Pascal écrivainLaurent Susini

[Blaise Pascal], Lettre escritte à un provincial par un de ses amis. Sur le sujet des disputes presentes de la Sorbonne. De Paris ce 23. Janvier 1656…

De l’avis de ses contemporains, Pascal « savait autant de véritable rhéto­rique que personne n’en ait jamais su ». Il « fixa », selon Chateaubriand « la langue qu’ont parlée Bossuet et Racine » – si peu comparables soient-elles par ailleurs… – voire la langue française elle-même, de l’avis de Voltaire. Tenant Les Provinciales pour « le premier livre de génie qu’on vit en prose », l’ermite de Cirey rapportait « à cet ouvrage l’époque de la fixation du langage » : « Toutes les formes d’éloquence y sont enfermées. Il n’y a pas un seul mot, qui depuis cent ans se soit ressenti du changement qui altère souvent les langues vivantes. » Manière de célébrer le polémiste des « petites lettres » (autre appellation des Provinciales), pour mieux enfon­cer par ailleurs le « misanthrope sublime » des Pensées ? Dans une certaine mesure, sans doute. Mais Sainte-Beuve y revien­drait à son tour : Pascal « a établi la prose française ». Et telle convergence de points de vue par ailleurs si distincts ne saurait être indifférente. L’Angleterre eut Shakespeare, l’Italie Dante – il semblerait que la France ait eu Pascal.

Qu’on revienne donc à la source et qu’on relise, pour mieux comprendre de tels jugements, la première ligne de la première Lettre provinciale, tels que purent la découvrir, le 23 janvier 1656, les lecteurs du premier tirage de sa première édition : « Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d’hier. » Incipit fulgurant – qu’on le compare à ceux de La Précieuse de Pure des Nouvelles françaises de Segrais, ou de La Pucelle de Chapelain parus la même année – et dont sortiront tout casqués La Bruyère, Voltaire, Diderot, Montesquieu, Stendhal, Gide, Michaux, tant d’autres. À l’heure où l’essentiel des belles-lettres françaises tournait encore dans la roue d’un style périodique largement héritier des cadences cicéroniennes, d’emblée, toutes les cartes se trouvaient redistri­buées et tout remis en place.

