Rousseau, la Cité, l'individuMichel Delon

La rencontre avec Madame de Warens

Rousseau fait, jeune, l'expérience de la perte : absence des parents – la mère morte en le mettant au monde, le père instable et voyageur, la fuite de Genève, l’errance à travers l'Europe. Sans domicile ni statut, il passera sa vie à se constituer des références qui compensent ce deuil premier. Il refuse successivement de devenir artisan à Genève, précepteur, secrétaire ou laquais, homme de lettres ou musicien à Paris. Il a tâté de tous ces métiers, passé les frontières et changé de milieu, troqué le protestantisme pour le catholicisme, vécu dans sa chair la hiérarchie sociale, la cascade du mépris, la comédie des sourires et des grimaces, sans jamais jouer le jeu de l'intégration et de l'ascension. Trop lié à ses origines modestes pour se faufiler, comme si de rien n'était, dans les couches supérieures, trop cultivé pour demeurer au bas de l'échelle. Une crise en 1749 lui offre enfin, sinon un lieu ou un statut, du moins une posture, une image de lui-même.
 

 

Discours sur les sciences et les arts

Discours sur les sciences et les arts, la naissance d’une posture

En route pour Vincennes où il va rendre visite à Diderot, emprisonné pour la Lettre sur les aveugles, il découvre dans un numéro du Mercure la question mise au concours par l'Académie de Dijon : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. » La scène a peut-être été reconstituée plus tard par Rousseau qui affirme : « À l'instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme. » Elle est allégorique d'une situation de marginalité : topologiquement, Rousseau se trouve en dehors de la ville, il est placé entre les institutions culturelles, représentées par les concours académiques, et la répression qui frappe l'ami Diderot pour sa pensée hétérodoxe.
La réponse à la question de Dijon qui semble s'imposer, en ce siècle de Lumières parmi les collaborateurs d'un dictionnaire des sciences et des arts, est la suivante : le progrès des sciences et des arts assure un progrès moral. Rousseau défend le paradoxe d'une contradiction entre le développement intellectuel, économique et social et les valeurs morales. Il associe l'idée neuve, « philosophique », d'une bonté originaire de l'homme et l'ancien modèle d'une histoire comme chute, décadence, perte d'une vérité première. Contre les dogmes religieux, il croit à une nature bonne en elle-même et, contre les Lumières qui s'érigent en nouveau dogme, il accuse un progrès qui n'est que matériel et intellectuel, il dénonce la collusion entre le travail rationnel et l'injustice sociale. Tel est le sens du Discours sur les sciences et les arts, couronné à Dijon, applaudi comme un brillant paradoxe et un beau morceau de littérature.
Mais Rousseau considère la position qu'il a prise comme un engagement personnel, il réforme sa vie, renonce aux avantages de la mondanité sans pouvoir totalement rompre avec ses protecteurs. Il s'engage dans une contradiction entre sa renommée grandissante à travers l'Europe et la marginalité psychologique et économique qu'il revendique. Contradiction également entre la critique qu'il mène des sciences et des arts et sa pratique de musicien et d'écrivain. Rousseau s'est forgé une identité en partie imaginaire, en tout cas symbolique, celle de citoyen de Genève, de membre d'une communauté idéalement vertueuse et démocratique, au milieu d'une Europe livrée aux compromissions et aux tyrannies.

