Fin de vie : l’inévitable voyage

Dans le cadre du cycle de conférences Débats au cœur de la science qui propose cette année d’étudier la fin, potentielle ou inéluctable, dans différents domaines de la connaissance, la BnF vous invite le mercredi 12 mars 2025 à 18h30 à une conférence sur le thème de la fin de vie.

Le document point de départ

Chaque séance du cycle s’ouvre par le commentaire d’un document disponible dans Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF et de ses partenaires. Pour cette conférence, le document retenu est une vue intérieure de la Morgue de Paris en 1845, qui se trouve alors quai du Marché-Neuf sur l’île de la Cité, entre le boulevard de la Cité et le parvis de Notre-Dame. Elle documente une pratique ayant eu cours jusqu’en 1907 : l’exposition publique de cadavres, témoin de l’état d’esprit et du rapport à la mort d’une société où l’existence est plus précaire qu’aujourd’hui. En 1850, l’espérance de vie en France est de 43 ans et un enfant sur six n’atteint pas l’âge d’un an. 

Charles Meryon, La Morgue de Paris sur l'île de la Cité, 1854

À l’origine, « morguer » signifie regarder quelqu’un avec hauteur. À Paris, à la prison du Grand Châtelet, les gardiens « morguaient » les prisonniers à leur entrée, afin de les reconnaître. La prison reçoit également les cadavres sans identité connue, trouvés sur la voie publique ou repêchés dans la Seine, qu’on installe dans la basse geôle, appelée « morgue ». En 1802, on décide de détruire le Grand Châtelet, devenu trop vétuste. La Morgue est installée en 1804 quai du Marché-Neuf ; elle déménage en 1864 quai de l’Archevêché, derrière le chevet de Notre-Dame, puis en 1923 dans un nouveau bâtiment quai de la Rapée. Elle est devenue l’Institut médico-légal de Paris, qui reçoit toujours les corps des défunts dans les cas de décès sur la voie publique, décès d’origine criminelle ou suspecte et les corps non identifiés.

Détail de la vue intérieure de la Morgue de Paris en 1845, dessin d'après une peinture de Carré

La mise sous vitrine des cadavres, telle qu’on peut la voir sur cette illustration, a eu cours pendant plus d’un siècle, à partir de l’installation en 1804 quai du Marché-Neuf. Au XIXe siècle, la Morgue de Paris dépend de la Préfecture de Police, tout comme l’Institut médico-légal aujourd’hui. L’anonymat est un problème d’ordre public et il importe d’identifier les cadavres inconnus, par enquête policière, diffusion du signalement ou exposition publique. La salle d’exposition est accessible à tous, y compris aux femmes et aux enfants, tous les jours et gratuitement. Cette salle est séparée de l’espace accessible au public par un vitrage et une rambarde. Les cadavres sont exposés sur des dalles individuelles inclinées, pour une bonne visibilité des corps. L’éclairage, direct et naturel, provient du plafond ouvert. Les vêtements et objets retrouvés avec les corps sont également exposés, toujours en vue de permettre la reconnaissance par des proches.
 

Les visites à la Morgue, entre fascination et transgression

L’objectif initial est de faciliter les identifications mais cette exposition devient une attraction prisée d’individus de toutes origines : hommes, femmes et enfants, ouvriers, bourgeois, Parisiens, provinciaux et étrangers. Elle est ainsi signalée dans des guides de visite, comme Paris : nouveau guide de l’étranger et du Parisien, publié par Hachette en 1867. Les habitués sont assurés du renouvellement régulier des corps exposés. Maxime Du Camp, dans Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle, paru en 1875, cite les chiffres suivants : en 1846 : on compte 257 hommes et 45 femmes, plus 78 nouveau-nés et des fragments ; vingt ans plus tard, en 1866, 486 hommes, 86 femmes, 146 nouveau-nés et fœtus, 15 débris.

Emile Zola, Thérèse Raquin, Chapitre XIII, 1867

Pourquoi cette attirance pour un lieu aux odeurs fétides, où les cadavres exposés montrent des signes de décomposition, parfois victimes de mort violente ou boursouflés pour les cas de noyade ? Les motivations sont diverses, entre curiosité, fascination, transgression, jusqu’à l’attrait érotique. À une époque où la mort et la nudité sont particulièrement tabous, les visiteurs se pressent pour apercevoir des corps nus, éprouver le « frisson ». Pendant une grande partie du XIXe siècle, les corps sont en effet exposés dénudés afin de mieux les identifier mais aussi pour les arroser d’eau fraîche et ralentir la putréfaction. Il faut attendre 1882 pour que l’apparition du frigorifique permette de conserver les corps plus longtemps. Émile Zola écrit dans Thérèse Raquin, paru en 1867 : « C'est à la Morgue que les jeunes voyous ont leur première maîtresse ». Le chapitre XIII, où Laurent, après avoir jeté à l'eau Camille, le mari de Thérèse Raquin, passe tous les jours à la Morgue de Paris vérifier si le cadavre a été repêché, est l’occasion pour Zola de décrire longuement la Morgue et ses visiteurs.
 

La fin de l'exposition publique en 1907

L’exposition publique perdure jusqu’en 1907, non sans critiques. Ainsi, en 1887, Adolphe Guillot, dans Paris qui souffre : la basse geôle du Grand-Châtelet et les morgues modernes, se prononce contre cette pratique, « offense permanente à la majesté de la mort, qui fait de la Morgue une école de démoralisation » et qu’il juge « inutile à l'action de la justice ». Dès l’origine, l’exposition publique, perçue comme dégradante, n’est acceptable que parce qu’elle permet la reconnaissance des corps. On assiste à la fin du XIXe siècle à une évolution des sensibilités, avec dans les discours un plus grand respect pour les morts, même inconnus, pauvres ou suicidés. Pour Guillot et les partisans de la fin de l’exposition publique, cette pratique manque de respect et a des effets pervers sur les mœurs des visiteurs. L’Écho de Paris titre en une « À bas la Morgue » le 3 mai 1905 : « Au lieu de toucher à ces maisonnettes jolies, c’est une baraque de cadavres qu’on devrait plutôt faire disparaître, transporter sur quelque autre berge, ou ailleurs ! Qu’elle se cache et qu’on ne la voit plus ! Je n’y suis entré qu’une fois, non pour voir des cadavres, mais pour voir pire, pour voir les vivants qui les regardaient ».  

Le Petit Journal, 21 mars 1907

C’est finalement le préfet de police Louis Lépine qui met fin à la pratique de l’exposition publique des corps à la Morgue de Paris, par un arrêté du 15 mars 1907. Cette suppression est approuvée par la majorité de la presse, y compris de journaux comme Le Petit journal, qui s’y était opposé quelques années plus tôt. La fermeture de la morgue au public est ainsi en une du Petit journal le 21 mars 1907 : « Le préfet de police vient de prendre un arrêté par lequel la Morgue de Paris sera ouverte exclusivement aux personnes qui s’y présenteront en justifiant qu’elles peuvent aider réellement à l’identification d’un corps exposé ou qu’elles ont intérêt à vérifier si le corps d’une personne disparue est exposé dans cet établissement ». La disparition de l’exposition publique suit une évolution générale des pratiques, où le cadavre disparaît de la vie quotidienne, sauf pour les proches d’un défunt, et des sensibilités, avec le respect du mort, l’importance accordée aux rituels funéraires, un certain refus de voir la mort, dont notre société actuelle est l’héritière.
 

Pour aller plus loin