Black swan : premier label discographique afro-américain

Bien avant la Motown de Berry Gordy en 1959, l’homme d’affaires Harry Pace fonde en 1921 Black Swan, première marque discographique Afro-Américaine. Au-delà de la promotion des chanteurs et des auteurs-compositeurs afro-américains, Black Swan se veut également« une expérience radicale dans la politique et la culture noire ». 

BnF, Gallica. Black swan : Disque Black swan 2011 (étiquette d'un des disques Black swan représentant un cygne noir sur fonds orange)

Étiquette du disque Black swan n° 2011

De l’édition musicale à la production musicale

En 1905, alors qu’il fait l’apprentissage du métier de banquier à Memphis, le jeune Harry Pace, âgé de 19 ans, fait la connaissance de W.C. Handy. Celui que l’on surnommera quelques années plus tard le « Père du blues » est alors le leader d’une fanfare itinérante qui se produit dans le sud des États-Unis. Les deux hommes décident de s’associer en 1907 et fondent une maison d’édition musicale, la Pace and Handy Publishing Company. Les premières années sont financièrement modestes mais l’écriture par Handy de The Memphis blues en 1912 va changer la donne. Considéré aujourd’hui comme l’une des premières chansons de blues publiée, The Memphis blues est enregistré en 1914 par les deux labels discographiques alors hégémoniques aux États-Unis, Victor et Columbia, et connait rapidement un succès considérable. Yellow dog blues, Beale Street blues ou encore Careless love, toujours composés par Handy, deviennent également des classiques et vont encourager les deux associés à s’installer à Harlem en 1918. 

Photographie en noir et blanc d'une rue de New York en 1924
Une rue de New York en 1924

La « Tin Pan Alley » (littéralement « l'allée des casseroles en métal »), nom donné par le journaliste Monroe Rosenfeld à la 28ème rue ouest de New York, où la majorité des éditeurs musicaux new-yorkais s’est regroupée, connait son âge d’or durant l’après-guerre. Les éditeurs musicaux dominent alors l’industrie musicale : la majorité des compositeurs et auteurs travaillent pour eux et il est très rare que les artistes interprètent leurs propres créations. Pace et Handy vont profiter de la synergie offerte par la Tin Pan Alley pour se développer en se spécialisant en même temps dans l’édition d’auteurs-compositeurs afro-américains.

Création du label Black Swan : déclencheurs et implications militantes

Au début des années 1920, les deux associés se séparent et Harry Pace créé en janvier 1921 la Pace Phonograph Co et son corollaire, le label Black Swan (Cygne noir), en hommage au surnom affectueux donné à la chanteuse afro-américaine Elisabeth Taylor Greenfield. 

logo du label Black swan
Logo du label Black swan

Deux facteurs peuvent expliquer le passage d’Harry Pace de l’édition musicale à l’édition phonographique : 
En 1920, Mamie Smith, danseuse de revue, chanteuse, pianiste et actrice, est la première afro-américaine à enregistrer un disque de blues (Okey – 4113). Son second disque 78 tours, Crazy Blues (Okey – 4169), enregistré à New York le 10 août 1920, se vend à 25 000 exemplaires en un mois, égalant les ventes d’Enrico Caruso. 

Ces chiffres de vente impressionnants pour l’époque ouvrent la voie de l’enregistrement aux artistes afro-américains, un créneau intéressant pour Harry Pace et son label qui prendra pour slogan publicitaire : 

" Les seuls disques réalisés entièrement par des gens de couleur ".

 

Second facteur déterminant, l’expiration d’un certain nombre de brevets cruciaux (dont l’enregistrement latéral), détenus jusqu’à présent par les trois majors américaines Victor, Columbia et Edison, qui permit l’apparition de nombreuses maisons de disques indépendantes.


Durant ses études à l’université d’Atlanta, Harry Pace avait fait la connaissance d’une personne qui allait se révéler déterminante, le professeur William Edward Burghardt DuBois dit "W. E. B. DuBois", fondateur en 1909 de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), organisation américaine de défense des droits civiques. 

