La Belle Jardinière, 1/2. Une petite graine pour un grand magasin

Fondé en 1824, La Belle Jardinière (À) est l’un des plus vieux grands magasins de la capitale et l’un des plus emblématiques, jusqu’à sa fermeture en 1972. Bien plus qu'un simple magasin, il a marqué plusieurs générations de Parisiens et a joué un rôle majeur dans l'émergence des grands magasins en bousculant les habitudes de la clientèle et la façon de faire du commerce. Partons sur les traces de son histoire dans Gallica !

« Magasin à l’enseigne » ou « grand magasin » ?

La Belle Jardinière n’a jamais pris la dénomination de grand magasin et n’en remplit pas complètement les critères. À mi-chemin entre le magasin à l’enseigne et le grand magasin, elle a joué un rôle essentiel dans la transition entre les deux modèles, en combinant les avantages de l’un et de l’autre. 

Elle appartient à la catégorie du magasin à l’enseigne puisque spécialisée dans un seul type de produit : la confection de vêtements. Cependant, en intégrant des ateliers de confection, en proposant une large gamme de produits et en adoptant une organisation complexe avec des départements spécialisés, des équipes de vente dédiées, etc., elle s'approche de ce qui sera le modèle des grands magasins dont elle est le précurseur.

Nouveauté, 30 avril 1939, p. 40.

À l’origine de La Belle Jardinière, un visionnaire : Pierre Parissot

Moins connu que les Jaluzot, les Boucicaut ou les Cognacq-Jaÿ, son fondateur, Pierre Parissot (1790-1860), est pourtant un véritable visionnaire.

Presse publicité, 21 novembre 1937, p. 24.

Simple mercier du faubourg Saint-Antoine, il anticipe les besoins de son époque et adapte son commerce à l’évolution des pratiques de consommation de la clientèle bourgeoise du XIXe siècle. En bon capitaine d’industrie, il intègre les innovations de son temps afin d’améliorer la production et la distribution de ses produits. Il est considéré par certains comme étant à l’origine de l’industrie de la confection en France ou encore comme l’inventeur du « prix fixe ».

Les merveilles de l'Exposition de 1878, 1879, p. 571.

La confection de vêtements tout faits

Le fondement principal du succès de La Belle Jardinière c’est d’introduire la confection de vêtements tout faits à une époque où la couture sur mesure était la norme. Il s’agit de passer d’un système de fabrication à la commande par le tailleur à la production à l'avance et à grande échelle de vêtements disponibles dans toutes les tailles et dans différents coloris. L’idée lui est inspirée par l’industrie des out fitters (boutiquiers vendant des habits tout faits à Londres, Liverpool et Dublin). Pierre Parissot effectue un voyage en Angleterre en 1825 pour étudier le concept et importe en France le modèle de la maison de confection.

Dictionnaire universel théorique et pratique, du commerce et de la navigation. T. 2. H-Z, 1859-1861, p. 1760.

Initialement La Belle Jardinière est spécialisée dans le vêtement de travail, d’abord à destination des artisans et ouvriers des quartiers proches (fleuristes, maraîchers, fromagers, bouchers, charcutiers, etc.), puis pour toutes les sortes de corps de métier. La vente d’uniformes vient bientôt compléter l’offre.

Paul Jarry, Les magasins de nouveautés, 1948, pp. 83-84.

Très vite la production s’oriente vers une offre plus diversifiée  : d’abord des vestes et redingotes de cérémonie pour les employés et les fonctionnaires, enfin des costumes pour hommes, toilettes pour dames et jeunes filles, manteaux, fourrures, chapeaux, etc. afin de couvrir tous les besoins de la vie quotidienne. La Belle Jardinière est également le premier grand magasin à créer deux collections de vêtements, l’une pour l’hiver, l’autre pour l’été.

 

« Adam, s’il eût passé par ses magasins en quittant le paradis terrestre, en fût sorti complètement et confortablement vêtu, soit en gentleman, soit en bourgeois, soit en propriétaire, à son choix » 

La Petite presse, 9 juin 1867

 

Les Échos des anciens combattants, juin 1928

La production en série

Dans une société française qui n’est encore qu’au tout début de l’ère industrielle, et mettant à profit la récente invention de la machine à coudre par Le Thimonier, Parissot décide d’installer ses ateliers de confection et les espaces de vente sous le même toit. 

