La religion des Druses

Constantinople, vue des jardins d'un harem

Arrivé au Liban, le narrateur est fasciné par la religion des Druses, caractérisé par son archaïsme et son mystère.
 
La religion des Druses a cela de particulier, qu'elle prétendêtre la dernière révélée au monde. En effet, son Messie apparut vers l'an 1000, près de quatre cents ans après Mahomet.  Comme le nôtre, il s'incarna dans le corps d'un homme ; mais il ne choisit pas mal son enveloppe et pouvait bien mener l'existence d'un dieu, même sur la terre, puisqu'il n'était pas moins que le commandeur des croyants, le calife d'Égypte et de Syrie, près duquel tous les autres princes de la terre faisaient une bien pauvre figure en ce glorieux an 1000. À l'époque de sa naissance, toutes les planètes se trouvaient réunies dans le signe du Cancer, et l'étincelant Pharoüis (Saturne) présidait à l'heure où il entra dans le monde. En outre, la nature lui avait tout donné pour soutenir un tel rôle : il avait la face d'un lion, la voix vibrante et pareille au tonnerre, et l'on ne pouvait supporter l'éclat de son œil d'un bleu sombre.
Il semblerait difficile qu'un souverain doué de tous ces avantages ne pût se faire croire sur parole en annonçant qu'il était dieu. Cependant Hakem ne trouva dans son propre peuple  qu'un petit nombre de sectateurs. En vain fit-il fermer les mosquées, les églises et les synagogues ; en vain établit-il des maisons de conférences où des docteurs à ses gages démontraient sa divinité : la conscience populaire repoussait le dieu, tout en respectant le prince. L'héritier puissant des Fatimites obtint moins de pouvoir sur les âmes que n'en eut à Jérusalem le fils du charpentier, et à Médine le chamelier Mahomet. L'avenir seulement lui gardait un peuple de croyants fidèles, qui, si peu nombreux qu'il soit, se regarde, ainsi qu'autrefois le peuple hébreu, comme dépositaire de la vraie loi, de la règle éternelle, des arcanes de l'avenir. Dans un temps rapproché, Hakem doit reparaître sous une forme nouvelle et établir partout la supériorité de son peuple, qui succédera en gloire et en puissance aux musulmans et aux chrétiens. L'époque fixée par les livres druses est celle où les chrétiens auront triomphé des musulmans dans tout l'Orient.
Lady Stanhope, qui vivait dans le pays des Druses, et qui s'était infatuée de leurs idées, avait, comme l'on sait, dans sa cour un cheval tout préparé pour le Mahdi, qui est ce même personnage apocalyptique, et qu'elle espérait accompagner dans son triomphe. On sait que ce vœu a été déçu. Cependant le cheval futur du Mahdi, qui porte sur le dos une selle naturelle formée par des replis de la peau, existe encore et a été racheté par un des cheiks druses.
Avons-nous le droit de voir dans tout cela des folies ?
 
Gérard de Nerval, Le Voyage en Orient, 1851.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frères, 1867-1877