Jugements et critiques

Le Rouge et le Noir

Louis Aragon

« Le Rouge et le Noir est avant tout l’histoire du fils d’un pauvre charpentier du Jura, qui, ne pouvant plus être général à trente-six ans sur les champs de bataille, est réduit à choisir l’habit du siècle, le noir, pour se tailler sa place au soleil. Tartuffe, c’est le destin auquel la Restauration confine l’homme de talent, sorti du Tiers-Etat. Mais un Tartuffe, ici, qui ne porte point la responsabilité de ses actions, qui est le fruit d’une société, et c’est de cette société, non de Julien Sorel, que Stendhal fait le procès. […] Sous la Restauration, pour Stendhal, le problème était de faire voir à quoi l’aristocratie réduit le talent plébéien, à la nécessité pour l’homme de talent qui n’a point de rentes de cacher sa pensée, de la déguiser, de se faire hypocrite ; et, s’il est poussé au crime, si Julien Sorel se fait criminel […], c’est par une sorte de désespoir qui ne raisonne plus, quand l’inutilité de son hypocrisie, des efforts de dissimulation qui lui ont été si difficiles parfois lui est démontrée, et qu’il se sent à jamais voué au mépris, quand la machine sociale lui apparaît plus forte que lui. Alors, Tartuffe d’hier, il renonce à l’hypocrisie, mais ne supportant pas le mépris, il veut montrer à quoi, à qui cette hypocrisie était imputable et si sa dernière arme est la franchise, il ne faut pas psychologiquement s’en étonner ici, la politique est plus forte que la psychologie conventionnelle. […] Oui, Le Rouge et le Noir est bien une machine de guerre qui prépare Juillet 1830 : Stendhal de ce fait apparaît, en plein romantisme, comme un réaliste critique. »

(La Lumière de Stendhal, Paris, Denoël, 1954, p. 31, 83 et 98)

 

Grahame C. Jones

« Non, Julien Sorel n’est pas un monstre – en effet, si le mot « monstre » figure assez souvent dans les pages du roman, c’est que le héros lui-même l’utilise pour décrire des coquins comme Valenod. Il n’est pas non plus un Tartuffe, bien qu’il croie l’être et que les critiques et l’auteur lui-même aient employé ce terme pour le qualifier. Son hypocrisie n’est qu’une tactique que lui impose sa situation dans la vie. « Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, dit-il, parce que je n’ai pas mille francs de rendre pour acheter du pain. » Il ne faut jamais perdre de vue le fait que l’hypocrisie n’est pour lui qu’un rôle : il joue le rôle de Tartuffe ainsi que Tartuffe jouait le rôle d’un honnête homme. Et ce n’est pas un simple jeu de mots de notre part, c’est une distinction qui touche à la vraie nature de Julien. Il est le contraire de Tartuffe, de même que celui-ci est le contraire de l’homme honorable pour qui il voudrait se faire passer. Cet aspect ironique du caractère de Julien a fréquemment échappé à ses critiques, et cela est étonnant, car si Julien prend le parti de jouer le rôle de Tartuffe, il faut avouer que, le plus souvent, il le joue fort mal. À tout moment il se trahit : parfois, en effet, il est comme un mauvais comédien dont les gestes maladroits, les hésitations et les lapsus vont jusqu’à exaspérer son créateur. Julien commet de nombreuses bévues dont la plupart aurait été impensables au subtil intriguant qu’il des croyait. […] C’est ainsi qu’au moment où tout paraissait concourir à son succès, où la réalisation de ses ambitions paraissait absolument certaine, Julien lui-même semble avoir recherché le moyen de se perdre. Au lieu de brouiller ses traces, précaution qu’aurait prise automatiquement tout véritable élève de Tartuffe, Julien s’expose sans nécessité à la ruine en encourant le risque d’exhumer les scandales de son passé. Dans une situation qui ne pouvait être plus favorable, il commet cette erreur insensée et lourde de conséquences qui l’entraînera à l’échafaud.
Mais c’est avant tout quand Julien laisse tomber son masque qu’on voit combien le rôle auquel il s’est consacré a caché sa véritable identité. Lucide et courageux, il met en cause l’hypocrisie de ses juges en leur exposant les vraies raisons pour lesquelles ils le mettront à mort ; il n’hésite même pas à dénoncer la futilité de sa vie pour chercher à revivre dans sa cellule son bonheur passé. On se demande si c’est là le petit paysan dont nous avons suivi de si près les aventures. Mais nous ne sommes pas en présence d’un nouvel être, c’est bien Julien tel qu’il est, tel qu’il a toujours été. La grande différence est que maintenant, il accepte d’être lui-même, au lieu de se créer une existence qui ne lui appartient pas. »

(L’Ironie dans les romans de Stendhal, Lausanne, éditions du Grand chêne, 1966, p. 56.)