La Terreur dans les lettresMichel Delon

La Nouvelle Justine, suivie de l'Histoire de Juliette, sa sœur

Les Cent Vingt Journées de Sodome s'apparente aux récits enchâssés dans une histoire-cadre du type des Mille et Une Nuits, Aline et Valcour est un roman épistolaire, Justine un récit-mémoires à la première per­sonne, La Philosophie dans le boudoir un dialogue philosophique, Les Crimes de l'amour un recueil de nouvelles. Le répertoire des manies sexuelles rappelle toute la littérature pornographique contemporaine. Les discours des libertins sont empruntés à l'argu­mentaire matérialiste du baron d'Holbach, aux diatribes antichré­tiennes de Voltaire, aux traités d'anthropologie qui rassemblent et classent trois siècles de récits de voyage. Mais ces formes connues, ces arguments et ces exemples souvent ressassés deviennent sous la plume de Sade un objet neuf, inouï, insupportable. Les formes sont distor­dues. Les Cent Vingt Journées de Sodome qui réunit quatre libertins durant quatre mois dans un château inaccessible pour entendre et pratiquer tout ce qui peut se faire en matière de perversion, s'aven­ture aux limites du langage et de l'humanité. Le texte ne peut finale­ment que suggérer l'inimaginable dans un inachèvement principiel. La forme épistolaire d'Aline et Valcour est rompue par deux récits qui occupent la moitié de l'ensemble, le dialogue de La Philosophie dans le boudoir par un pamphlet révolutionnaire ou la parodie d'un tel pam­phlet. Le discours des libertins emprunte ses prémices à l'athéisme et au matérialisme des Lumières, l'univers est infini, incréé, amoral. Alors que les encyclopédistes tiraient de telles prémices la possibilité d'une maîtrise de la nature par l'homme et la perspective d'un pro­grès, Sade ne peut s'arracher au pessimisme religieux, il condamne l'humanité au ressassement des mêmes passions qui mènent aux mêmes crimes. Les révolutions ne sont que répétition de terreurs. Le spectacle de la vertu malheureuse qui forme une des sources du drame bourgeois et du romanesque des Lumières devient chez Sade plaisir cynique et, dira-t-on au XXe siècle, sadique.

 

La force de cette œuvre qui témoigne du passage de la norme classique à une littérature de l'expression, qui a fini par quitter l'enfer des bibliothèques et des livres de psychiatrie pour s'imposer dans les collections de poche et les programmes universitaires, se trouve dans la pulsion répétitive qui fait raconter à Sade quelques scénarios de base avec mille variations, selon les deux mouvements complémentaires de la litote et de l'outrance. Le désir veut rester toujours en éveil, doublement sollicité par la « gaze » qui suggère sans dévoiler et la transgression qui brise tous les freins, dépasse toutes les censures, outrepasse tous les interdits. C'est ainsi qu'un conte voltairien, Les Infortunes de la vertu, est repris, aggravé dans Justine, ou les malheurs de la vertu, roman à la première personne où les sévices subis par la pure héroïne sont explicités, puis à nouveau répétés, allongés dans La nouvelle Justine où la vertueuse jeune fille est dépossédée de la parole, au profit de sa soeur, la criminelle Juliette, qui raconte l'Histoire de Juliette, ou les prospérités du vice, épopée triomphante de la volonté de nuire. Les deux tendances de l'écri­ture sadienne sont indissociables : en même temps Sade avoue Aline et Valcour, roman pour le public, et désavoue Justine, réservé aux initiés. La violence qu'il impose au lecteur n'est pas seulement le constat du mal ou l'omniprésence d'une sexualité polymorphe, elle est dans le décentrement fondamental qui renvoie tout discours à son contraire, ruine toute certitude par son inverse. L’œuvre est contradictoire et cohérente, variée et obsessionnelle. Elle marque la résistance du passé à tous les espoirs des Lumières, le cœur de ter­reur au milieu de la Révolution, elle oppose un principe d'inversion à toutes les certitudes. L'inversion homosexuelle se transforme en une dynamique de la contradiction, elle prend la grandeur d'une Création à rebours jusqu'à postuler un Être suprême en méchan­ceté, elle se loge au creux de l'antagonisme entre Lumières et Anti­-Lumières, Révolution et Contre-Révolution.