Le goût du secret et de la révélation

Manuscrit autographe des Mémoires

De 1730 à 1739, Saint-Simon accumule en sa boutique les « notes », « additions », « listes » et premiers « mémoires », tous matériaux pour la remise en chantier de Mémoires, rédigés de 1739 à 1749. Dans le plus grand secret, il prend la plume et trouve sa revanche, en offrant un puissant et vivant témoignage – certainement partial – sur le maître de Versailles et l'envers de la cour. Son récit propose mille vues et d'innombrables surprises dans les registres du comique, du pittoresque, du drame. Fidèle à d'antiques valeurs et soucieux des formes, Saint-Simon est aussi inspiré par le clair-obscur des Lumières.
Les Mémoires portent sur les années 1691-1723, période d'activité politique personnelle du duc de Saint-Simon. Est-il possible de considérer le duc de Saint-Simon comme un simple observateur ou doit-on le considérer comme « l'espion de Versailles » ? Sa curiosité de courtisan, avide de démêler le dessous des cartes et habile tacticien, révèle très tôt sa vocation de mémorialiste soucieux du moindre détail. Il admet ses défauts : mépris ou intransigeance envers autrui, mais se veut efficace :

« Une idée sans exécution est un songe, et son développement dans tout ce détail. Je l’ai compris avant de l’écrire ; mais j’ai cru me devoir à moi-même que je n’enfante pas des chimères. »

 Il considère ainsi son travail de mémorialiste avec le plus grand sérieux et s’y applique sans faille. Un devoir de vérité l’habite :

« C'est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune […] J'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement ; je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même. »

L’homme de lettres avisé veille à ce que ses écrits ne paraissent qu'à titre posthume, ce qui lui permet un style libéré, empruntant à tous les registres de vocabulaires pour dresser des récits truculents. Selon les vœux de Saint-Simon, qui ne souhaite « laisser paraître l'ouvrage que lorsque le temps l'aurait mis à l'abri des ressentiments », les manuscrits d’abord paraphés et confiés à un notaire, sont ensuite transférés et séquestrés au dépôt des Affaires étrangères, en 1760, par lettre de cachet. Il est important de considérer dans quelles conditions la politique intervient, cinq ans après la mort du Duc, pour mettre au secret tous ses papiers, d'abord rassemblés par les hommes de loi, en les transportant au Dépôt des Archives des Affaires étrangères, au Vieux-Louvre, ensuite à Versailles, puis de nouveau à Paris. L'ordre du Roi du 21 décembre 1760, contresigné par le Secrétaire d'État des Affaires étrangères, le duc de Choiseul, précise que la plupart des manuscrits enfermés dans des caisses « concernent le service du Roi et de l'Etat ». La mesure conservatoire peut se justifier pour les portefeuilles renfermant le double de la correspondance diplomatique de Saint-Simon, ambassadeur à Madrid en 1721 et 1722, pour ses lettres au Régent à cette époque, pour les pièces se rapportant au Conseil de régence dont le Duc et Pair avait fait partie. Mais pourquoi s’emparer des autres portefeuilles, notamment ceux qui contenaient les cahiers des Mémoires bien loin de l'objet ordinaire de la raison d'État ? La Maréchale de Montmorency, née Saint-Simon, sœur de l'Évêque de Metz, devenue après lui héritière principale alerte sans doute sur la question. Choiseul préfère alors éviter de livrer à la malignité publique les portraits de personnages encore vivants et, la curiosité étant excitée, la satisfaire mais seulement avec précaution. Il choisit des hommes habiles, historiographes du Roi et académiciens, pour éditer quelques extraits des Mémoires : Voisenon, Duclos, Marmontel ont accès au Dépôt et Choiseul se garde une copie des Mémoires qu'il conserve dans son domaine. Voltaire n’a peut-être pas connaissance de l’ampleur des Mémoires, mais certaines lectures chez Mme du Deffand lui laisse soupçonner le travail et la diffusion s'en répand. À partir de 1781 se succèdent plusieurs publications contrefaites, toutes artificiellement composées, établies grâce à des fuites, sous des titres prometteurs : Pièces intéressantes, La Galerie de l'ancienne Cour, etc. Des copies infidèles et des lambeaux défigurés circulent jusqu'en 1819 quand le général de Rouvroy, marquis de Saint-Simon, petit-cousin du Duc, s'adresse à Louis XVIII pour lui demander « la grâce » des manuscrits originaux, « prisonniers d'État ». Il est entendu et le Roi ordonne enfin la remise au marquis des manuscrits conservés aux Affaires étrangères.
La restitution officielle des manuscrits à la famille, permet finalement la publication en plus de vingt volumes des Mémoires chez l'éditeur Sautelet, à partir de 1829. La retraite précoce de Saint-Simon, mis à l’écart du cénacle du pouvoir dès 1723, lui avait fait écrire : « Tout m’avait préparé à me survivre ». C’est une question de morale et une promesse tenue. Le style était une préoccupation centrale de l’auteur réellement découvert au XIXe siècle. Saint-Simon s’est attaché à en fixer explicitement les codes, refusant : « […] le lâche et le diffus de la vaine éloquence […] de phrases comme en musique, mais tout à fait vides de sens », pour affirmer au contraire : « L’énergie de mes expressions, même ordinaires, faisait peur. »
L’édition complète des Mémoires est considérée d’emblée comme un document majeur par Taine, Michelet ou autres érudits du moment. Saint-Simon apporte une réflexion essentielle sur l’Histoire : les faits et leur mise en abîme par la pensée d’un auteur à la fois témoin, acteur et écrivain, ainsi que le décalage temporel entre le sujet du récit et sa date de parution, ajoutent à la richesse du propos. Saint-Simon traverse son époque, marquée par une société en profonde mutation, mais il souhaite d’abord établir un document historique :

