Al-Ṣūfī : le ciel pour horizon (1/2)
Astronome persan du Moyen Âge, al-Ṣūfī est une véritable étoile qui a marqué le firmament de son époque et a brillé pendant neuf siècles. Synthétisant les savoirs grecs et arabes, il a perfectionné la mesure des étoiles et influencé durablement l’astronomie.
Né à Ray en 903 et mort à Chiraz en 986, ʿAbd al-Rahman al-Ṣūfī fut un astronome et astrologue au service de l’émir bouyide d’Ispahan de 949 à 983. L’œuvre qui l’a rendu célèbre est son Livre des images des étoiles fixes. Écrit à 61 ans, il est l’un des trois seuls ouvrages d’al-Ṣūfī qui nous soient parvenus, avec un traité de l’astrolabe et un ouvrage d’astrologie (dans une copie persane cependant tardive).

Près d’une centaine de copies manuscrites du Livre des étoiles fixes ont survécu jusqu’à nos jours (dont onze à la BnF), attestant l’importance et la diffusion exceptionnelle de l’ouvrage d’al-Ṣūfī. Témoin de la place éminente qu’il occupe encore à la Renaissance, tant auprès des scientifiques que des artistes, Albrecht Dürer représente « Azophi » dans l’un des quatre coins de la carte de l’hémisphère nord, les yeux tournés à l’Orient du chagrin, la main posée sur un globe céleste. En effet, comme nous le verrons, la dimension illustrée de ce traité a très probablement contribué à la large diffusion de cet ouvrage, au-delà de son seul apport scientifique.

Introduit en Occident à partir du XIIe siècle sous l’impulsion d’Alphonse X de Castille, le Livre des étoiles fixes est emblématique de ce large mouvement de reprise et de développement de l’héritage grec par le monde arabe. À l’instar du rôle joué par son compatriote Avicenne pour la médecine d’Hippocrate et de Galien, al-Ṣūfī ne fait pas que reprendre le savoir astronomique de l’Almageste de Ptolémée — alors perdu en Occident depuis la chute de l’Empire romain — : il l’augmente considérablement, précisant les données et croisant les représentations grecques avec les données de l’astronomie arabe.
Le manuscrit présenté cette année par le Musée de la BnF dans la thématique du « monde pour horizon », s’il n’est pas le plus spectaculaire des exemplaires conservés dans ses collections, offre à voir une copie maghrébine datée du XIVe siècle. Même si ce manuscrit est tardif, cette présence du texte au Maghreb — où, malgré l’interdit de la représentation, les constellations sont bien figurées — permet de voir une des étapes dans la diffusion du texte d’al-Ṣūfī, qui remonta jusqu’en Espagne, où va s’opérer la mise en contact des savoirs et la traduction en langues romanes de toute la science du monde arabophone.

C’est notamment à Tolède, une des premières villes reprises par les souverains chrétiens, que l’Almageste de Ptolémée est traduite vers 1175 par Gérard de Crémone. La tradition a d’ailleurs gardé la trace de cette translation des savoirs par son titre dérivé de l’arabe (al-Magisṭī) et non du titre grec (Hē Megálē Sýntaxis).

Cette politique de traduction en Occident, illustrée notamment par Alphonse X, dont la passion pour l'astronomie l’amena à élaborer de nouvelles tables de mesure et à promouvoir la traduction de textes, doit être mise en regard de celle de la dynastie abbasside qui l'a précédé.
Dès ses débuts, la dynastie abbasside accorde une place exceptionnelle à l’étude des astres, marquée symboliquement par le transfert de la capitale de Damas à Bagdad. Fondée ex nihilo en 762 sur l’ordre du calife al-Mansûr, Bagdad voit son emplacement et le moment de sa construction déterminés selon les horoscopes établis par quatre astrologues : le persan Nobakht Ahvazi, le juif Māshāʾallāh et les arabes al-Fazari et ʿUmar ibn al-Farrukhān al-Ṭabarī. Cette initiative illustre le riche mélange d’influences qui imprégnait ces savoirs, mis en valeur par le califat abbasside mais existant antérieurement : ainsi peut-on lire ici la forte influence du zoroastrisme, puisqu’hormis le juif, les trois autres astrologues sont zoroastriens (ou convertis à l’islam récemment), marquant l’importance des anciennes traditions de la Mésopotamie dans l’émergence et la tradition de l’astronomie et de l’astrologie.

Bagdad sera aussi un centre de recherche astronomique de premier ordre. Un observatoire est construit, accompagné de la commande de tables astronomiques détaillant la position des planètes, tandis que la précession des équinoxes y est déterminée avec précision.
Dans cette « Cité de la Paix » (Madīnat as-Salām), la « Maison de la sagesse » est une des institutions cardinales. Au sein de celle-ci sont encouragées les traductions, les recherches et la copie de textes. On y compile les savoirs astronomiques antiques des bédouins arabes, des Grecs, des Perses, des Syriaques et des Babyloniens, mais aussi l’astronomie indienne : le calife al-Mansûr profite ainsi d’une ambassade venue d’Inde pour faire traduire un ouvrage essentiel d’astronomie, repris ensuite dans la Zîj al-Sindhind d’al-Fazârî.

Sous le règne du calife al-Ma’mûn (786-833), l’astronomie devient un des axes de développement majeur. La cité se dote d’un des observatoires les plus avancés de l’époque et le souverain commande d’établir de nouvelles mesures du ciel afin d’établir des tables de calcul plus fiables. Il rémunère aussi très généreusement toutes les traductions d’ouvrages, créant une émulation intellectuelle et une activité commerciale autour de ces traductions.

