La Belle Jardinière, 2/2. Un modèle florissant

Fondé en 1824, La Belle Jardinière (À) est l’un des plus vieux grands magasins de la capitale et l’un des plus emblématiques, jusqu’à sa fermeture en 1972. Pierre Parissot, son fondateur, ouvre le premier magasin en 1824. Il prend d’énormes risques en pariant sur de nouvelles méthodes de production et de vente, pari risqué mais tenu puisque en 1856, 32 ans après sa création, le capital social de l’entreprise atteint les trois millions de francs. Plongeons dans Gallica pour comprendre ce succès.

Nous avons vu dans un billet précédent les principaux jalons de la création de La Belle Jardinière. Penchons-nous à présent sur la stratégie commerciale qui a fait son succès et la façon dont elle s'est imposée comme une référence dans le domaine de la mode et la vie des Français.

Un modèle qui fait ses preuves

Vingt ans après la création du magasin, le succès est tel qu’il devient difficile de répondre à la demande en province. Dès 1846, des cas d’usages frauduleux du nom La Belle Jardinière par des magasins ou des colporteurs sont rapportés, incitant le magasin à communiquer à ce sujet dans la presse et à équiper ses produits d’estampilles ou d’étiquettes portant l’adresse de Paris. La marque sera déposée officiellement le 22 février 1894.

La Voix du peuple, 23 décembre 1849.

Pierre Parissot décide d’ouvrir des points de vente et des succursales en province pour satisfaire les besoins de la clientèle locale. L'enseigne regroupe 190 points de vente en 1840 et 322 en 1860. Les premières succursales sont ouvertes à Lyon, Marseille, Angers et Nantes. Elles sont au nombre de 7 en 1924.

La succursale de Marseille, Le Monde illustré, 28 mars 1863, p. 208.

Toute la confection est réalisée à Paris par la maison-mère, à l’exception des habits de travail confectionnés à Lille, et redistribuée ensuite dans les succursales. Le prix de revient calculé est unique et la vente des articles se fait au même prix que dans le magasin parisien. C’est également la maison-mère qui réalise les commandes des articles et accessoires de bonneterie, etc. pour l’ensemble des succursales, ce qui lui permet de négocier des tarifs avantageux (Le Panthéon de l’industrie, 1er janvier 1894). Une maison d'achat existe également à Elbeuf.

Plan de Paris monumental avec... 5 itinéraires touristiques au départ de La Belle Jardinière..., 1929.

La Belle Jardinière fait des émules. Une foule de grands magasins fleurit bientôt à Paris : Le Printemps (1865) s’installe rive droite, Le Bon Marché (fondé en 1838) s’agrandit et prend ses quartiers rive gauche (1869). En 1870, La Samaritaine vient faire concurrence à La Belle Jardinière en s’installant juste à côté, à la pointe du Pont Neuf. Mais La Belle Jardinière tient bon en maintenant son concept initial. Contrairement aux grands magasins qui diversifient leurs produits et proposent un peu de tout (mobilier, électroménager, etc.), La Belle Jardinière continue à centraliser son offre sur la mode et le prêt-à-porter. 

Une entreprise philanthropique

En 1867, le magasin emploie 700 employés sur place et plus de 6 000 ouvriers tailleurs à domicile, faisant vivre de nombreuses familles. Les employés sont recrutés avec le plus grand soin et la direction met tout en œuvre pour s’attacher leur loyauté. Nous avons déjà cité les logements, la cuisine et les réfectoires dont bénéficient les employés sur place. Pierre Parissot aurait pu s’estimer quitte envers ses employés par la juste rémunération de leur travail et la mise en place de ce dispositif, mais il va plus loin : à sa mort, il lègue un capital de 600 000 francs pour constituer une pension à 500 de ses plus anciens ouvriers. Ses successeurs fondent deux sociétés de secours mutuel dès 1869 pour les frais médicaux et le versement d’indemnités de maladie, ainsi qu’une caisse de retraites en 1880.

Le réfectoire, L’Illustration, 5 janvier 1878, p. 373.

Ces dispositions philanthropiques participent à la renommée du magasin et de la marque de La Belle Jardinière dans la société de l'époque. 

La Mode, 15 décembre 1848, p. 1265.

