Cuisine et dépendance : les femmes et la table au XIXe siècle

Dans Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l'excès, Lauren Malka pointe les différentes manières dont les femmes, soupçonnées de gloutonnerie ou cantonnées au rôle de ménagère, furent longtemps exclues de la haute cuisine et plus largement de la table. A l’occasion de la parution en poche de cet essai, Gallica vous invite à découvrir quelques-uns des documents numérisés révélateurs de cette mise à l’écart.

C’est au tout début du XIXe siècle que naissent en France la critique et le discours gastronomiques, sous l’impulsion d’Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière (1758-1837) et de Jean-Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826). D’emblée, les femmes ne sont pas les bienvenues à table et se trouvent exclues de l’éloquence gourmande. « Au reste, écrit Grimod dans le Manuel des amphitryons (1808), le déjeuner dont nous venons de donner le menu, […] est un repas de garçon, plutôt qu’un festin de cérémonie. Il est rare que l’on prie des dames à déjeuner ; si l’on en admet quelques-unes, ce sont, ou des femmes galantes, ou des dames très-indulgentes sur tout ce qui tient à l’étiquette ; car un déjeuner n’est agréable qu’autant qu’on en a banni toute espèce de gêne : c’est pour cela qu’on ne permet jamais aux valets d'y paraître. » Ailleurs, il pointe « le faible appétit » des dames qui « s’accommode mieux du plaisir de sucer et de ronger à table, que de celui d’engloutir de gros morceaux ».

Dans son Almanach des gourmands, deux poèmes, « les dîners sans femmes » et « les dîners avec les femmes », pèsent avantages et inconvénients de leur présence à table. « Voulez-vous tuer nos saillies,/ Nos bons mots, nos transports si doux,/ Faites que dix femmes jolies/ Prennent place au milieu de nous. » Quant au poète qui défend leur présence, c’est dans un but bien précis : « Dans un souper où cent bougies/ Font étinceler les cristaux,/ Le Champagne part en saillies,/ En ris folâtres, en bons mots. / Souvent une belle intraitable,/ Dont la pudeur craignait le jour,/ Achève sa défaite à table,/ Et c'est où l’attendait l'amour. » Et Grimod de conclure que tous les gourmands « sont d'accord, en effet, que les femmes, petites mangeuses, et qui trouvent toujours le temps long à table, parce que c'est le lieu où l'on s'occupe le moins d'elles, doivent être bannies de tout repas savant et solide. Mais, dans le cours ordinaire de la vie, particulièrement dans les soupers, où l'on prise plus ce qui entoure la table que ce qui la couvre, elles seront toujours les bienvenues. » Ces femmes, la plupart du temps des actrices, des maîtresses ou des prostituées, ne sont admises à table que pour y être consommées.

Les restaurants, qui se multiplient au moment où se développe le discours gastronomique, se concentrent au Palais-Royal, puis sur les boulevards, espaces de la vie culturelle parisienne en même temps que lieux de plaisir. Jusqu’au début de la IIIe République, les « femmes honnêtes » fréquentent peu les établissements parisiens et sont toujours accompagnées de leur époux. Le repas pris en compagnie d’une femme galante dans le cabinet particulier d’un grand établissement devient un véritable topos de la littérature. Dans La Vie à table à la fin du XIXe siècle (1894), de Chatillon-Plessis (18..-19..), rien n’a changé. La deuxième des douze « règles de mangerie » énoncées par l’auteur est sans ambiguïté : « Les repas entre hommes sont plus favorables à l'intelligente appréciation des mets, la compagnie d’une femme charmante étant désastreuse, à cause des devoirs absorbants que la politesse exige. Toutefois, si cette femme est gourmande elle-même (ce qui constitue un charme double, et d’autant plus excitant en apéritivité), l’inconvénient s’atténue, et parfois même peut aller jusqu’à disparaître. En aucun cas, quel que soit son voisinage, un gourmand n’a le droit d’être amoureux pendant qu’il mange. » Emile Goudeau (1849-1906) dresse le même constat dans Paris qui consomme : tableaux de Paris (1893) : « Il est entendu que le cabinet particulier n’a pas été précisément inventé pour l’œuvre de la mastication. Néanmoins, comme s’il était destiné à déguiser les intentions, à voiler les résultats, à couvrir les audaces, le menu apparaît vaste et formidable. »

