Hubert Clerget. Bibliothèque du nouvel Opéra. 19e siècle. BnF, Département Estampes et photographie
La bibliothèque-meuble détournée
Dans la chambre d’hôtel du narrateur à Balbec, se trouvent des bibliothèques basses à vitres qui, comme leitmotiv, font l’objet de plusieurs développements. Elles courent le long d’un mur et reflètent le paysage de mer changeant, coloré et lumineux. D’abord ressenties comme participant à l’hostilité d’un lieu inconnu de l’enfant, celui-ci finit par les apprécier, sensible à ces « soirs picturaux » que composent ces vitres comparées à des tableaux de maîtres anciens ou modernes, et qu’il qualifiera plus tard de « feu grégeois, [qui] incendiait la mer dans les vitres de toutes mes bibliothèques ».
Alexander Harrison (modèle d’Elstir) : Marine, clair de lune. 1892-1893. Musée des Beaux-Arts de Quimper
Aucune mention de livres qu’elles pourraient contenir. Vidées de leur sens pratique, elles ne sont là que comme objet créateur d’art, et gagnent dans ce rôle seulement en noblesse et en sens.
Bains de mer de Trouville. Affiche. 1890. BnF.
La bibliothèque-meuble est aussi un motif associé à la passion du narrateur pour Albertine. Il espère, de façon narcissique, que ces « élégantes bibliothèques vitrées donneraient à Albertine si elle venait [le] voir une bonne idée de [lui] ». Elles sont encore présentes dans la réflexion du narrateur sur les fluctuations de sa relation avec la jeune femme, et lorsqu’il évoque sa souffrance au moment de sa mort :
Dans La Prisonnière, à trois reprises le narrateur met en scène Albertine dans « ce coin » ou « ce « bout » de sa chambre, comme séquestrée entre la bibliothèque et le pianola, matérialisant ainsi la jalousie possessive du jeune homme :
Dans ces occurrences la bibliothèque est niée dans son rôle premier de meuble spécialisé, pour investir et servir le propos sur l’art ou la jalousie, participant ainsi de la désacralisation de l’objet-bibliothèque en tant que tel, comme est aussi désacralisé l’objet-livre quand il suscite l’orgueil ou l’idolâtrie. Le propose suggère ainsi au lecteur d’aller au-delà de la matérialité et de la facilité immédiate.
Un motif introduisant le péjoratif et le grotesque
Dans Sur la lecture, le motif de la bibliothèque est encore l’occasion de dénoncer une conception superficielle et vaine du livre, de la collection et de la lecture. L'auteur décrit un voyage fabuleux qu’entreprendrait un érudit pour trouver au fin fond d’une lointaine bibliothèque d’un couvent des Pays-Bas un livre dont la consultation le dispenserait d’une réflexion personnelle et intime :
Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de chercher la vérité en lui-même de se dire qu’elle est située hors de lui, aux feuillets d’un in-folio jalousement conservé dans un couvent de Hollande, et que si, pour arriver jusqu’à elle, il faut se donner de la peine, cette peine sera toute matérielle
En effet, « La conquête de la vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d’une sorte de mission diplomatique où n’ont manqué ni les difficultés du voyage, ni les hasards de la négociation ». Proust oppose les difficultés matérielles aux difficultés de la pensée authentique, et la bibliothèque qui n’accueille que « quelques recherches [et] courts travaux », essentiellement de simple copie, et distraits par le charme du cadre, ne permettant d’accéder qu’à cette « vérité qui se laisse copier sur un carnet ».
A. Canella. Un érudit chercheur. Le Livre : revue mensuelle. 1882.
Dans le même texte, le motif de la bibliothèque sert à illustrer ou expliquer une situation à ressenti négatif : il évoque le vide que l’enfant ressent à la fin d’une lecture que l’épilogue laisse sur sa faim, et fait dégringoler le caractère un peu magique de ce livre aux yeux de l’enfant du merveilleux vers le prosaïque, de l’enfance à la vie d’adulte, via le motif de la « bibliothèque de notaire » :
Dans La Recherche, le motif de la bibliothèque est à plusieurs reprises utilisé comme élément permettant d’introduire le négatif dans une situation, voire le grotesque. C’est d’abord l’expression péjorative « rat de bibliothèque », dont Brichot qualifie Mécène dans un rapprochement fulgurant et moqueur entre l’Antiquité des Lettres et la mondanité du siècle :
Dans La Prisonnière, Charlus parle de Brichot, professeur à la Sorbonne, comme d’un « homme d'une grande valeur, qui sait énormément et cela ne l'a pas racorni, n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares chez ses pareils », confisquant ces qualités aux lecteurs trop assidus des bibliothèques…
Ailleurs, le personnage de Brichot permet encore d’opposer la « vraie » vie à une vie factice issue des livres. Il affirme au narrateur : « Et je vous jure bien que l'échange est si inégal que quand le Baron me livre ce que lui a enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le songe de la vie.» avec une allusion au roman d’Anatole France, Le Crime de Sylvestre Bonnard, dont le personnage, bibliophile érudit, part à la recherche du manuscrit de la Légende dorée, et affirme :
C’est également cette scène au seuil de la bibliothèque du duc, où le comique de situation se double d’un comique de caractère :
C’est encore Mme de Villeparisis qui cancane sur Mme de Cambremer, jeune femme intelligente mais aux origines modestes : « Elle a la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante », sous-entendu peu de ressources ou des ressources inintéressantes. On se souvient aussi du portrait peu flatteur de Françoise qui, dans la bibliothèque où la mère du narrateur l’a envoyée chercher un livre de médecine, s’émeut au point de sangloter devant la description du mal dont est atteinte la fille de cuisine mais qui refuse toute pitié à celle-ci, comme si lire un livre dans une bibliothèque pervertissait le jugement.
En écho à cet humour grinçant, approchons dans un prochain billet les pratiques livresques de Proust, les lieux de lecture et sa brève « carrière » comme bibliothécaire.
Pour aller plus loin
Lushenkova, Anna : « Le livre et la bibliothèque sur la voie de la vocation artistique ». Dans Proust e gli oggetti (Firenze : Le Cáriti, 2012).