Astrologie et magie dans les manuscrits de Notre-Dame de Paris

Parmi les manuscrits médiévaux provenant du chapitre cathédral de Notre-Dame de Paris, on ne s’étonne pas de trouver principalement des ouvrages de théologie. Mais quelques livres de science s’y glissent également, et aux limites de celle-ci, d’astrologie et de magie.

Le musée de Cluny, musée national du Moyen Âge, présente du 19 novembre 2024 au 16 mars 2025 une exposition Feuilleter Notre-Dame. Chefs d’œuvre de la bibliothèque médiévale organisée par la Bibliothèque nationale de France. Celle-ci conserve en effet plus de 300 manuscrits médiévaux, donnés en 1756 en échange d’une subvention royale pour la reconstruction de l’ancienne sacristie et d’un exemplaire de chaque ouvrage publié par l’imprimerie royale du Louvre. La plupart de ces manuscrits sont numérisés et présentés sur Gallica dans une sélection documentaire dédiée.

Au Moyen Âge, le cloître de Notre-Dame est un haut-lieu d’enseignement de la théologie, et sa bibliothèque se compose principalement d’ouvrages bibliques et liturgiques. Cependant, au fil des dons médiévaux et modernes, d’importants ouvrages profanes s’y ajoutent. De la littérature classique, bien sûr, mais également des ouvrages scientifiques, à commencer par des manuels traditionnels, comme L’institution arithmétique de Boèce, ici copiée au XIe siècle et complétée d’un fragment de commentaire du « pape de l’an mil » Gerbert d’Aurillac (Sylvestre II), un mathématicien de premier plan à l’époque.

Boèce, De institutione arithmetica (d'après Nicomaque de Gérase), II, 33. Les schémas représentent différentes opérations sur les nombres pairs ou impairs, interprétés comme des figures géométriques. En marges, annotations de Gerbert d(Aurillac. BnF, Manuscrits, Latin 17858, f. 26v

 Le même chanoine de Notre-Dame, Claude Joly, chantre et bibliothécaire au XVIIe siècle, fit également entrer un autre manuscrit de la même époque, lui aussi hérité de son grand-père, l’avocat et collectionneur Antoine Loisel : ce recueil de textes divers connus sous le nom d’Alchandreana est le plus ancien manuscrit d’astrologie dans lequel on retrouve l’influence de la science grecque et arabe. Antérieur aux importants mouvements de traduction du XIIe siècle, les techniques évoquées relèvent plutôt de la numérologie, mais témoignent de l’imprégnation d’idées développées dans le monde arabo-persan et juif, comme l’influence des nœuds lunaires.

Liber Alchandrei philosophi, Xe-XIe siècle. Le schéma illustre le déplacement des planètes sur le zodiaque (vu de la Terre). Bien qu'encore très approximatif, il préfigure la redécouverte de l'astronomie planétaire de Ptolémée au XIIe siècle. BnF, Latin 17868, f. 2v

 Les savants du Moyen Âge ne séparaient pas astronomie et astrologie, considérées comme les deux faces d’une même « science des astres » et globalement acceptées, même si les théologiens s’efforçaient d’y poser des limites théoriques. Il n’est donc pas surprenant que certains traités de référence d’astrologie se soient glissés dans la bibliothèque de Notre-Dame, dont les chanoines, après tout, devaient s’être formés aux arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, mais aussi arithmétique, géométrie, musique et astronomie / astrologie) avant leurs études en théologie. On trouve notamment un manuscrit du XIe siècle de la Mathesis de l’astrologue romain Julius Firmicus Maternus (IVe siècle), ainsi qu’une traduction de la synthèse de l’astronome et astrologue tunisien Haly Abenragel (ابن أبي رجال, علي أبو الحسن الشيباني), le Liber de judiciis astrorum (XIe siècle, traduit en latin au XIIIe siècle).

Haly Abenragel, Liber de judiciis astrorum, seconde moitié du XVe siècle. Le chapitre qui commence à cette page explique comment prédire si un ennemi sur le point d'assiéger une ville aura ou non le dessus en fonction de la position des planètes (avec un exemple à droite). BnF, Manuscrits, Latin 17869, f. 107v

 Aux marges mêmes de l’astrologie et de l’orthodoxie religieuse, certains savants médiévaux n’hésitaient pas à faire une place à la magie astrale et à la nigromancie. Les livres de recettes de talismans ou de rituels sont plus rares, mais la collection de Notre-Dame en contient deux très particuliers.