Publicité et développement d’un univers de marque

La Belle Jardinière a été l'une des premières entreprises à utiliser la publicité pour promouvoir ses produits et son concept, et ce dès l’origine. Pierre Parissot met tout en œuvre pour faire connaître et valoriser son commerce. Il déménage sa première boutique, La Belle Fermière, de l’entrée du faubourg Saint-Antoine vers le quai des fleurs, plus central. 

Frederick Nash, Marché au fleurs, 1829.

Délaissant les fermières pour les jardinières, il imagine une enseigne dont le Petit Dictionnaire des enseignes de Paris publié par Honoré de Balzac offre une description :

Honoré de Balzac, Petit dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris, par un batteur de pavé, 1826, p. 24.

L’enseigne de 1824 a aujourd’hui disparu mais on peut en voir ici une reconstitution d’après la description de Balzac :

Reconstitution de l'enseigne de La Belle Jardinière, Presse publicité, 7 novembre 1937, p. 23.

Pierre Parissot fait également distribuer dans tout Paris des médailles publicitaires avisant qu’on trouvera à La Belle Jardinière un habillement complet et bien fait pour 5 francs 75.

Reproduction de la médaille frappée par La Belle Jardinière au moment du lancement du vêtement tout fait, Presse publicité, 21 novembre 1937, p. 24.

En bon génie du commerce, il utilise également ses factures comme support publicitaire, annonçant tout à la fois la diversité et la qualité de ses produits mais surtout le système du prix fixe et bon marché pratiqué par La Belle Jardinière, au contraire de la concurrence qui annonce « des prix qui n’existent presque toujours que sur l’affiche ».

Parissot puis ses successeurs développent la notoriété de la marque en publiant des articles-réclames dans la presse alors en plein essor, permettant de la faire connaître bien au-delà de Paris. Les réclames mettent en avant la variété des produits, la qualité des coupes et des étoffes, mais surtout les prix bas rendus possibles grâce aux faibles marges pratiquées par le magasin. 

Le Figaro, 19 septembre 1921, p. 6.

Des affiches sont placardées sur les murs de Paris, mettant en avant le caractère monumental du magasin ou les produits qu’on peut y trouver. La province n'est pas oubliée dans cette stratégie d'affichage urbain de sorte à attirer le public dans les points de vente locaux et les succursales, comme ici à Nice. La clientèle féminine devient une nouvelle cible au fur et à mesure que se développe l’offre du grand magasin. 

Maison de La Belle Jardinière, affiche, 1849.

La Belle Jardinière réalise également des catalogues permettant aux clients de découvrir les collections à domicile et de se projeter dans les différentes tenues. Des vitrines permettent de mettre en scène les produits et d’attirer les clients. Si les encarts publicitaires restent très sobres et mettent surtout l'accent sur les prix bon marché, les catalogues et les vitrines en revanche sont conçus comme de véritables œuvres d'art mettant en valeur la bonne coupe et l'élégance des produits, ainsi que la variété des tenues conçues pour toutes les situations. Les collections attirent de plus en plus les populations aisées et les catalogues deviennent de plus en plus luxueux. On y trouve des éditions signées par des illustrateurs comme René Vincent ou Daniel de Losques. Des échantillons d’étoffe sont envoyés sur demande aux clients.

La Belle Jardinière, Catalogue spécial de vêtements pour jeunes gens et enfants, 1890.

La Bibliothèque Forney possède une remarquable collection d'environ 170 catalogues, dont 48 ont été numérisés. Un billet publié sur son blog Motifs & vous permet d'en découvrir la teneur.

Enfin les vitrines de La Belle Jardinière, par leur conception artistique soignée, permettaient d’attirer les passants et de mettre en valeur les produits proposés. Elles étaient régulièrement renouvelées pour suivre les tendances de la mode ; clients et curieux s’y pressaient afin d’admirer les nouveautés. 

Une vitrine de blanc à La Belle Jardinière de Paris, Parade, 15 mars 1929, p. 5.

La presse professionnelle étalagiste qui se développe au début du XXe siècle salue régulièrement les réalisations de la Belle Jardinière et de ses succursales. Des concours sont organisés et les étalagistes de ses magasins s’y distinguent, comme Coudert à Nancy, Bessin à Langres ou Petitot à Blois. Les vitrines sont renouvelées pour suivre un calendrier rythmé par les saisons ou la mode : le blanc, la mode féminine ou enfantine, les vêtements pour l’hiver, les tenues pour la pratique du sport, la rentrée des classes, ou encore la layette et les habits de soirée. Des vitrines murales installées sur les trottoirs permettent d’augmenter la surface d’exposition des produits et d’attirer l’œil du passant. Dans les années 1930 se met en place un système d’éclairage des façades par des projecteurs afin d’attirer les flâneurs noctambules.

