Les Barcelonnettes au Mexique

Au Mexique, à partir de la fin du XIXe siècle, fleurissent des grands magasins bâtis sur le modèle parisien. Pour comprendre les raisons de cette éclosion, partons sur les traces des « Barcelonnettes », ces habitants bas-alpins émigrés au Mexique.

Le départ pour le Mexique 

Rendons-nous en Ubaye. La vallée de Barcelonnette, de son ancien nom, est une vallée alpine creusée par la rivière de l’Ubaye et bordée à l’ouest par la Durance et, depuis 1959, par le lac de Serre-Ponçon. Du fait de sa position frontalière, elle est un carrefour commercial stratégique entre le Piémont, la Savoie et la Provence. 

Carte de la vallée de l’Ubaye en 1965.

À partir de la fin du Moyen Âge, son économie repose en grande partie sur l’activité textile avec plusieurs manufactures de laine et filatures de soie implantées dans des villages de la vallée, dont Jausiers et Uvernet. D’octobre à avril, les habitants, et en premier lieu ceux de la ville de Barcelonnette, partent sur les routes de Provence, du Dauphiné, des Pays-Bas et du Piémont pour vendre leurs marchandises. En parallèle de cette émigration saisonnière, de moindre intensité à partir des années 1850, se développe, dès la fin du XVIIIe siècle, un mouvement d’émigration de longue durée dépassant les frontières de l’Europe. Certains Ubayens se rendent en Louisiane, au Mexique et en Argentine afin de trouver de nouveaux débouchés.

Selon les récits de l’époque, les départs pour le Mexique remontent à un certain Jacques Arnaud. Autrefois propriétaire d’une filature de soie à Jausiers, il traverse l’Atlantique en 1805 pour la Nouvelle-Orléans. Il se rend en 1821 à Mexico où il fonde avec ses deux frères, au cœur de la ville, un magasin de vêtements appelé Las Siete Puertas (Les Sept Portes). Leur retour en Ubaye avec une belle somme en poche suscite le départ d’autres jeunes de la vallée, dans l’espoir de faire fortune. Le négociant Émile Chabrand, lui-même enfant de Barcelonnette émigré au Mexique, en fait le récit dans son ouvrage Les Barcelonnettes au Mexique en 1897.

Émile Chabrand, Les Barcelonnettes au Mexique, Paris, Plon, 1897, p.18. 

Selon Patrice Gouy, en 1910, 4 800 des 6 000 Français vivant au Mexique seraient des Barcelonnettes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet engouement pour le Mexique, et en premier lieu les conditions politiques et économiques favorables du pays. En premier lieu, la guerre de Sécession (1860-1865) qui fragilise la production du coton aux États-Unis et provoque une hausse des prix : les Barcelonnettes en profitent pour vendre leurs tissus à bon prix. L’intervention française (1862-1867) au Mexique ensuite, qui facilite les liaisons entre les deux pays, notamment avec l’ouverture de la ligne maritime Saint-Nazaire – Veracruz en 1863. 

Mexique, Port de Veracruz / [mission] Claine, 1892. 

Le départ des troupes de Napoléon III du Mexique ne remet pas en cause leur assise. Au contraire, la francophilie du gouvernement de Porfirio Díaz (1876-1911) qui cherche à moderniser le pays, encourageant le développement économique du Mexique et les projets d’aménagement urbain, leur bénéficie directement.

« G.al D. Porfirio Diaz », photo anonyme dans [Recueil. Portraits de l'empereur Maximilien et de personnalités mexicaines

Le début des affaires 

Les Barcelonnettes ouvrent d’abord de modestes magasins de tissus (cajones de ropa) situés au rez-de-chaussée d’immeubles en centre-ville. En 1890, il existe selon François Arnaud, historien local et membre fondateur de la société d’étude des Hautes-Alpes, soixante-dix magasins de nouveautés au Mexique, dont treize à Mexico. Ces boutiques, qui vendent pour 150 millions de francs de marchandises par an, s’approvisionnent en tissu, mercerie et articles de confections depuis l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Certains des comptoirs d’achat européens sont détenus par les Barcelonnettes eux-mêmes.

Pour certains d’entre eux, les affaires sont florissantes. Considérés comme travailleurs et pouvant compter sur les autres membres de la communauté barcelonnette, les gens de la Vallée se forgent une solide réputation au Mexique auprès des élites et des investisseurs.

« Qu’il m’arrive un âne coiffé d’un chapeau, pourvu qu’il soit de Barcelonnette, je lui ouvre crédit sans autre renseignement. »

 

Avec les profits tirés du commerce, des Barcelonnettes se lancent dans l’industrie afin de maîtriser leur production. Ils fondent en 1889 la Compagnie industrielle d’Orizaba, située dans la vallée du fleuve Río Blanco dans l’État de Veracruz, et sont bientôt en possession de quatre fabriques de filature, de tissage et d’impression sur coton : Cerritos, San Lorenzo, Cocolapan et l’iconique fabrique de Río Blanco, fondée en 1892 et surnommée la « Manchester du Mexique ». La compagnie emploie 6000 ouvriers indigènes, travaillant treize heures par jour pour la moitié du salaire d’un ouvrier, et produit plus d’un millier de mètres de tissus de coton par semaine. En 1896, une seconde compagnie, la Compania Industrial Veracruzana, est lancé par Alexandre Reynaud, Barcelonnette à la tête de Las Fabricas Universales. Une nouvelle fabrique textile est construite à quelques kilomètres de Río Blanco, la fabrique de Santa Rosa.

Fabrique de Santa Rosa, dans Bulletin de la Section de géographie, 1965.