Le manuscrit Latin 17871 est une copie du XVIe siècle du Picatrix, un célèbre « livre dans les arts de nigromancie », compilation de talismans prétendument traduite de l’arabe à l’instigation d’Alphonse X de Castille, et qui semble avoir été (relativement) répandue en Europe à la fin du Moyen Âge.

Picatrix de Magia, page de titre. Sous la classification de la bibliothèque de Notre-Dame ("L9 à la bibliothèque de l'Église de Paris"), un bibliothécaire a ajouté une note : "Ce livre de sortilèges est d'une écriture du XVIe siècle."). BnF, Manuscrits, Latin 17871

 Plus exceptionnel encore, le manuscrit Italien 1524 mêle traités d’astrologie, recettes médicales et magiques, livre de sorts (c’est-à-dire de divination en jetant des dés), rites d’invocation d’anges et de démons et autres cas pratiques d’usage de la magie, pouvant notamment impliquer la conception de sceaux, de talismans ou de figurines. Certains sont des traités identifiés par ailleurs, comme la Clavicula Salomonis, manuel complet de magie rituelle assez répandu à la fin du Moyen Âge, dont il s’agit de la plus ancienne copie (1446) ; d’autres, comme le texte intitulé Necromantia, semblent plutôt des mélanges de recettes collectées dans divers ouvrages, et en l’occurrence concernant principalement la magie amoureuse et sexuelle.

Clavicula Salomonis. Pëntacle de Salomon pour invoquer les esprits, garantir la sécurité et l'obéissance de toutes les créatures conjurées. BnF, Manuscrits, Italien 1524, f. 186r

 Il est probable que ce manuscrit originaire de Lombardie, daté de 1446, ait été commandité à la cour des Visconti. Le traducteur italien s’attache à respecter le texte latin pour ne pas dénaturer la magie – lui-même n’est pas nigromancien, mais seulement grammairien, dit-il – mais intervient fréquemment en marge du texte, souvent pour indiquer ses soupçons face aux textes les plus hétérodoxes. Bien que les circonstances ayant mené ce manuscrit de l’Italie à Notre-Dame de Paris soient inconnues, au moins l’un de ses possesseurs, probablement au XVIIIe siècle, a testé certaines expériences : il valide en marge plusieurs rituels, notamment amoureux, « essayés et vrais » – et rature les moins efficaces, comme ceux qui auraient dû le rendu invisible (apparemment sans succès !).

Rituels pour se rendre invisible ("volendo esser invisibile"), raturés par un possesseur du XVIIIe siècle. Italien 1524, f. 155r
Invocation de démons pour un rituel amoureux, validée par le possesseur du XVIIIe siècle ("Probatissimo et vero, più volte provato, +++" : très prouvé et vrai, essayé plusieurs fois"). Italien 1524, f. 100v
Recette à l'usage des dames pour se rétrécir la poitrine, à base de pâte de farine de silice au vinaigre. Le traducteur lui-même se moque de cette recette ("RIDICULA" en marge), qu'il a fait essayer à une amie avec le résultat inverse ! Raturée par le possesseur du XVIIIe, peut-être sur la foi de cet avis. Italien 1524, f. 88r

 Bien qu’assez logiquement anecdotiques dans la collection de Notre-Dame de Paris, ces manuscrits témoignent d’un intérêt répandu à la fin du Moyen Âge pour les « sciences » expérimentales, aussi bien en contexte ecclésiastique que dans les cours princières. Au début de l’époque moderne, la censure religieuse a cependant provoqué la destruction de nombreux ouvrages de magie, nous laissant avec des témoignages plus que lacunaires qui les rendent d’autant plus précieux. C’est moins le cas de l’astrologie, dont la période de censure est plutôt antérieure aux traductions de l’arabe ; jugée ensuite plus acceptable, elle est encore très en vogue aux XVIe et XVIIe siècles.

Pour aller plus loin :

Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance : astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, 2006, https://books.openedition.org/psorbonne/12587.

Charlotte Denoël, « Le fonds des manuscrits latins de Notre-Dame de Paris à la Bibliothèque nationale de France », Scriptorium, 58.2 (2004), p. 131-173, https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_2004_num_58_2_3876

David Juste, Les Alchandreana primitifs : étude sur les plus anciens traités astrologiques latins d'origine arabe (Xe siècle), Leiden, 2007.

Le manuscrit Italien 1524 a été entièrement édité par Florence Gal, Jean-Patrice Boudet et Laurence Moulinier-Brogi, Vedrai mirabilia : un libro di magia del quattrocento, Rome, 2017.