La Grande Forge de Buffon, expérimentation scientifique et sociale
Fondée en 1768, la Grande Forge de Buffon est un modèle d’innovation et d’organisation, l'une des toutes premières « usines intégrées » de l’histoire. Née de l’esprit d'un des plus grands savants du siècle des Lumières, le naturaliste Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, elle constitue l’un des premiers jalons de la « Révolution industrielle ».
Buffon, un savant aux multiples facettes
Buffon naît en 1707 à Montbard, en Bourgogne, dans une famille aisée. Après des études secondaires chez les jésuites, il se passionne pour le droit, la médecine, la botanique et les mathématiques. Il entre à l’Académie des sciences à seulement vingt-sept ans en tant qu'« adjoint-mécanicien », faisant montre de l’intérêt dont il ne se départira jamais pour les applications pratiques de la science.
Nommé intendant du Jardin du Roi en 1739, fonction qu'il occupe jusqu'à sa mort, il se consacre à l'agrandissement et à l'enrichissement de ce qui deviendra le Jardin des plantes. Connu surtout pour son travail de naturaliste, il publie l’Histoire naturelle, générale et particulière, une collection encyclopédique dans le domaine des « sciences naturelles » dont la publication en 44 volumes s'étend de 1749 à 1804. Cette œuvre témoigne de son ambition de rendre la science accessible au plus grand nombre. C'est l'une des plus importantes entreprises de publication scientifique du siècle des Lumières, rivalisant avec L’Encyclopédie de Denis Diderot. Son travail lui vaut l'entrée à l'Académie française en 1753 (son discours de réception demeure un modèle du genre).
Buffon conserve un lien indéfectible avec sa terre de Montbard. Il fait bâtir un hôtel particulier à l’emplacement de l’ancien château féodal et installe son cabinet de travail au Petit Fontenet, un bâtiment appartenant à l’abbaye de Fontenay avant qu’il n’en fasse l’acquisition en 1768. C’est dans ce cabinet qu’il composera son Histoire naturelle.
C'est là également, à l’âge de 60 ans, qu’il se lance dans l’édification d’un projet audacieux : la Grande Forge, à sept kilomètres de Montbard. Cette entreprise naît de la volonté de Buffon de parfaire sa connaissance des minéraux, l’établissement d’une forge devant lui permettre de mener des expériences « en grand ». Les travaux qu’il y mènera serviront en effet à composer ses publications relatives aux minéraux.
La Grande Forge : un modèle d'usine intégrée au XVIIIe siècle
Buffon rachète le domaine de son père et hérite de sa mère des terres et une petite forge. Pour lui c’est une aubaine et il entame ses recherches aussitôt qu’il entre en possession de la forge en 1732. Fort de l’expérience acquise sur d'autres sites, notamment la forge voisine d'Aisy-sur-Armançon, et se basant sur ses propres essais, il entreprend de créer une installation plus performante pour laquelle il obtient l’autorisation de Louis XV par lettres patentes en 1767.
L’influence des forges de Fontenay et surtout d'Aisy-sur-Armançon est cruciale. La forge de Fontenay, située sur ses terres, est l’un des plus anciens sites sidérurgiques d'Europe. Elle lui inspire l'idée d'une production intégrée dans une communauté ouvrière. Quant à la forge d'Aisy, elle est le lieu de ses premières expérimentations. Il y affine ses connaissances en métallurgie, avec l'aide d'Edme de Rigoley le maître de la forge, lui permettant de concevoir la sienne avec une compréhension approfondie des processus métallurgiques et des défis pratiques.
Le site réunit toutes les conditions pour la production du fer. Le minerai est disponible en quantité dans la région, à défaut de qualité, et exploité de longue date. Pour faire fonctionner la forge, il faut aussi du bois, ce dont le domaine de Buffon ne manque pas. L’Atlas des bois de Buffon conservé aux Archives départementales de la Côte-d’Or permet d’en mesurer l’étendue. L'Armançon, qui coule à proximité, fournit enfin la force motrice nécessaire pour faire tourner les roues à aubes qui actionnent les soufflets, les marteaux-pilons, le bocard et le patouillet. La création d’un barrage puis d’un bief artificiel en amont permettent de réguler la puissance hydraulique.
La production du fer est réalisée en trois étapes. Le minerai est transformé en fonte dans le haut-fourneau, puis la fonte en fer malléable dans l’affinerie. La fonderie permet enfin de façonner le fer pour produire des pièces métalliques.
L'agencement logique des ateliers facilite la circulation des matériaux. C'est la première fois que ces trois étapes de la production du fer sont rassemblées en un seul lieu, créant un « complexe sidérurgique intégré ».
