Le roman libertinMichel Delon

La Culbute

La fantaisie, avec son pacte de plaisir que les auteurs tissent avec leurs lecteurs, évolue peu à peu vers le genre libertin. Parodie, émotion, réflexion, satire, grivoiserie, édification ou scepticisme vigilant sont des sens mis en abîme dans la veine libertine croisée de philosophie. Le modèle chrétien est comparé à d’autres formes de croyances, orientales par exemple, qui présentent des traditions de sensualité raffinée, avec des figures voluptueuses.

De 1701 à 1715, Antoine Galland traduit des contes persans qui seront rassemblés sous le titre des Mille et Une Nuits. Le désir de vie y est directement relié au désir érotique, ainsi qu’au désir même du récit. Au cœur des Lettres persanes (1721), Montesquieu pose un schéma dialectique entre l’objet le plus parfait de la jouissance et l’objet le plus parfait de la connaissance.

C’est Crébillon fils qui écarte peu à peu le déguisement du conte oriental pour glisser vers d’habiles stratégies de conquêtes amoureuses et de mécanique du désir pour la jouissance. Voltaire invente le conte philosophique en 1747 avec Memnon, faisant une géniale synthèse du roman baroque et des formes merveilleuse, fantastique, exotique ou libertine.

L’invention littéraire devient alors un objet de jouissance : Diderot écrit Les Bijoux indiscrets, Voltaire La Pucelle, Montesquieu Le Temple de Gnide et Sade La Philosophie dans le boudoir. Sous le masque épistolaire, le succès des Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, ouvrage paru en 1782, ne se dément pas. L’Erotikabiblion, de Mirabeau, se trouve dans la bibliothèque de Louis XVI. Le savoureux compromis entre la morale et le sexe deviendra, au fil du siècle, de plus en plus cynique et même pornographique, avec des textes comme Le Portier des Chartreux, Thérèse Philosophe, Margot la ravaudeuse… En 1756, Voltaire fait aussi paraître un Essai sur les mœurs, qui appartient déjà à la sociologie critique.

Dans la seconde moitié du siècle, le genre libertin évolue encore largement, dans une tension entre intimité et provocation. Rétif de La Bretonne (1734-1806) se range nettement dans le premier camp avec Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé (1783). Avec moins de retenue, Casanova (1725-1798), s’avoue surpris par les exigences physiologiques de son corps et la dimension irrationnelle de l’existence. Au travers de ses nombreux écrits, Sade incarnera une littérature de l’expression : une pratique de la perversion qui s’aventure aux limites du langage et de l’humanité.

Le libertinage caractérise le XVIIIe siècle. Il s’agit d’un libertinage imaginaire : la liberté des mœurs ne s’épanouit que dans la littérature. Refus de toute norme, le libertinage échappe aux définitions. Le libertin s’installe dans l’entre-deux : entre interdit et transgression, entre rêve et réalité. Il allie discrétion mondaine et crudité pornographique, liberté de penser, d’aimer et respect des contraintes de la société. L’esprit libertin est l’antichambre de la Révolution française.



EN SAVOIR PLUS
> Galland, Les Mille et Une Nuits, 1704
> Montesquieu, Lettres persanes, 1721
> Montesquieu, Le Temple de Gnide, 1725 
> Crébillon Fils, Les Egarements du cœur et de l’esprit, 1736
> Crébillon Fils, Le Sopha, 1742
> Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, 1782
> Sade, La Philosophie dans le boudoir, 1795
> Rétif de La Bretonne, Monsieur Nicolas, Genève, Slatkine reprints, 1930