L'Apocalypse xylographique

L’Apocalypse xylographique a contribué à la diffusion des visions prophétiques de Jean à la fin du Moyen Âge, pendant la période de transition entre l’ère du livre manuscrit et celle du livre imprimé. Mais qu’est-ce qu’un livret xylographique ?

Qu’est-ce qu’un "livret xylographique" ? 

Ce terme, peu connu hormis des historiens du livre, décrit un type d’ouvrages imprimés en Europe à la fin du Moyen Âge selon une technique différente de celle que nous désignons généralement aujourd’hui par le terme « d’imprimerie ». L’imprimerie ou, devrait-on dire, l’imprimerie à caractères mobiles (ou encore typographie), permet en effet d’imprimer des textes au moyen d’un jeu de caractères métalliques. L’unité de base du matériel imprimant est la lettre : chaque caractère correspond à une lettre de l’alphabet latin et est combinable sans limite avec les autres caractères du même jeu. C’est le procédé qui a été expérimenté et rendu opérationnel avec succès par le mayençais Johann Gutenberg vers 1450.  

Un atelier d'imprimerie. Marque de Josse Bade, 1510.

  Dans le cas de la xylographie, le matériel imprimant est une simple planche de bois gravée en relief, qui permet de reproduire de l’image, du texte ou les deux à la fois. C’est le plus ancien procédé utilisé en Europe pour reporter un motif préalablement encré. Il suffit pour cela d’enduire d’encre la planche (dite matrice) puis de la mettre en contact avec une feuille de papier. Le transfert est assuré en frottant le verso de la feuille avec une brosse ou une balle de cuir remplie de crin.  

Matrice xylographique du texte de la grammaire latine de Donat, grand succès de l’édition scolaire à la fin du Moyen Âge. Datable de 1500 environ. Réserve des livres rares, XYLO-47

 

Impression réalisée à partir de la matrice ci-dessus

 Ce procédé a permis, bien avant la Bible de Gutenberg, d’orner des tissus et de fabriquer des cartes à jouer ou des images pieuses, tous artefacts de facture assez modeste, produits en série. L’impression des livrets xylographiques est totalement comparable à celle des premières estampes, à ceci près qu’elle vise à fabriquer des opuscules à feuilleter, conformes à la forme du livre occidental depuis le haut Moyen Âge. 

Un mourant se prépare à la mort dans un Art de mourir xylographique en latin, [Pays-Bas du Sud ou France (Bourgogne, Lyonnais ?)], vers 1465-1470. Réserve des livres rares, XYLO-21

Les livrets xylographiques ont été produits en Europe pendant une assez courte période ; les plus nombreux à nous être parvenus semblent avoir été imprimés durant les décennies 1460 et 1470, au moment même où l’invention de Gutenberg se diffuse depuis la vallée du Rhin. Leur nombre ne s’élève pas aujourd’hui à plus de quelques centaines. Ils obéissent à quelques caractéristiques récurrentes : ils sont brefs et ne comptent que quelques dizaines de feuillets ; leur papier n’est souvent imprimé que sur une seule face, car l’action mécanique du frottage le fragilise. On peut utiliser des matrices correspondant à deux pages en vis-à-vis. La feuille de papier est en ce cas simplement pliée en deux pour obtenir une succession de pages reliées entre elles.

Un Cantique des cantiques xylographique en latin. La double page est obtenue par impression d’un bois correspondant à deux pages en-vis-à-vis ; pour preuve, la longue faille qui traverse horizontalement tout l’espace de mise en page. Réserve des livres rares, XYLO-27

Un concurrent à l’impression typographique

Le mode de production des livrets xylographiques est relativement intuitif et simple à mettre en œuvre. Seules sont requises les matrices, c’est-à-dire les planches de bois gravées qui, pour peu qu’on parvienne à les conserver correctement, peuvent être réutilisées facilement, sans presse ni nouvel effort de création de matériel imprimant. L’impression xylographique est donc pertinente pour les ouvrages courts mais dont la demande ne faiblit pas, qu’on peut être amené à imprimer "à la demande". À l’inverse, l’impression à caractères mobiles mise au point par Gutenberg obéit à une chaîne assez complexe d’actions consécutives. Pour ne parler que du moment de l’impression, chaque page de texte demande un effort de composition aussi minutieux qu’éphémère, qui ne se justifie que pour un tirage minimal, facteur de prise de risque économique. L’avantage de la typographie est en revanche de ne pas figer le matériel imprimant, car la composition peut être désassemblée dès la fin du tirage pour être mise au service d’un nouveau projet éditorial. 