La Grande Forge de Buffon se distingue également par la volonté de regrouper sur un même site les installations industrielles et les infrastructures nécessaires à la vie des travailleurs, permettant d’éviter les discontinuités de la production. Le site s’organise ainsi sur deux niveaux d’implantation : le niveau inférieur, proche du cours d’eau, est consacré à la production ; le niveau supérieur, à l’abri des risques d’inondations, est dédié au stockage des matériaux et aux habitations des employés.
Les bâtiments se déploient autour d'une vaste cour rectangulaire : les habitations du personnel, la demeure du maître et des régisseurs, les magasins, les remises, un moulin, une boulangerie, un potager, un verger, une basse-cour, un colombier, des prés... Une chapelle et une orangerie s’y ajoutent pour former un véritable village industriel.
Les conditions de travail à la forge sont difficiles. Le système paternaliste mis en place par Buffon permet toutefois d’attirer et de fidéliser une main-d'œuvre qualifiée. Cette approche crée une communauté stable, préfigurant les relations employeur-employé de la « révolution industrielle ».
Plus qu’un site de production, un laboratoire de recherche
Buffon organise une véritable mise en scène de la production. « L’entrée est si monumentale, » écrit Humbert Bazile son secrétaire, « qu’on a vu des gens de campagne ôter leur chapeau comme devant un édifice consacré au culte ». Un bâtiment en galerie, placé face au haut-fourneau, permet d’exposer les productions de la forge ; celles-ci sont d’ailleurs visibles dès l’entrée, les grilles du portail d’honneur étant forgées sur place. L’accès au haut-fourneau se fait par une façade imposante et un escalier à double rampe, qui n’est pas sans rappeler l’escalier de Gabriel du Palais des États à Dijon. Clou du spectacle, l’escalier offre une vue plongeante sur la coulée du métal en fusion.
À la fin du XVIIIe siècle, la forge de Buffon produit jusqu'à 450 tonnes de fer par an et emploie jusqu'à 400 ouvriers. Ces chiffres sont considérables pour une époque où l'industrie en est encore à ses balbutiements. C’est là notamment que sont produites les grilles du Jardin du Roi, ainsi que l’horloge astronomique, conçue par Verniquet l’architecte du jardin, l'une des plus anciennes structures entièrement métalliques du monde, et la plus ancienne de Paris.
Mais la forge n'est pas qu'un site de production, elle est aussi un véritable laboratoire. En tant que scientifique, Buffon ne cesse d'expérimenter et d'améliorer les techniques existantes. Cet objectif est inscrit dès l’origine de son projet, comme il s’en explique dans une lettre à Charles de Brosses, président de la Chambre du Parlement de Bourgogne, en janvier 1768.
Il cherche d’abord à perfectionner la forge, comme le rapporte Gabriel Jars, inspecteur des forges de Bourgogne, dans son Journal de voyage. Pour la cheminée de son fourneau, il remplace la pierre calcaire et la chaux qui éclatent au feu par des briques cuites avec les scories de la fonte du minerai, il donne une forme circulaire à sa forge pour faciliter la circulation de la chaleur, il supprime le soufflet et le remplace par un courant d’air continu produit par une soufflerie.
Ses expériences visent à améliorer la qualité des fers et à produire de l’acier par cémentation, à partir des minerais des « plus mauvaises mines de Bourgogne ». C’est également dans la forge que sont évalués et validés des résultats de recherches réalisées ailleurs. Un autre aspect important du travail de Buffon consiste à trouver les meilleurs bois. Dès 1732 il mène des recherches sur l’acclimatation des essences d’arbres à croissance rapide ou sur le durcissement artificiel du bois. C’est d’ailleurs au titre de sylviculteur que l’Académie des sciences le reçoit en 1733.
Le gouvernement lui commande des travaux sur les minerais et les aciers et le ministère de la Marine des essais afin d'améliorer les canons. Il travaille en compagnie de Guyton de Morveau (magistrat, homme politique, chimiste), Rigoley (maître de la forge d’Aisy), Grignon (directeur des forges de Bayard), Jars (inspecteur des forges de Bourgogne),… Avec l’aide de Grignon en particulier il mène des expériences pour identifier les provinces qui produisent les fers susceptibles de donner les meilleurs aciers. Ces expérimentations sont un succès et les aciers qui sortent de la forge s’avèrent excellents.
Anticipant l'importance de la houille et du coke, déjà expérimentée par les Anglais à une échelle importante, il est l’un des fondateurs de la « Compagnie pour l'exploitation et l'épuration du charbon de terre ». Il mène des essais dans sa forge ou dans celles d’Aisy ou de Montcenis, lorsque la sienne n’est pas en feu. Dans son ouvrage L'art d'exploiter les mines de charbon de terre, Jean-François-Clément Morand crédite de nombreuses fois Buffon.
