Troisième dialogue

A quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien ?

 

A quel titre ménagerions-nous donc un individu qui ne nous touche en rien ? A quel titre lui éviterions-nous une douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il est certain que de cette douleur va naître un très grand plaisir pour nous ? Avons-nous jamais éprouvé une seule impulsion de la nature qui nous conseille de préférer les autres à nous, et chacun n’est-il pas pour soi dans le monde ? Vous nous parlez d’une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait ; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d’hommes faibles. L’homme puissant ne s’avisera jamais de parler un tel langage. Ce furent les premiers chrétiens qui, journellement persécutés pour leur imbécile système, criaient à qui voulait l’entendre : "Ne nous brûlez pas, ne nous écorchez pas ! La nature dit qu’il ne faut pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait." Imbéciles ! Comment la nature, qui nous conseille toujours de nous délecter, qui n’imprime jamais en nous d’autres mouvements, d’autres inspirations, pourrait-elle, le moment d’après, par une inconséquence sans exemple, nous assurer qu’il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres ? Ah ! croyons-le, croyons-le, Eugénie, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous ; rien n’est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint conseil qu’elle nous donne de nous délecter, n’importe aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger… A la bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l’état primitif de guerre et de destruction perpétuelles pour lequel sa main nous créa, et dans lequel seul il lui est avantageux que nous soyons.
 
Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent ces gens-là, et moi j’y ajoute, d’après mon expérience et mes études, que la cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment qu’imprime en nous la nature. L’enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d’avoir l’âge de raison. La cruauté est empreinte dans les animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l’avoir dit, les lois de la nature se lisent bien plus énergiquement que chez nous ; elle est chez les sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez l’homme civilisé : il serait donc absurde d’établir qu’elle est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je le répète. La cruauté est dans la nature ; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie ; mais l’éducation n’est pas dans la nature, elle nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture nuit aux arbres. Comparez dans vos vergers l’arbre abandonné aux soins de la nature, avec celui que votre art soigne en le contraignant, et vous verrez lequel est le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera de meilleurs fruits. La cruauté n’est autre chose que l’énergie de l’homme que la civilisation n’a point encore corrompue : elle est donc une vertu et non pas un vice.

 

Donatien Alphonse François Sade,La Philosophie dans le boudoir, 1795
> Texte intégral : Paris, Bibliothèque des curieux, 1909