Les livrets xylographiques peuvent contenir du texte seul mais les plus nombreux à nous être parvenus sont des œuvres spectaculaires où le texte et l’image, étroitement associés, se déploient sur tout l’espace de la double page. Les historiographes ont longtemps été tentés de considérer que l’impression xylographique, qui a précédé chronologiquement la mise au point de l’impression typographique, était une étape sur la chaîne linéaire du progrès menant tout droit à Gutenberg. Elle est plutôt considérée aujourd’hui comme l’un des possibles sur un éventail technique comprenant la copie manuscrite, la xylographie et la typographie, qui coexistent, voire cohabitent de manière complémentaire sur les mêmes ouvrages dans la deuxième moitié du XVe siècle.  

Ce livret a été fabriqué en mobilisant à la fois la copie et la xylographie. L’image est imprimée par frottage mais le texte est porté à la main. Commentaire sur le Notre père en flamand, [Pays-Bas du Sud, vers 1447-1450]. Réserve des livres rares, XYLO-31.

 La xylographie peut en outre être vue comme une concurrente sérieuse à la typographie sur le segment du marché des premiers livres imprimés illustrés, avant que la typographie ne devienne hégémonique en Europe après 1480. Le procédé xylographique permet en effet une grande continuité graphique entre le texte et l’image, sur tout le "tableau" visuel de la double page, et produit des résultats aussi aboutis qu’efficaces. 

Bible des pauvres en latin, [Pays-Bas ou Rhin inférieur : s. n., circa 1480-1485 ?]. Réserve des livres rares, XYLO-5

L’Apocalypse xylographique

L’Apocalypse est un texte biblique relevant du Nouveau Testament. L’identité de son auteur reste hypothétique ; il est aujourd’hui désigné le plus souvent sous le nom de Jean de Patmos. L’Apocalypse est l’un des grands succès de l’édition xylographique : 80 exemplaires nous sont parvenus pour cinq éditions différentes. La BnF en conserve sept exemplaires, dont trois sont présentés sur l’exposition "Apocalypse, Hier et demain"

Apocalypse xylographique en latin, [Allemagne rhénane (Mayence, Strasbourg ?)], vers 1470. 
Réserve des livres rares, XYLO-8 

L’Apocalypse xylographique est dérivée des Apocalypses manuscrites anglo-normandes produites entre le XIIIe et le début du XVe siècle. L’illustration gravée suit le texte biblique de manière assez littérale. L’image y domine totalement la mise en page et l’on peut certainement considérer que, comme dans la plupart des livrets xylographiques, elle a pour fonction de fixer dans l’esprit et la mémoire du lecteur les visions prophétiques les plus saisissantes d’un texte potentiellement déjà connu du lecteur, par la Vulgate ou par des commentaires sur le texte de Jean.

Apocalypse xylographique en latin, [Allemagne rhénane (Mayence, Strasbourg ?)], vers 1470. Réserve des livres rares, XYLO-9. NB : les feuillets n’étant pas contrecollés, on voit ici que les versos des feuillets imprimés sont restés vierges.

De rares scènes se déploient sur toute une page mais le plus souvent, deux épisodes se partagent la page, séparés par une ligne médiane. La couleur, apposée à la main de manière plus ou moins fruste, rehausse la force du contenu eschatologique sans renchérir significativement la valeur de l’objet. 

Apocalypse xylographique en latin, [Pays-Bas], vers 1462. Réserve des livres rares, XYLO-12

Ces Apocalypses au texte condensé mais à l’iconographie prolixe sont produites selon un mode de production itératif. Elles restent moins coûteuses que des Bibles latines complètes ou enluminées, et contribuent à la diffusion dans la société de la fin du Moyen Âge des visions de l’Apocalypse, de ses lieux et de ses protagonistes à visage humain ou monstrueux.

Pour aller plus loin :