Monologue du poète en crise

Acte III, scène 1

 

ACTE TROISIÈME. La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu, un lit misérable et en désordre.

SCÈNE I.

CHATTERTON. (Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.) Il est certain qu'elle ne m'aime pas. – Et moi... je n'y veux plus penser. – Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. – Me voilà seul en face de mon travail. – Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon ! de saluer et de serrer la main ! toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec moi-même. – Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon âme, et l'emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j'évoque, et dans le fantôme de ceux que j'invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre ; le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S'il a des blessures, tant mieux ! il a plus de prix ; tant soit peu mutilé, on l'achète plus cher ! (Il se lève.) Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition ! (Il rit et se rassied.)
(Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups)
– Non, non !
L'heure t'avertit ; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en réfléchissant ; tu n'as qu'une réflexion à faire, c'est que tu es un pauvre. – Entends-tu bien ? un pauvre ! Chaque minute de recueillement est un vol que tu te fais ; c'est une minute stérile. – Il s'agit bien de l'idée, grand Dieu ! ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu'à un schelling ; la pensée n'a pas cours sur la place.
 
 
Alfred de Vigny, Chatterton, 1835.
> Texte intégral : Paris, H. Delloye et V. Lecou, 1837-1839