William E.B. DuBois

Harry Pace partage les idées et les combats de W.E.B. Du Bois. En 1917, Il participe à la fondation de la succursale d’Atlanta du NAACP et exerce les fonctions de directeur commercial du nouveau journal de DuBois traitant de la culture afro-américaine, le Moon Illustrated Weekly. Lors de la création de Black Swan, Harry Pace bénéficie du soutien et des conseils directs de DuBois, qui confère à son projet une crédibilité politique de poids. Ce dernier fait d’ailleurs parti du conseil d’administration de Pace Phonograph Corporation, au côté de John Nail, roi du marché immobilier de Harlem et beau-frère de l'écrivain/historien James Weldon Johnson. Le directeur commercial de Black Swan était le journaliste Lester Walton, qui devint plus tard ministre américain au Libéria.
Pour Harry Pace, une maison de disque comme Black Swan doit ainsi s’impliquer dans la lutte pour la justice sociale et économique. Et comme le souligne David Suisman : Black Swan se veut un "exemple de développement d’une petite entreprise, inspirant et instruisant les Afro-Américains sur l’accumulation de capital et le potentiel d’autodétermination économique". Pour la distribution de ses productions, Black Swan fait appel aux entreprises appartenant à des Afro-Américains ou à celles dont la clientèle est majoritairement afro-américaine. A côté du circuit traditionnel des magasins de musique, les disques de Black Swan sont vendus dans les salons de coiffure, les salles de billard ainsi que dans quelques bars clandestins.
Harry Pace doit faire face au début de son activité au refus des autres maisons de disques de louer leur studio d’enregistrement et/ou leur usine de pressage. Le racisme est présent mais il s’agit davantage ici d’une lutte féroce entre Harry Pace et ses concurrents directs. Il réussit finalement à faire construire un studio d’enregistrement sous les bureaux de sa société et, après de nombreux rebondissements et difficultés, rachète en avril 1922 le label Olympic et ses usines de pressage. 


Direction artistique et Artistes 

Harry Pace sait s’entourer et engage au poste de directeur musical et de directeur d'enregistrement Fletcher Henderson alors âgé de 23 ans. Celui qui accueillera quelques années plus tard Louis Armstrong (en 1924), Fats Waller (en 1926) ou encore Coleman Hawkins et Benny Carter dans son big band acquiert durant ses années Black Swan une solide expérience d'entrepreneur musical. Il réunit des groupes, organise des séances, accompagne des chanteuses et écrit de très nombreuses orchestrations.

Étiquette du disque Black swan 2026
Unknown blues composé et interprété par F.H. Henderson (Black swan - 2026)

Dans un souci d'élever le goût de la population afro-américaine, prolongement logique de sa volonté de lutter pour la justice sociale et économique, Harry Pace souhaite dans un premier temps enregistrer sur son label des chansons sentimentales et autres hymnes religieux, genres habituellement réservés au public blanc. Ce choix est notamment visible à travers les deux premières références de Black Swan : le disque de la soprane Revella Hughes avec Thank God for a garden (réf. 2001) et celui du baryton Carroll Clark Dear little boy of mine (réf. 2002). 

Étiquette du disque Black swan numéro 2045
Song of India par Nettie Moore (Black swan - 2045)

Mais Fletcher Henderson fera rapidement infléchir les choix éditoriaux de Pace lorsqu’il faudra définir le répertoire de leur future vedette Ethel Waters, chanteuse à la voix douce et chaude découverte par ce dernier au printemps 1921 dans le circuit du vaudeville noir. Le retour au répertoire blues sera déterminant pour consolider l’existence alors fragile du label Black Swan. Le premier disque d’Ethel Waters (Black Swan - 2010) avec Down Home Blues couplé avec Oh Daddy est un succès instantané, dépassant rapidement Mamie Smith et tous les autres artistes noirs de l'époque. Ce 78 tours s’écoulera à plus de 110 000 exemplaires, assurant un succès majeur à la toute jeune société, succès plus jamais égalé durant l’existence de Black Swan. Au fil des enregistrements pour Black Swan, la jeune Ethel Waters, glisse progressivement du blues au jazz, définissant un phrasé vocal qui inspirera plus tard Billie Holiday, Ella Fitzgerald ou encore Sarah Vaughan.
 