Ces nouvelles connaissances seront mises à profit dans la Fonderie royale du Creusot. Celle-ci voit le jour à la suite d’une enquête ordonnée par Louis XVI en 1782 en vue de la création de hauts fourneaux « à la manière anglaise » pour le service de la Marine. Tandis que la forge de Buffon visait à une « rationalisation du système technique classique fondé sur le combustible végétal et l’énergie hydraulique », celle du Creusot met en œuvre les « nouvelles technologies fondées sur le combustible minéral et la vapeur ». En 1865 cette dernière sera reprise par les frères Schneider qui en feront le fleuron de l’industrie sidérurgique française.
Mais les expériences menées à la Grande Forge ne concernent pas que la métallurgie. Buffon y mène également des recherches visant à déterminer l'âge de la planète Terre, révisant ainsi une première théorie publiée en 1749 dans sa Théorie de la terre (Histoire naturelle, Tome I). Se basant sur l'hypothèse que la terre était initialement incandescente, Buffon entreprend toute une série d'expériences sur le temps de refroidissement des diverses matières qui composent le globe terrestre (roches, métaux). Pour cela il fait fondre des boulets de différentes compositions et tailles et mesure leur vitesse de refroidissement.
Par extrapolation, il estime que la Terre est âgée d'environ 75 000 ans, un chiffre radicalement différent des 6 000 ans traditionnellement admis par l’Église. Bien que ce chiffre soit loin de la réalité (on estime aujourd’hui que la Terre a 4,5 milliards d’années), sa méthode est révolutionnaire et le fait que ses expériences aient été menées dans ses propres forges montre à quel point Buffon a su lier la théorie scientifique à la pratique technique, utilisant les installations industrielles comme des laboratoires.
Buffon publie le résultat des expériences et travaux menés dans sa forge dans :
- Les tomes tome I et II du Supplément à l’Histoire naturelle (1774 et 1775).
- Le tome V du Supplément (1778), qui contient les Époques de la Nature.
- L’Histoire naturelle des minéraux, en 5 volumes, parue de 1783 à 1788.
Le revers de la médaille : un échec financier
Cependant, le rêve industriel de Buffon s'assombrit. En 1777, accaparé par ses travaux scientifiques, il se décide à affermer la forge et en confie la gestion à Chesneau de Lauberdière.
Celui-ci, après une gestion initialement satisfaisante de près de neuf ans, se fait octroyer en 1782 une prorogation de bail de vingt ans, avant de trahir la confiance de Buffon. Aussitôt la prorogation signée, il obtient successivement deux avances puis cesse de payer. Il pille les forêts environnantes et s'enfuit avec la caisse en 1785, laissant la forge dans un état précaire. L'activité se solde pour Buffon par un échec financier.
Buffon décède à Paris au Jardin du Roi le 15 avril 1788. Trois ans plus tard, en 1791, ses héritiers vendent la forge.
L'activité sidérurgique se poursuit, mais l'arrivée de la houille et du coke au XIXe siècle la rend moins compétitive. En 1866, une crue exceptionnelle de l'Armançon met fin à la production de fer. Le site est reconverti en cimenterie, une activité qui durera jusqu'en 1923, avant qu'un incendie ne mette un terme définitif à son usage industriel.
La Grande Forge de Buffon est aujourd'hui un musée et un site classé monument historique, témoignant de l'importance de son héritage. Le bâtiment de la forge proprement dit est le premier édifice de ce site à faire l’objet d’un classement le 20 décembre 1943. Un arrêté du 10 février 2025 prononce un classement intégral du site (voir la fiche dans la base Mérimée).
La ville de Montbard conserve également l'empreinte de Buffon. Elle fait l'acquisition en 1885 du château et du Parc Buffon, le jardin que ce dernier a entrepris de créer dès 1734 sur les ruines du château des Ducs de Bourgogne. En 1888, la municipalité organise les fêtes du centenaire de Buffon, les réjouissances se déroulent dans le parc. Le Progrès de la Côte d'or relate l'événement en détail.
Bibliographie
- La Grande forge de Buffon, Sites et monuments, 1985
- Serge Benoit, « Un voyage métallurgique sous la Révolution : la tournée en Bourgogne de l’élève-ingénieur des mines Fangueux en l’an IV», Réalités industrielles, 1994
- Édouard Estonié, « Buffon», Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, 1924
- Dominique JOUFFROY, « Buffon et sa Grand Forge », Le document du mois (Archives départementales de Côte-d’Or), septembre 2020
- Frédéric Le Play, Mémoire sur la fabrication et le commerce des fers à acier dans le Nord de l'Europe, 1846
- Germain Martin, Buffon maître de forges ; La Fayette et l'école pratique de tissage de Chavaignac, 1898
- Charles Tronson du Coudray, Nouvelles expériences et observations sur le fer, relativement à ce que M. de Buffon a dit de ce métal dans l'introduction à l'"Histoire des minéraux" qu'il vient de publier, 1775