Entasser Pélion sur Ossa

Le Pélion et l’Ossa sont deux célèbres montagnes à proximité de l’Olympe. L’expression où elles apparaissent renvoie à la mythologie grecque. Sa signification est aujourd'hui oubliée, mais elle fut, pendant un temps, d’un usage commun.

A l'origine de l'expression, un mythe grec

 

Au livre XI de l’Odyssée, Ulysse se rend chez les Cimmériens, qui habitent un pays toujours couvert par la brume et éternellement plongé dans l’obscurité. C’est là le siège des Enfers. Ulysse y rencontre les ombres des morts et s’entretient avec elles. Parmi elles, il y a Léda, qui a donné naissance à deux des Géants, Ephialtès et Otos. Ces derniers, conte Homère,    « menaçaient les Immortels qu’ils porteraient la guerre jusque dans les Cieux et, pour cet effet, ils entreprirent d’entasser le mont Ossa sur le mont Olympe et de porter le Pélion sur l’Ossa afin de pouvoir escalader les Cieux. Et ils l’auraient exécuté sans doute s’ils étaient parvenus à l’âge parfait, mais le fils de Jupiter et de Latone les précipita tous deux dans les Enfers avant que le poil follet eut ombragé leurs joues et que leur menton eut fleuri ».

Telle est donc la source mythologique, avec ses variantes selon les sources, qui trouvera place, bien après Homère, dans la célèbre Gigantomachie, le combat de Zeus et des Géants pour le pouvoir. Cet épisode a régulièrement inspiré les écrivains et les artistes, bien au-delà de l'Antiquité grecque. Dans ses Métamorphoses, Ovide rapporte le mythe en ces termes (ici, dans une traduction du début du XVIIIe siècle): 

 

Les Géants "entassèrent montagnes sur montagnes, mais Jupiter, d'un coup de foudre, ayant mis en poudre le mont Olympe renversa l'Ossa qui avait été placé sur le Pélion, et ensevelit ses ennemis sous ces vastes masses..."

 

Extrait en bilingue, latin et français, des Métamorphoses d'Ovide
Les Métamorphoses d'Ovide..., [édité par] l'abbé Banier, 1732

 

Quatorze siècles plus tard, dans la Divine Comédie, Dante parcourt les cercles de l'Enfer en compagnie de Virgile. Ils y font la rencontre du Géant Ephialtès, tué par l'un des Olympiens lors de la Gigantomachie. Gustave Doré en a donné cette représentation saisissante:

 

Ephialtès en Enfer selon Dante et Gustave Doré
Gustave Doré [Ephialtès enchaîné parmi les Géants], 1871. Illustration pour l'Enfer (Chant XXXI) de Dante Alighieri. " Ce téméraire a voulu mesurer sa puissance contre le souverain Jupiter, dit mon guide..."

 

Dans la mythologie grecque, le mont Pélion est également le pays des Centaures, ces créatures au buste d'homme planté sur un corps de cheval. Chiron, le plus célèbre d'entre eux, fut le précepteur de nombreux héros grecs, celui, en particulier, de Jason qui devait, à la tête des Argonautes, lancer, du Pélion précisément, son expédition pour s'emparer de la Toison d'or. Les Centaures, comme les Géants, furent violemment chassés de la région par les Lapithes, peuple de Thessalie, suite à  un combat mentionné dans l'Illiade. Beaucoup plus près de nous, José-Maria de Heredia, poète parnassien, évoque dans l'un de ses poèmes, les Centaures défaits s'enfuyant : 

 

José-Maria Heredia, poème extrait du recueil La Grèce et l'Italie, 1926

 

Les usages contemporains de l'expression

 

Ce n'est que beaucoup plus tard encore, dans le dernier tiers du XIXe siècle, que le récit mythologique donne naissance, en français, à l'expression "Entasser Pélion sur Ossa" ou, variante, "Entasser le Pélion sur l'Ossa". Le Grand dictionnaire encyclopédique du XIXe siècle de Pierre Larousse en donne l'explication suivante à l'entrée "Pélion": "Entasser Pélion sur Ossa est devenu en littérature une locution proverbiale pour signifier une continuité d'efforts énergiques, un amas de faits réalisés à grands frais de toutes les choses qui pourraient concourir au succès d'une entreprise généralement impossible." Cette définition y est illustrée par un exemple emprunté à l'écrivain Charles Nodier (1780-1844) dressant, avec une pointe d'ironie, le portrait du révolutionnaire Vergniaud:

 

Extrait d'un livre de souvenirs de Charles Nodier
Charles Nodier, Souvenirs, épisodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire, 1831

 

Cependant, Le Nouveau dictionnaire illustré, publié en 1905 par le même Pierre Larousse, donne une définition beaucoup plus lapidaire et péjorative de l'expression: 

"La locution Entasser Pélion sur Ossa signifie accumuler les difficultés pour n'aboutir à aucun résultat."