La première machine à coudre par Thimonier en 1830, Exposition des arts et industries textiles au Conservatoire national des Arts et Métiers, Agence Rol, 1933.

Ce modèle d’intégration verticale permet un contrôle total de la production et une meilleure maîtrise des coûts et des stocks. La production de vêtements en série réalisés dans de multiples épaisseurs du même tissu permet encore d’augmenter la production et de réduire les coûts. 

Paris nouveau illustré, 1864-1872, pp. 254-255.

Les prix fixes et bon marché

Contrairement à la pratique courante de l'époque, où les prix étaient négociables, La Belle Jardinière adopte un système de prix fixes, ce qui apporte plus de transparence et de simplicité pour les clients. La confection en série et la division du travail permettent en outre de proposer des prix bon marché dépassant à peine ceux pratiqués par les fripiers : on peut se procurer à La Belle Jardinière un ensemble complet pour 5 francs 75 ! La Belle Jardinière fera du prix fixe et bon marché son principal argument publicitaire, et ce dès l’ouverture en 1824.

Paul Jarry, Les magasins de nouveautés, 1948 (facture de La Belle Jardinière, « magasins à prix fixe »), p. 81.

Un édifice architectural grandiose et utilitaire

Parissot ouvre le premier magasin de La Belle Jardinière à Paris le 24 octobre 1824 à proximité du marché aux fleurs (d’où sans doute le choix du nom). La boutique s’étend alors sur 12 m². Le choix même de l’emplacement est stratégique. Situé sur l'île de la Cité, à proximité du Pont-Neuf, le magasin bénéficie d'une situation géographique privilégiée, au cœur de la capitale. 

Alexandre Danlos, Nouveau Plan de Paris et ses fortifications, 18..

En 1830, le succès est tel que la petite boutique doit être agrandie. Pierre Parissot achète les immeubles voisins, dans un périmètre délimité par les rues de la Cité, du Haut-moulin, de Glatigny et des Marmousets. En 1856, il est propriétaire de 25 maisons sur lesquelles il déploie de nouveaux espaces de vente.

Jacques Blanchard, Établissement de La Belle Jardinière, magasin ancien, coupe sur la rue des Marmousets, entre 1845 et 1864 (Musée d’Orsay).

Pierre Parissot meurt en 1861 ; son frère Denis qui était son associé décède peu de temps après. Leurs neveux Adolphe et Guillaume, ainsi qu’un fils de Denis, Léon, leur succèdent à la tête de l'entreprise pour une courte période. Lorsqu’ils se retirent des affaires, Charles Bessand, gendre de Léon Parissot, reprend les rênes. En 1864, le terrain sur lequel est implantée La Belle Jardinière est choisi pour construire le futur Hôtel-Dieu. Charles Bessand décide de traverser la Seine et de s’installer rive droite, se rapprochant ainsi du marché des Halles qui attire un public important.  Un contrat avec la Ville de Paris est conclu en 1866, par lequel est fixé l’échange du terrain du magasin contre un autre situé entre le quai de la Mégisserie, la rue des Bourdonnais et la rue du Pont-neuf. L’architecte haussmannien Henri Blondel (1821-1897), à l’origine des quartiers de l'Opéra et du boulevard Saint-Germain notamment, est choisi pour réaliser le nouvel édifice. 

Henri Blondel, Le Panthéon de l'industrie, 2 mai 1880, p. 145.

La construction de La Belle Jardinière démarre le 29 mai 1866 et se termine en décembre 1867, après une inauguration partielle le 20 avril 1867 pour profiter de la foule attirée par l’Exposition universelle. Il s’agit d’un véritable temple du commerce qui se déploie sur 20 000 m² et fait travailler 700 employés sur place et plus de 6 000 ouvriers tailleurs à domicile (Elsa Jamet, À La Belle Jardinière : de l’Île de la cité à la rue du Pont-Neuf, France Mémoire, 2024). 

Il s’agit d’un véritable événement dans la vie des Parisiens et la presse s’en fait largement l’écho.

La Vogue parisienne, 20 avril 1867.

Le bâtiment de La Belle Jardinière est un excellent exemple de l'architecture du Second Empire : une façade imposante rythmée par des pilastres et ornée de nombreux éléments décoratifs ; une structure métallique, des baies vitrées et une grande verrière qui permettent de faire entrer la lumière naturelle afin de mettre les produits en valeur. 

L’Illustration, 5 janvier 1878, pp. 376-377.

