La catastrophe peut-elle être comique? (2/2)

"Catastrophe" n’a pas toujours eu le sens d’un événement terrible, cause de grands drames. C’est ce qui apparaît dans les traductions anciennes, en français, de la Poétique d’Aristote. Selon cet usage, à peu près synonyme de dénouement d’une pièce de théâtre, qui est aujourd’hui considéré comme fautif, les comédies ont aussi leur catastrophe. De là un effet comique pour nous, contemporains.

Aristote distingue six composantes de la tragédie. La première d’entre elles est l’histoire – mythos en grec ancien -, qui comprend elle-même trois parties, la péripétie ou coup de théâtre, la reconnaissance, qui fait passer les acteurs de l’ignorance à la connaissance, enfin l’événement pathétique, qui affecte les caractères des personnages avec violence. C’est ce dernier qui fut traduit, du XVIe jusqu’au XIXe siècle parfois encore, par ‘catastrophe’. Ainsi en va-t-il dans une édition de la Poétique de 1692. Après avoir présenté la règle de l’unité d’action, le traducteur et commentateur André Dacier poursuit : « C’est tout le sujet de la Tragédie, ou plutôt tout ce qui en fait l’intrigue, et le nœud jusqu’au dénouement, et à la Catastrophe qui dans les pièces bien composées, n’arrive qu’après le quatrième et dernier chant du Chœur »

« Une catastrophe qui est heureuse pour les bons, et funeste pour les méchants »

Aristote distingue ensuite deux types de tragédies, chacune appelant un type particulier de ‘catastrophe’. « La fable simple », résume Egger dans ses commentaires, est celle « qui n’explique que les malheurs d’un seul personnage » ; la fable « double » est celle « qui a une double catastrophe, qui est heureuse pour les bons et funeste pour les méchants ».  Dans les tragédies complexes, on le voit, la ‘catastrophe’ peut rimer aussi, si ce n’est avec le bonheur, du moins avec un happy end.

La Poétique d’Aristote n’a jamais cessé d’être lue, commentée, discutée, non seulement par les hellénistes, mais aussi par les philosophes et les littéraires. Elle « a été, écrit le professeur Antoine Benoist (1846-1922) dans un article sur « Les théories dramatiques avant les discours de Corneille »  la Bible des théoriciens dramatiques au XVIe et au XVIIe siècle. C’est en la commentant plus ou moins fidèlement qu’ils ont exprimé leurs propres idées. »

« … ces catastrophes qu’Aristote recommande… »

C’est ce dont témoigne, par exemple, Louis Racine (1692-1763), fis de Jean Racine, dans son Traité de la poésie dramatique ancienne et moderne (1752). « Le poète dramatique qui, écrit-il, travaille à dissiper cet ennui [celui du spectateur], ne peut y réussir, ou que par l’imitation d’une action plaisante, qui force ses spectateurs à rire : c’est l'objet de la comédie ; ou que par l’imitation d’une action triste, qui les touche assez vivement pour les faire pleurer : c’est l'objet de la tragédie. » Et il poursuit ainsi :

Extrait d'une page du traité de Louis Racine sur la poésie dramatique, qui fait suite à la citation qui le précède.
Œuvres de Louis Racine, Tome 6, 1808, page 387

De quoi 'catastrophe' est-il la traduction ?

Dans tous ces textes et commentaires, ‘catastrophe’ traduit le mot grec ‘pathos’, ce qui nous affecte en nous émouvant. Mais, Aristote, conformément à sa conception de la tragédie, situe le pathos sur le registre de l’action. Il lui donne ainsi un sens plus étendu. C’est ce dont rend compte la traduction de l’helléniste Emile Egger (1813-1885) : « Voici donc, à cet égard, deux parties de la fable, la péripétie et la reconnaissance. Une troisième, c’est l’événement terrible. Les deux premières sont définies ; quant à l’événement tragique, c’est une action destructrice et douloureuse, comme les morts sur la scène, des tourments cruels, des blessures et autres faits analogues ».

Aujourd’hui, les éditions savantes de référence de la Poétique traduisent pathos par "événement pathétique" ou par "effet violent". Ces traductions ont le mérite, entre autres, de nous éviter de projeter sur la tragédie grecque notre conception du pathétique, qui met l’accent sur les tourments et les souffrances intérieurs.

Le comique de catastrophe 

Longtemps, l'usage du mot catastrophe a conservé la marque de son usage théâtral. C'est ce dont témoigne cette estampe intitulée "Catastrophe de Louis XVI", qui représente le souverain, accompagné par son confesseur, montant sur l’échafaud. Elle en illustre la fin dramatique et pathétique.

Eau-forte intitulée "Catastrophe de Louis XVI", fin du XVIIIe siècle. Représente le roi en train de monter les marches de l'échafaud ainsi que son confesseur, Edgeworth de Firmont
Catastrophe de Louis XVI, eau-forte, entre 1793 et 1799, collection de Vinck

Mais, dessinateurs et caricaturistes se sont aussi emparés du terme à des fins humoristiques. C'est ce qu'illustre l'estampe ci-dessous intitulée Catastrophe du Mercure moderne ou On ne volle [sic] pas toujours, qui moque les premiers essais de vols en montgolfière. On y voir un téméraire aéronaute chutant de sa montgolfière endommagée. Il est harcelé par des dragons tandis que le peuple des oiseaux jouit du spectacle de la mésaventure de cet Icare moderne.

Estampe en couleurs du XVIIIe siècle. Caricature représentant un individu qui tombe d'une montgolfière, attaqué, dans sa chute, par des dragons. Une foule d'oiseaux regardent ironiquement le spectacle.
"Catastrophe du Mercure moderne ou On ne volle (sic) pas toujours" Estampe du XVIIIe siècle

Dans un esprit différent cette bande dessinée à destination des enfants conte « les catastrophes et la fin tragique du petit Touche-à-tout » : 

Planche de bande dessinée datant de 1851. Met en scène "les catastrophes et la fin tragique du petit touche-à-tout".
Estampe issue d'un recueil d'images d'Epinal de la maison Pellerin, 1851

Ainsi, non seulement l’association de la catastrophe et de la comédie exerce sur nous, du fait de l'évolution du sens du mot, un effet comique, mais les artistes ont fait un usage ironique ou satirique de la catastrophe comprise comme fin tragique. C'est là ce qu'on pourrait nommer un comique de catastrophe. 

 

Pour aller plus loin

  • François Rabelais, Le quart livre, éd. du Seuil, (coll. Points), 1997. Edition de Guy Demerson, avec texte en français moyen et traduction en français moderne en regard,
  • Aristote, Poétique, Le livre de poche, 1990, édition de Michel Magnien,
  • Hubert Laizé, Aristote. Poétique, PUF, 1999. Numérisé dans Gallica intra muros (https://c.bnf.fr/WC6),
  • L’invention de la catastrophe au XVIIIe siècle, sous la direction d'Anne-Marie Mercier-Faivre et de Chantal Sur, Droz, 1998
  • Violentes émotions: approches comparatives, Philippe Borgeaud et Anne-Caroline Rendu Loisel, Droz, 2009