Des juges et de l'usure

Huitième lettre

Habit de procureur

Le dialogue avec le jésuite se poursuit. Avec un art accompli de l'argumentation le jésuite affirme que les juges peuvent recevoir des cadeaux des parties en présence, en particulier pour traiter une affaire plus vite qu’une autre. Quant aux gens d’affaires, ils sont libres de prêter de l’argent avec intérêt sans tomber dans l'usure dès lors qu'ils sollicitent le payement des intérêts comme une faveur et non comme un dû.

De Paris, ce 28 mai 1656.
Monsieur,
Vous ne pensiez pas que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes ; cependant il y a des gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal. Les uns me prennent pour un docteur de Sorbonne ; les autres attribuent mes lettres à quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connaître que je n'ai pas mal réussi dans le dessein que j'ai eu de n'être connu que de vous, et du bon père qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les discours, quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me contraindre ; car il ne les continuerait pas, s'il s'apercevait que j'en fusse si choqué ; et ainsi je ne pourrais m'acquitter de la parole que je vous ai donnée, de vous faire savoir leur morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la violence que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la morale chrétienne par des égarements si étranges, sans oser y contredire ouvertement. Mais, après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu'à la fin j'éclaterai pour la mienne, quand il n'aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu'il me sera possible ; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m'en apprit tant la dernière fois, que j'aurai bien de la peine à tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car, de quelque manière qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont en effet qu'à favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers, les larrons, les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez largement de restituer ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que le bon Père m'apprit par ce discours.
« Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu celles qui touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les domestiques et les gentilshommes : parcourons maintenant les autres, et commençons par les juges.  Je vous dirai d'abord une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l'un de nos vingt-quatre vieillards. Voici ses mots : « Un juge peut-il, dans une question de droit, juger selon une opinion probable, en quittant l'opinion la plus probable ? Oui, et même contre son propre sentiment : imo contra propriam opinionem. »
Et c'est ce que notre père Escobar rapporte aussi au traité VI, (ex. VI, n. 45). − O mon Père ! lui dis-je, voilà un beau commencement ! Les juges vous sont bien obligés : et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont si favorables. Car vous donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que vous vous êtes donné sur les consciences. − Vous voyez, me dit-il, que ce n'est pas notre intérêt qui nous fait agir ; nous n'avons eu égard qu'au repos de leurs consciences, et c'est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le sujet des présents qu'on leur fait. Car, pour lever les scrupules qu'ils pourraient avoir d'en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu'il y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C'est en son tome I (tr. 2, d. 88, n. 6). Les voici : « Les juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu'ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l'avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les expédier promptement. » Notre savant Escobar en parle encore au traité VI (ex. VI, n. 43), en cette sorte : « S'il y a plusieurs personnes qui n'aient pas plus de droit d'être expédiées l'une que l'autre, le juge qui prendra quelque chose de l'un, à condition, ex pacto, de l'expédier le premier, péchera-t-il ? Non, certainement selon Layman : car il ne fait aucune injure aux autres selon le droit naturel, lorsqu'il accorde à l'un, par la considération de son présent, ce qu'il pouvait accorder à celui qu'il lui eût plu : et même, étant également obligé envers tous par l'égalité de leur droit, il le devient davantage envers celui qui lui fait ce don, qui l'engage à le préférer aux autres : et cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l'argent : Quoe obligatio videtur pretio aestimabilis. » 