Portrait de Blaise Pascal à mi-corps, de trois quarts à droite

Une syntaxe tranchante et claire comme la pensée

Pour commencer, moins d’une douzaine de mots, s’empressant tout d’abord de constituer et de prendre à parti une opinion publique (« Nous étions… ») – et déjà deux phrases, abruptement délimitées par l’asyndète et la ponctuation forte du point final. Nulle subordination, pas même un complément d’objet. Juste une syntaxe élémentaire de type sujet-verbe, franche dans ses découpes, parfaite de lisi­bilité, et imposant aussitôt à l’esprit les différents motifs de la progression du discours et plus largement ceux de l’œuvre à venir : d’une part, la dynamique du passage de l’erreur au vrai, autant dire l’euristique de l’erreur et l’histoire de la vérité ; et d’autre part, cette dialectique toujours si complexe informant les rapports du je au nous, et du chrétien au monde (« Nous étions », mais « je ne suis… »), dont rendra compte, en son heure, le fameux « Je ne suis point de Port-Royal».
Deux courtes phrases, donc, denses, claires, rapides, sèche­ment juxtaposées sur une même courte ligne, et dont les seules quatre lettres du petit adverbe « bien » suffisent cependant à tempérer l’extrême nervosité, en leur opposant une inflexion subtilement ironique, une forme de distance et d’aimable sourire.
Sans doute peinera-t-on à se représenter aujourd’hui l’élan d’enthousiasme que suscita d’emblée un tel dosage, et, plus encore, la force de provocation dont se trouvait alors investi, aux avant-postes du discours, un tel usage de la syn­taxe. Un simple indice s’en fait pourtant l’écho. Dès le troisième tirage de cette première Provinciale, les correcteurs se hâtent de remplacer par une virgule le second point final, de réunir sous l’apparence d’un même corps vaguement périodique les membra disjecta des deux tirages précédents, et d’émousser ainsi les si tranchants éclats du style « coupé » illustré par l’auteur. Signe des temps, sans doute, mais peine perdue : en dépit de leurs efforts, une nouvelle langue écrite était née, plus naturelle, plus simple, plus allègre, plus moderne en un mot, et qui aurait désormais les faveurs des honnêtes gens au point de s’imposer dans l’instant comme la nouvelle norme du bien écrire – c’est-à-dire de l’écrire comme il convient de bien parler.
Significativement, les traits stylistiques de ce coup d’envoi caractérisent par la suite l’ensemble de la production non scientifique de Pascal, essentiel­lement tendue vers l’horizon rhétorique de la conversation et de l’entretien familier : celui-là même d’une parole vive affranchie de tout cadre prédéfini, et comme jaillie sans médiation de la nature pour solliciter en retour celle de son destinataire. Ce qui participe ainsi à nous la rendre trois siècles et demi plus tard si proche encore et, en dépit de tout, si accessible.
Instruit par son père puis par la fréquentation des académies savantes et du beau monde, Pascal enfant ne suivit pas l’enseignement des collèges de son temps, et ceci explique en partie cela. Ses conceptions de l’éloquence n’ont rien de théorique ni d’abstrait, rien d’applicationniste non plus, mais s’ancrent dans une pratique des plus incarnées d’un échange interpersonnel vécu dans l’ici-maintenant, et par là même tributaire au moment de circonstances tou­jours imprévisibles et de locuteurs à l’humeur toujours changeante auxquels il convient de s’adapter. Ce dont témoignent au premier chef cette souplesse si marquée de la phrase pascalienne, et son attention parallèle à se défier des abs­tractions, de l’emphase, de tout soupçon de pédanterie, pour demeurer toujours, dans la mesure du possible, au plus près de la réalité vivante, et par là même vibrante, de l’humain.

Blaise Pascal, Pensées

Les corrections des Pensées sont à cet égard exemplaires. Aux « imaginations », Pascal préfère les « vains fantômes » ; à « l’amplitude de la nature », l’évocation de son « immense sein » ; à ce qui se conçoit malaisément, tout ce qui est sus­ceptible de faire d’emblée image, et mieux encore impression, pour concourir de la sorte à la saisissante immédiateté de l’échange. Aussi une allusion à de vagues « montagnes » se voit-elle supplantée au fil même de la plume par une men­tion autrement précise des « Pyrénées » ; un « mystère » se mue-t-il en un « abîme » ; une tournure attributive (« Nous sommes tous toujours incertains et flottants ») en métaphore puissamment dramatique (« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants »). Et, obéissant à la même logique, les termes tech­niques comme tout langage un tant soit peu spécialisé en viennent à s’effacer à leur tour derrière les mots les plus communs. D’une simple rature, Pascal substitue « chiens » à « limiers», « hôtes » à « sectateurs », renonce à telle mention théologique de la « capa[cité] » de l’homme à la grâce, ou propose finalement de voir en ce dernier, plutôt que des « orgues […] dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés conjoints », des « orgues […] bizarres, changeantes, variables». Gages d’une parole sinon tout à fait transparente, du moins défiante envers ce qui pourrait entraver sa simple réception ; et marques sans équivoque, en tout état de cause, d’une volonté d’adopter, après Épictète et Montaigne, le ton des « entretiens ordinaires de la vie », cette « manière d’écrire », précise Pascal, qui, étant « la plus d’usage », est aussi celle « qui s’insinue le mieux ».

 
Divers traitez de piété
Blaise Pascal, Cahier de pensées
Blaise Pascal, Pensées à imprimer
Blaise Pascal, Pensées

