À propos de l’œuvreJean-Marc Hovasse

Les Orientales

Pourquoi l’Orient ?

Pendant les années 1819 à 1827, qui recoupent à peu près celles pendant lesquelles Victor Hugo élaborait par séries successives son premier recueil poétique d’importance, Les Odes et ballades (1822-1828), Goethe mettait au point par séries successives son dernier recueil poétique d’importance, le West-östlicher Divan (Divan occidental-oriental). Le vieux Goethe et le jeune Hugo se rejoignaient aussi dans une même utilisation de l’Orient à des fins personnelles : la fidélité à de grands auteurs (Ferdousi, Sadi, Hafiz) redécouverts grâce aux travaux des orientalistes contemporains accompagne l’expression d’un érotisme et d’une sensualité qu’ils auraient tue sans cette médiation, par vieillesse et respectabilité dans un cas, par jeunesse et austérité dans l’autre. Sans que l’on puisse connaître précisément la source de ce témoignage, Victor Hugo racontera du reste bien plus tard à sa fille Adèle que « Goethe avait une admiration sans bornes pour Les Orientales et disait que c’était ce qu’on avait fait de plus beau dans l’art moderne ».

Scène des massacres de Scio

C’est aussi dans les années 1820 que le soutien aux Grecs dans leur lutte d’indépendance contre l’occupation et l’oppression turques bat son plein : Byron engagé à leur côté meurt en 1824 à Missolonghi, Chateaubriand s’inscrit au comité grec, Delacroix peint la Scène des massacres de Scio puis une Scène de guerre entre les Turcs et les Grecs, Alexandre Guiraud publie ses Chants hellènes que Victor Hugo lui confie savoir « par cœur », Casimir Delavigne ses Messéniennes, etc. La cause grecque, cheval de bataille des libéraux, est en fin de compte embrassée par toutes les tendances de l’échiquier politique. En 1827, dans le port de Navarin, l’empire ottoman est vaincu par une coalition navale des Français, des Anglais et des Russes : les Grecs vont pouvoir accéder à leur indépendance. La publication des Orientales, en janvier 1829, arrive donc à proprement parler après la bataille, et l’auteur le reconnaît bien volontiers dans sa première préface : « l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut-être à son insu. Les couleurs orientales sont venues comme d’elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l’avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même, car l’Espagne c’est encore l’Orient ; l’Espagne est à demi africaine, l’Afrique est à demi asiatique. »

 

Précision bienvenue car Victor Hugo, contrairement à son premier modèle Chateaubriand qui venait de mettre l’Espagne maure à la mode, n’a fait ni ne fera jamais de voyage en Orient : il ne connaît en réalité que l’Espagne, et encore pas même l’Andalousie : seulement Madrid, pour y avoir vécu enfant, et la Castille et Leon, pour l’avoir traversée. Ainsi, immédiatement après la Grèce, c’est l’Espagne qui est la plus représentée dans Les Orientales, sans compter que les tableaux des horreurs de l’oppression turque sont des transpositions de choses vues dans l’Espagne occupée par les armées napoléoniennes. Ces souvenirs de jeunesse explosent en un bouquet de splendides poèmes qui semblent avoir été retenus jusque-là, car les premières odes n’en laissaient pas deviner grand-chose.

« Les djinns »
« Canaris »

Refus de la couleur locale et du pittoresque

À poétique nouvelle, couleurs nouvelles et rythmes nouveaux. Victor Hugo retrouve, assimile, adapte et dépasse les inventions des poètes du XVIe siècle français qu’on était en train de redécouvrir. Aux jeux de rimes qu’il avait déjà largement pratiqués dans ses ballades, il mêle toutes sortes de variations sur la forme des strophes et la dimension des vers, dont « Les Djinns » offrent l’exemple le plus célèbre. Mimant le passage d’une tempête, ils se composent de quinze huitains de respectivement deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, dix, huit, sept, six, cinq, quatre, trois et deux syllabes, construits sur le même système de rimes organisé autour d’une triple rime masculine et d’une triple rime féminine suivie.

De même que la Renaissance profitait d’un grand mouvement de retour à l’Antiquité, Victor Hugo se place ostensiblement sous le signe du renouveau des études orientales. Contrairement à ce que pourraient laisser penser ses sonorités inouïes de mots importés (galéaces et mahonnes, chébecs et polacres, klephtes et spahis, agas et khans...), il ne recherche pas le pittoresque à tous crins ou, comme le mauvais théâtre fustigé dans la préface de Cromwell, la couleur locale. C’est l’une des leçons apportées par la note démesurément longue accrochée au poème « Nourmahal la Rousse » au prix d’une transition un peu artificielle : « Quoique cette pièce ne soit empruntée à aucun texte oriental, nous croyons que c’est ici le lieu de citer quelques extraits absolument inédits de poèmes orientaux qui nous paraissent à un haut degré remarquables et curieux. La lecture de ces citations accoutumera peut-être le lecteur à ce qu’il peut y avoir d’étrange dans quelques unes des pièces qui composent ce volume. Nous devons la communication de ces fragments, publiés ici pour la première fois, à un jeune écrivain de savoir et d’imagination, M. Ernest Fouinet, qui peut mettre une érudition d’orientaliste au service de son talent de poète. » Ernest Fouinet avait donné à Victor Hugo l’autorisation de se servir de ses travaux (« regardez ce que je vous fais connaître comme votre propriété exclusive ; il serait beau pour moi de pouvoir vous enrichir ») ; il ne fut pas déçu. La note contient en effet une véritable anthologie de la poésie arabe et, dans une moindre mesure, persane puis malaise (avec la première publication en français d’un pantoun, ou pantoum, malais). Elle ne couvre pas moins de vingt et une pages imprimées en petits caractères dans l’édition originale ; proportionnellement, la fameuse digression du livre « Waterloo » dans Les Misérables ne sera pas plus importante.

