Alfred, un pingouin à la fête

Compagnon de Zig et Puce dans la bande dessinée d’Alain Saint-Ogan (1895-1974), le pingouin Alfred fut une figure incontournable de l’entre-deux-guerres. Après avoir évoqué dans deux précédents billets la réputation de porte-bonheur et les nombreux produits dérivés dont ce personnage fit l’objet, le blog Gallica vous emmène au cœur des défilés, fêtes populaires et bals costumés inspirés par ce célèbre pingouin, alors que l’année 2025 marque le centenaire de la première publication de Zig et Puce.

Apparu dans Dimanche illustré en décembre 1925 aux côtés de Zig et Puce, le pingouin Alfred suscite un véritable engouement à la fin des années 1920, au point d’éclipser quelque peu ses deux compagnons de voyage. Si ce succès s’explique en partie par la stratégie commerciale et transmédiatique mise en place par Saint-Ogan et par Dimanche illustré – qui facilitent notamment la fabrication et la circulation de produits dérivés –, il faut noter que cette popularité dépasse, de loin, la simple opération publicitaire ou mercantile. En témoignent les multiples apparitions d’Alfred dans des événements et fêtes populaires de la fin des années 1920.

Alfred en cortège

À Berck-Plage (actuel Pas-de-Calais), à Bray-Dunes (Nord) ou encore à Loon-Plage (Nord), plusieurs enfants remportent des concours de travaux sur sable en réalisant des sculptures Alfred.

Des sculptures sont aussi relevées lors de la fête des fleurs du Touquet (Pas-de-Calais), du combat naval fleuri de Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes), de la fête des fleurs enfantine de Luchon (Haute-Garonne) ou encore d’une parade de chars fleuris aux Sables-d’Olonne (Vendée), et ce jusqu’aux dernières années de l’entre-deux-guerres.

Bon vivant, Alfred semble de tous les carnavals et défilés festifs : entre 1928 et 1930, des chars et tableaux à la gloire du pingouin et de ses compagnons Zig et Puce sont remarqués au Havre (Seine-Maritime), à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), à Noirmoutier (Vendée), à Meaux (Seine-et-Marne), à Metz (Moselle) ou encore à Besançon (Doubs). En mars 1928, lors de la cavalcade de la Mi-Carême, un char en l’honneur d’Alfred défile dans les rues de Paris à l’initiative des « Alfredystes », une « société amicale et d’entr’aide » constituée en association quelques mois plus tôt. Celle-ci entretient manifestement un lien avec le groupe de presse de la famille Dupuy, propriétaire de l’hebdomadaire Dimanche illustré et du quotidien Excelsior : les membres de l’association, qui se joignent au cortège avec une broche Alfred à la boutonnière, sont reçus à plusieurs reprises dans les locaux d’Excelsior et de Dimanche illustré.

Alfred sur les routes de France

Si les nombreux exemples de déclinaisons commerciales, mascottes sportives et fêtes populaires révèlent à la fois la réflexion transmédiatique de Saint-Ogan, le grand sens publicitaire de Dimanche illustré et l’immense popularité d’Alfred à la fin des années 1920, ils montrent aussi que ce phénomène ne se limite pas au cadre parisien. Des accessoires et porte-bonheur à l’effigie d’Alfred sont offerts à leurs clients par des hôtels et commerces à Angoulême (Charente), à Nantes (Loire-Atlantique) et à Cailly-sur-Eure (Eure). D’autres sont distribués aux convives lors de rassemblements aussi divers que le « Dîner des Pingouins » de l’Hôtel royal à Dinard (Ille-et-Vilaine), la galette des rois de l’Union nationale des anciens chasseurs d’Afrique à Paris ou le gala de bienfaisance au profit de dispensaires antituberculeux de Strasbourg (Bas-Rhin).

De Troyes (Aube) à Brest (Finistère), de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) à Nancy (Meurthe-et-Moselle) et de Saint-Mihiel (Meuse) à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), en passant par Château-Thierry (Aisne) et Mansle (Charente), enfants et adultes se présentent sous les traits d’Alfred lors de fêtes costumées.

Dans ce contexte, la ressemblance entre le costume animalier et l'oiseau imaginé par Saint-Ogan importe peu : à l’aube des années 1930, la popularité du personnage est telle que n’importe quel pingouin peut être assimilé à Alfred, en particulier dans les pages de Dimanche illustré et d’Excelsior dont le lectorat identifie aussitôt la référence, mais aussi dans celles d’autres titres avec lesquels collabore régulièrement Saint-Ogan, comme L’Intransigeant.

