui donne un morceau de terre qu’à son retour de l’école il cultivera chaque jour comme il l’entendra et dont le produit lui sera laissé.  »

Ancienne maison d’hortillons
Le Grand illustré : journal hebdomadaire d'actualités, 10/06/1906

Ils habitent à proximité de la zone des hortillonnages dans les quartiers amiénois de La Voirie et Saint -Pierre, et dans les villages de Camon, Rivery et La Neuville.

Nouveau Plan de la ville d'Amiens, avec ses faubourgs et sections rurales, 1887
Nouveau Plan de la ville d'Amiens avec ses faubourgs 
et sections rurales de P. Vienot, 1887

Les hortillons se déplacent dans de longues barques à cornet à fond plat et aux extrémités relevées pour faciliter l'accostage sans abîmer les berges. Ils les conduisent avec une perche. Ces barques constituent leur premier outil de travail car elles leur permettent de se déplacer mais aussi d’acheminer fruits et légumes jusqu’au marché.

Carte postale d'une barque à cornet dans les hortillonnages
Barque à cornet sur le site de l'Armarium

L’entretien des hortillonnages, nerf de la guerre

L’écoulement de l’eau au sein des hortillonnages est une préoccupation constante et collective, d’où l’impérieuse nécessité d’entretenir les canaux.

eau forte d’Oréus Denizard d’après un dessin de Jules Boquet
Eau forte d’Oréus Denizard 
d’après un dessin de Jules Boquet
Chés Hortillonnages, 1900

À l’origine, l’entretien des hortillonnages était pris en charge par la Communauté des hortillons fondée en 1636. Son Capitaine organisait collectivement les opérations de « curage » – enlever les dépôts accumulés dans le canal – et de « faucardement » - couper les herbes d’eau au ras de la racine. Cependant, d’après l’article de Jean Dufour dans le Bulletin de la Société de géographie de Lille de novembre 1937, la Communauté des hortillons n’avait pas toujours l’autorité suffisante pour organiser ces tâches.

Armoiries des hortillons
Armoiries des hortillons par Octave Thorel
Chés Hortillonnages, 1900

Jusqu’à la Révolution, le curage des canaux est surtout réglementé par le chapitre de l’Église d’Amiens et l’Abbaye de Saint Auchel qui obligent les hortillons à s’en occuper régulièrement. La Révolution abolit les corvées. Faute de contrainte, le curage et le faucardement sont délaissés, mettant en péril la culture maraîchère, provoquant des inondations et obstruant les canaux comme l’explique Jean Dufour.

Plusieurs lois, décrets et arrêtés préfectoraux tentent de résoudre ce problème en confiant la gestion de cette épineuse question à la Préfecture (loi du 14 floréal an XI), et plus tard à un syndicat chargé de « mettre en place ces opérations, assurer la surveillance et le recouvrement des dépenses » (arrêté préfectoral du 9 juin 1859 pris pour l’exécution de la loi du 14 floréal an XI). 

Loi du 14 floréal an XI (4 mai 1803) relative au curage des canaux et rivières non navigables
Loi du 14 floréal an XI (4 mai 1803)
relative au curage des canaux et rivières non navigables

Ce texte est précédé par un arrêté préfectoral en date du 3 juin 1858 qui porte sur la création du premier Syndicat « moderne » et efficace imposant deux curages par an. Dans son étude L’hortillonnage d’Amiens, Joseph Mancel, adjoint municipal de la ville d’Amiens et acteur majeur des hortillonnages au XIXe siècle, évoque l’impuissance du syndicat et souligne la nécessité que celui-ci soit dirigé par le maire.

L’entretien des voies d’eau représente un coût financier non négligeable que personne ne veut supporter. Aujourd’hui encore, cela reste un problème non résolu et pourtant crucial pour la survie des hortillonnages.

Une manne touristique mais un site en péril…

À partir des années 1930, les activités de maraîchage déclinent avec les progrès techniques permettant l’acheminement et la conservation des aliments. Les hortillonnages deviennent progressivement un lieu de détente pour la population urbaine qui vient pêcher et danser dans les guinguettes.

L’embarcadère de l’Ile Robinson
L’embarcadère de l’Ile Robinson
sur le site de L'Armarium 

L’auberge du Pré-Porus est une des guinguettes ouvertes au début du XXe siècle dans la commune d'Amiens. Les hortillons s’initient au canotage pour emmener les premiers touristes à la visite des hortillonnages.

L’auberge du Pré-Porus
L’auberge du Pré-Porus
sur le site de l'Armarium

Aujourd’hui, les hortillonnages attirent chaque année un nombre croissant de visiteurs français et étrangers. C’est le second pôle touristique d'Amiens avec 111 000 visites en 2005 d’après l’INSEE.

La fête des hortillonnages célébrée chaque année en juin
La fête des hortillonnages célébrée chaque année en juin
Pays & gens de Picardie, de Flandre et d'Artois
Sélection du Reader's digest, 1983

De nombreuses parcelles sont également transformées en jardin d'agrément, en potager ou deviennent des résidences secondaires. Sur les 300 hectares qui subsistent, seuls 40 hectares sont cultivés aujourd’hui par huit hortillons. 
Enfin, les hortillonnages sont menacés par l’urbanisation croissante de la métropole et le développement des infrastructures de transports. Ainsi, en 1975, le projet de construction d’une rocade qui devait traverser ce site a pu être écarté grâce à l’action de l’Association pour la protection et la sauvegarde du site et de l’environnement des hortillonnages.

Pour aller plus loin :

Le cycle de billets « Horizon Amiens » vous est proposé dans le cadre du futur site de conservation de la BnF qui ouvrira en 2029 à Amiens. Retrouvez ici l’intégralité des billets du cycle.