Jean Le Rond d’Alembert

La rupture avec les encyclopédistes

Les interprètes de sa pensée ont souvent proposé des couples conceptuels pour en rendre compte : romantisme et romanité selon Albert Schinz, transparence et obstacle selon Jean Starobinski, solitude et communauté selon Bronislaw Baczko. Mais si le premier de ces couples introduit la contradiction à l'intérieur de la personne de Rousseau, les deux autres marquent le décalage entre le penseur et la société aliénée dans laquelle il vit, ils postulent une unité de la pensée et une dérive existentielle provoquée par les conflits avec l'entourage. Le principal de ces conflits sépare Rousseau, ami de Diderot et collaborateur de l'Encyclopédie, de ses compagnons des Lumières. L'article « Genève » de d'Alembert dans l'Encyclopédie, auquel il répond par une Lettre sur les spectacles, consomme la rupture. Les philosophes font l'apologie du théâtre comme forme culturelle et principe de sociabilité alors que Rousseau, pour justifier l'interdiction des spectacles dans sa ville natale, critique la représentation théâtrale au nom de la fête qui permet la participation de tous les citoyens. Coupé de ses amis, Rousseau va se retrouver de plus en plus seul et confondre progressivement ses difficultés personnelles avec le ressentiment du clan philosophique et la haine des traditionalistes de tout poil.

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

Deux traités fondamentaux : Émile, ou l'éducation et Du contrat social

Dans l'Origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau dénonce l'appropriation privée comme la source de la perversion sociale. C'est ensuite deux grands traités qu'il prépare sur les institutions politiques et sur l'éducation et qui paraissent conjointement en 1762, frappés aussitôt par les autorités religieuses et juridiques. Ni Du contrat social, ni Émile, ou l'éducation ne constituent de traités concrets sur les formes politiques ou les pratiques pédagogiques. Le premier fournit les bases de la vie politique et le second raconte l'éducation imaginaire du jeune Émile. Du contrat social récuse la force, incapable de fonder le droit, et tout contrat qui ne repose pas sur la volonté générale. L'homme ne peut aliéner sa liberté, ne peut donc accepter par contrat de devenir esclave. Il peut seulement abandonner son indépendance naturelle dans un acte de réciprocité qui constitue les hommes en peuple et leur restitue la liberté comme obéissance à des lois qu'ils se sont prescrites. Si Du contrat social considère l'homme en tant que citoyen, Émile le forme en tant qu'individu indépendant d'un pays.
 
Émile, ou l'éducation suit la formation de l'enfant, de ses premières années où la nature doit être respectée (liv. I) à la découverte d'une raison sensitive ou puérile (liv. II), de la raison abstraite (liv. III) à la révélation des liens sociaux, amoureux et religieux (liv. IV). Le livre V est consacré à l'éducation, parallèle et complémentaire, de Sophie, destinée à devenir la compagne d'Émile. Loin des collèges et des précepteurs des grandes familles qui inculquent d'abord à leurs élèves une conscience de leurs privilèges, Émile est élevé sans préjugés et formé par la seule expérience, judicieusement préparée par son précepteur.
 
Les deux traités ont frappé l'opinion et eu une influence décisive sur la philosophie européenne en général, sur Kant en particulier. Émile a sensibilisé les familles à l'importance de l'éducation et à la spécificité de l'enfant, tandis que Le Contrat social a été le livre de chevet des Jacobins qui ont voulu en appliquer les principes à la jeune République française. Rousseau lui-même avait réfléchi aux constitutions à donner à la Pologne ou à la Corse, il avait confronté l'abstraction des principes à la réalité concrète d'un pays déterminé par une histoire et une mentalité. La richesse et la complexité du Contrat et de l'Émile en ont autorisé des lectures diverses et contradictoires. Le débat religieux, par exemple, a été lancé par le chapitre du Contrat social sur la religion civile et par la profession de foi du vicaire savoyard qui initie Émile à une religion délivrée de toute révélation et fondée sur le seul instinct. On comprend que ces pages aient été attaquées par toutes les Églises aussi bien que par la « synagogue » holbachique. L'Église catholique est la première à réagir par la voix de Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, les pasteurs de Genève suivent. Au premier, Rousseau répond par une Lettre à Christophe de Beaumont, aux seconds par les Lettres de la montagne où il leur conteste le droit de condamner la foi du vicaire savoyard.