Enfin, les Barcelonnettes investissent dans d’autres activités, aussi variées que l’exploitation des mines, la production de sucre, la fabrication de papier, de cigarettes ou encore d’explosifs. Ils sont également présents dans le secteur bancaire et financier, ce qui leur facilite l’accès au crédit, notamment lorsqu’il s’agit de lancer des travaux.

Banco de Mexico, dans L’Art vivant, 1er janvier 1930. Les Barcelonnettes (Joseph et Léon Signoret, Émile Meyran et Honoré Reynaud) sont présents au capital dès sa fondation en 1898.

Des boutiques aux grands magasins

À partir des années 1890, les petites boutiques des débuts font place à des constructions plus monumentales. Les négociants font appel à des architectes et des constructeurs français et importent les matériaux depuis des manufactures en France afin d’édifier des grands magasins. En 1891, à l’initiative des frères Jules et Joseph Tron, originaires de Barcelonnette, le Palacio de Hierro (« palais de fer ») voit le jour. Premier établissement de Mexico construit en fer, son nom en fait un véritable symbole de modernité.

Affiche du Palacio de Hierro, dans L'art vivant, 1erjanvier 1930.

Les plans sont de l’architecte parisien Georges Debrie, qui a réalisé plusieurs grands magasins en France, dont Au Capitole à Toulouse et Aux Dames de France à Perpignan. L’ossature, inspirée des prouesses technologiques françaises liées au fer, est réalisée par les ateliers Schwartz et Meurer que l’on connaît pour leurs travaux auprès des Cognacq-Jaÿ, notamment pour la structure et le décor de la nouvelle Samaritaine conçus par l’architecte Frantz Jourdain (1905). L’entreprise de construction métallique intervient aussi sur d’autres chantiers de grands magasins mexicains, à savoir Las Fabricas Universales et le Centro Mercantil à Mexico ainsi que la Ciudad de Mexico à Puebla. En 1911, on adjoint au Palacio de Hierro le dôme caractéristique de l’architecture des magasins parisiens, et notamment du Printemps.

Le Palacio de Hierro, dans Bulletin de la Section de géographie, janvier 1965, p.82.  

Victime d’un terrible incendie en 1914, le Palacio de Hierro est reconstruit en 1921, en béton cette fois-ci, selon les plans de l’architecte français Paul Dubois. Sa construction ouvre la voie à une série de réalisations architecturales innovantes : le Centro Mercantil en 1897, la Ciudad de Londres et Las Fabricas Universales en 1909, parmi d’autres.

La Ciudad de Londres, dans Bulletin de la Section de géographie, janvier 1965, p.85.

La réalisation du Centro Mercantil est symptomatique de l’Art nouveau avec son escalier en fer à cheval, ses balustrades ondulées et sa verrière intérieure zénithale signée en 1921 par le maître-verrier Jacques Gruber, membre fondateur de l’École de Nancy. Ce dernier est sollicité au même moment pour la verrière du Palacio de Hierro alors en reconstruction. Quant à Las Fabricas Universales, le magasin est l’œuvre d’un architecte parisien Eugène Ewald, associé à l’ingénieur mexicain Miguel Angel de Quevedo. Son propriétaire, Alexandre Reynaud, y écoule ainsi les produits de sa fabrique textile de Santa Rosa.

Les grands magasins essaiment aussi dans d’autres villes du Mexique. La Ciudad de Mexico voit le jour à Puebla en 1910 à l’initiative des frères Lion associés à Adrien Reynaud (des Barcelonnettes aussi !). 

La Ciudad de Mexico, dans L’art vivant, 1erjanvier 1930.

À Mexico comme à Puebla, on retrouve les innovations caractéristiques des grands magasins parisiens. L’ascenseur, présenté pour la première fois en France lors de l’exposition internationale de 1867, est installé par le même établissement qu’au Printemps et à la Samaritaine au Palacio de Hierro et à la Ciudad de Mexico.

C’est un véritable « empire » que les habitants de la Vallée mettent ainsi en place au Mexique. Celui-ci vacille cependant à partir de 1910 du fait de la révolution mexicaine puis de la Première Guerre mondiale, qui provoque le départ de ceux souhaitant s’enrôler. Pour autant, l’aventure mexicaine ne coupe pas les Barcelonnettes de leur vallée d’origine et certains font le choix de rentrer bien avant 1910. C’est un autre récit, celui du retour en Ubaye des « Mexicains », comme on les surnomme désormais.

Bibliographie

ANGLADE Jean-Louis d’, Joseph Ollivier et sa famille, 1852-1932 :  un grand patron barcelonnette au Mexique, Barcelonnette, Sabença de la Valeia = Connaissance de la vallée, 2011, 432 p.

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GONZALEZ Yurai, « La Ciudad de México, un édifice remarquable au cœur de la ville de Puebla (Mexique) », e-Phaïstos. Revue d’histoire des techniques / Journal of the history of technology, 3 mai 2024, XII, n°1.

GOUY Patrice, Pérégrination des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980, 159 p.

HOMPS-BROUSSE Hélène, « Les références culturelles des émigrants mexicains de la vallée de Barcelonnette : du grand magasin à la villa », In Situ. Revue des patrimoines, mars 2004, n°4.

HOMPS-BROUSSE Hélène, France-Mexique : l’aventure architecturale des émigrants barcelonnettes inventaire non exhaustif du patrimoine monumental porté par les émigrants-bâtisseurs de la vallée de l’Ubaye, au Mexique et en France, entre 1860 et 1960, Paris / Barcelonnette, Somogy / Musée de la Vallée Sabença de la Valèia, 2013, 199 p.

SURMELY Laurent, « Histoire de la migration marchande de la Vallée de Barcelonnette : une première esquisse » dans Jean Duma (ed.), Des ressources et des hommes en montagne, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2019.