Al-Ṣūfī : le ciel pour horizon (2/2)
Le "Livre des images des étoiles fixes" de l'astronome persan al-Ṣūfī est plus qu'une somme scientifique exceptionnelle, son illustration a fait aussi sa postérité.
Le Livre des étoiles fixes d'al-Ṣūfī est l'un des plus anciens textes arabes connu à ce jour ayant reçu une illustration. C'est dire l'importance de cette conjonction du livre et de l'image dans cette œuvre. La diffusion du traité d'al-Ṣūfī n’aurait sans doute pas été la même sans l’apport à la fois scientifique et artistique que constitue ces pleines pages de dessin. Cette iconographie est propre à al-Ṣūfī, car si celui-ci reprend les constellations de l'ouvrage de Ptolémée, l'Almageste ne comportait pas de représentation des constellations. Inspiré à al-Ṣūfī par les figures assez simplifiées observées sur un globe céleste, on ne sait pas exactement quelles autres sources iconographiques ont pu l'influencer.
Cette illustration fait parfois l'intérêt du manuscrit par le soin qui leur est apporté. Ainsi un exemplaire persan conservés à la BnF, de la période safavide, abrégé du livre d’al-Ṣūfī, est constitué presque exclusivement des images des constellations, d'une belle qualité, sans qu'aucun des tableaux des positions des étoiles ne soit donné. D'autres témoins du texte, à l'inverse, donnent les tableaux mais ne placent pas les étoiles dans les illustrations des constellations, ou bien présentent un programme iconographique incomplet.

Cette iconographie, qui a originellement une valeur scientifique et est présentée en deux exemplaires pour chaque constellation. L’une est à l’endroit, pour se repérer, livre en main, face au ciel. L’autre, comme inversée dans un miroir, devait servir à reporter les étoiles sur cet objet scientifique qu’est un globe céleste. La BnF possède d’ailleurs un des exemples les plus remarquables de ces globes, probablement réalisé à partir du traité d’al-Ṣūfī.

Pour s’approcher de ce que devait être l’illustration originale, il faut se reporter à un manuscrit copié par le fils même d’al-Ṣūfī, d'après l'ouvrage de son père. Ce Livre des étoiles fixes conservé à Oxford donne une idée du modèle à partir duquel dont on peut observer, dans les manuscrits postérieurs, la continuité ou les variations dans la représentation.

La BnF ne possède pas moins de onze manuscrits richement illustrés du traité d’al-Ṣūfī, ce qui permet de voir la variété iconographique des constellations selon les sphères culturelles et les époques.

Si al-Ṣūfī reprend les formes des constellations des Grecs, les appellations des étoiles viennent quant à elles souvent de la tradition des bédouins arabes, et fait référence à des ensembles bien différents parfois. On peut voir ici combien le matériau de légende entourant les constellations importe peu pour al-Ṣūfī qui mêle constellations grecques et noms arabes bien que les deux appellations correspondent à des systèmes différents de représentation. Ainsi « le Grand Ours » se trouve défini par le nom d’étoiles dans laquelle, la tradition arabe identifiait « les Filles du Brancard » accompagnées de gazelles.

De nombreuses étoiles font ainsi référence à une constellation arabe invisible dans la planche illustrée, qui choisit de figurer une constellation grecque. Mais parfois cette représentation du ciel arabe s’invite au sein des planches. Ainsi, si la plupart des représentations de « la femme assise » — équivalente de Cassiopée — sont ressemblantes, deux de nos manuscrits porte la représentation du chameau évoqué par al-Ṣūfī selon la tradition arabe.

De façon plus systématique, Andromède est accompagnée d’un poisson que les bédouins voyaient au milieu de cette figure. Les planches la figurent donc seule, puis, sur une autre planche, avec un poisson.