L'image montre un couple assis à une table. L'homme porte un costume sombre, la femme une robe claire à volants. Quelques bouteilles et verres sont présents sur la table, éclairés par une lampe verte. L'arrière-plan est un rideau rouge.
« En cabinet particulier », dans Emile Goudeau, Paris qui consomme, 1893. Illustrations de Pierre Vidal.

En cuisine, la situation n’est guère plus favorable, et la présence des femmes est sujet de vifs débats au long du XIXe siècle. Après la Révolution française, nombre de cuisiniers doivent s’exiler avec leurs maîtres. Certains ouvrent des restaurants ou des commerces de bouche. Ils cherchent à faire reconnaître leur profession, à distinguer leur travail de la cuisine domestique et des recettes de « bonne-femme ». A partir des années 1880, les revendications féministes et l’éventualité d’une concurrence féminine inquiètent les professionnels. L’éducation culinaire des femmes est rejetée par nombre d’entre eux, dont Philéas Gilbert (1857-1942), qui engage à ce sujet une longue polémique avec la féministe Hubertine Auclert (1848-1914). En 1893, dans L’Art culinaire, il s’émeut de ce qu’il observe en Angleterre : « Il y a quelques années, certains praticiens, dans un but dont nous laissons juge la corporation, entreprirent de former des élèves-femmes. Ces élèves sortirent de leurs mains plus ou moins capables, mais n’en supplantèrent pas moins les cuisiniers dans nombre de riches maisons ; quelques-unes même adoptèrent le restaurant. La corporation se trouvait donc par ce fait victime de l’égoïsme et de la rapacité de quelques-uns de ses membres, et nous avons le regret de le dire ici, ces tristes personnages trouvèrent des imitateurs à Paris ». 

Une cuisinière se tient debout devant son fourneau
Jeanne Samary, Les Gourmandises de Charlotte (illustrations de Job), Hachette et Cie (Paris), 1890

La pratique de la cuisine par les femmes n’est acceptée que dans le cadre domestique ; pour elles, la transmission doit rester orale et intra-familiale : « Jadis, la mère enseignait à sa fille ce qu’elle-même avait appris de sa mère. Cet enseignement, portant surtout sur des manipulations simples, se transmettait sans allure solennelle, sans rhétorique doctorale. Naïvement, devant la large cheminée ou devant le fourneau "potager", la mère expliquait les principes primordiaux d’une cuisine bourgeoise et familiale. Restant ainsi limité au cadre du foyer, l’enseignement culinaire de la femme donnait d’excellents résultats. A cet état de choses, a succédé un système déplorable. La vie extraordinairement agitée de nos contemporaines les empêche, avons-nous dit, de se livrer aux travaux du ménage, mais quelques-unes d’entre elles, désireuses de supplanter les cuisiniers-professeurs, et cela, nous le répétons, sans la moindre étude préparatoire, ont su se glisser dans les rédactions des journaux et revues de modes où, avec une tranquille inconscience, elles veulent apprendre aux autres ce qu’elles ont toujours ignoré. La manie, aujourd’hui, est de déclarer que les saines traditions de la Cuisine française sont mortes, tuées par les « mauvais cuisiniers ». [...] Il nous déplaît de lire des critiques injustes. Il est de notre devoir de rechercher les causes de la décadence de la cuisine ménagère en France. Parmi ces causes, nous croyons que la plus déterminante est l’inepte enseignement donné à grandes doses par les journaux de modes où cette rubrique est confiée aux femmes. Aussi ne craignons-nous pas d’affirmer que la cuisine ménagère a cessé d’exister du jour où la femme, abandonnant la pratique, a abordé la théorie. » (L’Art culinaire, novembre 1904). 