Une traduction de l’Almageste est commandée par le persan Yaḥyā ben Ḫālid, éducateur puis vizir du calife Hârûn al-Rashîd, cinquième calife abbasside. Toutefois, la traduction de référence reste celle de celle d’Isḥāq ibn Ḥonayn ibn Isḥāq, issue de l’impressionnant atelier de traduction fondé par son père, Ḥonayn ibn Isḥāq. Ce dernier, savant chrétien, accède au texte grec par l'intermédiaire du syriaque, qu’il traduit ensuite en arabe. Il fit de cette activité de traduction, très bien rémunérée par les califes, une véritable entreprise commerciale à grande échelle. Ce phénomène illustre une fois de plus la convergence, à Bagdad, de multiples traditions culturelles, enrichissant ainsi la période faste des Abbassides.

Philosophie, médecine, botanique, astronomie, tous les domaines du savoir sont couverts. On ne compte ainsi pas moins de cinq traductions différentes de l’Almageste entre le VIIIe et le IXe siècle, d’abord du syriaque vers l’arabe, puis directement depuis le grec, les traducteurs syriaques, souvent chrétiens, ayant une plus grande familiarité avec le grec. C’est à la suite de cette période exceptionnelle, où l’astronomie et l’astrologie se sont nourries de toutes les influences culturelles que naît donc al-Ṣūfī.
L’émir bouyide du Fars (sud-ouest de l’Iran actuel) ʿAdud al-Dawla, à la cour duquel al-Ṣūfī exerce son savoir, s’inscrit dans une longue tradition persane, héritée notamment du zoroastrisme, où l’astrologie et l’observation des astres occupent une place privilégiée au sein des cours princières. Cette fascination pour les astres dépasse toutefois la simple pratique astrologique : elle est profondément ancrée dans l’éducation des souverains persans, pour qui la connaissance des noms et des positions des étoiles représentait un savoir essentiel. Les rares témoignages historiques sur l’émir mettent en lumière le rôle central de cet enseignement, à la fois comme outil de gouvernance et comme marqueur de légitimité et de culture princière :

De manière remarquable, al-Ṣūfī ne compte pas au titre d’un astronome, enseignant les tables astronomiques. Ce savoir du nom et des positions des étoiles est un savoir spécifique qu’un souverain doit connaître, et le livre d’al-Ṣūfī vise à répondre à cette visée — bien qu’il en remplisse d’autres, la science des astres occupant, au-delà de l’astrologie, une place centrale pour se repérer dans le temps (les dates du Ramadan, les heures de la prière, les semailles...), et dans l’espace (l’orientation de La Mecque, le voyage dans les espaces désertiques).
Grâce à ce très haut soutien de l’émir et à cette sensibilité culturelle persane aux choses célestes, al-Ṣūfī obtient d’accompagner la création d’un observatoire à Ray (près de l'actuelle Téhéran) doté d’un gigantesque sextant — il faudra attendre le sultan seldjoukide Malik Shah, un siècle plus tard, pour qu’un observatoire soit créé à Ispahan pour le célèbre poète et astronome Omar Khayyām. Car toute l’entreprise d’al-Ṣūfī est de critiquer une astronomie livresque qui ne fait que répéter soit les contes de la tradition des bédouins arabes, soit les livres des autres astronomes, sans observer directement pour confronter les savoirs à la vérité du ciel.

Mais loin d’être un simple relevé d’étoiles et de leurs positions, dont les données seront bientôt à corriger, al-Ṣūfī sait que son traité doit être aussi la transmission d’un regard et d’une méthode. Et c’est ce dont s’occupe la préface remarquablement longue et détaillée qu’il donne à son ouvrage.
Dans cette préface, al-Ṣūfī explique la raison de la création son ouvrage. Face aux erreurs qui se transmettent par la tradition orale comme par la tradition écrite — on omet les étoiles quand on ne les trouve pas, on commet des fautes de copies —, il lui revient de faire les observations systématiques du ciel en suivant le catalogue décrit dans l’Almageste, travail gigantesque, qui ne sera rendu véritablement obsolète qu’au XIXe siècle.

L’Almageste, dont al-Ṣūfī compile plusieurs manuscrits, est insuffisante, imprécise, et ses données caduques. Les apports d’al-Ṣūfī sont majeurs. Outre la rectification des latitudes et longitudes des étoiles, qui s’étaient décalées au fil des huit cent ans passés depuis Ptolémée, il précise le cas échéant la couleur des astres et, surtout, il estime leur intensité lumineuse, sur une échelle de 1 à 3.

Il enrichit également l’œuvre de Ptolémée en ajoutant de nombreuses étoiles absentes du catalogue antique, qui en dénombrait 1022. S’appuyant sur la nomenclature issue de la tradition arabe, il transmet à la postérité les noms de 150 étoiles, représentant près des deux tiers des étoiles aujourd’hui connues sous un nom. Ce précieux héritage, diffusé grâce au catalogue d’al-Ṣūfī, inclut des astres célèbres tels qu’Aldébaran (« celle qui suit [les Pléiades]»), Bételgeuse (déformation de yad al-jawzāʾ), ou le triangle d’été : Altaïr, Deneb et Véga, témoignant de l’influence durable de ce savant persan.

Ce livre porte aussi la trace d’observations nouvelles. Al-Ṣūfī mentionne ainsi ce que l’on identifiera plus tard comme « Grand nuage de Magellan », dont il précise qu'il est invisible depuis Bagdad ou en Arabie, mais seulement au niveau du Yémen. Il mentionne aussi dans la constellation d’Andromède une formation trouble, qu’Emmanuel Kant qualifiera d’« univers-île » et qu’Edwin Hubble, dans les années 1920, nous permettra de qualifier de « galaxie ». Dans cette œuvre se trouve donc la première mention de la galaxie d’Andromède.