« Clair de lune »

Le lien que Victor Hugo établit entre ces poèmes redécouverts et les siens n’est pas artificiel. Par un procédé directement inspiré de la poésie arabe ou persane, il tend en effet à rendre l’image autosuffisante ; le symbole remplace la comparaison, la fable se passe de morale. Cette extension du pouvoir de l’image s’étend à l’échelle d’un poème entier, comme le « Vœu » qui retrace le simple vol d’une feuille d’arbre à laquelle le poète voudrait ressembler pour rejoindre sa bien-aimée au gré des vents, mais aussi à l’échelle du vers comme dans le « Clair de lune », dont tel alexandrin concernant la sultane (« De ses doigts en vibrant s’échappe la guitare ») ne pouvait que scandaliser les tenants du classicisme – car il résiste, de quelque manière qu’on le prenne, à l’analyse grammaticale. Le nouveau régime de l’image, comme l’ouverture des frontières, élargit considérablement le domaine de la poésie. Le poète est libre de préférer la suggestion à la démonstration, les harmoniques à la cadence ; il est libre de substituer les ambiguïtés d’une forme condensée aux vertus de la clarté française, décrétée par les écrivains classiques, et jamais contestée depuis. En écho à celle de Cromwell, la préface des Orientales s’ouvre donc par une revendication de la liberté : « D’ailleurs, tout est sujet ; tout relève de l’art ; tout a droit de cité en poésie. [...] L’art n’a que faire des lisières, des menottes, des bâillons ; il vous dit : Va ! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu. » La liberté dans l’art n’est pas démontrée par des poèmes gratuits, mais par la multiplicité des points de vue, et toujours l’ambition personnelle de la totalité. Elle va loin : le voyage en Orient se termine par un retour mélancolique dans un Paris automnal qui annonce pêle-mêle Les Feuilles d’automne et les spleens de Baudelaire (« Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne, / Ton soleil d’orient s’éclipse, et t’abandonne, / Ton beau rêve d’Asie avorte […] »).

 

Une mine inépuisable

Paul Foucher, le beau-frère de Victor Hugo, assista à la naissance des Orientales. Comme à la Renaissance, ces jeunes artistes travaillaient alors volontiers en groupe, mais son témoignage tiré d’une lettre d’août 1828 à son ami Victor Pavie prouve qu’ils avaient déjà le sens de la hiérarchie : « C’est dans ce moment comme une fermentation littéraire, une fécondation générale parmi les poètes qui nous entourent. Victor, Alfred de Vigny, Émile Deschamps, Sainte-Beuve, Alfred de Musset, moi, nous travaillons tous. Victor est comme une colonne au milieu de tous et nous jette de temps en temps une Orientale comme un pavé sur des fourmis. » Paul Foucher ne parle que des poètes, mais il y avait aussi des peintres, à commencer par l’ami Louis Boulanger, qui signera la double illustration de l’édition originale du recueil (« Clair de lune » et « Les Djinns »). Son tableau « Mazeppa » avait inspiré un poème à Victor Hugo, qui serait en retour dédié au peintre. À l’inverse, les poèmes de Victor Hugo vont inspirer nombre de peintres, dessinateurs, lithographes, sculpteurs, musiciens mêmes, et non des moindres (Berlioz, Liszt, Wagner, Saint-Saëns, Bizet, Vincent d’Indy, César Franck, etc.). Avec ses strophes aériennes qui suggèrent le balancement d’une femme déshabillée sur un hamac, le poème « Sara la baigneuse » a généré plus d’images qu’il ne compte de vers, et plus de mélodies qu’il ne compte de strophes. À côté des dessins et tableaux de Louis Boulanger, Delaroche, Corot, et plus tard de Fantin-Latour, Jean-Léon Gérôme ou Jean-Jacques Henner, Théophile Gautier a lui-même sacrifié à cet agréable rite.

 
Sara la baigneuse d'Hector Berlioz
Sara la baigneuse
Mazeppa
 

Poésie sensuelle, matérialiste même, « trône merveilleux dressé à l’art pur » (Sainte-Beuve), première grande manifestation de « l’art pour l’art » ? Victor Hugo s’en est défendu toute sa vie, avec raison : au-delà même de la cause grecque, qui est celle de la liberté, certains poèmes des Orientales, plus nettement politisés, sont consacrés à Napoléon. Il n’empêche : ce recueil contesté à sa sortie, même par l’ami Charles Nodier, fut pour les générations suivantes une véritable révélation, un modèle, une source. De Gautier à Nerval, de Baudelaire et Banville à Leconte de Lisle, son influence n’en finit pas de se faire sentir au XIXe siècle. Plus encore que des Méditations poétiques de Lamartine (1820), on pourrait même dater de son apparition la vraie révolution romantique dans la poésie française.