Un article complet de L’Illustration du 5 janvier 1878 nous permet de comprendre l’organisation interne du bâtiment et des activités. Les espaces de vente sont situés au rez-de-chaussée et à l’entresol. La vaste superficie permet de multiplier les rayons pour exposer les produits et de dégager des espaces de circulation pour les clients : chaque article a son rayon dédié, bien identifié sur les plans.

La machinerie, les réserves, ainsi que le bureau d’expédition des marchandises vers la province et dans les succursales sont installés au sous-sol. L’administration et la confection se répartissent le premier étage et le deuxième étage

L'atelier des coupeurs, L’Illustration, 5 janvier 1878, p. 379.

Les étages supérieurs et les combles sont réservés à l’habitation des gérants et au logement d’une centaine d’employés (sur les quelques 700 personnes qui travaillent sur place). Outre le logement sur place, une cuisine et deux réfectoires sont mis à la disposition des salariés. L’édifice est également conçu pour permettre la circulation des employés et des marchandises de façon efficace et discrète, hors de la vue des clients. 

Les caisses, L’Illustration, 5 janvier 1878, p. 373.

La sécurité n’est pas négligée. Des réservoirs d’eau ainsi qu’un système de pompes et de lances à incendie sont installés afin de prévenir les risques liés au feu. L’incendie des magasins du Grand Condé en 1858 et le grand émoi qui en a résulté ne sont certainement pas étrangers à ces précautions. Le confort des clients et du personnel est également pris en compte. Un ingénieux dispositif de gaines et bouches de chaleur permet, grâce à une machine à vapeur, de distribuer de l’air chaud en hiver et de l’air frais en été. En 1890, une nouvelle machine à vapeur alimente un dispositif d’éclairage électrique dans le magasin. Enfin deux ascenseurs hydrauliques permettent de transporter les clients dans les étages.

L'ascenseur, L’Illustration, 5 janvier 1878, p. 373.

Neuf ans après son inauguration, l’établissement est devenu trop petit. Il est agrandi sur la rue du Pont Neuf et surélevé d’un étage de combles en 1878.

Frédéric Sorrieu, Maison de La Belle Jardinière, nouveau magasin, vue perspective depuis le Pont-Neuf,  après 1878 (Musée d’Orsay).

Un pari risqué mais payant

Pierre Parissot et son épouse Marthe-Brigitte Moreau sont issus d’un milieu modeste. À leur mariage la dot de Marthe-Brigitte se monte à 5 000 francs et celle de Pierre à 8 000 francs. Celui-ci investit l’argent du couple dans son affaire et prend d’énormes risques en pariant sur de nouvelles méthodes de production et de vente. Le 19 avril 1856, le capital social est de trois millions de francs et l’entreprise prend la forme d’une commandite par actions. En 1840, le taux annuel de croissance des ventes est de 30%. De 1856 à 1888, la valeur nominale du capital quintuple. En 1894, La Belle Jardinière se classe à la troisième place des grands magasins par son chiffre de vente (38 millions de francs), après les magasins du Louvre et Le Bon Marché, et avant Le Printemps.  À la fin du XIXe siècle, les Parissot ont acquis une immense fortune.

Pour aller plus loin : 

  • Cent ans après, 1824-1924 : la vie d'une grande industrie moderne dans un vieux quartier de Paris, Offert par La Belle Jardinière à l'occasion de son centenaire, Paris, 1930 (consultable à la BnF
  • Avenel, George d’, "Le Mécanisme de la vie moderne. 1, Les grands magasins", Revue Des Deux Mondes, (1829-1971) 124, no. 2 (1894), pp. 329–369 (consultable en ligne sur JSTOR
  • Faraut, François, Histoire de « La Belle Jardinière », Paris, Belin, 1987 (consultable à la BnF
  • Jamet, Elsa. À La Belle Jardinière : de l’Île de la cité à la rue du Pont-Neuf, 2024 (consultable en ligne sur France Mémoire)
  • Lambert-Dansette, Jean, Histoire de l'entreprise et des chefs d'entreprise en France.. [01], Genèse du patronat : 1780-1880, 1991 (consultable sur Gallica intramuros)
  • Marrey, Bernard, Les Grands magasins, des origines à 1939, Éditions du Linteau, 2018 (consultable à la BnF)

Vous désirez en apprendre davantage sur la Belle Jardinière ? Consultez notre second billet La Belle Jardinière, un modèle florissant.