Serait-ce un Danton ?

Chapitre XLII

Serait-ce un Danton ?

Après être tombée amoureuse de Julien et avoir passé une nuit avec lui, Mathilde s’applique à réfléchir à ce qui le rend si fascinant à ses yeux, et à ce qui le distingue des autres membres du salon de l’hôtel de La Mole. Elle s’aperçoit que contrairement à son frère Norbert ou au marquis de Croisenois, Julien est brillant et ambitieux. Il n’a pas appris à voiler ses qualités sous un vernis de bonne éducation, et son ambition dévorante se devine aisément sous son air faussement modeste. Dans un salon rempli de gens bien nés, ce roturier détonne. Elle se rend compte qu’en cas de Révolution, Julien, jouant de son charisme, saisirait sans nul doute sa chance pour s’élever socialement en escaladant les ruines de l’ancienne société aristocratique, à l’image des tribuns de la Révolution française.

Entre Julien et moi il n’y a point de signature de contrat, point de notaire ; tout est héroïque, tout sera fils du hasard. À la noblesse près qui lui manque, c’est l’amour de Marguerite de Valois pour le jeune La Mole, l’homme le plus distingué de son temps. Est-ce ma faute à moi si les jeunes gens de la Cour sont de si grands partisans du convenable, et pâlissent à la seule idée de la moindre aventure un peu singulière ? Un petit voyage en Grèce ou en Afrique est pour eux le comble de l’audace, et encore ne savent-ils marcher qu’en troupe. Dès qu’ils se voient seuls, ils ont peur, non de la lance du Bédouin, mais du ridicule, et cette peur les rend fous.
Mon petit Julien, au contraire, n’aime à agir que seul. Jamais, dans cet être privilégié, la moindre idée de chercher de l’appui et du secours dans les autres ! il méprise les autres ; c’est pour cela que je ne le méprise pas.
Si, avec sa pauvreté, Julien était noble, mon amour ne serait qu’une sottise vulgaire, une mésalliance plate ; je n’en voudrais pas ; il n’aurait point ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement.
Mlle de La Mole était si préoccupée de ces beaux raisonnements, que le lendemain, sans s’en douter, elle vantait Julien au marquis de Croisenois et à son frère. Son éloquence alla si loin qu’elle les piqua.
— Prenez bien garde à ce jeune homme qui a tant d’énergie, s’écria son frère ; si la révolution recommence, il nous fera tous guillotiner.
Elle se garda de répondre, et se hâta de plaisanter son frère et le marquis de Croisenois sur la peur que leur faisait l’énergie. Ce n’est au fond que la peur de rencontrer l’imprévu, que la crainte de rester court en présence de l’imprévu…
Toujours, toujours, messieurs, la peur du ridicule, monstre qui par malheur est mort en 1816.
Il n’y a plus de ridicule, disait M. de La Mole, dans un pays où il y a deux partis.
Sa fille avait compris cette idée.
— Ainsi, messieurs, disait-elle aux ennemis de Julien, vous aurez eu bien peur toute votre vie, et après on vous dira :
Ce n’était pas un loup, ce n’en était que l’ombre.
Mathilde les quitta bientôt. Le mot de son frère lui faisait horreur ; il l’inquiéta beaucoup ; mais, dès le lendemain, elle y voyait la plus belle des louanges.
Dans ce siècle, où toute énergie est morte, son énergie leur fait peur. Je lui dirai le mot de mon frère ; je veux voir la réponse qu’il y fera. Mais je choisirai un des moments où ses yeux brillent. Alors il ne peut me mentir.
Ce serait un Danton ! ajouta-t-elle après une longue et indistincte rêverie. Eh bien ! la révolution aurait recommencé. Quels rôles joueraient alors Croisenois et mon frère ? Il est écrit d’avance : La résignation sublime. Ce seraient des moutons héroïques, se laissant égorger sans mot dire. Leur seule peur en mourant serait encore d’être de mauvais goût. Mon petit Julien brûlerait la cervelle au jacobin qui viendrait l’arrêter, pour peu qu’il eût l’espérance de se sauver. Il n’a pas peur d’être de mauvais goût, lui.
