Gulliver exposé sur une table

Partie II, chapitre 2

Gulliver exposé sur une table

Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé dans les champs un petit animal environ de la grosseur d’un splacknock (animal de ce pays long d’environ six pieds), et de la même figure qu’une créature humaine ; qu’il imitait l’homme dans toutes ses actions, et semblait parler une petite espèce de langue qui lui était propre ; qu’il avait déjà appris plusieurs de leurs mots ; qu’il marchait droit sur les deux pieds, était doux et traitable, venait quand il était appelé, faisait tout ce qu’on lui ordonnait de faire, avait les membres délicats et un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d’un seigneur à l’âge de trois ans. Un laboureur voisin, intime ami de mon maître, lui rendit visite exprès pour examiner la vérité du bruit qui s’était répandu. On me fit venir aussitôt : on me mit sur une table, où je marchai comme on me l’ordonna. Je tirai mon sabre et le remis dans mon fourreau ; je fis la révérence à l’ami de mon maître ; je lui demandai, dans sa propre langue, comment il se portait, et lui dis qu’il était le bienvenu, le tout suivant les instructions de ma petite maîtresse. Cet homme, de qui le grand âge avait fort affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux ; sur quoi je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Les gens de la famille, qui découvrirent la cause de ma gaieté, se prirent à rire, de quoi ce rustique fut assez bête pour se fâcher. Il avait l’air d’un avare, et il le fit bien paraître par le conseil détestable qu’il donna à mon maître de me faire voir pour de l’argent à quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était éloignée de notre maison d’environ vingt-deux milles. Je devinai qu’il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai mon maître et son ami parlant ensemble tout bas à l’oreille pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me montrant au doigt.
 
Le lendemain au matin, Glumdalclitch, ma petite maîtresse, me confirma dans ma pensée, en me racontant toute l’affaire, qu’elle avait apprise de sa mère. La pauvre fille me cacha dans son sein et versa beaucoup de larmes : elle appréhendait qu’il ne m’arrivât du mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut-être écrasé par des hommes grossiers et brutaux qui me manieraient rudement. Comme elle avait remarqué que j’étais modeste de mon naturel, et très délicat dans tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de me voir exposé pour de l’argent à la curiosité du plus bas peuple ; elle disait que son papa et sa maman lui avaient promis que Grildrig serait tout à elle ; mais qu’elle voyait bien qu’on la voulait tromper, comme on avait fait, l’année dernière, quand on feignit de lui donner un agneau, qui, quand il fut gras, fut vendu à un boucher. Quant à moi, je puis dire, en vérité, que j’eus moins de chagrin que ma petite maîtresse. J’avais conçu de grandes espérances, qui ne m’abandonnèrent jamais, que je recouvrerais un jour ma liberté, et, à l’égard de l’ignominie d’être porté çà et là comme un monstre, je songeai qu’une telle disgrâce ne me pourrait jamais être reprochée, et ne flétrirait point mon honneur lorsque je serais de retour en Angleterre, parce que le roi même de la Grande-Bretagne, s’il se trouvait en pareille situation, aurait un pareil sort.

 

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, 1726.
> Texte intégral : Paris, Laplace et Sanchez, 1879