Alfred, pingouin porte-bonheur

Apparu dans la bande dessinée Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan (1895-1974), le pingouin Alfred fait l’objet d’un dépôt de marque et de nombreux produits dérivés à partir de 1927. Il acquiert aussi une réputation de porte-bonheur, mise en scène lors de compétitions sportives et renforcée par une intense stratégie médiatique. Le blog Gallica vous emmène sur les traces de ce pingouin fétiche, alors que l’année 2025 marque le centenaire de la première publication de Zig et Puce.

Le pingouin Alfred fait sa première apparition fin 1925 dans l’hebdomadaire Dimanche illustré, qui publie alors les aventures de Zig et Puce imaginées par Saint-Ogan. Leur périple se poursuit durant plusieurs années dans les pages de ce journal né comme un supplément du quotidien illustré Excelsior, mais désormais vendu séparément. En parallèle, la figure d’Alfred est déclinée en nombreux produits dérivés – accessoires de mode, équipements automobiles, poupées de velours… – parfois utilisés comme porte-bonheur ou grigris.

Alfred, « pingouin de forme et fétiche de son état »

Alfred acquiert en effet une réputation de « porte-veine ». L’Écho des sports loue ainsi ses vertus…

… et, quelques pages plus loin, propose à ses lecteurs d’adopter, eux aussi, « le fétiche des as, l’as des fétiches » grâce à un circuit de vente par correspondance.

Cette réputation le rend particulièrement populaire lors de compétitions sportives. En avril 1928, André Leducq, vainqueur de la course cycliste Paris-Le Havre coorganisée par Le Journal et par Le Sporting, se voit remettre à l’arrivée une poupée Alfred.

L’homme et le pingouin se retrouvent en juin 1928 sur le Tour de France, au sein de l’équipe Alcyon, puis en 1931 pour les Six Jours de Paris : Alfred est alors le fétiche du binôme cycliste formé par Leducq et Charles Pélissier, mais aussi des duos Armand Blanchonnet-Gabriel Marcillac et André Raynaud-Octave Dayen.

Côtoyant ainsi vedettes sportives et étoiles du spectacle vivant, ce drôle d’oiseau ne sachant pas voler se prend à rêver des cieux. Il se lie d’amitié avec plusieurs aviateurs, à commencer par le pilote américain Charles Lindbergh. Reçu en héros à Paris après sa traversée en solitaire de l’Atlantique en mai 1927, celui-ci se voit offrir un fétiche Alfred à l’ambassade ou à l’aérodrome, selon les sources. Quelques jours plus tard, plusieurs pilotes français présents lors d’une fête aérienne à Vincennes – dont Marcel Doret – font dédicacer leurs poupées Alfred par le président de la République Gaston Doumergue et par le ministre de l’Aéronautique Maurice Bokanowski.

Puis c’est au tour du pilote américain Richard Byrd et de son équipage de recevoir, en juin 1927, un exemplaire d’Alfred après leur vol transatlantique.

Mais le pingouin ne délaisse pas pour autant la jeune génération. Fin 1927, Dimanche illustré rapporte qu’Alfred est devenu l’insigne, peint sur la coque des avions, d’une escadrille de l’école de pilotage d’Istres (actuelles Bouches-du-Rhône) : « Alfred le bon enfant, le type sans prétention, que ses ailes ne peuvent emporter bien loin ; insigne qui convient à [c]es jeunes élèves, à peine sortis du nid, qui, s’ils rêvent d’égaler les plus grands as […], les grands oiseaux qui planent dans les cieux de gloire, sont encore un peu inhabiles, tâtonnants ».

Alfred, dont les loyautés sont décidément multiples, devient par ailleurs la mascotte de nombreux clubs sportifs, du Cercle sportif des nageurs raonnais (Vosges) au Club athlétique faremontais (Seine-et-Marne), en passant par l’Union sportive du métropolitain (Paris) et par l’équipe dite « des Pingouins » du Sporting Club de Douai (Nord). Une autre équipe de football, le Racing-Club de Paris, va jusqu’à louer un pingouin vivant (en réalité un manchot) au zoo de Vincennes afin de porter chance à ses joueurs lors de la finale de la Coupe de France de 1939.

