Les Tahitiens repèrerent la femme derrière son déguisement de matelotBougainville, Voyage autour du monde, 1771

Découverte de Tahiti

Au XVIIIe siècle, les femmes sont interdites sur les bateaux. Cependant Jeanne Baré, compagne du botaniste Philibert Commerson, s'embarque en 1766 sur l'Étoile, un des navires de l'expédition de Bougainville autour du monde. Si des soupçons surgissent au fil d'un périple difficile, ce sont les Tahitiens qui repèreront aussitôt la femme derrière son déguisement de matelot.

Tandis que nous étions entre les grandes Cyclades, quelques affaires m’avaient appelé à bord de l’Étoile, et j’eus l’occasion d’y vérifier un fait assez singulier. Depuis quelque temps, il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de M. de Commerçon, nommé Baré, était une femme. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge, ni faire ses nécessités devant qui que ce fût, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon.
Cependant comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité du naturaliste le surnom de bête de somme ?
Il fallait qu’une scène qui se passa à Tahiti changeât le soupçon en certitude. M. de Commerçon y descendit pour herboriser. À peine Baré, qui le suivait avec les cahiers sous son bras, eut mis pied à terre, que les Tahitiens l’entourent, crient que c’est une femme et veulent lui faire les honneurs de l’île. Le chevalier de Bournand, qui était de garde à terre, fut obligé de venir à son secours et de l’escorter jusqu’au bateau. Depuis ce temps il était assez difficile d’empêcher que les matelots n’alarmassent quelquefois sa pudeur. Quand je fus à bord de l’Étoile, Baré, les yeux baignés de larmes, m’avoua qu’elle était une fille : elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement ; qu’elle avait déjà servi, comme laquais, un Genevois à Paris ; que, née en Bourgogne et orpheline, la perte d’un procès l’avait réduite dans la misère et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe ; qu’au reste, elle savait, en s’embarquant, qu’il s’agissait de faire le tour du monde et que ce voyage avait piqué sa curiosité.
Elle sera la première, et je lui dois la justice qu’elle s’est toujours conduite à bord avec la plus scrupuleuse sagesse. Elle n’est ni laide, ni jolie, et n’a pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans.

 

Après avoir traversé le cap Magellan, situé à l'extrême sud du Chili, Bougainville atteint Port Galant où il reste 26 jours avant de repartir servi par une brise favorable.

Ce jour-là nous eûmes à bord la visite de quelques sauvages. Quatre pirogues avaient paru le matin à la pointe du cap Galant et, après s'y être tenues quelque temps arrêtées, trois s'avancèrent dans le fond de la baie, tandis qu'une voguait vers la frégate. Après avoir hésité pendant une demi-heure, enfin elle aborda avec des cris redoublés de Pécherais. Il y avait dedans un homme, une femme et deux enfants. La femme demeura dans la pirogue pour la garder, l'homme monta seul à bord avec assez de confiance et d'un air fort gai. Deux autres pirogues suivirent l'exemple de la première, et les hommes entrèrent dans la frégate avec les enfants. Bientôt ils y furent fort à leur aise. On les fit chanter, danser, entendre des instruments et surtout manger, ce dont ils s'acquittèrent avec grand appétit. Tout leur était bon : pain, viande salée, suif, ils dévoraient ce qu'on leur présentait. Nous eûmes même assez de peine à nous débarrasser de ces hôtes dégoûtants et incommodes, et nous ne pûmes les déterminer à rentrer dans leurs pirogues qu'en y faisant porter à leurs yeux des morceaux de viande salée. Ils ne témoignèrent aucune surprise ni à la vue des navires, ni à celle des objets divers qu'on y offrit à leurs regards ; c'est sans doute que, pour être surpris de l'ouvrage des arts, il en faut avoir quelques idées élémentaires. Ces hommes bruts traitaient les chefs-d'œuvre de l'industrie humaine comme ils traitaient les lois de la nature et ses phénomènes. Pendant plusieurs jours que cette bande passa dans le port Galant, nous la revîmes souvent à bord et à terre.