L’honnêteté dans le bien dire et le bien parler

Or cette mise à distance de toute forme d’affectation rejoint en ce point la souveraine indifférence des Provinciales et, plus encore, des Pensées, envers toute règle prédéfinie du bien dire et du bien parler. Principe de communica­tion et, plus avant, d’insensible persuasion, la soumission de Pascal aux exi­gences d’une nature repeinte aux aimables couleurs de l’honnêteté – « cette qualité universelle me plaît seule » – ne s’exprime pas moins par sa « haine » des « mots d’enflure » que par une confiance manifeste, et régulièrement revendiquée, en les sources intérieures du discours.
Les volumes des « remarqueurs » ? Balayés d’un revers de main : « On ne consulte que l’oreille, parce qu’on manque de cœur. » Et à cet égard, plutôt suivre Isaïe que Vaugelas, Damien Mitton que Jean Macé – plutôt le chré­tien ou l’honnête homme que le législateur de la langue ou du Parnasse. Au purisme affecté de qui ne s’attacherait qu’à bien dire, Pascal privilégie toujours ce qui, s’énonçant « par sentiment intérieur et immédiat », communique par là même « à tout ce qu’on dit les mouvements qu’on sent dans son cœur ». Et s’il en va sur ce point d’un des fondements de l’honnête conversation – « dès qu’on y pense tant », lit-on chez Mme de Scudéry, « on ne dit plus rien qui vaille » –, mais aussi bien du christianisme – l’esprit prime la lettre, et la simplicité du cœur toute réflexion qui pourrait lui être contraire –, ce n’est cependant pas à dire que le calcul rhétorique lui-même n’y prenne aucune part. Car comment prétendre toucher l’homme ou la femme en les destinataires de son discours dès lors qu’on s’obstinerait à ne leur parler qu’en auteur ?
Là où Fénelon oppose « l’homme qui parle » à « l’orateur qui récite ou qui déclame », les Pensées, près de vingt ans plus tôt, rendent compte du plaisir suscité par tout « style naturel » en arguant qu’« on s’attendait de voir un auteur, et [qu’]on trouve [justement] un homme ». Or rien de plus insinuant que ces heureuses surprises :
« Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, de sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous la fait sentir, car il ne nous a point fait montre de son bien, mais du nôtre. Et ainsi ce bien fait nous le rend aimable, outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessaire­ment le cœur à l’aimer. »

Blaise Pascal, Mémorial

Façon de dire qu’on ne saurait plaire ni persuader plus insidieusement – qu’on ne saurait mieux, à leur insu, féconder les esprits – qu’en laissant parler la nature.
Et pour autant, l’intention toute rhétorique du procédé, la prudence même qu’il engage, ne sauraient se distinguer de l’horizon spirituel qui oriente et finalise son usage. « Incline le cœur à l’aimer », inclina cor meum… La réso­nance du psaume 118 en ce lieu précis des Pensées suggère assez la composante théologique de leur conception de l’éloquence et, plus précisément, sans doute, l’étroite participation de cette « communauté d’intelligence » qu’elles gagent sur la « nature » à ce « royaume de Dieu », ce « bien universel » dont Pascal tient qu’il « est nous-même et n’est pas nous », à l’image de ces vérités présentes-absentes à tout un chacun, et dont les discours naturels assureraient l’anamnèse.
C’est qu’il en va ici d’une stricte équivalence de rapports. « La nature », écrit Pascal après saint Paul, « est une image de la grâce » – comprenons qu’elle en présente une version charnelle et imparfaite, en même temps que la promesse ; et, à ce titre, l’honnêteté peut se concevoir elle-même comme une figure du christianisme, et l’éloquence de la nature comme une figure de l’éloquence du cœur, sans solution de continuité de la figure au figuré. C’est là un point majeur de la doctrine thomiste – « la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait », elle n’en porte pas la négation mais l’accomplissement – et l’auteur des Pensées sut s’en souvenir en vue de s’attirer la confiance d’un public liber­tin. C’est ce qui lui permit de feindre, à l’intention de ce dernier, d’assumer en honnête homme des valeurs qu’il assumait d’abord en chrétien, ou de défendre en l’occurrence depuis ces deux points de vue enchâssés le principe rhétorique que « la vraie éloquence se moque de l’éloquence », quitte à l’illustrer, comme le plus souvent, sur le mode du dépassement.