« l'histoire a un avantage, à l'égard de la charité, sur les occasions où on vient de voir qu'elle permet, et quelquefois qu'elle prescrit, d'attaquer et de révéler les mauvais. C'est que l'histoire n'attaque et ne révèle que des gens morts ». (Avant-propos aux Mémoires, p. 14.)

Manuscrit des Aventures de Télémaque

Une bibliothèque à l’esprit large

L’inventaire après décès de sa bibliothèque reste un témoignage irremplaçable des sources d'information, des lectures et des goûts de l'auteur des Mémoires. Les grands recueils d'histoire, de généalogie et de jurisprudence y ont la meilleure part ; il s'est nourri aussi de toutes sortes de « Mémoires », sans distinction d'époque ni de lieu.
Les écrits liés aux tourments de l'Église sont également bien représentés. L'inventaire dressé à la mort de Claude de Saint-Simon permet déjà de révéler la liste des livres qui servirent pour les études du jeune Louis. Saint-Simon possède notamment un ouvrage du Père Jésuite Nicolas Sanadon qui fut son directeur. Le Nouveau Testament du Père Quesnel, traduit en français et avec des réflexions morales sur chaque verset, est également un livre qui compte pour Saint-Simon. La spiritualité et la morale tiennent une place importante dans l’œuvre de Saint-Simon : Pascal (les Provinciales et les Pensées), Bossuet et Fénelon sont pour lui des références.
 
Saint-Simon s’intéresse particulièrement aux ouvrages qui marquent son époque. Ainsi, il note le succès des Mémoires du cardinal de Retz, recueil mis en vente en 1717, épuisé en quelques mois et qui connaît cinq éditions successives en 1718, et une autre édition plus complète en 1719 : « La lecture des Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Mme de Motteville, avoient tourné toutes les têtes. Ces livres étaient devenus si à la mode, qu'il n'y avait homme ni femme de tous états qui ne les eût continuellement entre les mains […]. On croyait trouver le cardinal Mazarin dans Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine ; la faiblesse de M. le duc d'Orléans était comparée à celle de la Reine mère. » (VI, p. 17.) En ce qui concerne Voltaire, même si La Henriade figure dans la bibliothèque de Saint-Simon il déplore l’esprit libertin : « Je ne dirais pas ici qu'Arouet fut mis à la Bastille pour avoir fait des vers très effrontés, sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde lui ont fait. Il était fils du notaire de mon père, que j'ai vu bien des fois lui apporter des actes à signer. Il n'avait jamais pu rien faire de ce fils libertin, dont le libertinage a fait enfin la fortune sous le nom de Voltaire, qu'il a pris pour déguiser le sien.» (V, pp. 655-656.)
 
Certains titres frappent par leur modernité, tels les nombreux récits de voyages (en Chine, dans l'Empire Ottoman, le monde arabe, l'Amérique et surtout la Moscovie), le Coran, les Mille et une nuits, Robinson Crusoë et les Voyages de Gulliver, figurent parmi les dernières acquisitions de Saint-Simon. C'est la première fois que le public français pouvait lire des récits orientaux. Cette nouveauté s'insère dans l'élargissement général des curiosités au-delà de l'horizon européen, jusqu’alors occupé par la tradition gréco-latine. La philosophie et la réflexion politique y sont représentées par Malebranche, Locke, Montesquieu et Bayle surtout, dont figurent non seulement les Pensées sur la Comète et le Dictionnaire historique et critique, mais même les dix-sept ans de sa publication périodique Nouvelles de la République des Lettres. L'abonnement au Pour et Contre de l'abbé Prévost n'est pas moins significatif. La bibliothèque comporte enfin des romans libertins et 64 partitions d'opéra, qui provenaient peut-être de la Bibliothèque que la duchesse de Berry avait léguée à Mme de Saint-Simon. Quoiqu'il en soit, la diversité des lectures prouve bien que Saint-Simon, qu'on représente souvent comme un homme du XVIIe siècle, s'était vivement intéressé aux nouveautés du siècle des Lumières.