Cartes des restaurateurs

Livre 6, chapitre 235

Entrée d'un restaurant parisien

Vous les recevez en entrant tout imprimées ; c'est une feuille in-folio. Tel, accoudé sur une table, les médite longtemps avant de se décider ; tel tâte son gousset pour savoir s'il a vraiment de quoi dîner, car l'on ne dîne plus à bon marché. Faites bien votre calcul, si vous ne voulez pas être pris au dépourvu et laisser votre montre ou votre tabatière au comptoir en gage d'une moitié de poularde.
Vous voyez bien les prix, mais vous ne voyez pas le plat ; quand il arrive, ce qu'il contient pourrait être servi dans une soucoupe ou dans une palette à saignée. On voit au firmament la croissance de la lune, on ne voit chez les restaurateurs que la décroissance des plats, et les prix sont fixes et invariables comme l'étoile polaire. La viande est découpée en filigrane et bientôt le sera en dentelles. On dirait que les bœufs sont devenus pas plus gros qu'un dindon : la demi-once tient lieu d'une demi-livre, et l'apothicaire ne pèse pas plus scrupuleusement ses doses.
[…]
Il y a des dénominations plaisantes dans ces cartes ; on entend un garçon desservant crier à une espèce de maître d’hôtel : « Apportez un potage à la ci-devant reine, avec deux rognons à la brochette ; apportez un potage à la ci-devant Condé, avec du civet de lièvre. » Là, on mange le potage de ce Condé qui a fui si vite et si loin, et son nom, qui résonne le long des tables, ne signifie plus qu'une soupe, dont il ne tâtera plus.
« Une sole au gratin » dit une petite voix grêle et féminine. « Un quart de chapon ! » dit une autre voix forte et mâle.
Votre potage, vos petits pâtés, vos côtelettes, votre fricandeau, votre pomme, votre biscuit, tout cela est enregistré au moment que vous l'avalez, et si votre estomac doutait de ce qu'il a englouti, ou s'il l'avait oublié, un procès-verbal vous le remet sous les yeux. Car pour le compte, il est fait d'après les règles de Barème : payez et, je vous le conseille, allez dîner ailleurs.


Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, 1797
> Texte intégral dans Gallica : Paris, Fuchs, C. Pougens et C. F. Cramer, 1797