Sans connaître la langue et privé d’interprète...Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955

 

Même sans connaître la langue et privé d’interprète, je pouvais essayer de pénétrer certains aspects de la pensée et de la société indigènes : composition du groupe, relations et nomenclature de parenté, noms des parties du corps, vocabulaire des couleurs d’après une échelle dont je ne me séparais jamais. Les termes de parenté, ceux qui désignent les parties du corps, les couleurs et les formes (ainsi celles gravées sur les calebasses) ont souvent des propriétés communes qui les placent à mi-chemin entre le vocabulaire et la grammaire : chaque groupe forme un système, et la manière dont les différentes langues choisissent de se séparer ou de confondre les relations qui s’y expriment autorise un certain nombre d’hypothèses, quand ce ne serait que dégager les caractères distinctifs, sous ce rapport, de telle ou telle société. Pourtant, cette aventure commencée dans l’enthousiasme me laissait une impression de vide.
J’avais voulu aller jusqu’à l’extrême pointe de la sauvagerie ; n’étais-je pas comblé, chez ces gracieux indigènes que nul n’avait vus avant moi, que personne peut-être ne verrait plus après ? Au terme d’un exaltant parcours, je tenais mes sauvages. Hélas, ils ne l’étaient que trop. Leur existence ne m’ayant été révélée qu’au dernier moment, je n’avais pu leur réserver le temps indispensable pour les connaître. Les ressources mesurées dont je disposais, le délabrement physique où nous nous trouvions mes compagnons et moi-même – et que les fièvres consécutives aux pluies allaient encore aggraver – ne me permettaient qu'une brève école buissonnière au lieu de mois d'étude. Ils étaient là, tout prêts à m'enseigner leurs coutumes et leurs croyances, et je ne savais pas leur langue. Aussi proches de moi qu'une image dans le miroir, je pouvais les toucher, non les comprendre. Je recevais du même coup ma récompense et mon châtiment. Car n'était-ce pas ma faute et celle de ma profession, de croire que les hommes ne sont pas toujours des hommes ? Que certains méritent davantage l'intérêt et l'attention parce que la couleur de leur peau et leurs mœurs nous étonnent ? Que je parvienne seulement à les deviner, et ils se dépouilleront de leur étrangeté : j'aurais aussi bien pu rester dans mon village. Ou que, comme ici, ils la conservent : et alors, elle ne me sert à rien, puisque je ne suis pas même capable de saisir ce qui la fait telle. Entre ces deux extrêmes, quels cas équivoques nous apportent les excuses dont nous vivons ? De ce trouble engendré chez nos lecteurs par des observations – juste assez poussées pour les rendre intelligibles, et cependant interrompues à mi-chemin puisqu'elles surprennent des êtres semblables à ceux pour qui ces usages vont de soi –qui est finalement la vraie dupe ? Le lecteur qui croit en nous, ou nous-mêmes, qui n'avons aucun droit d'être satisfaits avant de parvenir à dissoudre ce résidu qui fournit prétexte à notre vanité ?