Le premier baiser

Le romancier de La Nouvelle Héloïse

À la suite d'Émile, Rousseau a ébauché un roman, Émile et Sophie ou les solitaires, qui met à l'épreuve le traité, qui confronte la théorie à la réalité. Une éducation idéale n'assure pas le bonheur, Émile et Sophie élevés l'un pour l'autre ne s'entendront peut-être pas. C'est dire la fonction du roman dans la réflexion de Rousseau. Les expériences amoureuses qui l'ont lié dans sa jeunesse à madame de Warens et à Claude Anet, ou bien tout récemment à Sophie d'Houdetot, la belle-sœur de madame d'Epinay, et à Saint-Lambert, nourrissent également sa rêverie d'homme qui se sent vieillir et craint d'avoir passé le temps d'aimer. Il est timide avec les femmes, passionné avec ses amis masculins, il a choisi de vivre avec Thérèse Levassent, une servante d'auberge qui ne peut participer à sa création, il se réfugie au pays des chimères, il y connaît des satisfactions que la réalité lui refuse, il fait exister sur le papier la « société charmante », l'« étroite société » à laquelle il a sans succès convié Mme d'Houdetot et son amant Saint-Lambert. Il se souvient des grands romans d'amour du XVIIe siècle qu'il a lus dans sa jeunesse.
Julie, ou la Nouvelle Héloïse naît de cette double nécessite sentimentale et intellectuelle, comme compensation à la pauvreté de la vie et à la sécheresse de la théorie. La forme épistolaire permet d'alterner les lettres d'amour et les discussions philosophiques. Le titre lui-même se réfère au couple fameux Héloïse et Abélard, le philosophe châtré à cause de son amour pour Héloïse. Le poème de Pope et ses nombreuses traductions avaient mis à la mode le couple légendaire, Rousseau s'approprie la figure d'Héloïse et délaisse celle d'Abélard, refoulant la question de la castration et de l'impuissance. Le chant d'amour qui constitue le point de départ du texte s'amplifie, se complique, s'approfondit pour aboutir au roman en six parties que nous connaissons.

Jean Jacques Rousseau écrivant

L'écriture du moi

Émile et plus encore La Nouvelle Héloïse étaient habités par les souvenirs personnels de Rousseau. Lorsque Le Contrat social et l'Émile furent condamnés, il ressentit une solitude particulière, pris entre les encyclopédistes qui le répudiaient comme trop religieux et les Églises qui le rejetaient comme trop philosophe. Un homme lui montra de l'amitié, dont la fonction était pourtant de diriger le contrôle étatique de la production imprimée, Malesherbes, directeur de la Librairie. Rousseau répondit à cette confiance par un autoportrait épistolaire qui semble à l'origine du travail autobiographique. Il conserva par-devers lui les doubles de ces Quatre lettres à M. le président de Malesherbes contenant le vrai tableau de mon caractère et les vrais motifs de toute ma conduite. La lettre du 12 janvier 1762 saisit l'« heureux hasard », l'étourdissement et l'ivresse, l'illumination de la route de Vincennes, treize ans plus tôt. Heureux hasard qui désigne Rousseau pour révéler aux hommes leurs erreurs et malheureuse catastrophe qui le voue à la haine de ceux qui ne veulent pas comprendre. L'entreprise autobiographique est marquée par ce double caractère d'une écriture euphorique et douloureuse : euphorique quand elle se suffit à elle-même, douloureuse quand elle se débat contre les mensonges.

Manuscrit des Confessions

Confessions et Dialogues

Les Confessions se développent à partir de l'impérieux besoin de se justifier, de prouver sa sincérité et de valider par là toute son œuvre antérieure. Mis en accusation, Rousseau répond en se montrant dans sa nudité, à la fois différent des autres et naturel, fidèle à la bonté originelle. Les Confessions de saint Augustin retraçaient l'itinéraire d'une vie pour en donner une signification apologétique. Les mémorialistes classiques témoignaient d'une vie dans le siècle pour illustrer un nom, une foi, une mission. Le je restait second par rapport à des valeurs spirituelles ou terrestres supérieures. Rousseau proclame au début des Confessions la nouveauté d'« une entreprise qui n'eut jamais d'exemple ». Il accepte en effet de dire l'individualité irréductible d'un moi dans tous ses détails, dans ses hontes, dans ses particularités physiques et sexuelles. « Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. » En douze livres, il relate sa vie jusqu'aux catastrophes de 1765. Il s'agit moins de dérouler des souvenirs que de restituer la vérité d'une conscience. Rousseau accepte, proclame, revendique sa différence.
 