− Mon révérend père, lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les premiers magistrats du royaume ne savent pas encore. Car M. le premier président a apporté un ordre dans le parlement pour empêcher que certains greffiers ne prissent de l'argent pour cette sorte de préférence : ce qui témoigne qu'il est bien éloigné de croire que cela soit permis à des juges ; et tout le monde a loué une réformation si utile à toutes les parties. » Le bon père, surpris de ce discours, me répondit : « Dites-vous vrai ? je ne savais rien de cela. Notre opinion n'est que probable, le contraire est probable aussi. − En vérité, mon père, lui dis-je, on trouve que M. le premier président a plus que probablement bien fait, et qu'il a arrêté par là le cours d'une corruption publique, et soufferte durant trop longtemps. − J'en juge de la même sorte, dit le père ; mais passons cela, laissons les juges. − Vous avez raison, lui dis-je ; aussi bien ne reconnaissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. − Ce n'est pas cela, dit le père ; mais c'est qu'il y a tant de choses à dire sur tous, qu'il faut être court sur chacun.
Parlons maintenant des gens d'affaires. Vous savez que la plus grande peine qu'on ait avec eux est de les détourner de l'usure ; et c'est aussi à quoi nos pères ont pris un soin particulier ; car ils détestent si fort ce vice, qu'Escobar dit au traité III (ex. V, n. I), « que de dire que l'usure n'est pas péché, ce serait une hérésie ». Et notre Père Bauny, dans sa Somme des péchés (ch. 14), remplit plusieurs pages des peines dues aux usuriers. Il les déclare « infâmes durant leur vie, et indignes de sépulture après leur mort ». − O mon Père ! je ne le croyais pas si sévère. − Il l'est quand il le faut, me dit-il : mais aussi ce savant casuiste ayant remarqué qu'on n'est attiré à l'usure que par le désir du gain, il dit au même lieu : « L'on n'obligerait donc pas peu le monde, si, le garantissant des mauvais effets de l'usure, et tout ensemble du péché qui en est la cause, l'on lui donnait le moyen de tirer autant et plus de profit de son argent par quelque bon et légitime emploi, que l'on n'en tire des usures. » − Sans doute, mon père, il n'y aurait plus d'usuriers après cela. − Et c'est pourquoi, dit-il, il en a fourni une méthode générale pour toutes sortes de personnes, gentilshommes, présidents, conseillers, etc., et si facile, qu'elle ne consiste qu'en l'usage de certaines paroles qu'il faut prononcer en prêtant son argent ; ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il soit usuraire, comme il est sans doute qu'il l'aurait été autrement. − Et quels sont donc ces termes mystérieux, mon père ? − Les voici, me dit-il, et en mots propres ; car vous savez qu'il a fait son livre de la Somme des péchés en français, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface : « Celui à qui on demande de l'argent répondra donc en cette sorte : je n'ai point d'argent à prêter ; si ai bien à mettre à profit honnête et licite. Si désirez la somme que demandez pour la faire valoir par votre industrie à moitié gain, moitié perte, peut-être m'y résoudrai-je. Bien est vrai qu'à cause qu'il [y] a trop de peine à s'accommoder pour le profit, si vous m'en voulez assurer un certain, et quand, et quand aussi mon sort principal, qu'il ne coure fortune, nous tomberions bien plus tôt d'accord, et vous ferai toucher argent dans cette heure. » N'est-ce pas là un moyen bien aisé de gagner de l'argent sans pécher ? Et le P. Bauny n'a-t-il pas raison de dire ces paroles, par lesquelles il conclut cette méthode :  « Voilà, à mon avis, le moyen par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par leurs usures, extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste indignation de Dieu, se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites profits ? »  
− O mon père ! lui dis-je, voilà des paroles bien puissantes ! Sans doute elles ont quelque vertu occulte pour chasser l'usure, que je n'entends pas : car j'ai toujours pensé que ce péché consistait à retirer plus d'argent qu'on n'en a prêté. − Vous l'entendez bien peu, me dit-il. L'usure ne consiste presque, selon nos pères, qu'en l'intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c'est pourquoi notre père Escobar fait éviter l'usure par un simple détour d'intention ; c'est au traité III (ex. V, n. 4, 33, 44) : « Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l'exigeait comme dû par justice ; mais, si on l'exige comme dû par reconnaissance, ce n'est point usure. » Et (n. 3) : « Il n'est pas permis d'avoir l'intention de profiter de l'argent prêté immédiatement ; mais de le prétendre par l'entremise de la bienveillance de celui à qui on l'a prêté, media benevolentia, ce n'est point usure… »

Blaise Pascal, Les Provinciales (1656-1657)
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