Blaise Pascal, Pensées

La spontanéité d’une parole vive

Ce n’est en effet pas le moindre paradoxe de l’écriture pascalienne, que son usage massif de procédés voués à traduire la spontanéité d’une parole vive, comme jaillie du mouvement d’une simple conversation ou d’une simple prière, ait finalement concouru à l’affranchir de cette part la plus familière de la langue commune du temps, pour l’ouvrir à des horizons stylistiques alors impensables et l’imposer de la sorte, à l’heure des belles-lettres éloquentes, comme un des tout premiers jalons de la prose littéraire française.
S’attacher à « dénoue[r] la langue », certes, et renoncer par exemple aux « quanquam » et « aux longues périodes des pédants », l’intention était déjà plus qu’en germe au tout début du XVIIe siècle. En ce sens, lorsqu’il finit par répartir en plusieurs phrases ce qui – vieux réflexe oratoire – lui était d’abord venu sous la forme d’une ample période à reposoirs (« Comme on… et que…, et comme pour…, il faut… ; ainsi pour… il faut… »), ou lorsqu’il multiplie les dislocations à droite (« Qu’ont-ils connu, ces grands dogmatistes… ? ») et à gauche (« Cet habit, c’est une force »), ou qu’il les associe encore à des ruptures de construction (« Les philosophes qui ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu faire ? »), le Pascal des Pensées n’opère en réalité pas de révolution sen­sible. Il prend simplement acte, et tire le meilleur parti, d’un mouvement depuis longtemps ascendant, qu’amplifiait, en ces années 1650-1660, la montée en puissance du modèle rhéto­rique du sermo et de l’honnête conversation. Loin de rompre avec son temps, il le révèle à lui-même, ce en quoi son apport véritable est finalement ailleurs. Non pas dans cet « art de penser et d’écrire d’un même mouvement, par sail­lies promptes, discontinues, saisissantes », qui était déjà celui d’un Sénèque. Non pas même dans cette tendance à la segmentation, qui cherchait alors à s’accomplir comme le nouveau standard d’un bien-parler naturel traduisant au plus près les impulsions du sentiment. Mais bien plutôt dans l’exaspération de cette tendance, ou, pour mieux dire, dans son vertigineux passage à la limite.
Qu’on en juge aux phénomènes suivants, inassignables à quelque inachève­ment que ce soit, et à la lumière desquels gagneraient à être relus les fragments les plus ruinitiques, sans doute, mais aussi bien les plus expérimentaux peut-être, des Pensées.
Spectaculaires passages à la ligne isolant, comme autant de versets, les élé­ments d’une même phrase :

« Dieu
a créé tout pour soi,
a donné puissance de peines et de biens pour soi.
»


Barres de séparation horizontale tenant à distance des éléments coordonnés :

« Je te parle et te conseille souvent, parce que ton conducteur ne te peut parler. Car je ne veux pas que tu manques de conducteur. » « Et peut-être je le fais à ses prières, et ainsi il te conduit sans que tu le voies. »

Usages a priori aberrants du point final :

« S’il y a un seul principe de tout. Une seule fin de tout. Tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la vraie religion nous enseigne à n’adorer que lui et à n’aimer que lui. »

Multiplication de phrases averbales (« Jésus dans l’ennui. », « Tout par rapport à Jésus-Christ. ») et d’annexes phrastiques :

« Dieu a créé le premier homme, et en lui toute la nature humaine.
Il l’a créé juste, sain, fort. »
Sans aucune concupiscence.
Avec le libre arbitre également flexible au bien et au mal.
Désirant sa béatitude, et ne pouvant pas ne pas la désirer.
»


 Atomisation des cours de la phrase et du temps en une multitude d’« états », eût dit Bérulle, et de stations adorantes :

« 205. [Jésus] sort de la maison pour aller au mont des Olives, et ayant passé le torrent de Cédron,
206. Il vint en un jardin de Gethsémani,
207. Et laissant ses disciples, fut au mont des Olives à son ordinaire.
208. Il prend avec soi Pierre, Jacques et Jean, et étant en tristesse, leur dit que son âme est triste jusqu’à la mort.
209. Il s’éloigne un peu d’eux,
210. D’environ le jet d’une pierre.
211. Il prie.
212. La face en terre.
213. Trois fois.
214. À chaque fois, il vient à ses disciples et les trouve dormants.
»

