Une réception dans la bohême

Chap. XII

 

Carolus Barbemuche souhaite faire partie du groupe des bohèmes, il sollicite l’aide de Colline pour être accepté.
 
Le soir où il avait, dans un café, soldé sur sa cassette particulière la note d’un souper consommé par les bohèmes, Carolus s’était arrangé de façon à se faire accompagner par Gustave Colline. Depuis qu’il assistait aux réunions des quatre amis dans l’estaminet où il les avait tirés d’embarras, Carolus avait spécialement remarqué Colline, et éprouvait déjà une sympathie attractive pour ce Socrate, dont il devait plus tard devenir le Platon. C’est pourquoi il l’avait choisi tout d’abord pour être son introducteur dans le cénacle. Chemin faisant, Barbemuche offrit à Colline d’entrer prendre quelque chose dans un café qui se trouvait encore ouvert. Non seulement Colline refusa, mais encore il doubla le pas en passant devant ledit café, et renfonça soigneusement sur ses yeux son feutre hyperphysique.
– Pourquoi ne voulez-vous pas entrer là ? dit Barbemuche, en insistant avec une politesse de bon goût.
– J’ai des raisons, répliqua Colline : il y a dans cet établissement une dame de comptoir qui s’occupe beaucoup de sciences exactes, et je ne pourrais m’empêcher d’avoir avec elle une discussion fort prolongée, ce que j’essaie d’éviter en ne passant jamais dans cette rue à midi, ni aux autres heures du soleil. Oh ! c’est bien simple, répondit naïvement Colline, j’ai habité ce quartier avec Marcel.
– J’aurais pourtant bien voulu vous offrir un verre de punch et causer un instant avec vous. Ne connaîtriez-vous pas dans les alentours un endroit où vous pourriez entrer sans être arrêté par des difficultés… mathématiques ? ajouta Barbemuche, qui jugea à propos d’être énormément spirituel.
Colline rêva un instant.
– Voici un petit local où ma situation est plus nette, dit-il.
Et il indiquait un marchand de vin.
Barbemuche fit la grimace et parut hésiter.
– Est-ce un lieu convenable ? fit-il.
Vu son attitude glaciale et réservée, sa parole rare, son sourire discret, et vu surtout sa chaîne à breloques et sa montre, Colline s’était imaginé que Barbemuche était employé dans une ambassade, et il pensa qu’il craignait de se compromettre en entrant dans un cabaret.
– Il n’y a pas de danger que nous soyons vus, dit-il ; à cette heure, tout le corps diplomatique est couché.
Barbemuche se décida à entrer ; mais, au fond de l’âme, il aurait bien voulu avoir un faux nez. Pour plus de sûreté, il demanda un cabinet et eut soin d’attacher une serviette aux carreaux de la porte vitrée. Ces précautions prises, il parut moins inquiet et fit venir un bol de punch. Excité un peu par la chaleur du breuvage, Barbemuche devint plus communicatif ; et, après avoir donné quelques détails sur lui-même, il osa articuler l’espérance qu’il avait conçue de faire officiellement partie de la Société des bohèmes, et il sollicitait l’appui de Colline pour l’aider dans la réussite de ce dessein ambitieux.
Colline répondit que pour son compte il se tenait tout à la disposition de Barbemuche, mais qu’il ne pouvait cependant rien assurer d’une manière absolue.
– Je vous promets ma voix, dit-il, mais je ne puis prendre sur moi de disposer de celle de mes camarades.
– Mais, fit Barbemuche, pour quelles raisons refuseraient-ils de m’admettre parmi eux ?
Colline déposa sur la table le verre qu’il se disposait à porter à sa bouche, et d’un air très sérieux parla à peu près ainsi à l’audacieux Carolus :
– Vous cultivez les beaux-arts ? demanda Colline.
– Je laboure modestement ces nobles champs de l’intelligence, répondit Carolus, qui tenait à arborer les couleurs de son style.
Colline trouva la phrase bien mise, et s’inclina :
– Vous connaissez la musique ? fit-il.
– J’ai joué de la contrebasse.
– C’est un instrument philosophique, il rend des sons graves. Alors, si vous connaissez la musique, vous comprenez qu’on ne peut pas, sans blesser les lois de l’harmonie, introduire un cinquième exécutant dans un quatuor ; autrement ça cesse d’être un quatuor.
– Ça devient un quintette, répondit Carolus.
– Vous dites ? fit Colline.
– Quintette.
– Parfaitement, de même que, si à la Trinité, ce divin triangle, vous ajoutez une autre personne, ça ne sera plus la Trinité, ce sera un carré, et voilà une religion fêlée dans son principe !
– Permettez, dit Carolus, dont l’intelligence commençait à trébucher parmi toutes les ronces du raisonnement de Colline, je ne vois pas bien…
– Regardez et suivez-moi… continua Colline, connaissez-vous l’astronomie ?
– Un peu ; je suis bachelier.
– Il y a une chanson là-dessus, fit Colline. « Bachelier, dit Lisette … » Je ne me souviens plus de l’air… Allons, vous devez savoir qu’il y a quatre points cardinaux. Eh bien, s’il surgissait un cinquième point cardinal, toute l’harmonie de la nature serait bouleversée. C’est ce qu’on appelle un cataclyse. Vous comprenez ?
– J’attends la conclusion.
– En effet, la conclusion est le terme du discours, de même que la mort est le terme de la vie, et que le mariage est le terme de l’amour. Eh bien ! mon cher monsieur, moi et mes amis nous sommes habitués à vivre ensemble, et nous craignons de voir rompre, par l’introduction d’un autre, l’harmonie qui règne dans notre concert de mœurs, d’opinions, de goûts et de caractères. Nous devons être un jour les quatre points cardinaux de l’art contemporain ; je vous le dis sans mitaines ; et, habitués à cette idée, cela nous gênerait de voir un cinquième point cardinal…
– Cependant, quand on est quatre, on peut bien être cinq, hasarda Carolus.
– Oui, mais on n’est plus quatre.
– Le prétexte est futile.
– Il n’y a rien de futile en ce monde, tout est dans tout, les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petites syllabes font des alexandrins, et les montagnes sont faites de grains de sable ; c’est dans la Sagesse des nations ; il y en a un exemplaire sur le quai.
– Vous croyez alors que ces messieurs feront des difficultés pour m’admettre à l’honneur de leur compagnie intime ?
– Je le crains, de cheval, fit Colline, qui ne ratait jamais cette plaisanterie.
– Vous avez dit ?... demanda Carolus étonné.
– Pardon… c’est une paillette ! Et Colline reprit : Dites-moi, mon cher monsieur, quel est, dans les nobles champs de l’intelligence, le sillon que vous creusez de préférence ?
– Les grands philosophes et les bons auteurs classiques sont mes modèles ; je me nourris de leur étude. Télémaque m’a le premier inspiré la passion qui me dévore.
– Télémaque, il est beaucoup sur le quai, fit Colline. On l’y trouve à toute heure, je l’ai acheté cinq sous, parce que c’était une occasion ; cependant je consentirais à m’en défaire pour vous obliger. Au reste, bon ouvrage, et bien rédigé, pour le temps.
– Oui, Monsieur, continua Carolus, la haute philosophie et la saine littérature, voilà où j’aspire. À mon sens, l’art est un sacerdoce.
– Oui, oui, oui… dit Colline, il y a aussi une chanson là-dessus.
Et il se mit à chanter :
 
