À propos de l’œuvre

Jean Jacques Rousseau écrivant

Dans l’avertissement qui figure en première page du manuscrit de Genève, Rousseau définit son projet autobiographique :
 « Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. Qui que vous soyez, que ma destinée ou ma confiance ont fait l’arbitre du sort de ce cahier, je vous conjure par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l’espèce humaine, de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile, lequel peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes, qui certainement est encore à commencer, et de ne pas ôter à l’honneur de ma mémoire le seul monument sûr de mon caractère qui n’ait pas été défiguré par mes ennemis. Enfin, fussiez-vous, vous-même, un de ces ennemis implacables, cessez de l’être envers ma cendre, et ne portez pas votre cruelle injustice jusqu’au temps où ni vous ni moi ne vivrons plus, afin que vous puissiez vous rendre au moins une fois le noble témoignage d’avoir été généreux et bon quand vous pouviez être malfaisant et vindicatif : si tant est que le mal qui s’adresse à un homme qui n’en a jamais fait ou voulu faire, puisse porter le nom de vengeance. »
 
À cette époque, Rousseau entre dans la cinquantaine, et se sent environné d’ennemis. Pour répondre aux attaques qu’il discerne, il a dès le début des années 1760 le dessein de se montrer tel qu’en lui-même en relatant sa vie. Mais ce projet va évoluer pour devenir beaucoup plus vaste et ambitieux : il cherche à se défendre par le texte. Cependant ce procédé est en lui-même ambigu, car si le discours peut amener le lecteur à la vérité, il peut aussi travestir les choses, mentir. Pour Rousseau, la sincérité de l’auteur démontre la véracité de son propos. Cette transparence de l’écrivain garantit l’authenticité de sa parole. Il ne doit donc rien celer de ce qu’il est. « Je dirai hautement : Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. […] Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été » (Les Confessions). Plus tard, il ajoute qu’il a « formé le projet de décrire l’état habituel de [son] âme » (Les Rêveries du promeneur solitaire). Rousseau crée ainsi quelque chose de totalement nouveau. Les auteurs classiques parlaient généralement peu d’eux-mêmes : « Le Moi est haïssable », professait Pascal. Et les Mémoires des uns et des autres étaient écrits dans un but utilitaire, de témoignage ou d’autojustification. Rousseau instaure une conception inédite et originale de la littérature : faire de l’auteur le sujet propre de son œuvre, sans autre fin que la connaissance d’un individu particulier — « j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre » (Les Confessions) — et de l’humanité en général. Ces textes peuvent « servir de première pièce de comparaison pour l’étude des hommes qui certainement est à commencer », affirme l’exergue des Confessions.
 
Mais Rousseau s’était trompé en pensant qu’il n’aurait pas « d’imitateurs ». Ses œuvres autobiographiques annoncent le Romantisme, et tout un pan des lettres françaises et mondiales. Aujourd’hui plus que jamais, l’exploration des méandres de la personnalité, le regard intérieur et l’introspection sont au cœur de la littérature, par-delà le journal intime, les mémoires ou l’autofiction. En cela, Jean-Jacques Rousseau est notre contemporain.
 

 
Le ruban volé
Le laquais érudit
Le charivari
 

Les manuscrits

 
Si c'est bien le manuscrit de Genève que Rousseau, le remettant en 1778 à son ami Moultou, destinait à la publication — et une publication posthume —, le manuscrit de Paris, avec le même soin calligraphié et traduisant la même révélatrice horreur des ratures, est peut-être pour les fervents des Confessions plus émouvant encore, si nous songeons que c'est celui-ci que Rousseau avait gardé avec lui lorsque, à quelques semaines de sa mort, il accepta l'offre du marquis de Girardin de s'installer à Ermenonville, laissant inachevée la dixième Rêverie, cette dernière image de sa rencontre avec Mme de Warens.

C'est sur le manuscrit de Genève pourtant que figure l'épigraphe si juste et si belle, si pressante : Intus et in cute, à laquelle de bout en bout répond l'œuvre autobiographique tout entière. Nul plus que Rousseau n'est allé en effet si loin et plus « profondément sous la peau ». Et si les Confessions continuent, après plus de deux siècles, de susciter tant de révolte et tant de haine, c'est que, réalisant le rêve tenu pour impossible par Poe d'écrire Mon coeur mis à nu, il a eu le premier le courage de se mettre tout entier à nu dans sa vérité et du même coup dans sa misère, dans sa faiblesse, dans cette intime contradiction en lui et dans sa vulnérabilité essentielle.