 

Syntaxe inouïe, sans équivalent jusqu’alors – et trait de génie visionnaire : en accusant les lignes de force de la langue commune à ce moment précis du XVIIe siècle, Pascal vient à se faire alchimiste, et transmute avant l’heure l’élo­quence des belles-lettres en une langue littéraire immédiatement en prise avec notre modernité.
C’était, bien sûr, loin d’être son objet. Le fait est singulier, l’histoire de cette transmutation est avant tout celle d’une conversion, dont le Mémorial  porte le témoignage. Vestige, ou monument, d’une effusion passée, ce dernier document ne rend pas seulement compte d’une expérience spirituelle boule­versante. Très méticuleusement arrêtées à l’issue de deux campagnes de cor­rection successives, son architecture et sa lettre marquent aussi l’émergence dans l’œuvre de Pascal d’un langage inédit, à même de traduire le passage de l’homme ancien à l’homme nou­veau, certes, mais de donner, plus encore, tout son sens à la relation de la « nuit de feu » : non célébration nostal­gique d’un instant de grâce à jamais révolu – « le passé ne doit point nous embarrasser » –, mais reconsidération et réactualisation perpétuelles d’un moment passé dont il convient d’informer le présent.

Blaise Pascal, Pensées

Un constant recadrage de la pensée dans le présent

Ainsi de l’efflorescence de phrases sans verbe arra­chant leur contenu à tout marquage temporel, de ce fameux « Joie, joie, joie et pleurs de joie. » au « Jésus-Christ. » psalmodié peu après. Ainsi, encore, de ce choix d’une disposition en versets et de l’extrême singularité de passages à la ligne progressivement introduits au sein d’une même phrase – tel ce stupéfiant :

« Le monde ne t'a point
connu, mais je t’ai connu, »

qu’on eût été moins surpris de découvrir chez Bonnefoy. Ainsi, enfin, de l’émergence soudaine de traits horizontaux venant isoler et encadrer le « Feu » liminaire, ou figurer sous « Que je n’en sois pas séparé éternelle­ment », la césure structurelle du fragment et la hantise de l’abandon traver­sant son scripteur. Au-delà de l’extrême diversité des procédés mobilisés, tout ce qui s’invente dans le Mémorial traduit une volonté d’arrêter le regard et l’attention, d’entraver jusqu’à la stase la dynamique du discours, et d’en épanouir dès lors la lecture en une forme de méditation toujours recentrée sur sa propre actualité – c’est-à-dire, in fine, sur son propre présent, « le seul temps », selon Pascal, « qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu ».

C’est au regard de cet horizon spirituel augustinien que doivent être res­saisis dans toute leur profondeur le style coupé des Provinciales et des Pensées et, plus encore, sans doute, la dimension fragmentaire de l’« Apologie » en chantier. C’est que les fragments pascaliens ne disent pas seulement l’ina­chèvement d’un projet interrompu par la mort, ils rendent aussi compte d’un mode de composition des plus singuliers. Partant de l’élaboration de cellules textuelles apparemment autonomes, Pascal ne s’emploie qu’ensuite à les réin­vestir dans un développement continu. Or rien d’indifférent, ni rien d’acciden­tel dans une telle méthode. Procédant par enchâssements et enchaînements de séquences disruptives, l’architecture modulaire du discours ne tend dès lors qu’à programmer un mode de lecture virtuellement discontinu de sa continuité, ou, ce qui revient au même, un constant recadrage de la pensée sur elle-même, dans le présent toujours renouvelé de son exercice.
D’où cet ultime paradoxe que les diverses déhiscences syntaxiques appelées à traduire, à l’intention du lecteur honnête homme, l’allure à sauts et à gambade de la conversation finissent en toute dernière instance par se retourner contre la conversation elle-même, en ménageant un espace de silence plus qu’insinuant autour de chaque énoncé, et en invitant de la sorte à une lecture méditative creu­sant chaque blanc du discours et prolongeant ses réverbérations. Ce qui consti­tue, accessoirement, une définition acceptable de la langue poétique.