Ce dernier mot la rendit pensive ; il réveillait de pénibles souvenirs, et lui ôta toute sa hardiesse. Ce mot lui rappelait les plaisanteries de MM. de Caylus, de Croisenois, de Luz et de son frère. Ces messieurs reprochaient unanimement à Julien l’air prêtre : humble et hypocrite.
Mais, reprit-elle tout à coup, l’œil brillant de joie, l’amertume et la fréquence de leurs plaisanteries prouvent, en dépit d’eux, que c’est l’homme le plus distingué que nous ayons vu cet hiver. Qu’importent ses défauts, ses ridicules ? Il a de la grandeur, et ils en sont choqués, eux d’ailleurs si bons et si indulgents. Il est sûr qu’il est pauvre et qu’il a étudié pour être prêtre, eux sont chefs d’escadron, et n’ont pas eu besoin d’études ; c’est plus commode.
Malgré tous les désavantages de son éternel habit noir et de cette physionomie de prêtre, qu’il lui faut bien avoir, le pauvre garçon, sous peine de mourir de faim, son mérite leur fait peur, rien de plus clair. Et cette physionomie de prêtre, il ne l’a plus dès que nous sommes quelques instants seuls ensemble. Et quand ces messieurs disent un mot qu’ils croient fin et imprévu, leur premier regard n’est-il pas pour Julien ? je l’ai fort bien remarqué. Et pourtant ils savent bien que jamais il ne leur parle, à moins d’être interrogé. Ce n’est qu’à moi qu’il adresse la parole, il me croit l’âme haute. Il ne répond à leurs objections que juste autant qu’il faut pour être poli. Il tourne au respect tout de suite. Avec moi, il discute des heures entières, il n’est pas sûr de ses idées tant que j’y trouve la moindre objection. Enfin tout cet hiver nous n’avons pas eu de coups de fusil ; il ne s’est agi que d’attirer l’attention par des paroles. Eh bien, mon père homme supérieur, et qui portera loin la fortune de notre maison, respecte Julien. Tout le reste le hait, personne ne le méprise que les dévotes amies de ma mère.
Le comte de Caylus avait ou feignait une grande passion pour les chevaux ; il passait sa vie dans son écurie et souvent y déjeunait. Cette grande passion, jointe à l’habitude de ne jamais rire, lui donnait beaucoup de considération parmi ses amis, c’était l’aigle de ce petit cercle.
Dès qu’il fut réuni le lendemain derrière la bergère de Mme de La Mole, Julien n’étant point présent, M. de Caylus soutenu par Croisenois et par Norbert, attaqua vivement la bonne opinion que Mathilde avait de Julien, et cela sans à-propos, et presque au premier moment où il vit Mlle de La Mole. Elle comprit cette finesse d’une lieue, et en fut charmée.
Les voilà tous ligués, se dit-elle, contre un homme de génie qui n’a pas dix louis de rente, et qui ne peut leur répondre qu’autant qu’il est interrogé. Ils en ont peur sous son habit noir. Que serait-ce avec des épaulettes ?
Jamais elle n’avait été plus brillante. Dès les premières attaques, elle couvrit de sarcasmes plaisants Caylus et ses alliés. Quand le feu des plaisanteries de ces brillants officiers fut éteint :
— Que demain quelque hobereau des montagnes de la Franche-Comté, dit-elle à M. de Caylus, s’aperçoive que Julien est son fils naturel, et lui donne un nom et quelques milliers de francs, dans six semaines il a des moustaches comme vous, messieurs ; dans six mois il est officier de housards comme vous, messieurs. Et alors la grandeur de son caractère n’est plus un ridicule. Je vous vois réduit, monsieur le duc futur, à cette ancienne mauvaise raison : la supériorité de la noblesse de cour sur la noblesse de province. Mais que vous restera-t-il si je veux vous pousser à bout, si j’ai la malice de donner pour père à Julien un duc espagnol, prisonnier de guerre à Besançon du temps de Napoléon et qui, par scrupule de conscience, le reconnaît à son lit de mort ? Toutes ces suppositions de naissance non légitime furent trouvées d’assez mauvais goût par MM. de Caylus et de Croisenois. Voilà tout ce qu’ils virent dans le raisonnement de Mathilde.


Stendhal (1783-1842), Le Rouge et le Noir (1830)
>Texte intégral : Paris, Le Divan, 1927