À propos de l’œuvre Roger Musnik

Petits métiers, cris de Paris

À travers Le Tableau de Paris, œuvre foisonnante rédigée entre 1781 et 1788, Louis-Sébastien Mercier tente un portrait aussi complet et fidèle que possible de cette métropole grouillante, étourdissante et sans cesse en mouvement. Aux descriptions de monuments et de scènes de rues, classiques dans ce type de récit, Mercier ajoute beaucoup d’autres choses : « Je parlerai des mœurs publiques et particulières, des idées régnantes, de la situation actuelle des esprits, de tout ce qui m’a frappé dans cet amas bizarre de coutumes folles ou raisonnables, mais toujours changeantes ». Le Tableau est en effet un ensemble hybride, mêlant sans cesse descriptions de mœurs, anecdotes, réflexions politiques, vie quotidienne, analyses sociales, dans un récit aussi varié qu’inattendu.
 
Il s’inscrit dans une tradition littéraire bien établie : celle de la description de Paris, qui va des livres érudits, des réflexions morales ou des peintures de mœurs aux satires (Les Embarras de Paris de Boileau, Les Lettres persanes de Montesquieu). Mais « je dois avertir que je n'ai tenu dans cet Ouvrage que le pinceau du Peintre, explique-t-il en préface, et que je n'ai presque rien donné à la réflexion du Philosophe. Il eût été facile de faire de ce Tableau un Livre satyrique ; je m'en suis sévèrement abstenu ». Car Mercier revendique un ouvrage sérieux, qui n’interdit pas l’humour, mais dont l’ambition est de refléter ce qu’est réellement la capitale.
 
Pour y parvenir, il utilise une composition originale. Les douze volumes du Tableau sont composés de 1 100 chapitres assez brefs, apparaissant dans un savant désordre. Il refuse en effet et l’ordre alphabétique et la structure raisonnée : « je n'ai fait ni inventaire, ni catalogue; j'ai crayonné d'après mes vues; j'ai varié mon Tableau autant qu'il m'a été possible; je l'ai peint sous plusieurs faces ». On voit par exemple les chapitres 335 à 339 : « Où est Démocrite », « Ponts », « Consommation », « Balcons »« Faux cheveux ». Cette énumération fait ressortir l’imprévu, la diversité, le bouillonnement, et cette narration hachée, mouvante, vivante aussi, reflète la bigarrure de Paris, ses changements permanents. L’idée est de dépeindre cette ville à hauteur d’homme, telle que pourrait la voir un flâneur, avec ses événements quotidiens, attendus ou surprenants, la cohabitation de vieux édifices et de bâtiments modernes, la promiscuité des miséreux et des nantis, ainsi que les réflexions que cela pourrait inspirer.
 
Cet éparpillement n’est qu’apparent. Parfois certains chapitres sont regroupés par thèmes, même si ce n’est jamais la règle. Et les juxtapositions se font en fonction des contrastes qu’elles amènent, mettant ainsi en valeur le contenu de chaque thème. Victor Hugo, Balzac ou Nerval se rappelleront d’ailleurs de cette technique. Et peut–être correspond-elle aussi à la manière de travailler de Mercier, qui écrivait dans Mon Bonnet de nuit : « J’ai contracté l’habitude de mettre par écrit, tous les soirs, avant de me coucher, ce qui me reste de l’impression de la journée »
 
Il traite de tout, va partout, sait tout : « J’ai varié mon Tableau autant qu’il m’a été possible ». Le lecteur découvre des monuments, des métiers, des institutions, des fêtes et des lieux de sociabilité (« Les Tabagies »), des types sociaux et des spectacles de rues, des prisons, la mode, « les portes cochères », etc. Le tout est rédigé dans un style concis, vivant, attentif au détail, qui abandonne les contraintes formelles des différents genres littéraires de l’époque, ou qui les mélange pour en faire quelque chose de totalement nouveau.
 
Mercier y reprend également les propositions de réformes qu’il avait esquissées dans son utopie L’An 2440 : urbanisme rénové pour éviter les épidémies, critique de l’univers carcéral et de celui de la prostitution, diatribes envers le système politique, dénonciation de la violence publique, nostalgie aussi pour un certain Paris qui s’efface. Sans grande illusion sur la transformation en douceur d’une société forgée en partie sur l’apparence : « En vain l’on attaque l’édifice du mensonge. Il est cimenté. On veut le reprendre sous œuvre : c'est une tâche bien plus pénible que si on voulait le reconstruire à neuf ».
 
Bien que commencé assez tôt (un premier article, « Paris », est publié dès 1775), c’est en 1781 qu’est publié en deux volumes Le Tableau de Paris. Il est aussitôt interdit. Mercier passe alors en Suisse (à Neuchâtel), où il rajoute deux volumes l’année suivante, et quatre autres en 1783. Revenu à Paris, il y écrit les quatre derniers tomes, et l’ensemble parait en 1788 en douze volumes. C’est un succès immédiat, du moins dans le public, car la critique est très mitigée : « esquisse grossière […] peint à la brosse » (Dussault) ou « ouvrage pensé dans la rue et écrit sur la borne » (Rivarol). Mais peu à peu, la valeur du Tableau va apparaître : intérêt littéraire (il y invente pratiquement le grand reportage), témoignage indispensable pour connaître le vieux Paris (tous les historiens de la capitale l’ont utilisé et l’utilisent encore), document qui saisit dans ses plus profondes racines la société d’Ancien Régime à la veille de la Révolution, illustration de l’imaginaire et des espérances des Lumières. Mercier pressentait cette postérité : « J'ose croire que dans cent ans, on reviendra à mon Tableau, non pour le mérite de la peinture, mais parce que mes observations, quelles qu'elles soient, doivent se lier aux observations du siècle qui va naître, et qui mettra à profit notre folie et notre raison ». D’ailleurs, après les évènements révolutionnaires qui bouleversent la capitale, il reprend ce rôle d’observateur, pour livrer en 1798 un Nouveau Paris.