Les voitures

Chapitre V

Paris : La Samaritaine, sur le Pont-Neuf

Je remarquai que tous les allants prenaient la droite, et que les venants prenaient la gauche. Ce moyen si simple de n’être point écrasé venait d’être imaginé tout à l’heure, tant il est vrai que ce n’est qu’avec le temps que se font les découvertes utiles. On évitait par-là les rencontres fâcheuses. Toutes les issues étaient sûres et faciles : et dans les cérémonies publiques où se trouvait l’affluence de la multitude, elle jouissait d’un spectacle qu’elle aime naturellement, et qu’il aurait été injuste de lui refuser. Chacun s’en retournait paisiblement chez soi, sans être ou froissé ou mort. Je ne voyais plus le coup d’œil risible et révoltant de mille carrosses mutuellement accrochés demeurer immobiles pendant trois heures, tandis que l’homme doré, l’homme imbécile qui se faisait traîner, oubliant qu’il avait des jambes, criait à la portière, et se lamentait de ne pouvoir avancer.
Le plus grand peuple formait une circulation libre, aisée et pleine d’ordre. Je rencontrai cent charrettes chargées de denrées ou de meubles, pour un seul carrosse, encore ce carrosse trainait-il un homme qui me parut infirme. Que sont devenues, dis-je, ces brillantes voitures élégamment dorées, peintes, vernissées, qui de mon temps remplissaient les rues de Paris ? Vous n’avez donc ici ni traitants, ni courtisanes, ni petits-maîtres ? Jadis ces trois misérables espèces insultaient au public, et semblaient jouer à l’envi l’une de l’autre à qui aurait l’avantage d’épouvanter l’honnête bourgeois qui fuyait à grands pas, de peur d’expirer sous la roue de leur char. Nos seigneurs prenaient le pavé de Paris pour la lice des jeux olympiques, et mettaient leur gloire à crever des chevaux. Alors se sauvait qui pouvait.

 

Mercier, L'an 2440, 1771.
> Texte intégral : Londres, 1771