Dying with the blues interprété par Ethel Waters (Black swan - 2038)

Un peu au même moment qu’Ethel Waters, Harry Pace signe une artiste venue de Chicago, Alberta Hunter qui remporte également un énorme succès avec Bring back the joys (Black Swan 2008). Alberta Hunter est très certainement l’artiste afro-américaine qui enregistra le plus longtemps. Elle publie son premier 78 tours en 1921 pour Black Swan et sort en 1983 son ultime album, Look for the silver lining pour la Columbia à 88 ans.

Étiquette du disque Black swan numéro 2019
He's a darn good man interprété par Alberta Hunter (Black swan - 2019)

Parmi les autres artistes de Black Swan figurent Trixie Smith, gagnante d'un concours de blues parrainé par le 15e régiment d'infanterie américain en 1921. En septembre 1922, elle enregistre pour Black Swan le titre My man rocks me (with one steady roll), une des premières chansons à contenir les mots « Rock » et « Roll ». 
Disque Black swan : Desperate blues (Black swan 2039)

Étiquette du disque Black swan numéro 2044
You missed a good woman when you picked all over me interprété par Trixie Smith (Black swan - 2044)

 

La fin du label Black swan

Les deux premières années d’existence de Black Swan se déroulent sous les meilleurs auspices, mais l’année 1923 va marquer son déclin brutal. Durant les années 1920, La radio s’installe de plus en plus au cœur des foyers américains. Face au prix toujours important du 78t (1$ dans les années 1920), elle offre l’écoute gratuite de musique. Les petits labels discographiques ne disposant d’aucune « star » bien établie vont subir de plein fouet l’arrivée de ce nouveau média. 
D’autre part, les majors américaines du disque perçoivent de plus en plus le potentiel économique que représentent ce que l’on nomme désormais les « Race records », disques 78 tours à destination du public afro-américain. Au début de l’année 1923, Bessie Smith enregistre pour Columbia Gulf Coast Blues et Down Hearted Blues (écrit par Alberta Hunter). Peu de temps après, Gertrude "Ma" Rainey enregistre son premier 78 tours chez Paramount : Bo-weavil blues / Last minute blues. Ces deux disques se vendront à plus de 100 000 exemplaires chacun. 
Enfin, Alberta Hunter quitte Black Swan en 1922, également pour la Paramount. Elle est suivie par Trixie Smith en 1923. Après un bref passage chez Vocalion, Ethel Waters rejoint la Paramount, puis la Columbia en 1926.

 

Étiquette du disque Black swan numéro 14121
When you're crazy over daddy interprété par Josie Miles (Black swan - 14121)

Après avoir loué son catalogue à la Paramount pour exploitation (Paramount rééditera quatre-vingt-dix références du catalogue Black Swan), Harry Pace rompt ses derniers liens avec le secteur de la musique en 1930 et va prospérer dans celui des assurances. Il fonde en 1925 la Northeastern Life Insurance Company de Newark, dans le New Jersey.  Puis, il s’installe à Chicago ou il reprend des études de droit. Il est nommé avocat en 1933.  Il décédé dix ans plus tard à l’âge de 59 ans.
Un dernier mystère entoure Harry Pace. Le recensement de Chicago de 1930 montre Pace et sa famille identifiés comme « nègres », mais le recensement de 1940 l'identifie comme « blanc ». Pour ses descendants, Harry Pace était un grand-père blanc et ils pensaient qu'il était italien. Ce n'est qu'en 2007, plus de 60 ans après sa mort, que ces descendants ont découvert son histoire pour la toute première fois.

 

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