 

Le lecteur trouvera dans Gallica des dizaines d'usages de l'expression, aussi bien dans la presse que dans les revues et ouvrages savants. Elle apparaît dans des contextes très différents. Ainsi, Théophile Gautier note-il dans son Voyage d'Espagne (1845), à propos de la cathédrale gothique de Séville: "La foi qui ne doute de rien avait écrit les premières strophes de tous ces grands poèmes de pierre et de granit. La raison qui doute de tout n'a pas osé les achever. Les architectes du Moyen Âge sont des espèces de Titans religieux qui entassent Pélion sur Ossa, non pas pour détrôner le Dieu tonnant, mais pour admirer de plus près la douce figure de la Vierge-Mère souriant à l'Enfant Jésus." 

Sur un mode beaucoup plus prosaïque, on trouve dans les mots-croisés proposés dans l'édition du 2 avril 1943 des Nouveaux temps, un quotidien du soir, la définition suivante: "Pourrait mettre Pélion sur Ossa." Et la réponse, fournie dans le numéro suivant, est: "La Foi". 

 

"Les architectes du Moyen Âge sont des espèces de Titans religieux qui entassent Pélion sur Ossa..."

 

L'expression est également utilisée dans des sujets touchant à la technique, pour en souligner le caractère prométhéen. Ainsi, dans l'hebdomadaire de vulgarisation La Nature: revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, l'auteur d'un article intitulé "L'exploitation des mines à travers les âges" compare les mineurs du XIXe siècle aux personnages de la mythologie grecque: "L'oeuvre des ouvriers qui vont chercher la houille jusque dans les entrailles de la Terre est beaucoup plus audacieuse que celle des Titans qui se contentaient d'entasser Pélion sur Ossa pour escalader l'Olympe. En effet les intrépides mineurs parvenus dans les profondeurs de l'abîme où ils portent la vie de la science, la pensée, rencontrent à la fois toutes les obstacles que Virgile et Homère ont mis sur la route d'Enée et d'Ulysse. L'imagination des poètes s'appliquant à ces grandes fictions n'a point dépassé les bornes de la stricte réalité. L'histoire des travaux souterrains offrent même des scènes terribles auxquelles ces géants de la pensée n'avaient pu songer." 

La locution apparaît aussi sous la plume d'hommes politiques. On la trouve, ainsi, dans une tribune de Joseph Caillaux (1863-1944), homme politique de la IIIe République, publiée dans L'Indépendant de Seine-et-Oise de 1932. Dans le contexte de la grande crise économique de 1929, Caillaux critique les solutions proposés par ses collègues socialistes de la IIe Internationale et, plus encore, celles des communistes de la IIIe Internationale: 

 

Titre de la tribune de l'homme politique Joseph Caillaux
Extrait de la tribune de Joseph Caillaux
Joseph Caillaux, "Choisir: ordre ou désordre!", tribune du 10 décembre 1932

 

Le Pélion moderne

On trouve encore, à la fin des années 1990, quelques occurrences de l'expression "entasser Pélion sur Ossa". Elle semble, aujourd'hui, être tombée dans l'oubli. Son exemple attire notre attention sur la naissance, la vie et la mort des locutions de ce type. Les raisons de leur disparition sont souvent difficiles à identifier. Cette expression, en l'occurrence, pouvait encore renvoyer les générations dont l’éducation avait été dominée par les Humanités à des souvenirs de lecture ou leur évoquer des images. Quoi qu'il en soit, Les Géants et les Centaures n'habitent plus ces contrées. Le Pélion moderne a vu naître, cependant, d'autres héros, ceux qui prirent une part importante à la lutte des Grecs modernes contre le joug de l'Empire Ottoman. Cette région, aujourd'hui fort paisible, possède un charme prononcé. La vue ci-dessous, dessinée par Edward Dodwell (1767-1832), au moment même où, en 1821, la Grèce moderne s'apprêtait à déclarer son indépendance, en témoigne.

Gravure en couleur d'un village caractéristique du Pélion
Village de Portaria sur le Mont Pélion, Edward Dodwell, 1821