Alfred, bête médiatique

La popularité d’Alfred est largement encouragée et orchestrée par Dimanche illustré, qui publie chaque semaine les aventures de Zig et Puce et dont le tirage passe, selon l’historien de la bande dessinée Thierry Groensteen, de 325 000 à 500 000 exemplaires entre 1925 et 1930. À Noël 1928, l’hebdomadaire propose un « jeu du pingouin » en double page et place des publicités dans d’autres journaux du groupe avant d’éditer, « devant le succès […] remporté », des tirages à part de ce jeu de plateau – tirages « presque épuisés », naturellement, comme le seront, l’année suivante, ceux d’un jeu d’adresse inspiré de Zig et Puce.

Appuyant cette stratégie éditoriale et commerciale, le quotidien Excelsior reproduit dans ses pages des photographies d’Alfred, Zig et Puce en vitrine de grands magasins parisiens et relate, à grands coups d’hyperbole, l’enthousiasme de la foule – « Alfred, réalisé en forme de poupées-fétiches, obtint un tel succès de curiosité que la police dut organiser un service d’ordre pour faire circuler les passants et dégager le trottoir. » – et les vertus protectrices de son héros – « Ses miracles ne se comptent plus, offrez-le à ceux que vous aimez et ils vous en garderont une affectueuse reconnaissance. ».

Dimanche illustré et Excelsior jouent également de cette réputation de porte-bonheur pour vanter la supériorité des produits de marque déposée : « Alfred, le vrai, celui qui seul porte bonheur dès qu’il est adopté, doit avoir à son cou une étiquette d’identité plombée portant son nom, avec la signature de l’artiste humoriste Alain Saint-Ogan. Qu’on se le dise… Les contrefaçons d’Alfred portent la guigne… Attention ! ! ! ».

Ces deux journaux s’intègrent dans un ensemble de titres de presse dirigés par la famille Dupuy, dont la force de frappe est aussi mise au service d’Alfred, Zig et Puce : de très nombreuses publicités sont insérées dans le quotidien Le Petit Parisien, qui tire à 1,5 million d’exemplaires à la fin des années 1920, tandis que la revue Omnia se fait l’écho du succès rencontré par le fétiche Alfred auprès des automobilistes.

Saint-Ogan lui-même contribue à la visibilité médiatique du pingouin porte-bonheur, conseillé en cela par son « imaginatif manager » et bénéficiant par ailleurs, grâce aux multiples journaux dans lesquels il publie, de nombreuses relations dans le monde de la presse. C’est bien lui qui offre aux pilotes français les poupées Alfred que ceux-ci feront dédicacer lors de la fête aérienne de Vincennes coorganisée par le journal L’Intransigeant, dont il est un collaborateur régulier. Peut-être s’appuie-t-il aussi sur ses contacts dans le milieu de l’aviation, lui qui dessine pour L’Avion, organe de l’Union des pilotes civils de France. Saint-Ogan procure également le fétiche Alfred remis à Leducq après sa victoire sur le Paris-Le Havre et intègre fréquemment, dans les planches de Zig et Puce, des références à la célébrité de ses personnages et aux talents protecteurs d’Alfred.

Ce faisant, Saint-Ogan, Dimanche illustré et Excelsior construisent, autant qu’ils relatent, la légende du fétiche Alfred, qui dépasse bientôt le phénomène commercial pour devenir une figure des fêtes populaires et de l’imaginaire collectif dans l’entre-deux-guerres. À découvrir dans le prochain billet !

Pour aller plus loin sur Gallica

Pour prolonger ce voyage sur les traces d’Alfred, Zig et Puce, vous pouvez :

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