Les grands magasins parisiens, fabriques du petit consommateur
Au 19e siècle, dans la bourgeoisie héritière des Lumières, la place de l’enfant évolue vers plus de considération. Les grands magasins alors en plein essor cherchent à accroître leurs ventes en proposant des articles plus variés, susceptibles d’intéresser une clientèle élargie. La jeunesse est donc très tôt l’objet de leur attention.
Les familles aisées adoptent de nouvelles habitudes d’achat pour leur progéniture. La mode enfantine, avec l’emblématique costume marin, se développe dans le dernier quart du siècle : les Grands Magasins du Louvre ont déjà un rayon spécialisé en 1876.
La rentrée des classes, et dans une moindre mesure la saison des communions, deviennent des moments récurrents du calendrier commercial des grands magasins, avec édition de catalogues spécialisés.

Les rayons de jouets, quant à eux, apparaissent quant à eux entre 1875 et 1885 : on peut dater celui des Grands Magasins du Louvre de 1883. Ils proposent des articles longtemps peu sensibles aux modes : poupées, dinettes, soldats de plomb….

Seule l’actualité de la guerre y fait entrer quelques nouveautés aux accents patriotiques.
Catalogue de jouets du Bon Marché, 1919, illustré par Gaston Cazenove
Accompagner la mère de famille en courses n’est pas une partie de plaisir pour les bambins. Les grands magasins font donc en sorte qu’ils y trouvent leur compte. On attribue à Alfred Chauchard (1821-1909), le fondateur des Grands Magasins du Louvre, l’idée de leur offrir des ballons de baudruche, comme en atteste le Registre de comptes des années 1876-1908 conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Les documents publicitaires de l’enseigne perpétuent d’ailleurs longtemps l’image de ce cadeau emblématique.

Aristide Boucicaut (1810-1877), le fondateur du Bon marché, aurait quant à lui l’idée de distribuer aux petits clients chaque jeudi une nouvelle image en couleur. De 1867 à a Première Guerre mondiale, le magasin tire à des centaines de milliers d’exemplaires des séries de « chromos » de grande qualité, parfois très élaborées, sur des sujets plaisants ou didactiques.
À travers leur progéniture, avide de remplacer le précédent ballon ou de compléter sa série d’images, non seulement les mères sont fidélisées, mais, avec ces cadeaux, les enfants se sentent considérés et s’accoutument aux pratiques commerciales.
Avec les « chromos » didactiques, les grands magasins peuvent également se targuer de faire œuvre éducative. Développer les connaissances ou les talents des enfants passe d’ailleurs aussi par la distribution de coloriages, comme les albums à colorier des Grands Magasins du Louvre de l’illustrateur Abel Truchet entre 1900 et 1906, de jouets à monter, de jeux de société ou de petits livres.

Au rang des cadeaux « intelligents » figure aussi de la papeterie scolaire (buvards, protège-cahiers…). Vers 1930, les Galeries Lafayette éditent même un diplôme d’éclaireur de France.

À partir des années 1920, les grands magasins ajoutent à leur arsenal de séduction les jeux-concours. Les participants doivent en effet s’attacher à l’enseigne susceptible de leur faire gagner un lot ou un moment de gloire. Ainsi le Printemps lance-t-il en 1921 un concours de dessin pour enfants : le gagnant a l’honneur de voir son œuvre en couverture du catalogue de jouets du magasin.

Dès lors, le jeune client entre dans l’histoire de la société. Les grands magasins aiment en effet à se créer et à partager un récit, ce que l’on appellerait aujourd’hui le « storytelling ». Parmi les articles ou cadeaux pour enfant, certains célèbrent l’essor et la beauté des bâtiments, la participation de l’enseigne à des événements historiques (expositions universelles, exploits aériens aux Galeries Lafayette…) ou la légende des fondateurs, comme celle des époux Cognacq-Jay, créateurs de la Samaritaine, et leur œuvre charitable vis-à-vis des plus jeunes.

Au-delà des articles et des cadeaux, la visite au grand magasin elle-même est conçue comme une expérience plaisante. Des spectacles gratuits y sont programmés dès le 19e siècle, notamment du théâtre de Guignol.

Puis, à partir des années 1920, des installations particulières entrent dans la tradition des grands magasins, en particulier au moment des fêtes : sapin géant sous les rotondes, illuminations des façades, vitrines animées… Pour les réaliser, ils s’adjoignent le concours d’illustrateurs de renom, parfois également auteur de la couverture du catalogue annuel, comme Louis Peltier avec son héros Nestor Fenleroc au Printemps dans les années 1920 et 1930.
Les vitrines, les étalages et les catalogues de jouets sont d’ailleurs régulièrement le sujet de concours, permettant de gagner, le plus souvent, … des bons d’achat dans le magasin ! Et invitant à bien observer l’offre existante pour répondre aux questionnaires !

Comme les cadeaux publicitaires, ces attractions justifient la promenade des familles aux grands magasins et créent l’opportunité de l’achat, du moins une notoriété positive pour les enseignes.
Les grands magasins considèrent donc les enfants à l’instar des adultes, comme de potentiels clients. Pour cette cible, ils développent des outils de publicité adaptés et variés et, tout en la distrayant, l’éduquant ou l’émerveillant, ils forment ainsi à leur offre et à leur fonctionnement de parfaits petits consommateurs.