« Les cambrioleurs », vitrine de blanc à La Belle Jardinière de Lyon, Revue internationale de l'étalage, décembre 1926.

La Belle Jardinière est également présente aux expositions universelles, aux expositions coloniales ou dans d’autres expositions (comme à l’Exposition agricole, commerciale et industrielle de Langres en 1913), pour lesquelles elle réalise des pavillons et publie des annonces dans la presse ou dans les guides pratiques de l’exposition invitant les touristes à visiter le grand magasin durant leur séjour. Elle reçoit la médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris à deux reprises, d’abord en 1855 (la médaille est décernée à Pierre Parissot), puis à nouveau en 1867, avant d’être déclarée hors concours son directeur étant membre du jury. Son pavillon Grévin attire particulièrement l’attention à l’Exposition de Lyon en 1894. En 1906 à l’Exposition coloniale de Marseille, la Belle Jardinière reçoit deux grands prix dans les sections « Vêtements pour hommes » et « Automobile ». En 1931, c’est la Belle Jardinière qui fournit les effets d’habillement et de chapellerie nécessaires à l’équipement des gardiens de l’Exposition coloniale de Paris. Des attractions sont mises en place en province pour rappeler ces événements. 

Attraction La Belle Jardinière à Romans, en marge de l’exposition coloniale de 1931, Revue internationale de l'étalage, décembre 1931, p. 4.

Autre forme de réclame, La Belle Jardinière distribue des plans de Paris situant le magasin par rapport aux principales attractions touristiques de la capitale : les itinéraires partent de La Belle Jardinière, passent par l’Arc de Triomphe ou la tour Eiffel… et ramènent les visiteurs à leur point de départ.

Plan de Paris monumental avec... 5 itinéraires touristiques au départ de La Belle Jardinière..., 1929.

Un lieu emblématique de Paris, une référence pour la société française de l’époque

La Belle Jardinière devient rapidement une référence dans l’esprit des Parisiens et des provinciaux. La foule se presse dans les rayons. 

La foule au rayon des enfants , L’Illustration, 5 janvier 1878, p. 379.

En proposant des vêtements pour toutes les occasions, du quotidien aux événements spéciaux, La Belle Jardinière a contribué à faire de la mode une partie intégrante de la vie quotidienne. 

Les sports modernes, juin 1898, p. 27.

Des familles aisées viennent s'y équiper, notamment pour les trousseaux de mariage, les vêtements de cérémonie, les uniformes d’écoliers, et bien sûr le blanc. Les vêtements de travail restent une des spécialités de la maison, les livrées et les vêtements ecclésiastiques ne sont pas oubliés. Les tenues pour les sports et les loisirs sont de plus en plus présentes : vêtements pour la chasse, les voyages et bains de mer, la plaisance maritime, le ski, etc. figurent aux catalogues de La Belle Jardinière. 

Vêtements pour le clergé et la magistrature, Recueil iconographique. Magasin de la Belle Jardinière, Paris (Bibliothèque Historique de la Ville de Paris).

La Belle Jardinière vend également des vêtements militaires, le grand magasin en fait très tôt l’une de ses spécialités et devient une référence dans le domaine. Le Figaro du 22 septembre 1892 écrit ainsi : « À quelque corps qu’on appartienne on peut, instantanément, avoir son habillement complet. Infanterie, chasseurs à pied, chasseurs à cheval, hussards, génie, train des équipages, y font leurs dolmans et leurs képis de grande et de petite tenue. De même pour la tunique réglementaire des cuirassiers et dragons, pour le dolman et la vareuse des officiers d’administration, de ceux du service de santé, des agents militaires du Trésor et des Postes, des adjoints du génie, jusques et y compris les zouaves, tirailleurs et spahis. »

« Il nous faut du bon, du solide, à nous autres. C'est pour cela que je m'adresse chez vous », Chromo-cartes de la Maison de la Belle Jardinière, série Soldats et uniformes, s.d. (Médiathèque de Roubaix).

En 1914 les officiers français se fournissent au magasin du quai de la Cité.