De même, les hommes portant ce prénom sont rapidement surnommés « le pingouin », voire caricaturés sous les traits de l’animal.

« Tonkinoise, Tonkinois, vous avez le bonjour d’Alfred »

En réalité, la popularité d’Alfred s’étend même au-delà des frontières hexagonales : le personnage semble connu des colons établis dans l’empire colonial français. Les journaux francophones édités sur place, qui leur sont destinés, évoquent de temps à autre le succès du pingouin en métropole : en mai 1928, le quotidien France-Indochine reprend un article publié deux mois plus tôt à Paris dans L’Écho des sports. Alfred se retrouve aussi dans quelques périodiques étrangers : une photographie d’une sculpture en fleurs sur la Côte d’Azur est par exemple reproduite en mars 1931 dans l’hebdomadaire illustré Images, qui est édité au Caire et qui s’adresse à la population francophone du royaume d’Égypte, indépendant depuis la fin du protectorat britannique en 1922. Par ailleurs, le quotidien parisien Excelsior propose des abonnements à destination des colonies et des pays étrangers, qui pourraient contribuer à y faire connaître le pingouin – le nombre réel de souscriptions nous étant toutefois inconnu.

La presse francophone des colonies relève aussi les références au pingouin qui, tout comme en métropole, parsèment les festivités organisées jusqu’à la fin des années 1930 pour les populations européennes des territoires sous domination française, en particulier les plus aisées : un « Prix Alfred le pingouin » lors d’une course de chevaux à Antananarivo (Madagascar), un char d’aviateurs en l’honneur d’Alfred lors du carnaval de Casablanca (Maroc), un homme costumé en Alfred au Cercle sportif de Saïgon (actuelle Hô Chi Minh-Ville, Viet Nam), des enfants eux aussi déguisés lors de fêtes à Aïn Témouchent et à Alger (Algérie), un adulte grimé en pingouin et distribuant des sorbets lors d’une kermesse dans cette même ville

Le succès d’Alfred en Algérie peut en partie s’expliquer par la proximité du territoire avec la métropole, qui facilite la circulation des modes et des informations des deux côtés de la Méditerranée : des journaux édités dans l’Hexagone sont importés par bateau puis par avion – avec une circulation toutefois limitée –, et en 1930, la troupe parisienne du Théâtre du Petit-Monde, qui avait porté sur les planches les personnages d’Alfred, Zig et Puce pour un public enfantin, intègre à sa tournée un passage à Alger.

Si Alfred connaît véritablement son heure de gloire entre 1927 et 1929, les références au pingouin subsistent dans les fêtes populaires et événements mondains jusqu’à la fin des années 1930, ainsi que dans les créations théâtrales et phonographiques inspirées des personnages de Saint-Ogan : citons par exemple la série de disques Zig et Puce chez Columbia en 1932 et les pièces de Thérèse Lenôtre pour le Théâtre du Petit-Monde, jouées jusqu’en 1936 au moins. Signe de la place inégalée du pingouin dans le bestiaire de Saint-Ogan et de l’influence de ce dernier dans l’histoire de la bande dessinée franco-belge, plusieurs récompenses décernées par le festival d’Angoulême seront nommées les « Alfred » entre 1974 et 1988.

Pour aller plus loin sur Gallica

Pour prolonger ce voyage sur les traces d’Alfred, Zig et Puce, vous pouvez :

Et ailleurs

  •  Pour un panorama de l’œuvre de Saint-Ogan, voir Thierry Groensteen (dir.), L’Art d’Alain Saint-Ogan, Actes Sud, 2007.
  •  Voir également les travaux de Julien Baudry, conservateur des bibliothèques et chercheur en histoire de la bande dessinée, auteur d’un mémoire de Master disponible en ligne et d’une thèse de doctorat sur l’œuvre de Saint-Ogan et la culture enfantine.
  • Pour une analyse plus fine du succès mercantile et médiatique d’Alfred, voir Jean Rime, « T’as le bonjour d’Alfred, ou les médiamorphoses du pingouin », dans Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona (dir.), Objets insignes, objets infâmes de la littérature, Éditions des archives contemporaines et Université Paul-Valéry-Montpellier-3, 2019, p. 175-192. Accessible en ligne.
  • Pour les abonnements proposés par Excelsior à destination des colonies et de l'étranger, voir Annuaire de la presse française et étrangère et du monde politique, 1927, p. 564 et 678-679.