Les bêtes de foire deviendront athlètes
Bien que l’haltérophilie soit sport olympique depuis 1896, les femmes ne sont autorisées à y concourir qu’en 2000. À Paris en 2024, dix titres ont été décernés dans cette discipline et ce, de façon paritaire. Retour sur la généalogie des femmes qui ont vécu de leur force et dont sont héritières les haltérophiles actuelles.
Au tournant du XXe siècle, les femmes vivant de leur force donnent des représentations dans des lieux de spectacle tels les foires, les cirques, les music-halls ou les théâtres, en Europe et aux États-Unis. Née à Anvers en 1869, Athléta débute à l’Eden Alhambra de Bruxelles, puis connait le succès à Londres, à Edimbourg, Glasgow, Paris, etc. Si elle est l’une des athlètes les plus réputées, des noms comme ceux de Vulcana ou de Sandwina reviennent aussi dans la presse.

Certaines d’entre elles prolongent la renommée internationale de leur famille. Anna Abs est par exemple la fille d’un "célèbre athlète allemand qui s’est exhibé dans toute l’Europe dans un numéro de force". D’autres, à l’instar de Miss Annette Lheut, font partie de troupes d’athlètes et/ou sont mariées à l’un d’eux. Madame Doublier est ainsi la femme du lutteur du même nom.

Les femmes fortes réalisent des numéros nécessitant une véritable force physique. En 1875, Mlle Marilla supporte ainsi la charge et la détonation d’un canon, tandis qu’en 1890, Miss Victorina jongle avec des poids de six cent livres et reçoit "sans broncher un boulet en pleine poitrine". En 1922, Titania porte huit personnes et manie "des poids improbables". En 1924, Martha Farra "plante des clous avec les mains et les arrache avec les dents, tord en spirale une barre de fer".
Comme beaucoup, Martha Farra présente aussi des exercices de résistance. Elle se fait "casser des blocs de pierre sur la poitrine", sourit lorsqu’une "automobile chargée de spectateurs et de clowns" lui roule dessus. Même si la presse révèle les truquages de certains tours, leur aspect exceptionnel et dangereux en garantit le succès. Les accidents sont en effet courants dans les cirques. En 1833, Mme Poransan a ainsi les deux jambes cassées par une pièce de canon qu’on avait placée sur sa poitrine.

D’autres femmes combinent des numéros de force à des acrobaties au sol ou dans les airs. En 1890, Miss Dorina, "femme-canon", réalise des exercices aériens qui se finissent "en tenant suspendu par les dents un poney du poids de 300 livres". Sans pour autant exécuter des tours de force, les nombreuses acrobates, gymnastes ou voltigeuses travaillant dans les cirques doivent aussi posséder une musculature et une force importantes.

Les clubs athlétiques et les revues spécialisées à l’instar de La Culture physique reçoivent au début du XXe les visites de femmes fortes, consignent leurs mensurations et performances, en ce moment d’autonomisation et de sportivisation des pratiques. En 1904, la fille d’Athléta, Brada, tente d’établir un record féminin en enlevant en deux temps et à deux mains 140 livres. Le record à trois temps est alors détenu par sa mère avec 175 livres. Ces femmes sont ainsi les ancêtres des haltérophiles contemporaines et de leurs exercices d’arraché et d’épaulé-jeté.

Quand elle les appelle "athlète", la presse reconnaît du même coup leur travail gymnique. Selon l’auteur répondant au pseudonyme de John Strong en 1904, ce traitement est réservé à un très petit nombre d’entre elles : Athléta, Brada, Vulcana. Celles s’exhibant dans les fêtes foraines et sur la place publique en sont pour lui "indignes", car elles n’ont pas cultivé leur force "avec art pour développer harmonieusement leur corps et produire ensuite leur travail avec un véritable sentiment artistique".
Cette dimension esthétique va de pair avec l’idéal de la culture physique forgée en Occident à la fin du XIXe. Il entre aussi en résonance avec le concept d’un "éternel féminin. Or, au début du siècle, la virilisation des femmes par le sport fait peur. Pour la contrer, la presse renvoie systématiquement les athlètes musclées à leur prétendue féminité, surtout à leur beauté, leur grâce et leur charme.

C’est à la fois la performance athlétique, ainsi que la combinaison du muscle et de la force (rattachés habituellement à la virilité) avec des attributs de l’éternel féminin, qui assurent la spectacularisation et le succès des femmes fortes. Les producteurs en jouent, les artistes aussi, à l’instar de la trapéziste Charmion, célèbre à la fin des années 1890 pour son numéro d’effeuillage. Quoique fortement soumises aux assignations de genre, les femmes athlètes mettent finalement un sacré K-O au topos du "sexe faible".
Pour aller plus loin :
- Colosses. Lutteurs, culturistes et costauds dans les arts, cat. exp., Musée Courbet / Snoeck, 2024.
- Jan TODD, "Bring on the Amazons : an evolutionary history", in Picturing the Modern Amazon, cat exp., New museum books : Rizzoli, New York, 1999, pp. 48-61.
- Nathalie COUTELET, "Femmes herculéennes au music-hall : déconstruction d’un cliché", Horizons/ Théâtre, n°10-11 : "Genre et arts vivants", 2017, pp. 260-279.
- Edmond DESBONNET, Les Rois de la force. Histoire de tous les hommes forts depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, avec 733 photographies et dessins, Berger-Levrault / Librairie athlétique, Paris, 1911.
- Pierre SAMUEL, "Les lutteuses de foire. Historique", Athéna 2. Femmes musclées, n°1, février 1996, p. 9 et articles dans les numéros suivants.