« Devant la Belle Jardinière, les voitures de nos officiers faisant le service de l'armée viennent faire provision d'équipement et accessoires », Charles Lansiaux, 1914 (Bibliothèque Historique de la Ville de Paris).

À la fin de la Première Guerre mondiale elle imagine le complet national pour habiller les anciens soldats. C’est un immense succès. Le 14 février 1920, jour du lancement, de longues files d’attente se forment rue du Pont-Neuf et jusqu’au quai. La Belle Jardinière a également été à partir de 1953 le premier commanditaire du maillot vert, le nouveau classement par points du Tour de France cycliste, la couleur ayant été choisie d'après les publicités du magasin. En 1952, le journal La Presse rappelle que La Belle Jardinière est depuis 77 ans le fournisseur officiel de l’Élysée et de la plupart des ministères et des administrations pour l’habillement des employés. 

L’Équipe, 13 juillet 1953, p.5.

Tout cela fait de La Belle Jardinière une référence incontournable pour la société du XIXe et de la première moitié du XXe siècles, comme en attestent la presse et la culture populaire : 

« Bah ! Allons, mon vieux, faut pas te faire de bile. Ta Biencocu est une pimbêche ! Elle ne te trouve pas probablement assez chic, assez gommeux... Le fait est que tu dégotes plutôt mal... Mais présente-toi demain devant elle avec un complet Belle Jardinière tout neuf et je parie qu'elle te recevra à bras ouverts. »

Jean qui rit, 3 décembre 1905, p. 12.

Déclin et fin

Le succès de La Belle Jardinière est immense, le magasin est à nouveau agrandi en 1902 par l’adjonction de quatre nouveaux immeubles.

Le Rire, 5 avril 1902.

Sa renommée perdure jusque dans les années 1950 où l’histoire de sa création est encore régulièrement citée comme un modèle d’innovation économique

L’Aurore, 2 juin 1952, p. 4.

En 1869, le capital social est porté à 7,4 millions de francs et atteint 15 millions de francs en 1898 ; il est de 196 millions de francs en 1930, date de la transformation de l'entreprise en société anonyme par décision de l’assemblée générale des actionnaires du 10 janvier. Il est intéressant de noter qu’à cette occasion l’assemblée générale refuse de prendre la dénomination de « grand magasin ».

Les magasins de La Belle Jardinière connaîtront malheureusement une chute aussi rapide que leur ascension. Dans les années 1950, la spécificité de l’établissement n’est plus du tout une plus-value. De nombreuses enseignes de prêt-à-porter apparaissent et se mènent une concurrence féroce au cours de laquelle La Belle Jardinière ne parvient pas à s’imposer. En 1972, le magasin est vendu au groupe Agache-Willot qui le remplace rapidement par un magasin Conforama. Les bâtiments sont plus tard rachetés par le groupe LVMH, déjà propriétaire de La Samaritaine, et sont toujours en partie occupés par Conforama ainsi que par les enseignes Darty et Habitat. 

Malgré la fermeture de l’enseigne, le bâtiment de La Belle Jardinière existe toujours. Son architecture reste un témoignage de l'histoire du commerce parisien et de l'ingéniosité des entrepreneurs du XIXe siècle. 

Pour aller plus loin : 

  • Cent ans après, 1824-1924 : la vie d'une grande industrie moderne dans un vieux quartier de Paris, Offert par La Belle Jardinière à l'occasion de son centenaire, Paris, 1930 (consultable à la BnF
  • Avenel, George d’, Le Mécanisme de la vie moderne. 1, Les grands magasins, Revue Des Deux Mondes (1829-1971) 124, no. 2 (1894), pp. 329–369 (consultable en ligne sur JSTOR
  • Faraut, François, Histoire de « La Belle Jardinière », Paris, Belin, 1987 (consultable à la BnF
  • Jamet, Elsa. À La Belle Jardinière : de l’Île de la cité à la rue du Pont-Neuf, 2024 (consultable en ligne sur France Mémoire)
  • Lambert-Dansette, Jean, Histoire de l'entreprise et des chefs d'entreprise en France.. [01], Genèse du patronat : 1780-1880, 1991 (consultable sur Gallica intramuros)
  • Marrey, Bernard, Les Grands magasins, des origines à 1939, Editions du Linteau, 2018 (consultable à la BnF)