Oui, l’art est un sacerdoce
Et sachons nous en servir.
 
Je crois que c’est dans Robert le Diable, ajouta-t-il.
– Je disais donc que, l’art étant une fonction solennelle, les écrivains doivent incessamment…
– Pardon, Monsieur, interrompit Colline qui entendait sonner une heure avancée, il va être demain matin, et je crains de rendre inquiète une personne qui m’est chère ; d’ailleurs, murmura-t-il à lui-même, je lui avais promis de rentrer… c’est son jour !
– En effet, il est tard, dit Carolus ; retirons-nous.
– Vous logez loin ? demanda Colline.
– Rue Royale-Saint-Honoré, n° 10…
Colline avait eu autrefois l’occasion d’aller dans cette maison, et se ressouvint que c’était un magnifique hôtel.
– Je parlerai de vous à ces messieurs, dit-il à Carolus en le quittant, et soyez sûr que j’userai de toute mon influence pour qu’ils vous soient favorables… Ah ! permettez-moi de vous donner un conseil.
– Parlez, dit Carolus.
– Soyez aimable et galant avec mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie ; ces dames exercent une autorité sur mes amis, et, en sachant les mettre sous la pression de leurs maîtresses, vous arriveriez plus facilement à obtenir ce que vous voulez de Marcel, Schaunard et Rodolphe.
– Je tâcherai, dit Carolus.

Henry Murger, Scènes de la Vie de Bohème, 1851.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Lévy frères, 1851