Au sein de leur propre foyer, les femmes disposent-elles de plus de liberté, au moins pour ce qui vient garnir leurs assiettes ? Pas davantage. Comme le souligne Lauren Malka dans Mangeuses, on apprend dès l’enfance aux filles qu’elles sont par nature gourmande mais qu’elles doivent apprendre à contrôler leur appétit. Dans les Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), Simone de Beauvoir conserve ainsi un souvenir cuisant de sa lecture des Gourmandises de Charlotte, conte moral pour enfant publié en 1890 par Jeanne Samary, illustré par Job. L’histoire commence un matin de Pâques : Charlotte découvre un bel œuf en sucre, sentant la cerise, offert par sa mère.

Une petite fille en chemise de nuit goûte un gros oeuf rose posé sur une chaise. Un chien l'accompagne.
Jeanne Samary, Les Gourmandises de Charlotte (illustrations de Job), Hachette et Cie (Paris), 1890.

Après l’avoir goûté, elle ne veut plus rien manger d’autre, refusant d’obéir à sa gouvernante, à ses parents, puis au docteur. Comme dans d’autres contes où les enfants sont cruellement punis de leur mauvaise conduite, Charlotte paye cher son attitude : elle commence à rapetisser. Au fil de l’album, son corps passe, tel celui d’Alice chez Lewis Carroll, par toutes les métamorphoses et par tous les dangers. Devenue minuscule, Charlotte tombe dans la soupière de crème au chocolat, manque périr dans une casserole d’eau bouillante, est jetée aux ordures, maltraitée par un rat qui souhaite en faire sa domestique, mise au feu et sauvée in extremis par la cuisinière.

L'image représente le menu recommandé à la fillette : oeuf, bouillon, côtelette, sôle, pommes de terre et poulet
Jeanne Samary, Les Gourmandises de Charlotte (illustrations de Job), Hachette et Cie (Paris), 1890.

Repentante, elle promet alors de manger et se met cette fois-ci à enfler, jusqu’à devenir la risée de son quartier. La fin du livre met l’accent sur le régime que le médecin lui recommande de suivre. Charlotte promet de ne plus jamais toucher de sucreries et « obéit si bien […] qu’au bout d’un mois elle est devenue la plus jolie petite fille de Paris : ni trop petite, ni trop grande, avec de belles joues roses ». L’autrice de la fable, Jeanne Samary, est une actrice, sociétaire de la Comédie-Française, qui a été immortalisée par Auguste Renoir, Louise Abbéma ou l’atelier Nadar.

Peinture représentant une jeune femme les cheveux relevés, vêtue d'une robe élégante, portant un bracelet au poignet.
Portrait de Mlle Samary, Auguste Renoir, 1877 
Portrait photographique de la même jeune femme, en costume de scène.
« Jeanne Samary », Atelier Nadar, 1875-1895

 

Pour aller plus loin 

- Lauren Malka, Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l'excès, Éditions les Pérégrines, 2023. Ed. Points : parution le 6 juin 2025. 
- Alain Drouard, Histoire des cuisiniers en France : XIXe-XXe siècle, CNRS Editions, 2015. En ligne
- Lola Gonzalez-Quijano, « "La chère et la chair" : gastronomie et prostitution dans les grands restaurants des boulevards au XIXe siècle », Genre, sexualité & société, 10 | automne 2013 . En ligne
- Florent Quellier, Gourmandise : histoire d’un péché capital, A. Colin, 2010. Dunod poche, 2024. 
- Denis Saillard, « Chefs contre gastronomes. Histoire d’une défaite médiatique (1880-1940) », dans Le Temps des médias, printemps/été 2015. En ligne.