Les Destinées

Premier poème

 

Depuis le premier jour de la création,
Les pieds lourds et puissants de chaque Destinée
Pesaient sur chaque tête et sur toute action.

Chaque front se courbait et traçait sa journée,
Comme le front d’un bœuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée.

Ces froides déités liaient le joug de plomb
Sur le crâne et les yeux des hommes leurs esclaves,
Tous errants, sans étoile, en un désert sans fond ;

Levant avec effort leurs pieds chargés d’entraves,
Suivant le doigt d’airain dans le cercle fatal,
Le doigt des Volontés inflexibles et graves.

Tristes divinités du monde oriental,
Femmes au voile blanc, immuables statues,
Elles nous écrasaient de leur poids colossal.

Comme un vol de vautours sur le sol abattues,
Dans un ordre éternel, toujours en nombre égal
Aux têtes des mortels sur la terre épandues,

Elles avaient posé leur ongle sans pitié
Sur les cheveux dressés des races éperdues,
Traînant la femme en pleurs et l’homme humilié.

Un soir il arriva que l’antique planète
Secoua sa poussière. − Il se fit un grand cri :
« Le Sauveur est venu, voici le jeune athlète,

« Il a le front sanglant et le côté meurtri,
« Mais la Fatalité meurt au pied du Prophète,
« La Croix monte et s’étend sur nous comme un abri ! »

Avant l’heure où, jadis, ces choses arrivèrent,
Tout homme était courbé, le front pâle et flétri.
Quand ce cri fut jeté, tous ils se relevèrent.

Détachant les nœuds lourds du joug de plomb du Sort,
Toutes les Nations à la fois s’écrièrent :
« O Seigneur ! est-il vrai ? le Destin est-il mort ? »

 
Alfred de Vigny, Les Destinées, 1864.
> Texte intégral : Paris, Michel Lévy frères, 1864