Il ne suffit pourtant pas de montrer cette différence pour être reconnu sincère. Rousseau se sent prisonnier dans les lacs des faux-semblants et des mensonges. Il y répond par trois dialogues, intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques, qui acceptent tactiquement le clivage imposé de l'extérieur entre le nom et le prénom. Rousseau s'entretient avec un Français des crimes commis par Jean-Jacques, il essaie ainsi de comprendre le complot qui l'entoure, l'étouffe, il veut reconstituer le paradoxe qui fait qu'un homme bon puisse être chargé de toutes les accusations. L'« Histoire du précédent manuscrit », à la fin des Dialogues, rend compte de la dernière tentative de Rousseau pour faire authentifier son texte par une référence religieuse : il veut déposer le manuscrit sur le grand autel de Notre-Dame et ne peut y accéder : les grilles du chœur sont fermées. Il est désormais livré à lui-même et aux autres dans un monde dénué de certitudes. Rousseau juge de Jean-Jacques peut être lu comme un texte fou, comme la mise en scène de l'écriture moderne prise dans les jeux de miroir des consciences.

Jean-Jacques Rousseau herborisant dans la campagne

Les Rêveries

L'enjeu est moins une réalité insaisissable que la sincérité. Après avoir tout dit selon le fil chronologique de sa vie, puis dans le labyrinthe des regards et des discours, Rousseau se met à écrire pour lui-même, il identifie le travail du souvenir, la remémoration, la sensation présente et l'écriture. Il rêve encore aux persécutions qu'il a subies (I), à un accident qui, à Ménilmontant, lui a permis de se réveiller dans la pure conscience d'un présent débarrassé de toute autre vicissitude (II), à ses convictions religieuses (III), à sa définition du vrai et du faux (IV), au bonheur qu'il a connu dans l'île Saint-Pierre (V), etc. Tels sont les thèmes successifs des dix Rêveries du promeneur solitaire que Rousseau laisse inachevées à sa mort. Entre la musique et la botanique qui ont été deux passions constantes de sa vie, il module les mots et les phrases au rythme de la sensation, du souvenir, de la conscience. La musique est un art du temps, la botanique la jouissance de l'infinie variété de la nature : la littérature, au-delà de toute finalité, accorde le temps qui passe et l'expérience sensible, la durée de la personne et la pure présence de l'instant.
 
L'exigence d'une telle démarche ne pouvait manquer de frapper des lecteurs qui ont entretenu un rapport passionnel avec la personne, capable de cet héroïsme de l'aveu. De son vivant, Rousseau fut l'objet d'enthousiasmes fusionnels et après sa mort d'un véritable culte. Plus encore que le voyage à Ferney, le pèlerinage sur l'île des Peupliers, image de toutes les îles fréquentées ou rêvées par Rousseau, devint un genre littéraire. Il est l'occasion de s'exercer à la même écriture que Jean-Jacques. Pierre Le Tourneur, le traducteur de Shakespeare, se met à rêver dans la voiture qui l'emporte vers la tombe de Rousseau : « J'aime à rêver en silence au mouvement de la voiture, à laisser mon âme tranquille recevoir, comme la toile d'une chambre obscure, les images, les sensations des objets, des sites divers qui se succèdent devant mes yeux ; et cette manière d'exister en est une de jouir pour moi. » Robespierre écrira des pages non moins frémissantes sur son maître et la République française transfère officiellement les cendres de Rousseau d'Ermenonville au Panthéon en 1794. Girondins et Jacobins, contre-révolutionnaires et chrétiens orthodoxes, peuvent se réclamer de lui. La critique littéraire l'inscrit dans deux intertextualités bien différentes, celles de la Cité vertueuse et du moi triomphant.