Clarisse de Richardson

Lettre LIV

Derniers moments de Miss Clarisse Harlove

Lettre de la duchesse de Montjustin à la comtesse de Loewenstein.

Mon intérêt pour l’admirable Clarisse croissait de page en page, et j’étais enchantée de la variété des caractères de tant de personnages, dont chacun a une manière particulière d’être affecté, et des expressions qui lui sont propres ; enfin l’assemblage des qualités des deux acteurs principaux de ce drame sublime, me paraissait ne rien laisser de plus à imaginer à l’esprit humain : en effet, quel plus ravissant spectacle, que celui d’un combat engagé entre une femme d’un esprit supérieur, et dont l’inébranlable vertu n’est mêlée que d’une légère teinte de faiblesse, nécessaire pour la distinguer d’une substance angélique, et un artificieux libertin, comblé des plus heureux dons de la nature, et dont les vices sont mélangés des plus estimables qualités ; et revêtus des plus brillantes couleurs ! tels sont les adversaires que l’auteur s’est plu à mettre en opposition, et jamais on n’a mieux proportionné l’attaque et la défense ; mais ce n’était que par moments que je réfléchissais aux talents de l’auteur ; il disparaissait presque toujours, et j’étais au milieu des acteurs ; j’étais au château d’Harlove, et dans le village où régnait Lovelace pour environner de pièges l’innocence et la vertu ; je voyais, j’entendais tous ses misérables agents s’occuper du succès des affreux complots, dont ils rapportaient avec admiration a gloire à leur dangereux chef. Je suis arrivée enfin, Madame, le cœur oppressé, et fondant en larmes, comme pour un malheur réel, à la plus affreuse catastrophe. Ensuite j’ai véritablement assisté à l’enterrement de l’infortunée Clarisse. Le bruit du char funèbre s’est fait entendre en moi, comme à ses parents, et le son des cloches a pénétré au fond de mon cœur. Voilà, Madame, ce que j’ai éprouvé à ma première lecture.


Sénac de Meilhan, L’Émigré, 1797
> Texte intégral : Brunswick, P.F. Fauche, 1797