D’autres héros grecs sont transformés lors de leur reprise par al-Ṣūfī. Outre les visages et les habits orientalisés, la transposition des figures d’Hercule en « danseur » ou « l’agenouillé », ou celle de Persée portant la tête de Méduse, devenu « le porteur de la tête de la goule », montrent qu’al-Ṣūfī ne se sert des constellations que comme points de repère, indifférent aux mythes et légendes, qu'elles soient grecques ou bédouines d’ailleurs. On remarquera que le manuscrit latin de la bibliothèque de l’Arsenal garde pour Persée cette illustration orientale en lieu et place du héros grec, dont il aurait pu restituer la figure. Par contre pour la constellation du Dragon, le bestiaire médiéval le fait davantage ressembler au dragon médiéval européen.



La présence des planches illustrées des constellations, outre sa valeur scientifique, a pu expliquer aussi ces multiples copies, et leur acquisition, au-delà de l’intérêt pour l’aspect astronomique de l’ouvrage. On a pu aussi y lire des enjeux de représentations culturelles.
Si pour l’exemplaire le plus ancien, réalisé par le fils d’al-Ṣūfī, on a relevé la reprise visuelle d’éléments de la dynastie sassanide (IIIe-VIIe siècles), à laquelle les émirs bouyides aimaient se rapporter, un exemplaire conservé à la BnF, portant la cote Arabe 5036, témoigne de l’art et de la politique culturelle à l’époque timouride (Asie centrale, XVe siècle). D’après le colophon, ce manuscrit de grand luxe, au papier ivoire et aux peintures exceptionnelles, aurait été copié d’après un manuscrit revu par l'immense Naṣīr al‐Dīn al‐Ṭūsī lui-même. Cet astronome mathématicien, philosophe et théologien iranien (1201-1274) avait traduit al-Ṣūfī en persan - puisque le texte original était en arabe - et augmenté à son tour les connaissances de son temps de manière extraordinaire. Personnage exceptionnel, l'oeuvre de Naṣīr al‐Dīn al‐Ṭūsī influença Copernic dans sa description du mouvement des planètes.

Le nom d'Ulgh Beg est inscrit en lettres d'or.

Mais de manière plus certaine par rapport à cette mention rajoutée en marge de Naṣīr al‐Dīn al‐Ṭūsī , le colophon nous indique que l’ouvrage a été exécuté pour le petit-fils de Tamerlan, le souverain timouride Ulugh Beg qui régna au XVe siècle depuis Samarcande sur un vaste empire. À sa qualité de prince s’ajoutait la passion pour l’astronomie au point de faire construire à son tour un exceptionnel observatoire et de participer comme scientifique à la recherche astronomique.

En tout cas cet exemplaire (Arabe 5036) manifeste des influences croisées de l’Iran et de la Chine favorisées par Ulugh Beg. Le dragon, représenté dans les autres manuscrits comme un serpent, devient ici une créature céleste usant des codes d’une représentation sinisée de l’animal.

De même en est-il de « la Baleine », qui a perdu tout aspect marin, pour se rapprocher du qilin — créature imaginaire de la mythologie chinoise, sorte de lion pourvu d’ailes.

Cette influence se lit jusque dans la gamme douce des peintures, qui contraste avec les tons vifs alors en usage, de même que le bleu cobalt peut rappeler l’influence de la céramique chinoise, visible dans la Couronne boréale.

Enfin, Sonja Brentjes a pu faire remarquer l’étonnante proximité entre le portrait du « Géant » (Orion) de notre manuscrit et la représentation que l’on peut trouver d’Ulugh Beg dans une autre miniature de cette époque, signe de cette proximité entre le manuscrit et son commanditaire.


Si aujourd’hui encore ces images qui nous retiennent par leur beauté, c'est qu'al-Ṣūfī a su faire, du ciel arabe, grec et persan, un même horizon. Ainsi, al-Ṣūfī n’est pas seulement un scientifique : il est une ligne imaginaire comme celle qui relie les points des constellations, unissant les époques, les cultures et les savoirs.
Pour aller plus loin :
• La traduction en français du livre d’al-Ṣūfī : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5772255w
• « De Samarcande aux étoiles », sur le manuscrit BnF Arabe 5036, par Marie-Geneviève Guesdon :